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Traduit
de l’anglais par Mademoiselle A. SORRY), Paris, Librairie de Fournier, 1834.
(Tome I, pp. 1 à 137)
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CHAPITRE III
Anvers – Notre-Dame – Rubens -
Académie. – Vandyck – Cavalerie - Passeports - Voitures. - Arrivée à Bruxelles
– Politique belge - Alexandre Rodenbach. – Chambre des Députés – Duels. -
Société. - Palais du prince d’Orange – Monnaie – MM. Vandermaelen. – M. Robyns
– Dubos - Théâtre. - Sainte-Gudule – Ancienne ville – Louvain - Thirouenne. - Dilapidation.
– Arbre de la liberté
(page 51) Bien que je sois décidée à ne
point omettre de citer les objets qui m’ont particulièrement intéressée, par la
raison qu’ils auraient été déjà cité par d’autres, je n'ose cependant
m'aventurer à parler trop au long des églises de
Si je
ne prenais ce parti, je serais tentée de transcrire quelques pages futiles qui
décrivent l'église de Notre-Dame d'Anvers. C'est réellement un superbe édifice,
et l'on serait excusable de s'oublier un moment parmi ses labyrinthes de
colonnes. La fameuse Descente de croix,
le chef-d'œuvre de Rubens, orne cette église. C'est en effet un tableau dans
lequel se déploie toute la puissance de l'art, et qui renferme toutes les
qualités par lesquelles Raphaël s'est rendu célèbre. Toutefois, il ne réalisa
pas entièrement l’idée que je m’en étais formée. L’attitude de saint Jean
conviendrait mieux à un gracieux pantomime qu'au disciple désolé du Sauveur; et
le riche coloris de la peinture, tout harmonieux qu'il est, s'accorde plutôt
avec le goût de l'artiste qu'avec le ton de la scène.
(page 53) J’eus le courage de monter sur
le haut du clocher, et j’en fut récompensée en voyant Berg-op-Zoom, Breda, Gand
et Malines, apparaître comme des points dans le lointain. Bien que le temps fût
parfaitement calme au-dessous, le vent soufflait avec une terrible violence à
cette élévation ; mais je supportai courageusement ses attaques pendant
une demi-heure. De là, on peut suivre dans toutes les directions les
dévastations du siège, et c’est une triste vue.
Le
lendemain, nous traversâmes l'Escaut pour aller voir les travaux par lesquels
les Belges tâchent de réparer les brèches des écluses. Mille ouvriers y sont
employés, mais ils ne peuvent avancer bien vite, la maréé détruisant
quelquefois en une nuit l’ouvrage de plusieurs jours.
L’Académie
possède une riche collection de tableaux, parmi lesquels on en compte plusieurs
du premier ordre ; de ce nombre est un Vandyck, et je pense que s'il était
placé à côté du Rubens de Notre-Dame, on y remarquerait tout ce qui m’a semblé
manquer au dernier de ces ouvrages capitaux. Le sujet, les personnages sont les
mêmes ; le temps est un peu plus avancé (page 54) dans le tableau de Vandyck; le corps de Jésus repose déjà
sur le sein de sa mère; saint Jean, à côté d'elle, tient une des mains du
Rédempteur, et
Nous
fîmes plusieurs tentatives pour voir la citadelle, nous étant flattés qu'un de
nos amis, membre du corps diplomatique, obtiendrait cette faveur; mais en cela
nous fûmes désappointés. Les empêchements jetés sur notre chemin étaient tous
frivoles et vexatoires au plus haut degré. Quelquefois l'on répondait à nos
demandes par des paroles de politesse et d'espérance, mais le délai en était
toujours la conséquence. Enfin nous renonçâmes à notre projet avec plus
d'irritation que de regret.
Anvers
possède un singulier monument monacal, moins connu, à mon avis, que ne le
mérite la pieuse industrie à laquelle on le doit. (page 55) C’est une représentation du Calvaire dans l'ancien couvent
des dominicains. Il s'élève avec une hardiesse qui touche presque au grotesque,
contre l’église de Saint-Paul, qui faisait jadis partie du couvent. Cette
église forme un des côtés d’une cour intérieure, sur laquelle donnent les
fenêtres du monastère ; et l’assemblage bizarre de rochers et de statues
qu'on appelle le Calvaire, monte jusqu’à la cime du bâtiment. Plus de soixante
figures de grandeur naturelle entrent, je crois, dans cette composition. Toutes
m’ont paru en pierre, mais leur effet approche de celui du marbre, et quelques
uns des groupes sont d’un style noble et imposant. Le reste de la cour est une
sorte de panthéon de saint ; la moitié du calendrier y figure en statues
parsemées dans toutes les directions.
Le
saint-sépulcre, situé au pied du Calvaire, est gardé par une vieille femme qui,
pour deux sous, ouvre la grille et vous permet d'entrer. Rien de plus
pitoyablement ridicule que cette partie du spectacle. La figure du Sauveur est
couverte de mousseline roussie et de dentelles, et une mauvaise petite lampe
brille à ses pieds.
(page 56) Les dernières heures de notre
séjour à Anvers ont été rendues extrêmement ennuyeuses et inutiles par les
difficultés que l'on fit pour nous rendre nos passeports. D'abord, on refusa de
les remettre à un commissionnaire, en disant que nous devions les venir
chercher nous-mêmes. Nous le fîmes; mais nous trouvâmes les bureaux fermés.
Cependant, comme on nous assura que la personne chargée d'examiner les
passeports reviendrait au bout de quelques minutes, nous revînmes une
demi-heure après, et trouvâmes encore porte close. Ces allées et venues se
renouvelèrent jusqu'à trois fois, et remplirent presque entièrement notre
dernière journée. Enfin, quand nous parvînmes à trouver le commis auquel nous
avions affaire, et que nous lui dîmes combien son absence nous avait dérangés,
le brave Belge se mit dans une épouvantable colère; il déclara que s'il nous
échappait une autre parole semblable, nous n'aurions nos passeports que le
lendemain matin; et il ajouta avec beaucoup d'emphase: Je crois bien qu'un fonctionnaire, quel qu'il soit vaut au moins autant
que le premier venu.
(page 57) Un gentilhomme anglais, qui
nous accompagnait toutefois de ne point nous refuser nos passeports; et après
avoir lancé un regard furibond à chacun de nous, il eut assez s'acquitter de
condescendance pour s’acquitter du devoir qui lui était confié.
Bientôt
après que cette ennuyeuse affaire eût été terminée, nous prîmes congé, avec
beaucoup de regrets, des amis qui nous avaient accompagnés si loin, et nous
partîmes pour Bruxelles par la diligence, à une heure assez avancée de la
soirée. Notre trouvâmes ensuite de grandes raisons de nous repentir de cet
arrangement, car il nous priva du plaisir que nous aurait donné la vue de la
belle église de Malines ; et la lune éclairait suffisamment son antique et
superbe tour lorsque nous passâmes devant elle, pour nous faire regretter de ne
pouvoir admirer l'ensemble du monument.
J’observerai
ici, pour le bénéfice de ceux de mes lecteurs auxquels il conviendrait de
voyager de la même manière, que si l'on est plus de deux personnes, la
diligence est plus chère qu'un voiturin avec deux chevaux. Si la promptitude
est (page 58) un objet
indispensable, il faut nécessairement prendre quatre chevaux. Mais un bon
voiturin peut vous mener presque, sinon aussi vite que la diligence, et vous
êtes non seulement libre de vous arrêter et de partir quand il vous plaît, mais
encore vous n'êtes pas exposés à la contrariété de passer rapidement devant des
objets qu'il vous serait agréable de voir. Sous ce rapport, la poste a les
mêmes inconvénients que les diligences, puisqu'une fois lancé, un postillon ne
consentirait pas à s'arrêter en route pour votre plaisir, quand le dôme de
Saint-Pierre se trouverait à mi-chemin.
Je ne
connais rien de plus triste que d'arriver dans une ville avant que ses
habitants soient éveillés. Ce fut ainsi que nous arrivâmes à Bruxelles; et il
nous fallut quelques heures pour apercevoir la gaîté de la ville nouvelle à
laquelle nous étions montés immédiatement, tant la première impression de
silence et de solitude, jointe à la fatigue du voyage, nous avait attristés.
Cependant avant la fin de la matinée nous étions établis dans un joli hôtel du
boulevard, tout disposés à jouir de l'agréable (page 59) variété qui nous était offerte par la plus brillante des
petites capitales de l’Europe.
On
nous avait mille fois répété que Bruxelles n’était plus ce qu’elle était avant
la révolution, que nombre de familles et indigènes et étrangères l’avaient
abandonné, et que les plaisirs et les affaires y languissaient également. Tout
cela était vrai, et néanmoins Bruxelles est encore un séjour délicieux.
Le
parc, les belles rues qui l'entourent, la place Royale, le beau boulevard, les
monuments publics, les nobles palais donnent à cette ville un air de
magnificence, que je n’ai remarqué nulle part au même degré.
Malgré
la brièveté de notre séjour en Belgique, nous n’avions pu la traverser sans
entendre beaucoup de choses intéressantes sur sa situation politique ; et
j’étais fort curieuse de voir comment les mêmes sujets étaient considérés dans
la capitale ; je désirais surtout assister à une séance de
(page 60) Tout Anglais doit prendre un
intérêt affectueux et profond à l'aimable prince qui a consenti à occuper le
trône belge. Il est impossible d'oublier combien il a touché de près à celui
d'Angleterre; il est également impossible de ne point se rappeler combien sa
vie, si remarquable, a été exempte de reproches. Avec de tels sentiments pour
le roi Léopold, on ne peut s'empêcher de déplorer la position où les
circonstances l’ont placé. D’après tout ce que j’ai ouï dire de lui
personnellement, et j'ai causé avec les gens qui ont les meilleures occasions
de le connaître, je suis convaincue qu'il mérite de régner sur un peuple plus
attaché à sa dynastie, que les anciens sujets du roi de Hollande ne le seront
probablement jamais.
On ne
pourrait passer un mois en Belgique, et parler aussi librement que je l'ai fait
avec des gens de tous les partis, sans être pleinement persuadé que le roi de
Hollande règne encore dans le cœur de la majorité, et que l'homme, même le plus
illustre, qui aurait servi d'instrument à de factieux démagogues pour démembrer
son royaume, aurait peu de chances pour (page
61) conserver sa place, si les véritables vœux des Belges étaient
consultés. Que des abus se fussent glissés dans le gouvernement du roi
Guillaume ; que des impôts arbitraires, qui ne valaient pas la peine
d’être défendus, aient été maladroitement conservés ; que beaucoup de
jalousie individuelle ait existé entre les Hollandais et les Belges, on ne peut
nier aucune de ces choses; mais elles n’étaient point suffisantes pour
justifier une révolution, et rendre ses résultats durables. Je ne doute pas que
telles ne soient maintenant les réflexions de beaucoup de ceux qui se sont
laissé entraîner par le tumulte populaire, et leur nombre est plus susceptible
d’augmenter que de diminuer.
Jamais
une révolution politique n'arrive sans jeter les esprits dans une sorte de fermentation
tout à fait impropre à prendre des résolutions saines et modérées. Après cette
fièvre survient un état de langueur, d'indifférence; mais une fois sortis de ce
dernier état, les hommes réfléchissent sur le passé, et leur instant de délire
leur fournit souvent d'utiles leçons. Toutefois la crainte, assez naturelle, de
nouveaux troubles (page 62) peut
rendre passive pendant très longtemps une imposante majorité, Si j'en crois les
renseignements que j'ai obtenus de plusieurs côtés, jamais pays ne fut
révolutionné par un sentiment aussi peu général que celui qui sépara
Sans
discuter le mérite des nouvelles institutions introduites en Belgique par la
dernière constitution, sans demander si elles sont ou ne sont pas plus sages,
meilleures que celles qu'elles ont remplacées, je crois pouvoir affirmer que
l'esprit de la grande masse du peuple n'est point du tout en harmonie avec
elles. C'est la plus étrange anomalie politique que cette nation, si
profondément, si sévèrement catholique, et (page 63) qui essaie la liberté ou plutôt la licence égale
d’opinions qu'une poignée d'hommes remuant et mécontents ont introduite dans
son sein. Comment des lois qui lèvent toutes restrictions sur les paroles et
les écrits, quel que soit leur sujet, pourraient-elles s'accorder avec les
principes d’une religion dans laquelle les pensées, les discours, les actions
doivent être soumis au contrôle des prêtres ?
Aussi
le citoyen belge, une main enchaînée par une puissance irrésistible, l'autre
armée par la loi d’une massue ou d’in glaive, se montre dans une attitude qui
ne présente ni sûreté de lui-même, ni véritable dignité.
Nous
n’attendîmes pas longtemps avant d'être admis à une séance de
Nous
entendîmes quelques discussions passablement aigries entre les ministres belges
et
Tous
les discours de M. Dumortier sont empreints d’une si vive indignation, qu'il ne
manque jamais de captiver l’attention. J'ai souvent remarqué, en effet, que la
plupart des hommes aiment à entendre les reproches violents, pourvu qu’ils ne
leur soient pas adressés ; et comme M. Dumortier emploie généralement son
éloquence à déclamer contre les ministres,
M.
Gendebien est un autre orateur sur lequel tous les yeux se dirigent avec
intérêt dès qu'il se lève pour prendre la parole. Je n'imaginais que ses vives
saillies excitaient plus souvent le sourire qu’elles ne faisaient froncer le
sourcil de ceux qu’il attaque ; mais en cela j’étais dans l’erreur,
quelques unes de ces phrases ont été prises (page 66) tellement au grave, qu'un duel s'en est suivi avant notre
départ entre ce député et M. Rogier, ministre de l'intérieur.
Ces
sortes d'affaires ont lieu si fréquemment parmi les esprits ardents de ce jeune
gouvernement, qu’il est maintenant d’usage de s’exercer tous les matins à tirer
le pistolet; et l'on prétend que M. Gendebien s'est rendu tellement adroit à
cet exercice, qu'il est sûr de pouvoir tuer une mouche au vol. En considération
de cette habileté singulière, les témoins de son duel placèrent les deux
adversaires à la distance inaccoutumée de trente-six pas. Néanmoins le député
de l'opposition ne démentit pas sa réputation, et blessa son ennemi officiel à
la bouche.
Nous
étions à dîner chez le prince Auguste d’Aremberg, le lendemain de cette
affaire, et elle devint naturellement; le sujet de la conversation.
« Gendebien ne manque jamais de (page
67) toucher le but auquel il vise », dit le prince avec sa vivacité
ordiniare ; « il voulait arrêter la langue de Rogier, et devait
conséquemment lui envoyer une balle dans la bouche. »
Il
paraît qu’il est d’usage à Bruxelles, après avoir tué ou blessé son adversaire
dans un duel, de s’absenter quelques jours, car je ne revis plus M. Gendebien à
(page 68) « Je pensais que vous
sortiriez de la ville un tel ... », disait un officier à moustaches à ce jeune
militaire.
- «
Oui, répliqua-t-il, je partirai demain pour une couple de jours. »
Demain
était le jour fixé pour les funérailles.
Je
suis persuadée que le tumulte, la ruine, même les massacres, produits par une
révolution, ne sont point les plus funestes conséquences qu'elle entraîne. Ces
sortes de crises ébranlent la société jusque dans ses fondements, pervertissent
les sentiments moraux, jettent la vertu elle-même dans une sorte de dangereuse
ivresse. Plus d'une âme honnête se détournerait avec horreur de ses propres
théories, si elle pouvait les voir dégagées du charme décevant dont certain jargon
patriotique les entoure. Mais il est cruel pour les hommes probes et
clairvoyants, de se voir condamnés à être témoins de la confusion jetée dans
les éléments de la vie sociale, du renversement qui transporte, en dépit de la
raison, au faîte de la pyramide les rudes matériaux créés pour lui servir de
base, tandis que les ouvrages précieux qui la (page 69) couronnaient sont foulés aux pieds dans la poussière.
Quelques
tentatives de ce genre sont toujours la suite des grandes commotions
politiques; et il ne faut pas un bien haut degré de pénétration pour découvrir
à Bruxelles les symptômes de cet esprit désorganisateur. Le premier effet de
son apparition a été de rompre jusqu a un certain point le cercle aimable d'une
société pour laquelle cette ville était célèbre. Plusieurs familles nobles se
sont éloignées, et celles qui restent sont moins accessibles que par le passé.
Un officier russe nous a assuré que l'on ne trouvait plus une ombre de gaîté à
Bruxelles, sinon dans les maisons anglaises, et que si l'on n’avait pas cette
ressource, personne ne continuerait à résider dans cette ville, à moins d'y
être obligé. Peut-être cette assertion était-elle un peu exagérée par le désir
de dire quelque chose d’agréable à ceux auxquels elle était adressée; mais comme
la même chose m'a été redite plus d’une fois par les Belges eux-mêmes, j'ai
quelque penchant à la croire bien fondée.
Cependant
nous eûmes la bonne fortune de faire plusieurs connaissances agréables pendant
(page 70) notre séjour, et nous
aurions volontiers passé un mois ou deux à Bruxelles; mais nos projets arrêtés
nous permirent à peine d'y rester quinze jours; ils furent pleinement mis à
profit, en visitant les curiosités dans la matinée, et en nous réunissant le
soir à de très aimables sociétés. Nous avons eu le plaisir de dîner une fois
chez l'ambassadeur d'Angleterre, dont l'élégante hospitalité et les manières
engageantes contribuent sans doute pour beaucoup à l'agrément de la société
bruxelloise.
Le palais
du prince d'Orange est le principal objet d'admiration dans la capitale de
Il
serait difficile de trouver une occasion plus frappante de méditer sur
l'incertitude des affaires (page 71)
que celle qui nous fut offerte par le spectacle de ce palais splendide et
abandonné. En 1828, le prince, son fondateur, vient habiter ses salles de
marbre, dont la possession devait lui sembler bien assurée; en 1830 on ne l’y
retrouve plus.
Tout
est entretenu dans l'ordre le plus parfait. Les nombreux visiteurs ne marchent
dans les appartements qu'avec des chaussons de lisière fournis par le guide,
qui surveille chaque individu avec un soin jaloux, de peur que l'enveloppe de
leur chaussure venant à glisser, l’empreinte d’un cuir vulgaire ne se marque
sur les beaux parquets. Le boudoir de la princesse est, dit-on, exactement tel,
qu'elle l'a laissé, et l’on peut le croire en vérité, car l'exquise recherche
d’une altesse petite-maîtresse se
montre partout. Les magnifiques chiffonniers, la charmante collection de
bijoux, même le secrétaire de la dame exilée, sont restés comme ils se
trouvaient lors, de son départ. On voit encore les plumes tachées d'encre,
suspendues dans leurs étuis dorés; et des feuilles de papier encadrés de noir,
rappellent que la princesse (page 72)
était alors en deuil de l'impératrice sa mère. Il y a quelque chose de
profondément mélancolique dans cette scène.
Décrire
les pièces qui vont en crescendo de magnificence, depuis la première jusqu'à la
dernière, n'entre point dans mes projets. Quand je dirais que l'une est revêtue
de marbre d'Italie, l'autre tendue en velours cramoisi bordé de franges d'or,
une troisième tapissée en satin violet parsemé d’étoiles d’argent, enfin que
les candélabres dorés auraient fait honte à ceux de Salomon, je ne réussirais
pas, en employant tout mon talent à dépeindre ces objets, à donner une idée
complète de cette habitation, d'une splendeur vraiment royale. Peut-être
ferais-je mieux concevoir son éblouissante magnificence, si je confesse que,
pour la première fois de ma vie, dans une maison contenant de bons tableaux, je
les ai négligés pour les décorations et les meubles. Toutefois, après la
première surprise, je revins suffisamment à moi-même pour m'apercevoir que la
collection de peintures, bien que peu nombreuse, était fort belle.
C'est fini, dit le guide, en nous signifiant
que (page 73) nous pouvions laisser
nos pantoufles, après avoir traversé la dernière chambre : c'est fini ; " et ces mots,
bien que prononcés avec la dignité d’emprunt particulières à ces catalogues
ambulants, ces mots résonnèrent à mon oreille comme le chant funèbre de la
maison de Nassau, en Belgique.
Nous
avons vu le petit hôtel des monnaies, sous les auspices du directeur, M. C. W…,
Anglais remarquable par son intelligente active, bien connu, je pense, dans le
monde littéraire, et résidant depuis un grand nombre d’années à
Bruxelles : ses attentions obligeantes nous furent d’autant plus utiles,
qu’il était mieux que personne en état de nous indiquer tout ce qui méritait
d’être vu ou entendu. Ce directeur de la monnaie semble fait exprès pour
fleurir dans un siècle révolutionnaire; car il a le pouvoir de tourner ses
facultés, assurément très peu communes, vers chaque nouveau canal ouvert par le
courant impétueux des innovations. Il a été ministre d’État, officier, et je ne
sais combien de choses; et maintenant il s’est adonné à surveiller, personnellement,
la (page 74) confection de pièces de
cinq francs et de centimes. Il nous montra l'établissement d'un bout à l'autre,
et d'après ses manières, sa conversation, je le rangeai parmi les hommes de
talents supérieurs.
L'institution
géographique de MM. Vandermalen ne doit pas être négligée par les étrangers,
qui peuvent être admis à la voir. Nous fûmes encore redevables de ce plaisir à
M. W… Il est impossible de ne pas admirer le zèle ardent et pur de ces deux
frères, pour l'avancement de leur science, et leur sollicitude pour en faire
d'utiles applications. Les limites que je me suis imposées, et mon peu de
savoir, ne me permettent pas de décrire leur établissement. Je me contenterai
donc de répéter que ceux qui pourront obtenir la permission de le voir feront
très bien d'en profiter.
Un
autre spectacle extrêmement curieux nous fut procuré par l'infatigable bonté de
la même personne qui nous présenta à M. Robyns. Il est probable que la
protubérance des collections est développée sur le crâne de ce gentilhomme
d'une manière tout-à-fait extraordinaire; et si (page 75) cette dominante n’eût pas trouvé les moyens de se
satisfaire, si une grande fortune et le caractère le plus libéral ne l'avait
pas rendue, chez M. Robyns, aussi « légitime que le boire et le
manger », il serait peut-être devenu un voleur aussi renommé que
Schinder-Hannes lui-même. Sa maison et son jardin prouvent clairement que cette
fureur d’accumuler devait être assouvie de façon ou d'autre. M. W. le pria de
nous faire voir d'abord sa collection de moineaux, et il nous mena dans le
jardin (qui renferme, en proportion de sa grandeur, un assez bel assortiment de
plantes exotiques); de là nous passâmes sous une sorte de portique ouvert, où
le plus singulier spectacle s’offrit à nos yeux. Les murs et le plafond étaient
couverts des squelettes d’une quantité innombrable de petits oiseaux, cloués de
manière à former des croix, des étoiles, des croissants, et entrelacés l’un
dans l’autre avec tant d'adresse, tant d'économie d’espace, que des milliers de
ces petites être sacrifiées pour compléter l’ouvrage.
« Par
quels moyens, Monsieur, lui dis-je, (page
76) avez-vous pu rassembler un nombre si prodigieux de petits oiseaux'?
-
« Je me lève tous les jours avec le soleil, Madame », fut sa réplique
très satisfaisante; « mon premier soin est de tendre mes filets le long de
cette allée sablée; ensuite je m'asseois dans ce fauteuil avec les cordons du
filet à la main, et je reste là un certain nombre d'heures plus ou moins grand,
suivant la saison. Le résultat est ce que vous voyez. »
Alors
nous rentrâmes dans la maison, où bientôt après survint une très agréable
compagnie d'Anglais, dont je me rappellerai toujours avec plaisir d'avoir fait
la connaissance dans le musée de M. Robyns. L'exhibition continua: mais si je
contais la centième partie de ce qu'on fit passer en revue devant nous,
personne ne me croirait, parce qu'il faut en effet l'avoir vu pour imaginer
combien de millions d'objets ont été entasses dans un espace limité, par la
seule puissance du génie collectif.
« Soyez
amant, et vous serez inventif », a dit
« Mesdames,
désirez-vous voir ma collection de papillons ? »
Et, à
l’instant une centaine de tiroirs, une centaine de cases, sont tirées des
boiseries, et découvertes dans les embrasures des fenêtres et les entre-deux
des portes, le tout rempli par le plus riche, le plus rare assemblage
d’insectes diaprés, véritables joyaux naturels.
« Préférez-vous
les papillons de nuit ? » Et nous avions à peine eu le temps de jeter
un coup d’œil sur le contenu brillant des cases et des tiroirs, que d’autres
cases, d’autres tiroirs sortirent, je ne sais par quel mécanisme, de la même
place où les premiers rentraient, et nous (page
78) montraient la belle famille des phalènes, depuis les monstres aux vives
couleurs, aussi grands que des chauve-souris, jusqu'aux miniatures de l'espèce,
les cousins d'un blanc de lait, qu'on ne pouvait voir qu'avec un microscope.
Ces échantillons variés méritaient un long et patient examen; mais, au bout
d'une minute, l'on nous détourna de leur contemplation en nous demandant si
nous aimions les gravures. « J’ai là tout le musée Napoléon; ici toutes les
caricatures publiées à Paris depuis trente ans. Voici, Piranesi, un superbe
exemplaire; et voici..... Mais, Mesdames, je crois posséder la plus grande
collection de musique qui existe dans le monde; si vous voulez passer par ici, j'aurai l'honneur de vous la
montrer. »,
Ainsi
nous obtînmes dans le cours de deux ou trois heures, en éprouvant quelque chose
d'analogue au supplice de Tantale, la conviction parfaite que M. Robyns possède
un nombre prodigieux d'objets dignes d'être vus; mais qu'il est impossible de
trouver le temps de les regarder.
Après
cette matinée intéressante et amusante, M. W. nous emmena tous au restaurant
justement (page 79) célèbre de
Dubos, où il nous donna un dîner excellent et parfaitement servi, qui nous
prouva que si la révolution avait dérangé quelques autres départements, celui
de la cuisine ne montrait pas un seul symbole d'innovation mal entendue. Tout
était dans le meilleur style, et j’ai rarement assisté à un repas plus
agréable.
Le
théâtre de Bruxelles n’est ni vaste, ni remarquablement bien décoré', et la
troupe était plus faible que je ne m'attendais à la trouver dans une capitale
du continent. Il paraît qu'il n’était pas de monde d’aller au spectacle à
l’époque de notre visite ; car la salle n’était élégamment remplies ni
l’une ni l’autre des deux soirées que nous y avons passées.
Les
réunions, à Bruxelles sont très agréables et peu assujétissantes. Un petit
nombre de personnes distinguées donnent des dîners, o les hommes et les femmes
se lèvent de table en même temps, et passent dans le salon, où l’on prend une
tasse de café exquis, puis on se dépare pour aller s’amuser ailleurs.
Quelques
familles anglaises occupent de belles maisons parfaitement adaptées à recevoir
beaucoup (page 80) de monde, et
toutes assez près l'une de l'autre, dans les environs du parc et du boulevard
de Namur, pour donner la facilité de suivre leurs réunions sans avoir une
voiture. J'eus le plaisir d'assister à deux ou trois soirées en différentes
maisons, et je les ai trouvées tout-à-fait dans le genre des soirées non
invitées de Paris. Quelquefois les jeunes gens dansent ou valsent; mais en
général la musique, les cartes et la conversation remplissent les heures.
J'ai
vu d'élégants écuyers mâles et femelles parcourir la belle promenade du
boulevard, le hide-park de Bruxelles; et le parc, à l'heure où il est de bon
ton de s' y rendre, offre toujours des groupes brillants; cependant chacun
s'accordait à m'assurer que Bruxelles n'était plus ce qu'il était jadis.
La
vieille ville a quelques beaux édifices gothiques, particulièrement l'église
cathédrale de Sainte-Gudule et l'Hôtel-de-Ville. La grande place du marché,
dans laquelle ce dernier monument est situé, surpasse tout ce que j’ai vu de
plus pittoresque en Belgique, par l'effet de ses beaux bâtiments gothiques. Si
je reviens (page 81) jamais à
Bruxelles, je m'établirai pour une semaine dans la basse ville, afin de pouvoir
examiner, sans en être détournée par les séduisantes distractions de la ville
haute, les riches reliques de l’ancienne gloire belge, que l'on trouve dans
toutes les parties de la première.
Nous
passâmes un jour à Louvain, et vîmes tout ce qu’on y pouvait voir en un jour,
et c'est dire beaucoup dans un lieu si rempli d’objets intéressants. Nous avons
parcouru toutes les salles, tous cours de l'Université, visité les belles
pièces que renferment sa très nombreuse bibliothèque ; cet examen a duré
quelques heures, et nous pouvons dire qu’à l’exception de la vieille dame qui
nous servait de guide, nous n’avons pas rencontré une seule figure humaine à
l’université de Louvain.
La
ville entière paraît inhabitée. L'église cathédrale de Saint-Pierre est
magnifique, et son lutrin offre un beau modèle de l'art maintenant perdu de la
sculpture en bois. Il est à peu près pyramidal, et représente à la base une
conversion de saint Paul, dont les figures, y compris le cheval, sont de
grandeur naturelle ; et il se (page
82) termine par deux palmes élégantes qui se recourbent pour former un dais
au-dessus du pupitre. Des anges volent autour de ces rameaux, et la grâce, la
vérité de leurs contours et de leurs mouvements est tout-à-fait surprenante, vu
la matière de laquelle ils sont formes. Ce superbe ouvrage ornait autrefois la
cathédrale de Malines, mais on l’a transporté à Louvain à l’époque de la
révolution.
Le
tabernacle est supérieurement sculpté en pierre blanche; il est très élevé, et
couvert de groupes représentant des sujets de l'Écriture Sainte.
L'Hôtel-de-Ville
de Louvain est si bien connu par les dessins, les gravures, les descriptions
qui en ont été faites, que je ne puis y ajouter rien, sinon qu'il mérite sa
célébrité, C'est le plus beau morceau d'architecture gothique que j’aie jamais
vu.
Notre
retour à Bruxelles fut accompagné d'un temps délicieusement frais, qui nous
reposa de notre fatigante journée; et pour la première fois depuis notre
arrivée dans cette petite métropole si gaie, nous nous retirâmes de bonne
heure.
(page 83) Un autre jour fut consacré à
une excursion dans les environs, pour en connaître l'aspect général, et voir
spécialement la jolie villa du prince d’Orange. Cette résidence est encore un témoignage
du goût exquis de son propriétaire; mais il est triste de parcourir ces salles
désertes quand on réfléchit sur les sentiments de ceux qui ont été forcés
d’abandonner leurs palais de choix, dans lesquels ils ont passé tant d'heures
agréables et douces. Les jardins sont beaux et vastes ; mais ils ne sont
point remarquablement pittoresques, non plus que la campagne environnante. La
route de Bruxelles passe à travers un bois d’une grande étendue, et les effets
d'ombre et de lumière sur les longues allées sont les traits les plus frappants
qui se présentèrent sur notre chemin.
Il
n’était pas facile de fixer le jour de notre départ de Bruxelles. Nous y
laissions d'anciens amis qui s’y étaient depuis longtemps fixés, et que nous
avions retrouvés avec une vive satisfaction. Nous devions faire nos adieux à
plusieurs connaissances dont les aimables bontés avaient rendu le séjour de la
ville (page 84) assez agréable pour
nous inspirer le désir de le prolonger. Mais déjà un mois de l'été que nous
voulions consacrer à nos diverses tournées était écoulé; et malgré nos regrets
de laisser l'intéressante basse ville non explorée, nous nous décidâmes enfin à
partir.
La
moitié de notre dernière matinée fut employée à prendre une vue aussi complète
de la ville que le temps limité nous le permettait. Nous avions déjà vu les
objets les plus remarquables, mais nous ne nous étions pas encore formé une
idée bien exacte de l'ensemble. Jamais contraste ne fut plus parfait que celui
qui existe entre la nouvelle et l'ancienne ville. La première est aérée,
brillante, entièrement moderne; la dernière sombre, entassée, et d'une
vénérable antiquité. Toutes deux offrent au voyageur des charmes d'une espèce
extrêmement différente.
Il
faut avouer, néanmoins, que le riant aspect de la ville haute est pour le
présent grandement gâté par les traces des violences révolutionnaires, qu'on
laisse si étrangement subsister au milieu de sa splendeur. La demeure du comte
de (page 85) Brockenberg, qui touche
au palais du roi, n'est plus qu’une masse de décombres. Le parc, comme l’on
appelle la belle place autour de laquelle les principaux bâtiments sont élevés,
est en plusieurs endroits fermé par des claies, tandis que les belles grilles
semblables à celles des Tuileries sont restés en d’autres places. Je confesse
de plus que, pour mon goût, le symbole d'anarchie auquel on donne le nom
d'arbre de la liberté, élevant sa tige maigre à une hauteur démesurée,
« tel qu’un grand affronteur », devant les fenêtres du palais, n’est
pas une addition bien gracieuse à la scène. Toutefois ses branches commencent à
se flétrir, et l’on dirait que la sève a cessé de couler dans ses vaisseaux.
Peut-être à ma prochaine visite le trouverai-je remplacé par la statue d’un
roi.