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Révolution belge de 1828 à 1839. Souvenirs personnels (partim)
DE POTTER Louis - 1839

Louis DE POTTER. Révolution belge de 1828 à 1839. Souvenirs personnels

(Paru à Bruxelles en 1839, chez Meline, Cans et compagnie)

Chapitre IX. Destitutions. - Confédération nationale. - Je suis mis au secret. - M. Schueremans. - Inquiétudes. – Interrogatoires

(page 68) Les destitutions pour cause d'indépendance d'opinions et de caractère de la part des employés, et même pour cause de défaut de servilité dans ceux qui avaient refusé de signer le formulaire politique du 11 décembre, firent naître l'idée d'instituer une rente patriotique, à l'instar de la rente irlandaise, pour indemniser ceux des opposants, députés ou non, qui avaient le courage de déclarer la guerre au pouvoir, mais qui n'avaient pas le moyen de la continuer à leurs dépens. Cette idée, commentée par plusieurs journaux, fut bientôt convertie en un projet formel de souscription nationale, qui parut (31 janvier 1830) dans dix-sept feuilles à la fois. Je l'avais commentée aussi à part moi, et lorsque je reçus les réflexions qu'elle avait fait naître chez M. Tielemans, je n'eus, comme je lui écrivis, qu'à fondre ses idées avec les (page 69) miennes pour formuler mon plan de confédération : envoyé au Courrier des Pays-Bas le 1er février, il y parut le surlendemain 3. C'était une loi fondamentale pour l'opposition, travaillant légalement à se substituer au gouvernement, afin d'organiser après cela une constitution nouvelle, qui, à son tour, substituerait une nouvelle légalité à la légalité ancienne, celle-ci étant légitimement abolie. En effet, je voulais la résistance à tous les actes illégaux, c'est-à-dire arbitraires du pouvoir, résistance poussée jusqu'aux bornes de la légalité, mais ne les franchissant jamais. Je voulais que les confédérés, dans ou hors des chambres, n'usassent jamais de leurs droits politiques qu'en faveur des confédérés, et que les membres du clergé catholique, signataires de l'acte, fissent de même pour les présentations et les nominations dépendant d'eux ; c'était, ainsi m'exprimais-je, pour avoir, au bout d'un certain nombre d'années, une bonne représentation nationale et de bons tribunaux, n'ayant pour but, en combinant les éléments démocratiques de notre organisation sociale, que de faire triompher nos institutions populaires dont la confédération serait la tutrice et la sauvegarde.

Outre cela, je faisais indemniser par la caisse nationale, c'est-à-dire de la confédération, jusqu'à (page 70) concurrence de la moitié ou des deux tiers de ses pertes, quiconque faisant partie de la confédération, aurait été destitué de son emploi ou dépouillé de sa pension par le gouvernement pour cause honorable, en d'autres termes pour résistance à l'arbitraire. Celui qui serait réellement entré en lice contre le gouvernement et aurait soutenu contre lui une lutte légale, aurait été indemnisé intégralement. De plus la confédération nationale aurait décerné des récompenses extraordinaires et honorifiques aux citoyens qui auraient le mieux mérité de leur patrie et de ses institutions. Et pour subvenir à ces charges, je déclarais que la souscription devait être une rente, et même pour autant que de besoin, une rente perpétuelle, et être déterminée par les contributions foncière, personnelle et mobiliaire, dont chaque confédéré verserait un, deux ou trois pour cent dans la caisse nationale ; ce qui du reste n'exclurait pas les dons volontaires, anonymes ou avoués.

Ce projet, qui avait deux objets, le premier d'attirer à nous jusqu'aux plus craintifs en les assurant contre toute espèce de dommage résultant de leur affiliation, le second de parvenir dans des vues de popularité, c'est-à-dire de liberté et d'équité pour tous, au but que s'étaient proposé les illuminés du siècle dernier dans des vues aristocratiques mais anti sacerdotales ; (page 71) ce projet, dis-je, s'il avait été mis à exécution, aurait forcé le gouvernement à adopter nos idées et notre système et à se confédérer avec nous, ou, se retirant devant nos idées et notre système, à nous céder la place : et cela sans violence, sans secousse, sans même transition sentie.

Aussi, à peine en eut-on eu connaissance à la Haye que les ordres les plus rigoureux arrivèrent à Bruxelles de sévir contre moi. Le 9 février les gens du roi se présentèrent dans ma cellule, saisirent tous mes papiers, c'est-à-dire toutes les lettres que j'avais reçues de M. Tielemans depuis trois mois, et me déclarèrent que j'étais mis au secret. Je n'oublierai jamais la manière dont le procureur du roi, M. Schueremans, qui avait précédé M. de Muelenaere à Bruges et laissé dans cette ville le déplorable souvenir d'un roué de bonne compagnie, s'acquitta de son odieux ministère. J'avais vu jusqu'alors autour de moi des hommes plus à plaindre assurément qu'à condamner, paraissant remplir à regret une tâche pénible qui leur était imposée par la nécessité de vivre, et qui semblaient me demander pardon de ce qu'ils se soumettaient à cette nécessité. M. Schueremans, au contraire, me représenta pour la première fois un de ces hommes dégradés, véritables anomalies d'organisation dans le sens moral, méchants par (page 72) instinct, et qui se délectent dans le mal pour l'amour seul du mal. Il me fit horreur ; et de tout ce que le secret me fit souffrir, le moment le plus cruel fut certes celui où je vis auprès de moi le digne exécuteur des ordres d'un gouvernement inspiré par le faussaire Libri.

Bien loin d'être pour moi un tourment, l'isolement, du moins pour quelques semaines, eut été à mes yeux un bienfait, si deux idées insupportables n'avaient à chaque instant bouleversé et confondu tout mon être. En effet, que m'importait le scellé posé jusque sur ma fenêtre grillée ? ma porte ouverte deux fois le jour pendant quelques minutes ne m'aurait-elle pas fourni assez d'air respirable pour vingt-quatre heures ? Que m'importait-il de faire mon lit et ma chambre moi-même ? ce travail manuel n'était-il pas une distraction heureuse après une journée entière de contention d'esprit ? Entre me promener dans le corridor qui avait une centaine de pas de long ou dans ma cellule qui n'en avait que six, je ne voyais de différence qu'en ce qu'il fallait faire plus souvent le demi-tour à droite ou à gauche. Mon dîner me parvenait, il est vrai, fort dérangé pour le coup d'œil, et mon linge blanc singulièrement chiffonné par les commis-visiteurs du greffe : mais mon appétit n'en souffrait guère ; et pour qui aurais-je fait toilette ?

(page 73) J'avais enfin la possibilité de me recueillir, de penser, de me replier sur le moi, si radicalement modifié, que le temps et les circonstances avaient fait surgir en moi-même. Aussi j'eusse été parfaitement heureux, gai même et tranquille, puisque j'avais fait mon devoir et que je ne connaissais puissance au monde qui pût me faire commettre une injustice ou une lâcheté, manquer aux autres ou à moi-même ; mais à toutes les heures du jour et de la nuit, j'étais poursuivi par l'incertitude où je me trouvais sur l'impression que mon nouveau procès avait faite à ma femme et à ma mère. Celle-ci, à son âge et privée de toute consolation et de tout conseil, car elle n'avait de confiance qu'en moi, pouvait succomber enfin sous le poids de ses peines ; ma femme ne se laisserait-elle pas finalement abattre par la terreur des chances cruelles auxquelles je venais de me livrer ? et le jeune enfant qu'elle nourrissait ne serait-il pas victime des angoisses et des chagrins de sa mère ?

Ces idées me minaient sourdement et auraient peut-être fini, en influant sur mon moral, par détruire ma constitution physique qui jusqu'alors avait résisté à toutes les secousses que j'avais éprouvées. Il faut ajouter à cela que, du 9 au 26 février, j'eus à subir onze interrogatoires, tous de deux ou trois heures, quelques-uns de cinq et six heures. Et ces (page 74) interrogatoires, pour le moins inutiles puisque je persistais à refuser de répondre sur tout ce qui ne me concernait pas personnellement et ne me concernait pas seul, et que ce qu'on voulait savoir, M. Tielemans (ce que j'ignorais alors) l'expliquait avec tous les détails qu'il était possible de désirer ; ces interrogatoires roulaient continuellement sur les mêmes choses. On semblait aujourd'hui comprendre mes paroles ; demain on les enveloppait de nouvelles ténèbres, et réellement on aurait fini par les rendre inintelligibles pour moi-même, si ce que j'écrivais à mon correspondant n'avait été plus clair que le jour et exprimé d'une manière nette et précise pour tout autre qu'un ministère public, faisant le triste métier d'interpréter le bien en mal, et ayant mission de trouver du mal à tout prix, même là où il n'y avait rien du tout. Les ennuyeuses visites de M. le juge d'instruction Delecourt (car j'étais tellement dominé par l'ennui qu'elles me causaient que je ne m'avisai jamais de soupçonner qu'elles tendaient à me nuire) m'épuisaient à la longue. Déjà je préludais au terme que j'étais décidé à mettre, à ces trop fréquents examens de conscience, par des réflexions générales sur tout l'ensemble de ma correspondance et les interrogatoires qu'elle avait occasionnés, lorsque le secret dans lequel j'étais tenu s'étant un peu relâché, (page 75) ma femme, qui pouvait de nouveau me voir, mais seulement en présence du directeur de la maison d'arrêt, me conseilla tout net de refuser dorénavant de répondre. Je le fis dès le lendemain ; et le juge d'instruction, instrument forcé peut-être de la haine de mes persécuteurs, me félicita de ma résolution, sans laquelle, m'avoua-t-il, nous eussions pendant longtemps encore perdu fort désagréablement notre temps, lui à me fatiguer de questions, moi à y faire, des réponses.