(Paru à Bruxelles en 1895, chez J. Lebègue et Cie)
(page 213) « Bruxelles, le 19 octobre 1832.
« Mon cher Charles,
« Le Roi nous a autorisés, Goblet et moi, à t'offrir le ministère de l'intérieur.
« Je suis trop franc pour te cacher que si j'avais pu t'épargner ce fardeau, je l'eusse fait et mis sur le dos d'un autre.
« Je ne sais quelle résolution tu prendras. En supposant que tu consentes à surmonter des répugnances bien légitimes, ce ne serait dans tous les cas qu'après avoir pris une connaissance exacte des affaires, lu toutes les pièces, entendu les initiés. Goblet est un honnête homme, un homme habile, un homme de cœur. Tu le jugeras.
« La crise approche : elle nous sauvera, j'espère, mais elle peut nous perdre. Le succès dépend surtout de la trempe des nouveaux ministres. Il y a du danger, mais il y a de la gloire à acquérir, un grand service à rendre au pays, aussi grand peut-être qu'en septembre 1830.
« Tu dois au moins au Roi et à ton ami de venir immédiatement à Bruxelles.
« Ce n'est qu'ici et en pleine connaissance de cause que tu pourras prendre une résolution.
« Viens d'abord me voir avant tout autre. Je suis logé chez mon frère. Je t'attends avec la plus vive impatience.
(page 214)« Une chose qui t'alléchera peut-être est celle-ci : c'est qu'avant l'ouverture des Chambres, il y aura, de manière ou d'autre, des coups de canon tirés, ou bien j'aurai cessé d'être ministre. »
« Tout à toi,
« (Signé) Lebeau. »
A la bonne heure ! c'était là surtout le langage qu'il fallait parler à Rogier, et l'on va voir que la lettre du général Goblet était bien faite pour confirmer le langage de Lebeau :
« Bruxelles, le 19 octobre 1832.
« Mon cher collègue et ami,
« Si nous étions dans des temps bien calmes, dans une situation bien douce, vos amis, connaissant tous votre modestie, n'auraient probablement pas pensé à vous pour le ministère de l'intérieur ; mais dans les moments solennels où nous nous trouvons, on peut avec certitude s'adresser à un homme tel que vous, on est certain de le voir accepter en lui disant : Venez partager nos difficultés, car les embarras sont grands ; mais nous pouvons vous distinguer.
« M. Lebeau vous écrit un mot : il vous aura peut-être dit que le Roi m'a chargé de la formation d'un ministère, et que j'ai résolu de m'adresser à un homme d'une autre trempe que de Muelenaere... (Note de bas de page : M. Goblet qualifiait le caractère de M. de Muelenaere d'une façon dure : nous avons cru pouvoir supprimer l'épithète. L'histoire n'y perd rien.)
« Je me suis donc fait autoriser à vous inviter à vous rendre à Bruxelles, et j'aime à croire que vous ne vous y refuserez pas.
« Je vous envoie le capitaine Beaulieu qui vous ramènera. Cet officier mérite ma confiance et il est à même de vous désennuyer en route en vous mettant au courant de notre situation politique.
« Ne doutez pas de tous les sentiments d'estime et du dévouement bien sincère de
« Votre affectionné serviteur
« (Signé) GOBLET. »
Cette double démarche, si flatteuse pour le caractère de Rogier, eut le résultat qu'en attendaient le Roi, Goblet et Lebeau : Rogier accepta.
Les Notes et Souvenirs contiennent les lignes suivantes au sujet de son acceptation :
(page 215)« ... Je reçois au milieu de la nuit Beaulieu porteur d'une lettre de Goblet et de Lebeau. « Pour t'allécher, m'écrit Lebeau, je te dirai que dans huit jours des coups de fusil seront tirés, ou je ne serai plus ministre ! »
« Conférence avec Goblet. Instances auprès de Brabant pour les finances. »
Pourquoi ces instances auprès de M. Brabant, député catholique ? Parce que Rogier est fidèle et restera constamment fidèle à l'union, aussi longtemps que la Belgique ne sera pas constituée et reconnue par l'Europe.
M. Brabant n'ayant pas accepté le portefeuille qui lui était offert, Rogier insista alors auprès du comte de Mérode pour qu'il entrât dans le cabinet. De Mérode y entra, mais sans portefeuille.
Le cabinet fut définitivement constitué le 20 octobre : Goblet avait les affaires étrangères ; Lebeau, la justice ; Rogier, l'intérieur ; le général Evain, la guerre ; Duvivier, les finances.
La nomination de Rogier fut accueillie à Anvers d'une façon très flatteuse pour lui : la députation des états provinciaux, le haut commerce, les artistes lui exprimèrent, avec leurs félicitations, leurs regrets de le voir quitter l'administration d'une province où, en si peu de mois, il avait déjà donné tant de preuves d'habileté et de dévouement.
Les artistes lui offrirent, comme un faible souvenir (lettre de Van Brée, du 27 octobre 1832), des dessins qu'il aimait à montrer.
La circulaire par laquelle Rogier notifia aux gouverneurs son entrée en fonctions était conçue en excellents termes :
« Par son arrêté du 20 octobre, le Roi a bien voulu m'appeler à faire partie de son cabinet en qualité de ministre de l'intérieur. Je n'ai pas refusé ces fonctions dont les difficultés me sont connues, parce que j'ai toujours pensé que (page 216) ce n'est pas dans les temps difficiles que le dévouement des citoyens doit manquer au pays.
« C'est vous dire assez, Monsieur le Gouverneur, que j'ai le droit de compter pour l'accomplissement d'une tâche pénible, sur une franche et active coopération de votre part. Le zèle, la fermeté, tous les efforts que j'attends de vous, vous les obtiendrez à votre tour de vos subordonnés. Nous veillerons à ce que toutes les affaires, instruites avec maturité et impartialité, reçoivent une exécution prompte, et au besoin énergique, renfermée dans le cadre de la loi. L'action administrative ne doit point rencontrer d'entraves. Vous n'aurez donc pas à user d'une condescendance blâmable à l'égard des fonctionnaires et employés sous vos ordres dont l'incurie ou le mauvais vouloir arrêterait la marche de l'administration ou compromettrait la considération qu'elle doit atteindre. La position particulière du pays exige que j'insiste sur ce point. Votre surveillance sera franche et sévère, sans descendre à d'inutiles tracasseries, et les fautes graves ne me seront pas signalées en vain.
« Pénétré de tous les principes libéraux contenus dans la Constitution, vous vous attacherez, pour ce qui vous regarde, à diriger toute votre administration dans l'esprit des institutions qu'elle consacre ; vous la défendrez contre toute atteinte portée aux libertés et aux garanties qu'elle consacre.
« Dans les événements graves et décisifs qui se préparent, le pays aura plus que jamais besoin de l’union de tous les citoyens, et le gouvernement de leur confiance. Vous emploierez toute votre influence à maintenir l'une, tous vos efforts à mériter l'autre. La ligne de conduite qui vous est tracée, je serai le premier à la suivre. »
Appel au dévouement de ses subordonnés en échange du sien ; respect de la liberté de tous, avec la ferme intention de ne tolérer aucune tentative de rébellion ; (page 217) exhortation au travail ; loyauté dans la conduite ; pas de sévérités inutiles ni de tracasseries puériles ; nécessité de l'union des bons citoyens pour le salut du pays et le bonheur de tous : voilà un excellent programme.
Et le programme a été tenu.
Dans le camp catholique comme dans le camp libéral, l'avénement de Rogier au pouvoir fut bien accueilli. Il eut ce que, dans le langage d'aujourd'hui, on appelle une bonne presse, à part bien entendu la presse orangiste. Sa correspondance atteste d'ailleurs que la presse était bien, cette fois, l'écho de l'opinion publique, qui voyait avec une réelle satisfaction le portefeuille si important de l'intérieur passer en des mains aussi vaillantes qu'honnêtes. Nous ne donnerons d'extraits que de deux lettres : l'une d'un libéral, l'autre d'un catholique.
L'avocat Néoclés Hennequin, qui resta toujours son ami, lui écrivait, le 15 novembre, une lettre où le caractère et la valeur de Rogier sont décrits en des termes dignes de lui :
... Au fond, ce n'est pas précisément toi, mais nous, c'est-à-dire le pays, qu'il faudrait féliciter de ton arrivée au ministère dans des ' circonstances encore si difficiles. Je m'en réjouis cependant, même dans ton intérêt personnel, parce que le moment est opportun, et que je te vois ainsi en position de terminer de tes propres mains l'œuvre que tu as commencée... Bonne fortune bien rare en révolution... Je suis certain que toi et Lebeau vous n'êtes entrés au ministère ni en étourdis, ni en ambitieux...
« Et quand enfin la question extérieure sera résolue, quel bonheur de pouvoir une bonne fois travailler à l'organisation du pays ; et quelle belle tâche tu auras devant toi ! La province, le commerce, l'enseignement, la garde civique, pauvre morte-née que j'aime encore dans son linceul ; et tant d'intérêts qui attendent qu'on s'occupe d'eux ; et tant d'améliorations indiquées par le bon sens et la bonne foi... »
Le comte de Mérode lui envoyait ces lignes le 27 octobre, de Paris où il était allé chercher un collège pour son fils :
(page 218) « J'ai lu avec beaucoup de plaisir votre circulaire de Ministre, comme j'avais avec non moins de satisfaction remarqué précédemment le discours du Gouverneur d'Anvers à l'entrée du Roi et de la Reine. J'ai retrouvé dans ces occasions l'excellent esprit du très honorable Monsieur Ch. Rogier... »
Soumis à réélection, aux termes de l'article de la Constitution qui est un de ceux dont on propose aujourd'hui la révision, Rogier écrit le 25 octobre à M. Denef, son collègue à la Chambre pour l'arrondissement de Turnhout, et à MM. Lebon, bourgmestre de Gheel, Peeters, bourgmestre de Westerloo, et Ooms, procureur du Roi de Turnhout, qui avaient été ses collègues au Congrès, pour leur demander de lui faire connaître confidentiellement jusqu'à quel point il pouvait encore compter sur les suffrages du corps électoral :
«... J'ai toujours eu à cœur de remplir mon mandat en député loyal et consciencieux, et j'en désire la continuation parce que ma nouvelle position ne change rien à mes principes à cet égard. En acceptant une tâche pénible dont les circonstances augmentent les difficultés, je n'ai consulté que mon dévouement aux intérêts du pays. J'espère donc que messieurs les électeurs ne me retireront pas leur confiance... »
Réponse de M. Denef :
« Votre promotion me fait nourrir de très douces espérances pour le vrai bien de notre chère patrie ; je vous en félicite donc de tout mon cœur ou, pour mieux dire, j'en félicite le pays tout entier... J'ai la confiance que mes efforts pour votre réélection seront couronnés de succès... »
Réponse de M. Ooms :
« ... Tous les patriotes réuniront leurs suffrages sur vous... votre réélection est certaine. On attend de votre patriotisme énergique et éclairé une fin très prochaine à cette irrésolution beaucoup plus accablante que les maux de la guerre... »
Réponse de M. Lebon :
«... Vos principes sont assez connus aux braves Campinois pour qu'ils (page 219) aient en vous la confiance la plus sûre, et nous sommes convaincus que la liberté pour tous et en tout, sur laquelle repose l'heureuse union de tous les vrais Belges, trouvera en vous une garantie rassurante... Votre réélection n'est pas douteuse ; nous sommes habitués à confondre notre confiance avec celle de S. M. Léopold l'élu (sic)... »
Lettre de M. Peeters (du 15) :
« ... Vous pouvez vous glorifier d'avoir été élu à l'unanimité, si l'on excepte quelques orangistes, que vous préférez sans doute d'avoir voté contre vous... L'on n'a vu ici que les plus chauds patriotes. M. le comte Félix de Mérode m'a écrit pour recommander bien chaudement son ancien collègue du gouvernement provisoire et son meilleur ami Rogier... »
Des 156 votants, 145 se prononcèrent pour Rogier.
« Si, écrivait M. Denef le 15 novembre (jour de l'élection) le nombre des votants ne s'est élevé qu'à 156, c'est à cause des logements militaires et de la saison ! »
Un détail encore pris dans la lettre de M. Peeters : « Tous les prêtres ont travaillé avec zèle pour votre candidature... » Ils s'étaient ravisés donc... Y aurait-il eu malentendu en 1831 ?
La première mesure prise par le nouveau cabinet fut l'ordre envoyé le 22 octobre à nos chargés d'affaires de Londres et de Paris, de déclarer que « si à la date du 3 novembre, la citadelle d'Anvers ainsi que les forts et lieux situés sur les deux rives de l'Escaut n'étaient pas évacués ou sur le point d'être évacués », l'armée belge attaquerait l'armée hollandaise pour l'expulser du territoire que les puissances avaient garanti à la Belgique par le traité des vingt-quatre articles. Quant au gouvernement belge, il s'engageait à évacuer Venloo et les forts et lieux qui en dépendaient », territoire assigné aux Hollandais par la Conférence, le jour où il entrerait en possession de la citadelle d'Anvers.
(page 220) « De manière ou d'autre, avait écrit Lebeau à Rogier, il y aura des coups de canon. »
Le ministère était bien décidé à en appeler à notre armée, si l'Europe ne forçait pas la Hollande à évacuer la citadelle d'Anvers.
Le gouvernement hollandais, mis en demeure de s'exécuter, répondit par un refus.
Ce refus provoqua la mise en mouvement, dès le 5 novembre, de la flotte anglo-française, et trois jours après notre ministre des affaires étrangères reçut de l'envoyé français la note que voici :
« ...LL. MM. le Roi des Français et le Roi de la Grande-Bretagne, ayant reconnu la nécessité d'amener par tous les moyens qui sont à leur disposition l'exécution du traité relatif aux Pays-Bas, conclu à Londres le 15 novembre 1831, ont signé une convention destinée à régler l'emploi des mesures que Leurs Majestés se voient appelées à prendre dans le but d'obtenir, dès à présent, l'évacuation des territoires qui sont encore occupés par celle des deux puissances à laquelle, aux termes dudit traité, ces territoires ne doivent plus appartenir.
« Au nombre de ces mesures se trouve stipulée l'entrée en Belgique d'une armée française, pour le cas où, à la date du 15 novembre prochain, des troupes néerlandaises occuperaient encore le territoire belge.
« En conséquence de cette stipulation, S. NI. le Roi des Français a fait réunir sur les frontières du royaume de Belgique une armée dis à présent prête à agir, et qui entrera en Belgique du moment ou S. JI. le Roi des Belges en aura fait exprimer le désir à S. M. le Roi des Français... »
Aussitôt, le général Goblet répondit :
« ... Les mesures maritimes paraissant devoir rester inefficaces, S. M. le Roi des Belges est convaincu que d'autres moyens coercitifs sont indispensables, et exprime le désir que S. M. le Roi des Français veuille bien donner des ordres (page 221) pour que les troupes françaises entrent sur le territoire belge, dans le but d'amener l'évacuation dudit territoire... »
Le discours par lequel le Roi ouvrit la session législative de 1832-1833 contenait cette déclaration :
« Après de longs délais, moins nuisibles cependant qu'on ne devait le craindre aux intérêts du pays, le moment est enfin arrivé où j'ai pu répondre aux veux des Chambres et de la nation, en amenant les puissances garantes du traité du 15 novembre à en assurer l'exécution. Les puissances avaient acquis la certitude qu'en s'abstenant plus longtemps de recourir à des moyens coercitifs, elles plaçaient la Belgique dans l'imminente nécessité de se faire justice à elle-même ; elles n'ont pas voulu courir cette chance de guerre générale. Liées par une convention formelle, deux d'entre elles se sont engagées à commencer l'exécution du traité par l'évacuation immédiate de notre territoire. Les flottes de France et d'Angleterre réunies enchaînent le commerce de la Hollande, et si ces moyens de coercition ne suffisent pas, dans deux jours une armée française viendra, sans troubler la paix de l'Europe, prouver que les garanties données n'étaient pas de vaines paroles... »
Rogier avait-il donc amené l'intervention française, par le fait de son entente avec Goblet et Lebeau, en se décidant à faire partie du cabinet ?
Non, mais il fallait dans ce cabinet un combattant des journées de Septembre, un homme assez courageux et en même temps assez populaire pour faire accepter cette intervention, pour en prendre hardiment la responsabilité devant le pays et devant l'Europe. Quant à l'intervention même, c'était une nécessité pour le cabinet français, et Rogier en était averti depuis près d'un mois par une lettre de son frère Firmin (16 octobre) :
«... La conclusion de nos affaires, que je regarde comme très prochaine, est une nécessité pour tous, et le ministère doctrinaire qui vient de surgir comprend très bien que, pour se maintenir en France contre l'impopularité presque générale qui vient accueillir son avènement, il faut qu'à l'ouverture des Chambres il puisse annoncer deux choses : 1° l'évacuation d'Anvers et du territoire belge ; 2° l'expulsion ou l'arrestation de la duchesse de Berry. Ce sont les deux conditions sine qua non de son existence. Il faut que le corps d'armée française (page 222) s'avance jusqu'à Anvers, tandis que la flotte anglo-française tiendra bloqués les ports de la Hollande. Si nos deux alliés se refusent à ces mesures (ce que je ne crois pas), il faut que le gouvernement belge mette fin à cette trop longue comédie qui se joue à Londres et fasse lui-même ses affaires. Notre armée est belle et nombreuse, nos soldats pleins d'ardeur, les officiers, quoi qu'on dise, feront leur devoir. Quid ou cur moraris.. ?
On se tromperait si l'on croyait que la conduite, tout à la fois énergique et prudente, du nouveau cabinet ne provoqua que des applaudissements.
Sans doute, il était fâcheux que la Conférence n'autorisât pas l'armée belge à prendre sa revanche de la défaite du mois d'août 1831 et sacrifiât ainsi notre amour-propre aux nécessités de la politique générale européenne.
Nul ne le regrettait davantage que le ministère lui-même et on pouvait en croire son chef quand il disait : « Comme Belge, je déplore les nécessités qui résultent, pour mon pays, des obligations imposées par la situation actuelle de l'Europe. Nous eussions mieux aimé être seuls chargés du soin d'affranchir notre territoire ; mais l'intérêt général s'opposait à ce que cette mission nous restât dévolue. »
On peut d'ailleurs juger de la gravité de la résolution par cette circonstance que le cabinet dut en quelque sorte s'excuser vis-à-vis de la Prusse, de l'Autriche et de la Russie, en exposant, dans une note très diplomatique, que s'il n'avait pas fait en même temps appel à l'intervention de ces puissances comme à celle de la France et de l'Angleterre, liées au même titre par les engagements pris dans la Conférence, c'était que la France et l'Angleterre, nos plus proches voisines, se trouvaient plus prêtes à agir sans délai, « l'approche de la mauvaise saison et les difficultés de transports ne permettant pas d'attendre l'arrivée des autres contingents étrangers. »
Encore les autres puissances ne se contentèrent-elles (page 223) qu'à demi de cette explication, car sur l'initiative du roi de Prusse, approuvé par la Diète germanique, l'Autriche et la Russie, des ordres furent donnés « pour que le 7ème corps d'armée stationné en Westphalie passât le Rhin et prît position entre Aix-la-Chapelle et les Gueldres, dans le but de couvrir ses frontières sur la rive droite de la Meuse vis-à-vis de la Belgique et de la Hollande, et en même temps pour que le 8ème corps stationné sur le Rhin servit de corps de réserve à l'autre ».
La Prusse donna communication de ces résolutions à la Grande-Bretagne et à la France, en expliquant que les autres puissances - celles qui n'intervenaient pas dans les mesures d'exécution - voulaient « empêcher que la Meuse pût être franchie ou que la rive droite de cette rivière fut compromise d'aucune manière par les troupes françaises, hollandaises ou belges qui pourraient être en collision au sujet de la citadelle d'Anvers ».
C'est-à-dire que l'acte de suprême résolution auquel Rogier apportait l'appui de son nom, de sa popularité et de sa réputation de bravoure, fit craindre un instant que l'intervention franco-anglaise en Belgique allumât la guerre générale et mît aux prises sur le Rhin les puissances représentées à la Conférence de Londres.
A soixante années de distance de ces graves événements, que nous pouvons juger dans toutes leurs conséquences avec la calme impartialité de l'histoire, il nous est permis de dire qu'en entrant dans le cabinet de 1832, le révolutionnaire de 1830 s'était du coup transformé en homme d'Etat, et qu'il dut montrer, comme ses collègues, un admirable courage civique pour affronter les violences d'une Chambre que la seule nouvelle de l'intervention étrangère avait, dès le premier jour de la session, mise dans un véritable état d'exaspération.
Les débats conservèrent tout le temps ce caractère.
M. Osy s'écrie (21 novembre) : « Que l'armée sache (page 224) que les représentants de la nation non seulement n'approuvent pas, mais flétrissent un ministère qui ne comprend pas mieux l'honneur national !... »
M. Constantin Rodenbach stigmatise le 22 la lâcheté du cabinet : « L'inaction forcée de l'armée, dit-il, est une honte... »
M. Barthélémy Dumortier, qui en était presque à son début dans cette carrière parlementaire où il a laissé le souvenir d'une âme ardente et d'un sincère patriotisme qu'ont parfois desservi une faconde intarissable et une fougue déréglée, M. Dumortier (22 novembre) traitait les ministres de « conseillers parricides » qui, en appelant l'étranger sur le territoire de la Belgique, en avaient préparé le partage, à moins qu'ils n'eussent préparé la restauration...
A quoi le comte H. Vilain XIIII répliquait par cette observation parfaitement sensée : « Plus entreprenant qu'aucun de ses prédécesseurs, le ministère actuel a osé fixer aux puissances un terme fatal au-delà duquel les Belges se croiraient déliés de tout engagement et se feraient droit par eux-mêmes... »
Rogier prit la parole le 23. Après avoir, avec un grand calme, disculpe « les conseillers parricides », il disait :
«... Nous avions le choix entre deux moyens : obtenir des puissances l'exécution ou au moins un commencement d'exécution du traité pour le 3 novembre, ou bien exécuter le traité par nous-mêmes.
« On n'a pas voulu que nous agissions par nous-mêmes, et l'on a dû agir avant le 3 novembre, pour suspendre l'effet de nos déterminations, j'allais presque dire de nos menaces. La France et l'Angleterre se sont mises en mesure de nous satisfaire la veille du jour fixé par nous comme délai fatal... »
Relevant le reproche d'inaction, qui était l'arme principale de l'opposition, il établissait que cette inaction n'avait pas été stipulée d'une manière absolue :
« ... Tout en appelant l'intervention du gouvernement français, nous (page 225) nous sommes réservé le droit de nous défendre nous-mêmes. La moindre agression contre les propriétés belges serait immédiatement repoussée par l'armée belge. Si une seule bombe est lancée sur la ville d'Anvers, l'armée belge reprend son rôle de défense ; si un seul soldat hollandais met le pied sur le territoire belge, toute l'armée s'ébranle à l'instant pour le défendre... »
Il citait à l'appui de son assertion cet ordre du jour que le ministre de la guerre avait adressé à l'armée, le 5 novembre, et qui avait été délibéré en conseil des ministres :
« Le refus obstiné de la Hollande de retirer ses troupes derrière les limites que les traités lui ont assignées, était un acte permanent d'hostilités envers les cinq grandes puissances de l'Europe.
« Deux d'entre elles se sont chargées du soin de le faire cesser.
« Dans ce but, leurs flottes combinées viennent de mettre à la voile pour soumettre les ports hollandais à un blocus sévère, et aujourd'hui même une armée française dépasse la frontière belge.
« Sous peu de jours, une marche rapide aura conduit cette armée devant la citadelle d'Anvers.
« Forcer la Hollande à reconnaître la loi de l'Europe, telle est la mission de l'armée française.
« De son côté l'armée belge conserve sa mission, celle de préserver notre territoire de toute agression, de garantir de toute atteinte les personnes et les propriétés.
« Cette tâche est belle ; elle est nationale, et jamais il ne fut question de la confier à des mains étrangères.
« Le Roi connait le dévouement de l'armée, et il compte sur elle.
« Si l'ennemi ose prendre une téméraire initiative, le Roi en appellera à ses bataillons, et il ne doute pas que l'on ne reconnaisse alors les successeurs de ces guerriers qui, pendant une période glorieuse, ont si souvent partagé les mêmes périls et cueilli les mêmes lauriers que les Français. »
Les paroles de Rogier, calmes, mesurées et marquées, comme celles de Lebeau et de Goblet, au coin de la sagesse politique, contrastaient étrangement avec les emportements de l'opposition, dont l'un des chefs, Gendebien, aussi exalté que peu pratique, s'écriait : « Si on me demandait s'il y a encore une Belgique, je répondrais : Non !... Je ne vois dans tout ce qui s'est fait qu'assassinat et faiblesse infâme ! »
Impossible de faire entendre raison à des gens qui (page 226) qualifiaient d'incurie, trahison et lâcheté un acte qui, après tout, comme on le faisait observer, « résolvait le problème que la tribune et la presse avaient constamment posé à nos ministres et à nos diplomates, puisqu'il amenait la libération du sol belge en mettant la Hollande en face des forces militaires des puissances ».
Ces exaltés partaient toujours de cette idée que la Belgique n'avait besoin que de consulter sa propre volonté pour que chacun s'empressât d'y souscrire. Devaux avait beau leur dire, le 22 novembre, avec beaucoup de sang-froid, qu'ils avaient grand tort de s'imaginer que l'Europe n'eût à se préoccuper que de leurs désirs : «... Nous croyons qu'il n'y a en Europe que nous, que nous pouvons tout... Beaucoup d'entre nous dictent leurs volontés aux ministres, ayant l'air de croire qu'il est aussi facile d'agir sur l'Europe que sur notre administration intérieure. Autres Napoléons, nous nous faisons grands comme le monde, et nous comptons le reste pour peu de chose... »
Que faire en présence de députés auxquels un patriotisme aussi injuste qu'ardent inspirait des phrases comme celle-ci à l'adresse des ministres :
«... Nous cherchons en vain ces braves volontaires, ces blouses de la Révolution, les blouses qu'on ose à peine nommer aujourd'hui, entourés que nous sommes de ces hommes à plumet, à broderies, à crachats, qui ont recueilli les fruits d'une révolution faite sans eux et malgré eux. » (Constantin Rodenbach.)
Seule, une grande fermeté de caractère a pu empêcher Rogier de bondir en ce moment-là sous cette insulte gratuite : la conscience de son honnêteté et du service nouveau qu'il rendait à la Belgique le soutint !
D'ailleurs, la Chambre étant en quelque sorte affolée (à ceux qui disent que nos députés d'aujourd'hui manquent parfois de tenue, nous conseillons de lire le Moniteur des 22, 23, 24, 25 et 28 novembre 1832) (page 227) par les violences de langage des orateurs, par les manifestations des tribunes et par les articles furibonds de certains journaux, ne nous étonnons pas si le ministère ne put obtenir d'elle une ratification franche et complète de sa conduite.
Il s'était rallié à l'introduction dans la réponse au discours du trône, de cet amendement qui, à la fois exempt de blâme et d'éloge, laissait la question indécise, en attendant que les événements vinssent justifier ou condamner sa politique :
« Après des délais interminables, l'obstination de la Hollande a amené l'emploi des moyens coercitifs de la part de deux alliés de Votre Majesté. Comme nous, sire, ils savent que depuis longtemps la mesure des concessions est comblée de notre part, et nous avons la certitude que le Roi des Belges défendra avec la dernière énergie nos droits, nos intérêts et l'honneur national. Au milieu des circonstances qui nous pressent et dans l’Etat incomplet des négociations qui nous ont été communiquées, la Chambre des représentants croit, dans l'intérêt de l’Etat, devoir s'abstenir de se prononcer sur la marche suivie par le ministère. »
Cet amendement ne rallia que 44 voix - dont trois des ministres ; 42 le rejetèrent.
La démission du ministère ne se fit pas attendre.
Quand le Roi la reçut (26 novembre), il y avait déjà huit jours que la citadelle d'Anvers était investie par l'armée du maréchal Gérard.
L'ouverture de la tranchée eut lieu le 29.
Terrible émotion dans la ville lorsque, le 4 décembre, la canonnade s'engagea entre les deux artilleries. On redoutait le recommencement du bombardement d'octobre 1830.
Rogier, qui était retourné se mettre à la tête des autorités administratives le surlendemain de sa démission, (page 228) raffermit les cœurs et réussit à calmer la panique qui s'était emparée des meilleurs esprits. L'autorité militaire, de son côté, était prête, au moindre mouvement agressif du général Chassé sur Anvers, à détruire la flottille hollandaise et à faire irruption sur le sol ennemi.
Pendant que la citadelle opposait aux Français une résistance qui fit comprendre, soit dit en passant, aux exaltés de la Chambre et de la presse que ce n'était pas « une proie dont l'armée nationale pouvait s'emparer sans efforts et sans pertes », le Roi essayait vainement de composer un nouveau cabinet.
Le comte de Mérode, qui avait été opposé à la démission du ministère, aurait voulu qu'il se reconstituât :
« … J'envoie, écrit-il le 3 décembre, à mon très cher et estimable collègue Monsieur Rogier copie d'une lettre que j'ai adressée hier à M. Lebeau :
« Verba volant ; scripta manent. Immédiatement après le vote de l'adresse de la Chambre, je me suis opposé vivement à la démission du ministère. Depuis les tentatives faites par le Roi pour composer un nouveau cabinet, j'ai pressé de toutes mes forces la rentrée aux affaires du précédent. Je n'ai usé que de paroles : maintenant, j'ai recours à la plume... Une prolongation d'absence de gouvernement dans les circonstances importantes où se trouve la Belgique rend très équivoque sa situation vis-à-vis de l'étranger et de la Hollande elle-même, à laquelle on persuade facilement que les Belges sont dans un véritable état d'anarchie.
« Un fait qui doit porter partout une complète déconsidération sur l'esprit national du nouveau royaume et le caractère politique de ses habitants, c'est l'apparente impossibilité d'y maintenir un gouvernement quel qu'il soit... »
De Mérode n'admettait pas que des répugnances individuelles, la satisfaction de savourer l'embarras des opposants d'une Chambre dont, après tout, les événements avaient rendu la susceptibilité excusable, pussent être mises en balance avec la nécessité d'achever une œuvre patriotique qu'on avait entreprise avec dévouement et qu'aucun obstacle invincible n'empêchait d'achever. Il conseillait à Lebeau et à Rogier de dédaigner l'appréciation de (page 229) « notabilités politiques aussi distinguées que M. J. (Jaminé) ou M. R. (Rodenbach), qui disaient que la retraite des ministres n'était qu'une comédie .. » Il n'admettait pas que le ministère fût bouleversé et le pays livré au hasard par quelques votes inintelligents...
«... En vain une forte majorité composée des deux Chambres réunies et la nation presque entière applaudissent aux actes du gouvernement ; en vain les journaux même opposants l'invitent à ne point quitter la partie : n'importe ! des votes mal compris par ceux qui les ont donnés ont suffi pour ébranler jusque dans leurs fondements tous les fauteuils ministériels ! Qui potest capere capiat ! pour moi, très honorable collègue, ces choses sont au-dessus de mon intelligence... »
Le cabinet recevait également des ambassadeurs belges à Londres et à Paris des exhortations à ne pas persister dans sa résolution. MM. Van de Weyer et Le Hon employaient des arguments identiques à ceux de M. de Mérode. M. Van de Weyer écrivait le 30 :
« ... Que les injustices et les absurdes clameurs de l'opposition ne vous découragent point. Continuez à défendre comme ministres le seul système qui puisse assurer l'indépendance de la Belgique. Les discussions des Chambres nous font ici beaucoup de mal. On regrette que vous ayez pris la résolution de vous retirer... La Belgique est exposée à un grand danger par d'indignes passions personnelles... Le ministère actuel a déjà beaucoup fait : qu'il fasse plus encore en restant au pouvoir... Le choix entre les Chambres et le ministère ne doit pas être douteux. C'est l'avis de tous les hommes qui entendent les affaires... »
Le Globe et le Times étaient d'accord là-dessus.
M. Le Hon regrettait amèrement que l'esprit d'union eût fait place à la discorde :
«... La Chambre a fait un mal affreux à notre cause chez l'étranger, et notre anarchie ministérielle ne se conçoit pas en présence de la Hollande qui parle et qui agit comme un seul homme... » (Lettre à M. Goblet, du 30 novembre.)
Le 9 février 1833, le même M. Le Hon prévenait le cabinet que des étrangers visitaient notre pays pour en étudier l'aspect et voir comment le régime nouveau avait pris :
(page 230) «... Des agents russes ont fait des rapports à leur cour, qui nous présentent comme sans union et sans consistance ; ils ont dit que la majorité des habitants était contre le nouvel état des choses ; que toutes les hautes classes étaient orangistes et qu'il n'y avait pas de doute que, en gagnant du temps, il s'opérerait chez nous des déchirements intérieurs, qui obligeraient de recourir à une autre combinaison. Voilà le fruit du tapage de nos énergumènes... »
Qu'on s'étonne après cela de l'entêtement du roi Guillaume ! Exploiter l'anarchie, tout en gagnant du temps pour que les puissances étrangères finissent par lui donner raison sur tous les points, c'était évidemment la tactique la plus adroite qu'il pût adopter.
Il semblerait que, comme Goblet, Lebeau et Rogier aient été ébranlés par les lettres si sensées, si patriotiques du comte de Mérode, de Van de Weyer et de Le Hon ; car Rogier écrivant à sa mère le 5 décembre, disait : « Il est décidé que nous rentrons au ministère. »
Seulement, de nouvelles difficultés surgirent. Rogier avait fait envisager la perspective d'une dissolution de la Chambre en cas de nouveaux dissentiments, et le Roi paraissait peu décidé à l'accorder. A l'issue d'une séance du conseil des ministres, Rogier était retourné à Anvers en disant que, quoi qu'il arrivât, il n'abandonnerait pas ses amis, et il s'était à l'avance rallié, sans enthousiasme, à l'idée de reprendre le pouvoir.
Si Rogier était peu désireux de rentrer au pouvoir, ce n'était pas que l'opposition, toute intraitable qu'elle fût, effrayât son courage. Mais il éprouvait nous ne savons quelle tristesse à retrouver devant lui comme adversaires - et des adversaires de parti pris - les Gendebien et maints autres avec lesquels il avait entretenu jadis des relations si affectueuses.
Ce qui nous autorise à parler ainsi, c'est la lettre suivante qu'il reçut du cabinet du Roi dans la nuit du 13 au 14 décembre :
(page 231) « Bruxelles, le 13 décembre 1832.
« Mon cher Rogier,
« Le Roi me charge de vous informer que le ministère compte se présenter demain devant la Chambre comme tel et in corpore. Je vous écris à 9 heures du soir, vous aurez ma lettre vers minuit. On désire infiniment que vous puissiez être ici à 9 heures du matin, parce qu'il y a quelques arrangements à prendre avant la séance. Malgré les observations que vous avez faites avant de partir pour Anvers, le Roi et ces messieurs jugent qu'il est indispensable que vous rentriez avec vos collègues. Je suis au désespoir de vous faire passer une mauvaise nuit, mais vous aviez laissé ici vos pleins pouvoirs, en vertu desquels j'ai eu ordre de vous faire la présente.
« Tout à vous,
« Jules Van Praet. »
Le Roi, soit qu'il eût trouvé des difficultés insurmontables à composer un nouveau cabinet, soit qu'il partageât l'avis du comte de Mérode, avait donc fini par demander aux ministres de reprendre leurs portefeuilles : ils accédèrent à sa demande, bien résolus d'ailleurs à être, s'il le fallait, un ministère plus énergique que jamais comme le prouve ce passage d'une lettre du chef du cabinet à M. Le Hon, en date du 21 décembre :
«... Dans ce moment, toutes les puissances battent la campagne et ne savent réellement ce qu'elles feront après l'évacuation d'Anvers. Par contre, nous sommes à attendre de pied ferme les ouvertures qui nous seront faites, nous promettant bien d'être un ministère énergique... Il n'y a rien que le dévouement au pays qui puisse déterminer un honnête homme à être ministre et si, par les résultats, ce dévouement devient impossible à prouver, il est incontestable que la dernière consolation nous serait enlevée... Je ne suis pas, comme Muelenaere, un homme à rester dans un système de politique stationnaire, pour ne pas dire rétrograde... »
L'occasion de montrer de la fermeté allait se présenter bientôt.
(page 232) La citadelle d'Anvers s'était rendue le 23 décembre, après une héroïque résistance à laquelle le commandant de l'armée française se plut à rendre un hommage public que toute la Belgique ratifia.
Le but que s'était proposé le gouvernement français en envoyant une armée en Belgique, c'était d'obtenir l'évacuation du territoire qui était assigné aux Belges par le traité du 15 novembre. Mais ce but n'était atteint qu'en partie par la reddition de la citadelle d'Anvers ; il restait à opérer celle des forts de Lillo et de Liefkenshoek. Or, Guillaume, toujours entêté parce qu'il espérait toujours, refusa d'évacuer ces forts. En même temps, l'armée du maréchal Gérard recevait l'ordre de rentrer en France.
(Note de bas de page : Une loi du 31 décembre 1832 décrète : « La nation belge adresse des remerciements à l'armée française. » On rejeta une proposition de Gendebien tendant à détruire le lion de Waterloo et à le remplacer par un monument expiatoire, et une proposition du sénateur Lefebvre-Neuret qui demandait que le lion de Waterloo fût converti en médailles commémoratives du siège d'Anvers. Une loi du 10 février 1833 décerna une épée d'honneur au maréchal Gérard. La ville d'Anvers « voulant (dit le bourgmestre, M. Le Grelle, dans une lettre à Rogier du 1er janvier 1833) perpétuer le souvenir d'un événement qui assurait le repos général », décréta qu'une rue nouvellement construite et qui conduisait au théâtre des Variétés, porterait le nom de rue Gérard. - Rogier avait fait savoir de Bruxelles qu'il verrait avec plaisir la ville offrir au maréchal un gage de sa reconnaissance. Si l’Etat des finances de la ville ne le permettait pas, il proposait une souscription et s'inscrivait au nombre des souscripteurs. (Lettre du 29 décembre 1832.))
Il ne pouvait plus être question pour la Belgique d'exécuter l'engagement qu'elle avait pris le 2 novembre. Si en effet elle avait consenti à évacuer les parties du Limbourg et du Luxembourg qui, aux termes du traité « final et irrévocable » du 15 novembre, ne faisaient pas partie du royaume de Belgique, ce n'avait été qu'à la condition d'entrer en possession non seulement de la citadelle d'Anvers, mais encore de tous les forts et lieux (page 233) assignés au nouveau royaume sur les deux rives de l'Escaut. Cette condition n'étant pas remplie, le gouvernement belge se trouvait de fait, et jusqu'à ce qu'il y eût été pourvu, dégagé de l'obligation qu'il s'était imposée par la note du 10 novembre.
Le cabinet, dans une dépêche aux représentants de la Belgique à Paris et à Londres, disait :
« … Le gouvernement belge est résolu à se maintenir provisoirisent en possession des territoires du Limbourg et du Luxembourg séparés de la Belgique, et toute proposition ayant pour objet l'abandon ou la remise de ces territoires avant l'évacuation complète du nôtre ne pourrait, si elle nous était adressée, être accueillie que par une fin de non-recevoir... Dans la négociation à ouvrir, la Belgique ne peut pas prendre l'initiative. En effet, le traité du 15 novembre n'est pas notre fait, il nous a été imposé. Pliant devant une nécessité contre laquelle il eût été insensé de combattre, nous l'avons accepté... »
Le gouvernement faisait remarquer que le devoir d'aplanir ou du moins de trouver les moyens d'aplanir les difficultés qui s'opposaient à son acceptation par la partie adverse, d'amener en un mot celle-ci à céder, que ce devoir appartenait tout entier à ceux qui avaient prononcé dans cette affaire et qui avaient pris l'engagement de faire exécuter le traité irrévocable.
Pendant que la diplomatie française et la diplomatie anglaise se remettaient à négocier sur la base de la note remise par le cabinet belge, le gouvernement hollandais payait d'audace et affichait la prétention d'interdire la navigation sur l'Escaut à tout bâtiment, quelle que fût sa nationalité.
Le cabinet belge fit savoir à Londres et à Paris que si cette prétention était maintenue, il serait intercepter par force les communications des forts de Lillo et de Liefkenshoek avec la Hollande. Si même l'on eût écouté Rogier et Evain, la Belgique eut dès le moment même attaqué la Hollande, ou du moins envahi Maestricht. Devant l'attitude du cabinet belge, les puissances recoururent (page 234) aux menaces vis-à-vis du gouvernement hollandais - et celui-ci renonça à ses prétentions... en attendant qu'il en soulevât d'autres. (Janvier 1833.)
Rogier ne se bornait pas à opposer une volonté vraiment virile aux audaces ouvertes de la Hollande : il veillait à la répression des sourdes menées de ses agents. Toutes les démarches suspectes des orangistes avérés, toutes les tentatives de troubles devaient lui être signalées, et immédiatement il agissait. Il ne tolérait chez aucun fonctionnaire des actes qui auraient pu paraître des protestations contre le gouvernement de Léopold. Peut-être même son loyalisme l'entraîna-t-il trop loin dans cette voie, si nous en jugeons par l'incident suivant qui fit quelque bruit au commencement de 1833.
Le 8 février, M. Brabant, bourgmestre et représentant de Namur, lui avait écrit :
«... Un fonctionnaire public dépendant de votre département, le principal de l'athénée de Namur, vient de colporter une liste de souscription en faveur des prisonniers hollandais. Cet acte qui ne peut être envisagé que comme une profession de foi orangiste et une protestation contre le gouvernement sorti de la révolution, a excité chez tous les patriotes de Namur la plus vive indignation, et je crois que le gouvernement se manquerait à lui-même s'il laissait impuni un acte de cette nature. Je viens, Monsieur le Ministre, réclamer de votre dévouement à la révolution, la destitution de ce fonctionnaire, à qui je vous prie néanmoins de communiquer la présente avant de prendre aucune mesure... »
Le fonctionnaire, l'abbé Delvaux, désavoua (page 235) l'interprétation donnée à sa conduite. L'inspecteur Vauthier laissait supposer qu'il était victime d'une intrigue menée par les jésuites établis à Namur.
Lorsque Rogier avait communiqué la lettre de M. Brabant à M. Lesbroussart, administrateur de l'instruction publique, il avait exprimé l'opinion que le gouvernement ne pouvait tolérer chez les fonctionnaires qu'il salariait, « la manifestation publique d'une opposition à l'ordre des choses et d'une alliance avec les ennemis de notre indépendance... »
Le 22 février, il écrit à M. de Stassart, gouverneur de la province de Namur, qu'il a résolu de révoquer pour motifs politiques le principal de l'Athénée de Namur.
M. de Stassart lui fait observer le 23 que les torts de l'abbé Delvaux ont été fort exagérés... qu'il a pu signer sur la liste, mais qu'il ne l'a pas colportée (« ... Il est faux, il est de toute fausseté qu'il l'ait colportée... »). Il donne en même temps au sujet des tendances d'un groupe de Namurois des renseignements qui jettent un jour nouveau sur l’Etat des esprits dans cette ville :
« … M. Delvaux est victime de quelque intrigue ; il existe à Namur comme à Liège des gens qui ne cessent de crier orangistes, orangistes, pour servir leurs petites passions et jeter le trouble dans la société. Ils donnent par-là de l'importance à un parti qui n'en a plus du tout et qui me paraît bien moins à craindre que le parti brouillon... »
« Comme à Liège », disait M. de Stassart...
Des patriotes avaient, quelques semaines auparavant, écrit de cette ville au gouvernement pour lui demander de prendre des mesures extraordinaires en vue de faire cesser une agitation orangiste des plus dangereuses. Les colporteurs de fausses nouvelles prétendaient que le ministre de l'intérieur songeait à mettre la ville en état de siège.
L'autorité communale s'était émue à juste titre ; elle (page 236) avait communiqué ses observations au gouverneur de la province, M. le baron Van den Steen, qui, ayant interrogé Rogier sur les intentions du gouvernement, en reçut la réponse suivante le 24 décembre 1832 : « Je vous prie de vouloir bien rassurer la Régence de Liège sur les intentions qu'on suppose au gouvernement à l'égard de ses administrés. Jamais il n'a été moins question qu'en ce moment de placer la population sous un régime exceptionnel. Le gouvernement a foi dans le bon esprit de la grande majorité de ses habitants. Il compte aussi sur la fermeté et la vigilance de l'autorité pour le maintien de l'ordre, et le cas où sa voix méconnue exigerait l'emploi d'une mesure extraordinaire est resté jusqu'ici entièrement en dehors de ses prévisions... »
Il y a dans cette réponse, dont la minute est assez remaniée, des passages qui prouvent que le ministre a dans tous les cas l'œil ouvert sur les meneurs de Liège : on verra que ce n'était pas sans motif.
Revenons à l'affaire Delvaux.
M. de Stassart n'était pas éloigné de croire qu'au fond de cette affaire il pouvait bien y avoir - qu'on nous passe le mot — une question de boutique :
« Si l'abbé Delvaux est destitué, le pensionnat de l'Athénée tombe et l'Athénée lui-même en éprouvera un rude échec. Dès lors, la concurrence, qui peut produire de si heureux effets, cessera complétement. C'est ce que désirent peut-être certaines personnes, mais ce n'est pas ce que peut vouloir le gouvernement... »
Le Gouverneur ajoute que la province de Namur est à peu près la seule où l'esprit de parti ne se fasse pas sentir, et qu'il peut sans trop d'orgueil attribuer en partie ce résultat à ses efforts constants pour maintenir la bonne intelligence et l'harmonie entre les citoyens.
« … Si l'on veut suivre maintenant une marche opposée, il ne me restera plus qu'à gémir sur mon pays et à me retirer des affaires publiques... »
(page 237) Conflit singulier entre l'administration communale de Namur et le plus haut fonctionnaire de la province !
M. de Stassart allant jusqu'à mettre sa place de gouverneur dans le plateau de la balance : voilà Rogier fort empêché.
Il imagine de consulter la plus haute autorité du corps auquel appartient l'abbé Delvaux, le vicaire capitulaire du diocèse de Namur, auquel, d'après des renseignements ultérieurs fournis par M. Brabant, l'abbé Delvaux était allé présenter la liste de souscription :
« ... Il importe, écrit-il le 26 février à M. le baron de Cuvelier, vicaire capitulaire, que le gouvernement soit éclairé sur la question de savoir s'il n'y a pas dans la souscription un acte d'hostilité contre lui... Aussi je viens franchement réclamer de votre impartialité et de votre patriotisme une réponse à la question suivante : M. l'abbé Delvaux a-t-il présenté à votre signature la liste de souscription ?... A cette occasion, puis-je vous demander si ses opinions politiques permettent de penser qu'en souscrivant pour nos ennemis, il n'ait eu qu’un but exclusivement philanthropique... » (La minute de cette lettre (cabinet n°557) est toute entière de la main de Rogier.)
Le vicaire capitulaire répond le 4 mars :
« ... Il est exactement vrai que dans le courant du mois passé, cet ecclésiastique s'est présenté à l'évêché avec une liste de souscription en faveur des prisonniers hollandais. Je n'ai pas pris connaissance de cette liste, mais j'ai refusé d'y apposer ma signature en donnant pour motif que cette souscription pourrait être regardée comme une affaire de parti. M. l'abbé Delvaux, insistant, disait que, quel que fût le caractère national de ces prisonniers, les secourir était une œuvre de charité à laquelle je pouvais coopérer. J'observai que ces prisonniers étaient à l'abri du besoin et que s'il en était autrement, le roi Guillaume saurait bien leur envoyer des secours... »
Rogier, appréciant les observations contenues dans la lettre du Gouverneur en date du 23 février, avait dit qu'il a subordonnerait sa décision au résultat de nouvelles informations »... Le 28 mars, il écrit à M. de Stassart :
« .. Je n'ai pas tardé à reconnaître, Monsieur le Gouverneur, qu'induit en erreur sur le compte de M. l'abbé Delvaux, vous l'avez jugé avec (page 238) trop d'indulgence et qu'en réalité il ne mérite plus la confiance du gouvernement ni la vôtre. En effet, j'ai aujourd'hui entre les mains la preuve en quelque sorte matérielle qu'il a colporté la liste de souscription et fait usage de son influence personnelle pour augmenter le nombre des signatures. D'après ce fait qui ne peut être envisagé que comme une haute manifestation d'hostilité à l'ordre actuel des choses, je crois devoir me référer à ma lettre du 22 février dernier, cabinet n°541, en vous priant de vouloir bien en remplir l'objet... »
M. de Stassart essaya encore de fléchir Rogier en montrant que l'abbé Delvaux n'avait manifesté « ni roideur ni audace » dans l'explication de sa conduite et qu'il avait « protesté de son désir de marcher désormais dans les vues du gouvernement ». Il fit remarquer au ministre qu'on représenterait l'abbé comme « une victime », qu'une souscription serait ouverte pour le dédommager de la perte de son emploi, qu'aux « orangistes qui l'avaient poussé » (l'aveu y était...) se réuniraient ses nombreux amis particuliers, ses élèves, « les adversaires des jésuites », etc. ...
L'abbé Delvaux resta révoqué.
Pour autant que nous puissions aujourd'hui bien juger ce cas particulier, nous dirons que Rogier a fait là une application sévère du mot : « La femme de César ne peut pas même être soupçonnée. »
S'il n'entend rien passer aux fonctionnaires suspects d'orangisme, c'est-à-dire d'hostilité directe à la nation, il accorde son appui sans restriction à ceux que les partisans secrets ou avoués du roi Guillaume voudraient punir de leur patriotisme !
A preuve son intervention puissante en faveur du commandant des pompiers de Gand, Van de Poele, à qui la Régence de cette ville s'ingéniait à rendre tout commandement impossible.
Nous avons raconté au chapitre II que cet officier avait, par son audacieuse initiative, contribué à l'échec (page 239) du lieutenant colonel Grégoire, dans la journée du 2 février 1831. La Régence gantoise, qui était loin d'être ralliée au gouvernement de Léopold, travaillait indirectement, sous prétexte d'économies, à diminuer tout à la fois l'effectif du corps des pompiers et l'autorité de son commandant. Rogier avait recouru à la conciliation : il n'avait pas réussi.
A la date du 20 février 1833, « le colonel d'infanterie, commandant le corps des sapeurs-pompiers de Gand - c'est ainsi que Van de Poele s'intitule - adressait au Roi une pétition où il lui rappelait qu'il avait dit : « Je prends le corps des pompiers de Gand sous ma protection. » Le moment est venu, disait Van de Poele, où cette protection pourra s'exercer efficacement...
« … La Régence a repoussé une proposition qui non seulement eût relevé le moral des pompiers, mais encore lui eût acquis une nouvelle force dont à l'occasion les ennemis de notre indépendance, de cet ordre de choses auquel nous sommes dévoués, auraient ressenti les effets... C'est que ce n'était pas là ce que voulait la Régence !... Sa tendance est de se débarrasser d'hommes ayant fait leurs preuves en faveur d'un ordre de choses qui contrarie certaines ambitions... »
Le colonel Van de Poele prétendait établir que la Régence n'avait semblé accepter une transaction proposée par le ministre, que pour mieux cacher son hostilité au commandant du corps dont elle désirait la disparition, ou plutôt la transformation radicale.
En marge de la pétition du colonel, on lit ces mots de Léopold Ier :
« …Je désire que le ministre de l'intérieur prenne lecture de cette pièce. Il pourra se convaincre que la conduite de la Régence n'est pas ce qu'elle devrait être... »
Rogier s'en convainquit si bien qu'il écrivit à la Régence la lettre que voici :
« ... Lorsque la députation de la Régence se rendit à Bruxelles pour obtenir du gouvernement une décision dans l'affaire des pompiers, (page 240) elle se montrait animée de vues conciliatrices et parut comprendre parfaitement ce que les nécessités des circonstances pouvaient commander de réserve, même de la part d'une administration peu dévouée à l'ordre de choses actuel, à l'égard d'un corps investi de la confiance du gouvernement et d'un très grand nombre d'habitants.
« Ce n'est donc pas sans un sentiment de surprise que je vois la Régence, à peine nantie de la décision en quelque sorte conditionnelle du gouvernement, s'empresser de favoriser une sorte de défection dans le corps des pompiers... »
Nous n'insistons pas sur cette affaire où Rogier signalait « l'arrière-pensée » du bourgmestre orangiste Van Crombrugghe et de ses collègues (Note de bas de page : La Régence repoussa, par une longue lettre du 2 mars 1332, l'imputation d'avoir des arrière-pensées et de manquer de dévouement à l'ordre des choses actuel. Elle rejetait tous les torts sur le subordonné salarié de la Régence, qui, « froissé dans son amour-propre mal entendu », méconnaissait l'autorité communale, etc., etc.). Il y avait là plus d'une difficulté provenant non seulement du conflit d'opinions entre la Régence et le colonel des pompiers, mais surtout d'une organisation qui remontait à une époque antérieure à la Révolution et dont on signala à la Chambre les graves imperfections.
Qu'il nous suffise d'avoir montré que les patriotes ne faisaient pas en vain appel à l'intervention de Rogier - et qu'il entendait faire respecter le nouveau régime aussi bien par les administrations des grandes villes que par de simples fonctionnaires. (Nous nous sommes contenté de ces deux exemples : nous eussions pu en fournir bien d'autres.)
Sur la même feuille où Rogier, en entrant au ministère, avait écrit la minute de sa circulaire aux Gouverneurs, il s'était tracé un programme de conduite et indiqué à lui-même les travaux dont il voulait s'occuper (page 241) immédiatement (on se rappellera qu'il en agissait ainsi quand il était journaliste).
« Publicité des séances (voir plus loin l’affaire Dejaer-Bourdon). Professeurs de droit administratif. Grande exposition à Bruxelles. Monument des Martyrs. Chemin en fer (sic). Règlement des bureaux : améliorations susceptibles d'être réalisées immédiatement. Administration des bureaux de bienfaisance à distraire. Lecture de journaux : réfutation des faits faux. Ne pas se perdre dans les petits détails de choses et de personnes. Maturité et promptitude dans les décisions.’
Dès le 5 novembre il prie son ami Gustave Wappers, l'éminent artiste anversois, et son ancien collègue du gouvernement provisoire, M. Jolly, amateur d'art des plus distingués, de vouloir bien se concerter relativement à une exposition générale des beaux-arts dont il les a déjà entretenus verbalement. Il leur demande de consigner dans un rapport détaillé « leurs vues sur le plan de cette exposition et sur les moyens d'y attirer non seulement les productions des nationaux, mais aussi celles des artistes étrangers les plus distingués ». Il eut avec eux et avec Paul Devaux, dont il avait pu apprécier le goût artistique au Politique, des entretiens fréquents sur l'organisation de cette exposition, à propos de laquelle « On avait fait des plans fort beaux sur le papier... » qu'on ne parvenait pas à exécuter.
Rogier finit par aboutir - et ce n'est pas un de ses moindres titres à la reconnaissance des artistes et du pays tout entier.
Dans son rapport au Roi, il disait que, dans l'intérêt de la gloire nationale, il convenait de multiplier autant que possible les moyens propres à exciter le talent, à échauffer le génie et à hâter les progrès des arts ; qu'une exposition périodique d'objets d'art, tant étrangers que nationaux, contribuerait puissamment à provoquer (page 242) l'émulation des artistes belges en leur offrant l'occasion d'étudier les chefs-d'œuvre des meilleurs maitres.
L'idée de rendre l'exposition aussi générale que possible en invitant spécialement des hommes d'un talent reconnu à vouloir bien y envoyer leurs productions, devait être et fut en général bien accueillie. C'était le moyen de faire connaître en Belgique les beaux ouvrages étrangers, de former le goût du public et de présenter aux artistes des points de comparaison et par conséquent des motifs d'émulation.
Nos artistes avaient grand besoin d'émulation.
Dans le rapport que Wappers fit avec M. Jolly, il estimait que l'école belge était malheureusement bien au-dessous de ce qu'elle devait être, elle qui avait produit de si grands artistes. Les écoles de France et d'Angleterre avaient fait au contraire de véritables progrès depuis peu d'années. Il s'était développé de grands talents dans ces pays ; mais là toutes les routes étaient ouvertes, tandis qu'en Belgique « tout était resté la conséquence d'un système exclusif, le public habitué à ne voir qu'un genre de beautés ne comprenant pas encore ce qui sort de la route qu'on lui a tracée ». Beaucoup de nos artistes ignoraient les ouvrages des écoles française et anglaise : il était fort utile de leur faire voir les productions des bons maîtres étrangers.
Par mesure d'économie - ce fut toujours jusqu'en 1839 la pierre d'achoppement pour nos ministres, qui devaient se préoccuper des besoins énormes du budget de la guerre (Note de bas de page : Tout visait à l'économie. Le fonctionnaire de l'intérieur chargé de préparer un projet de règlement pour la commission de l'exposition, avait proposé de nommer « un secrétaire et un trésorier rétribués ». Dépenses inutile, écrit le ministre en marge du rapport : les écritures peuvent être faites par des employés détachés du ministère, lorsque la commission en aura besoin. ») Rogier se borna à n'inviter qu'un certain nombre d'étrangers ; les frais de transport de leurs œuvres à l'aller et au retour devaient être supportés par le (page 243) gouvernement belge. Les artistes étrangers non invités supporteraient les frais d'envoi et de retour. Les artistes belges seraient tenus d'affranchir leur envoi, mais le gouvernement se chargerait des frais de retour.
Rogier songea, dans l'étude de son projet, à l'achat des œuvres les plus dignes. C'était un grand moyen d'encouragement pour les artistes, en même temps qu'un moyen de répandre le goût des arts. Wappers lui disait qu'il y avait à sa connaissance plusieurs villes où jamais l'occasion de voir un tableau passable ne s'était produite.
L'exposition devait avoir lieu tous les deux ans.
La première était fixée au 15 août 1833 ; elle durerait six semaines.
Un dernier détail. L'arrêté réglant le mode d'exécution porte à l'article 5 :
« Il sera nommé par nous un jury chargé de prononcer sur l’admission ou le rejet des objets offerts à l'exposition. Le jugement du jury ne sera motivé que sur le mérite des ouvrages. Aucun motif étranger à l'art ne pourra s'opposer à leur admission, sauf celui d'attentat à la morale publique. »
La somme de travail que représentent les premiers mois du ministère de Rogier est considérable. Après l'exposition des beaux-arts, il passe à la réorganisation du Conservatoire, à la tête duquel il va placer M. Fétis. Après un projet de loi décrétant la libre exportation des grains (Note de bas de page : (1) Le projet était justifié par ce rapport de M. de Schierveld au Sénat : « Notre pays, un des plus agricoles du monde, présente aujourd'hui une singularité toute particulière : celle de recevoir les grains de l'univers entier, sans qu'il lui soit permis d'exporter les siens dont il a, par suite d'une excellente récolte, de très grands excédents ... » Faut-il que la population du pays ait augmenté et que le nombre des hectares de terre cultivés en grains ait diminué depuis cinquante ans, pour que nous en soyons arrivés à une situation telle que le pays doive faire appel à la production étrangère !), il étudie deux autres mesures qui paraissaient être aussi favorables à l'agriculture, au dire des (page 244) commissions compétentes : la propagation de la viticulture et celle de la sériculture.
A mentionner cet arrêté royal en date du 8 février : « Vu l'offre faite par M. le sénateur Van Hoobrouck de Mooreghem de rendre, à ses frais, son vignoble actuel vignoble modèle, pour l'instruction des propriétaires qui voudraient planter et cultiver la vigne dans le pays, pourvu que le gouvernement nomme pour diriger ce vignoble le sieur Pazuengos, ancien directeur du vignoble modèle dont le gouvernement précédent avait ordonné la création... etc. »
Est-ce que de tout temps, et surtout depuis les ducs de Bourgogne, l'on n'avait pas cultivé avec succès la vigne en Belgique ? Et les écrivains spéciaux ne préconisent-ils pas aujourd'hui la possibilité de cette culture, dont on ne se détourne que parce que la culture du raisin en serre est devenue une industrie nationale, beaucoup plus productive, que la France nous envie et dont elle ne peut supporter la concurrence ?
Rogier, ayant reçu un avis favorable de la commission supérieure d'agriculture sur la possibilité d'introduire dans le pays la culture du mûrier et l'éducation des vers à soie, s'empressa de favoriser l'une et l'autre, comme il favorisa l'introduction de la culture du maïs, alors encore ignorée dans le pays.
Mais il ne suffit pas de produire : il faut transporter. De plus, Anvers, pour se soutenir comme port de commerce et pour lutter avec succès contre les ports hollandais, Anvers avait besoin de débouchés rapides vers l'Allemagne.
Rogier attendra-t-il le rapport favorable de la (page 245) commission supérieure d'industrie et de commerce sur l'utilité et l'urgence d'un chemin de fer d'Anvers à la Prusse, pour donner suite à l'idée qui avait frappé son intelligence dès avant la Révolution, comme nous l'avons raconté précédemment ?
Nous soulignons le mot chemin de fer pour constater qu'il fut employé pour la première fois officiellement dans le rapport en date du 8 mars 1833, inséré au Moniteur du 15 ; ce qui n'empêche qu'avant de l'adopter définitivement on parla longtemps encore, dans toutes les discussions et rapports subséquents, de « route en fer », de « chemin en fer », de « chemin à ornières », etc.
Rogier, qui voyait la chose avant de connaître le nom, et qui avait déjà arrêté le tracé avant que la commission supérieure présidée par le banquier Engler lui eût remis son rapport favorable, Rogier l'indiquait en ces termes dans un communiqué qui figure à la date du 26 février dans la partie non officielle du Moniteur :
« Voici la direction que prendra le chemin en fer d’Anvers à Bruxelles : Il partira de Bruxelles au pied du boulevard du Jardin Botanique, près du pont Népomucène sur la Senne, et arrivera à Vilvorde à la porte de Louvain, etc.
« De là jusqu'à la porte de Diest à Malines. Puis le chemin à ornières ira d'un seul alignement atteindre au delà de Mortseel la route de Lierre à Anvers.
« Le dernier alignement aboutira au pied du glacis des fortifications d'Anvers à la porte de Bruxelles et se prolongera jusqu'au marché aux tourbes... » (La tourbe de Hollande fut un de nos plus grands objets de consommation jusqu'au jour où les facilités de transport par chemin de fer lui substituèrent la houille à meilleur marché.)
«... La longueur totale de ce tracé, depuis le boulevard de Bruxelles jusqu'au pied du glacis à Anvers, est de 43.650 mètres. »
(page 246) Le tracé de la « route à ornières » était, nous le répétons, arrêté dans l'esprit du ministre, non seulement avant qu'il eût reçu l'avis favorable de la commission supérieure, mais avant même qu'il pût savoir si les véhicules rouleraient dans des ornières ou sur des rails.
Un arrêté royal du 17 janvier 1832 avait confié au département de la justice la direction du service des prisons et laissé celle des établissements de bienfaisance et de charité au ministère de l'intérieur. Ces deux administrations sont cependant assez étroitement liées, l'une ayant pour but de prévenir les crimes ou délits à la répression desquels l'autre est destinée. Ainsi réparties en deux départements, les deux directions étaient cependant restées sous un seul et même administrateur, qui se voyait dès lors obligé de recevoir l'impulsion de deux chefs différents. On n'avait pas tardé à s'apercevoir des inconvénients de cette situation. Rogier, d'accord avec son collègue Lebeau, proposa au Roi - qui donna son assentiment - d'ordonner la réunion, sous la surveillance et la direction du ministre de la justice, des administrations de charité et des prisons. L'organisation judiciaire étant presque entièrement terminée, il était possible d'imposer un surcroit d'attributions au ministère de la justice sans le surcharger, tandis qu'il y avait au ministère de l'intérieur une multiplicité d'occupations qui se nuisaient nécessairement l'une à l'autre.
Comme s'il avait craint qu'on ne l'accusât de vouloir se rendre la besogne trop facile, Rogier disait dans son rapport au Roi :
«... Rétrécir le cercle trop étendu des attributions du ministre de l'intérieur, c'est lui laisser plus de latitude pour se consacrer aux affaires les plus importantes ou aux améliorations dont l'expérience et les progrès du temps ont démontré l'utilité... »
(page 247) En effet, il travaille d'arrache-pied en quelque sorte, et presque en même temps, à quatre ou cinq objets qui étaient d'une importance capitale en ce moment : la révision de la loi sur la garde civique, l'organisation de la commune et de la province, la milice, les archives, le chemin de fer, et tout cela au milieu de débats continuels provoqués dans le Parlement par les lenteurs calculées de la diplomatie hollandaise, par l'irritation d'ambitions non satisfaites, ou par la susceptibilité de députés trop personnels.
Dans une lettre du 4 janvier 1833, M. Barthélemy Dumortier, après lui avoir dit, entre autres choses des plus flatteuses, que « personne ne peut mieux que lui rendre d'imminents (sic) services à la patrie », et qu'il lui appartient à lui plus qu'à tout autre de réveiller « le patriotisme afin de mettre la nation en état de renouveler les prodiges de Septembre », M. Dumortier continue :
« ... Pour ce qui est de la révision de la loi sur la garde civique, je ne sais si le projet dont vous m'avez parlé est préparé. S'il en est ainsi et que vous désirez toujours que nous le méditions sérieusement, il me serait fort agréable d'en obtenir une copie afin de pouvoir l'étudier pendant notre courte vacance... »
(Note de bas de page : Dumortier, qui était colonel de la garde civique de Tournai, demande dans cette lettre à Rogier, si à l'occasion de l'arrivée du Roi, il doit mettre la garde tout entière sous les armes ou s'il faut se borner à envoyer un détachement au-devant de S. M. « Comme, en votre qualité de Gouverneur d'Anvers, vous avez eu souvent occasion de voir la réception qui doit être faite en pareille circonstance, vous me rendriez le plus grand service si vous pouviez m'indiquer ce qui se fait en pareil cas...) A rapprocher de la lettre que Firmin Rogier adressait à son frère en juillet 1831.
Quel vaste travail aussi que celui de l'organisation des administrations provinciale et communale ! un travail qui soulevait des problèmes d'une gravité exceptionnelle, comme celui de l'enseignement. On ne s'étonnera pas (page 248) que Rogier s'y soit repris à plusieurs fois avant de soumettre ses vues au conseil des ministres.
Il ne faudrait pas croire d'ailleurs que le cabinet fût unanime sur les questions d'organisation intérieure. Deux faits vont nous prouver le contraire.
Rogier avait élaboré un projet d'arrêté royal portant création d'un conseil de législation dont les Chambres regrettaient l'absence.
Il importait d'entourer le gouvernement des conseils et des lumières d'hommes spéciaux, et d'aviser aux moyens de donner aux projets de loi qui seraient soumis à la législature le degré de perfection dont ils seraient susceptibles, pour que l'examen en fût moins long et moins pénible. (Rogier avait d'abord songé au conseil d'Etat dont la France est dotée pour son plus grand bien et qui ne cesse pas d'être réclamé par nos plus éminents publicistes, comme par grand nombre de nos parlementaires.)
La création d'un conseil de législation, réduit à des fonctions purement consultatives, disait-il dans un mémoire qu'il soumit à ses collègues ainsi qu'aux ministres d'Etat de Theux, de Muelenaere et Devaux, « laisserait intacts le principe de la responsabilité ministérielle et la division des pouvoirs établis par la Constitution ». Il devait se composer de ministres à portefeuille, de ministres d'Etat, de conseillers et d'auditeurs.
On souleva des objections assez nombreuses, dont la principale, comme toujours en ce temps-là, était la « dépense »... Et le projet de Rogier fut écarté. Le conseil d'Etat ou le conseil de législation se transforma en un simple comité dépendant du ministère de l'intérieur.
Une question plus grave que celle-là divisa également le cabinet : celle de l'exemption du service militaire à accorder aux jeunes gens qui se destinaient au sacerdoce.
(page 249) Si Rogier voulait la liberté pour tous, il voulait aussi l'égalité des charges.
Voilà pourquoi, dans le projet de loi sur la milice qu'il avait présenté aux Chambres au commencement de mars 1833, il avait supprimé toute exemption en faveur des jeunes gens qui se destinaient à l’Etat ecclésiastique.
Grand émoi dans le camp catholique !
L'archevêque de Malines intervient directement dans le débat. En envoyant à Rogier un mémoire volumineux concluant à « l'incompatibilité entre le service militaire et l'éducation des ministres des cultes », il lui écrit le 12 mars, en son nom comme au nom des autres évêques du royaume, pour lui témoigner « la surprise qu'il a éprouvée lorsque, lisant dans les feuilles publiques le projet de loi sur la milice qui vient d'être présenté à la Chambre des représentants, il a vu que toute exemption en faveur des jeunes gens qui se destinent à l’Etat ecclésiastique y était supprimée ». Sa surprise avait dû en effet être assez grande, s'il est vrai qu'en ce moment même il préparait, de concert avec ses confrères en épiscopat, un travail où il comptait établir que les lois et arrêtés en vigueur sur les exemptions ecclésiastiques n'étaient pas encore « en harmonie avec les besoins de la religion ». On s'explique mieux alors le ton qu'il emploie vis-à-vis du cabinet :
« Je crois rendre service au gouvernement en vous prévenant, Monsieur le Ministre, qu'une semblable mesure, si elle était adoptée, ferait le plus mauvais effet sur l'esprit des catholiques... »
Un des journaux dévoués au ministère avait insinué qu'il y avait dans le clergé des hommes qui trouvaient inutile l'immunité ecclésiastique réclamée par l'épiscopat. L'archevêque de Malines répondait :
«... Les membres du clergé qui ont trouvé que cette exemption pouvait ne pas être plus nécessaire que celle des jeunes gens qui se destinent au barreau, n'auront sans doute pas connu cette circonstance que la mesure projetée placerait bientôt sinon tous les évêques, au moins ceux de Tournai, Liège et Namur dans l'impossibilité de se procurer le nombre de nouveaux prêtres qui est nécessaire (page 250) au service des paroisses. Et je ne conçois pas comment ils ont pu vous dire que les ministres de tous les cultes n'avaient pas plus de droits à l'exemption à cause de l’Etat qu'ils ont embrassé, que les autres citoyens, puisqu'ils ne peuvent ignorer l'incompatibilité qui existe entre l’Etat de prêtre catholique et l'obligation de porter les armes... »
La disposition qui' faisait pousser les hauts cris à l'épiscopat avait-elle échappé à l'attention des collègues de Rogier ou bien crurent-ils bon de se raviser devant les réclamations formulées par l'archevêque, par les journaux catholiques et par un grand nombre de députés ? Toujours est-il qu'il fut décidé en conseil des ministres qu'on donnerait au Moniteur une explication, voire une justification.
Le 15 mars paraissait au Moniteur la note suivante rédigée par Rogier :
« Le projet de loi sur la milice paraît avoir blessé quelques susceptibilités dans les sections et au dehors de la Chambre.
« Le gouvernement a trop prouvé son respect pour la liberté des cultes pour qu'on puisse lui imputer, avec quelque apparence de bonne foi, le dessein absurde de soumettre le clergé à d'injustes vexations...
« Quant au ministre auteur du projet, il avait autant que personne le droit de se croire à l'abri de tout soupçon semblable. C'est par respect pour la Constitution qu'il a posé un principe, qui, dans son opinion individuelle, n'en est que le corollaire. L'article 6 a déclaré tous les Belges égaux devant la loi. Est-il déraisonnable, en l'interprétant d'après l'esprit général de la Constitution, d'en faire découler la conséquence que, quant aux charges comme aux droits politiques, les jeunes gens qui se destinent à l’Etat ecclésiastique doivent être mis sur la même ligne que les autres citoyens belges ?... »
Qui confirmera cette appréciation si correcte de l'esprit de la Constitution par un unioniste de la veille ?
(page 251) Un autre unioniste, constituant comme lui, un ecclésiastique même, l'abbé De Foere, qui, sans être provoqué personnellement, répondit à la note de Rogier par une lettre qui parut au Moniteur du 16 mars et où nous lisons :
« Je partage entièrement l'opinion émise dans l'article du Moniteur... Le ministre n'a pas blessé ma susceptibilité de ce chef... J'appelle la discussion sur ce terrain. Il en résultera d'une manière évidente que la législation, en présence de l'article 6 de la Constitution, n'a pas admis l'exemption des séminaristes comme privilège ou dérogation audit article 6 de la Constitution. Cet article ne doit être exploité au profit d'aucun parti, ni d'aucune opinion. »
La note de Rogier et la lettre de l'abbé De Foere ne calmèrent pas l'orage. Si les journaux catholiques ne ménageaient pas leurs attaques au cabinet, si surtout ils malmenaient Rogier dont ils n'ignoraient pas les opinions philosophiques et l'indifférentisme religieux, les journaux libéraux approuvaient fort la suppression des immunités ecclésiastiques. Les plus modérés trouvaient qu'elle était absolument conforme à l'esprit de la Constitution, qui n'admet dans l'Etat aucune distinction d'ordres et qui proclame l'égalité de tous les Belges devant la loi. Après tout, disaient-ils au clergé catholique, puisque vous voulez bien être électeurs, éligibles et même élus, puisque vous voulez bien profiter des honneurs et des avantages de la société politique, consentez donc à en supporter les charges. « Il y aurait trop d'exigence à prétendre être législateur et à refuser d'être soldat. » (Note de bas de page : Le Franc-Parleur du 16 mars 1833. Dans le même numéro il est question d'un conflit entre Rogier et le comte d'Arschot, grand maréchal du palais, à cause d'invitations au bal de la cour, oubliées par le comte. Quelques hauts fonctionnaires, sortis de l'aristocratie, avaient une tendance à oublier que la monarchie avait été faite plus par le peuple et la bourgeoisie que par la noblesse.) Le Libéral du 19 mars regrettait amèrement que le ministre de l'intérieur se montrât, d'après la note au Moniteur, tout disposé (page 252) à revenir sur sa proposition et à « sacrifier le principe d'égalité à des considérations cléricales.’
Non pas à des considérations cléricales - mais à des considérations unionistes.
Un billet envoyé à Rogier par Lebeau ( le 19 mars) est très intéressant sous ce rapport :
« ... Je t'envoie Le Libéral. Tu verras qu'il persiste à nous rendre tous solidaires du malencontreux projet de loi. Y a-t-il moyen d'être plus explicite que tu ne l'as été dans le Moniteur ? Tu examineras. Rester solidaires, quand même ce serait juste, n'est pas le moyen de nous fortifier l'un par l'autre, mais de nous affaiblir tous. Comment Mérode et moi pouvons-nous te cautionner si la caution elle-même se met dans le cas d'être répudiée comme hostile aux catholiques ?... »
Les Notes et Souvenirs contiennent sur cet incident les lignes que voici :
« Correspondance de Lebeau relative à la présentation de mon projet de loi sur la milice, où l'exemption de plein droit pour les ecclésiastiques avait disparu sans intention ni parti pris de ma part. Lebeau m'insinue un consiliuin abeundi... »
A moins qu'il n'y ait eu autre chose que le billet du 19 mars (le dossier ne contient rien de plus), nous ne voyons là qu’un consilium cedendi, que Rogier suivit.
« ... Les archives des peuples, qui sont leurs titres de nationalité et d'illustration, les monuments de leur droit public et de leur histoire, méritent la sollicitude des gouvernements éclairés, de ceux surtout auxquels rien n'est indifférent de ce qui intéresse la gloire de la nation confiée à leurs soins... »
Ainsi débutait Rogier dans le rapport au Roi qui précède l'arrêté organique des archives publiques.
Il existait à cette époque près des administrations provinciales, à Bruges, à Gand, à Liège, à Mons, des dépôts de titres appartenant à l'Etat. Les greffes des administrations provinciales d'Anvers et de Namur contenaient des chartes et d'autres anciens titres. A (page 253) l'hôtel de ville de Tournai, il y avait des actes et des papiers des anciens états du Tournaisis.
De ces trois espèces de dépôts, le ministre conservait les premiers ; il ordonnait la réunion aux archives du royaume des pièces renfermées dans les deux autres. Il estimait que si les collections d'Anvers, de Namur et de Tournai étaient trop peu considérables pour justifier l'établissement de conservateurs particuliers, il fallait pourvoir au désordre qui y régnait, en assurer le classement et la description, et c'est pour ce motif qu'il les réunissait aux archives du royaume.
C'était à ses yeux un moyen (était-ce le meilleur ?) de « concilier l'économie - toujours - avec le bien du service ».
Il y avait à pourvoir aussi au récolement des chartriers de certaines églises. Il s'était fait d'une manière imparfaite en l'an V. Quoique la loi du 5 brumaire eût ordonné le rassemblement au chef-lieu du département de tous les dépôts acquis à l’Etat, il était resté dans plusieurs églises des chartriers provenant de chapitres séculiers supprimés. Le bon ordre et l'intérêt public exigeaient que ces chartriers fussent réunis aux dépôts de l’Etat. Rogier admettait des exceptions pour des raisons particulières dans l'une ou l'autre localité, mais il était entendu que les chartriers laissés aux églises seraient classés, inventoriés et rendus accessibles au public.
L'arrêté organique des archives de l’Etat promettait une indemnité aux personnes qui feraient au gouvernement la remise de cartulaires, chartes et autres titres ayant appartenu aux corporations religieuses supprimées.
Invitation était faite au clergé belge et à ses chefs, d'employer leur influence auprès des membres encore vivants des anciennes corporations religieuses, pour les décider à se dessaisir en faveur de l’Etat, des cartulaires, chartes, diplômes et manuscrits provenant des dites corporations et qui pouvaient se trouver entre leurs (page 254) mains, et pour les engager à fournir les renseignements qui seraient à leur connaissance sur les documents de cette nature déposés en pays étranger.
Enfin, les administrations communales étaient invitées à publier aussi les inventaires de leurs archives.
Excellentes mesures qui devaient faire servir à l'instruction du pays et à la gloire nationale des richesses historiques trop longtemps négligées.
Rogier était en droit de dire que le gouvernement rendrait ainsi un service signalé aux lettres. Il faisait plus assurément que les gouvernements qui l'avaient précédé depuis trente-cinq ans, plus que l'on n'avait fait jusque-là dans les Etats voisins. On ne peut qu'applaudir aux sentiments patriotiques qui lui inspiraient ces phrases :
« … Il sera beau pour la Belgique d'avoir ainsi devancé les autres peuples dans la voie des travaux d'une utilité vraiment nationale ; de leur avoir donné des exemples que plus d'un peut-être s'empressera d'imiter. Et c'est par de tels actes que le Gouvernement né de la révolution de Septembre aimera toujours à répondre à ceux qui l'accusent d'être peu soucieux de ce qui intéresse la gloire du pays comme à ceux qui lui reprochent de ne pas favoriser les progrès de la civilisation et des lumières )... » (Note de bas de page : On l'accusait de faire de la réaction ! (Séance de la Chambre du 15 février 1833 : discours de M. De Robaulx.))
Il y avait un autre « travail d'une utilité vraiment nationale » et dont l'achèvement devait couvrir de gloire le ministre qui aurait le courage de le mener à bonne fin et la législature qui serait assez bien inspirée pour ne pas lui refuser les moyens d'exécution : c'était l'établissement du chemin en fer, qui le préoccupait de plus en plus. Des études préliminaires - sur lesquelles il y aura lieu de revenir - avaient abouti à un projet dont Rogier penchait à adopter les points principaux et qu'il allait (page 255) examiner plus en détail dans une réunion d'ingénieurs fixée au 15 mai.
Il en avait déjà entretenu le Roi - à en juger par cette lettre de Jules Van Praet (du 4 mai 1833) :
« Le Roi paraît croire qu'il sera nécessaire de faire des modifications à la direction projetée de la route en fer. S. M. serait d'avis que vous formassiez une commission d'enquête pour cet objet et que M. l'ingénieur Vifquain (adversaire du projet) pût en faire partie. M. Vifquain aurait même dès à présent d'utiles communications à vous faire à cet égard... »
A la date où Rogier recevait cette lettre, il n'exerçait plus ses fonctions ministérielles qu'en attendant que le Roi se fût prononcé sur la démission dont un vote regrettable de la Chambre avait imposé l'obligation à tout le cabinet.
L'opposition n'avait pas désarmé.
Les députés qui avaient renversé le cabinet au mois de novembre 1832 et qui avaient été fort dépités de le voir reparaître le mois suivant, s'étaient bien promis revanche. Le budget de la guerre leur en fournit l'occasion au mois d'avril 1833.
Les plus ardents, les moins impartiaux d'entre eux s'en prenaient injustement aux ministres de la lenteur énervante (il faut le reconnaître une fois de plus) avec laquelle les puissances agissaient pour le règlement des dernières difficultés.
L'entêtement où Guillaume se complaisait avec une habileté qui déconcertait nos plus adroits diplomates, était, aux yeux de l'opposition, le résultat des concessions ou de la faiblesse du cabinet. Le cabinet cependant n'en pouvait mais.
M. Thonissen constate d'ailleurs que la nation (page 256) supportait avec une vive impatience les désavantages d'une situation provisoire qui, après plus de deux années de souffrances et de sacrifices, semblait devoir se prolonger encore. L'acceptation des dix-huit articles du 26 juin 1831, celle des vingt-quatre articles du 24 octobre suivant, le siège d'Anvers et l'intervention armée des deux premières puissances de l'Europe avaient été successivement signalés comme terme final du différend hollando-belge. Toujours l'événement avait démenti les espérances ; toujours de nouveaux échanges de notes diplomatiques avaient été, dans la pensée des masses, les seuls résultats de l'intervention des puissances étrangères.
Se faisant en quelque sorte l'écho des plaintes et des récriminations de ces masses, M. Pirson proposa de ne voter le budget de la guerre que pour le premier semestre. M. De Robaulx fit une proposition presque identique.
La section centrale partagea cette manière de voir, non pas qu'elle voulût rattacher à cette espèce de vote conditionnel, comme l'avaient fait MM. Pirson et De Robaulx, une pensée de blâme à l'adresse du ministère, mais pour que la diplomatie étrangère sût bien que le Parlement belge était las d'attendre.
Telle fut du moins la signification que la section centrale déclara vouloir donner à son vote. Mais on nous permettra bien de douter que sa pensée de derrière la tête fût conforme à sa déclaration : les événements ultérieurs autorisent ce doute.
Quoi qu'il en soit, même avec cette signification, la proposition fut combattue par le ministère. Elle portait atteinte, disait avec raison M. Lebeau, à la prérogative royale et blessait la Constitution. Il fallait rejeter ou admettre le budget proposé par le ministre au nom du Roi, et non en voter la moitié, pour en ajourner l'autre moitié. La Constitution veut en effet que le budget et non une fraction du budget soit voté chaque année.
Le cabinet cherchait à éviter la crise qui se préparait, (page 257) tout en maintenant son système de politique extérieure. Il fut décidé que Rogier déposerait en son nom l'amendement suivant :
« Le budget de la guerre pour 1833 sera soumis à une révision lors du vote définitif du budget général des dépenses de l’Etat et fera partie de la même loi. »
Rogier, dans la défense de cet amendement, fit ressortir tout ce qu'il y avait de blessant pour les ministres dans la proposition Pirson, dont les commentaires de M. De Robaulx et de ses amis aggravaient d'ailleurs la portée.
On peut juger de ces commentaires par le passage suivant d'un discours de M. Fleussu :
«... Depuis la prise de la citadelle d'Anvers, qu'avez-vous fait pour presser les négociations ? Vous nous disiez alors que la prise de la citadelle était le premier pas dans l'exécution des vingt-quatre articles. A vous entendre, chacun de ces articles allait être exécuté contre le roi Guillaume par la force des baïonnettes. Quand donc se fera le deuxième pas ? Si, d'ici au mois de juillet, vous faites preuve de bonne volonté, si vous justifiez de quelques efforts capables de calmer l'impatience de la nation, vous pouvez compter sur les intentions de la représentation, et le budget sera continué par un simple vote ; mais si vous restez dans une quiétude fatale au pays, alors nous montrerons ce que nous voulons. L'armée, loin d'être réduite, sera augmentée s'il le faut, nous la maintiendrons dans tous les cas ; mais alors nous ferons tout ce que nous pourrons pour vous culbuter, et il n'y aura plus de ministère possible que celui qui ouvrira le chemin de l'honneur à notre armée. »
Rogier n'avait-il pas cent fois raison de dire, en réponse à de telles injustices, à des accusations aussi absurdes :
« … Le ministère ne peut accepter un vote dans lequel il ne verrait qu'une preuve de défiance et d'hostilité... Dans cette assemblée il est des membres qui reprochent au ministère son peu d'énergie, son ineptie. Le ministère a besoin de savoir si la majorité partage cette opinion... Placé sous une telle prévention, il ne peut diriger les affaires (page 258) intérieures ou extérieures du pays avec la fermeté et la dignité convenables... »
Quoique l'on ait trouvé trop de susceptibilité dans l'attitude de Rogier et de ses collègues, quoiqu'on leur ait reproché de ne pas s'être contentés de la déclaration, toute platonique, de non-hostilité formulée par la section centrale, nous estimons que le soin de leur dignité leur commandait de savoir une bonne fois à quoi s'en tenir sur les dispositions d'une Chambre aussi capricieuse. D'ailleurs, en acceptant la proposition de la section centrale, ils auraient paru ratifier ses appréciations vraiment offensantes pour le gouvernement français, qui venait de nous donner un puissant témoignage de sympathie.
La Chambre repoussa l'amendement de Rogier par 45 voix contre 28.
La proposition de la section centrale fut ensuite adoptée par assis et levé, ainsi que l'ensemble du budget - ce qui provoqua de la part d'un des membres qui s'abstinrent, M. Verdussen, l'explication suivante, dans laquelle la Chambre vit une insulte qu'elle punit d'un rappel à l'ordre :
« Je n'ai pas voulu dire oui, parce que je ne veux pas aider la nation à déclarer à ses amis et à ceux qui ne le sont pas, qu'elle veut le dénouement prompt de nos affaires. Quand une nation continentale de quatre millions d'âmes prononce, en face de l'Europe armée, le mot je veux, elle doit nécessairement s'appuyer de puissants alliés, sans quoi elle devient et mérite de devenir la risée du monde... Je ne veux pas faire jouer ce rôle ridicule à ma patrie !... »
L'incompatibilité d'humeur entre la Chambre et le ministère était bien accusée.
Le Roi regrettait fort de devoir accepter la démission de ses ministres, qui, immédiatement après le rejet de l'amendement de Rogier, avaient déposé leurs (page 259) portefeuilles. Par qui les remplacer ? Quels hommes d'Etat allaient substituer à la politique extérieure de Goblet et de Rogier une politique nouvelle ?
L'ancien ministre de l'intérieur, M. de Theux, fut chargé de former un nouveau cabinet.
Après avoir pendant plus de trois semaines essayé de toutes les combinaisons (Note de bas de page : Parmi les députés auxquels il offrit les portefeuilles figurait le rapporteur de la section centrale, M. Brabant.), imaginé toutes les modifications de politique possibles, il rendit au Roi ses pouvoirs en lui laissant entendre que le différend existant entre la Chambre et le cabinet démissionnaire ne pouvait être tranché que par une dissolution ; que c'était aux électeurs à dire s'il fallait courir les aventures avec les De Robaulx et les Pirson, ou s'il fallait continuer à patienter avec les Goblet, les Lebeau et les Rogier.
Le Roi se décida à dissoudre la Chambre.
Dans les considérants de l'arrêté de dissolution de la Chambre des représentants (28 avril 1833), les ministres n'eurent pas de peine à établir que cet appel au corps électoral s'imposait.
Dès l'ouverture de la session, des difficultés s'étaient élevées dans les rapports du cabinet avec la Chambre et avaient provoqué des offres de démission, que la couronne n'avait pu accepter faute d'une nouvelle combinaison ministérielle qui présentât des gages de stabilité.
Aux yeux du cabinet, les difficultés prenaient leur source dans la diversité des opinions sur la marche des relations extérieures. Depuis les dernières élections générales, il s'était accompli des événements importants qui avaient contribué à l'affermissement de l'indépendance de la Belgique et qui, sous ce rapport, méritaient d'être livrés à l'appréciation du pays.
Si c'est un des premiers principes du (page 260) gouvernement représentatif que le ministère soit d'accord avec la majorité parlementaire, il est indispensable aussi pour rendre l'administration possible, que cette majorité ne soit pas incertaine. Une adhésion douteuse à la marche du gouvernement paralyse l'action des ministres, sans offrir à la couronne les éléments d'une administration nouvelle.
L'arrêté de dissolution fixait les élections au 23 et au 30 mai. (Note de bas de page : Les électeurs des districts qui n'étaient pas chefs-lieux de province se réunissaient le 23 ; les électeurs des autres districts, le 30. Cette double date fut fort critiquée. Dans son « Histoire du gouvernement représentatif en Belgique de 1831 à 1848 », M. Ernest Van den Peereboom prétend que le cabinet avait voulu laisser aux ministres ou à leurs adhérents qui auraient échoué à la première élection, la possibilité de se faire nommer huit jours plus tard. Il n'a probablement pas tort).
A l'heure où la bataille électorale s'engageait, le cabinet obtenait un grand succès diplomatique. En réponse à la note que le général Goblet faisait notifier à la Conférence après la retraite de l'armée française, les plénipotentiaires anglais, français et hollandais signaient à Londres, le 21 mai, une convention qui, stipulant un armistice indéfini entre la Belgique et la Hollande, laissait à la première « les parties contestées du Luxembourg et du Limbourg jusqu'à la conclusion du traité définitif, l'affranchissait de l'obligation de payer sa part dans la dette commune du royaume des Pays-Bas, et débarrassait de leurs entraves la navigation de l'Escaut et de la Meuse ».
Un pas immense était ainsi fait. Certainement, nous n'étions pas encore « au bout de nos peines », pour nous servir de l'expression employée par Vande Weyer dans une (page 261) lettre à Goblet, mais nous obtenions « la reconnaissance virtuelle de notre indépendance politique ».
Si cette convention avait été connue plus tôt en Belgique, elle aurait probablement modifié plus d'un vote, ou tout au moins elle aurait décidé plus d'un journal à modifier le ton d'une polémique qui fut d'une âpreté singulière à l'endroit des ministres, « une polémique révolutionnaire », comme l'appelle M. Thonissen qui s'est assez longuement appesanti sur ces événements.
Malgré, dit-il, de nombreux et incontestables services rendus à la cause nationale, les ministres rencontraient des adversaires implacables dans toutes les catégories des partisans de la Révolution. Oubliant à la fois le siège d'Anvers, l'évacuation de notre territoire, le succès de nos diplomates et l'humiliation de la Hollande, bien des unionistes les accusaient de sacrifier aux cours du Nord les droits, les intérêts et la dignité d'un peuple libre. Egarés par les déclamations de la presse, une foule d'hommes sincèrement dévoués à la royauté nouvelle croyaient devoir combattre un ministère qu'on disait lâchement prosterné aux pieds des puissances étrangères.
Au milieu de ces calomnies, de ces dissidences, de cette irritation croissante des masses, les chances de l'opposition semblaient d'autant plus favorables, que même parmi les agents du ministère elle trouvait cette fois des appuis et des complices. Il fallut que le ministre de l'intérieur destituât deux commissaires d'arrondissement.
Les deux commissaires destitués par Rogier étaient MM. Desmet et Doignon. Le premier faisait à Alost une propagande violente contre un partisan de la politique du cabinet. Le second combattait de toutes ses forces à Tournai les candidatures du général Goblet et de M. Le Hon, qu'il réussit à faire échouer.
Nous n'aimons aucune espèce de destitution motivée par des raisons politiques et nous sommes bien tenté de blâmer (page 262) Rogier d'avoir recouru à cette mesure, qui provoqua d'ailleurs de grandes colères parmi l'opposition. Seulement, voyons les raisons qu'il invoquait à l'appui de sa détermination.
Il ne pouvait pas accepter, disait-il, qu’un fonctionnaire combattît le gouvernement « au moyen des relations dues à ses fonctions ». Il ne songeait pas à faire la moindre violence à l'opinion individuelle de ses subordonnés. En leur qualité d'électeurs, ils étaient parfaitement libres de voter pour l'homme qu'ils jugeaient le plus digne et il ne songeait pas à s'enquérir de leur conduite sous ce rapport. Mais il n'entendait pas qu'ils usassent contre le cabinet de l'influence que leur donnaient leurs emplois (Note de bas de page : Il est probable que c'est en conseil des ministres que fut résolue la destitution des deux commissaires d'arrondissement de Tournai et d'Alost, et qu'on fixa la conduite que les fonctionnaires auraient à tenir. Nous avons eu sous les yeux la copie d'une lettre écrite dans le même sens par M. Duvivier, ministre des finances par intérim, à un conservateur des hypothèques, M. D. de H., qui était accusé de mettre au service des adversaires du gouvernement l'influence que lui donnaient ses fonctions).
Considérons en effet qu'il s'agit ici de fonctionnaires purement politiques. Les commissaires d'arrondissement sont les agents immédiats de l'autorité supérieure : ils sont en quelque sorte les instruments d'exécution de ses actes.
Dans ces conditions, M. Desmet pouvait-il rester l'agent d'un gouvernement qu'il accusait en plein parlement de « lâches condescendances envers l'étranger ! » d'un gouvernement dont les paroles « nie lui inspiraient aucune confiance ! » et auquel il reprochait de « tenir la nation dans la fange du déshonneur ! » (Note de bas de page : » ... La paix armée ou, dans le langage de M. Goblet, la guerre d'attente nous coûte terriblement cher. Si nous devions encore vivre quelque temps avec une telle paix, assurément nous cesserions bientôt d'exister. C'est peut-être là le but de ceux qui dirigent nos affaires... Nos ministres savent-ils seulement à quel point en sont nos affaires ?... Je ne saurais me contraindre à avoir quelque confiance dans leurs paroles... Il est possible que, comme à la déplorable journée de Louvain, certaines personnes soient sans inquiétude et peut-être même satisfaites des événements... Le Gouvernement travaille à nous diviser pour faire mieux réussir ses prétentions à l'arbitraire. Il veut laisser la Belgique dans le marasme qui l'extermine... il alimente certaines vanités et beaucoup de cupidités tout en tenant la nation dans la fange du déshonneur... » (Discours de M. Desmet, mars 1833.)).
Etait-il tolérable que M. Doignon qui, par ses rapports continuels avec les administrations communales du Tournaisis, était à même d'imprimer aux élections la direction (page 263) qui lui convenait, acceptât une candidature en opposition ouverte avec le chef du cabinet dont il était le subordonné ?
Le gouvernement, disait le ministre dans son rapport au Roi, est dans le cas de légitime défense vis-à-vis de pareils agents. Il est de son devoir de se faire respecter et de conserver ainsi la considération sans laquelle il doit renoncer à administrer le pays, à protéger et à défendre ses intérêts à l'intérieur et à l'étranger. Rogier citait, à cet égard, une phrase du ministre des affaires étrangères en France : « On ne peut être à la fois dans la garnison de la place et à l'étranger. Il est impossible de jouer deux rôles à la fois !... »
MM. Desmet et Doignon eussent dû comprendre que leur dignité leur commandait de ne plus rester les hommes de confiance d'un ministère dont ils réprouvaient violemment les actes et dont la politique leur paraissait désastreuse pour le pays.
La dissolution provoqua un formidable déchainement de colères impuissantes. [Il n'est pourtant pas possible d'admettre que MM. Gendebien et Dumortier, qui étaient à la tête de l'opposition, se fissent assez illusion sur l’Etat du pays pour croire qu'ils pourraient arriver au pouvoir et rompre tous les rapports avec la Conférence de Londres en lançant l'armée sur la Hollande aux risques de replonger dans le néant la Belgique indépendante. Donc, si Rogier, Lebeau, Goblet, faisaient un appel au pays contre ces (page 264) esprits aventureux, c'est bien qu'ils s'y voyaient forcés, dans l'impuissance manifeste où ils étaient de se détacher du boulet qu'ils avaient à traîner.
Et l'opposition les accusait d'avoir feint seulement de se retirer et de vouloir se maintenir envers et contre tous ! Eux, ces dignes parlementaires naissants, sortis de l'école de la presse pour balayer d'abord un régime abhorré, puis pour construire un édifice nouveau en appliquant tous leurs principes ! Eux qui, développant modestement les motifs de l'arrêté de dissolution, disaient le 2 mai dans un article du Moniteur : « Nous reconnaissons des premiers la part qu'il faut faire à notre inexpérience du véritable gouvernement représentatif ; tous sans doute, pouvoir et Chambres, nous avons beaucoup à apprendre pour la pratique de nos nouvelles institutions... »
Le ministère s'était en effet décidé à parler au pays par la voie du Moniteur. Il disait ce qu'il voulait et pourquoi il combattait la réélection de ceux qui n'étaient pas plus modérés que MM. Desmet ou Dumortier. (i>Note de base de page : Sa volonté se heurtait souvent aussi à des refus qui le contrariaient fort. Dans l'intérêt de la chose publique, le Roi avait voulu envoyer M. de Stassart au gouvernement d'Anvers. Sur la résistance, assez inexplicable, de Stassart, Rogier lui écrit le 14 mai : « Je ne vous dissimule pas que le Roi avait compté sur plus de dévouement. Ce ne sera qu'avec beaucoup de peine que je pourrai défendre auprès de Lui un refus d'autant moins attendu qu'il repousse un arrangement qui vous rapprochait évidemment d'une situation par vous-même sollicitée... ») Les anciens polémistes du Mathieu Laensbergh, Lebeau et Rogier, sont là sur leur terrain. C'est bien le rédacteur du Manuel électoral de 1828, l'ancien organisateur des luttes unionistes de 1829 et de 1830, qui écrit ceci :
« Le sentiment qui prévaut dans le pays, c'est la crainte que le traité du 15 novembre ne soit pas loyalement exécuté. Il y a de graves raisons de croire que l’Etat moral de la Belgique n'est pas aujourd'hui ce qu'il était en août 1831 ; que (page 265) la foi dans l'avenir du pays a remplacé le découragement général alors ; qu'à une fâcheuse indifférence politique a di succéder l'intérêt que porte chaque classe de la société aux affaires publiques qui sont les affaires de chacun ; qu'il est dès lors rationnel d'appeler le pays à exprimer, par la voie d'une élection générale, des vœux qui ne peuvent être qu'imparfaitement révélés par une élection partielle.<
« A notre avis, les questions que les électeurs attachés à la nationalité belge devraient poser à leurs candidats sont celles-ci : Etes-vous du parti modéré ? Catholique ou libéral, peu m'importe, vous aurez ma voix. Etes-vous du parti exalté ? Catholique ou libéral, peu m'importe, vous n'aurez pas ma voix. L'exaltation est excellente pour faire une révolution : mais la modération seule en assure les fruits et cicatrise les plaies. La sape ne sert point à deux fins. Après elle, la règle, le compas et l'équerre. Le parti modéré vote l'élection de Léopold, les 18 articles et les 24 articles ; il cultive l'alliance de la France et de l'Angleterre, conjure la restauration ou le partage, et prévient, par sa fermeté éclairée, une catastrophe qui eût fait de l'indépendance belge le rêve d'un jour... »
« Nous voulons des hommes énergiques et non pas des esclaves », répondaient les journaux radicaux, qui redoublaient leurs attaques et leurs violences en raison directe du calme et du sang-froid que Rogier apportait dans la discussion.
La presse radicale n'était pas la seule que Rogier eût à combattre.
Les journaux orangistes faisaient rage : au premier rang le Messager de Gand. Ce journal, dont les autres feuilles dévouées à Guillaume reproduisaient avec empressement les audaces et les outrages, « affectait de braver toutes les haines ». On n'a pas de peine à comprendre que des troubles sérieux aient éclaté à Gand, à Anvers et à Bruxelles, quand on lit les échantillons que voici de la polémique du Messager :
« La révolution, qui a soulevé toutes les basses passions, provoqué tous les monstrueux appétits de la canaille, est (page 266) en fonds pour tous les crimes et tous les assassinats du monde... La Chambre est une assemblée d'idiots nommés par des idiots à charge de représenter la partie idiote de la nation... Dans le gouvernement, il n'y a pas autre chose qu'une lutte ouverte entre la Cour et l'Eglise, c'est-à-dire entre des intrigants et des imbéciles, deux races domestiques également méprisables, dont l'une rampe au palais et l'autre à la sacristie... Le roi Léopold, usurpateur fainéant, vampire couronné, est un commis-voyageur électoral au profit du cabinet Lebeau. Il n'aura pour l'entretenir que des coupe-jarrets devenus courtisans serviles, des bandits qui ont passé de l'assassinat à l'escroquerie, des jacobins qui, sortis de la boue des carrefours, s'honorent aujourd'hui de la poussière des antichambres, des hommes sans portée, sans lumière, sans probité... » (Note de bas de page : Le Messager écrivait ces lignes au commencement du mois de mai, à l'occasion d'un voyage fait par le Roi dans les Flandres. Le langage insultant de ce journal semblait ne pas déplaire aux familles les plus influentes de la société gantoise. « Le Roi s'étant rendu au théâtre, la plupart des loges, retenues depuis la veille, restèrent vides pendant toute la durée de la représentation, tandis que le lendemain elles furent garnies d'une foule élégante et parée. » (La Belgique sous Léopold Ier, III, p.5.))
Dans ce débordement d'injures, on ne respectait pas même la noble fille de Louis-Philippe qui avait uni son destin à celui de Léopold !!
Quant aux ministres, nous laissons à deviner jusqu'où pouvait aller à leur endroit le délire de gens qui s'abaissaient à insulter une femme. (Note de bas de page : Les violences étaient telles que le ministre de la justice alla presque jusqu'à justifier, tout au moins à excuser le sabre de s'en faire le juge : « Est-il étonnant qu'en présence d'attaques aussi dégoûtantes et si prolongées et constamment impunies, quelques officiers n'aient pu voir sans indignation l'honneur du chef de l'armée indignement outragé, et le nom d'une jeune femme, plus intéressante encore par ses vertus que par son rang, mêlé à ces turpitudes !... »)
Presque à la veille des élections et comme pour (page 267) compliquer les difficultés d'une situation déjà si troublée, l'incurie, ou tout au moins le manque de tact, de l'administration communale d'Anvers amena dans cette ville des désordres d'une certaine gravité à l'occasion de l'installation d'une société : La Loyauté, créée par des orangistes fanatiques. Il importait d'en empêcher le renouvellement, et en même temps de veiller à ce que les colères provoquées dans les Flandres par la presse antinationale ne dégénérassent point en guerre civile ; car déjà à Gand et à Bruges les officiers parlaient ouvertement de venger le chef de l'armée et la Reine si odieusement insultés.
Rogier, en sa qualité de ministre de l'intérieur, envoya aux Gouverneurs de province cette circulaire, datée du 23 mai :
« Les désordres qui ont eu lieu à Anvers dans la soirée du 21 de ce mois, à l'occasion de l'installation de la société dite La Loyauté, commandent à l'autorité de redoubler de vigilance et de fermeté pour comprimer l'effervescence des masses et prévenir le retour de semblables excès.
« Le gouvernement n'ignore pas les causes de l'irritation populaire, mais il a le devoir et la volonté de protéger contre les effets de cette irritation ceux-là même qui la provoquent par de coupables imprudences.
« Armé du secours des lois, il y trouvera assez de force pour combattre des ennemis trop faibles pour être craints. Il ne faut pas que l'apparence même de la persécution relève du discrédit profond où elle est tombée une cause perdue. Il ne faut pas que la Révolution belge, si généreuse dans ses jours de victoire, compromette par de déplorables excès son caractère de modération, aujourd'hui que son triomphe est pour toujours assuré.
« Tous les actes attentatoires à la sûreté des personnes et des propriétés garantie par la Constitution, sont hautement condamnables aux yeux du gouvernement, qui doit mettre autant de prudence à les prévenir que de fermeté à les réprimer. »
La circulaire, fond et forme, est assurément réussie : elle produisit une excellente impression. Sans doute, l'effervescence ne se calma pas immédiatement, les élections surexcitant les esprits ; mais on ne vit pas se (page 268) renouveler la scène du 23, où deux orangistes avaient été l'objet de sévices graves et où la maison de l'éditeur du journal orangiste Le Commerce avait été dévastée.
Rogier fut réélu à Turnhout, en dépit de tous ceux, orangistes et autres, qui exploitèrent contre lui avec une rare habileté la disposition du projet de loi sur la milice qui déplaisait si fort au clergé.
Son collègue Denef lui écrit le 3 mai :
« ... Connaissant votre sincérité, votre loyauté, votre patriotisme, votre attachement à notre bien-aimé souverain, votre vif désir de maintenir notre nationalité avec toutes nos libertés civiles et religieuses, et toutes vos autres belles qualités, et sachant que vous avez agi de bonne foi, je suis peiné de m'apercevoir que quelques malintentionnés et anticatholiques même se sont servis du projet de loi sur la milice pour vous nuire dans l'esprit de nos bons Campinois... »
Le comte de Mérode, qui mit en campagne ses amis de l'arrondissement pour le succès de la candidature de son collègue, lui envoya une lettre du bourgmestre de Westerloo (en date du 14 mai) où nous lisons :
« M. Denef est venu me voir... Nous ne négligerons rien pour éclairer les électeurs que l'on ne cesse d'indisposer contre M. Rogier. Votre chère lettre nous sera fort utile à ce sujet.
« Ce qui est le plus extraordinaire dans cette affaire, c'est que les libéraux, les mauvais catholiques et orangistes ne cessent de parler de ce malheureux projet de loi sur la milice. Vous éliriez, disent-ils, vous catholiques, un député qui a voulu faire marcher vos séminaristes, et qui plus tard fera exercer sur la place vos curés comme gardes civiques ; etc., etc... »
La cause unioniste comptait toujours beaucoup d'adhérents à Turnhout. Ils firent triompher la candidature de Rogier auquel, au dernier moment, ses adversaires ne trouvèrent pas à opposer un candidat sérieux. Sur 540 votants, Rogier obtint 459 suffrages ; son collègue Denef, 518.
(page 269) Si ce ne fut pas une victoire complète que remporta le cabinet, puisque deux de ses membres les plus distingués, Lebeau et Goblet, battus à Huy et à Tournai le 23, ne purent rentrer au Parlement que grâce aux Bruxellois qui avaient été appelés à voter le 30, si l'on peut dire même que dès ce moment-là il avait du plomb dans l'aile, il n'en est pas moins vrai que les forces de l'opposition se trouvaient considérablement diminuées.
On en eut la preuve lors de la discussion de l'adresse en réponse au discours du trône.
L'opposition avait fait flèche de tout bois. Les troubles d'Anvers dont nous avons parlé plus haut ; certaines violences commises à Gand par des officiers de cavalerie (avec l'assentiment en quelque sorte du général Magnan) sur des journalistes qui avaient dépassé toute mesure dans leur hostilité à la famille royale ; des articles de journaux ministériels dont on voulait rendre les ministres responsables ; la destitution des commissaires d'arrondissement Desmet et Doignon, qui devaient peut-être d'avoir été réélus à ce que l'on appelait « le martyre de la persécution » (Note de bas de page : M. Lefebvre, commissaire d'arrondissement à Alost, écrit le 24 mai à Rogier que « les curés de campagne sont tombés sur la ville comme de véritables ennemis de la saine raison et ont renversé tout ce qui avait été fait pour procurer au gouvernement des représentants modérés... Impossible de lutter contre ces messieurs, qui ont trop de pouvoir sur les paysans... » Le projet de loi sur la milice avait fait beaucoup d'adversaires au ministère dans le pays d'Alost comme ailleurs. C'était un titre aux sympathies du clergé, que d'avoir été révoqué par l'auteur de ce projet) ; quelques dispositions du traité du 21 mai dont les ultra critiquaient injustement la portée ; telles avaient été les armes dont s'étaient servis successivement MM. H. De Brouckere, Dumortier, Lebeau, Desmet, Angillis.
(page 270° Et avec quelle exagération de parti pris, quelle violence souvent ! Ecoutez plutôt :
« Le traité du 21 mai n'est qu'un acte qui nous embourbe dans un provisoire ruineux pour la Belgique. » (Discours de M. Angillis.)
« Les ministres ont fait semblant de se retirer le 27 novembre 1832... La dissolution est un coup d'Etat. Le gouvernement n'a rien fait en présence des troubles... Un journal dont les ministres et un secrétaire général au ministère sont les rédacteurs et les actionnaires... (Note de bas de page : M. De Brouckere faisait allusion à L'Indépendant : en quoi il avait tort et on le lui prouva à la séance même) A Anvers, on a laissé piller, on a laissé assassiner... on a laissé massacrer. Le gouvernement n'a rien fait parce qu'il espérait effrayer le public par des scènes de désordres, comme il avait effrayé le public par des destitutions. » (Discours de M. H. De Brouckere.)
« De sales et plats moyens ont été employés par le ministère pour influencer les élections ; aucun n'a été épargné, tous étaient bons ; Machiavel a été épuisé et souvent on l'a amplifié... Deux mois ont été depuis la dissolution employés à toutes sortes de manœuvres et d'intrigues qui ont été portées à un tel excès qu'on se croyait encore sous les Guillaume, les Van Maanen et les Bagnano. » (Discours de M. Desmet.)
« Il y a eu d'autres instigations, d'autres provocations que celles des journaux orangistes : il y a eu celles d'un journal qui est sous l'influence ministérielle... Nous avons eu des émeutes parce qu'il fallait effrayer les populations par des menaces d'anarchie... » (Discours de M. Gendebien.)
« Le système des destitutions est un système à la Van Maanen. L'honneur national a été compté pour rien par le ministère lors de l'intervention française. Les services que ce ministère a rendus au pays peuvent se résumer ainsi : à l'extérieur, les droits du pays indignement abandonnés, nos braves réduits au rôle le plus humiliant ; à l'intérieur, destitutions, brutalités, vengeances, corruption (page 271) par la crainte, corruption par la violence... le régime du sabre et du pillage substitué à celui de la loi... Jamais la Chambre ne sanctionnera par une lâche complaisance cette série d'iniquités... Nous ne donnons pas notre appui à une conduite flétrissante et qui a déjà trop longtemps pesé sur le pays. » (Discours de M. Dumortier.)
A tant d'injustices et de violences, Rogier et Lebeau, Goblet et Devaux opposèrent le langage de la froide raison ; la majorité de la Chambre approuva la politique ministérielle.
Un amendement de l'opposition, qui impliquait un blâme relativement à la dissolution et aux destitutions, fut écarté par 54 voix contre 37 et l'ensemble de l'adresse fut voté par 76 voix contre 14.
A la fin de l'avant-dernière des six séances très mouvementées que la Chambre consacra à cette discussion de l'adresse, il s'était passé un incident qui devait avoir des conséquences graves pour Rogier.
Le Moniteur du 26 juin reproduit ainsi cet incident :
« Après le discours de M. Devaux (Note de bas de page : Un des meilleurs qu'il ait prononcés, et dont le succès aura apparemment surexcité les colères de l'opposition), plusieurs membres se lèvent et crient : A demain ! il est quatre heures.
« M. de Mérode. Si nous faisons nos séances si courtes, nous ne terminerons pas nos travaux.
« Un membre. - Vous trouvez la séance courte parce que vous ne faites que d'arriver.
« M. Gendebien. - Un membre nous reproche de faire peu de chose et il vient d'arriver à la séance. Celui qui vient de parler (M. Devaux) n'avait pas paru ici depuis six mois : il a parlé pendant deux heures, on peut bien remettre à demain pour lui répondre.
« M. de Mérode. – J'ai toujours été exact dans mes fonctions, mes collègues peuvent me rendre cette justice. Si j'ai été absent pendant huit jours, c'est par suite de circonstances que je ne pouvais prévoir.
(page 272) « M. Devaux. L'honorable M. Gendebien me reproche d'avoir été absent pendant six mois : c'est ma santé qui est cause de cette absence. Mais comme je suis dévoué à mes opinions, je suis venu pour les soutenir. Mes paroles me coûteront cher par la fatigue que j'ai éprouvée.
« M. Gendebien. - C'est que l'honorable membre écrivait dans L'Indépendant pendant son absence.
« M. Devaux. - C'est une calomnie !
« M. le Ministre de l'Intérieur. - C'est une calomnie. (Bruit dans l'assemblée. La plupart des membres ont quitté leurs places.)
« M. Gendebien. - Je demande la parole pour faire remarquer à l'assemblée que M. Devaux a dit que c'était une calomnie : je serai modéré ici, mais je conserve tous mes droits pour le dehors. (Le bruit augmente.)
« M. Devaux. - Quand une interpellation aussi imparlementaire a été faite, que j'ai écrit dans un journal pendant mon absence, j'ai répondu avec un mouvement d'indignation dont je n'ai pas été maitre et dont j'accepte toutes les conséquences.
« M. le Président. La séance est levée.
Quelques instants après, Rogier, surpris apparemment que Gendebien n'eût pas mentionné son nom dans les derniers mots prononcés à la séance, lui écrivait :
« Bruxelles, 24 juin, 4 heures et demie.
« Monsieur, il entre peut-être dans vos intentions de vous adresser à mon ami M. Devaux avant de vous adresser à moi. Je crois avoir droit à la priorité, le propos de mon ami ayant été relevé et répété par moi de manière que toute l'assemblée l'entendit... »
Le 25 juin se passa en pourparlers entre les témoins des deux parties, des trois parties pour mieux dire.
Le Moniteur mentionne que Rogier, Devaux et Gendebien ont pris part ce jour-là au vote sur l'amendement de l'opposition et sur l'ensemble de l'adresse au Roi. Il mentionne également ces mots de Rogier : « Messieurs, après la discussion des crédits provisoires, les ministres appellent votre attention sur le projet de loi concernant les péages et sur celui relatif à la grande communication de la mer et de l'Escaut à la Meuse et au Rhin, qu'ils vous présentent comme urgent... »
(page 273) A l'heure où il parlait avec un si grand sang-froid des travaux de l'avenir, Rogier n'était pas même sûr du présent. Sa rencontre avec Gendebien était décidée. L'arme choisie par l'offensé était le pistolet, et Gendebien tirait admirablement.
Donnons ici la parole à Rogier lui-même. (Notes et Souvenirs.)
« Duel avec Gendebien. Singulière confidence qu'il me fait dans le bois de la Cambre (Note de bas de page : Nous n'avons trouvé nulle part de renseignements sur cette « singulière confidence »). Le premier jour, mes témoins étaient Lebeau (le médecin) et Goblet ; Gendebien avait Fleussu et M. de Brouckere. Devaux arrive dans le bois et déclare qu'il prétend se battre pour son compte. On se sépare sans rien décider.
« Le lendemain, pour échapper à ses sollicitations et décidé à en finir, je prends rue de la Loi deux des officiers de mon ancien bataillon, de Behaut et Lochtmans. Ce dernier, chemin faisant, se jette dans mes bras en pleurant. Singulier encouragement.
« Je tire le premier sur Gendebien sans le viser, non par émotion mais par un sentiment d'humanité.
« Je tombe la face en avant, en disant : « Je ne l'ai pas visé. » C'était comme un fort coup de fouet reçu.
« Je ne perdis pas connaissance. Dents et plomb aplatis furent recueillis par le médecin Vanderlinden. Je fus reçu dans la maison de Niellon (ou Bériot). Devaux vient à ma rencontre et me dit d'un ton de reproche que je venais de donner du prestige à cet homme (Gendebien). Le Dr Lebeau en me voyant percé à la joue me dit que je suis né coiffé.
« Je me fais transporter rue de l'Observatoire (Note de bas de page : Elle porte aujourd’hui le nom d’avenur Galilée) [en ma maison que j'occupe encore]. Désespoir de la mère. Oncle de Cambray. Grande affluence de visiteurs. Lettre anonyme : « Misérable, pourquoi t'a-t-il manqué ? »... (Ici un mot illisible) du Dr Vanderlinden. Gonflement à la langue et hémorragie. Sondage par Graux. Il en fait sortir une dent cassée en deux et qui y avait séjourné près de 15 jours. La guérison suit de près. Je vais m'établir à Tervueren... Convalescence. »
Rogier reçut de nombreux témoignages de sympathie à (page 274) l'occasion de cet incident dont l'issue avait failli être mortelle. Il lui en vint de tous les groupes politiques - sauf des orangistes - et de toutes les classes de la société : c'est ce que nous avons pu constater par l'examen de la liste des personnes qui s'étaient inscrites chez lui et qui firent quotidiennement prendre de ses nouvelles jusqu'au jour où il entra en convalescence. Le Roi et tel humble soldat de la compagnie liégeoise de 1830 ; des ouvriers et le premier président de la cour de cassation ; à côté d'un membre irréconciliable de l'opposition, un ami de la première heure. La Reine des Français, Marie-Amélie, qui venait d'arriver à Bruxelles pour assister à l'accouchement de sa fille, envoya chez lui le comte de Montesquiou, son premier chambellan.
Des différentes villes du pays les lettres affluèrent, le félicitant de son courage, compatissant à ses ennuis, lui recommandant, le suppliant même de ne plus risquer une vie si précieuse à la nation.
M. de Stassart lui écrit de Namur le 27 juin : « Tous les hommes d'honneur applaudissent à votre noble conduite » : il espère au moins que la blessure n'aura pas des suites fâcheuses. Un de ses cousins, l'officier François « quoique n'étant pas tout à fait de son opinion », lui demande de vouloir bien se ménager dans l'intérêt de la nation. Son ami Albert Grisar (celui qui devait se faire une belle carrière dans la composition lyrique) lui exprime des sentiments très affectueusement dévoués. Un bourgmestre inconnu souhaite « qu'il puisse reprendre bien vite l'administration des affaires pour le bonheur et la tranquillité de la patrie ». Le professeur de l'université de Gand, Warnkoenig dit : « Il faut espérer que votre dévouement aura mis fin à ces fougueuses sorties si déplacées dans les assemblées délibérantes. »
(page 275) L'espoir ne se réalisa pas. On devait voir, et avant qu'il fût longtemps, des débats plus déplorables encore à la Chambre.
A peine rétabli, Rogier s'était remis à la besogne avec une nouvelle ardeur.
Parallèlement avec ses études sur le chemin de fer, il mène des travaux d'un genre tout différent.
Enumérons les principaux :
L'établissement à Bruxelles d'un jury médical neutre destiné à la création des docteurs en médecine ; l'institution d'une croix de fer destinée à récompenser les services rendus pendant la Révolution : des innovations dans le programme des fêtes de septembre ; une enquête sur les biens des fabriques d'église, au sujet desquels MM. Brabant et Dubus avaient fait une proposition qui n'était pas de nature à satisfaire tous les unionistes ; des mesures de surveillance pour empêcher le renouvellement à Anvers des troubles du mois de mai ; les récompenses à accorder aux artistes, indigènes ou étrangers, qui avaient contribué au succès de l'exposition des beaux-arts de 1833 ; la question de l'organisation d'un service d'une utilité primordiale, le service de l'hygiène publique, ou malheureusement il devait se heurter au mauvais vouloir des amis de l'économie mal entendue ; la réforme du service des poids et mesures ; l'examen des problèmes si difficiles que soulevaient la loi communale et la loi provinciale, qui étaient toujours en gestation ; un projet de loi sur l'instruction publique donnée aux frais de l'Etat.
Nous nous contenterons de donner quelques renseignements, naturellement inédits, sur un ou deux de ces travaux, avant de nous occuper, d'une façon toute (page 276) particulière, du plus important de tous : du projet de chemin de fer.
Les professeurs de l'école de médecine de Bruxelles, dans une lettre du 21 juillet 1833, avaient sollicité la création à Bruxelles d'un jury de médecine. Parmi eux figuraient MM. Graux, Guillery, Van Mons, Tallois, Seutin, les futurs professeurs de l'université de Bruxelles, les sommités de l'art médical.
Ils disaient que l'arrêté du 25 septembre 1816 portant organisation de l'enseignement supérieur, n'avait été que le prélude d'un système destructif des sciences et des progrès des lumières. Les arrêtés et les règlements qui s'étaient succédé sur la matière n'avaient fait que réaliser leurs craintes. Les vices, les abus, les entraves qui en étaient résultés demandaient un prompt remède. En ce qui concernait leur compétence, les signataires sollicitaient le prompt établissement d'un jury médical neutre à Bruxelles. Il ne fallait pas que les intérêts généraux fussent plus longtemps sacrifiés aux intérêts privés de Louvain et de Gand. Le jury neutre donnerait au gouvernement toutes les garanties d'impartialité et de sciences voulues. Ce serait le seul moyen de faire renaitre la confiance de la nation dans l'enseignement médical belge : ce serait le seul aiguillon qui imposerait à l'étudiant l'obligation de s'instruire. L'établissement du jury, en dégrevant les parents d'une partie des frais de l'enseignement, garantirait aussi au trésor la rentrée de fortes sommes, sans qu'il lui en coûtât la moindre dépense. Il compléterait la liberté de l'enseignement en conférant l'initiative des opérations au pouvoir exécutif. Il ferait marcher l'enseignement avec le progrès de la civilisation. Sans doute, une législation spéciale sur l'enseignement était en projet, mais elle se ferait probablement encore désirer longtemps (page 277) et l'intérêt de la science médicale ne permettait pas d'attendre.
La demande de l'école de médecine de Bruxelles soulevait de graves problèmes.
Comme conséquence rigoureuse de la liberté de l'enseignement, Rogier admettait le principe des jurys d'examen libres de toute influence gouvernementale, pour les divers grades académiques. Une mesure générale dans ce sens lui paraissait hautement désirable dans l'intérêt des études. Mais l'application partielle et spéciale de ce principe, si équitable lorsqu'on le généralise, ne pouvait qu'augmenter le désordre qui régnait alors dans tout le système universitaire. Un remaniement complet de ce système était devenu indispensable.
Plusieurs écoles spéciales de médecine existaient dans quelques grandes villes, en même temps que les facultés de Gand et de Louvain qui seules avaient le droit de créer des docteurs. Les écoles spéciales ne pouvaient former que des officiers de santé pour l'armée et le plat pays. Lorsqu'on réfléchit que la cause de cette différence provenait de ce que les connaissances acquises dans les facultés universitaires étaient supposées plus étendues que celles des officiers de santé, on est révolté d'une pareille mesure qui semblait présenter la vie des soldats et des habitants de la campagne comme moins précieuse à l'Etat que celle des habitants des villes. En effet, les élèves sortant des écoles spéciales étaient généralement beaucoup moins instruits que ceux des universités. Il fallait faire une exception pour les élèves de l'école de Bruxelles, qui, réorganisée sur un vaste plan grâce aux soins de l'administration des hospices, pouvait lutter avec égalité contre les facultés officielles.
L'administrateur de l'instruction publique, M. Lesbroussart, le déclare dans un rapport à Rogier : les pétitionnaires avaient tous des titres des plus recommandables ; leurs élèves étaient, à n'en pas douter, aussi (page 278) capables de répondre aux examens que ceux de leurs concurrents de Louvain et de Gand. Mais si l'on accordait à l'école de Bruxelles l'avantage qu'elle sollicitait, celles d'Anvers et de Bruges réclameraient. En refusant de faire droit à leurs réclamations, on serait suspect de partialité envers un établissement situé dans la capitale. Déjà d'ailleurs les professeurs de Gand avaient protesté à l'avance contre une disposition qui serait préjudiciable à leurs intérêts au point de vue du revenu éventuel, et il faudrait les indemniser. Les professeurs de Louvain avaient dit, eux, qu'en cas d'adoption de cette mesure, ils demanderaient leur retraite : le gouvernement aurait de grandes dépenses à supporter du chef de leurs pensions.
Rogier, considérant comme bonne et logique la mesure demandée par l'école de médecine de Bruxelles, fut d'avis, toutefois, de la généraliser en l'appliquant également aux examens des autres facultés. La loi sur l'enseignement qu'il comptait déposer très prochainement, règlerait cette question... mais lui laisserait-on le temps de la faire ?
L'opposition venait de trouver à charge du ministère un nouveau grief qu'elle exploita avec une acrimonie sans exemple.
Le 17 juillet, M. De Robaulx interpella le ministre de la justice au sujet de l'extradition de deux étrangers. Il fut établi qu'en ce qui concernait l'un des deux il n'y avait aucun reproche à faire au gouvernement : il s'agissait d'un Prussien condamné pour vagabondage et reconduit à la frontière après sa condamnation. L'autre cas était plus grave : le ministre avait commis un acte inconstitutionnel, en livrant au gouvernement français, sans y être autorisé par une loi, un négociant français, L., condamné pour banqueroute (page 279) frauduleuse. La discussion fut des plus vives. M. Lebeau prétendit que le droit d'extradition dérivait du droit d'expulsion. Toutefois, il se déclara prêt à présenter un projet de loi en matière d'extradition, et il s'exécuta sans délai.
Seulement, avant que ce projet fût venu en délibération, un orage formidable éclata à la Chambre.
M. Gendebien déposa le 14 août une demande de mise en accusation contre Lebeau pour attentat à la liberté du sieur L. et, par suite, d'attentat à la Constitution. Au fond, ce fut moins le procès du ministre de la justice que le procès du cabinet qui se plaida dans cette circonstance. Plus âpre que jamais contre des hommes dont la politique patiente et mesurée déplaisait à son audace aventureuse, Gendebien finit par élever le débat bien au-dessus de l'incident du banqueroutier français extradé. Pour lui, Lebeau et ses collègues étaient responsables des difficultés de la situation (Note de bas de page : Gendebien, dont les sympathies pour la France étaient des plus vives, accusait Lebeau de vouloir « anglogermaniser la Belgique »). C'était à cause d'eux que les contributions avaient doublé, que le budget de la guerre avait doublé ses dépenses...
«... Des emprunts ont compromis notre avenir ; les charges résultant des logements militaires sont devenues insupportables ; l'agriculture et l'industrie sont privées des bras qui leur sont nécessaires ; et un statu quo devenu systématique vous menace dans votre indépendance, vous menace jusque dans votre existence mème ! Voilà, messieurs, les titres du sieur Joseph Lebeau à votre indulgence ! Non ! point d'indulgence... ( 2 ) ». (Note de bas de page : « Si, disait-il, quelques membres avaient hésité à adhérer à sa proposition de mise en accusation, c'est parce qu'ils avaient cru à la bonne foi du ministre...» [Et lui qui niait la bonne foi de Lebeau, venait d'exiger une réparation par les armes pour un mot de Devaux et de Rogier s'appliquant à un bruit public rapporté à la tribune !]
Et tout cela, comme on l'a fait remarquer, parce que M. Lebeau avait cherché le droit d'extradition là où sous l'Empire, sous le gouvernement des Pays-Bas, sous le gouvernement provisoire, on l'avait toujours cherché !
(page 280) Car il fut prouvé, au cours de la discussion - et ce ne fut pas à la satisfaction de Gendebien - qu'à l'époque où lui-même remplissait les fonctions de ministre de la justice sous le gouvernement provisoire, deux forçats qui s'étaient réfugiés dans les rangs de l'armée belge, avaient été livrés à la police prussienne.
Cinquante-trois voix contre dix-huit repoussèrent la demande de mise en accusation.
L'esprit inventif de Rogier se donna carrière à l'occasion des fêtes de septembre, dont il était appelé à rédiger le programme pour la première fois. Un concert donné au Waux-Hall par les musiques de l'armée sous la direction de M. Fétis, des courses de chevaux dans les prairies de Schaerbeek-Haeren et l'exposition des beaux-arts obtinrent un réel succès.
L'exposition surtout attira la foule. On put se convaincre que l'amour des arts était « toujours vif en Belgique et qu'il y avait des artistes animés de ce feu sacré qui produit les grandes choses » (Rapport au Roi). Notre école, sans sortir du pays, s'était mise au courant des progrès de l'art. Le Salon avait été pour elle un « foyer d'émulation et d'inspiration nouvelles ». Il appartenait maintenant au gouvernement de lui donner des encouragements. Deux peintres lui étaient désignés par les suffrages mêmes de leurs confrères : Wappers et Verboeckhoven. Sur la proposition de Rogier, le Roi les nomma chevaliers de son ordre. Pareille distinction fut accordée à deux artistes étrangers, John Martin et Gudin, dont la Chute de Ninive et les Marais Pontins s'étaient partagé les suffrages du public.
Le succès de l'exposition des beaux-arts engagea Rogier à entamer l'étude d'une autre exposition, bien plus vaste (page 281) une exposition universelle des produits de l'industrie. Le temps lui manqua pour réaliser ce projet pendant son premier ministère.
Dans le but aussi de développer les arts, et avec eux les lettres et les sciences, Rogier prépara dès ce moment la réorganisation de l'Académie royale.
La clôture de la session extraordinaire de 1833 - qui se termina par le vote d'un crédit pour la confection de médailles ou croix de fer destinées aux héros de la Révolution - coïncida avec de nouvelles tentatives de désordre à Anvers.
Pendant les premiers jours d’octobre, des imprimés contenant la liste nominative des membres de la société La Loyauté avaient circulé dans les cafés et cabarets de la ville ; ils se vendaient même à un prix modique. Dans la matinée du 8, il en fut affiché un, entre autres, sur le mur de l'hôtel du Gouvernement. Pendant que la Régence délibérait sur la question de savoir si elle donnerait l'ordre à la police d'arracher cette liste qui était une véritable provocation (Note de bas de page : Le greffier des Etats de la province, d'Egremont, écrit à Rogier le 10 : « ... Il fut reconnu que, vu le rassemblement très considérable qui se pressait déjà autour de cette liste et qui n'a fait qu'augmenter pendant la journée, ce serait exposer peut-être la vie de l'agent qui aurait été chargé d'arracher cette liste et exciter immédiatement des mouvements très sérieux pour lesquels on n'était nullement préparé... »), des rassemblements tumultueux s'étaient formés. Des carreaux furent cassés, des châssis endommagés chez plusieurs des personnes inscrites sur la liste. Le lendemain 9, la même scène s'étant renouvelée, Rogier s'entendit avec le ministre de la guerre pour que l'armée (page 282) fût prête à intervenir dans le cas d'insuffisance de la police et de la garde civique sédentaire. Il avait appris que de nouveaux placards anonymes excitaient la population de plus en plus. L'un d'eux portait :
« Rust veiligheid ! Verklaerde vijanden van de openbaere rust van het Vaderland en van onze vrijheijd hebben ambassadeurs naer Londen gezonden om te verraeden en ons onder d'Hollandsche dwingelandij weder te stellen. De Conferentie zelf heeft om de lijst laeten geworden van deze afgevallen schelmen, die weerdig zijn van het misprijzen van allen patriot. Houd eene waekende oog Belgen, voor de rust van het Vaderland ? laet ons verzaemelen om hunne schandelijke en blooddorstige inzaegden te doen mislukken ! laet ons verzaemelen onder het geroep van leve de vrijheijd ! leve de Belgen !”
L'apparition d'une centaine de lanciers et l'annonce de l'arrivée d'autres renforts de cavalerie firent tout rentrer dans l'ordre. Principiis obsta !... Rogier n'eut, cette fois, qu'à se louer de la bonne harmonie qui avait régné entre les autorités civiles et militaires. Si la Régence d'Anvers avait manqué de prévoyance, elle avait vite réparé sa faute. Quant à l'armée, elle n'avait pas eu d'hésitation (2) : elle s'était montrée bien décidée à faire respecter la légalité, même au profit de ceux qui l'insultaient et insultaient son chef dans leurs journaux (Note de bas de page : Le général Buzen, dans son rapport au ministre de la guerre (communiqué à Rogier par le colonel Chapelié), estimait, comme la Régence d'Anvers, que « La Loyauté était un véritable foyer d'émeute... Pour couper le mal dans sa racine, il faudrait la fermer... mais la Constitution ?... » Ce rapport contient des détails intéressants sur certaines personnalités importantes de l'orangisme anversois, telles que le baron O. et M. D..., président de La Loyauté, « qui conserve des larmes du prince d'Orange dans une fiole (!) »). Il n'en devait pas être de même à Bruxelles l'année suivante.
On n'avait fait qu'effleurer pendant la session de 1833 deux questions qui allaient cependant prendre bientôt une (page 283) importance considérable : la question des biens des fabriques d'église et la question de l'enseignement public.
MM. Dubus et Brabant développèrent à la séance du 3 octobre la proposition qui avait pour but de placer toutes les fabriques d'église et tous les établissements de charité sous un régime absolument différent de celui de l'ancien royaume des Pays-Bas. La proposition ne donna pas lieu à un débat : sur presque tous les bancs de la Chambre, on paraissait disposé à ne pas trancher cette grave question tout de suite.
Lors de la discussion du budget de l'intérieur, on put voir se dessiner les prétentions de ceux qui, tout en reconnaissant comme M. Dumortier qu'il fallait s'incliner devant l'obligation constitutionnelle de l'enseignement donné aux frais de l’Etat, apportaient de singulières restrictions à la théorie et voulaient faire jouer à l’Etat un rôle des plus médiocres. « L'enseignement doit se développer par la liberté et non par le pouvoir » : cette phrase de M. Dumortier indique suffisamment quelle était sa manière de voir et celle de ses amis en pareille matière. La thèse de l’Etat hors de l'école y était en germe.
Dès la fin de juillet, Rogier avait saisi ses collègues d'un projet de loi sur l'enseignement public. Le cabinet l'avait adopté, mais le Roi n'était rien moins que disposé à y apposer sa signature.
C'est un des incidents les plus intéressants de la carrière ministérielle de Rogier : laissons parler les pièces officielles.
Le 26 juillet 1833, Rogier écrit au secrétaire de Léopold Ier, M. Van Praet :
« Monsieur le Secrétaire, Je vous prie de vouloir bien mettre le plus tôt possible sous les yeux de S. M. le projet de loi ci-joint relatif à l'Instruction publique.
« Mes collègues et moi avons pensé qu'il convenait de présenter à la (page 284) Chambre le projet tel qu'il a été arrêté par la commission (Note de bas de page : Il s’agit de la commission instituée en août 1831.). C'est un travail fait avec conscience, sur des bases à la fois libérales et impartiales, ce qui semble de nature à satisfaire tous les esprits raisonnables.
« Je me propose d'accompagner la présentation du projet à la Chambre d'un rapport où j'exposerai brièvement les motifs qui ont présidé à sa rédaction, et adresserai des remerciements de la part du Gouvernement aux membres de la commission. Je ne m'y prononcerai pas sur le nombre des universités. Seulement, j'indiquerai, conformément à la pensée de S. M., que le Gouvernement incline pour une seule université qui ne serait pas établie à Bruxelles.
« C'est le seul point important sur lequel il nous ait paru nécessaire de faire des réserves. Les modifications de détail qui seront jugées utiles pourront être introduites par amendement dans le cours de la discussion.
« Au moyen de ce projet de loi, l'organisation du pays se trouvera sinon complétée au moins avancée, en ce qui concerne du moins la tâche du Gouvernement. Nous avons en effet successivement proposé la loi d'organisation communale, celle de la garde civique ; la loi d'organisation judiciaire se trouvera complétée par la loi relative aux arrondissements ; et la présentation seule de la loi d'Instruction publique suffira pour mettre un terme aux fâcheuses discussions que ramenait chaque année la discussion du budget de l'Intérieur. J'ai l'honneur, etc.
« (Signé) Ch. Rogier. »
Le surlendemain 28 juillet, lettre de M. Van Praet :
« Monsieur le Ministre,
« Comme la Chambre des représentants est déjà saisie de plusieurs projets de loi dont elle ne pourra s'occuper pendant cette session, le Roi est d'avis qu'il n'y a point d'utilité à se commettre dans la question des Universités pour le moment. S. M. a donc gardé le projet de loi sur l'Instruction publique que je lui avais transmis hier soir.
« J'ai l'honneur, etc.
« (Signe) Jules Van Praet. »
C'était une fin de non recevoir. Rogier ne s'y arrête pas. Quelques heures après avoir reçu la lettre de M. Van Praet, il lui répond :
(page 285) Bruxelles, le 29 juillet 1833.
« Monsieur le Secrétaire.
« Vous m'avez fait l'honneur de m'informer que S. M. n'avait pas cru devoir signer le projet de loi sur l'Instruction publique parce que, la Chambre étant déjà saisie de plusieurs projets dont elle ne pourra s'occuper dans cette session, il devient inutile de se commettre pour le moment dans la question des Universités.
« Quant aux projets de loi dont la Chambre est en retard de s'occuper, je dois faire observer que la négligence ou l'inertie de la Chambre n'excuserait pas la négligence ou l'inertie du Gouvernement en cette matière. Déjà depuis plusieurs années la loi de l'Instruction est annoncée. Elle a même été promise dans le discours du trône ; la Chambre et le public savent que la commission a terminé son travail ; moi-même enfin j'ai annoncé il y a peu de jours la prochaine présentation du projet.
« Dans cette occurrence, il devient assez difficile de ne pas faire cette présentation. Et pour ce qui concerne les Universités, j'ai eu l'honneur, Monsieur, de vous faire remarquer (et je présume que ma lettre aura été soumise à S. M.) que la question ne se trouve aucunement tranchée par la présentation du projet. La commission propose le maintien de deux Universités ; dans mon rapport à l'appui du projet, que je joins ici en minute, j'avais cru sage de donner à entendre que le gouvernement penchait pour une seule qui ne serait pas à Bruxelles. Si S. M. désire que le rapport du Ministre ne renferme pas cette insinuation, je la retrancherai. Dans tous les cas, le Gouvernement ne se commet en aucune manière dans la question.
« Quant à l'effet qui serait produit par la publicité donnée au projet de la commission, je dirai que déjà les propositions de la commission sont connues du public, qu'elles ont été analysées dans les journaux, et que l'opinion n'a paru aucunement s'élever contre la suppression projetée d'une des trois Universités.
« Je vous prie donc de vouloir bien, en mettant ma lettre sous les yeux de S. M., insister en mon nom pour que le projet soit signé, de manière que je puisse le présenter à la Chambre avant qu'elle se sépare, ce qui paraît devoir être prochain. J'ai l'honneur, etc.
« (Signé) Ch. Rogier. »
Les minutes des deux lettres de Rogier et la lettre de M. Van Praet se trouvaient dans un dossier spécial où Rogier avait conservé les lettres reçues du cabinet du Roi. (page 286) Il y en a un certain nombre qui attestent que le Roi s'occupait d'une façon assez personnelle de beaucoup de questions où l'on n'a jamais soupçonné qu'il fut intervenu.
Après des pourparlers assez longs, le ministère accepta de faire examiner la question de l'instruction publique par une commission nouvelle.
Cette commission était composée de plusieurs membres distingués de la Chambre, et de quelques spécialistes : MM. de Gerlache, de Theux, Devaux, de Behr, président à la cour d'appel de Liège, d'Hane, membre du collège des curateurs de l'université de Gand, Ernst, professeur à l'université de Liège, et Warnkoenig, professeur à l'université de Gand. Rogier ne proposa leurs noms au Roi qu'après s'être assuré de l'acceptation de chacun d'eux, pour éviter des conflits et des refus.
Dans le rapport au Roi qui précédait l'arrêté de nomination, Rogier invoquait l'article 17 de la Constitution et insistait sur les inconvénients du provisoire dont tout le monde se plaignait. « Aujourd'hui, disait-il, que l’Etat de nos affaires extérieures permet au Gouvernement de consacrer son attention à des améliorations intérieures, le moment paraît venu de s'occuper d'un projet de loi sur l'enseignement public. » Pour simplifier la tâche de la commission, il mettait à sa disposition le projet qu'avait rédigé la commission instituée par arrêté du 30 août 1831 et le travail de l'administrateur de l'instruction publique, M. Lesbroussart, qu'il avait lui-même remanié et (page 287) complété. La nouvelle commission était autorisée à requérir la présence de l'administrateur et à s'adjoindre comme secrétaire un employé de l'administration générale.
Au sujet de la composition de cette commission, il s'éleva des réclamations de diverses natures. La question de personnes se greffait sur la question de parti. La presse discutait les noms : elle faisait un procès de tendances à tel ou à tel membre, partant au ministre responsable des nominations.
La note suivante que Rogier écrivit pour le Moniteur donne une idée de l'importance qu'il attachait à la conservation de l'entente et de l'union :
« Nous publions ci-dessus l'arrêté royal du 18 novembre relatif à la création d'une commission chargée de préparer un projet de loi sur l'instruction publique donnée aux frais de l’Etat.
« Cette mesure était résolue dès la dernière session, mais l'exécution en fut ajournée à cause de l'absence des Chambres. Peu après l'ouverture de la nouvelle session, chacune des personnes appelées à faire partie de la commission fut informée des noms de tous les membres, sans exception, dont le gouvernement se proposait de composer la commission. Depuis, le personnel de cette commission n'a point varié. Diverses conjectures auxquelles on a cru devoir se livrer à cet égard sont donc dénuées de fondement. Nous invoquons à cet égard en toute confiance le témoignage mème de la commission toute entière. »
A la minute de cette note, Rogier avait annexé les lettres d'acceptation de tous les membres de la commission consultés successivement.
Une autre réclamation fournit à Rogier l'occasion de montrer qu'il ne voulait pas, en ces temps où les vrais patriotes sacrifiaient tout à la concorde, être accusé d'abuser de l'influence gouvernementale.
L'administrateur Lesbroussart avait, le 19, reçu du ministre le projet de rapport au Roi que nous avons analysé plus haut et en même temps le projet d'arrêté(page 288) royal relatif à la nomination de la commission. Rogier lui disait :
« ... Je vous prie de vouloir bien examiner ces pièces et de me communiquer confidentiellement les observations dont elles vous paraitraient susceptibles tant pour le fond que pour la forme (cabinet n°1330)... »
M. Lesbroussart répond que lorsque les journaux (il y avait eu des indiscrétions) lui ont fait connaître tout récemment le personnel de la commission, il a remarqué avec quelque surprise que son nom n'y figurait pas, ce qui avait déjà eu lieu d'ailleurs dans une circonstance semblable en 1831, sous le ministère par intérim de M. Teichman. « Il me semble, dit-il, naturel et convenable de réclamer contre cette omission non seulement à cause de la connaissance des faits actuels et de l’Etat général de l'enseignement, connaissance que supposent les fonctions que j'exerce depuis trois années, mais en raison de l'expérience que vingt-deux ans de profession ont pu me faire acquérir au moins en ce qui concerne l'instruction moyenne... » L'arrêté, il est vrai, autorisait la commission à le faire appeler pour lui fournir des renseignements ; mais cette disposition n'était que facultative, la commission pouvait n'en pas user si elle se jugeait suffisamment éclairée. Il n'aurait d'ailleurs tout au plus que voix consultative et n'exercerait par conséquent aucune influence directe sur le résultat des délibérations.
La position du gouvernement était sans doute fort délicate ; il devait « apporter beaucoup de ménagements à l'exercice de l'action du pouvoir exécutif » dans une question dont tous les détails étaient pour ainsi dire « surveillés par des susceptibilités ombrageuses ». Mais M. Lesbroussart ne pensait pas qu'il dût « abdiquer entièrement », ni surtout que l'on pût, avec quelque apparence de raison et de logique, « trouver étrange la coopération du fonctionnaire spécialement chargé de la direction de l'instruction publique aux travaux d'une assemblée qui ne devait s'occuper que de cette spécialité... » En terminant, (page 289) il demandait que l'emploi de secrétaire de la commission fût confié à M. Alvin... (Note de bas de page : « ... Cet emploi temporaire ne peut être confié avec une utilité réelle qu'à M. Alvin, et votre bienveillance à son égard me porte à croire que c'est lui que vous avez en vue... »)
Dans une note complémentaire (datée du 21 novembre), M. Lesbroussart estimait que si la jurisprudence et jusqu'à un certain point les lettres étaient représentées fort convenablement dans le personnel de cette commission, il n'en était pas de même pour la médecine et les sciences. A la vérité, il s'agissait de poser des principes fondamentaux et non d’établir des dispositions organiques : cependant, des hommes spéciaux n'eussent pas été inutiles dans le sein de la commission et il se pourrait que cette lacune « causât quelque surprise »... L'administrateur reconnaissait d'ailleurs que ses observations viendraient à tomber si la mission de la commission se bornait à bien définir « ce que doit être l'instruction publique donnée aux frais de l’Etat » et à régler les rapports entre le gouvernement et la commission.
Rogier avait déjà minuté sa réponse aux observations que M. Lesbroussart avait présentées le 19, quand, la note du 21 lui étant parvenue, il ajouta un post-scriptum. Voici la réponse avec le post-scriptum :
« Le 22 novembre 1833. Monsieur l'Administrateur,
« Tout en vous remerciant des observations que vous avez bien voulu me communiquer au sujet de la création d'une commission chargée de préparer un projet de loi sur l'instruction publique, je regrette de ne pouvoir les accueillir. Persuadé au reste que vous apprécierez ces motifs et surtout que vous n'y trouverez rien de désobligeant pour vous, je viens vous les exposer franchement.
« Dans la matière délicate de l'enseignement, l'action et les vues du pouvoir n'ont été que trop souvent mal appréciées (Note de bas de page : Il y avait d'abord : « calomniées »). Pour que la défiance qu'inspirent ces vues ne puisse réagir contre l'œuvre de la commission, il est nécessaire que le gouvernement n'exerce aucune (page 290) influence directe sur le résultat des délibérations. D'après un usage assez généralement suivi, j'aurais pu me réserver la présidence ; la considération qui m'a retenu vous est également applicable.
« Je reconnais, monsieur l'administrateur, que votre longue expérience dans l'enseignement serait d'un utile secours à la commission. Mais il est certain qu'en vous l'administrateur ferait tort à l'homme spécial, aux yeux des gens prévenus contre l'action gouvernementale.
« Au reste, j'ai voulu que la commission pût avoir recours à vos lumières, sans toutefois lui en imposer l'obligation. Je ne lui ai pas non plus imposé un secrétaire pris hors de son sein, parce qu'il pourrait lui convenir de tenir elle-même ses écritures ; mais du moment où elle me demandera l'assistance d'un employé, je me ferai un plaisir de désigner M. Alvin, persuadé que ce choix conviendrait à la commission autant qu'il me serait agréable à moi-même.
« Le ministre, Ch. Rogier.
« P. S. Répondant à la seconde lettre (la note) de M. Lesbroussart, j'ai l'honneur de lui faire observer que le travail de la commission consistera principalement, ainsi qu'il le pense, à poser les bases de l'enseignement donné aux frais de l’Etat ; qu'il suffit donc que cette commission soit composée d'hommes pénétrés de vues et de principes constitutionnels et généraux sur la matière. Quand on en viendra à l'organisation, ce pourra être le cas d'appeler les lumières des spécialités scientifiques et autres dont le concours ne semble pas aujourd'hui aussi nécessaire.
« Ch. R. »
On pourrait trouver qu'à force de scrupules le gouvernement s'effaçait trop. Mais n'oublions pas que l'on était dans des temps difficiles et que le concours de toutes les bonnes volontés et de tous les désintéressements était indispensable pour mener à bonne fin l’oeuvre créatrice. Tout le monde était-il aussi désintéressé que le gouvernement ?... C'est une autre question que nous pourrons examiner plus tard.