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Au temps de l'unionisme
DE BUS DE WARNAFFE Charles - 1944

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Charles DU BUS DE WARNAFFE, Au temps de l’unionisme

(Paru en 1944 à Tournai et Paris, chez Casterman)

Chapitre VI. La session extraordinaire de 1833

La discussion de l’adresse - Mise en accusation de Lebeau - Maigre bilan

(page 133) François du Bus avait insensiblement marqué sa position au cours de la législature qui venait de mourir de malemort, et avait pris rang dans la fraction modérée de l'opposition, mais dans l'opposition quand même. Les démarches de Leclercq et de Fallon auprès de lui étaient assez symptomatiques à cet égard. C'est bien ainsi qu'il l'entendait lui-même, au lendemain des élections du 23 mai 1833 qui l'avaient renvoyé la Chambre d'où il écrivait à son frère le 14 juin :

« J'ai dit nettement à de Theux et Raikem que j'avais mandat de 800 électeurs de m'opposer à ce ministère et que je remplirais ce mandat : que ceux auxquels je m'opposais surtout, étaient Lebeau et Goblet.

« Entre nous encore : Raikem a eu hier soir un entretien avec le Roi. Sur les questions qui lui furent faites sur Dumortier et moi, il répondit que nous étions exaspérés de la destitution de Doignon »

Doignon, qui venait d'être élu avec François du Bus, allait constituer avec ce dernier et Dumortier (page 134) un trio que l'ordre alphabétique lui-même contribuait à opposer ses adversaires en formation triangulaire massive. Les dits adversaires étaient ce que nous appellerions les « mous « Eux étaient des « durs », avec des nuances qui obligeraient de décerner, dans ce trio, la palme de la dureté à Dumortier.

Doignon était ce commissaire du district de Tournai qui, lors de l'élection des membres du Congrès national, avait écrit au comité de l'Intérieur pour dénoncer qu'en dehors de François du Bus, les élus du district étaient des « contre-révolutionnaires » et pour recommander la candidature de Dumortier de préférence à celle de Lecocq, et ce dans une note écrite de la main de Dumortier lui-même (voir page 33).

Bon « révolutionnaire » (au sens de 1830 s'entend), Doignon venait d'expier cette qualité d'une révocation retentissante pour avoir pris officiellement parti contre le gouvernement dans les dernières semaines qui précédèrent la dissolution du 28 avril 1833. Représentant du pouvoir central, il n'avait évidemment pas à prendre ni surtout à afficher d'attitude dans des luttes politiques. C'est ainsi qu'en avait sagement jugé le gouvernement, qui le destitua, en même temps qu'un autre commissaire de district, de Smet.

Un acte d'énergie de la part du pouvoir, et frappant par surcroît un de ses amis, ne devait pas plaire à François du Bus qui, dès son arrivée à Bruxelles, ne cacha point son ire :

« Les ministériels mêmes rougissent de la destitution de l'ami Doignon. J’ai trouvé ici, en arrivant, dans le Moniteur distribué hier, l'arrêté qui nomme César Levaillant, commissaire de district et de milice à Tournay. Il est du 4 de ce mois. Les infâmes ! » (7 juin 1833)

Ce n'était pas l'unique sujet de sa colère : la dissolution en était un autre. Mis en minorité sur la (page 135) question du budget de la guerre, le cabinet avait démissionné sans que le Roi eût trouvé un formateur capable d'y substituer une nouvelle équipe ; c'est dans ces conditions que le Souverain joua le jeu en faisant appel au pays. A l'origine de la dissolution se trouvait donc l'opposition au gouvernement, opposition dont le résultat - si non fatal, du moins possible, - était évidemment l'exercice de la prérogative royale sous la responsabilité ministérielle.

Semer le vent, et se fâcher contre la tempête en laquelle il dégénère, témoigne peut-être de certain défaut de logique. Mais depuis que le monde est monde, l'histoire a enregistré et enregistrera encore tant de « je n'ai pas voulu cela », que l'on peut excuser François du Bus d'avoir oublié une des conséquences possibles de l'attitude qu'il avait partagée, avec la majorité cette fois.

En tout cas, son humeur n'était pas spécialement accommodante à l'ouverture de la session extraordinaire de 1833.

L'estime de ses collègues le désarme un peu ;

« Ils viennent de me donner un nouveau gage d'affection et de confiance en me réélisant vice- président, par 65 voix sur 84 votants » (11 juin 1833), mais dès le surlendemain, la rédaction de l'adresse le met en boule.

Son frère Edmond commence par s'étonner de la composition de la commission de l'adresse, dans une lettre dont le ton témoigne de l'harmonie des sentiments familiaux (13 juin) :

« Je ne m'attendais pas à voir le ministère y être représenté par autant de ses partisans : Devaux, de Muelenaere et de Foere ; c'est en vérité trop ; tout dépendra de la ligne de conduite que tiendront le courtisan de Theux et le trop faible Raikem. »

Réponse de François du Bus le 17 juin :

« Le projet d'adresse est distribué aujourd'hui. La rédaction en a été définitivement arrêtée dans une séance de la commission qui se prolongea hier (page 136) soir jusqu'à minuit. Fallon et moi nous sommes opposés aux premiers paragraphes. Nous voulions que l'on débutât par parler de la dissolution pour exprimer le blâme public dont cette mesure a été l'objet et pour déclarer que la Chambre dissoute avait fait son devoir. Nous voulions ensuite exprimer notre étonnement que le gouvernement eût adhéré à une convention provisoire qui laisse en question même notre indépendance politique et la reconnaissance du Roi que nous nous sommes choisi. Nous voulions exprimer, au vœu de la nation, la ferme volonté d'exiger de la France et de l'Angleterre qu'elles nous procurent, conformément à leur engagement formel, l'adhésion de a la Hollande à toutes les stipulations du traité du 15 novembre 1831, et en cas de négligence de leur part, d'agir nous-mêmes pour y contraindre la Hollande. Sur tout cela, nous avons été en minorité.

« La dernière phrase de l'adresse - qui en est le solide appui - a aussi donné lieu à discussion. Fallon et moi en avons demandé le retranchement. Nous avons encore été en minorité.

« De Muelenaere est d'une couardise admirable. Il avait été rapporteur, après avoir réussi faire adopter toutes ses idées. Il a reculé devant la responsabilité de son œuvre : il a prétexté une absence. Hier soir, c'est l'abbé de Foere qui nous a présenté un projet, qu'il s'était chargé de lui-même de rédiger d'après les idées que de Muelenaere avait fait admettre, et de Muelenaere est venu appuyer le projet de l'abbé, auquel il a proposé lui-même quelques modifications ; on lui présenta la plume pour les faire ; il retira la main comme si cette plume allait le brûler et remit bien vite le projet à M. de Foere, afin qu'il fît les changemens de sa propre main. Si de Muelenaere avait une conviction quelconque, agirait-il ainsi ? »

(page 137) Comme la discussion de l'adresse a commencé à la Chambre, Edmond du Bus excite son frère par une lettre pressante, faute de pouvoir le faire de la voix et du geste, au feu même de l'action :

« Vous trouvez peut-être que moi, chétif, je fais le Docteur. Patience. Comme vous avez fait partie de la minorité de la commission, il y a pour vous nécessité de parler contre l'adresse et de dire vos raisons : il le faut absolument. » (20 juin)

François du Bus obtempère et prend la parole le 21 juin contre l'adresse.

« Selon votre désir (et comme je vous l'annonçais déjà dans ma lettre d'hier), j'ai parlé sur la question extérieure et sur le reste, notamment sur la doctrine émise par Rogier quant au droit de destituer et que j'ai flétrie. Lebeau m'a voulu répondre sur-le-champ ; il battait la campagne, et il n'inspirait pas d'intérêt ; il s'en aperçut, prétexta de la fatigue et demanda à continuer aujourd'hui. Et dans le Moniteur de ce matin, on avait supprimé mon discours (au moyen de ces mots : nous donnerons le discours de l'honorable membre), et on avait inséré la réponse de Lebeau. A la séance d'aujourd'hui, celui-ci prononça une nouvelle réponse faite à loisir, ou il dénatura mon discours et mes objections pour les combattre, et tout cela sera dans le Moniteur de demain » (22 juin).

François du Bus et Fallon, qui formaient la minorité à la commission de l'adresse, déposent des amendements blâmant le ministère du chef de la dissolution, et de la destitution de deux commissaires de districts.

« Je vous envoie un exemplaire des amendemens. Croiriez-vous que, malgré que cela soit rédigé de manière à tout réduire à la question de conserver la dignité de la Chambre et de protester de l'indépendance de ses membres, il est fort douteux que cela passera ? Que de poules mouillées ! Ils sentent (page 138) l'évidence de l'injure faite la Chambre, de l'attaque contre l'indépendance de ses membres ; et ils craignent de renverser le ministère, sans avoir dans leur manche un autre ministère tout prêt ! Ils se laissent souffleter et délibèrent s'ils s'en plaindront ! C'est vraiment dégoûtant. » (24 juin 1833)

De fait les amendements de François du Bus et de Fallon furent écartés par la question préalable, opposée par de Theux et votée par 54 voix contre 37. L'adresse elle-même passa à une majorité de 76 voix contre 14.

Le gouvernement sort nécessairement fortifié de l'épreuve, ce gouvernement dont il écrivait le 14 juin :

« Les ministres ne sont pas sans inquiétude : on cherche à former une combinaison qui conserverait Lebeau et Goblet en leur adjoignant deux catholiques. Vous sentez fort bien que ce n'est a pas mol qui soutiendrai semblable projet. Entre nous, on cherche à gagner de Theux ; mais je l'ai joliment prêché. Je pense qu'il n'acceptera pas. Quant à Brabant, ne s'avise-t-il pas de dire tout haut qu'il ne pourrait accepter d'être ministre qu'à la condition d'avoir pour collègue au ministère son ami du Bus ? Je ne crois pas qu’on s'avise de lui faire des propositions en ce moment. »

Le redressement du cabinet fait redoubler la surveillance de François du Bus à l'égard de ceux qui s'y montreraient trop favorables à son gré. Raikem lui-même, devenu président de la Chambre, n'échappe pas à son auscultation.

« Madame Raikem a plus d'énergie que son mari », note-t-il le 2 juillet.

Ayant mandé à son frère que Raikem était rentré pour quelques jours chez lui, Edmond riposte :

« Il est allé chercher son énergie ; c'est dommage qu'il ne l'ait pas fait plus tôt. »

(page 139) Raikem revient. François du Bus le palpe immédiatement. Résultat du diagnostic.

« Son énergie, comme vous l'appelez, a préféré rester à la campagne. »

Où pourrait-on, diable, trouver un homme énergique ?

En la personne d'Alexandre Gendebien, évidemment. Ne venait-il pas de s'aviser de faire mettre un ministre en accusation, et ce ministre n'était-il pas précisément Lebeau, que François du Bus s'était particulièrement promis de combattre, et probablement avec un redoublement d'énergie depuis qu'il avait fait omettre un de ses discours dans le Moniteur ?


« Le cabinet respirait à peine, lorsque, dans la séance du 14 août, M. Gendebien crut devoir interrompre les travaux de la Chambre par une demande de mise en accusation dirigée contre le ministre de la justice. Il produisit cette motion au milieu des discussions provoquées par un projet de loi sur l'extradition des délinquants étrangers, déposé dans la séance du 24 juillet. Aux yeux de M. Gendebien, le ministre avait violé la constitution parce que, malgré l'absence d'une loi autorisant les extraditions, il avait livré au gouvernement français un individu accusé de banqueroute frauduleuse et de faux en écriture de commerce. » (Thonissen, La Belgique sous le règne de Léopold Ier, III, 16.)

Gendebien se lança dans l'accusation avec d'autant plus de fougue que de profondes divergences d'idées, autant que de foncières différences de tempérament, l'opposaient au ministre de la justice.

Au point de vue des principes rigoureux du droit public, l'extradition du banqueroutier français, autorisée par M. Lebeau, constituait incontestablement une violation des garanties constitutionnelles, reconnaît M. Thonissen (Ibidem, p. 1 8) ; mais cette (page 140) violation matérielle de la charte, continue-t-il, qui n'était en définitive qu'une erreur de droit, ne justifiait pas le remède extrême de la mise en accusation.

Mais Gendebien n'était pas homme à se laisser dérouter par des nuances, d'autant plus que pour lui s'offrait l'occasion de faire le procès de Lebeau depuis la révolution. Il chercha des alliés ; il en trouva un en François du Bus, dont il ne devait pas ignorer les sentiments à l'endroit de Lebeau.

Craignit-il un instant que François du Bus lui fit faux bond ? Toujours est-il que ce dernier reçut de lui une lettre comminatoire, dont le style révèle les ardeurs de son auteur :

« Bruxelles, le 21 août 1833.

« Mon cher et très honoré collègue.

« La discussion sur la prise en considération de ma proposition de mettre le sieur Lebeau en accusation est fixée à vendredi 23 à midi. J'espère que vous viendrez l'appuyer, car la violation de la Constitution est flagrante, et l'insolente provocation du ministre ne peut rester impunie.

« On fait circuler le bruit que votre parti repoussera l'accusation quelque flagrante que soit la violation des articles 7 et 28 de la Constitution parce que, dit-on, il veut se ménager les moyens d'arriver au pouvoir, et qu'il craint de déplaire au roi, en faisant justice d'un misérable qui se dit de ses amis. On va même jusqu'à dire que vous vous êtes absenté tout exprès afin d'éviter de vous compromettre. Pour mol qui connais les motifs de votre absence et votre résolution de revenir, je repousse ces soupçons, mais je crois devoir vous en avertir dans votre intérêt comme dans celui de nos institutions.

« Je pense qu'on ne peut se dispenser de prendre (page 141) ma proposition en considération, sauf à proposer un bill d'indemnité qui pourra rallier les timides, mais qui ne flétrira pas moins la violation de la Constitution et l'insolente provocation du ministre.

« Je vous le répète, il faudrait des motifs bien graves pour légitimer votre absence, et je vous conjure de revenir pour la séance du vendredi.

« A. Gendebien. »

Un grand inquisiteur n'eût pas tenu un autre langage ; François du Bus n'était d'ailleurs pas homme s'en laisser impressionner ; il s'était permis, vers Tournai, la seule fugue qu'il se fût accordée en cours de session ; en quittant Bruxelles, il était décidé à y revenir pour la prise en considération de la proposition Gendebien. Il fut au poste, - et battu avec la minorité.

« Vous aurez vu par les journaux, mon cher Edmond, quel accueil a reçu la proposition de Gendebien. Je ne m'attendais pas, comme vous savez, à la voir réussir ; mais j'avais cru au moins qu'on aurait eu la pudeur de laisser discuter. Ce qu'il y a de pis, c'est qu'un seul orateur a parlé pour faire rejeter la prise en considération, et que cet orateur s'est attaché à établir qu'il n'y a pas eu violation de la Constitution. Or, beaucoup de ceux qui ont voté le rejet, disent qu'ils reconnaissent que la violation était évidente, mais que, vu toutes les circonstances, ils ne pensent pas qu'il y ait lieu à une mise en accusation. Quand on leur fait remarquer qu'ils auraient dû au moins motiver leur vote, et qu'à défaut de l'avoir fait, c'est comme s'ils avaient décidé que la Constitution n'a pas été violée, ils ne savent plus que répondre. » (24 août 1833)

François du Bis fut parmi les 18 qui votèrent la prise en considération, contre 53 en faveur du rejet.


(page 142) Et voici la note désabusée, en fin de cette session extraordinaire de trois mois au cours de laquelle, sans faire grand-chose, on s'agita beaucoup - cela soit dit à l’adresse de François du Bus pour la part qui lui revient...

« Hélas, mon cher Edmond, c'est encore de Bruxelles que je date mes lettres au 18 septembre. La discussion du budget de l'intérieur est interminable, parce que les Jullien, de Brouckère, etc., en font une affaire de parti. Malheureusement, la plupart de nos hommes sont tranquillement chez eux, de sorte que nous sommes à bien petit nombre pour soutenir la lutte et que le vote pourrait bien être contre nous sur les réductions proposées sur le chapitre de l'instruction. Je ne puis pas vous rendre la lassitude et le dégoût que j ai pour toute cette boutique. »

L'allusion à une réduction proposée sur le chapitre de l'instruction, au budget de l'intérieur, était l'écho d'une lutte qu'au titre de rapporteur de la section centrale François du Bus avait engagée contre le gouvernement, qui voulait augmenter les subventions allouées à établissements d'instruction créés par les communes. A cette époque, proche encore de la discussion de la Constitution, nombre de députés, anciens constituants, étaient très adversaires de l'intervention de l'Etat en matière d'enseignement, et l'on vit à cette occasion un spectacle qui, à un siècle de distance, paraît quelque peu paradoxal : « Les libéraux défendirent la constitutionnalité des subsides aux écoles quelles qu'elles fussent, et les catholiques repoussèrent toute ingérence de l'Etat dans ce domaine discuté. Ils se méfiaient de l'arbitraire ministériel... Le débat sur les subsides avait pris un caractère d'animosité si vive, que M. Jullien avait pu s'écrier, le 18 septembre : « La Chambre sera désormais (page 143) en deux camps, les catholiques et les libéraux. » La défaite des ministres - la majoration fut repoussée par 37 voix contre 28 - souligna cette tendance, en montrant que la composition du cabinet n'était pas en complète harmonie avec celle du parlement » (Comte L. de Lichtervelde, Léopold Ier, pp. 127-129.)

Ce dernier fait n'était pas de nature adoucir l'humeur de François du Bus, en cette fin de session extraordinaire.

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