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Charles Rogier (1800-1885), d'après des documents inédits
DISCAILLES Ernest - 1895

Ernest DISCAILLES, Charles Rogier (1800-1885)

(Paru à Bruxelles en 1895, chez J. Lebègue et Cie)

Première partie. Rogier avant la révolution de 1830

Chapitre IV. Rogier journaliste et avocat (1824-1830). Première partie

1. Création du Mathieu Laensbergh

(page 85) « Les soussignés Paul Devaux, avocat, Joseph Lebeau, avocat, Firmin Rogier, Charles Rogier, professeurs, et Jean-Paul Latour, professeur, tous domiciliés à Liège, sont convenus de ce qui suit :

« Il y aura société entre eux à dater du 1er avril prochain ;

eL'objet de la société est la publication à Liège d'un journal qui paraîtra tous les jours à six heures du soir, les dimanches et fêtes exceptés.

« Ce journal aura le titre de MATHIEU LAENSBERGH, journal politique, littéraire, de l'industrie et du commerce.

« Les quatre premiers nommés, pour faire face aux premiers frais, versent en ce moment chacun une somme de trois cents francs entre les mains de M. Latour ; les présentes en servent de quittances. »

Tel est le début de l'acte de société signé à Liège, le dix mars 1824, à une heure du matin (Lebeau avait alors 30 ans et Paul Devaux, 23).

Résumons rapidement les obligations des associés.

Les quatre premiers nommés s'obligent à coopérer le plus activement possible au succès de l'entreprise. Cette coopération ne pourra jamais être moindre que d'un ou plusieurs articles tous les quatre jours, de manière qu'il en paraisse dans chaque numéro, excepté celui qui est (page 86) publié le lundi et le lendemain des fêtes. Les articles devront remplir une colonne environ du journal en texte ordinaire. Les articles fournis à l'un des associés par une personne étrangère à la rédaction, seront considérés comme le travail de l'associé lorsqu'ils seront dûment agréés. Aucun article ne sera inséré avant d'avoir obtenu la sanction des quatre associés, le rédacteur compris, sous peine d'une amende de vingt-cinq francs, contre l'imprimeur et de cent francs contre l'auteur. Chacun des quatre rédacteurs devra, à son tour, concourir soit par une simple surveillance, soit par une coopération plus active, à l'accomplissement de la partie des obligations de l'éditeur qui concerne les extraits des papiers étrangers et nationaux.

L'éditeur, c'est M. Latour. (Dans les annonces du n°4 du journal on lit: « Latour-Brunet, professeur de belles-lettres (de calligraphie ?) imprimeur-éditeur du journal Mathieu Laensbergh, se charge de l'impression de toute espèce d'ouvrages.., » etc.)

Il lui est alloué cent francs par mois comme imprimeur-éditeur, une demi-part dans les bénéfices sociaux.

Le contrat était fait pour trois ans, sauf le cas d'insuffisance de ressources sous peine d'un dédit de mille francs.

Quinze jours après ce premier contrat, apparaît un nouvel associé.

« Par délibération de ce jour, dit un acte du 24 mars 1824, la Société a admis, à l'unanimité, au nombre de ses associés propriétaires, le sieur Félix-Alexandre Van Hulst, avocat à la cour supérieure de justice de Liège, domicilié à Liège. Le nouvel associé remettra à Messieurs Rogier frères, Devaux et Lebeau la somme de deux cent quarante francs, et au moyen de ce versement, il devient propriétaire pour un cinquième dans la mise de fonds et pour une part entière d'associé. »

(page 87) Par une disposition particulière dont la raison nous échappe, le nouvel associé était libre de se retirer à la fin de chaque trimestre.

Latour ne resta pas longtemps dans l'association.

A la date du 15 mai 1824, Henri Lignac, écrivain, s'engage à prendre l'administration du journal Mathieu Laensbergh et de l'imprimerie appartenant aux premiers nommés (Latour doit avoir vendu son imprimerie en avril (l'acte de vente manque). Le nom de Lignac figure pour la première fois au bas du journal le 12 juin 1824.). Il prend le titre d'éditeur et imprimeur du journal. Il lui est alloué une demi-part d'associé dans les bénéfices du journal et des impressions, plus un traitement de cent francs par mois.

Une clause spéciale du contrat stipule que dans le cas où l'entreprise viendrait à cesser entièrement, une indemnité annuelle de six cents francs sera assurée à Lignac, jusqu'à ce qu'il soit parvenu à obtenir « un emploi, état, charge quelconque ou autre moyen pécuniaire d'un produit au moins équivalent à cette somme, sans toutefois que les effets de cette clause puissent s'étendre au)delà de cinq ans à partir de l'époque de la cessation ».

Pour entrer dans cette carrière nouvelle du journalisme (quelques mois avant d'y entrer, il avait failli être soldat. Désigné par le sort pour servir dans la première classe de 1823, il fut exempté du service définitivement, pour myopie, par arrêté du Gouverneur de la province de Liège en date du 1er septembre), Charles Rogier avait renoncé à ses leçons chez les Senzeille. Il ne lui eût pas été possible sans cela de faire de la collaboration active au Mathieu Laensbergh.

Il n'en resta pas moins dans l'enseignement libre : (page 88) il donnait des répétitions, tout en étudiant le doctorat en droit.

(page 88) Nous avons lu avec la plus grande attention – et ce n'a pas été la partie la moins rude et la moins attachante de notre travail - la collection, aujourd'hui presque introuvable, du Mathieu Laensbergh, devenu en 1827 le Politique. (Les archives de la famille Rogier ne la possèdent même pas tout entière. C'est à la complaisance des enfants de Paul Devaux que nous avons dû de pouvoir consulter deux volumes qui manquaient à la collection Rogier. Ils nous ont été d'autant plus utiles que nous avons trouvé les initiales P. D. écrites de la main même de Paul Devaux au bas de ses principaux articles.)

Il nous importait de découvrir quelle avait été la part de collaboration de Charles Rogier. Si nous avons pu réussir à l'établir aussi exactement qu'il est possible après tant d'années et en l'absence de plusieurs documents qui ont été égarés, c'est, d'une part, à l'aide des indications faites tantôt à la plume, tantôt au crayon par Rogier lui-même dans les volumes de sa collection, et dans un carnet qui lui servait à consigner au jour le jour la tâche qu'il avait faite, ou celle qu'il se réservait de faire ; c'est, d'autre part, grâce aux projets manuscrits d'articles que nous avons retrouvés.

Du reste l'intérêt qui s'attache à une publication dont l'influence sur la Révolution de 1830 et sur les destinées (page 89) de nos provinces a été incontestable, nous faisait un devoir d'étudier avec un soin tout particulier les questions soulevées et débattues dans le Mathieu Laensbergh et dans Le Politique pendant les 7 ans qui ont précédé la Révolution.

Un mot d'abord du Prospectus que les jeunes publicistes lancèrent sous la forme d'une feuille volante (une page d'impression in-49) dans la dernière semaine de mars 1824.

Il débute par une plaisanterie sur le nom donné au nouveau-né.

L’Almanach Mathieu Laensbergh vient d'être « banni d'un royaume voisin pour la témérité de ses pronostics ». Depuis qu'on fait les honneurs d'une persécution étrangère au bon Mathieu, il s'attache plus d'intérêt que jamais au vénérable prophète de Liège. Quelques-uns de ses sectateurs « ont juré de venger sa gloire », et désormais ce ne sera plus seulement chaque année, mais chaque jour, les dimanches et grandes fêtes exceptés, que l'illustre nom de Mathieu Laensbergh sortira des presses liégeoises.

Autre temps, autres lunettes : c'est vers la région beaucoup moins élevée des réalités que dorénavant Mathieu dirigera sa longue-vue... (Au-dessus du titre du journal, entre l'indication de l'année et celle du mois, il y a une vignette représentant Mathieu qui braque sa longue-vue sur notre planète).

« Abandonnant la lune pour la terre, l'avenir pour le présent, le trépied de la sybille pour la patente du journaliste, le nouveau Mathieu Laensbergh s'efforcera d'être un peu moins plaisant que son nom et laissera à son confrère de l'Almanach tout l'éclat de son astrologique renommée... »

Après cette plaisanterie dont le ton rappelle celui de la correspondance de Charles Rogier avec Desoer, la tâche (page 90) qu'assumait la publication nouvelle était décrite sur un ton qui n'a plus rien de badin : c'est Paul Devaux, déjà grave et sévère à 21 ans, que nous allons entendre maintenant.

« Si une liberté sage assure le bonheur et la dignité des peuples, des lumières toujours croissantes sont elles-mêmes la garantie la plus certaine de cette liberté. C'est à les répandre, c'est à vivifier la circulation des saines idées que tout homme ami de son pays doit consacrer ses efforts : c'est le but des rédacteurs du nouveau journal...

« Ils n'ont pas la prétention de régenter leur patrie : ils ont le sincère désir de lui être utiles... Ils tâcheront de recueillir les vérités nouvelles, de quelque lieu qu'elles naissent, de les reproduire aux yeux de leurs concitoyens et d'empêcher ainsi qu'elles ne perdent...

« L'injure, les personnalités seront sévèrement repoussées du journal : la plaisanterie qu'ils se permettront sera toujours, ils l'espèrent, celle que tolère le bon goût ; mais toujours, et ils en répondent, celle qu'un galant homme peut avouer...

« La politique, la littérature, les arts, les intérêts de l'industrie et du commerce seront les principaux objets auxquels ils s'attacheront...

« En politique, leurs principes seront ceux de la Loi fondamentale...

« En littérature, le goût des études classiques dominera leurs idées, sans exclure les innovations qui ne seront pas de la bizarrerie... »

Le Prospectus faisait ensuite connaître les divers genres d'articles que le journal publierait. La politique, l'enseignement, les questions de droit administratif, les travaux publics, les besoins industriels seront du domaine de tous les rédacteurs sans distinction. Il y aura aussi des spécialistes. On donnera des analyses des productions nouvelles : Charles Rogier y fera merveille. On parlera de la politique intérieure, des embellissements de la ville, des améliorations que nécessitent la voirie, l'hygiène : Charles Rogier aimera aussi à s'en occuper. (page 91) Il y aura souvent des comptes rendus de représentations théâtrales et des concerts : nous verrons Firmin s'y cantonner volontiers. Pour les débats judiciaires, ce sera affaire à Lebeau et à Van Hulst. Les appréciations des événements de la politique extérieure seront presque toujours confiées à Devaux (Evidemment il n'y a rien d'absolu dans cette assertion relative aux divers domaines dans lesquels aimaient à se renfermer les rédacteurs du journal : nous parlons d'une façon générale). Le journal publiera des correspondances tant de l'étranger que des diverses villes du royaume (beaucoup auront pour auteur J.-B. Nothomb, l'un des fondateurs de la nationalité belge).

Voici le dernier paragraphe de ce prospectus dont, nous pouvons le dire dès maintenant, les promesses ont été tenues :

« L'esprit général de la feuille intitulée Mathieu Laensbergh sera modéré sans faiblesse, sévère ou riant selon l'importance du sujet, mais toujours plein de respect pour les convenances, toujours animé du désir d'être utile ; la société qui le dirige sacrifiera tout à cet objet et sa plus douce récompense serait de pouvoir prendre cette épigraphe :

« J'ai fait un peu de bien : c'est mon meilleur ouvrage »

Le 1er avril, à la date fixée, parut le premier numéro du journal. L'article de tête (de Ch. Rogier), intitulé Apparition de Mathieu Laensbergh, confirme la loyale résolution que les rédacteurs du Prospectus ont annoncée: s'abstenir de tout mensonge et de toute injure.

« … Je consens, dit le vieux Laensbergh apparaissant soudain au rédacteur qui rêve à l'article qu'il doit faire, je consens à vous prêter mon nom ; mais n'en abusez pas : gardez-vous de le livrer au ridicule, au mépris. Fuyez le mensonge, la calomnie, l'injure grossière, la basse flatterie... ; n'écrivez rien que l'honnêteté et le bon sens désavouent. Pour plaire à vos lecteurs, il faut parfois les égayer : mais contre l'injustice et l'oppression ce n'est pas le rire, c'est (page 92) l'indignation qu'il faut exciter... Union, bonne foi, modération, constance, et je vous prédis des succès. »

(Note de bas de page : Dans le deuxième numéro, la Rédaction insiste sur le caractère de journal de province qu'elle veut donner au Mathieu Laensbergh : « Si on veut nous apprécier à notre valeur, en nous comparant à d'autres journaux, ce n'est point parmi les feuilles de la capitale, parmi des journaux européens, mais tout simplement parmi des gazettes de province que devra se prendre le terme de la comparaison. » Le rôle modeste que Mathieu s'assignait au début finit par s'élargir, grâce au talent et à la verve de ses rédacteurs, et on put bientôt le mettre sur le même rang que les meilleures gazettes de Bruxelles.)

Mathieu - je veux dire Ch. Rogier - avait été bon prophète :

Le succès devait couronner les efforts de nos jeunes audacieux, parce qu'ils furent toujours fidèles à leur devise.

Ils pouvaient dire en refaisant le mot de Montaigne : « Cecy est un journal de bonne foi. »

Partisans décidés de la monarchie représentative, ils voulaient que les principes fondamentaux de ce système de gouvernement ne fussent pas une lettre morte, et nous les verrons réclamer énergiquement dès les premiers jours la responsabilité ministérielle qui en est un élément essentiel.

Esprits foncièrement libéraux, ils veulent l'application sérieuse des libertés inscrites dans la loi fondamentale.

La modération ne leur fait jamais défaut : il suffit pour s'en convaincre de constater que le parquet, étonnamment susceptible (Cf. discours de De Brouckere aux États-Généraux (n° du Politique du 3 et du 4 décembre 1829) sous le gouvernement hollandais, n'a cru devoir s'occuper d'eux que dans deux circonstances et sans succès.

Constants dans leurs principes et dans leur ligne de conduite, ils restèrent indissolublement unis jusqu'au jour où les événements de la Révolution les obligèrent de quitter Liège et de renoncer à leur journal.

(page 93) Après avoir exposé leur programme et caractérisé leurs idées, voyons Rogier et ses amis à l'œuvre.

Suivons-les pour cela pendant la première année de leur carrière et autant que possible mois par mois, en indiquant les sujets principaux de leurs études et de leurs articles.

(Note de bas de page : Il va de soi que nous ne nous arrêtons pas aux comptes rendus des représentations théâtrales, des concerts, des bals. Contentons-nous de dire que Rogier en a fait un grand nombre : les curieux liront par exemple avec intérêt un de ses articles sur un bal (n° du 27 avril 1824). Nous ne parlerons pas davantage des articles de fantaisie pure, ni des charades, ni de ce qu'on appelle aujourd'hui les nouvelles à la main où les deux Rogier faisaient florès).

N'oublions pas que chaque article devait, avant d'être inséré, avoir obtenu la sanction des quatre associés.

Avril, mai, juin : Les publicistes Destutt de Tracy, De Pradt et Benjamin Constant. Les tribunaux de commerce. L'état du pays : le pour et le contre (de Ch. Rogier). La Société Générale. Le Pamphlet des Pamphlets de P. L. Courrier. L'Ecole des Vieillards de Casimir Delavigne. - Le Jury et la procédure secrète. La Mnemotechnie (de Ch. Rogier). Les Essais poétiques de Delphine Gay. Chaque peuple doit avoir sa législation particulière. Résumé mensuel des nouvelles politiques (de Ch. Rogier). L'Essai historique de Chateaubriand. Les rapports de Voltaire avec le diable (de Ch. Rogier). La lecture à haute voix. Grétry et l'histoire de la musique. Le respect de la liberté religieuse. Les loisirs poétiques de trois amis : Reynier, Henkart et Bassenge (de Ch. Rogier). Lord Byron. Les relations du Saint-Siège avec les républiques de l'Amérique. (page 94) Mademoiselle Mars (de Ch. Rogier). De la nécessité d'abroger expressément les lois contraires aux principes de notre loi fondamentale. Aperçu sur la situation des états de l'Amérique inéridionale (de Ch. Rogier). Le droit de mouture. Si l'on peut corrompre ou étouffer l'opinion publique. Bolivar (de Ch. Rogier). Les Liégeoisismes (de Ch. Rogier). La liberté de la presse...

Arrêtons-nous un instant à cette question de la liberté de la presse, une des questions brûlantes du temps, qui provoquait de vifs débats entre les journaux ministériels et le groupe des journaux indépendants, dont faisait partie le Mathieu Lansbergh.

Un arrêté royal du 20 avril 1815, confirmé par la loi du 6 mars 1818, permettait aux tribunaux de frapper la presse coupable « d'alarmer ou de troubler le public, de susciter entre les habitants la défiance et la désunion ».

L'élasticité des termes de l'arrêté-loi, le vague où il laissait le magistrat chargé de l'exécuter, la contradiction flagrante de ses principales dispositions avec le principe de la liberté de la presse inscrit dans la loi fondamentale : tels étaient les arguments principaux qu'invoquait Mathieu pour que le pouvoir législatif l'abrogeât. Qu'au milieu des bouleversements politiques de 1814 et de 1815, des pouvoirs nouveaux, s'établissant sur un terrain nouveau, eussent cru avoir besoin d'une grande force pour se consolider et pour se mettre à l'abri de toute inquiétude : cela se concevait. On pouvait s'expliquer encore que trois ans plus tard, en 1818, lorsque l'arrêté royal avait été révisé par le pouvoir législatif, on eût cru prudent de ne pas débarrasser brusquement la presse de toutes ses entraves. Mais quand le pays était calme, pourquoi maintenir une loi qui répugnait aux mœurs de la nation et qui faisait en quelque sorte de la liberté de la presse une lettre morte ?

(page 95) A ceux qui lui opposaient l'intégrité, l'honnêteté, l'impartialité des juges, Mathieu répondait :

« Nous n'avons jamais voulu opposer le moindre doute à cet égard: il n'est ni dans notre dessein, ni dans nos principes d'attaquer les personnes ou d'incriminer les intentions. Mais quand on nous dit que les garanties résident dans les hommes, nous nous bornons à répondre que les hommes se trompent, meurent, se remplacent, changent de position et de pensée ; que le sentiment de la veille n'enchaîne point celui du lendemain ; que les institutions seules sont fixes, universelles et durables ; et que là où les garanties manquent dans les lois, on peut dire qu'elles n'existent nulle part. »

Juillet : A noter une revue politique (par Rogier), des plaintes assez vives contre les princes chrétiens qui abandonnent la Grèce, une description de la vie dans les universités allemandes et de la société secrète appelée Burschenschaft, - un aperçu de l'invention des voitures à vapeur...

On venait de proposer en Angleterre de remplacer l'usage des routes par celui des « chemins à ornières en fer », et d'employer des machines à vapeur au lieu des immenses attelages servant à transporter les hommes et les marchandises. On estimait qu'une « machine à feu » suffirait sur un chemin de fer perfectionné pour amener, en moins de trente heures, de Londres à Édimbourg trois diligences chargées de voyageurs et de bagages, qui exigeaient le service de trois cents chevaux et qui ne parvenaient pas en moins de cinquante heures à leur destination. Le Mathieu Lansbergh ne trouvait pas très vraisemblable l'exécution du projet..., toutefois, ajoutait-il... :

« On n'oserait garantir qu'il ne se trouvera pas en Angleterre des capitalistes assez hardis pour en fournir les fonds, et des ingénieurs assez habiles pour vaincre les obstacles qui semblent la rendre impraticable... »

(page 96) Le créateur des chemins de fer en Belgique s'est souvenu de cet article. Un signet où Rogier a écrit de sa main « Chemin de fer... Impraticable », se trouve à cette page de sa collection du journal.

Dans ce même mois de juillet, le journal étudie les lacunes et les besoins de la législation en matière politique et en matière criminelle, et l'arbitraire sous toutes les formes ; apprécie l'ouvrage de Benjamin Constant sur la Religion considérée dans sa source, ses formes et ses développements ; fait l'éloge raisonné de l'école des sourds-muets fondée à Liège depuis peu de temps ; donne une traduction littéraire et savante du chant funèbre écrit par Mavrocordato sur Byron ; se moque assez agréablement du romantisme dans un chant lyrico-élégiaque en prose et appelle l'attention sur les élections en Belgique...

L'article sur les élections (de Rogier) est en quelque sorte le premier d'une série. Rogier, dès son entrée dans la vie du journalisme, s'est préoccupé de la nécessité, pour un peuple qui veut rester libre, de ne pas rester indifférent au choix de ses mandataires législatifs, provinciaux ou communaux.

Sous ce rapport, il faut bien le dire, les Belges donnaient depuis dix ans des preuves d'une singulière apathie. Ils faisaient la part belle aux ministres qui n'avaient pas, comme leurs collègues d'outre-Quiévrain, à trembler toujours devant l'opposition. Rogier se plaint avec raison que les députés aux États-Généraux soient pour ainsi dire « nommés à huis-clos ». Ils parlaient en effet sans que personne en fût averti ou s'en inquiétât. Le peuple ne connaissait le nom de ses mandataires que par les journaux, leur caractère politique que par leurs votes. Que les inconvénients, les dangers de cette indifférence ne fussent pas très grands pour le moment, on pouvait (page 97) l'admettre jusqu'à un certain point, parce que le gouvernement restait dans la voie constitutionnelle. Mais le jour où il lui plairait de s'en écarter, les assemblées législatives deviendraient « un instrument de despotisme, un moyen facile de vexation » entre les mains de ministres audacieux et sans scrupules.

La raison principale de cette apathie politique semble avoir été le mode d'élection, qui était bizarre, compliqué au possible et peu conforme à l'esprit de la loi fondamentale, comme nous l'établirons tout à l'heure. Mais ce n'était pas précisément le meilleur moyen de l'améliorer que de montrer tant d'insouciance au jour du vote...

« … Commencez, disait Rogier, par exercer vos droits, tels qu'ils sont, avec plus d'inquiétude et d'empressement... ; que l'opinion publique s'élève contre un mauvais système... ; autrement on conclura de votre silence que tout est bien ; vous taire, c'est consentir... »

Août : Cette question électorale est traitée à plusieurs reprises pendant le mois d'août. Rogier et ses amis étaient assurément loin de désirer que le renouvellement de la législature ramenât chaque année en Belgique, comme en France et en Angleterre, les « excès de tout genre », les « agitations convulsives des partis », les « manœuvres d'un ministère ne rougissant pas d'ériger publiquement en devoir une dégradante abnégation et de placer une foule de citoyens entre le déshonneur et la misère » (En avril 1822, plusieurs députés (de la gauche et de la droite) de la Chambre des députés de France, avaient signalé à cet égard des manœuvres incroyables du gouvernement de Louis XVIII). Ils reconnaissaient que l'intérêt qui s'attachait aux opérations électorales, aux discussions législatives et aux projets ministériels chez les Anglais comme chez les Français tenait à des causes qui étaient étrangères aux Belges : telles que, chez les premiers, la discussion des modifications successives de la Charte ; chez les seconds, (page 98) le vœu d'une réforme parlementaire et des questions de politique extérieure. Mais plusieurs autres causes leur paraissaient concourir à retarder les développements de l'esprit public en Belgique.

Nous saisissons surtout ici la vraie raison d'être de ce journal, qui veut « que les intérêts moraux prennent sur les intérêts matériels une prééminence aussi nécessaire à la prospérité qu'à la dignité de la nation et du gouvernement » et qui ne cessera de travailler, avec une fermeté, un sang-froid et une habileté extraordinaires, l'accomplissement de ce programme.

C'est le tableau des imperfections du système politique, en même temps que l'histoire des fautes du gouvernement hollandais, que nous trouvons dans ces articles qui révèlent une entente si complète des besoins du pays.

Tout d'abord, il aurait fallu réformer le système électoral qui n'était point évidemment en harmonie avec l'esprit général de la loi fondamentale.

La nation était divisée en trois ordres : l'ordre équestre (la noblesse), l'ordre des villes et l'ordre des campagnes.

Ces trois ordres nommaient les états provinciaux comme il suit :

1° L'ordre équestre nommait directement ses représentants aux états provinciaux ;

2° L'ordre des villes avait trois degrés d'élection : a) les ayants-droit, nommant les électeurs ; b) ceux-ci nommant le conseil de régence (conseil communal) ; c) ce conseil nommant les représentants de la ville aux états provinciaux ;

3° L'ordre des campagnes avait deux degrés : les ayants-droit nommaient les électeurs et ceux-ci choisissaient les députés de l'arrondissement aux états provinciaux.

Enfin, tous ces degrés épuisés, les états provinciaux choisissaient les députés à la Chambre...

A la seconde Chambre, s'entend - la première Chambre était à la nomination du Roi.

(page 97) A la place des complications bizarres et incohérentes parfois de l'élection à 3 et à 4 degrés, on eut dû établir le vote direct qui est une des bases essentielles du gouvernement représentatif. C'est par l'exercice de ses droits qu'une nation s'attache à son gouvernement, et le bien auquel sa participation n'est pas étrangère est de tous celui auquel elle est le plus sensible. La maxime : tout pour le peuple et rien par lui n'est pas seulement un sophisme hypocrite, ou l'erreur d'un cœur droit : elle répugne souverainement à l'esprit d'un gouvernement constitutionnel.

On pouvait appliquer ces réflexions à l'absence du jury : car après l'exercice du droit d'élire, il n'en est pas de plus propre à détruire un funeste égoïsme et une dangereuse indifférence pour la chose publique, en un mot à créer un esprit national, que le droit de juger convenablement organisé. (Le journal montrait les effets salutaires de cette institution en Angleterre et aux États-Unis).

Il importait aussi de changer le mode de délibération du corps législatif qui, en excluant la voie des amendements, nuisait à l'utilité et à l'intérêt des débats parlementaires, et même à la dignité du gouvernement.

Plus d'une fois, Rogier est revenu à la charge sur ce sujet : entre autres à la fin de décembre.

Mais ce qui contribuait surtout à distraire l'attention publique des intérêts nationaux, c'était la prolongation du provisoire dans lequel restaient les institutions secondaires. Il est dans la nature de l'homme de ne s'attacher qu'aux choses dont la possession lui paraît acquise. Les lois ou règlements, en matière de finances, de pouvoir administratif et municipal, d'enseignement primaire et d'enseignement moyen, étaient modifiées à chaque instant sans nécessité réelle.

(page 100) Enfin la liberté de la presse devait être entendue dans le sens le plus large du mot, si l'on voulait que la nation ne se désintéressât plus de la politique. Voici quels étaient les desiderata formulés par Rogier et ses amis :

«Point de censure et la presse libre pour tout le monde ; faculté pour tous aussi d'y recourir quand on veut ; devoir pour les magistrats de publier le compte rendu de leur gestion ; droit pour tous encore de suppléer au silence des fonctionnaires ; pouvoir de prouver par toute voie les imputations qui ont rapport aux fonctions publiques ; peines répressives et non préventives... »

Ces graves questions étaient traitées par nos jeunes journalistes avec un grande largeur de vues et une étonnante maturité d'esprit. Ils y apportaient du reste une entière bonne foi. Ils déclaraient n'obéir qu'à leur conscience et détester tout esprit de parti. « Si, disaient-ils, (numéro du 9 août 1824), nous sommes peu disposés à devenir les apologistes obligés du gouvernement, nous répudions d'avance le langage d'une opposition qui serait hostile par système. »

En tête du numéro du 31 août, on lit : « A partir du premier septembre, la Gazette de Liège, (page 101) affiches, annonces et avis divers, est réunie au journal Mathieu Laensbergh par suite de convention entre les propriétaires. Ce changement n'a apporté aucune modification dans le personnel du journal Mathieu Laensbergh. » (Nous n'avons pas retrouvé la convention. Dès le mois de septembre le Mathieu Laensbergh prend pour sous-titre : «Gazette de Liège ». Dans le Mathieu du 2, Rogier raconte l'union des deux journaux sous une forme badine : l'article est intitulé : « Extrait de l'état civil de Liège : Mariages. »

Septembre : La nécessité de secouer l’apathie du public en matière politique, tel est encore l'objet d'une étude assez longue de Rogier, qui est intitulée : Préface d'un livre à faire.

Le gros de la nation, dit-il en résumé, est en arrière des institutions. De là cette insouciance qui ne s'émeut qu'à la voix de l'intérêt blessé. De là aussi la nécessité de faire connaître à la masse le prix de ces institutions et les conséquences qu'elles amènent, de l'instruire de ses droits et de ses devoirs et surtout de lui faire aimer et les uns et les autres (Qu'on nous permette ici un souvenir personnel. En 1862, professeur à l'Athénée royal de Bruges, nous fumes désigné par le bureau administratif de l'Athénée pour prononcer à la distribution des prix le discours traditionnel. Nous avions choisi pour sujet l'utilité de l'enseignement des notions de droit constitutionnel et administratif. Connaître les institutions et les lois de son pays, disions-nous en substance, les aimer, les défendre, telle est la triple obligation du citoyen. M. Paul Devaux, membre du bureau administratif, nous dit en sortant : « Nous demandions déjà cela il y a quelque 30 à 40 ans... » C'est Rogier qui a introduit cet enseignement dans les athénées par la loi de 1850). Il faudrait pour cela un livre, simplement écrit, sagement raisonné, qui, remontant à l'origine de nos droits, les montrât dérivant de notre nature et non des premiers accidents qui réunirent les hommes en société ; qui fît voir les avantages des institutions... et qui voici où le polémiste reparaît montrât « la ligne qui sépare ce que nous avons de ce qu'on nous a promis ».

(page 102) « L'on devrait prouver aux uns que la religion et la liberté se prêtent un mutuel appui ; aux autres, qui tremblent dès que le peuple s'agite, crie ou se plaint, que le repos et la prospérité des nations dépendent de la sagesse et de l'esprit de liberté du gouvernement. Tant qu’un peuple sent qu'il a des droits à acquérir, en égalité, en justice ou en liberté, il sera disposé à courir les chances périlleuses des révolutions ; une fois que ses besoins seront satisfaits, il ne sera plus redoutable qu'aux ennemis extérieurs... »

Ces lignes sont du 4 septembre 1824... Tel est l'unique commentaire que nous leur donnerons.

Dans ce même mois de septembre, notons des articles sur les perfectionnements de l'industrie et les ponts suspendus sur les idylles de Comhaire (par Rogier) le patriotisme des anciens et l'opinion publique des modernes - les fables de Rouveroy (par Rogier) - les mémoires de Fouché —-la délivrance de S. M. T. C. Ferdinand VII (par Rogier) - un coup d'œil sur la France, qui dénote une réelle clairvoyance des besoins de ce pays et qui montre avec quel soin nos journalistes étudiaient ses discussions parlementaires - la Censure par Chateaubriand - les représentations de Mlle Georges (par Rogier). A la fin du compte-rendu de la Sémiramis, nous lisons :

« Je termine par une remarque que j'ai eu tout le temps de faire : c'est que chaque fois qu'on y rencontre Babylone à la fin d'un vers, on est sûr de trouver trône au bout du suivant, et vice-versa, à tel point que quelques acteurs en ont pris l'habitude de prononcer Babylône. Qu'est-ce que cela prouve ? Rien, si ce n'est que la langue française est peut-être une de celles qui prêtent le moins à la rime. Avez-vous jamais vu (page 103) « guerriers » qui ne fut suivi de « lauriers », « gloire » sans « victoire » (ou « boire », dans le genre bachique), « « hommes » sans « le siècle où nous sommes ». Ceci toucherait à la grande question de savoir s'il n'y a pas de poésie sans syllabes mesurées ou sans rime. Vous reculez, mes classiques lecteurs. J'en frémis moi-même : voilà une idée impertinente qui frise furieusement le romantisme... »

Toujours des instincts révolutionnaires !

Ce n'est pas seulement la France qui attire les regards du journaliste : son coup d'œil sur l'Allemagne n'est ni moins juste ni moins précis que son coup d'œil sur la France :

« … En 1813 et en 1815, c'étaient bien réellement des constitutions représentatives qu'on promettait aux peuples allemands, soulevés en masse contre Napoléon. En 1819, ce ne sont plus que des assemblées d'états. La Prusse octroie ce simulacre de constitution qui nous semble plus digne du XVIe que du XIXe siècle, et qui confère moins de garanties à la nation que la France de l'ancien régime n'en trouvait dans ses parlements... L'agitation des peuples ne se calmera point aussi longtemps que l'intégrité tant vantée du pouvoir monarchique ne sera point modifiée par un sage mélange de l'aristocratie et de la démocratie... Il y a quelques dangers à certaines résistances. Quand le peuple reçoit, il se contente de peu ; quand il est réduit à prendre, il va souvent au-delà de ses premiers vœux et de ses besoins réels ; et si cette exagération lui est fatale, le pouvoir, à son tour, peut y rencontrer quelques chances périlleuses. »

On voit que ce qu'il désire, c'est la mise en pratique réelle aux Pays-Bas du gouvernement représentatif, l'application sincère des règles du régime constitutionnel.

Appréciant le discours du trône avec une entière liberté, reconnaissant le bien qui avait déjà été réalisé, il montrait une pleine confiance dans la promesse que contenait le manifeste royal, mais il exprimait le regret de n'y pas voir figurer l'annonce de la suppression de l'impôt de la mouture, ou tout au moins des (page 104) changements dans son mode d'exécution qui, étant forcément inquisitorial, produisait l'effet le plus funeste, et dont tous les esprits honnêtes et indépendants signalaient depuis longtemps le caractère odieux et immoral.

Il constatait également dans le discours du trône des lacunes fâcheuses en ce qui concernait l'organisation judiciaire. Il se plaignait de l'ajournement de la création de la haute cour, que réclamaient instamment la dignité de la magistrature et les nécessités de la jurisprudence, et surtout du silence complet que gardait le gouvernement sur la réorganisation du jury, appelée cependant par tous les vœux des criminalistes.

Il tenait à ce que l'on sût bien que ses regrets et ses critiques visaient le ministère :

« … Si les observations que nous avons émises pouvaient scandaliser quelques esprits jaloux de la prérogative royale plus que le roi lui-même ; s'ils pensaient qu'elles impliquent défaut de respect envers l'auguste chef de l'État, nous leur répondrions qu'à moins d'être étranger aux principes les plus élémentaires du gouvernement représentatif, on ne peut ignorer que le discours prononcé par le roi dans l'enceinte des chambres législatives est toujours réputé l'ouvrage du ministère ; qu'en Angleterre et même en France ce point ne tombe plus en controverse. Dès lors on sent que, si dans l'examen de cet acte important l'éloge seul était permis, aucun écrivain qui se respecte ne traiterait cette matière. »

C'est fier et digne : c'est absolument la théorie constitutionnelle. Les rédacteurs du Mathieu, nous l'avons dit en analysant leur programme, ne transigent pas sur cette question.

Un jour - c'était en novembre 1824 - le Journal officiel avait inséré l'article suivant :

« Une des villes du royaume avait fixé le prix courant de certains objets en ancienne monnaie dans une annonce publique. S. M. l'ayant remarqué avec mécontentement, il a été pris aussitôt des mesures pour faire cesser cette irrégularité, et pour rappeler la nécessité de n'employer que (page 105) des dénominations en nouvelle monnaie des Pays-Bas, conformément au vœu bien prononcé de la législation actuelle. »

Le Mathieu Laensbergh, après avoir reproduit l'article, disait :

« Ce n'est pas la première fois que nous entendons dans la bouche des fonctionnaires publics (car sous certains rapports le Journal officiel peut être considéré comme tel) des locutions aussi inconvenantes que « S.M. ayant remarqué avec mécontentement... Le Roi s'étant fâché... Le ministre n'aimant pas que... » Indépendamment de l'inconvenance absolue qu'il y a à se rapprocher des formes de ces vizirs d'Orient qui rédigent en lois l'humeur de leur maître, et à ne pas reconnaître qu'une action est condamnable par cela seulement qu'elle blesse la loi, et non parce qu'elle est contraire au bon plaisir, il existe dans la rédaction du Journal officiel une erreur plus grave encore. C'est un effet bien déplorable de l'ignorance des formes constitutionnelles de vouloir sans cesse faire intervenir le nom auguste du roi dans les moindres actes du gouvernement. Rien ne peut être plus nuisible au respect qui doit entourer le pouvoir royal. »

Le roi Guillaume ne voulait pas s'incliner devant le principe de la responsabilité ministérielle sans lequel il n'y a pas de gouvernement représentatif possible. De là devaient naître des difficultés de toute espèce, des revendications, des protestations que des magistrats trop zélés, serviles même, combattront ou réprimeront durement, et des troubles qui dégénèreront en révolte.

La Révolution de 1830 est en germe dans cette obstination irréfléchie du gouvernement hollandais en matière de responsabilité ministérielle. C'est ce qui nous décidé à montrer comment, dès 1824, les Rogier, les Devaux et les Lebeau avaient pris position - une position inébranlable sur ce terrain.

(page 106) Les grands intérêts de la politique générale, auxquels la grande majorité de la nation restait assez indifférente, ne font pas sacrifier à Rogier les intérêts du commerce et de l'industrie, qui préoccupent un nombre bien autrement considérable de lecteurs. A preuve un article fort remarqué sur l'utilité d'une école de commerce (24 octobre).

Si Rogier ne nous avait pas, lui-même, dans un de ses carnets, révélé qu'il en est l'auteur, nous l'aurions deviné rien qu'à l'épigraphe et au début de l'article :

Prends-moi le bon parti, laisse là tous les livres.

Cent francs au denier cinq, combien font-ils ? - Vingt livres. -

C'est bien dit. Va, tu sais tout ce qu'il faut savoir. (Boileau.)

« De nos jours encore l'on entend répéter à des commerçants d'ailleurs estimables : « qu'est-il besoin de faire étudier mon fils, je n'en veux point faire un savant ; je le destine au commerce ; il fera comme son grand-père et comme moi... » Quoique la science ne gâte jamais rien, nous avouons volontiers qu'il est pour le commerçant des choses plus utiles que la connaissance exacte du parfait moyen de tuptô, ou de la règle célèbre du que retranché, et qu'on peut, à la rigueur, faire d'excellentes spéculations sans savoir au juste les couleurs des sept murs qui environnaient Ecbatane, ou la position respective des combattants à la bataille de Pasagarde... »

Sans vouloir que l'on fît d'un négociant un docteur en belles-lettres, il pensait qu'il ne lui suffisait pas pour exercer son état avec habileté et d'une manière honorable, de connaissances fondées sur la simple routine et sur des traditions contraires à tout progrès.

En dehors de la science pratique du commerce, il estime qu'il est une éducation indispensable et commune à tout homme vivant au milieu d'hommes éclairés. Et c'est de cette éducation qu'il s'occupe. Il étudie le genre d'instruction qu'il convient de donner au jeune homme qui se destine au commerce. Mettant à profit (page 107) l'expérience acquise par ceux qui avaient fondé vers ce temps-là une école de commerce à Paris, il montre ce qu'on peut faire aux Pays-Bas en s'inspirant des conseils des professeurs, et l'influence qu'exercerait une institution semblable sur le progrès de l'industrie et du commerce.

Une telle entreprise étant évidemment au-dessus des forces de simples particuliers, l'intervention du gouvernement devenait indispensable : lui seul pouvait en assurer le succès. Rogier concluait donc en ces termes :

« … Si, dans les étroites limites de notre royaume, le trésor public entretient, à grands frais, six arsenaux d'avocats et de médecins, pourquoi se montrerait-il avare de ses bienfaits lorsqu'il s'agit des intérêts de l'industrie, depuis longtemps la vie et la gloire des Pays-Bas ?... »

Nous aurons l'occasion dans la suite de cet ouvrage, de montrer que l'on n'a pas assez apprécié ce que Rogier, étant gouverneur de la province d'Anvers ou ministre, a fait pour les intérêts vitaux du commerce et de l'industrie. Il y a des gens, d'ailleurs très au courant de son rôle politique, qui ignorent absolument cet aspect de son talent administratif. Pour le moment nous nous contentons de signaler dans cette étude sur l'utilité d'une école du commerce dans les Pays-Bas, la première pensée de la création de l'excellent Institut de commerce d'Anvers et principalement de l'organisation d'une section professionnelle, commerciale et industrielle, dans les athénées (loi de 1850).

Au cours des deux derniers mois de 1824, nous remarquons : La responsabilité ministérielle, réponse au Journal de Bruxelles, organe ministériel. - Fiesque, tragédie d'Amelot (de Rogier). - Un projet de loi sur la traite des nègres. - Une matinée de journaliste. - Jour d'ennui (de Rogier). - La France depuis l'avènement de Charles X (de Rogier). - La lutte des Grecs et des Turcs. - La foire de Liège. - Les Ducs de Bourgogne de M. de Barante. - Les prisons (de Rogier). - Les représentations du fameux chanteur Martin au théâtre de Liège. - L'évacuation de l'Espagne - La comédie de Casimir Bonjour : Le mari à bonnes fortunes (de Rogier). Le commencement d'une série de lettres sur la Belgique qui révèlent une perception très juste du caractère de nos compatriotes et des influences qu'ils subissent, ainsi qu'une entente réelle de leurs besoins :

« … Ce n'est pas à la contemplation passive et stérile des événements qui se passent autour d'elle que doit se borner une nation sage et soigneuse de son avenir. Il est utile d'étudier les événements contemporains, les progrès et les retards de l'éducation politique des contrées voisines... Mais cette étude serait vaine si jamais la nation observatrice ne reportait ses regards sur elle-même... Elle doit se comparer chaque jour aux autres..., se pénétrer et, si je puis dire avec Montesquieu, se tâter sans cesse pour reconnaître et ses forces et ses maux...

« … Je veux observer mon pays avec indépendance et sans prévention, non du regard aveugle de l'amant qui adore les défauts de sa maîtresse, mais de l'œil sévère et consciencieux de l'ami qui veut le bonheur, qui veut la gloire de son ami... Il importe peu de savoir à qui elles plaisent ou déplaisent... Soyons vrais !... Advienne que pourra... »

En même temps que des lettres sur la Belgique, le journal publiait régulièrement chaque semaine de fort intéressantes lettres sur la France. L'extrait suivant de la lettre du 14 décembre fera connaître l'esprit et le (page 109) style du correspondant qui, d'après des indices que nous a fournis une lettre ultérieure de Rogier à son frère, devait être un Belge (?) attaché à la rédaction du journal le Globe, si célèbre dans les dernières années de la Restauration.

« … Le bruit avait couru qu'une accusation contre M. de Villèle se préparait dans une réunion de pairs : il n'en est rien. Ce n'est pas sans doute que la matière manque, mais on est trop bien élevé en France pour en venir d'abord à de pareilles extrémités. Ces choses-là se disent, s'écrivent même, mais ne se font pas. Mettre un ministre en accusation... quelle monstruosité ! rechercher les causes de l'accroissement de sa fortune... quelle brutalité, quel renversement de toutes les idées d'ordre, et de convenances ! et puis d'ailleurs quel funeste exemple... ! Permis d'en user ainsi à ceux qui prennent au sérieux les constitutions, les chambres, le représentatif, comme dit si bien M. Courrier ; mais qu'une pareille pensée puisse venir à l'esprit de gens qui se respectent et qui peuvent avoir le malheur de devenir ministres à leur tour, c'est en vérité ce qu'on ne peut supposer... »

Il est intéressant de rapprocher ces lignes des réflexions déjà publiées par le journal sur le respect dû à la constitution et sur le rôle du ministre dans un gouvernement représentatif.

Telle est, dans ses grandes lignes, l'œuvre du Mathieu Laensbergh pendant sa première année.

Nous nous en tenons, pour le moment du moins, à ce résumé qui montre suffisamment ce que voulaient et ce que pouvaient ses rédacteurs, et particulièrement le genre d'articles qu'écrivait Rogier à cette époque.

A l'approche de la Révolution de 1830, quand se formera l'Union des libéraux et des catholiques qui a porté de si rudes coups au gouvernement arbitraire de Guillaume, nous aurons à montrer la part brillante que Mathieu Laensbergh, devenu le Politique en 1827, a prise à la bataille.

A partir de la fin de 1825, Rogier sembla prendre plus (page 110) particulièrement goût aux questions d'intérêt local.

(Note de bas de page : Un article de chronique locale, le récit d'un incendie où des pompiers n'avaient pas fait preuve d'une extrême délicatesse, lui valut même en 1827 un procès en calomnie qu'il gagna d'ailleurs haut la main. On peut lire là-dessus le Mémoire à consulter et consultation pour Ch. Rogier, avocat, et H. Lignac, éditeur du journal Mathieu Laensbergh, intimés, contre le Ministère public, appelant, et Jean Delsomme, Théodore Portier et Gérard Thonnar, gardes-pompiers, parties civiles, appelant d'un jugement rendu par le tribunal correctionnel de Liège, le 4 mai 1827 (Liège, de l'imprimerie de Lebeau-Ouwrex). Au nombre des 27 avocats qui avaient signé le Mémoire avec J.-B. Teste et Van Hulst, avocats plaidants, nous remarquons les noms suivants : Dewandre (bâtonnier), Le Soinne, J.-J. Raikem, E. de Sauvage, A. Doreye, G. Fleussu, D. Zoude, J.-F.-X. Würth, Forgeur.)

Voirie, hygiène, embellissements, création d'écoles d'artisans, visites aux établissements industriels les plus importants de Liège : tels sont les objets que nous le voyons fréquemment traiter sous la signature du Bourgeois de Saint-Martin. Mais il ne négligera point pour cela l'étude des questions politiques, de littérature et d'enseignement. Il continuera à recommander aux électeurs de s'occuper de leurs intérêts ; il signalera, avec une certaine âpreté parfois, leur indifférence et leur apathie (1825-1826). Pour les en tirer, il préparera même à leur usage les éléments d'un Manuel électoral qu'il publiera en 1829. Il insiste à maintes reprises (janvier et février 1826) sur la nécessité de publier les actes et de rendre publiques les séances des conseils provinciaux et communaux.

En même temps il continue à apprécier les œuvres littéraires et les institutions pédagogiques, discutant avec passion la valeur des théories dramatiques et poétiques qui agitent la France et les pays de langue française. N'est-il pas professeur et poète ?

Dans un de ses carnets nous voyons, mêlés à des détails du métier professoral, des projets d'articles, des indications de questions à traiter, de livres à consulter, (page 111) de documents à se procurer. Par exemple, nous trouvons sur la même page : « A lire le manuel de physique de... ?, Walter Scott, Cours de droit public, Mignet, Amédée Pichot. SUJETS : Monopole des postes. Manufactures de la province. Gouvernement libre et nation libre. Les princes. Associations et congrégations. Les garanties du peuple belge. Établissement d'un lavoir à Liège. Éloquence de la chaire. Publicité des débats judiciaires. L'industrie considérée dans ses rapports avec le bonheur et la liberté des sociétés. Propriété littéraire. Influence des croisades, Élections communales. Embellissements ». Le Mathieu Laensbergh contient des articles très développés sur tous ces sujets.

Rogier notait des procédés de discussion, des phrases même qui pourraient être utilisées. Dans un carnet qui doit dater de 1825 nous lisons ceci : « Appeler les ministres et les administrateurs par leurs noms propres. Ne pas rester trop matériel dans le journal. Ne pas négliger la partie sentimentale. » Le journal était en effet assez grave.

Vers ce temps-là, en 1825, une de ses œuvres poétiques fut couronnée par la Société libre d'Émulation de Liège : c'est la Mort de Mme Roland, dont nous avons parlé à la fin du second chapitre.

Ce n'était pas tant la carrière du journalisme et le culte de la poésie qui le faisaient s'attarder un peu dans la conquête du diplôme d'avocat. Les exigences de son métier de professeur étaient la cause principale de ce retard. Il fallait bien qu'il trouvât dans l'enseignement privé les ressources nécessaires pour continuer ses études juridiques : sa part de bénéfices dans le journal n'y aurait assurément pas suffi. D'autre part, il se conçoit que lorsque Rogier avait passé cinq ou six heures à donner des répétitions et à peu près autant à faire de la copie au Mathieu Laensbergh, il ne devait pas aborder avec empressement les controverses du Corpus juris.

2. Publications de Rogier. Sa thèse d'avocat. Ses Mémoires de Don Juan Van Haelen. Son Manuel électoral

(page 112) Rogier a conquis son diplôme d'avocat le 29 juillet 1826.

Il avait choisi pour sujet de sa dissertation inaugurale une question qui, on l'a vu, le préoccupait tout particulièrement : l'élection des conseillers provinciaux et des conseillers communaux aux Pays-Bas.

Dans les cinq thèses annexées à la dissertation, nous remarquons celles-ci :

La publicité la plus large est à souhaiter dans la poursuite et dans la répression des crimes. (Desideranda latissima in criminibus persequendis atque puniendis publicitas.)

La publicité en matière d'administration provinciale et d'administration communale est conforme à notre droit public. (Provinciarum et municipiorum administrationem publice fieri, juri publico nostro consentaneum est.)

La dissertation de Rogier, écrite dans un latin qui prouve qu'il avait cultivé (forcément) cette langue après sa sortie du collège, est un tableau succinct, mais complet, du système électoral de ce temps-là. Il discute les conditions requises pour être électeur et pour être éligible, les causes d'incapacité, les inconvénients de la loi, les modifications qu'on y pourrait apporter. Il préconise, entre autres réformes, (page 113 ; l'élection directe qui lui paraît constituer seule le vrai système représentatif.

Dans une lettre fort humoristique, « d'un jeune avocat à son père », que le Mathieu Laensbergh publia le 7 décembre de cette même année, Rogier s'est amusé à présenter un tableau raisonné de ce qu'il en coûte pour être avocat. Ce tableau vaut qu'on le reproduise ; il caractérise l'époque et nous donne une idée des études et des mœurs universitaires.

Première année. Philosophie. Candidature en lettres.

Inscription à l'université, 4 f. P. B. Logique, 30. Histoire ancienne, 30. Littérature grecque, 30. Littérature latine, 30. Antiquités romaines, 30. Frais de candidature, 30. Aux appariteurs, 2,50.

Total, 216 fl. 50 cents P. B.

Deuxième année. Candidature en droit

Recensement, 2 fl. Institutes, 30. Histoire du droit romain, 10. Droit naturel, 15. Encyclopédie du droit, 15. Histoire Belgique, 15. Frais de candidature, 50. Aux appariteurs, 4,50.

Total, 141 fl. 50 cents P. B.

Troisième et quatrième année. Doctorat

Recensement des deux années, 4 fl. Droit civil, 30. Pandectes, 30. Droit criminel, 30. Droit public, 30. Histoire politique, 30. Économie politique, 30. Médecine légale, 7,50. Frais de doctorat, 100. Aux appariteurs, 4,50. Encore aux appariteurs pour robe et bonnet, 10. Pour (page 114) bouquet, 1. Impression de la thèse (trois feuilles), 35. Bamboche, 110. Frais de félicitation, 4. Robe à l'effet de prêter serment, 2.

Total, 487 fl. P. B.

Lesquels réunis aux totaux précédents, donnent une somme de 845 florins, ou 1788 francs 35 centimes.

On peut voir par là ce qu'il en avait coûté à Rogier pour achever ses études universitaires. Heureusement les répétions avaient bien donné ; le journal prospérait et distribuait des dividendes.


Les ressources de Rogier n'étaient donc pas tellement ébréchées qu'il ne pût se permettre, afin de compléter son éducation politique, un voyage à Paris.


Il s'y rendit à la fin de l'année 1826, avec Lebeau qui avait des affaires à régler dans cette ville. Deux lettres, l'une à Firmin, du 31 décembre 1826, l'autre à ses collaborateurs du Mathieu, du 9 janvier 1827, nous fournissent sur son séjour des renseignements curieux. D'abord il se préoccupe du côté utile.

« Voilà huit jours que nous avons quitté Liège, dit-il dans la première : nous avons beaucoup vu et beaucoup retenu ; cependant nous sommes pas encore au vingtième de ce que nous pouvons et devons faire. Paris est une mine précieuse à exploiter... c'est dans ses rapports utiles que je l'exploite... J'ai assisté à une leçon de mécanique appliquée aux arts donnée par Dupin : j'ai (page 115) eu du plaisir à l'entendre, moins pourtant que je me l'étais figuré ; sa diction est simple, mais trop rapide et pas toujours claire. Il est étonnant combien peu d'ouvriers y assistent. Il est vrai que la sotte administration a imposé au professeur une heure où les artisans sont occupés et ne peuvent quitter leurs travaux... Vendredi je vais entendre Say. Entretemps je tâcherai d'assister aux séances de l'Académie, de l'Athénée, de la Chambre. J'ai pris note aussi des jours où les plus célèbres prédicateurs font leurs sermons ; j'irai aussi une fois à la Sorbonne entendre les professeurs d'éloquence sacrée et profane... »

Le palais de la Bourse et le foyer de l'Opéra ont fait sur lui une vive impression :

« La Bourse est sans contredit ce que j'ai jamais vu de plus beau. On se sent grand de douze pieds en entrant là-dedans... Le foyer de l'Opéra est aussi chose magnifique. Ce qu'on voi là vaut beaucoup mieux, je pense, que ce qu'on y entend. »

Il ne paraît pas, en effet, fort enthousiaste de l'ensemble des représentations auxquelles il a assisté jusque-là :

« Nous avons assisté depuis notre arrivée à quatre spectacles: Variétés, Gymnase, Grand-Opéra, Vaudeville. Il y a de quoi rire aux Variétés, de quoi jouir au Gymnase, de quoi dormir à l'Opéra, malgré même le tintamarre du Siège de Corinthe. Sauf Lepeintre, nous n'avons rien vu au Vaudeville qui valût la peine d'être cité... »

Lebeau était d'avis que « puisqu'on y était, il fallait en profiter ». Rogier, qui est enclin à partager sa manière de voir, ne pense pas au retour. Seulement, la question des finances l'obligera peut-être à revenir plus tôt qu'il ne pense.

Il en coûte furieusement pour vivoter à Paris. Aussi faisons-nous le plus d'économie possible ; à tel point que nous nous refusons du feu... »

La lettre du 9 janvier 1827 est surtout intéressante.

(page 116) Rogier est très heureux d'avoir pu amasser, comme il dit, des idées générales et des rectifications d'idées, très heureux surtout d'avoir vu, parfois même entendu les grandes notabilités scientifiques et littéraires de la France, les Dupin, les Say, les Guizot, les Villemain, les Bonjour, les Andrieux, les Royer-Collard. Si la leçon de Dupin aux ouvriers ne lui a pas produit l'effet qu'il attendait, du moins sa conversation lui a beaucoup plu et l'a fort instruit. Say, qu'il n'a entendu que dans son cours, lui a paru encore plus abstrait que Dupin. Guizot ne paye pas de mine. Il est, dit-il, de maigre apparence...

Voici une appréciation du talent et de la manière de Villemain, qui a vérité et humour :

« Villemain m'a fort amicalement reçu en se croisant les jambes et les appuyant sur sa cheminée à la manière de Montesquieu. Il a fait lundi dernier l'ouverture de son cours d'éloquence française à la Sorbonne. C'est un homme qui improvise avec facilité, éclat et harmonie. L'expression n'est jamais ce qui l'embarrasse ; et ce qu'il a de bon, c'est que sous les ornements académiques qu'il prodigue avec bonheur et mesure, il m'a paru qu'il se cachait des idées. Cependant tout n'est pas à louer dans Villemain : il y aurait bien un peu de charlatanisme dans sa manière de professer et beaucoup d'amour-propre dans le professeur. »

Dans une réunion chez Dubois, le rédacteur en chef du Globe, ancien élève de l'école normale de Paris, toute (page 117) une série d'écrivains et de penseurs a défilé devant Rogier qui envoie leurs portraits à son frère ; - depuis Bodin et Bonjour, « tous deux porteurs de cheveux et de favoris noirs », jusqu'au « petit Andrieux qui, avec sa petite voix et sa figure de singe, trouve toujours moyen d'attacher autour de lui un auditoire fort nombreux et fort attentif » ; depuis Joubert jusqu'à Royer-Collard.

Le dernier lui a causé aussi une désillusion comme à Lebeau. Il a professé devant eux sur la question des jésuites les doctrines du Courrier français, un journal antilibéral.

« … Lebeau ne reconnaissait plus son homme. Mes amis, si vous voulez conserver des illusions, de l'enthousiasme, de la foi dans les grands hommes ou les grands écrivains, gardez-vous d'en approcher de si près. Rien ne dessèche comme cela... »

Et faisant plaisamment un retour inverse sur ses amis et lui, il ajoute :

« ... Par exemple, je suis sûr que si personne à Liège ne connaissait personnellement les rédacteurs du Mathieu, nous aurions deux fois plus d'abonnés et cent fois plus d'autorité. »

Il n'a pas seulement observé les hommes à Paris : il a aussi observé les choses. Ainsi, après les théâtres et les cours publics, il a fréquenté les séances de la Chambre des députés et les audiences des tribunaux - et principalement les cabinets de lecture où il est tombé en admiration devant quelques journaux des départements, tels que le Journal du Commerce et le Précurseur de Lyon, le Breton de Nantes, et surtout devant les journaux suisses.

« ... Ces gens-là travaillent absolument dans le même sens et dans le même but que nous... Le Journal de Genève (hebdomadaire) est un modèle en son genre. Il ne faut (page 118) point tarder à nous y abonner ou à demander l'échange... et nous ferons tous nos efforts pour introduire le cher Mathieu (à qui le Ciel fasse santé et abonnés). Je me sens de force à aller trouver le préfet de police lui-même... »

Il fait plus de cas des journaux de province que des journaux de Paris, au point de vue de l'utilité, et peut-être aussi du ton de la polémique.

En terminant cette lettre, qu'il priait ses amis de vouloir bien agréer comme article de fonds, il faisait un appel ému à la bonne entente, à la concorde, à l'énergie :

« …Nous serons bientôt auprès de vous, vous pourrez vous reposer. A l'époque des vacances, nous avons fait, Lebeau et moi, des prodiges de courage ; vous êtes trois, et vous reculeriez !... De grâce, ne vous découragez pas, ne vous querellez pas, ne vous emportez pas. C'est ici qu'on voit combien les passions sont laides et impuissantes à faire le bien. Ici personne ne persuade personne. On ne voit qu'anarchie et presque partout mépris réciproque. Continuons à agir avec bon sens sur le bon sens de nos provinces. Continuons à municipaliser, à localiser. C'est la bonne voie, c'est la seule que nous puissions suivre avec succès... »

Le journal continuera dans cette voie où il trouvera en effet succès et honneur. Il municipalisera, il localisera : (page 119) ce sera là surtout la tâche de Charles Rogier, qui sait prêcher d'exemple.


Il est d'ailleurs rentré de Paris avec nous ne savons quelle ardeur de travail nouvelle : bien des projets hantent son cerveau.

Il veut réorganiser le comité de littérature de la Société d'Émulation, dont il venait d'être nommé secrétaire adjoint ; donner une impulsion nouvelle aux travaux du Comité grec qui s'était formé à Liège l'année précédente sous la présidence de M. de Sélys et dont le zèle paraissait s'attiédir ; pousser à la translation du Mathieu à Bruxelles ou à la création dans cette ville d'un journal fondé sur le plan et d'après les principes du Mathieu ; réunir des documents pour son Manuel électoral ; commencer la publication des Mémoires de Don Juan Van Haelen ; créer un journal hebdomadaire à l'usage du jeune âge, la Récompense.

La plupart de ces projets furent exécutés.

Peut-être a-t-il renoncé de lui-même, vu la difficulté (page 120) d'exécution, à transplanter Mathieu à Bruxelles. Mais si un autre Mathieu ne s'est pas fondé à Bruxelles, la faute n'en fut pas à lui, mais à certain publiciste de la capitale d'humeur difficile.

Il ne tint pas à Rogier non plus que le Comité grec ne se réveillât de sa léthargie : on avait, après tout, des préoccupations personnelles à Liège.

Mais c'est plutôt au point de vue littéraire, que nous pouvons dire que les années 1827 à 1829 ont été pour Rogier des années fort occupées et réellement fécondes.

L'influence qu'il exerça au comité de littérature de la Société d'Émulation est incontestable. Il porta la parole, au nom de la Société, lorsqu'en 1828, le cœur de Grétry fut rapporté à Liège. Son influence est surtout visible. dans les sujets de concours qui furent choisis pendant ses années de secrétariat. Un seul exemple : voici les deux questions du concours de 1828 :

1° Le député d'une nation libre. On demande sur ce sujet une pièce de 100 à 200 vers.

2° Exposer les différentes méthodes nouvelles d'enseignement et les comparer entre elles, en faisant ressortir leurs avantages et leurs inconvénients.

Le journaliste politique et le professeur sont là.


Les Mémoires de Van Haelen parurent en 1827. Voici dans quelles circonstances Rogier était entré en relations avec lui.

Le Mathieu Laensbergh avait consacré, le 11 septembre 1824, un article assez curieux aux Mémoires publiés (page 121) récemment sur Ferdinand VII et les événements de son règne. Il y avait distingué, disait-il, « une figure d'une originalité piquante : celle de don Juan Van Haelen ». Arrêté dans le royaume de Murcie comme franc-maçon, Van Haelen avait été enfermé dans les prisons de l'Inquisition à Madrid. Faisant preuve d'une rare énergie au cours de ses interrogatoires, défendant des principes philosophiques avec une audace qui étonnait fort ses juges, il s'était montré l'apôtre convaincu des idées libérales et patriotiques. Mis, sur sa demande, en présence du roi Ferdinand VII, il lui avait déclaré, avec autant de calme que de fermeté, que le but des francs-maçons espagnols (qu'il disait être innombrables) était d'introduire dans le pays une forme de gouvernement en harmonie avec les idées du siècle, d'éteindre cet esprit de fanatisme et de persécution qui opprimait et dégradait l'Espagne, et de la mettre ainsi au niveau des nations les plus éclairées et les plus florissantes de l'Europe.

En son nom comme au nom de ses frères en maçonnerie, il avait protesté de sa fidélité au roi, lui conseillant d'ailleurs de se mettre à la tête des sociétés maçonniques comme l'avaient fait quelques souverains d'Europe dans des circonstances difficiles. La bonne impression produite sur l'esprit du roi par la franche sincérité de Van Haelen, s'étant vite effacée devant les insinuations perfides de ses courtisans tout dévoués à la réaction, Van Haelen était retombé dans les griffes des inquisiteurs, auxquels il n'avait réussi à échapper que par des prodiges d'adresse. (Son évasion de la prison de l'Inquisition a tout le caractère d'un roman (voir la première partie des Mémoires). Il se réfugia en Angleterre en juin 1818 ; quatre mois après, il prit du service en Russie et fit la campagne de Géorgie en qualité de major dans un régiment de dragons. Rentré en Espagne en 1821, il participa au soulèvement des libéraux contre le gouvernement despotique de Ferdinand en 1822 et 1823. Après un exil de plus de deux ans dans l'Amérique du Nord, il était venu vivre aux Pays-Bas. Dans une lettre d'un de ses amis, écrite au Mathieu Laensbergh en août 1826, nous lisons : « M. Van Haelen provient d'une famille du Limbourg ; Mme Van Haelen, de Maestricht, est sa parente... »).

Van Haelen, arrivé en Belgique en 1826, vint à Liège remercier la rédaction du Mathieu Laensbergh de son (page 122) article sympathique. Il noua à cette occasion des relations assez intimes avec la famille Rogier. Il offrit à Charles Rogier de lui fournir les notes, les documents, les souvenirs nécessaires à la rédaction de ses mémoires.

Les événements auxquels Van Haelen avait été mêlé avaient provoqué une vive curiosité aux Pays-Bas et en France ; on pouvait espérer que les amis de la liberté feraient bon accueil à une publication où étaient peints d'après nature les excès du despotisme et de la réaction.

Charles Rogier accepta.

Nous doutons que le succès espéré - et mérité - ait été atteint. L'éditeur Renouard, de Paris, qui publia une édition pour la France, en même temps que la maison Tarlier en publiait une pour les Pays-Bas, écrivait à Charles Rogier le 13 septembre 1827 : « Sur les 1500 exemplaires que j'ai imprimés de la première partie, je n'en ai pas encore vendu 400, et ce n'est pourtant pas faute de publicité. » Le 15 mars 1829 l'éditeur Tarlier écrivait de son côté : « Je vous confesse que j'ai la crainte qu'un bon nombre d'exemplaires ne sortiront du magasin que dans bon nombre d'années... »

Nous retrouverons don Juan Van Haelen commandant en chef à Bruxelles pendant les journées de septembre 1830.

3 . La collaboration de Rogier à un journal pédagogique : La Récompense

Le succès ne fit pas défaut à une œuvre d’un tout autre genre : la Récompense, journal du jeune âge, à laquelle (page 123) collaborèrent la plupart des rédacteurs du Mathieu Laensbergh.

Rien de plus piquant que de voir Firmin Rogier, Charles Rogier, Devaux et Lignac - Lebeau et Van Hulst ne furent pas de la Récompense —-se délasser de leurs graves études de philosophie politique et de droit administratif dans la rédaction d'articles destinés à l'éducation, à l'instruction de la jeunesse, articles de peu d'étendue, écrits dans un style simple et clair et qui, donnant à la lecture des enfants plus de variété et d'attrait, devaient les encourager à des études de plus longue haleine.

Tel est en effet le but que se proposent les rédacteurs de ce journal, dont la création est due au professeur Charles Rogier.

Nous avons sous les yeux une pièce qui porte :

« Nous soussignés Jean-Joseph Péquignot et Ch. Rogier, sommes convenus de ce qui suit :

« 1° Que le dit M. Péquignot se chargera de recueillir des souscriptions pour abonnement au journal hebdomadaire intitulé la Récompense...

» 2° Que la société du journal la Récompense dont le dit Ch. Rogier a été constitué fondé de pouvoirs..., etc. »

La pièce est datée de Bruxelles, le 25 décembre 1827.

« Les livres, dit le prospectus du journal, ont pour les enfants un inconvénient presque inévitable, c'est d'être longs et trop uniformes. L'idée de fixer longtemps leur attention sur le même objet les effraye. Pendant deux ou (page 124) trois jours le livre nouveau plaît, mais on s'ennuie d'avoir toujours le même volume entre les mains, et on ne lit plus. »

Partant de cette idée, les rédacteurs de la Récompense avaient pensé qu'un journal qui paraîtrait une fois par semaine aurait une réelle utilité, parce qu'il pourrait contribuer à « faire naître ou à développer chez les enfants des connaissances utiles, à leur faire comprendre et aimer des devoirs rigoureux ».

Ils entendaient bien se garder de les effrayer par la longueur ou par la monotonie de leurs articles. C'était une véritable récompense qu'ils voulaient chaque semaine donner à la jeunesse. La menace de priver les enfants d'un numéro de leur journal ou d'un abonnement pourrait même quelquefois offrir « un moyen facile de correction » aux parents et aux maîtres pour qui cette publication deviendrait ainsi un auxiliaire précieux.

Se plaçant à un point de vue belge (« La plupart des livres que nous mettons entre les mains de nos enfants, étant écrits en France, leur parlent d'habitude de choses, de lieux avec lesquels ils n'ont aucun rapport, et n'en auront peut-être jamais, sans leur rien dire de leur pays, vers lequel on ne peut trop ni trop tôt tourner leurs yeux. » Prospectus de la Récompense), la rédaction promettait de parler à ses lecteurs de ce qui se passait en Belgique, des habitudes, des choses, des lieux qui ne leur étaient pas étrangers, mais elle n'entendait pas être exclusive. Elle se tiendrait au niveau des progrès réalisés dans l'enseignement, spécialement en Angleterre et en Allemagne, deux pays renfermant sous ce rapport, disait-elle, des richesses encore enfouies pour la Belgique.

Les rédacteurs sentaient tout ce qu'il y avait de grave et de délicat dans la tâche qu'ils s'étaient imposée ; ils savaient surtout avec quel soin scrupuleux devait être pesée chaque parole qu'ils adresseraient à leurs lecteurs. Ils prenaient à ce sujet des engagements formels.

Tous leurs engagements furent tenus : on va le voir.

Les articles proposés étaient revus par tous les rédacteurs, l'un après l'autre. Le bon à composer n'était (page 125) donné qu'après un examen qui portait non seulement sur le fond question d'exactitude scientifique, de vérité historique, d'opportunité ou de compréhension, mais sur la forme. Les expressions étaient passées au crible d'une critique grammaticale et littéraire où s'exerçaient surtout Charles Rogier et Devaux : Rogier, le futur chef de l'instruction publique en Belgique ; Devaux, le futur membre du conseil de perfectionnement de notre enseignement moyen.

Nous avons les cahiers où chaque rédacteur consignait ses observations sans scrupule, mais aussi sans aigreur.

Mademoiselle Rogier y joignait les siennes. Tel jour on propose un article sur les combats de taureaux : « Quelque intéressant, écrit-elle, que soit un combat de taureaux, je ne puis croire qu'il soit utile de mettre de tels spectacles sous les yeux ou dans l'esprit des enfants. » Et malgré cette réflexion de Charles : « On fait les combats beaucoup plus cruels qu'ils ne sont en effet », l'article est écarté.

Firmin soumet à ses collaborateurs un article sur les épingles, qui parut le 15 juin 1828 (n° 20 du journal). Il ne passe qu'après avoir été épluché par Charles et Devaux.

Pour prouver que le mot épluché n'est pas trop fort, nous allons citer leurs critiques : ce sera un spécimen intéressant de la façon dont se faisait la Récompense.

Après une introduction un peu longue, où il s'adressait à une petite fille Marie, qui jetait assez dédaigneusement les épingles, l'auteur lui disait : « Si tu savais par combien (page 126) de mains cette épingle a dû passer avant d'être confectionnée, tu mettrais peut-être un peu plus de soin à conserver un objet qui a coûté tant de peine... »

« Je désirerais, dit Devaux dans le cahier aux critiques, une introduction plus courte et plus simple : je ne vois pas que d'être confectionnée par plusieurs mains, cela rende l'épingle plus précieuse : c'est prêcher inutilement. »

« - A moi, dit Charles, l'entrée en matière me plaît, parce qu'elle rompt la monotonie de nos articles scientifiques. Mais ce ne peut être nous qui tutoyions la petite fille. Il serait facile de dire : « Si tu savais, disait l'autre jour Mme *** à sa fille. »

Firmin raccourcit son introduction et met en scène un certain M. et son fils.

Dans le projet d'article il était question de très petites épingles (appelées camions) « qui servent surtout aux raccommodeuses de dentelles ».

« - Permettez, objecte Devaux qui, en sa qualité de Brugeois, connaît la fabrication des dentelles... « qu'est-ce que « raccommodeuses de dentelles » ? Si ce sont les femmes qui fabriquent de la dentelle, c'est une erreur : elles se servent de grandes épingles.

Et comme Firmin, en terminant son historique de l'épingle, disait sans explications, que cette fabrication montrait le grand avantage de la division du travail :

« Il faudrait, fait remarquer Charles Rogier, expliquer cet avantage. Smith dit qu'au moyen de cette division, une manufacture assez mal montée, et où dix ouvriers seulement travaillaient, était en état de fabriquer chaque jour 48.000 épingles, tandis que si chacun de ses dix ouvriers avait été obligé de faire des épingles à lui tout seul, en commençant par la première opération et en finissant (page 127) par la dernière, il n'en aurait peut-être terminé que 20 dans un jour et les dix ouvriers n'en auraient fait que 200 au lieu de 48.000. Les avantages de la division du travail résultent donc de ce qu'on fait mieux ce qu'on fait toujours, et qu'on ne perd pas de temps à passer d'une opération à une autre, à changer de place, de position, d'outils, etc. »

Une autre fois Devaux fait ajourner et finalement rejeter un article de Ch. Rogier sur les aérostats : « Remettons cet article en portefeuille, écrit-il, jusqu'à ce que nos lecteurs soient plus instruits en physique. Les ballons, le tonnerre, les éclairs, etc., sont des choses qu'ils ne peuvent encore comprendre maintenant. »

Être compris : voilà le premier point. Être intéressant et utile : voilà le second.

A la fin de chaque numéro de la Récompense il y avait des questions de géographie, d'histoire, d'arithmétique, de grammaire : le numéro suivant apportait la réponse. Il y avait là un moyen ingénieux de piquer la curiosité des jeunes gens et de provoquer des recherches et des réflexions.

Les discussions entre les collaborateurs de la Récompense portent généralement sur la forme. Les corrections proposées par Charles Rogier, par exemple, n'ont d'autre but que de rendre une expression plus correcte, une explication plus claire.

Il exprimait parfois ses réflexions et ses critiques avec une certaine vivacité : il lui arriva même dans un de ces moments-là d'être désagréable pour son cher Firmin.

En février 1829, Firmin avait soumis au comité de rédaction un article intitulé : « Quelques usages d'autrefois : le linge, les souliers, l'éclairage, les livres. »

« - Je trouve à cet article, écrit Charles, une couleur trop française ; j'aimerais mieux qu'on parlât de nos anciens (page 128) usages : de Bruxelles, de Gand, au lieu de Paris... Cela est vrai à Paris et tout au plus à Bruxelles... Il y a là de la morale par trop égoïste... Je désire revoir cet article modifié avant de donner mon imprimatur... »

Le même jour Rogier donnait à Lignac ce coup de boutoir : « Il est fâcheux que Lignac ne prenne pas seulement la peine de lire les articles qu'il approuve. Vérification faite, il est certain que Lignac aimait à se rallier tout simplement à l'opinion des autres.

On se préoccupait aussi, à la Récompense, de ne rien publier qui aurait pu froisser le sentiment religieux de la jeunesse. Nous avons trouvé des traces de cette préoccupation particulièrement dans la discussion que provoqua un article sur les animaux fossiles (numéro du 22 février 1829). « Approuvé, écrit Ch. Rogier, après la disparition de la teinte anticatholique. »

Il ne veut pas davantage qu'on mette sous les yeux des enfants des tableaux trop pénibles. Il n'accepte qu'à son corps défendant un article sur les aventures et les souffrances de Mazeppa : « Le récit fait frémir, dit-il (mars 1829), et je ne sais s'il est bon de faire frémir les enfants par de pareils tableaux. Si le supplice était la punition de quelque grande faute, l'objection serait moins forte. Au reste, il intéresse beaucoup, et comme Mazeppa redevient heureux ou du moins roi après tant de souffrances, je voudrais que l'imagination de l'enfant se reposât un peu de ses terreurs par un tableau heureux qui serait plus prolongé. »

Enfin, on veille aussi avec grand soin à écarter du journal toute description, tout récit dont pourrait (page 129) s'effaroucher la pudeur la plus délicate. Même les vers de Victor Hugo sur le Bal (dont Charles proposait la reproduction) ne trouvent pas grâce devant Mlle Rogier, et la rédaction se plaisait à respecter ses scrupules, même dans leur exagération.

« J'avais déjà eu plusieurs fois, écrit-elle en avril 1829, l'idée de donner les vers de Hugo sur le Bal, mais j'ai toujours été retenue par la crainte que cette peinture éblouissante et voluptueuse ne fût dangereuse. Je demande donc très formellement le retranchement des deux strophes du milieu que j'ai marquées. Songez que parmi les cinq cents lectrices et lecteurs, il peut s'en trouver, ne fût-ce qu'un seul, chez qui cette peinture passionnée peut développer ou faire germer des idées dangereuses. Ainsi l'imprimatur est à ce prix... » Et plus loin... « L'épaule nue me paraît devoir absolument disparaître... »

Ces exigences de l'institutrice, de la maîtresse de pension qui avait charge d'âmes n'étaient pas toujours faciles à concilier avec les goûts littéraires des rédacteurs. Dans ce cas-ci, Charles Rogier aima mieux renoncer à l'insertion de la ravissante pièce lyrique de Victor Hugo, que de la mutiler.

(Note de bas de page : Charles, qui dans les derniers temps, fort occupé qu'il était par son Manuel électoral, n'apportait plus le même zèle qu'autrefois à la confection du journal, s'attira plusieurs fois des observations de sa sœur aînée. Elle s'en prenait à son écriture : « Il n'est rien de plus pénible au monde que d'avoir à déchiffrer une écriture presque illisible par le manque de tirets et de points et les caractères à demi formés. Je demande en grâce à Charles, pour nos yeux et ceux des compositeurs, de se montrer plus digne élève du professeur de calligraphie... »)

La rédaction de la Récompense vit ses efforts aussi bien accueillis en Hollande qu'en Belgique. Des éloges flatteurs lui vinrent de toutes parts, même des sphères officielles ; témoin cette lettre d'un ministre hollandais :

« Messieurs, J'ai vu avec intérêt les premiers numéros du journal la Récompense. « (page 130) Je ne puis qu'applaudir à cette entreprise et je ne doute pas de son utilité, si les numéros suivants sont rédigés comme ceux dont vous avez bien voulu me faire l'envoi.

« Recevez les assurances de ma parfaite considération.

« Le ministre de l'Intérieur, H. VAN GOBBELSCHROY.

« La Haye, 18 janvier 1828. »

Pour en finir sur ce chapitre, indiquons le sommaire de quelques numéros du journal pris au hasard : c'est le meilleur moyen de prouver que l'on faisait de la besogne utile à la Récompense.

N°2 (23 décembre 1827). La mer : sa profondeur, sa température, ses vapeurs, le flux et le reflux, etc. Biographie de Van Dyck. – Musique : origine du nom des notes, invention de la gamme, progrès de la musique. - Le petit savoyard. - Réponses aux questions du numéro précédent. - Questions de grammaire, d'histoire des Pays-Bas et d'astronomie.

N°15 (23 mars 1828). La lithographie : histoire curieuse de cette invention, explication du procédé, ses avantages. Le printemps du pauvre enfant, poésie. Pompéi et Herculanum : détails récents sur l'état de ces deux villes, comment et à quelle époque elles ont disparu. - Chevaux sauvages d'Amérique. - Anecdote. - Réponses aux questions de physique et de grammaire.

N°40 (14 septembre 1828). Les crayons : diverses espèces de crayons, comment et avec quelles matières ils se font. Du bon emploi du temps. - Des aérostats : Montgolfier, aéronautes, parachutes. Le soir d'été (poésie). L'araignée, conte moral. Réponses aux questions. - Qu'est-ce qu'un hiatus ? Qu'est-ce qu'une élision ?

N°68 (29 mars 1829). Promenade à Seraing, près de Liège: description des immenses ateliers de M. John Cockerill, magasin de modèles, les forges, la fonderie, les ateliers, etc. - Mazeppa, traduit d'un poète anglais. - Nouvelle expédition du capitaine Ross. - Questions, etc., etc.


Il devait venir un moment où la politique ferait du tort à la Récompense. Les événements avaient pris dès 1829 un caractère de gravité tel que Charles Rogier se désintéressa de plus en plus du journal pédagogique pour se (page 131) consacrer tout particulièrement à la publication de son Manuel électoral en même temps qu'à la rédaction du Mathieu Laensbergh.

Il envoya bien encore de temps en temps un article à la Récompense, mais il cessa d'en être le collaborateur assidu.

Les événements de la fin du mois d'août 1830 arrêtèrent la publication du journal qui ne put pas même procéder au recouvrement de la plupart de ses abonnements du troisième trimestre.

Qui le croirait ? Un an et demi après il se trouva un journal orangiste assez hargneux pour faire un crime aux éditeurs de Récompense de sa brusque disparition et de la non-publication de quelques numéros.

Nous avons retrouvé dans les manuscrits de Rogier la minute de la lettre de bonne encre qu'il adressa à ce journal.

Nous la reproduisons moins à cause de la verdeur de la riposte, qu'à cause des renseignements qu'elle renferme sur la Récompense et sur la haine vouée par les Orangistes à Rogier.

« Bruxelles, 3 décembre 1831.

« A monsieur X..., éditeur du Journal d..., à X...,

« Je lis dans le Journal d..., digne écho du vôtre, un article extrait de..., où vous rappelez aux éditeurs de la Récompense qu'ils n'ont pas rempli leurs engagements envers leurs abonnés.

Il appartenait à un homme connu comme vous l'êtes, monsieur X..., par sa délicatesse et son étonnante exactitude à remplir tous ses engagements, de rappeler à leurs devoirs des journalistes qui ont commis le crime impardonnable de devenir chefs du gouvernement ou représentants du pays.

« Il est vrai que la part un peu active, que nous avons prise, mes collaborateurs et moi, aux événements politiques depuis la fin du mois d'août 1830, ne nous a pas permis de fournir aux abonnés du petit journal hebdomadaire les quatre ou cinq derniers numéros du troisième trimestre de 1830. (Aucun d'eux n'a jusqu'à présent, à ma connaissance, réclamé de remboursement de ce chef.)

« Voici une petite explication qui donnera peut-être quelque apaisement à vos scrupules de conscience.

Sur quarante-deux villes où était expédiée la Récompense, douze seulement ont transmis pour le troisième trimestre à notre bureau le prix de leurs abonnements : elles peuvent donc nous réclamer 50 cents par abonné pour le dernier mois où le journal n'a pas paru. Mais nos correspondants dans les trente autres villes (et dans ce nombre Amsterdam et Bruxelles figurent pour plus de cent abonnés) n'ont rien soldé de tout ce trimestre et nous doivent par conséquent 1florin par abonné pour les deux mois du trimestre ou le journal a paru.

« On peut juger par cette simple indication (dont vous ne manquerez pas d'ailleurs de contester la véracité), si les retards apportés dans les règlements de compte de la Récompense ont eu lieu à son avantage. Nous souhaitons, monsieur, que toutes vos affaires..., etc.

« Ce n'est pas sans une sorte de répugnance qu'il m'a fallu, par suite de votre incursion hors de ma vie politique, renoncer à mon parti pris de subir pour le moment, sans répondre, certaines infamies de la presse, me consolant, par l'estime des honnêtes gens, de la haine et des calomnies d'intrigants ou d'envieux, très ardents jadis à m'adresser félicitations et courbettes.

« Mais comme vous saisissez cette occasion de renouveler contre moi et contre mes amis politiques et privés une de ces insinuations pleines de lâcheté et de venin si familières à votre journal, je saisis à mon tour cette occasion de vous dire que des gens d'honneur ne se permettent de telles attaques qu'en apportant au moins quelque fait ou quelque ombre de preuve à l'appui.

« N'attendant pas tant de loyauté de vous ni de vos pareils, il ne me reste qu'à vous renouveler ici l'assurance de mon mépris le plus cordial.

« CH. ROGIER,

« L'un des collaborateurs de la Récompense. »


Le Mathieu avait continué à beaucoup faire parler de lui dans les années 1827 et 1828. Ses articles sur l'organisation judiciaire, sur les gardes communales, sur l'enseignement universitaire, sur la liberté de la presse et le timbre des journaux, avaient été fort lus, fort commentés, et avaient provoqué des discussions de plus en plus animées avec les organes ministériels.

Rogier ne s'était pas lassé d'insister sur la nécessité (page 133) de secouer l'apathie du corps électoral : son Bourgeois de Saint-Martin montrait sans relâche aux ayants-droit - électeurs chargés de nommer les membres des trois ordres des États provinciaux - qu'ils devaient faire de bons choix pour avoir de bons règlements provinciaux et communaux, de bonnes lois et des budgets sérieux. Les ayants-droit eurent pour se guider son Manuel électoral qui rendit de grands services à la cause de l'indépendance pendant les élections qui précédèrent le mouvement séparatiste de 1830.

Une revue des événements principaux qui se sont déroulés pendant les derniers temps du royaume des Pays-Bas devient ici indispensable : nous allons la faire aussi impartialement que possible.