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Charles Rogier (1800-1885), d'après des documents inédits
DISCAILLES Ernest - 1895

Ernest DISCAILLES, Charles Rogier (1800-1885)

(Paru à Bruxelles en 1895, chez J. Lebègue et Cie)

Troisième partie (tome IV). Rogier du traité de paix de 1839 jusqu’à sa mort

Chapitre VI. Rogier ministre de l’intérieur (novembre 1857 - octobre 1861) (première partie)

1. Circonstances dans lesquelles s’est formel le cabinet libéral du 8 novembre 1857

(page 27) Il est d'usage que chaque gouvernement charge ses agents diplomatiques de faire publier dans les journaux étrangers l'éloge de sa politique et la critique de l'opposition.

Le cabinet de Decker-Vilain XIIII n'avait pas dérogé à l'usage.

Au cours des vacances parlementaires il parut dans maintes revues, dans maints journaux d'Europe et d'Amérique des articles fort violents contre les libéraux belges : ils étaient écrits ou inspirés par des chargés d'affaires ou des secrétaires de légation.

Un de ces diplomates, en réponse à l'invitation expresse de son ministre en date du 19 octobre, lui transmet l'article d'un journal ami qui, « partageait entièrement sa manière de voir au sujet des libéraux, de ces démagogues, émeutiers, septembriseurs et incendiaires belges qui ne reculaient devant aucun moyen, quelque criminel qu'il fût, pour tenter de ressaisir par surprise le pouvoir que la nation ne voulait plus leur confier ». (Note de bas de page : M. de Vrière, le ministre libéral qui reçut le pli, ne tint pas rancune au diplomate catholique trop zélé.)

(page 28) Or, à l'heure où les agents et les amis du ministère de Decker prêtaient des intentions aussi ambitieusement criminelles au libéralisme, ses chefs ne songeaient pas le moins du monde au pouvoir.

Rogier écrivait à M. Frère qu'il était retourné à ses études littéraires, qu'il faisait des vers et qu'il prenait un goût extrême à relire Virgile, ses idylles et ses Géorgiques.

M. Frère lui répondait (Rond Chêne près d'Esneux, le 29 août) que lui aussi il faisait de la « bonne et vraie poésie en jouissant ardemment des montagnes, des prés et des bois ».

Ils cachaient évidemment leur jeu, ces « septembriseurs » qui étaient « prêts à tout pour tenter de ressaisir le pouvoir » !

Rien dans la correspondance de Rogier n'indique que la rentrée des libéraux aux affaires à la fin de 1857 ait été espérée, ni même attendue par les chefs du libéralisme.

Certes, si le projet de loi sur la bienfaisance revenait au jour pendant la session de 1857-1858, Rogier et M. Frère étaient résolus à le combattre non moins énergiquement qu'au mois de mai.

Parmi les publicistes étrangers qui avaient donné leur avis sur le projet Nothomb, plusieurs s'étaient laissé mystifier par les cléricaux. M. Guizot tout particulièrement avait été superficiel, injuste même en appréciant les difficultés provoquées par cette question qu'il était loin de connaître.

Nos anciens ministres libéraux se réservaient de le prouver si la droite se prévalait de son opinion.

Rogier, comme M. Frère (lettre du 29 août), prendrait quelque plaisir à mettre en regard les maximes et la pratique du ministre de Louis-Philippe et à rappeler que si M. Guizot avait eu le « malheur » de laisser périr dans ses mains la monarchie et les institutions libres, les ministres belges de 1848 avaient (page 29) eu le « bonheur », eux, de les sauver ce qui pouvait bien les autoriser à croire, sans trop d'orgueil, que leur politique valait mieux que celle de M. Guizot.

M. Woeste (Vingt ans de polémique : I, pp. 21-23) nous dit que la surprise de Rogier fut grande quand on le chargea de la formation d'un nouveau cabinet en novembre 1857, et qu'il a reconnu qu'en droit les élections communales ne pouvaient pas avoir pour effet le renversement du ministère (Cf., Annales parlementaires : Novembre 1858 et juin 1864)..

Oui, ce fut bien le sentiment de Rogier ; ce fut bien son opinion. Il eût préféré que la couronne attendît les. élections législatives de juin 1858. Le 4 novembre 1857, aussitôt que la succession de M. de Decker lui fut offerte, il proposa au Roi d'insister pour que MM. de Decker, Vilain XIIII, Dumon et Greindl conservassent le pouvoir comme le voulaient MM. Nothomb et Mercier.

Le Roi pria M. de Decker de revenir sur sa résolution. M. de Decker ayant refusé, de nouveaux pourparlers s'engag- èrent entre la couronne et Rogier (6 novembre).

Pourquoi pas, dit M. Woeste, avec MM. Nothomb et Mercier, ou avec d'autres chefs de la droite parlementaire, avec M. Dechamps, par exemple, qui « était prêt à accepter le pouvoir » ?

C'est qu'apparemment le mouvement incontestable qui s'était produit dans le mois d'octobre en faveur de l'opinion libérale, avait donné à penser au Roi que la droite parlementaire était désavouée par le pays. Qu'avant les élections communales, le Roi fût d'avis que « le ministère selon son cœur » ne devait pas se préoccuper de leur résultat nous n'avons aucune peine à en croire. M. Juste (Histoire de Léopold Ier), à qui M. Woeste emprunte quelques citations flatteuses pour le cabinet de Decker. Mais il est permis de douter que le (page 30) Roi ait été du même avis après les élections. Peut-être eût-il bien fait d'essayer de constituer un cabinet d'affaires qui aurait consulté le corps électoral immédiatement, ou qui aurait présidé aux élections de juin 1858... Mais nous n'avons pas à défendre Léopold Ier contre M. Woeste.

Tout ce que nous pouvons dire, sans crainte de démenti, c'est que dès le 6 novembre, aussitôt après que M. de Decker eut déclaré persister dans son intention de démissionner, le Roi chargea M. Van Praet de renouer les négociations avec Rogier :

« Je m'en réfère, (écrit Rogier à M. Van Praet le 8), à l'entretien que j'ai eu l'honneur d'avoir avec le Roi et aux explications que nous avons échangées, vous et moi, dans nos entretiens d'hier et d'avant-hier... »

Est-ce que les entretiens du 6 et du 7 auraient eu lieu si, comme le laisse supposer M. Woeste, M. de Decker n'avait pas déjà alors répondu aux sollicitations du Roi d'une manière catégorique ?

C'est précisément à cause de ces entretiens connus de tout le monde (Voir les journaux des deux partis), que les députés catholiques les plus influents pressèrent, dans la soirée du 7 et dans la matinée du 8, MM. de Decker et Vilain XIIII de ne pas persister dans leur refus. M. de Decker n'était peut-être pas éloigné de céder, mais le vicomte Vilain XIIII restant inébranlable, on lui cherchait un successeur. M. Dechamps, qui revenait alors d'un voyage en Autriche, fut prié, au débotté, d'assister le 8 à Bruxelles à une réunion où serait remanié le ministère...

Mais il était trop tard. A l'heure où cette réunion devait (page 31) avoir lieu, l'accord était complet entre la couronne et Rogier.

Rogier avait tout d'abord demandé la dissolution immédiate des deux Chambres.

Il avait renoncé à celle du sénat après avoir reçu, le dimanche 8 au matin, ces lignes de M. Van Praet qui lui donnaient tous ses apaisements pour l'avenir :

«... Il reste un point litigieux entre nous : la no- dissolution actuelle du sénat. Le Roi y tient comme à une condition indispensable. Le sénat n'a jamais fait une opposition systématique. Dans le seul cas où il ait fait ce genre d'opposition, il a été dissous... »


M. Woeste n'est pas éloigné de croire qu'il y aurait eu une autre condition indispensable que celle qui est stipulée dans le billet de M. Van Praet.

Pour lui, si Léopold Ier s'est résigné, par lassitude et par découragement, à l'abdication du parti catholique, il a dû « vouloir tout au moins consolider son trône et sauvegarder l'avenir de sa dynastie en stipulant vis-à-vis du parti libéral le développement de notre organisation militaire et l'établissement d'un système défensif redoutable », (Vingt ans de polémique, I, 24).

Quoi que M. Woeste se garde d'affirmer qu'un tel accord soit intervenu, il le donne suffisamment à entendre :

« ... J'ose dire cependant que les événements subséquents portent à croire que le Roi a réclamé des chefs de la gauche, en échange du pouvoir, l'adhésion à ses vues militaires... »

Le lecteur comprendra que nous ayons voulu éclaircir ce point important. Nous avons examiné avec le plus grand soin toute la correspondance de Rogier et du Palais pour savoir à quoi nous en tenir sur cet accord, qu'on (page 32) pourrait être tenté d'appeler d'un autre nom, et qui n'eût été digne ni du Roi ni de Rogier.

Nous n'en avons pas trouvé les preuves dans cette correspondance ; pas davantage dans la correspondance de Rogier avec les hommes politiques qu'il allait s'adjoindre.

Et lorsque, en avril 1858 (voir plus loin), la question militaire arrivera en conseil, il ne sera pas échangé entre le Roi et Rogier un seul mot de la transaction prétendue de novembre 1857.

Les sentiments de Rogier et de ses collaborateurs sur la nécessité de fortifier Anvers ne faisaient pas doute. Déjà au commencement de 1852 (comme Rogier le rappellera dans une lettre au Roi du 20 avril 1858), le cabinet libéral avait prouvé que l'intérêt de la défense du pays dominait à ses yeux tous les autres et que le patriotisme avait toujours inspiré et inspirerait en tout temps sa conduite. N'avait-il pas, sans hésitation aucune, engagé sa responsabilité pour faire exécuter sans crédits législatifs les travaux de ce qu'on appelait alors le camp retranché d'Anvers ?

Ce n'est pas tout. Quinze mois avant la démission de M. de Decker, Léopold Ier savait parfaitement qu'il pouvait compter sur l'acquiescement de Rogier et de l'immense majorité de ses amis à ses projets sur l'établissement d'un système défensif redoutable.

Rogier, qui était alors membre de la section centrale. chargée d'examiner le projet d'agrandissement et de fortification d'Anvers, recevait du Roi, le 12 mai 1856, la lettre suivante :

« Confidentielle.

« Laeken, le 11 mai 1856.

« Mon cher Monsieur Rogier,

« J'apprends que la section centrale se réunira demain et qu'elle n'a pas encore nommé son rapporteur. Le temps presse et je n'ai pas besoin de vous rappeler ce que je vous ai dit ici, il y a peu de jours, qu'une question de cette importance ne doit pas être ajournée.

(page 33) « Vous connaissez l'ensemble de la question ; il est clair que rien ne peut être fait pour l'agrandissement d'Anvers sans avoir préalablement assuré sa sécurité et éloigné le danger par la ligne des forts. Sans entrer plus amplement dans cette importante affaire si bien étudiée, la Chambre prendrait une grande et fâcheuse responsabilité sur elle, si un ajournement venait d'elle, maintenant plus que jamais. Je vous prie de pousser vivement à une solution, et je saisis l'occasion pour ajouter l'expression des sentiments affectueux que je vous porte.

« Léopold.3

Rogier répondait immédiatement au Roi :

« 12 mai.

« Sire,

« Je m'empresse de répondre à la lettre que Votre Majesté m'a fait l'honneur de m'adresser.

« La section centrale a terminé aujourd'hui l'examen du projet de loi, et je considère comme un succès la solution qui a été donnée aux graves et difficiles questions que ce projet soulève.

« La section centrale a été d'un avis unanime sur les points suivants :

« 1. Agrandissement général d'Anvers.

« 2. Adoption en principe des nouveaux forts proposés.

« 3. Maintien des forts nouvellement construits en les renforçant en arrière par une enceinte continue non revêtue de maçonnerie à la vérité, mais protégée par un large et profond fossé à eau avec palissades.

« 4. Comme conséquence de cette double ou plutôt de cette triple ligne de défense, démolition de la vieille enceinte espagnole (note de bas de page : sauf la citadelle) dont les bâtisses actuelles et celles inévitables de l'avenir annulent toute la valeur.

« Si M. le Ministre de la guerre avait proposé l'enceinte continue dans des conditions modérées de dépense, tout le système eût été accepté, je pense, d'emblée et dans son ensemble.

« Mais tout en se prononçant en principe en faveur de l'enceinte continue, M. le Ministre en a forcément fait ajourner l'adoption, en laissant entrevoir pour son exécution une dépense portée d'abord à 60 millions, qu'il a ensuite réduite à 52. Ce chiffre, en présence de la proposition du st Keller qui offrait, dit-on, de se charger de tous les travaux (forts et enceinte) moyennant une somme de 15 millions, a paru de beaucoup trop élevé à la (page 34) section centrale. Celle-ci a cru devoir dès lors ajourner l'adoption du plan des nouveaux forts et de l'enceinte continue, jusqu'à ce que des études plus complètes et plus sympathiques à l'enceinte aient permis de ramener la dépense à un chiffre plus modéré.

« En supposant que l'évaluation Keller dût être portée de 15 millions à 20 pour travaux supplémentaires et imprévus, il y aurait encore très loin de cette somme à celle de 60 ou de 52 millions dont on a effrayé les partisans de l'enceinte continue.

« En cet état de choses, la section centrale, mue par le désir de ne pas suspendre, par un nouvel ajournement, tous les travaux proposés, a pris à l’unanimité la résolution de voter dès maintenant deux crédits.

« Le premier crédit de 5 millions de francs serait affecté à l'agrandissement de la ville et aux nouvelles fortifications au nord.

« Le second crédit de 1 million 200,000 francs serait affecté au fort no 2.

« Au moyen de cet arrangement qui donne au plan du gouvernement un commencement d'exécution, il est possible de faire dès maintenant des travaux importants qui ont leur raison d'être, et conserveront leur utilité quelque soit le système qui doive définitivement prévaloir.

« Je considère, Sire, comme très heureuse et très acceptable cette solution qui n'a été obtenue qu'après de longues et laborieuses discussions.

« Ne pas prolonger l'ajournement des travaux d'Anvers, et les reprendre immédiatement sur une assez vaste échelle, là était le nœud de la difficulté et le point essentiel à emporter.

« Je crois pouvoir affirmer que la proposition des nouveaux forts, sans y joindre l'enceinte continue comme conséquence de l'agrandissement général d'Anvers à l'est comme au nord, que cette proposition, dis-je, ainsi isolée n'avait aucune chance d'être accueillie par la Chambre.

« La ville d'Anvers dont il importe de ménager les sentiments et les intérêts ne pouvait manquer d'être hostile à un plan qui, pour satisfaire aux besoins du mouvement commercial et à quelques intérêts privés, n'en offrait pas moins à la grande masse de la population la triste perspective d'une double ligne de fortification à ajouter à celle qui l'emprisonne et lui pèse déjà tant aujourd'hui.

« J'ai été, Sire, très sérieusement préoccupé de la solution la plus convenable à donner à la grosse difficulté qui nous était soumise. La recommandation que Votre Majesté a daigné me faire m'a rendu plus attentif et plus scrupuleux encore à me former et à émettre une opinion. Je crois, en (page 35) conscience, que nous avons obtenu le résultat le meilleur et le seul possible en ce moment.

« Veuillez agréez, Sire, la nouvelle expression des sentiments les plus respectueux et les plus dévoués avec lesquels j'ai l'honneur d'être, de Votre Majesté, le très humble, très obéissant et très affectionné serviteur,

« Ch. Rogier. »

Rogier n'a donc pas plus acheté le pouvoir en 1857, que Léopold Ier ne le lui a vendu.

L'auteur de Vingt ans de politique continue :

« ... On peut faire remonter aux événements de 1857 la cause de tout ce qui est arrivé depuis. Léopold a commis deux fautes. La première, ç'a été d'accorder à cette époque le pouvoir aux libéraux ; par là il a sanctionné la suprématie que des éléments extra-légaux avaient revendiquée. La seconde faute, ç'a été de donner, à partir de 1857, une trop grande prépondérance à l'intérêt militaire : assurément cet intérêt n'est pas à dédaigner, mais l'importance des intérêts moraux est de beaucoup supérieure... »

Ce reproche d'avoir « sanctionné la suprématie des éléments extra-légaux » atteint par ricochet Rogier et il faut en finir avec une accusation aussi injuste que maladroite.

Elle traîne dans la presse depuis que le Journal de Bruxelles a écrit :

« Le ministère de l’émeute est formé. Des influences extra-légales ont vicié l'atmosphère du jour... elles ont troublé la vue des sages et des forts... Force et sagesse ont disparu en même temps. Depuis le mois de mai l'esprit de vertige et d'erreur, avant-coureur de toutes les décadences, est partout. »

Le directeur du Journal historique et littéraire, M. Kersten, dont les principes catholiques et la bonne foi sont hors de toute controverse, a donné dès 1857 au Journal de Bruxelles une leçon de tact et de politique et vengé du même coup le Roi et Rogier, en déclarant que les libéraux devaient être appelés au pouvoir après la retraite du cabinet de Decker.

Que le « suicide » de M. de Decker ait fort dépité la (page 36) presse catholique, c'est bien naturel. Mais le dépit n'autorise pas les outrages dont elle a abreuvé les libéraux assez audacieux pour prendre le pouvoir qui était vacant et pour consulter le corps électoral.

Rogier, grand ami de l'ordre et de la légalité, a été profondément sensible à ces outrages. A peine fut-il installé au ministère qu'il fit faire un travail de recherches, des plus sérieux, sur les événements de mai et de juin. Les éléments de ce travail ont été puisés dans les documents officiels communiqués par les départements de la Justice et de la Guerre. Rogier était ainsi armé pour le jour où s'engagerait la discussion politique sur l'avénement du ministère du 8 novembre.

Pièces en mains, il triomphera de la mauvaise foi, de l'exagération et de la calomnie qui ont transformé en émeute, en révolution presque, une agitation populaire dont les épisodes les plus graves, nous l'avons vu, sont les huées au nonce du Pape et les violences - une méprise - brutales de certains mauvais drôles de Jemmapes.

2. Composition du ministère. Manifeste de la droite. Circulaire de Rogier aux gouverneurs. Attitude de la presse étrangère

Rogier reprenait le portefeuille de l'Intérieur ; MM. Frère et Tesch, ceux des Finances et de la Justice. M. le baron de Vrière, gouverneur de la Flandre occidentale, avait les Affaires étrangères et M. le général-major Berten la Guerre.

M. Partoes, secrétaire-général des Travaux publics, était, dit un arrêté du 8, « chargé provisoirement de la gestion des affaires de ce département ». Un journal libéral du 10 annonçait que le portefeuille des Travaux publics paraissait destiné à M. Alphonse Van den Peereboom, député d'Ypres, mais que rien n'était encore décidé à cet égard. Il n'y a dans les papiers de Rogier aucun indice (page 37) d'une négociation avec M. Van den Peereboom. M. Partoes fut définitivement chargé du mandat ministériel très peu de temps après.

Le jour de la réunion des Chambres, au début de la séance, Rogier leur donna lecture d'un arrêté royal qui les ajournait.

Le 14 parut au Moniteur un arrêté du 12 qui dissolvait la Chambre des représentants et fixait son renouvellement au 10 décembre. Un arrêté de la même date nommait ministres d'Etat MM. Lebeau et Delfosse.

Le soir de l'ajournement du Parlement, sur une convocation signée de MM. de Mérode, Osy et de Man d'Attenrode, la droit se réunissait ; elle décidait d'engager une lutte énergique contre le nouveau cabinet et d'adresser un manifeste au pays.

Rogier attendit que ce manifeste eût paru (20 novembre) pour rédiger sa circulaire aux gouverneurs - circulaire du 23 -, où il répondait aux reproches dirigés par la droite contre la constitution d'un cabinet libéral et contre la dissolution de la Chambre.

La retraite de M. de Decker et de ses collègues était inexplicable, disait-il, si elle ne signifiait que, à leurs yeux même, la majorité parlementaire n'était plus en conformité d'opinion avec la majorité des électeurs. Dès lors l'appel au corps électoral s'imposait ; il fallait rétablir un accord sans lequel le gouvernement représentatif perdrait toute force et toute vérité. La dissolution n'était d'ailleurs que l'exercice d'un droit réservé à la couronne, en même temps qu'un hommage rendu à l'opinion publique. L'époque de cette dissolution, fort critiquée par le parti catholique, n'avait pas été du choix du cabinet nouveau : il n'avait pu que prendre la situation telle que ses prédécesseurs l'avaient faite.

L'origine du cabinet du 8 novembre était parfaitement (page 38) régulière et constitutionnelle ; il émanait de la prérogative royale agissant dans son entière liberté. Son but était de rassurer les consciences et les intérêts contre les doctrines intolérantes, et les « prétentions d'un autre âge » que signalait naguère à la tribune M. de Decker lui-même. Sa politique aurait pour mission de « préserver une des bases constitutives des gouvernements et des sociétés modernes : l'intégrité des droits de l'Etat et l'indépendance du pouvoir civil ». C'était là l'un des premiers devoirs du cabinet nouveau : il n'y faillirait pas.

Rogier se défendait avec autant d'habileté que de fermeté contre les accusations qui avaient à peine attendu la formation de son ministère pour se faire jour avec une violence inouïe :

« ... Nos adversaires représentent faussement la religion comme en péril. C'est leur politique, non la nôtre, qui lui fait courir des dangers. La séparation des cultes et de l'Etat est une des bases de notre sage Constitution cette base doit être maintenue. La religion n'a été que trop compromise au contact de passions et au profit d'ambitions personnelles. Elle n'est point faite pour être mêlée aux luttes des partis : il est temps qu'elle soit rendue à son domaine pacifique pour y retrouver le respect de tous... »

Il invitait les gouverneurs à profiter de leurs rapports avec leurs administrés, pour les éclairer sur les intentions du ministère et pour redresser les fausses appréciations dont elles pourraient être l'objet :

«... Repoussez surtout les allégations de ceux qui, après avoir amené la situation actuelle et jeté la perturbation dans le pays par leurs exigences outrées et leurs tentatives imprudentes, cherchent à calomnier notre origine, notre but et le pays lui-même...

« Ce pays que l'on représente perfidement comme en proie au désordre, à l'émeute, aux entraînements révolutionnaires et sur lequel on ne craint pas d'appeler la méfiance et l'animadversion des gouvernements étrangers, il saura, pas son attitude sage et patriotique, par sa fermeté et sa prudence, confondre ses détracteurs, répondre dignement à l'appel de son Roi et conquérir de nouveaux titres à l'estime de l'Europe. »


(page 39) Il est bien certain que les adversaires de Rogier ne se gênaient pas pour représenter à l'étranger, et surtout en France, la situation de la Belgique sous un aspect fort sombre et pour recommencer une tactique qui leur avait réussi autrefois. La preuve de leurs menées se trouve dans une lettre que Rogier reçut de son ami Michel Chevalier, au lendemain de la constitution du cabinet. Cette lettre est aussi flatteuse pour Rogier que pour le libéralisme belge, dont elle identifie la cause avec celle de la liberté européenne :

« 73, rue de l'Université, Paris ; 11 novembre 1857.

« Cher et illustre ami,

« Je vous félicite, et félicite encore plus le Roi des Belges et la nation belge, de votre rentrée aux affaires. Je n'avais jamais douté qu'il en dût être ainsi, un jour ou l'autre. C'était écrit.

« Le rappel de l'esprit libéral en Belgique est un événement européen. Si ce n'est pas une tribune française qui prend ce ton, c'est une tribune où l'on parle français, et à la porte de la France. Pour nous-mêmes ici cela aura des conséquences.

« Je vous dirai, entre nous, que ayant trouvé ce matin que le Journal des débats ne prenait pas votre rentrée comme il le fallait, je suis allé m'en entretenir avec M. de Sacy, dont les bonnes dispositions pour la Belgique n'étaient pas douteuses, et qui est libéral par goût et par tradition. J'ai su de lui qu'il avait reçu la visite de quelqu'un du côté droit du Parlement belge, qui lui a dit toutes sortes de choses sur vous et vos collègues. Cette visite est d'hier ou d'avant-hier. Ce monsieur vous prend à ce qu'il paraît pour des brûleurs de maisons. M. Frère-Orban en particulier lui inspire un grand effroi. M. de Sacy avait été fort ému de tout ce que celui-ci lui avait éjaculé. Il craignait que l'anarchie ne fût à la veille de se déchaîner sur la Belgique. Je n'ai eu qu'à rappeler à M. de Sacy que vous avez été ministre plusieurs fois, et qu'on ne vous avait jamais reproché de tendance à la démagogie, que vous en étiez aux antipodes, que M. Frère-Orban était lui aussi un fort honnête homme, ennemi de l'anarchie, que s'il avait l'idée de faire des économies sur l'armée, il ne s'ensuivrait pas que par lui et par vous la force armée dût être désorganisée et la porte ainsi ouverte à l'anarchie. L'alarmiste dont il s'agit avait énoncé ce grief de la désorganisation de l'armée contre M. Frère-Orban.

(page 40) « Je vous cite ces propos, mon cher ami, pour que vous sachiez une fois de plus quel est l'emportement du parti clérical contre vous. Il en est à venir machiner contre vous auprès des journaux de Paris. Ce parti règne et gouverne en Autriche. En France, il a gagné un terrain énorme. Il se trouve volé, de ne pas être le maître chez vous.

« Que Dieu vous protège contre ces menées. Mais vous êtes un homme modéré, prudent, autant que ferme, et c'est surtout aux ministres que s'applique la parole « aide-toi, le ciel t'aidera ».

« Tout votre,

« Michel Chevalier. »

Le gouvernement français se laisserait-il influencer par les menées de la droite belge ? Les organes officieux de Napoléon III allaient-ils, sous des excitations aussi intéressées qu'injustes, partir en guerre contre un cabinet qui était l'héritier direct de celui que leurs attaques avaient contribué à renverser cinq ans auparavant ? Se feraient-ils encore contre lui les échos de la droite ? Se livreraient-ils, comme ils l'avaient fait en 1852, à des menaces qui alarmeraient le corps électoral et compromettraient le succès des libéraux au 10 décembre ?

Il y avait là des difficultés à surmonter.

Rogier réussit à les aplanir en faisant appel au concours de deux hommes qui lui étaient tout particulièrement attachés l'un par les liens du sang, son frère Firmin ; l'autre par les liens de la reconnaissance, M. le directeur général Romberg.

Celui-ci, dont il avait discerné de bonne heure et récompensé largement le mérite, était le beau-fils de M. Désiré Nisard, qui occupait alors dans la rédaction de La Patrie, journal de l'Empire, à côté de M. de la Guéronnière, une position très importante. Dès que la rentrée de Rogier aux affaires fut annoncée, M. Romberg travailla à dissiper les préventions que devait nourrir ce journal contre un ministère recruté, suivant l'expression des journaux catholiques, dans les rangs du radicalisme. On vit bientôt paraître dans La Patrie des articles bienveillants pour le (page 41) cabinet, et que la presse libérale de Belgique reproduisit avec empressement.

M. Nisard, qui avait d'ailleurs une grande sympathie pour Rogier, dont il prisait fort le caractère et les talents, envoyait le 9 novembre à M. Romberg, qui la transmit immédiatement à Rogier, une lettre où nous lisons :

«... Nous sommes convenus, La G... (La Guéronnière) et moi, de garder une attitude bienveillante. Comptez donc, et dites à Rogier de compter sur l'appui discret, mais déclaré, de La Patrie, du moins aussi longtemps que j'y pourrai faire prévaloir mon sentiment, et que La G... qui incline un peu vers le parti catholique, par ses relations ici avec le clergé, ne sera pas d'un autre avis que moi. Est-il besoin que j'ajoute que M. Rogier ne doit attendre de moi que des procédés conformes à l'estime si profonde et si affectueuse que j'ai pour lui ? Hier, causant de tout cela avec M. De la G..., je prenais plaisir à lui parler de cet homme d'Etat, homme de bien, de sa retraite modeste, de l'emploi qu'il en fait, des livres où il se retrempe et ajoute tous les jours à sa valeur, etc. La G... n'est guère moins bien prévenu que moi.

« Je suis allé au Constitutionnel dès hier et, en l'absence de Renée que je n'ai pas trouvé, j'ai longtemps causé avec un homme très sage du lieu, M. Boniface, qui redira à Renée toutes mes réflexions en attendant que je vienne les lui répéter et les confirmer de vive voix... »

Voici ce que, de son côté, Firmin Rogier écrivait à son frère, à la date du 16 :

« R. (Romberg) t'aura rapporté des détails satisfaisants sur les dispositions favorables de plusieurs écrivains de la presse, et j'espère que l'ex-Assemblée nationale, aujourd'hui Le Spectateur et les journaux ultramontains qui arborent le drapeau Veuillot, seront les seuls qui se livreront à des attaques contre le nouveau cabinet, et encore peut-être trouverai-je quelque moyen de rendre L'Assemblée nationale moins injuste et moins hostile. C'est beaucoup de compter La Patrie dans les journaux bien disposés ; car elle a un nombre infini de lecteurs et elle est très répandue dans les départements ; et puis elle a un caractère semi-officiel qui ne peut pas nuire, et qui a son importance politique aux yeux de bien des gens.

« Je n'avais pas attendu ta dernière lettre pour aller porter en personne mes remerciements à Mr N. (Nisard).

« Ce n'est pas trop présumer des dispositions du Constitutionnel que (page 42) d'attendre de lui sinon de la bienveillance, du moins une neutralité expectante.

« Le Siècle marche très bien, et il continuera à vous soutenir.

Quant à la Revue, B. (Buloz) est un ours assez mal léché et qu'on ne sait trop comment prendre ; mais on peut croire que s'il ne soutient pas, du moins il s'abstiendra d'attaques malveillantes et prématurées... »

Firmin Rogier ajoutait qu'il se proposait d'aller voir le comte Walewski, tout puissant alors dans les conseils de Napoléon III.

Sa visite eut lieu le 20 : il la raconte en ces termes dans une lettre du 21 :

« ... J'ai vu enfin, hier, le comte Walewski. Son Excellence m'a dit qu'elle se plaisait à croire que le nouveau cabinet s'attacherait, comme celui qu'il a remplacé, à entretenir avec la France les relations les plus amicales, et que de son côté nous pouvions compter sur sa bonne volonté pour les augmenter encore. Nous n'avons pas à nous mêler, a ajouté le comte Walewski, des affaires intérieures des autres pays. Le Roi choisit ses conseillers comme il l'entend, et nous sommes assurés que, dans sa sagesse, il n'a fait porter son choix que sur les hommes les plus recommandables. On m'avait écrit, a-t-il ajouté, qu'il avait été un moment question de M. Orts, pour je ne sais quel portefeuille, et je ne dois pas vous dissimuler que cette nomination eût été loin de nous être agréable. M. Orts s'était exprimé naguère dans une des séances de la Chambre, sur l'Empereur et son gouvernement dans des termes tels que M. Barrot n'aurait pu avoir de relations officielles avec lui. Je m'empressai de répondre que j'ignorais complètement ce fait, mais que d'après la connaissance que j'avais de M. Orts et de son caractère, je devais croire qu'on avait ou dénaturé ou beaucoup exagéré la portée de ses paroles, et que dans tous les cas, je croyais savoir que tu n'avais pas pensé un seul moment à le comprendre dans la nouvelle combinaison ministérielle. Somme toute, cet entretien m'a laissé une impression favorable sur les dispositions du comte Walewski, et l'on ne doit pas craindre de voir se renouveler les attaques de la façon du sieur Granier de Cassagnac. Quant à la non-insertion dans le Moniteur français de la composition du nouveau cabinet, Walewski me dit, sur quelques mots que j'en touchai, que ce n'est qu'un oubli et qu'on aurait tort d'en tirer aucune conséquence.

« Je cherchai enfin à savoir si l'Empereur avait exprimé une opinion quelconque sur le nouveau ministère. D'après ce que me répondit (page 43) le comte Walewski, Sa Majesté aurait dit qu'elle connaissait trop bien le tact et la sagesse du Roi pour ne pas penser que les hommes qu'il avait appelés dans son conseil étaient tous animés du désir de conserver les meilleures relations avec le gouvernement impérial. Enfin, il me dit qu'il savait les services que tu avais rendus au pays, en 1848 particulièrement, que tu l'avais alors préservé de tout excès et que tu saurais encore au besoin y comprimer toutes les menées révolutionnaires s'il s'en manifestait... »


La situation se détendait donc du côté de la France. M. Van de Weyer veillait à entretenir les bonnes relations que le cabinet de 1847 avait eues avec le cabinet de Saint-James.

Les cours d'Allemagne avaient commencé par montrer quelques appréhensions, que la circulaire de Rogier aux gouverneurs finit par dissiper. Il semble même que chez certaines d'entre elles on soit allé jusqu'à la sympathie pour les hommes qui s'étaient montrés tout à la fois habiles lors des mouvements révolutionnaires de 1848 et fermes vis-à-vis de l'Empire français. L'écho de ces sympathies gouvernementales se retrouve dans des publications qui jouissaient d'un grand renom de l'autre côté du Rhin.

Nous avons retrouvé dans l'Illustratie Zeitung de Leipzig, du 5 décembre 1857, un hommage bien flatteur pour Rogier. C'est, dit l'auteur de l'article, « un de ces hommes d'Etat dont catholiques et libéraux ne prononcent le nom qu'avec respect, et que le peuple salue avec vénération... On a pu renverser le ministre, mais on a toujours (page 44) dû reconnaître son dévouement et son abnégation...». Suit un portrait physique des plus ressemblants, une appréciation extrêmement juste de l'orateur, et qui offre d'autant plus d'intérêt que Rogier était arrivé alors à la pleine maturité de l'âge et du talent :

« Si vous entrez dans la Chambre des représentants, on vous montrera tout d'abord un homme dont la figure mâle et énergique fixe l'attention ; une chevelure abondante, grisonnante avant l'âge, ombrage son front large et creusé de rides ; sous d'épais sourcils étincelle un regard perçant qui brille encore parfois du feu de la jeunesse. L'ensemble de cette physionomie, bien qu'elle accuse la cinquantaine, annonce de l'énergie et de la résolution. Lorsqu'il prend la parole, son débit est d'abord un peu lent, incertain, et ce n'est que peu à peu qu'il devient ferme et nourri. C'est seulement lorsque sa phrase claire et logique a élucidé le débat, lorsqu'il a découvert le défaut de la cuirasse de l'adversaire, qu'une transformation subite s'opère en lui sa voix s'élève, sa parole s'enflamme ; il presse son adversaire avec une vigueur toujours croissante ; il le pousse dans ses derniers retranchements. L'éclat retentissant de sa propre voix semble encore enflammer davantage la passion de l'orateur : il atteint bientôt, aux applaudissements enthousiastes de l'assemblée, l'apogée de l'éloquence parlementaire et porte le coup de grâce à son contradicteur. »

3. Elections du 10 décembre 1857. Manifeste de la gauche. Victoire éclatante des libéraux

La gauche parlementaire publia, comme la droite, un manifeste c'était Paul Devaux qui avait été chargé de le rédiger.

Certains indices nous permettent de croire que les grandes lignes du remarquable travail du député de Bruges avaient été discutées dans un long entretien entre lui et le ministre de l'Intérieur.

C'était en effet dans le même sens qu'à cette date-là, dans une lettre que nous allons résumer, Rogier avait appelé l'attention du directeur de la plus importante des revues périodiques françaises sur la nécessité d'appuyer le parti libéral belge.

(page 45) La Belgique n'avait de raison d'être que par ses institutions libérales. Qu'elles fussent mises seulement en question, aussitôt naissaient les appréhensions les plus sérieuses à l'égard du maintien et de la conservation de la nationalité et de l'indépendance politique. Ces institutions avaient l'immense avantage d'être le lien qui unissait le pays ; mais comme toutes les institutions humaines, elles avaient leurs inconvénients, au premier rang desquels il fallait placer la crainte des abus.

Or, la Constitution en proclamant la complète indépendance du clergé et en consacrant la liberté à peu près illimitée de l'enseignement et de l'association, avait amené la création d'un Etat dans l'Etat, et le plus fort n'était pas celui qu'on pensait.

L'Etat laïque, le gouvernement était sans aucune espèce d'influence sur le clergé. C'était à ce point que le gouvernement ignorait entièrement le mode de nomination des évêques. Un siège épiscopal devenait-il vacant, le ministre de la justice était informé après un certain temps, que le Pape avait conféré le siège à tel ou tel prêtre et que c'était à celui-ci qu'il fallait payer le traitement. Mais cette désignation avait-elle été faite sur la présentation des curés primaires du diocèse, ou sur la présentation du chapitre capitulaire, ou par les autres évêques belges, le gouvernement n'en savait rien, absolument rien. Il n'était admis à intervenir ni directement, ni indirectement ; il ne lui était demandé aucun avis préalable, il ne recevait aucune autre information que celle qui servait de préliminaire indispensable au paiement. A plus forte raison, le gouvernement était-il tenu dans une ignorance complète de la nature des autres rapports du clergé avec Rome. L'on concevait sans peine quelle force, quelle puissance cette liberté d'action devait donner à une corporation telle que le clergé catholique.

Par l'effet de cette liberté, un essor immense avait été imprimé à la formation et au développement des (page 46) corporations religieuses. Leur personnel était plus nombreux qu'avant la révolution de 1789 ; les bâtiments qu'elles possédaient se multipliaient de jour en jour et prenaient des proportions gigantesques, indice certain des richesses considérables qu'elles accumulaient entre leurs mains.

Quant à l'enseignement, on voyait d'abord l'université catholique de Louvain en possession d'avantages dont étaient dépourvues les universités de l'Etat. Puis, il n'était plus une seule grande ville qui ne possédât un collège dirigé par les jésuites ; il n'était pour ainsi dire plus de chef-lieu d'arrondissement où il n'y eût un collège épiscopal, c'est-à-dire un collège placé sous la direction absolue, exclusive du chef du diocèse, et il n'y avait peut-être pas une seule commune où il n'y eût une école primaire dirigée, sans contrôle aucun et sans surveillance de l'Etat, par des religieux ou des religieuses.

L'enseignement laïque privé avait tout à fait disparu. Il ne restait plus que l'enseignement laïque donné aux frais de l'Etat. Cet état de choses causait une émotion bien naturelle ; il excitait des susceptibilités et faisait naître des craintes, certes bien légitimes.

Ce n'était pas cependant, que cette émotion, ces susceptibilités et ces craintes allassent, de la part de l'opinion libérale, de la part des défenseurs du pouvoir civil, jusqu'à la négation de la liberté qui avait produit cette situation ; mais ils redoutaient de voir l'usage de cette liberté conduire à l'absorption, au monopole de tout l'enseignement.

Or, la loi, dite de charité, avait à leurs yeux cette portée et aurait eu infailliblement ce résultat. Elle renfermait en germe la création de nouvelles institutions religieuses, l'accumulation plus rapide des fortunes entre les mains du clergé, l'accroissement certain d'une puissance déjà si grande et la suppression graduelle de tout enseignement par l'Etat.

L'opinion publique, surexcitée par la démonstration des (page 47) conséquences du projet de loi, s'était laissée aller au mois de mai à des manifestations profondément regrettées par tous les libéraux, membres du Parlement ; surtout par ceux-là même qu'on voulait maintenant en rendre responsables et solidaires.

Depuis lors, l'opinion publique avait continué ses manifestations, mais du moins par la voie régulière ; d'abord par les nombreuses adresses des conseils communaux, puis par les élections communales du 27 octobre.

Ces élections avaient donc eu un caractère essentiellement politique et il n'était pas possible à aucun parti de le leur dénier.

Elles revêtaient forcément ce caractère par le fait seul que les électeurs avaient repoussé ou éliminé des conseils communaux les conseillers qui, quelques mois auparavant, avaient voté contre les adresses de protestation.

La situation actuelle avait été alors complétée par le ministère précédent. En possession dans les deux chambres d'une incontestable majorité, il pouvait rester au pouvoir et administrer tout au moins jusqu'au mois de juin 1858, jusqu'à l'époque du renouvellement partiel de la Chambre des représentants. Il n'avait pas pensé que ce fût possible avec dignité pour lui, ni avec utilité pour le pays : il avait donné sa démission ; il s'était retiré.

Par sa retraite, le cabinet précédent avait donc proclamé lui-même et reconnu très haut le caractère politique des élections du 27 octobre.

Il avait fait plus ; en se retirant, quoi qu'il fût en possession d'une majorité numérique dans les chambres, il déclarait, sans ambages et sans détour, que cette majorité ne représentait plus le pays ; dès lors la dissolution de la. Chambre des représentants et un appel aux électeurs étaient devenus indispensables et inévitables..

Il n'y avait pas d'autre issue à la crise. En présence de la démission d'un ministère dont les principaux éléments étaient sortis de la droite modérée, le Roi n'aurait pu (page 48) évidemment former un cabinet pris dans l'extrême droite : cela eût ressemblé à un défi jeté à l'opinion publique et le retrait du projet de loi, en supposant que l'extrême droite au pouvoir y eût consenti, ne l'aurait pas calmée. Elle n'eût vu dans ce retrait qu'une manœuvre du moment, un simple ajournement en attendant des temps meilleurs ou des circonstances plus propices à la réalisation des vues et des projets du parti.

Dans le ministère libéral qui avait été formé on retrouvait les principaux membres du cabinet libéral qui avait gouverné le pays de 1847 à 1852, dans des temps fort critiques. Ces hommes avaient passé avec honneur au travers de très rudes et très délicates épreuves. Ils avaient posé des actes très nombreux et très importants et après leur sortie du pouvoir pas une seule des lois qu'ils avaient fait voter n'avait été rapportée : ni la loi de 1850 sur l'organisation de l'enseignement moyen, qui avait été le motif ou le prétexte d'une véritable croisade épiscopale contre eux ; ni la loi sur les successions, attaquée avec une telle virulence qu'elle avait amené la dissolution du sénat en 1851.

Le nouveau cabinet se représentait donc devant le pays avec l'autorité de grands services et d'un passé législatif irréprochable. Il se présentait animé des intentions les plus modérées, les plus conciliantes, avec le sentiment. vrai de la situation du pays et des nécessités de cette situation.


Le gouvernement qui avait ordonné l'affichage de la circulaire aux gouverneurs, où il se défendait contre des attaques d'une mauvaise foi insigne, vit ses ordres méconnus et ses affiches lacérées. D'autre part, le bruit courait que dans certaines villes où faisait rage le fameux refrain « Vite à la porte, Dime et Mainmorte ! A bas la loi, la loi fatale des couvents !» on se proposait de jouer du (page 49) gourdin pour éloigner des urnes les électeurs ruraux. De là cette lettre :

« Laeken, le 3 décembre 1857.

« Mon cher Ministre,

« Il me revient de plusieurs côtés qu'on répand le bruit qu'on aurait l'intention dans quelques villes d'éloigner les électeurs qui déplaisent à la jeunesse par des coups de bâton. J'appelle votre attention sur ces bruits. On croit souvent ces choses impossibles parce qu'elles sont peu probables, et on les déplore quand il est trop tard.

« Agréez l'expression de mes sentiments affectueux.

« Léopold. »

Quoique la lutte ait été une des plus vives de notre temps, elle ne fut signalée par aucun acte dont l'honneur du peuple belge dût rougir.

Le libéralisme remporta une de ces victoires qui marquent dans l'histoire des partis. Un gain de vingt-six voix lui assura à la Chambre une majorité considérable (70 contre 38).

Rogier eut les honneurs d'une double élection au premier tour :

A Bruxelles sur 8,142 votants, il obtint 5,737 voix ;

A Anvers sur 5,642 suffrages exprimés, il en eut 2,988.


Quand, le surlendemain, il fit ses adieux au Cercle artistique et littéraire de Bruxelles qui avait offert un banquet à l'affectueux et dévoué président dont le souvenir y est resté vivace, Rogier disait :

« De nouveaux devoirs, Messieurs et chers collègues, m'obligent aujourd'hui à renoncer au renouvellement du mandat qui m'a été confié (page 50) en 1855 et en 1856. J'éprouve, en prenant cette décision que vous comprendrez tous, un vif sentiment de regret. J'ai su apprécier à leur valeur les sympathies de ce public intelligent et éclairé, ces élans généreux, ces efforts désintéressés d'une noble phalange qui travaille à répandre le goût du beau et du bien, qui prêche par ses actes la fraternité et le dévouement mutuel dans le monde des arts et des lettres. Croyez bien, Messieurs et chers collègues, qu'en cessant d'être président du Cercle, je ne cesserai pas de lui vouer toute ma sollicitude. Partout où je pourrai lui être utile, il me trouvera prêt à lui tendre la main, comme à une institution pleine d'avenir et de promesses pour cette classe si intéressante que préoccupent les travaux de la pensée... »

Rogier opta pour Anvers, cédant aux sollicitations pressantes des chefs du libéralisme anversois, dont l'un (M. Grisar) lui écrivait le 16 décembre : « Je vous en conjure, coûte que coûte, restez-nous ! C'est sur votre nom que nous avons vaincu. Vous êtes notre drapeau : il nous est rendu, nous devons le garder ».


La rentrée du Parlement se fit dans le plus grand calme. D'un commun accord on ajourna la discussion sur les « émeutes de mai» et la chute du cabinet de Decker.

Quoique l'un ou l'autre membre de la droite ait fait alors incidemment allusion à l'émeute d'où le cabinet était prétendument sorti, Rogier et ses collègues dédaignèrent d'y répondre. Ce n'est à proprement parler qu'à la fin de 1859 que cette question politique fut examinée à fond, lors de la discussion du projet d'adresse en réponse au discours du trône.

Le choix du président de la Chambre donna lieu à quelques tiraillements au sein de la gauche, où la candidature de M. Delfosse comptait presque autant de partisans que celle de M. Verhaegen.

L'Emancipation du 14 annonçait que le ministère préférait (page 51) M. Delfosse, trouvant M. Verhaegen « trop compromettant ». La gauche devait se réunir le lendemain pour se prononcer. Quelques heures avant la réunion, Rogier reçut de Verhaegen la lettre que voici :

« Bruxelles, 15 décembre 1857, 8 heures du matin.

« Mon cher Rogier,

« J'aime les positions nettes ; je viens donc faire un appel à votre bonne amitié pour avoir une explication franche et loyale.

« L'article de L'Emancipation d'hier a éveillé la juste susceptibilité de mes amis politiques.

En 1852 vous êtes tombés comme ministres, je suis tombé avec vous comme président ; la question de cabinet avait été posée sur mon nom. Aujourd'hui tous vous vous êtes relevés, grâce au sublime élan de l'opinion publique, et moi seul je resterais à terre en butte aux calomnies et à la haine du parti clérical ! Cela est-il possible ?

« Personne ne peut contester la part que j'ai prise dans la lutte et par suite le droit qui m'est dévolu de participer au résultat. Je verrais autour de moi tous les sièges occupés, et alors que je succombe pour ainsi dire sous le poids des fatigues et des soucis de toute espèce, on finirait par considérer ma présence comme compromettante ! Mon abnégation ne va pas jusque-là.

« N'est-ce pas la discussion du projet de loi sur les couvents qui a amené le résultat dont l'opinion libérale se glorifie aujourd'hui, et si je n'ai pas craint de me compromettre en dévoilant á la face du pays les turpitudes du clergé, n'êtes-vous pas tous les complices de mes méfaits ?

« Quand j'appris par le Moniteurla nomination comme ministres d'Etat de nos honorables amis MM. Lebeau et Delfosse (titre du reste que je n'aurais pas accepté s'il m'avait été offert), nous eûmes dans votre cabinet un entretien dont vous voudrez bien vous rappeler alors c'était le fauteuil de la présidence qui m'était réservé.

« L'honorable M. Delfosse lui-même appréciera ma position : j'en ai pour garantie les protestations toutes amicales qu'il me fit lors de notre dernière entrevue.

« Maintenant le premier acte que la majorité va poser ne peut évidemment pas être en désaccord avec le vau du cabinet ; la question (page 52) de la présidence est une question capitale. Je suis donc autorisé à vous demander franchement quel est votre vœu à cet égard ?

« La réponse que vous voudrez bien me donner me tracera la ligne de conduite que j'ai à tenir. L'opinion libérale, dont je suis un des représentants, est solidaire de mes échecs comme de mes succès et je lui dois compte de mes actions.

« Vous ne trouverez donc pas mauvais que je prenne mes précautions et que je ne compromette pas un nom qui est resté intact jusqu'à présent.

« Je vous serre affectueusement la main.

« Verhaegen. »

Tenant compte de l'ancienneté des services, Rogier réussit à faire prévaloir dans la réunion de la gauche la candidature de Verhaegen, sans froisser trop de susceptibilités. « Cela, lui écrivait Lebeau, me confirme de plus en plus dans l'opinion que l'art de gouverner est avant tout de ménager les amours-propres. »


La résistance que la candidature « trop compromettante » de M. Verhaegen avait rencontrée dans la gauche indique assez que le vent était à la pacification et nous ne devons pas nous étonner, comme certains journaux avancés de ce temps-là et certains publicistes du nôtre, de l'allure modérée du ministère nouveau.

Le Roi manifestait une répugnance profonde à signer des nominations qui lui paraissaient trop libérales. Donnons en un exemple.

Rogier lui avait soumis, à la fin de décembre, un projet d'arrêté qui introduisait dans le collège échevinal de Gand, l'un des hommes qui l'ont le plus honoré, l'éminent professeur Callier. Mais la calomnie avait fait son œuvre. Les cléricaux affirmaient que M. Callier n'était qu'un « républicain français déguisé » et le Roi qui lisait beaucoup les journaux des cléricaux écrit à Rogier :

« Laeken, le 31 décembre 1857.

« Mon cher Ministre,

« Je vous avais exprimé mon opinion pour Gand avant d'accepter M. de Kerchove de Limon. M. Callier peut être un homme d'esprit et d'un excellent caractère, mais politiquement parlant, je n'en ai entendu jusqu'à présent que des choses dont je n'ai pas été satisfait.

« Veuillez en attendant faire des arrêtés pour les échevins acceptés.

« Léopold. »

Rogier ayant insisté, nouvelle lettre du Roi :

« Mon cher Ministre,

« M. Callier est moitié Français ; tout ce que j'en ai entendu me donne l'impression qu'il n'est nullement calculé pour un échevin d'une grande ville. Il vous sera facile de trouver dans un conseil communal nombreux, un homme inoffensif pour échevin.

« L'avenir du pays me fait un devoir de m'opposer à la disposition que l'on parait avoir, de faire des collèges d'échevins et des conseils communaux des autorités politiques. Ce caractère ne leur est nulle part attribué et ne peut être que dangereux pour la tranquillité du pays.

« Léopold. »

Rogier ne se découragea pas. Il eut avec le Roi un entretien particulier, où il fit justice des absurdes attaques dont M. Callier était l'objet. Le Roi finit par se rendre à ses raisons et n'eut pas à le regretter ni la ville de Gand non plus.

4. Première partie de la session de 1857-1858. L’attentat Orsini : la poursuite d’office. Débat sur la loi de milice. Impatiences des libéraux avancés

Certes le ministère voulait, dans la mesure du possible, satisfaire aux désirs pacifiques d'une fraction importante de sa majorité et en même temps tenir compte des répugnances (parfois exagérées, on vient de le voir) que manifestait le Roi. Peut-être même ces « élus de l'émeute » (page 54) désiraient-ils étonner par leur modération non seulement leurs adversaires, mais ceux des gouvernements étrangers sur lesquels la calomnie avait produit une impression non encore complètement dissipée. Seulement ils risquaient de froisser, de mécontenter par cette modération les ardents du parti libéral. On peut voir déjà percer des mécontentements, il y a déjà des récriminations aigres dans les articles que plusieurs journaux de Bruxelles, de Gand, de Namur consacrent, en décembre 1857 et au commencement de janvier 1858, à des nominations de bourgmestres et d'échevins.

M. le comte Goblet d'Alviella y fait allusion quand il dit, dans son livre sur la Vie politique de 1830 à 1880, que la conduite du ministère ne semblait guère en rapport avec l'étendue de la victoire remportée par le parti libéral. C'était - il l'a bien deviné - sous « l'influence surtout des idées modératrices qui prévalaient dans les hautes sphères du pouvoir ».


Mais voici que l'influence des événements extérieurs va accentuer forcément ce qu'il appelle assez justement la politique d'abstention, sinon d'immobilité, du cabinet.

L'attentat Orsini (janvier 1858) ; les menaces des journaux officieux de l'Empire contre l'Angleterre et la Belgique, d'où partaient des attaques fréquentes contre Napoléon III ; l'éventualité d'une rupture complète entre la France et l'Angleterre à l'occasion de l'acquittement par le jury de Londres, du réfugié français Bernard impliqué à tort ou à raison dans l'attentat Orsini (avril 1858) : tout cela créait de graves difficultés au cabinet, détournait forcément son attention de la politique intérieure et allait l'obliger même à prendre des mesures et à faire voter des lois qui méconteraient vivement les libéraux avancés.

Des poursuites furent intentées contre les journaux bruxellois : Le Crocodile, Le Prolétaire et Le Drapeau, qui (page 55) avaient, à propos des bombes d'Orsini, rappelé le coup d'Etat du 2 décembre 1851 en des termes dont le gouvernement impérial s'offensa et qui valurent respectivement à MM. Victor Hallaux, Coulon et Labarre quinze, dix-huit et treize mois de prison.

C'était aux termes de l'article 3 de la loi du 20 décembre 1852 (loi Faider) qu'avaient été, sur la plainte du ministre de Napoléon III à Bruxelles, intentées les poursuites.

Le 10 février 1858, le ministre de la justice proposa l'abrogation de cet article. Désormais les parquets n'auraient plus à attendre la plainte du souverain outragé pour poursuivre les journaux ; ils poursuivraient d'office, après en avoir toutefois référé au ministre de la justice. Le projet de M. Tesch devint la loi du 12 mars 1858 qui régit encore la matière.

La presse radicale fit mauvais accueil à cette loi, comme à la loi sur la police des étrangers dont les libéraux, Rogier tout le premier, n'ont jamais accepté certaines stipulations qu'à leur corps défendant et sous la pression des événements.

Dans l'occurrence le cabinet français ayant, par une note au Moniteur, insinué que les ministres belges montraient par trop de tolérance pour des proscrits français dont, prétendait-on, la main se trouvait dans les complots récents, le ministre de la justice avait, tout à la fois, invité le colonel Charras et d'autres républicains français à quitter le sol belge, et soumis au Parlement son projet sur la police des étrangers (voir lettre de Firmin Rogier du 20 janvier 1858).


La résistance de Rogier et de ses collègues aux demandes de réforme de la législation sur la milice provoqua également des mécontentements dans certains groupes avec lesquels le ministère devait compter. Rogier nous paraît s'être fait illusion sur l'importance de ce mouvement réformiste. Qu'il y eût, parmi les milliers (page 56) de pétitionnaires qui sollicitaient du Parlement une amélioration des lois de milice, un grand nombre de catholiques pêchant en eau trouble : d'accord ! mais ne pas voir là autre chose qu'une « manœuvre de parti » (séance du 25 mars 1858), c'était un peu se payer de mots et mieux eût valu incontestablement ne pas écarter, éconduire les pétitionnaires par un ordre du jour qui ressemblait fort à une fin de non-recevoir.


M. Banning, dans la Patria Belgica (II, 499), dit que le but de l'opinion libérale de 1857 à 1870, fut de réaliser l'idée libérale dans les lois et l'administration.

Si, dans la sphère législative, les travaux de la première session ne produisirent aucun résultat à cet égard, il n'en fut pas de même dans la sphère administrative de 1857 à 1858.

Rogier, préoccupé de la domination qu'exerçait le clergé sur les électeurs campagnards, particulièrement dans le pays flamand, s'était décidé à faire intervenir le gouvernement et ses agents dans une lutte qui revêtait trop souvent le caractère d'une guerre déclarée par l'Eglise à l'Etat. Telle est la portée d'une note (probablement lue en conseil des ministres) qui se trouve dans ses papiers à la date de 1858 (fin janvier) et qui est inspirée par des renseignements puisés dans les arrondissements essentiellement ruraux de la Flandre. Il faut, dit cette note, que l'Etat se défende par ses forces organisées, comme l'Eglise l'attaque par son armée de curés, de vicaires, de moines, de religieux, de bedeaux, de marguilliers, tous embrigadés et obéissant aveuglement au mot d'ordre parti de l'évêché... Il convient d'apporter beaucoup de sévérité et de circonspection dans la nomination. des fonctionnaires, bourgmestres, échevins, juges de paix, greffiers, notaires, receveurs, etc.

Un des chefs du libéralisme en Flandre dont il semble (page 57) que Rogier ait plus particulièrement goûté les conseils. en ce moment-là, lui écrivait : « Certainement vous devez choisir les plus méritants ; mais il est juste, même avec des titres, que les fonctionnaires s'engagent à soutenir le gouvernement dans la guerre à outrance qui lui est désormais déclarée par le clergé ». Là est l'explication d'un certain nombre de nominations politiques qui n'ont pas toujours, il faut bien le dire, été des plus heureuses au point de vue administratif. Elles ont valu à Rogier de vives attaques. Et parmi ceux qui en eurent le profit et l'honneur, combien d'ingrats, combien de traîtres ! Mais à quoi bon récriminer ?


Les nominations, dans tous les cas, n'étaient pas de nature à calmer l'impatience de ceux qui voulaient des lois. Le mécontentement se manifesta sous la forme d'une démission parlementaire.

M. Wanderpepen, député de Thuin, écrit le 7 mai 1858 au président de la Chambre que « les espérances que lui avait fait concevoir le mouvement électoral du 10 décembre ne se réalisant pas, il se trouve dans la situation équivoque de ne pouvoir mettre un dévouement entier et sans réserve à la disposition d'un ministère qu'il n'a pas reçu mission de combattre et que, pour sortir honorablement de cette situation, il dépose son mandat ».

Quelles sont les espérances qu'avait conçues M. Wanderpepen ? demanda Rogier aussitôt après que le président eut donné connaissance de cette lettre ; que ne nous les fait-il connaître ? Pourquoi nous cache-t-il ses vues, ses idées, ses intentions ? Et après tout, ajoutait-il avec une certaine aigreur, qui lui demandait ce dévouement sans réserve ?

En réalité Rogier, que les nécessités de la politique (il en est parfois de dures) obligeaient à une attitude qui ne lui était pas habituelle, savait parfaitement à quoi s'en (page 58) tenir sur les espérances et les vues de M. Wanderpepen et de son groupe : une lettre du député démissionnaire au National en fait foi. La révision de la loi sur l'enseignement primaire et l'abrogation de la Convention d'Anvers : voilà les principales espérances des libéraux avancés.

En outre, ils avaient considéré la loi sur la poursuite d'office comme funeste à la liberté de la presse, et comme étant la consécration de la loi de 1852 fort antipathique au libéralisme.

Enfin, l'expulsion récente du colonel Charras accordée par le cabinet aux sollicitations du gouvernement français semblait présager d'autres mesures qui empêcheraient M. Wanderpepen et ses amis de continuer à marcher d'accord avec le cabinet.

L'incident de la démission Wanderpepen avait fait quelque bruit : il provoquait une polémique à laquelle il importait de couper court. Pour expliquer la conduite du cabinet et annoncer ses intentions, Rogier saisit l'occasion du banquet offert par la gauche au président de la Chambre (12 mai) :

« ... Dans nos rangs comme dans toute armée puissante, dit-il dans son toast à Verhaegen, il peut y avoir de jeunes et de vieux grognards dont l'ardeur et le dévouement au drapeau s'impatientent d'un calme et d'un repos qu'ils considèrent comme excessifs. Mais qu'ils veuillent bien ne pas perdre de vue que la première nécessité du libéralisme après la victoire du 10 décembre, était d'affermir et d'étendre son influence légitime en donnant un démenti aux accusations violentes et aux prédictions sinistres du parti clérical. C'est la tâche à laquelle s'est consacré jusqu'ici le ministère..... Mais si nos adversaires s'abstiennent de l'attaque au sein du Parlement, ils n'en ont pas moins conservé toutes leurs animosités et leurs prétentions..... Ils sont toujours hostiles à l'enquête parlementaire que nous avons réclamée, quand nous étions dans l'opposition, pour convaincre tous les hommes de bonne foi que la bienfaisance publique doit être et rester sous la sauvegarde, sous la direction de l'autorité civile. Cette enquête, le ministère veut l'entreprendre sérieusement, et sans retard en continuant, jusqu'à ce qu'elle puisse être terminée, à appliquer les lois dans un sens libéral, conforme aux doctrines du libéralisme, à l'intérêt et à l'ordre public. Quant à la question (page 59) importante des fondations que soulève l'article 84 de la loi communale, et qui est controversée par suite d'un arrêt de la Cour de cassation, nous y donnerons dans le cours de la session prochaine une solution positive... »

Dans ce discours publié en partie par le Journal de Liége (qui avait l'oreille du ministère) Rogier annonçait d'abord un projet de grands travaux publics, parmi lesquels l'agrandissement et l'achèvement des fortifications. d'Anvers, et ensuite l'affectation d'un million à la construction de maisons d'écoles dans les campagnes.


Par le second projet, le ministère donnait des gages au libéralisme impatient. Il se croyait en droit d'en attendre de la reconnaissance. Or, ce sont les impatients de Bruxelles qui lui refusèrent presque immédiatement après un témoignage de bienveillance en combattant la candidature parlementaire du ministre des travaux publics, M. Partoes, au profit de M. Defré.

Ce n'était pas la première fois que l'Association libérale de Bruxelles se montrait peu aimable pour le cabinet.

Six mois auparavant, il aurait aimé voir donner au général Berten le mandat que l'option de Rogier pour Anvers laissait vacante. Nous trouvons la preuve de cette intention dans ce billet écrit à Rogier, le 21 décembre 1857, par un de ses collègues :

« Je viens de voir M. Fonsny. Il prétend que l'affaire de Berten marche et marchera bien. Il désire que vous engagiez les personnes qui iront vous voir ce matin à se rallier à la candidature du ministre de la guerre... »

Nous ne sachions pas que Rogier se soit beaucoup remué pour faire réussir cette candidature. Il voyait que l'Association penchait pour un député libéral de la province, éliminé aux élections du 10 décembre. Il est probable qu'il aura conseillé à ses collègues de laisser faire (page 60) pour l'ex-député de Malines ce qui avait été fait en 1856 pour l'ex-député d'Anvers. Il n'en est pas moins vrai que la majorité du cabinet ne s'était pas louée alors de la condescendance de l'Association bruxelloise. Seulement, l'affaire n'avait pas provoqué de conflit.

Il n'en fut pas de même quand il s'agit des deux candidatures de M. Partoes et de M. De Fré. Cette fois le ministère avait pris ouvertement position. Ce fut une compétition fâcheuse, où les propos les plus aigres s'échangèrent entre les « ministériels » et les « antiministériels » et qui présageait des luttes plus graves encore. Rogier et ses collègues ont été mal inspirés en essayant de s'opposer à l'entrée au Parlement d'un publiciste qui, depuis dix ans, avait servi la cause du libéralisme avec une énergie et une persévérance à toute épreuve. Quelque sympathie que méritât le caractère du ministre des travaux publics, quels que fussent ses talents d'administrateur, sa candidature n'était pas de celles qui pouvaient être opposées, en ce moment-là, à la candidature éminemment populaire du spirituel et incisif Boniface. (Note de bas de page : M. Partoes mourut quelques mois après. Le portefeuille des travaux publics fut confié à M. Vanderstichelen, député de Gand.) Il est des services qu'il faut savoir récompenser sans retard : les services du pamphlétaire Louis De Fré étaient de ceux-là. D'ailleurs, le nouveau député ne fit pas assurément mauvaise figure à la Chambre et bien que les ultra-modérés du libéralisme lui aient fait un grief de son vote dans la question de la liberté de la chaire, De Fré donna jusqu'à sa mort l'exemple de l'activité, de l'énergie et de la fidélité au drapeau.

Bien qu'il ne se fût agi, après tout, que d'une question de personnes, le succès de M. De Fré (et c'est là ce qui prouve la maladresse commise) fut considéré comme un échec grave pour la politique ministérielle. Les (page 61) adversaires que le cabinet comptait dans l'Association ne pouvaient manquer de lui donner ce caractère. Les journaux cléricaux, de leur côté, envenimèrent la querelle par leurs commentaires et leurs insinuations. La scission bruxelloise de 1859 sera la conséquence de cette malheureuse campagne, où les torts étaient des deux côtés et qui eut un retentissement tel, que nous en retrouvions l'écho l'an dernier, dans la brochure de M. Frère sur la Révision Constitutionnelle en Belgique. (Note de bas de page : « Le parti libéral, qui avait repris le pouvoir à la fin de l'année 1857, se trouva, dès 1858, en présence d'une opposition violente des radicaux qui se nommaient alors « avancés ». Le cabinet sollicita le baptême parlementaire pour un de ses membres ; on fit échouer sa candidature à l'association libérale, et Verhaegen, qui l'avait fondée et la présidait, y fut hué et outragé pour avoir osé dire « qu'il était ministériel quand ses amis politiques étaient au pouvoir »).