(Paru à Bruxelles en 1895, chez J. Lebègue et Cie)
(page 225) Suivons parallèlement les événements qui se déroulent à Bruxelles et à Paris pendant la dernière quinzaine de février 1848.
- Du 17 au 22 février.
Paris
Les esprits sont fort agités par l'attente du banquet de la Réforme électorale auquel l'opposition en masse doit assister. Le banquet se composera de souscripteurs et d'adhérents (on comptait déjà le 15 plus de 25.000 adhérents appartenant à la garde nationale). Les gardes de nationaux escorteront les. députés et les magistrats souscripteurs ; ils seront en habit bourgeois.
Nul ne pouvant prévoir les événements qui sortiront du banquet réformiste, le ministre de l'intérieur M. Duchâtel, déclare à la Chambre des députés, le 21, que le gouvernement est décidé à l'empêcher par la force. De son côté, le chef de l'opposition, M. Odilon Flandres. Barrot, dit qu'elle ne reculera pas.
Bruxelles
On discute avec calme dans la presse les projets de loi déposés par Rogier.
Dans leur Revue politique, les divers journaux manifestent depuis plusieurs jours la crainte de troubles à Paris : mais ils sont bien éloignés de croire à quelque danger pour la monarchie de Louis-Philippe.
Dans toutes les villes circulent des listes de souscription en vue de venir en aide aux misères des Flamands. L'union se fait entre les divers partis sur le terrain de la charité.
Rogier fait étudier dans ses bureaux divers projets qui ont pour but de donner du travail à la classe ouvrière, et spécialement à celle des Flandres
- 22 février.
Paris
L'émeute a grondé : on parle de blessés et même de deux ou trois morts.
(page 227) Le banquet réformiste pas eu lieu .
Les députés de la gauche ont déposé un acte d'accusation contre le ministère. Corruption, abandon de l'honneur national, de tous les intérêts du pays : tels sont les principaux chefs d'accusation.
Bruxelles
Le ministère a déposé le projet de loi relatif à l'exécution de nombreux travaux publics et à diverses mesures d'intérêt matériel. Il demande de pouvoir contracter un emprunt de 25 millions. La Chambre a commencé la discussion du projet relatif au choix des bourgmestres en dehors du conseil. M. de Theux reproche au ministère d'aller trop loin ; M. Castiau, « de ne pas faire la part assez large à l'élément électif ».
- 23 février.
Paris
L'émeute prend des proportions inquiétantes. On élève des barricades.
La garde nationale crie : « Vive la République ! A bas Guizot ! »
Le Roi redemande leurs portefeuilles à MM. Guizot et Duchâtel ; il confie le pouvoir à M. Molé. Le calme tend à renaître.
Dans la soirée, le poste du ministère des affaires étrangères, provoqué par un coup de feu parti on ne sait d'où, fait une décharge meurtrière sur la foule, composée en grande partie de curieux. Effroyable bagarre. Le peuple prend les armes. La garde nationale semble hésitante.
Bruxelles
Les journaux ne semblent pas plus que la veille ou l'avant-veille s'attendre à une révolution à Paris.
La Chambre continue à discuter la loi des bourgmestres. Peu d'agitation : seulement une allusion de M. Castiau aux résistances maladroites que le gouvernement français oppose à la réforme électorale :
« Nous prenons trop nos modèles dans un pays voisin.., dans ce pays qui, après avoir servi d'exemple au monde, a vu s'évanouir toutes ses libertés et ses droits. Il ne lui en restait plus qu'un seul, le droit inviolable des réunions, et à l'heure où je parle, il va tomber et disparaître dans le sang qui coule. »
- Matinée du 24 février.
Paris
(page 228) L'armée reçoit l'ordre d'enlever les barricades.
Plusieurs bataillons font cause commune avec le peuple et la garde nationale. On crie : « A bas le Roi ! Vive la République ! »
Louis-Philippe abdique en faveur de son petit-fils le comte de Paris.
Bruxelles
Des nouvelles inquiétantes commencent à circuler : des voyageurs arrivés de Paris sans la nuit annoncent que l'attitude de la garde nationale inspire au gouvernement des craintes de révolution.
M. Van Praet, ministre de la maison du Roi, est envoyé à Paris.
- Après-midi du 24 février.
Paris
1 heure 1/2. La Chambre des députés reçoit communication de la résolution de Louis-Philippe.
2 heures. La duchesse d'Orléans et le comte de Paris entrent dans la salle. On propose de confier la régence à la duchesse pendant la minorité de son fils. Au cours d'une discussion émouvante, le fameux : « Il est trop tard !» est prononcé.
3 heures. L'assemblée est envahie par une foule composée d'hommes du peuple et de gardes nationaux criant « Vive la République ! »
(page 229) Nomination du gouvernement provisoire, qui se rend à l'hôtel de ville où la République est proclamée.
A Lamartine, Dupont (de l'Eure), François Arago, Ledru-Rollin, Crémieux, Marie, Garnier-Pagès (acclamés par la foule qui a envahi la Chambre des députés), les groupes qui avaient pénétré dans l'hôtel de ville, joignent Louis Blanc, Flocon, Marrast et l'ouvrier Albert.
Bruxelles
1 heure 1/2 à 4. La Chambre des représentants continue la discussion du projet de loi concernant la nomination des bourgmestres. M. de Mérode, qui le combat, rappelle que lorsqu'il a été à Londres avec MM. de Brouckere et de Foere, offrir la couronne au duc de Saxe-Cobourg, celui-ci fit des objections graves sur l'insuffisance du pouvoir accordé au chef de l'Etat par la Constitution belge. Invité par le président de la Chambre (M. Liedts) et par Rogier à ne pas mêler aux débats l'opinion personnelle du Roi, il déclare qu'il a une moins grande aversion pour le despotisme unitaire que pour le despotisme collectif des autorités locales...
Rogier parle de la nécessité de l'union « à l'heure où la France se déchire ».
L'ensemble du projet de loi est voté par 62 voix contre 10.
- 25 février.
Paris
Le suffrage universel est établi.
Ledru-Rollin est nommé ministre de l'intérieur et Lamartine ministre des affaires étrangères.
Garnier-Pagès est maire de la droite en se montrant de la ville de Paris.
Des commissaires de la République sont envoyés dans les divers départements, investis de pleins pouvoirs pour remplacer les préfets du gouvernement déchu.
(page 230) Le gouvernement provisoire prend une série d'arrêtés qui réalisent les desiderata de l'opinion la plus avancée.
Le timbre des journaux est supprimé.
La peine de mort est abolie en matière politique.
On supprime l'esclavage des nègres dans les colonies françaises.
On prépare la formation de vingt-quatre bataillons de garde mobile, composés de volontaires engagés pour un an et qui recevront par jour une solde de trente sous.
Les révolutionnaires les plus exaltés annoncent leur intention de faire substituer au drapeau tricolore le drapeau rouge.
(Voir pour le surplus, les journaux du 26 .....).
Bruxelles
La Chambre discute la loi du fractionnement. Le débat est agité : on dirait qu'il y a de l'électricité dans l'air. Rogier reproche à M. Castiau de prêter la main à la tactique de la droite en se montrant plus radical que ses amis de la gauche. Celui-ci revendique le droit de placer ses convictions au-dessus de ses amitiés.
Le projet du gouvernement est adopté.
Les journaux du soir donnent des détails sur ce qui s'est passé à Paris dans la journée du 23 et dans la matinée du 24... On ne sait encore rien de précis sur la fin de la journée du 24...
Rogier reçoit du Roi vers neuf heures la lettre suivante :
« Le 25 février 1848.
« Mon cher Ministre,
« Les circonstances graves dans lesquelles paraît se trouver Paris, rendent nécessaire de notre côté d'être prudents et attentifs.
« Veuillez vous entendre avec vos collègues pour exercer une certaine surveillance sur ce qui se passe. On ne peut pas savoir si les sociétés révolutionnaires de Paris ne nous enverront pas des agents de troubles.
« Je crois qu'il serait utile d'engager le Ministre des Travaux d'arranger des communications fréquentes avec la frontière, aussi avec Lille si cela se peut.
« Léopold »
Peu d'instants après, pendant un bal au ministère des travaux publics, on annonce que le courrier de Paris ne laisse plus de doute sur la proclamation de la République.
En même temps qu'arrivait à Bruxelles la nouvelle de l'effondrement de la monarchie de Juillet, parvenait à Rogier une lettre écrite par son frère Firmin trois heures avant l'envahissement de la Chambre des députés :
« Mon cher ami,
« L'émeute a grandi et prenait de telles proportions qu'elle menaçait de devenir une révolution. M. Molé, chargé d'abord hier par le Roi de (page 231) composer un ministère, était insuffisant aux circonstances et aux exigences. Une malheureuse fusillade opérée hier à 10 heures du soir pour protéger l'hôtel des affaires étrangères a excité la plus violente indignation dans les masses qui ont repris leurs armes et reformé leurs barricades : toute la nuit on s'est battu. La garde nationale s'est en grande partie déclarée pour la Réforme et se refuse à marcher contre les barricades. Dans cet état de choses menaçant le Roi a compris qu'il fallait céder, car il vient de charger M. Odilon Barrot de former un cabinet. Des officiers d'ordonnance courant dans tout Paris en répandent la nouvelle. Cette tardive concession suffira-t-elle ? on n'oserait en répondre. Les exaltés veulent plus : c'est contre les Tuileries qu'ils prétendent diriger leurs efforts.
« J'apprends à l'instant que la troupe de ligne et les gardes municipaux ont reçu l'ordre de cesser partout le feu et de rentrer dans leurs casernes. Un ou deux régiments avaient déjà fraternisé avec le peuple. La garde nationale va donc rester seule chargée de maintenir l'ordre : y réussira-t-elle ?
« Il est onze heures. Je t'écris maintenant parce que je ne sais si plus tard il sera encore possible d'envoyer à la poste. Demain tu auras encore de mes nouvelles...
« Ce jeudi 24 février, 11 heures du matin.
« F. R. »
Le Roi Léopold avait convoqué le conseil des ministres pour le 26, à dix heures du matin.
Quelques heures avant la réunion, Rogier reçut presque coup sur coup deux lettres de Victor Considerant, l'ami d'avant 1830 par lequel il avait été initié aux doctrines fouriéristes. Considérant était allé à Liège, à la Société d'Emulation, donner une série de conférences sur le système phalanstérien et il était en train d'y faire quelques prosélytes (note de bas de page : Le 12 février, écrivant de Liège à son « ami » Charles Rogier qu'il espère retrouver « sous la peau du ministre de l'intérieur », il disait : « Les meilleures têtes de l'armée parmi les jeunes officiers surtout deviennent rapidement phalanstériens... » Il y a eu certainement à cette époque des officiers très distingués parmi les adeptes du fouriérisme. Le fait nous a été confirmé par l'un d'eux, M. Colignon, qui a quitté l'armée avec le grade de lieutenant-général et qui est mort bourgmestre de Schaerbeek.) quand, apprenant la proclamation (page 232) de la République à Paris, il était accouru au ministère pour engager Rogier à proposer l'établissement d'une République belge dont le Roi Léopold serait le président.
En tête de la première de ces deux lettres, écrite dans la fièvre de l'enthousiasme par un convaincu qui prend ses vœux pour la réalité, Rogier avait mis ces mots :
« N. B. Lettre curieuse reçue dans la nuit du 25 au 26 février 1848, à 1 heure du matin - à laquelle aucune suite n'a été donnée. R. »
« Mon cher Rogier, calculez les choses, un ébranlement général emporte l'Europe.
« La cause des rois est perdue.
« La République française, inaugurée comme un coup du ciel, va être acceptée par toute la France ; parce que comme l'a été la révolution de Juillet, faite en un jour elle va devenir immédiatement le moyen d'ordre en même temps que le signal de l'émancipation universelle des peuples.
« L'empire d'Autriche tombe et les peuples qu'il enchaînait hier encore, demain sont libres.
« La Pologne, la Hongrie, la Bohême, tous les peuples slaves, les deux Péninsules, la Hollande et probablement l'Allemagne et l'Angleterre elle-même vont devenir des républiques.
« La partie des couronnes est perdue dans le monde.
« Allez trouver Léopold, exposez-lui la situation et engagez-le à envoyer aux Chambres un message où il dira que si la Belgique veut prendre la forme nouvelle, il n'entend pas y mettre obstacle, qu'il attend l'opinion du peuple belge et demande que la nation soit consultée.
« Il était utile quand l'Europe était monarchique la nation peut croire qu'il ne l'est plus aujourd'hui
« Ce sera un acte historique que vous aurez accompli. Vous aurez fait prendre à votre roi une position admirable et peut-être cet acte de dévouement d'un roi sauvera la personne des rois de la colère des peuples et aura des imitateurs.
« Ici encore la Belgique peut inoculer un grand progrès sur le continent en apprenant aux royautés comment elles peuvent dignement prendre leur retraite, A vous de cœur,
« Bruxelles, 26 février, à 1 h. du matin.
« V. Considérant.
(page 233) « P.S. J'ajoute un mot. Il y aura demain avant deux heures de l'après-midi cent mille hommes enivrés d'un enthousiasme électrique criant « Vive la République ! » dans les rues de Bruxelles. C'est à la Chambre et au château que marchera bientôt spontanément ce cortège immense. Vous n'avez qu'un moyen d'apaiser tout par enchantement. C'est de prévenir le mouvement en allant au-devant et d'annoncer au peuple que le roi demande lui-même à ce que la nation soit immédiatement consultée ; réfléchissez une demi-heure à ce que je vous dis et allez trouver le roi. Vous n'avez besoin de consulter personne ; il y a dans la vie des hommes et des peuples des moments décisifs.
Victor Considérant s'est-il défié de la puissance de son argumentation ? Rogier, à la réception de cette lettre, lui a-t-il, verbalement ou par écrit, donné à entendre que la liberté, pour faire le tour du monde, n'avait plus besoin de « passer par la Belgique » et que l'heure de la République belge n'était pas sonnée ?... Quoi qu'il en soit, Considérant revient à la charge :
« Bruxelles, 4 1/2 h. du matin, le 26 février 48.
« Mon cher Rogier, vous avez encore six ou huit heures à vous peut-être, tout au plus.
« Je suis calme, dans un enthousiasme lumineux et limpide qui me fait voir l'avenir comme s'il était déjà de l'histoire.
« Hier soir, quand je vous ai laissé, vous aviez encore les yeux fermés. Il faut voir la situation telle qu'elle est. La situation et le but du monde sont changés. Votre esprit était encore hier soir, même après la nouvelle du grand événement, en présence de la Belgique telle qu'elle était ces jours passés.
« Mais, comprenez-le bien, dès que les journaux français vont arriver, inondant la Belgique des héroïques récits du miracle que le peuple de Paris vient d'accomplir, un enthousiasme indescriptible va s'emparer des populations. La Belgique libérale, officielle, bourgeoise qui hier était l'opinion publique, la force publique, demain, devant la voix du peuple mis en branle par la grande voix de la France, ne pèsera pas une once...
« Pensez-y donc, mon ami, il y a dans les grands événements, dans les grands actes de la vie de l'humanité, une puissance d'entraînement, une contagion irrésistibles. L'état du monde est changé, je vous le répète. Le monde vient d'être subitement polarisé (page 234) autrement. Les royautés européennes ont achevé de se perdre cette année par leurs folies en Portugal, en Espagne, en Bavière, en Prusse même, en France et en Autriche, en Autriche où l'infâme Metternich s'est donné pour ministre et coadjuteur Syeler le bourreau de la Galicie, et si vous ne calculez pas sur une immense explosion du sentiment démocratique en Europe et d'abord chez vous, vous êtes aveugle, vous ne voyez pas... Demain la Belgique de hier n'existera plus et vous combineriez les choses, prévoieriez et calculeriez comme si les fictions légales pouvaient résister à ces trombes d'électricité qui tout à coup font d'une nation calme une indomptable tempête ! !
« Si le Roi ne va pas au-devant du mouvement en proposant de consulter régulièrement et immédiatement tous les citoyens dans toutes les communes, sous trois jours le mouvement sera votre maître.
« S'il le fait, demain il sera l'idole de son peuple, le héros de l'Europe, le roi modèle et la Belgique le nommera par acclamation président de sa République, très probablement. Pas une goutte de sang ne sera répandue et vous aurez été un grand homme d'Etat, un grand ministre. Elargissez, élargissez votre cœur et faites donner à votre roi l'exemple de cette grande et noble transition harmonique.
« Mon ami, mon ami, je vous le répète encore, le monde n'est plus demain ce qu'il était hier : un vent s'est levé plus puissant que les ouragans des tropiques, qui va faire tomber les couronnes comme les feuilles sèches en automne. Le centre nerveux du monde vient de se réveiller en sursaut dans un moment où déjà le branle était donné au midi. La victoire des peuples sur les rois a commencé en Italie ; la défaite est commencée et va se changer bientôt en déroute générale. Avant six jours l'Angleterre d'abord aura reconnu la République française, et les premiers actes de la République qui seront des actes pacifiques, protecteurs des personnes et des propriétés, et en même temps émancipateurs et empreints de cette magnifique clémence qui suit toujours les grands dévouements et les victoires rapides, lui auront conquis une universalité d'assentiment enthousiaste telle que l'on n'aura encore rien vu de pareil sur la terre. Le voilà ce qui va arriver, je vous le dis, miracle est fait, les conséquences sont certaines. Tout le midi et l'occident de l'Europe vont avant un mois être en république fédérative et peut-être que Nicolas lui-même sera forcé chez lui ou du moins réduit à la Moscovie. Les peuples vont, peut-être sans qu'une seule campagne soit faite en Europe, se constituer en groupes conformes aux tendances naturelles de leurs nationalités et la république sera la forme du gouvernement de l'Europe comme (page 235) elle l'est déjà du gouvernement de l'Amérique. Les égoïstes, les corrompus et le roi des barricades l'ont voulu... J'appelle de toutes mes forces la lumière sur vous. Si vous songez à opposer une force physique, matérielle, armée à cette force morale, vous êtes perdu et vous perdrez tout.
« V. Considérant. »
On a raconté (Note de bas de page : L'inventeur de cette légende il en a fait l'aveu était M. Bourson, directeur du Moniteur) que le Roi avait ouvert le conseil des ministres le 26 février par cette déclaration :
« Je suis prêt à me retirer, messieurs, si la Belgique veut la République. »
Certes, si la Chambre et le Sénat avaient demandé que le pays fût consulté, le Roi n'y eût point contredit.
Si ce referendum avait été favorable à la République, il était homme à s'y soumettre.
Mais en dix-sept années de règne il avait appris à connaître le caractère et les opinions de la nation. Il savait que le gouvernement républicain devait inspirer ici moins de sympathies que de craintes ; que certains souvenirs pénibles de la première république française vivaient au fond des cœurs de la plupart des Belges.
L'offre de se retirer n'a pas été formulée. Le Roi avait le sentiment de ses devoirs : la garde de la monarchie constitutionnelle était en bonnes mains.
Ni Rogier ni ses collègues ne pouvaient être en désaccord avec le Roi sur l'appréciation des sentiments du pays ; ils étaient bien décidés à l'aider de toutes leurs forces dans la défense du gouvernement monarchique.
Sans doute il existait à Bruxelles un foyer discret de républicanisme qui s'alimentait parmi des réfugiés, mais il ne rayonnait guère au delà de Bruxelles. Dans des (page 236) meetings que les affiliés des sociétés démocratiques bruxelloises avaient organisés à Gand et à Verviers, quelques cris de « Vive la République ! » avaient été poussés, mais ils restaient sans écho. La monarchie constitutionnelle répondait aux vœux de l'immense majorité des Belges et l'on avait confiance dans le ministère libéral.
Le pouvoir qui venait de disparaître en France avait un vice d'origine : première cause de discrédit et de faiblesse. L'immobilisme dans lequel il s'était entêté avait fait le reste.
Le cabinet du 12 août voulut enlever aux brouillons belges toute occasion de récriminer. Il s'agissait principalement de ne leur laisser aucun prétexte pour favoriser des velléités de propagande annexionniste, toujours possibles de la part des révolutionnaires français.
Tout en discutant dans le conseil du 26 février les mesures financières et administratives auxquelles il conviendrait de recourir pour parer aux premières éventualités, les ministres délibérèrent sur la réforme électorale qui pourrait le mieux satisfaire aux exigences du moment.
On convint immédiatement de la nécessité de solliciter des Chambres l'autorisation de percevoir les impôts à titre d'avance : on fut d'accord pour demander les huit douzièmes immédiatement. Même unanimité pour décider l'envoi aux gouverneurs de la circulaire suivante signée de Rogier :
« Des événements de la plus haute gravité se passent dans un pays voisin. Déjà le récit doit vous en être parvenu. En présence d'une pareille crise, le devoir du gouvernement, comme celui des citoyens, est clairement indiqué. Neutre et indépendante, la Belgique doit veiller avec fermeté et vigilance sur les institutions libérales qu'elle s'est données. Il importe que toutes les opinions se réunissent pour (page 237) empêcher une agitation qui serait sans but, et n'aurait d'autre résultat que d'affecter toutes les sources de notre prospérité nationale.
« J'ai la conviction que les vœux des citoyens sont unanimes pour que la tranquillité publique soit garantie de toute atteinte, et qu'ils seront les premiers à prévenir ou à réprimer les désordres que la malveillance pourrait exciter.
« Le gouvernement compte sur le zèle et le dévouement des fonctionnaires et des administrations dont le concours lui est nécessaire. Il espère surtout que les autorités communales des villes, sur lesquelles pèse une grande responsabilité dans ces circonstances critiques, s'acquitteront avec fermeté de tous leurs devoirs. Elles ont particulièrement à veiller au maintien de l'ordre, au respect dû aux personnes et aux propriétés, et doivent par conséquent avoir sans cesse l'œil ouvert sur tout ce qui serait de nature à troubler la tranquillité publique. Je suis persuadé qu'elles sauront se mettre à la hauteur de leurs devoirs.
« Je n'ai d'ailleurs pas d'instruction spéciale à vous donner. Il est un point, monsieur le gouverneur, sur lequel il importe que vous fixiez immédiatement l'attention des administrations communales. C'est la surveillance des étrangers et la vérification la plus rigoureuse des passeports. »
La question de la réforme électorale, longuement débattue dans cette séance historique, ne fut pas tranchée le même jour. On en ajourna la solution au lendemain.
Ce même jour 26 février, la séance de la Chambre des représentants s'était ouverte au milieu d'une émotion profonde. Les journaux avaient fait paraître le matin des éditions supplémentaires contenant les « derniers détails » de la Révolution de Paris. On n'ignorait plus rien de la journée du 24. On savait que tout espoir de relever la monarchie de Juillet était perdu et que le Roi Louis-Philippe avait réussi à gagner la côte anglaise sur un caboteur dans la soirée du 25.
D'urgence, et sans phrases, fut voté le projet de loi autorisant la perception anticipée des huit douzièmes de la contribution foncière commencement d'emprunt forcé.
(page 238) Le même soir, la garde civique fut convoquée ; des postes furent établis à l'hôtel de ville et dans les principaux établissements publics. Depuis ce jour-là jusque fort avant dans le mois d'avril, nos soldats citoyens s'acquittèrent de leur service souvent pénible avec un zèle et un entrain rares. On eût dit qu'ils voulaient enlever toute illusion aux meneurs républicains qui avaient compté sur des manifestations antiroyalistes auxquelles la garde apporterait son concours.
Qu'allait faire le gouvernement quant à la réforme électorale ?
Son programme ne comportait rien au delà de l'adjonction des capacités. Sans doute, le Congrès libéral avait exprimé le vœu de voir abaisser graduellement le cens des villes et on pouvait dire que le cabinet du 12 août avait sur ce point contracté vis-à-vis de ses amis un engagement moral. Mais il y avait loin de l'abaissement graduel du cens des villes à la réduction uniforme du cens au minimum constitutionnel de vingt florins, que réclamaient les impatients.
MM. de Haussy, Veydt et Frère s'inquiétaient de cette réforme radicale. M. Frère s'était même prononcé très nettement au Congrès contre le cens à vingt florins : « A ce taux-là, avait-il dit, vous aurez des serviteurs et non pas des électeurs indépendants. »
Rogier n'était pas éloigné de partager les appréhensions de ses collègues ; mais le moyen de s'en tenir à une réforme électorale restreinte, quand, à nos frontières, le nombre des électeurs était centuplé ?
D'autre part, dans l'abaissement du cens au minimum constitutionnel, qui donnait une immense satisfaction (note de bas de page : Le nombre des électeurs allait être plus que doublé dans les villes, et augmenté d'un tiers environ dans les campagnes.) (page 239) au libéralisme avancé et démocratique, Rogier voyait non seulement une garantie d'union étroite entre les diverses nuances de son parti, mais un gage de paix et de concorde pour la Belgique entière et le moyen le plus sûr de consolider la monarchie populaire de 1831. Par l'uniformité du cens en même temps que par sa réduction absolue, on aurait raison, disait-il, de toutes les oppositions légales.
Le Roi se rangea à son avis ; ses collègues firent le sacrifice de leurs répugnances ou de leurs scrupules (réunion du conseil du 27 février), et quand, le 28, Rogier présenta à la Chambre le projet de loi abaissant le cens électoral au minimum constitutionnel, il eut le bonheur de voir ses adversaires eux-mêmes rendre hommage au ministère qui avait si bien compris les nécessités de la situation. Des historiens se sont refusés (de parti pris, semble-t-il) à reconnaître à cette mesure un caractère de haute sagesse politique ; ils n'ont voulu voir dans l'attitude du cabinet libéral qu'une arrière-pensée de domination. Ils auraient bien dû se rappeler que c'est avec l'assentiment du Roi, on a dit même sur son conseil, que cette large réforme électorale a été proposée et que la Chambre et le Sénat ont été unanimes à la voter. Qu'ils méditent ces paroles d'un des chefs du parti catholique, de M. Dechamps :
« Le gouvernement, par cette réforme hardie, a voulu désarmer toutes les opinions sincères et constitutionnelles, et ne pas permettre à d'autres nations d'offrir à l'envi à la Belgique des institutions plus libérales que les siennes. »
Le ministère proposa également deux autres lois qui étaient comme les corollaires de cette réforme : l'abaissement uniforme du cens électoral communal au même taux que le cens électoral législatif, et la réduction à six ans, comme il était en 1836, du mandat des conseillers communaux.
(page 240) Elles ne rencontrèrent pas d'opposition non plus. Comme le faisait remarquer L'Observateur, jamais depuis dix-huit ans que la Belgique indépendante existait, jamais la tâche de son gouvernement n'avait été plus belle. Le sort avait voulu que les événements de 1848 retrouvassent à la tête des affaires l'un des plus anciens et des plus fermes défenseurs de la liberté et de la nationalité, l'un des principaux membres du gouvernement provisoire, et à côté de lui le général Chazal, un des plus braves soldats volontaires de cette glorieuse époque :
« Le nom de Rogier se rattache à la plus grande chose que la Belgique ait faite, nous pourrions dire à l'une des plus grandes choses qui se soient faites en Europe, à la création de notre système de chemin de fer, cette admirable entreprise par laquelle la Belgique a devancé tous les peuples du continent, sans en excepter la France. Ce même nom se rattachera désormais à l'acte politique le plus important et le plus libéral posé depuis la promulgation de la Constitution à la réforme électorale. Ce sont là deux belles pages dans la vie d'un homme. »
Dans la séance du 1er mars, Rogier tint à faire connaître nettement la conduite que le cabinet observerait vis-à-vis des propagandistes républicains ou des fauteurs de désordres, spécialement vis-à-vis des étrangers qui se livreraient à des tentatives annexionnistes :
« Nous comprenons fort bien que les événements graves et saisissants qui viennent de se passer chez une nation voisine et amie aient du retentissement dans la Belgique et y excitent une vive émotion. Nous tenons compte des impressions que de pareils événements peuvent produire sur certains esprits. Le gouvernement n'a pas l'intention d'agir avec vigueur contre les manifestations pacifiques des opinions. Nous avons consacré dans notre Constitution la liberté des opinions. Cette liberté, nous voulons la protéger comme toutes les autres, mais pour pouvoir exercer une protection efficace vis-à-vis des opinions qui se manifestent pacifiquement, il faut que le gouvernement conserve aussi la force et l'énergie nécessaires pour réprimer les manifestations qui ne se produiraient pas d'une manière régulière.
Ce n'est pas pour nos concitoyens que nous disons cela. Il s'est manifesté un si vif sentiment de nationalité, d'indépendance, que (page 241) l'esprit politique du pays nous laisse dans la plus entière sécurité. Mais si ces manifestations prenaient leur origine dans d'autres sentiments que des sentiments nationaux, si nous avions à subir dans notre libre et tranquille patrie des influences qui nous viendraient d'ailleurs, sans aveu connu, sans mission, alors nous agirions avec un redoublement d'énergie. La Belgique est hospitalière pour tout le monde ; elle garantit la liberté à tous les étrangers, mais elle n'entendrait pas leur garantir la liberté du désordre, la liberté de l'émeute (applaudissements dans la Chambre et dans les tribunes). Nous serions inflexibles contre les excès... Je souhaite que mes paroles aient assez de retentissement pour rappeler au calme, au bon sens, à l'ordre ceux qui seraient tentés de s'en écarter (nouveaux applaudissements). »
C'est après ce discours de Rogier, que Delfosse, dans un élan superbe de patriotisme qui souleva l'assemblée, prononça la phrase restée célèbre : « Pour faire le tour du monde, comme on affirme qu'elles le feront, les idées françaises n'ont pas besoin de passer par la Belgique, puisqu'elles ont déjà reçu leur application dans nos lois, dans nos mœurs, dans notre Constitution. »
Ainsi l'ancien membre du gouvernement provisoire et l'ami qui lui demandait le 20 octobre 1830 un poste où il pût servir la patrie (vol. II, page 29), se rencontraient après dix-huit ans dans le même sentiment de fierté politique et d'inaltérable confiance dans les destinées de la Belgique.
Tous les cœurs des vrais patriotes battaient du reste à l'unisson dans ces moments troublés. Qu'on en juge par ces lignes de M. Barthélémy Dumortier (12 mars 1848) :
« A ma lettre officielle (une lettre où, comme commandant de la garde civique de Tournai, il soumettait des observations au ministre), je crois devoir joindre quelques mots, d'abord pour vous remercier des accents patriotiques que vous avez fait retentir à la tribune nationale. Inutile de vous dire combien j'y ai applaudi ; les hommes de 1830 se comprennent, alors surtout que la patrie est menacée du plus petit danger.
« Agréez, monsieur et ancien collègue (Dumortier avait perdu son mandat à l'élection du 8 juin 1847), l'assurance de ma vieille et patriotique affection.
(page 242) Le gouvernement français ne songeait pas, quoi qu'on en ait dit, à inquiéter la monarchie belge.
Sans doute, il se rencontrait dans les clubs de Paris et dans la rédaction de quelques journaux sans grande importance des têtes folles qui auraient désiré que l'armée française fût chargée de nous doter des « bienfaits de la République ». En attendant la réalisation de leurs désirs, ces exaltés provoquèrent dans la colonie belge de Paris et spécialement parmi les ouvriers sans travail un mouvement de propagande révolutionnaire. Ce mouvement devait aboutir, à la fin de mars, à une tentative d'invasion par Quiévrain, non suivie d'exécution, et à l'échauffourée de Risquons-Tout, où l'avant-garde d'une brigade de notre infanterie tua ou blessa une cinquantaine d'hommes parmi les bandes d'envahisseurs auxquelles la complaisance de certaines autorités administratives de Lille avait donné des armes. (Voir le rapport officiel de cette affaire au Moniteur belge du 1er avril et le procès des envahisseurs et de leurs complices devant la cour d'assises d'Anvers en septembre).
Nous aimons à croire que les rares républicains de Belgique partageaient les idées de M. Castiau qui déclarait loyalement que s'il désirait l'adoption du régime républicain dans notre pays, c'était à la condition que ce régime s'établît au nom de la souveraineté nationale.
Mais s'ils nourrissaient secrètement l'espoir que les gouvernants français de 1848 recommenceraient la politique (page 243) des hommes de la première République, le Moniteur souffla sur cet espoir en reproduisant la note publiée par tous les journaux de Paris au sujet de l'entretien que notre ambassadeur le prince de Ligne avait eu avec le ministre des affaires étrangères de la nouvelle République :
« M. de Lamartine s'est empressé, comme premier gage de la continuation des bons rapports entre la France et la Belgique, d'assurer M. le prince de Ligne du respect profond, inviolable du gouvernement français pour l'indépendance et la nationalité belges et pour la neutralité que les traités ont solennellement garantie à la Belgique. »
Le gouvernement français avait aussi désavoué ces affaires de Quiévrain et de Risquons-Tout où nous retrouvons la main du colonel Grégoire dont il a été question dans notre deuxième volume (page 98).
Le gouvernement, pénétré de la nécessité de procurer du travail à la classe ouvrière, avait (circulaire de Rogier du 2 mars, aux gouverneurs) adressé aux administrations communales et par elles aux propriétaires, aux manufacturiers, aux personnes aisées de toute condition, un appel chaleureux pour qu'on multipliât, par tous les moyens possibles, les occasions d'occuper les ouvriers. Il recommandait surtout de mettre la main sans retard aux travaux d'utilité communale pour l'exécution desquels des fonds. étaient portés au budget des villes. Il disait aux propriétaires que, loin de restreindre ou de remettre à d'autres temps les améliorations que pourrait réclamer l'état de leurs propriétés, c'était pour eux en quelque sorte un devoir de bon citoyen, de faire exécuter non seulement les travaux indispensables, mais même tous ceux qui, sans être d'une nécessité immédiate, offriraient une utilité quelconque. En effet c'était en occupant constamment la population ouvrière et en lui facilitant les moyens de pourvoir régulièrement à sa subsistance quotidienne, que le pays pouvait espérer de traverser la crise sans secousse pénible.
(page 244) En dépit de ses efforts, quelques esprits brouillons affirmaient aux ouvriers que le gouvernement ne voulait rien faire pour eux. De là à des attaques contre le régime monarchique « impuissant à améliorer la situation du travailleur », de là à des exhortations plus ou moins violentes au renversement de ce régime, il n'y avait qu'un pas. Nous voyons, par une lettre du Roi à Rogier, qu'à l'Alliance (qui comptait, il est vrai, un noyau de républicains ou tout au moins de radicaux fort remuants) on ne prenait pas toujours les moyens les meilleurs pour calmer l'effervescence :
« Bruxelles, le 19 mars 1848.
« Mon bien cher Ministre !
« On m'a dit qu'il y aura aujourd'hui séance à la société de l'Alliance, et qu'on organiserait un meeting d'ouvriers.
« Nous faisons les plus grands efforts dans ce moment-ci pour maintenir le travail, pour conserver du pain à ceux qui en ont encore ; un pays voisin nous prouve que la violence ne donne pas le travail, et que la perturbation du crédit, la peur du public le tue tout à fait. La société de l'Alliance se compose de chauds patriotes. Ne serait-il pas possible de leur faire comprendre qu'ils peuvent faire un mal sans remède s'ils donnent des craintes aux esprits tranquilles ?
« Je vous prie de faire tous les efforts qui seront en votre pouvoir pour faire comprendre que notre premier devoir est dans ce moment-ci, d'assurer autant que possible le bien-être public et de ne rien faire qui puisse par une panique le menacer.
« Léopold. »
(Note de bas de page : Il y eut en effet le 19 mars une réunion de l'Alliance. Il y fut donné lecture d'un manifeste où le comité affirme que « le premier besoin du pays est le maintien de la nationalité belge et de l'intégrité du territoire », mais que «convaincu des dispositions pacifiques des Etats voisins à l'égard de la Belgique, il est d'avis que les dépenses de l'armée doivent être réduites au plus strict nécessaire ». Nous ne voyons pas qu'il ait été question dans cette séance de l'organisation d'un meeting d'ouvriers.)
Toutes les éventualités de guerre n'étaient pas dissipées par le fait des déclarations pacifiques du gouvernement français.
La trombe révolutionnaire parcourait l'Europe et il en (page 245) pouvait sortir des complications politiques menaçantes pour notre indépendance.
Paul Devaux, alors à Grammont où il soignait sa santé, écrivait à Rogier le 24 mars :
« Les journaux me paraissent stupides quand ils présentent les révolutions de Berlin et Vienne comme augmentant les chances de paix. Ce sont des chances de guerre qu'elles augmentent, car c'est de la France et de la France seule que l'initiative de la guerre pouvait venir et plus ceux qui pourraient lui résister s'affaiblissent, moins elle aura de peine à s'y décider. Je regarde l'espoir de la conservation de la paix comme une niaiserie... Le pouvoir, quel qu'il soit en France, espèrera s'affermir et se fortifier par la conquête. »
Il fallait que nous fussions prêts à toutes les éventualités. Des ressources nouvelles étaient nécessaires.
Le 16 mars, le cabinet présenta un projet d'emprunt forcé de 40 millions environ à prélever : 1° sur les contributions foncière et personnelle, 2° sur les rentes hypothécaires, 3° sur les traitements et pensions payés par l'Etat.
La troisième partie de l'emprunt se composait : a. d'une retenue de 4 p. c. des traitements et pensions de 2.000 à 3.000 francs exclusivement payés par l'Etat ; b. d'une retenue de 6 p. c. s'ils atteignaient ou dépassaient le chiffre de 3.000 francs ; c. d'une retenue de 5 p. c. des traitements de tout officier ou fonctionnaire-militaire du grade de capitaine ou d'un grade supérieur. Les retenues devaient être opérées par mois ou par trimestre, selon le mode suivi pour les payements des traitements et des pensions.
L'emprunt porterait intérêt à cinq pour cent, à partir du 1er juillet 1848.
Le cabinet avait tout d'abord proposé que neuf des millions demandés à l'emprunt fussent alloués au département de la guerre à titre de crédit extraordinaire pour faire face aux dépenses nécessitées par les circonstances du 1er mars au 1er septembre. Il y eut à la Chambre cinq opposants : MM. Castiau, David, Delehaye, Moreau et Lys. Il n'y en eut pas au Sénat.
(page 246) Rogier prononça dans la discussion de ce crédit (4 avril) un discours auquel presque tous les journaux applaudirent. Impossible, disait l'un d'eux (et il avait raison), de joindre plus de dignité, de modération et de tact politique à plus de patriotisme.
M. Castiau venait de reconnaître que ses sympathies pour le gouvernement du pays par le pays, c'est-à-dire du gouvernement républicain, dont l'avénement d'ailleurs ne lui paraissait plus guère qu'une question de temps, ne rencontraient pas d'écho pour le moment ni dans la Chambre, ni dans le pays, ni même dans l'arrondissement de Tournai dont il était l'élu depuis 1843. Obéissant à un sentiment chevaleresque et fort rare (Voir notre travail de 1878), M. Castiau avait déclaré qu'il déposerait son mandat à la fin de la séance.
Rogier, après avoir exprimé le regret que M. Castiau, qui représentait avec tant de talent et de modération les opinions républicaines, se retirât de la Chambre, disait :
«... Nous ne redoutons point la discussion de principe. Notre pays est arrivé à un si haut degré de liberté qu'il peut affronter, sans trouble, sans danger, je dirai presque sans inconvénient, la discussion régulière, pacifique de toutes ses institutions... Je crois que si le pays était consulté suivant les formes constitutionnelles, il enverrait dans cette enceinte une immense majorité chargée de soutenir le système sous lequel nous avons le bonheur et l'honneur de vivre... »
« Approbation générale » dit le Moniteur...
Approbation qui devait être sanctionnée par le verdict électoral du 12 juin.
«... L'honorable M. Castiau veut le gouvernement du pays par le pays. Nous le voulons aussi, et ce mode de gouvernement, non seulement nous le voulons, mais nous le possédons, mais nous le pratiquons très sincèrement, très efficacement.
« Qu'on me cite une seule liberté, désirée, enviée, rêvée par les plus avancés démocrates, qui ne soit pas dans la Constitution !
« Trop heureuses les nations qui viennent de se lancer dans une mer toute pleine d'incertitude et de tempête, si elles pouvaient un jour aboutir à ce port si tranquille, si magnifique, dans lequel la Belgique se repose aujourd'hui avec tant de dignité et de sécurité. »
Il établissait que la Constitution de 1831 nous assure autant de libertés, plus de libertés réelles que ne pourraient en contenir toutes les constitutions que se donneraient les nations voisines. Précisément, c'était pour défendre cette précieuse Constitution, pour défendre le vrai gouvernement du pays par le pays, que la Belgique avait compris la nécessité de se tenir en garde contre les dangers qui pouvaient venir de l'extérieur...
« C'est pour cela que, de tout temps, nous et nos amis nous avons défendu dans cette enceinte la nécessité d'une armée respectable, capable de faire face à l'un et à l'autre de ces dangers. C'est pour cela que, dans la dernière discussion du budget de la guerre, mon honorable ami qui occupe ce département, j'ose le dire, avec une si haute distinction, vous annonçait d'une voix presque prophétique la nécessité prochaine peut-être pour le pays, d'avoir une armée capable de faire respecter l'ordre à l'intérieur et l'indépendance à l'extérieur... »
Il y avait entre la population et l'armée un lien sympathique, un lien de confiance qui devait assurer cet ordre, cette indépendance. Et comme, au cours du débat, M. Castiau avait dit qu'à une armée permanente « qui ne peut rien contre l'émeute », comme on l'avait vu en France, il préférait l'établissement d'un système de recrutement démocratique appelant les citoyens aux obligations communes du service militaire, combiné avec une vigoureuse organisation de la garde civique, Rogier répond :
« ... L'armée ne peut rien ! » Distinguons, s'il vous plaît ! L'armée ne peut rien lorsqu'elle est appelée à soutenir une politique qui ne vaut rien, un gouvernement qui ne vaut rien, qui a pu devenir antipathique à une partie de la nation. Mais l'armée est bonne quand elle est appelée à défendre une bonne cause, une bonne politique, un bon gouvernement. Sous ce rapport, nous n'hésitons pas à le dire, l'armée belge ne donnera pas le spectacle que donne ou que pourrait donner l'armée dans d'autres pays. »(Marques unanimes d'adhésion.)
(page 248) Mais, objectaient les adversaires du crédit des neuf millions, cette dépense n'a pas de raison d'être au point de vue des dangers extérieurs : le gouvernement provisoire de la République française a fait des déclarations formelles qui garantissent notre indépendance.
Rogier répliqua que le gouvernement belge n'avait aucune raison de mettre en doute la déclaration de M. de Lamartine ; qu'il ne songeait même pas à le rendre responsable de certains actes regrettables qui venaient de se produire à la frontière. Mais, sans vouloir tirer vanité de l'affaire de Risquons-Tout et tout en déplorant le sang versé, il était bien permis de se féliciter de ce que l'armée, en l'absence d'une force civique suffisamment organisée, eût repoussé des bandes que le gouvernement français lui-même était impuissant à contenir dans l'ordre sur son propre territoire.
Le discours du 4 avril se termine par des considérations très élevées et vraiment topiques sur les devoirs qu'impose la neutralité et sur les dangers auxquels s'expose une nation qui ne prend pas les précautions nécessaires pour faire respecter cette neutralité :
« La nation belge est neutre. C'est là son droit c'est là sa force. Mais à quelle condition peut-elle espérer d'être respectée comme neutre par les nations étrangères ? A la condition de pouvoir défendre d'abord elle-même cette neutralité ! La Belgique sans armée n'est plus un territoire neutre : c'est un territoire ouvert à toutes les invasions du Nord, du Midi, de l'Est. Qu'on soit bien persuadé, messieurs, de cette vérité : nous ne serons neutres, nous ne resterons neutres qu'à la condition de pouvoir défendre nous-mêmes fortement, efficacement notre neutralité.
« Sans doute, messieurs, il en coûte quelque chose au pays de mettre sur pied un plus grand nombre d'hommes. Mais veut-on bien calculer ce qu'il lui en coûterait d'une invasion qui ne durerait que huit jours ? Veut-on bien calculer ce qu'il lui en coûterait d'un désordre général qui ne durerait que vingt-quatre heures ? Les dépenses que nous faisons aujourd'hui, ce sont de sages, de prévoyantes économies. Voilà comment nous les envisageons et comment tout le pays les envisage.
(page 249) « On enlève, dit-on, un très grand nombre d'hommes à leurs travaux : c'est une perte de salaire, une perte très considérable de profits pour le pays... Mais si ces hommes que nous arrachons momentanément à leurs travaux, contribuent au maintien de l'ordre dans le pays, contribuent à maintenir la sécurité en faveur des autres travailleurs : je dis, messieurs, que ce n'est pas une perte, que c'est encore un bénéfice immense que nous assurons au pays. Chaque jour d'ordre qui lui est assuré lui produit des sommes immenses. Chaque jour de désordre entraînerait le pays dans des pertes incalculables. »
L'emprunt forcé n'était pas seulement nécessité par les dépenses militaires, il devait contribuer à l'exécution des travaux publics sur lesquels le pays comptait. On s'attendait à le voir accepter sans grande difficulté.
Cependant, la presse ne lui faisait guère bon accueil, pas plus que les sections de la Chambre (il en allait être de même au Sénat). Le projet soulevait des objections de plus d'un genre, qui en firent ajourner la discussion jusque dans la seconde quinzaine d'avril.
D'abord le cabinet avait demandé environ quarante millions. Faisant droit aux réclamations de la presse et des députés qu'effrayaient les charges énormes qui pesaient déjà sur le pays, il avait, dans un but de conciliation, limité sa demande à 27.500.000 francs.
La section centrale eût préféré un système qui faisait descendre l'emprunt à moins de dix millions. Mais, sur la déclaration du cabinet qu'il lui serait impossible de faire face avec ces ressources aux besoins de la situation jusqu'au moment où la législature pourrait sanctionner d'autres mesures, elle avait indiqué des réductions qui lui paraissaient pouvoir être admises même dans le système du gouvernement. Ces réductions s'élevaient à 4.500.000 francs.
Les critiques les plus vives adressées à l'emprunt portaient sur sa répartition. La correspondance de Rogier fournit à cet égard des renseignements qui donnent à (page 250) supposer que le projet n'avait pas été bien étudié.
Les meilleurs amis du gouvernement étaient inquiets de l'opposition que rencontrait ce projet. Devaux conseillait à Rogier « d'accepter et au besoin de suggérer des amendements » ; il l'engageait fort à se borner à quelques centimes additionnels pour la contribution personnelle et à élever le centième des plus forts traitements. On s'attendait à un conflit entre la Chambre et le ministère, à un conflit d'une certaine gravité si nous en jugeons par ces lignes de M. Materne à Rogier (fin mars 1848) :
« J'avoue que je suis épouvanté à l'idée du rejet de la loi d'emprunt ou d'une discussion empreinte de violence. Il faut que, de part et d'autre, on fasse des concessions et que le ministère s'entende avec la section centrale... Il ne faut pas se faire illusion, l'emprunt répugne profondément aux petits contribuables. Je vous l'ai dit hier : si on ne le restreint pas, les meneurs ameuteront contre lui tous les intérêts, toutes les passions... En faire une question de cabinet absolue, c'est-à-dire se retirer parce que tout ne serait pas accordé, me paraît une chose inadmissible. Car le ministère, en se retirant, livrerait le pays à d'incalculables maux. L'honneur lui défend d'y songer. S'obstiner, ce serait ici non de la dignité de caractère, mais un entêtement coupable ; ce serait une désertion en face de l'ennemi... Je parle sans ambages ni circonlocutions parce que j'éprouve de cruelles appréhensions et que ce n'est pas le moment d'arranger des phrases... Soyons fermes, mais non pas exclusifs... Depuis un mois notre pays tient bon. C'est beaucoup. La moitié du chemin est parcourue ; encore un effort de résignation et de patience courageuse et nous serons sauvés ! Des concessions... mais qui n'en fait pas aujourd'hui ?... »
Les concessions demandées par M. Materne furent faites. Le cabinet qui comprenait toute la gravité de la situation et qui n'entendait pas déserter son poste de combat pour une mesquine question d'amour-propre, se prêta à un accord avec la section centrale. Voulant donner satisfaction à toutes les réclamations légitimes, il modifia son projet. D'après les divers amendements qu'il envoya à la section centrale, la part qui devait être fournie dans l'emprunt par la contribution foncière serait payée dans la (page 251) proportion de leurs cotes respectives par les trois quarts des propriétaires usufruitiers ou autres contribuables les plus imposés dans chaque commune. La partie de l'emprunt à fournir par la contribution personnelle serait égale au montant de cette contribution, mais en tant qu'elle porterait sur la valeur locative, sur les foyers, sur les domestiques et sur les chevaux ; elle serait payée par la moitié des contribuables les plus imposés dans chaque commune en proportion de leurs cotes.
La section centrale voulait plus. L'emprunt lui paraissant encore trop élevé, elle proposait, pour le réduire d'autant, une émission de papier-monnaie de seize millions.
Le cabinet ne crut pas pouvoir aller plus loin dans la voie des concessions. Il y avait du reste une question. politique mêlée à ce débat financier. On s'en aperçoit à la lecture des discours de Rogier et de M. Frère qui y prirent une part importante. Voici quelques mots de Rogier qui en disent long :
« ... L'opposition qui, au moment du danger, semblait avoir disparu, renaît avec violence à mesure que le danger diminue. Nous ne la blâmons pas, cette opposition, et nous ne la craignons pas. Nous sommes assez forts dans l'opinion publique pour résister aux dangers intérieurs, combinés avec les dangers du dehors. Lorsque la section centrale nous eut communiqué son plan financier, nous l'avons sérieusement engagée à se charger du fardeau des affaires et nous sommes allés jusqu'à lui déclarer qu'après avoir repris notre rôle de simples députés, nous aurions voté silencieusement son plan financier. Mais aujourd'hui, comme en tout temps, je saurai résister aux excès du papier-monnaie, qu'il s'appelle bons du trésor, bons de caisse, papier d'Etat ou assignats... »
Soixante-douze députés donnèrent raison au gouvernement ; dix votèrent contre ; neuf s'abstinrent. Quinze n'assistaient pas à la séance (22 avril).
Le projet ne passa point sans difficulté non plus au Sénat, qui finit toutefois par le voter, tel qu'il était sorti (page 252) des délibérations de la Chambre, quand Rogier eut posé la question de cabinet.
« Bien cassants, messieurs nos ministres ! » paraissent avoir dit alors quelques membres de la majorité qui n'aimaient pas cette mise en demeure. A tout bien considérer, les reproches qui ont été adressés de ce chef au ministère ne sont pas immérités.
Par contre, il importe de lui tenir compte du désintéressement avec lequel il repoussa un amendement qui tendait à réduire la retenue considérable dont était frappé le traitement de chacun de ses membres. M. Frère se fit applaudir bruyamment quand, parlant au nom du cabinet, il s'écria : « Nous serons heureux si, atteints les premiers et quelques-uns profondément (Rogier et Chazal) par vos résolutions, notre empressement et notre satisfaction à venir en aide à l'Etat engagent nos concitoyens à subir sans murmurer les conditions pénibles dictées par la rigueur des événements. »
De son côté, le Roi avait, dès le dépôt du projet de loi, décidé de concourir pour une somme de 300.000 francs aux mesures commandées par les circonstances.
Une autre question d'ordre financier, et non moins délicate, dut être tranchée presque en même temps.
La Société Générale dont le crédit était atteint par le cours forcé donné aux billets de la Banque de France, demandait qu'une semblable disposition fut prise par le gouvernement belge à l'égard de son papier de circulation. Le cabinet, considérant qu'une suspension de payements à la Société Générale pouvait affecter profondément de nombreux établissements et aggraver la crise. industrielle déjà si inquiétante, s'était résolu - non sans hésitations - à faire droit à la demande de la Société.
(page 253) Ses billets et ceux de la Banque de Belgique devaient, d'après le projet déposé le 18 avril, être reçus comme monnaie légale dans les caisses publiques et par les particuliers, avec dispense pour les deux sociétés de rembourser ces billets en numéraire à l'exception des coupures de 50 francs et au-dessous. L'émission serait de 20 millions pour la Société Générale, de 10 millions pour la Banque de Belgique. Les billets étaient cautionnés par le gouvernement, auquel les Banques donneraient pour garanties des immeubles et des fonds belges. Le gouvernement se réservait de venir également en aide à d'autres établissements de crédit jusqu'à concurrence de quatre millions.
Les meilleurs amis du ministère, Lebeau et Delfosse, combattirent ce projet qui soulevait de graves questions de principe et qui pouvait avoir des conséquences dangereuses. La nécessité fait loi : tel semble avoir été l'argument suprême du cabinet dans cette circonstance.
Rogier n'intervint guère dans le débat : quelques mots pour la réglementation de certains détails. Du discours qu'il avait peu de temps auparavant prononcé dans la question de l'emprunt et où il avait fait envisager la nécessité probable de venir bientôt en aide à des établissements menacés, il nous paraît résulter qu'il avait dû vaincre de vives répugnances avant de mettre son nom au bas du projet (Note de bas de page : Le Roi l'en avait vivement prié. Il lui écrivait encore le 26 avril : « Mon cher Ministre, Le crédit est de toutes les choses de ce monde la plus timide, et le rétablir, la chose la plus difficile. Je vous recommande donc bien vivement l'affaire de la Société Générale. Nous avons si glorieusement marché qu'il serait affreux de faire naufrage au port ».), auquel un tiers des membres de la Chambre resta hostile, malgré toute l'habileté que le rapporteur de la section centrale, M. d'Elhoungne mit à le défendre. Au Sénat, il fut voté par 21 voix contre 8.
M. Veydt, dont la santé ne s'améliorait pas, déclara (page 254) qu'il se retirait. L'irrévocabilité de sa résolution semble d'ailleurs lui avoir été dictée par un désaccord entre ses collègues et lui sur la prochaine réforme postale : la taxe des lettres à 20 centimes et la suppression du timbre des journaux, mesures vraiment démocratiques qu'on a parfois oublié de mettre à l'actif du ministère du 12 août.
Le portefeuille des finances fut offert à M. Delfosse qui le refusa. Voici dans quels termes il répondit à Rogier :
« Monsieur le Ministre,
« Vous me faites, par votre lettre d'hier, l'insigne honneur de m'offrir le portefeuille des finances qui va, dites-vous, devenir vacant par la retraite de M. Veydt.
« Vous me sommez en quelque sorte de l'accepter au nom du patriotisme, « qui impose à chacun de nous des obligations auxquelles des raisons de convenances personnelles ne permettent pas de se soustraire » ; ce sont les expressions de votre lettre.
« Je ne sais, Monsieur le Ministre, à quelles raisons de convenances personnelles vous entendez faire allusion. Il n'en est pas pour moi qui puissent m'empêcher de servir mon pays dans la mesure de mes forces. Quelques-uns des motifs qui m'ont, à une autre époque, déterminé à refuser la mission de Ministre, subsistent encore ; d'autres motifs sont venus s'y joindre et les fortifier.
« J'avais cru que le Ministère du 12 août, qui a traversé des moments difficiles et constamment obtenu l'appui de la majorité des deux Chambres, resterait uni et intact au moins jusqu'à l'installation des Chambres nouvelles.
« S'il en est autrement, si la retraite immédiate de M. Veydt est irrévocablement décidée, la raison indique que son successeur doit être choisi dans cette partie de la Chambre qui a voté avec le gouvernement sur l'une des questions les plus graves que nous ayons été appelés à résoudre.
« Vous sentez, Monsieur le Ministre, que celui qui a repoussé les mesures relatives à la Société Générale, qui les a regardées et les regarde encore comme dangereuses, ne peut convenablement s'associer au Ministère pour les mettre à exécution.
« Ce motif, alors qu'il n'en existerait pas d'autres, et il en existe, (page 255) suffirait pour m'empêcher d'accepter l'offre que vous me faites. Je n'en suis pas moins reconnaissant du témoignage de sympathie et de confiance dont elle est l'indice.
« Agréez, je vous prie, Monsieur le Ministre, l'assurance de ma haute considération.
« N.-J.-A. Delfosse, Représentant.
« 20 mai 1848. »
La démission de M. Veydt fut acceptée et M. Frère fut chargé de l'intérim des finances. Le remaniement du cabinet fut ajourné jusqu'après le renouvellement intégral des Chambres, que la réforme électorale rendait inévitable, comme elle rendait inévitable le renouvellement des conseils provinciaux et des conseils communaux.
Cinq jours s'étaient écoulés depuis le vote relatif à la Société Générale cinq jours où l'attention publique fut accaparée par l'émeute du 15 mai à Paris lorsque la Chambre aborda le grave problème de la « réforme parlementaire ».
Le jour où Rogier avait déposé le projet de réforme électorale, quelqu'un (M. Delehaye) lui avait crié : « Et la réforme parlementaire ? » Et Rogier de répondre « Nous verrons... »
L'opinion publique se prononçait pour une réforme parlementaire depuis qu'on avait vu des ministères ne se maintenir que grâce à une majorité de fonctionnaires amovibles. Certaines incompatibilités devaient être inscrites dans la loi ; mais jusqu'où fallait-il aller ?
Qu'on supprimât les abus, rien de mieux. Que l'on exclût du Parlement les commissaires d'arrondissement et les procureurs du Roi, à raison de la nature de leurs fonctions et de la nécessité de leur présence au commissariat ou au parquet : on l'admettait. Mais l'exclusion systématique de tous les fonctionnaires était non moins dangereuse qu'inutile.
(page 256) Plus on restreint le cercle des citoyens éligibles, plus on est embarrassé de trouver des candidats convenables. Ils sont rares, les hommes éminents du commerce et de l'industrie qui acceptent un mandat législatif ; d'ailleurs, le choix du corps électoral se portât-il toujours sur eux, sont-ils compétents pour traiter les questions scientifiques, militaires, scolaires ? D'autre part, s'il est vrai qu'il est toujours délicat de placer un homme entre son intérêt et sa conscience et que la liberté du vote d'un fonctionnaire peut parfois être entravée, il faut reconnaître que l'indépendance est une affaire de caractère et non de situation. Un journaliste français, M. Sarcey, disait un jour : « L'homme qui est né servile a beau occuper des positions qui lui permettent de relever la tête il lèche les bottes des puissants parce que son instinct est de lécher les bottes. »
Nous comprenons que le cumul du traitement avec l'indemnité parlementaire déplût à beaucoup de bons esprits. Mais on pouvait suspendre le traitement pendant la session, ou lui faire subir une réduction égale au montant de l'indemnité.
Le projet déposé par le ministre le 27 avril se gardait de la proscription absolue. Sans doute, il établissait en principe qu'il y avait incompatibilité entre toutes les fonctions salariées par l'Etat et celles de membre de l'une ou l'autre Chambre. Mais il faisait une exception pour les ministres, les lieutenants-généraux, les conseillers de cours d'appel et pour les gouverneurs de province élus dans une province autre que celle qu'ils administraient.
La section centrale étendit considérablement le projet ministériel : seuls, les ministres trouvaient grâce devant elle.
Le 18 mai, le jour où la Chambre qui, à la demande du gouvernement, avait réservé cet objet pour la fin (page 257) de la session, entama la discussion, Rogier déclara que cabinet ne se ralliait pas au projet de la section centrale. On souleva tout d'abord la question constitutionnelle. Etait-il bien conforme à la lettre et à l'esprit de notre charte fondamentale, disait M. De Bonne, de décréter qu'un fonctionnaire salarié par l'Etat ne pouvait faire partie du Parlement ? L'article 50 qui fixe les conditions d'éligibilité aux Chambres ajoute : « Aucune autre condition d'éligibilité ne peut être requise. »
La question de constitutionnalité du projet fut tranchée presque sans contradiction dans le sens de l'affirmative. Mais alors M. Lebeau porta de rudes coups au projet de la section centrale. Son discours est vraiment remarquable. Si quelque jour on révise la loi des incompatibilités, nous est avis qu'on fera chose très sage en reprenant son argumentation et en s'inspirant de ses idées.
M. Malou, rapporteur de la section centrale, et M. de Theux furent dans cette discussion les porte-paroles de la droite qui demandait une réforme radicale. La fin du discours prononcé par M. Malou dans la séance du 20 mai prouve à l'évidence que le parti catholique a cherché à profiter de la faute commise par le cabinet, qui aurait pu s'en tenir à limiter le nombre de fonctionnaires par Chambre, ou par corps, ou par arrondissement, et ne faire de restriction que pour les gouverneurs et les commissaires d'arrondissement par exemple. Avec la droite, quasi-unanime dans cette proscription absolue des députés-fonctionnaires, marchèrent plusieurs libéraux qui ne voulaient point paraître moins hostiles à la « corruption parlementaire » que M. Malou et ses amis.
Il y a eu une certaine affectation de puritanisme dans l'attitude de la Chambre de 1848. D'ailleurs, le radicalisme de tels députés irrémédiablement condamnés à disparaître du Parlement pourrait bien leur avoir été inspiré par le désir de ne pas mourir seuls. Et puis, on voulait peut-être se montrer aussi avancé que les (page 258) députés français qui chassaient tous les fonctionnaires du Parlement régénéré. (Note de bas de page : « Tout à la française ! » Dans certains groupes parlementaires non seulement on vise à être aussi « carrés » que les députés d'outre-Quiévrain, mais on songe à faire des avances à leur chauvinisme. « J'appelle votre attention, écrit M. d'Hoffschmidt à Rogier le 7 mai, sur la proposition que médite M. de... (de détruire le lion de Waterloo). Que fera le ministère en présence de cette proposition ? Si elle est repoussée, on froisse la France républicaine. Si elle est adoptée, qu'en penseront la nation anglaise qui a une espèce de culte pour Waterloo, la Prusse et notre nouvel ami le roi Guillaume des Pays-Bas, qui a combattu à Waterloo et a été blessé à la place même où s'élève le monument ?... N'attribuera-t-on pas notre vandalisme à la peur ?... Ne verra-t-on pas dans cet acte une flagornerie pour la République ?... » Rogier qui avait une certaine influence sur le député « animé d'une haine implacable contre ce pauvre lion », en profita, à la demande de M. d'Hoffschmidt, pour lui faire abandonner son projet.)
Rogier ne semble pas éloigné de croire à ces causes de radicalisme dans son discours du 20 mai. Ce discours n'est pas du reste de ses meilleurs. C'est que sa cause est faible. Il veut et il ne veut pas. Tout en constatant qu'il y a trop de fonctionnaires-législateurs, un tiers, il regrette de les voir disparaître. Il s'étonne qu'on ne veuille point faire grâce aux officiers généraux et aux conseillers de cour d'appel « dont les lumières sont si utiles au Parlement ».
A notre tour, nous nous étonnons de ne pas le voir demander grâce pour d'autres lumières, par exemple pour les ingénieurs en chef et les professeurs de l'enseignement supérieur, qui ne sont pas moins utiles au Parlement (on l'a vu encore récemment). Leurs fonctions ne prennent pas tout leur temps et parvenus, eux aussi, au grade le plus élevé que le gouvernement puisse leur conférer, ils ne peuvent pas être plus que les officiers généraux ou les conseillers d'appel soupçonnés de vouloir, par des votes complaisants, briguer les faveurs du ministère.
Question mal étudiée en réalité, et précipitamment résolue. Tout fut fini en deux jours. Les députés avaient hâte de retourner dans leurs arrondissements pour la (page 259) grande lutte électorale du 13 juin. A chaque instant, on criait : « La clôture ! » Les efforts faits par Lebeau, entre autres, pour rendre moins rigoureux le projet de la section centrale, ne servirent de rien. C'était un parti pris de n'épargner aucun fonctionnaire.
Soixante députés se rallièrent à l'avis de M. Malou ; vingt-trois votèrent avec le ministère ; deux s'abstinrent. Dans les vingt-trois opposants, il n'y avait que cinq catholiques.
Entre le premier et le second vote (il y avait eu des amendements, d'ailleurs insignifiants), Rogier fit la déclaration suivante :
« J'ai défendu, en acquit de mes devoirs, le projet du gouvernement que je considère comme meilleur que celui de la section centrale. La Chambre a voulu livrer le pays à une expérience dont nous n'attendons pas de bons résultats. Je désire en bon citoyen me tromper. Je dois à la loyauté de déclarer que le cabinet n'entend pas défendre au Sénat le projet que vous allez voter. Le Sénat appréciera. S'il l'adopte, le gouvernement aura à aviser. Le gouvernement avait deux partis à prendre ; il pouvait retirer le projet ou se retirer lui-même. Si nous étions dans des circonstances ordinaires, ce n'est probablement pas le parti de retirer le projet que nous aurions pris. Mais à la veille d'une élection, à la veille de consulter le pays, nous ne croyons pas devoir nous retirer, parce que nous regardons la formation d'une autre administration comme très difficile. Mais si nous nous trompions, si les éléments d'une autre administration existaient, nous leur demanderions de se rapprocher et de nous décharger du fardeau que nous avons eu l'honneur de supporter. »
L'appel fait par Rogier à une autre administration net fut pas relevé.
Quant à son appréciation de la loi, elle restera. L'expérience qu'a voulu faire la Chambre de 1848 n'a pas produit de bons résultats. Sans offenser personne, il est bien permis de dire que le niveau parlementaire a baissé. Nous ne serons pas démenti par les magistrats chargés d'interpréter maintes lois votées dans ces derniers temps ; nous ne le serons pas non plus par la plupart des professeurs, qui critiquent vivement la loi de 1890 sur l'enseignement (page 260) supérieur. L'autorité des connaissances théoriques et pratiques fait défaut à trop de nos législateurs !
Comment se fait-il que depuis tantôt cinquante ans il ne se soit pas trouvé un cabinet libéral ou catholique disposé sérieusement à réviser une loi qui inspirait ces paroles, sévères mais justes, à un ancien député, M. Ernest Vanden Peereboom :
« Nous n'hésitons pas à dire que, un jour ou l'autre, il faudra réformer pareille réforme. Il y va des plus chers intérêts du régime représentatif... Qu'on y prenne garde, la suppression des pensions ministérielles, l'entrée de beaucoup de représentants dans la direction des sociétés industrielles - ces deux vices sont frères - et l'exagération de la loi des incompatibilités, sont de véritables dangers pour l'avenir de notre régime représentatif, parce qu'ils lui ôtent de sa force et de son éclat. »
Un dernier mot sur cette question. Le cabinet, par l'organe de Rogier et de M. de Haussy, n'essaya que mollement de gagner au Sénat la bataille perdue à la Chambre. D'aucuns lui ont reproché de n'avoir pas tenté cette revanche. Mais un conflit entre la Chambre et le Sénat à la veille d'une dissolution était gros de dangers. La question de cabinet venait d'être posée dans l'affaire de l'emprunt : il était difficile d'y recourir encore. Quoi qu'il en soit, le nombre des votes négatifs (onze contre dix-neuf) donne à supposer que le Sénat n'eût pas demandé mieux que de réagir contre le radicalisme de la Chambre. Mais le ministère s'abandonnant, il abandonna le ministère.
Veut-on un commentaire éloquent de la portée de la loi ? Qu'on lise ce tableau des membres de la représentation nationale qu'elle a frappés :
Au sénat : M. le baron de Schiervel, gouverneur du Limbourg, M. Dumon-Dumortier, gouverneur du Hainaut, M. le baron de Macar, gouverneur de Liége, M. Teichmann, gouverneur d’Anvers, M. le comte de Briey, ministre à Francfort, M. le comte d'Hane de Potter, administrateur de l'Université de Gand, M. Pirmez, président du tribunal de Charleroi, M. le baron de Baré de Comogne, commissaire d'arrondissement à Huy.
(page 261) M. Liedts, gouverneur du Brabant, M. de Muelenaere, gouverneur de la Flandre occidentale, M. Nothomb, ministre à Berlin, M. Troye, commissaire d’arrondissement à Thuin, M. de Terbecq, commissaire d’arrondissement à Termonde, M. Dubus (Albéric), commissaire d’arrondissement à Turnhout, M. Simons, commissaire d’arrondissement à Hasselt, M. Raikem, procureur général à la cour d'appel de Liège, M. de Villegas, procureur du Roi à Audenarde, M. Maertens, procureur du Roi à Bruges, M. Van Cutsem, procureur du Roi à Courtrai, Scheyven, procureur du Roi à Malines, M. Donny, avocat général à la cour d'appel de Gand, M. Dubus aîné, président du tribunal à Tournai, M. Broquet-Goblet, vice-président du tribunal à Tournai, M. de Garcia, vice-président du tribunal à Namur, M. Thienpont, président du tribunal à Audenaerde, M. Coppieters, président du tribunal à Bruges, M. Biebuyck, président du tribunal à Ypres, M. Brucourt, juge à Charleroi, M. Huveneers, juge à Tongres, M. Henot, juge à Malines, MM. Jonet, Tielemans et Van den Eynde, conseillers à la cour d’appel de Bruxelles, M. de Clippele, juge de paix à Grammont, M. Fallon, président du conseil des mines, M. Lejeune, commissaire des monnaies, M. Mast de Vries, commissaire du gouvernement près de deux sociétés, M. Eenens et M. Pirson, lieutenants colonels, M. Wallaert, curé doyen à Thourout.