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Chambre des représentants de Belgique
Séance du mercredi 18 novembre 1846
Sommaire
1)
Pièces adressées à la chambre
2)
Projet d’adresse en réponse au discours du trône.
Discussion
politique générale. (A : Formation et programme du cabinet catholique
homogène ; B : organisation de l’instruction moyenne ; D : divisions
et vivacité de l’opinion libérale ; F : antagonisme
libéraux-catholiques ; G : atteinte à la personne royale et délits de
presse ; H : influence occulte du clergé (notamment en matière d’enseignement))
(B,
G, F (de Theux), A, H, B, D (Delfosse),
B (de Theux, Dumortier, Delfosse), F, H, A, D (Lebeau))
,
(Annales parlementaires, session 1846-1847)
(Présidence de M. Liedts.)
(page 61) M. Huveners procède à l’appel nominal à
1 heure un quart.
M. de
Man d’Attenrode lit le procès-verbal de la séance précédente ; la
rédaction en est approuvée.
M. Huveners communique l’analyse des
pièces adressées à la chambre.
PIECES ADRESSEES A LA CHAMBRE
« Les sieurs
Hoeberechts et Sternberg prient la chambre de s’occuper de la proposition de
loi qui majore le droit d’entrée sur les pianos. »
- Dépôt au
bureau des renseignements.
________________
« Plusieurs
habitants des quartiers d’Avroy et de Fragnée, de la ville de Liège, demandent
la prompte exécution des travaux de dérivation de la Meuse, proposée par M.
l’ingénieur en chef Kummer. »
- Renvoi à la
section centrale qui sera chargée du budget du ministère des travaux
publics. »
________________
MM. Manilius et
Savart demandent un congé, le premier pour cause d’indisposition de sa femme,
le second pour rétablir sa santé à la suite d’une grave maladie.
- Ces congés
sont accordés.
________________
M. le président. - Dans une précédente séance vous avez chargé
le bureau de nommer une commission qui examinera le projet de loi tendant à
proroger la loi du 18 juin 1842, relative au régime d’importation en transit
direct par entrepôt.
Un projet de
même nature a été examiné l’an dernier par une section centrale composée de MM.
Duvivier, Dumont, Lesoinne, Loos, Veydt et Lejeune. Cette section centrale où
M. Mercier remplacera M. Duvivier, examinera comme commission le nouveau projet
de loi.
PROJET D’ADRESSE EN REPONSE AU DISCOURS DU TRONE
Discussion générale
M. le
ministre de l’intérieur (M. de Theux). - Nous avons
examiné l’amendement présenté, à la séance d’hier, par l’honorable M. Rogier ;
nous avons lu les développements qu’il a donnés à sa proposition, et nous avons
acquis cette conviction qu’au lieu de l’amendement qui vous a été présenté, une
rédaction nette et franche aurait dû être conçue en ces termes:
« Sire, le
cabinet compromet l’indépendance du pouvoir civil. »
Voilà,
messieurs, la traduction claire de l’amendement de l’honorable membre: Voici
ses développements :
« Ce sera en même temps un avertissement
pour le gouvernement ; il saura que nous tenons les yeux ouverts sur sa
conduite. Nous ne voulons pas nous livrer à de vaines récriminations, ni
remonter dans le passé de chacun de MM. les ministres. Si nous remontions, je
ne dis pas de quelques années, mais seulement de quelques mois en arrière, nous
puiserions dans les paroles de plusieurs d’entre eux des motifs de haute
défiance ; nous croyons que l’indépendance du pouvoir civil n’est pas
suffisamment garantie dans les mains de M. de Theux et de M. Dechamps ; nous
croyons que les doctrines professées par ces ministres (notamment par M. de
Theux, qui a déclaré formellement qu’il n’avait pas l’habitude de rétracter ses
opinions) doivent tenir la chambre en éveil sur la marche du
gouvernement. »
Ainsi, je le
répète, le nouveau paragraphe de l’adresse doit être traduit dans ce
sens :
« Sire, le
cabinet compromet l’indépendance du pouvoir civil. »
Vous comprenez
qu’en présence d’une semblable proposition, nous n’hésitons pas à en accepter
toutes les conséquences. C’est vous dire que, dans notre opinion, cet
amendement renferme implicitement, et de la manière la plus absolue, la
question d’existence du cabinet.
Messieurs, ou
nous sommes insuffisants pour remplir la haute mission qui nous est confiée, ou
nous sommes disposés à trahir la confiance du Roi.
L’indépendance
du pouvoir civil, nous la voulons aussi bien que nos adversaires politiques.
Mais pour assurer cette indépendance envers et contre toutes les prétentions
exagérées, de quelque part qu’elles viennent, nous avons besoin de
considération. La considération est la force principale du cabinet. Si jamais
elle devait nous manquer, nous ne resterions pas un instant au banc des
ministres.
Messieurs, au
lieu d’insérer dans l’adresse une phrase offensive dans les développements, en
apparence inoffensive dans les termes, une phrase qui n’aurait, dans tous les
cas, aucun résultat pratique, qui n’aurait aucune espèce de force obligatoire vis-à-vis
de qui que ce soit, qu’aurait-il fallu faire ? Si nous avions, comme l’honorable M. Rogier, l’honneur de
faire partie de la section centrale saisie de l’examen du projet de loi sur
l’enseignement moyen, nous emploierions tons nos efforts pour faire arriver ce
projet à la discussion publique ; nous formulerions en termes forts nos
volontés, notre désir. Alors, messieurs, il serait mis un terme à des discussions
illusoires, à des discussions qui n’ont d’autre résultat que d’irriter les
esprits.
Je dirai,
messieurs, à mon honorable contradicteur, qu’il prenne garde que l’on ne pense
que la vraie signification du paragraphe qu’il vous a proposé, est qu’il n’a
pas l’intention de pousser la discussion de la loi sur l’enseignement moyen,
que son intention est, en quelque sorte, d’ensevelir le projet de loi sous la
légère enveloppe de son amendement.
On pourrait
aller plus loin, messieurs ; on pourrait supposer que l’honorable membre doit
avoir reconnu parmi ses amis des opinions divergentes avec les siennes, qui le
font désespérer de faire arriver à bien le projet de loi tel qu’il désirait le
voir sortir de la discussion. Car nous ne pouvons pas admettre cette supposition
que nous avons cependant entendu faire, que l’on est heureux d’avoir cette arme
de la loi de l’enseignement moyen que l’on peut toujours faire brandir.
En effet,
messieurs, c’est une bonne chose pour les discussions publiques ; c’est un
thème que l’on peut étendre à volonté.
Pour nous,
messieurs, nous avons suivi une autre marche ; nous avons formulé nettement la
pensée du gouvernement dans les amendements que nous avons soumis à la section
centrale. Nous ferons voir bientôt que, dans ces amendements, nous avons
sauvegardé pleinement l’indépendance du pouvoir civil. Nous ferons voir que
nous avons été plus loin à cet égard que l’honorable M. Rogier à aucune époque
de sa carrière politique. Nous le prouverons, en invoquant même des documents
dont l’authenticité ne peut pas être méconnue ; le programme du ministère de
1840, le discours de l’honorable M. Leclercq dans la discussion du 16 février
1841, le paragraphe du discours d’ouverture de la session de 1840-1841, le
programme même de l’honorable M. Rogier au mois de mars dernier.
Ce programme,
messieurs, il est complétement réalisé dans le projet que nous avons soumis à
la section centrale.
On vous a parlé
de l’opinion que nous avions émise dans la discussion du 16 janvier dernier sur
la convention de Tournay. Messieurs, nous ferons voir encore que l’opinion que
nous avons professée alors se trouve formulée dans le projet de loi. Nous
ferons voir que, dans cette discussion, nous n’avons pas entendu que le pouvoir
civil abdiquât le droit de nomination ou de révocation, comme on l’a insinué à
tort.
Voici,
messieurs, comment s’expliquait, dans la séance du 22 avril 1840, notre
honorable président, alors ministre de l’intérieur, en communiquant à la
chambre le programme du cabinet:
« Nous chercherons à accélérer autant
qu’il est en nous la discussion de la loi sur l’enseignement moyen et primaire
; nous considérons une telle loi comme parfaitement d’accord avec l’esprit de
nos institutions, et nous déclarons formellement vouloir concilier avec cette
loi la plus entière liberté d’enseignement. Nous déclarons, en outre, que la
loi doit donner (veuillez, messieurs, faire attention à ce passage) que la loi
doit donner aux pères de famille qui useront des écoles entretenues par les
communes, les provinces et l’Etat la plus complète garantie d’une éducation
morale et religieuse. »
Et remarquez,
messieurs, que dans ce programme il s’agissait, non pas seulement de
l’enseignement primaire, mais aussi de l’enseignement moyen. Ainsi, ni l’Etat,
ni la province, ni la commune ne pourrait entretenir un collège, à moins qu’il
n’offrît aux pères de famille la garantie plus complète de l’enseignement
religieux et moral.
Avons-nous été
aussi loin dans nos amendements ? Non ; nous confessons que nous avons tenu
compte des circonstances et que nous avons cru pouvoir laisser aux communes et
aux provinces le libre régime de leurs établissements d’enseignement moyen. Les
garanties que nous avons reposées se rapportent aux institutions de l’Etat ;
quant à ces établissements, la loi doit nécessairement les régir. Mais à côté
des garanties que nous avons offertes, nous avons aussi placé le contrepoids à
des prétentions exagérées, si elles venaient à se montrer.
Dans le discours
du Trône, à l’ouverture de la session de 1840-1841, le Roi s’est exprimé en ces
termes :
« J’appelle
votre attention sur la nécessité de compléter l’organisation de l’enseignement
public ; je ne doute pas qu’un patriotique esprit d’union et de conciliation ne
préside à l’examen et à la solution des questions qui s’y rattachent. »
Ce paragraphe du
discours, je ne puis l’attribuer qu’à l’honorable M. Rogier qui avait alors l’instruction
publique dans ses attributions. Mais je regrette de devoir le dire, le discours
qu’a prononcé l’honorable membre dans la séance d’hier, n’est pas en harmonie
avec cet appel à esprit d’union et de conciliation dont faisait mention le
discours du trône.
Voici,
messieurs, en quels termes s’exprimait l’honorable M. Leclercq, dans la séance
du 27 février 1841 :
« L’honorable M. Dechamps nous a demandé
si nous reconnaissions ou si nous rejetions ce principe, que l’instruction
religieuse doit être séparée de l’instruction scientifique et littéraire.
(C’est le
principe défendu par l’honorable M. Verhaegen.)
« Messieurs,
dit M. Leclercq, ma réponse sera non moins précise que la question et après
cela je crois que plus rien ne pourra être demandé.
« Je pense,
et mes collègues pensent avec moi, que quand il s’agit de la jeunesse,
l’instruction religieuse ne doit pas être séparée de l’éducation ; nous pensons
qu’il n’y a pas d’éducation sans que l’on donne une direction religieuse, sans
que l’on inspire des habitudes religieuses à la jeunesse, sans qu’on lui donne
une instruction religieuse.
« Nous
pensions que pour tout ce qui regarde la religion dans l’éducation, il faut
faire, par la loi, aux ministres du culte, une part d’intervention
proportionnée à l’importance de la religion.
« Mais
aussi, messieurs, nous pensons que les établissements de la nation doivent
être, en dernière analyse, sous la surveillance et la direction de la nation,
c’est-à-dire, de ceux qui représentent la nation, et qui seuls peuvent la
représenter, et j’entends par là le Roi et les chambres, chacun dans la limite
des pouvoirs que la Constitution lui confère. »
Veuillez, messieurs, remarquer que ces mémorables déclarations n’ont point été données dans des
circonstances différentes de celles dans lesquelles nous nous trouvons
aujourd’hui, car à cette époque l’évêque de Liége avait publié sur l’enseignement
un écrit très remarquable qui a eu un grand retentissement dans le pays, qui
avait été signalé à l’attention de la chambre, par un de ses membres. Les mêmes faits
s’étaient passés, les principes qu’on attribue aujourd’hui à l’épiscopat se
trouvaient, et, je pense, à un degré beaucoup plus avancé dans l’écrit de l’évêque de Liége. Ainsi, on ne peut point dire que ces explications du
cabinet de 1840 n’étaient point faites en présence de prétentions qui se
seraient révélées depuis. Ces prétentions existaient alors, elles existaient
alors plus fortes qu’elles n’existent aujourd’hui.
Messieurs,
l’honorable M. Rogier, dans son programme du 22 mars, présenté au Roi,
s’exprimait en ces termes
(je réclame ici toute votre attention, messieurs, car il n’y a pas un seul mot
qui ne porte coup, et je dois ajouter qu’il n’y a pas, quant à l’instruction,
un seul mot de ce programme que nous n’ayons pleinement réalisé dans nos
amendements) :
« L’indépendance respective (respective !) du pouvoir civil et de
l’autorité religieuse ; ce principe en harmonie avec le texte et l’esprit de la
Constitution, doit dominer toute la politique ; il trouverait notamment son
application dans la loi sur l’enseignement moyen ; rien ne serait négligé pour assurer, par voie administrative, aux
établissements laïques le concours de l’autorité religieuse. »
Voyons,
messieurs, si nous avons, en effet, réalisé ce programme dans les amendements
que nous avons présentés.
L’indépendance
respective du pouvoir civil et du pouvoir religieux, voilà de quelle manière, en ce qui concerne
l’enseignement religieux, nous avons cru réaliser ce programme.
La loi ne
prescrit point à l’autorité religieuse de donner l’enseignement de la religion
dans les établissements qu’il plairait au gouvernement de lui désigner.
En effet, la loi
ne peut pas aller jusque-là, les ministres du culte sont libres dans les actes
de religion aussi bien que les particuliers. Il n’y aurait pas d’indépendance religieuse si la loi
pouvait prescrire à un ministre du culte un acte de religion quelconque ; aussi
je ne pense pas qu’un seul membre ait cru qu’une semblable disposition pût
trouver place dans la loi.
Si l’autorité
religieuse refuse son concours, on ne continue pas moins de donner dans
l’athénée l’enseignement littéraire et scientifique ; l’enseignement de la
religion y est seul suspendu. Pourquoi l’enseignement de la religion y est-il
suspendu ? D’abord pour sauvegarder les principes, parce qu’un laïque ne peut
pas donner l’enseignement de la religion. Je conçois que, dans des circonstances
données, un père de famille se chargeant de l’éducation de son fils, lui
permette de fréquenter un athénée où la religion n’est pas enseignée ; mais je
ne conçois pas qu’un père de famille, attachant quelque prix à la religion, au
culte qu’il professe, confie son fils à un établissement où l’enseignement de
la religion serait
donné par un intrus, par un homme n’ayant aucune mission, par un homme dont
l’enseignement serait éminemment suspect.
Les deux
autorités restent parfaitement indépendantes dans leur action aux termes de la
loi.
Messieurs, en ce
qui concerne la nomination et la révocation des professeurs, l’indépendance du
pouvoir civil est littéralement assurée par les amendements que nous avons
proposés. La nomination et la révocation des professeurs dans les athénées est
exclusivement accordée au Roi, sans aucune participation de l’autorité
religieuse. Quant aux communes, le droit de nomination et de révocation des
professeurs est confié exclusivement aux conseils de régence, conformément à la
loi communale ; de plus, il est dit dans la loi que le droit de nomination et
de révocation dans les établissements communaux ne pourra pas être délégué.
Ceci nous ramène
naturellement à la mémorable discussion du 16 janvier, sur la convention de Tournay. On a feint de
croire que dans cette discussion nous avions soutenu que le conseil communal de
Tournai aurait pu déléguer son droit de nomination et de révocation. Nous avons
laissé entrevoir le contraire ; nous avons soutenu qu’aux termes de la convention,
il n’y avait pas de délégation, que le conseil communal conservait son
indépendance, qu’il restait toujours libre de faire les nominations qu’il jugeait convenables, même celles que l’évêque aurait
désapprouvées à l’avance, de même qu’il restait toujours libre de ne pas
révoquer les professeurs dont l’évêque aurait demandé la révocation.
Ainsi,
messieurs, nous admettons que, par des conventions particulières, on ne peut
point déroger aux droits que la loi accorde soit au gouvernement, soit aux
communes.
Seulement, le
projet de loi permet ce qui a toujours été permis aux communes, les conventions
ayant pour objet l’adoption d’un collège, ce qui a eu lieu à Malines, à
Louvain, à Dinant, ce que permet la loi sur l’instruction primaire pour les
écoles.
J’espère
qu’après ces explications, que j’avais du reste déjà données dans la discussion
politique, à l’époque de la formation du ministère, on ne reproduira plus cette
assertion, que nous avons soutenu précisément le contraire de ce que nous avons
proposé dans le projet de loi. Et nous pouvons dire avec l’honorable M. Rogier,
que nous ne changeons pas légèrement d’opinion. Ainsi, l’opinion que nous avons
admise en 1834, nous l’avons énoncée en janvier dernier, et nous l’avons
traduite en acte, après notre entrée au ministère.
Messieurs, j’ai
remarqué dans nos derniers débats une singulière contradiction. J’ai entendu
l’honorable M. Verhaegen se plaindre de ce que les évêques, en refusant leur
concours à certains collèges communaux, semblaient jeter l’interdit sur ces
établissements ; et peu après le même orateur soutenait pour l’enseignement
moyen le principe qu’il avait cherché à faire prévaloir dans la loi sur
l’instruction primaire, celui de la complète séparation de l’éducation d’avec
l’instruction, principe que l’honorable M. Leclercq a repoussé avec tant
d’énergie dans la séance du 16 février 1841, principe que vous avez-vous-même
repoussé dans la loi sur l’instruction primaire, principe que l’honorable M. Rogier a repoussé si
formellement dans son programme de mars dernier ; car il disait hautement dans
ce programme, que le gouvernement ferait ses efforts pour amener par la voie
administrative le concours de l’autorité religieuse pour assurer l’enseignement
de la religion dans tous les établissements publics.
M. Rogier. - Je
le dis encore.
M. le
ministre de l’intérieur (M. de Theux). - Ainsi,
l’honorable M. Rogier est en désaccord sur ce point avec l’honorable M. Verhaegen,
qui se place dans une contradiction flagrante, quant à ce principe, dans un seul et même discours.
Dans le discours
de l’honorable M. Verhaegen. j’ai entendu signalé un fait, qui véritablement a
de la peine, je dois le dire, à trouver place dans un débat solennel. Cependant comme dans une discussion
importante tout mérite attention, je crois devoir en dire un mot.
Vous savez que
la loi sur l’instruction primaire a accordé aux administrations communales le
droit de faire un règlement pour les écoles, elles déterminent notamment les
jours de congé. Mon honorable prédécesseur, M. Nothomb, a désiré établir autant
d’harmonie que possible entre les divers règlements communaux. Pour cela, il
s’est fait représenter les anciens règlements.
Après les avoir consultés,
il y a pris les dispositions les plus généralement adoptées, notamment en ce
qui concerne les congés. Il a désigné comme jours de congé les jours qui ont
été considérés comme fériés au moins dans toutes nos communes rurales, à tel point que le journalier qui vit
exclusivement de son travail refuse encore ce jour-là de gagner un salaire, et
que toutes les populations des campagnes se rendent aussi, dans ces jours de
fêtes religieuses, aux offices de l’Eglise. L’honorable M. Verhaegen a prétendu que je m’étais mis
ainsi en opposition avec le saint-siège. Je me permettrai de lui rappeler que
le saint-siège en consentant à la suppression ou au transfert de certaines
fêtes, a cependant imposé au clergé l’obligation de célébrer l’office à
l’église paroissiale, sans doute pour que ceux qui auraient la dévotion d’y
assister puissent le faire.
Du reste les
communes demeurent libres de faire à cet égard ce qu’elles jugeront à propos ;
je dirai seulement que ce règlement a été adopté dans presque toutes les communes
du royaume. Jusqu’à présent j’ignore si une seule commune a rejeté cette
disposition.
Je dois ici
déclarer que la semaine ne s’écoulera pas, sans que le rapport très volumineux
sur l’exécution de la loi sur l’instruction primaire soit déposé pour être
imprimé. La rédaction de ce documenta exige beaucoup de temps, parce qu’il est
très volumineux, et relatif à une époque longue et féconde en faits.
Nous avons dit
que l’autorité religieuse était libre de refuser son concours, soit au
gouvernement, soit aux communes. Aucune injonction de concours n’est possible
aux termes de notre Constitution, de même que le gouvernement, les communes et
la législature sont aussi libres de ne point admettre le concours du clergé.
Mais la liberté
suppose toujours un usage raisonnable, et dans cette partie nous croyons que
l’expérience, le temps amènera une heureuse conciliation entre deux opinions
qui ont paru jusqu’ici divisées. Nous ne désespérons pas plus d’un accord entre
le clergé et l’autorité civile sur la matière si délicate de l’enseignement,
que nous n’avons désespéré de l’accord entre les trois branches du pouvoir
législatif, pour la confection des lois, pour la marche du gouvernement ; car,
veuillez-le remarquer, notre constitution, notre nationalité reposent tout
entières sur la confiance que le congrès national a eue dans le bon sens du
pays. Il a pensé que quoique le pouvoir législatif soit départi à trois
branches dont chacune est indépendante, et peut se livrer à une obstination
déraisonnable, l’intérêt du pays dominerait leurs délibérations ; que si un
désaccord passager venait à surgir, l’harmonie serait bientôt rétablie, par la
force des choses, par l’intérêt du pays devant lequel aucun homme raisonnable
ne recule.
Mais, dit
l’honorable M. Verhaegen, vous ayez beau protester de votre indépendance ;
votre dépendance s’est trahie dans plusieurs actes. Vous avez nommé, à
l’instigation du haut clergé, un inspecteur des athénées incapable de remplir
l’importante mission que vous lui avez confiée. D’abord je déclare qu’aucun
membre du clergé, ni directement, ni indirectement, n’est intervenu dans le
choix de l’inspecteur des athénées ni par voie de conseil, ni par voie
d’invitation ; que ce choix a été fait spontanément, après m’être entouré des
renseignements nécessaires sur les talents et la capacité de l’homme que j’ai
proposé au choix du Roi. Messieurs, cet homme que l’on a traité si indignement
dans cette discussion, cet homme avait déjà rempli pendant deux années les
fonctions qui nous lui avons confiées. Pendant deux années de suite il a
inspecté les (page 63) athénées et les collèges. Cet homme a été
membre du jury national pour les concours. D’ailleurs il est connu par des
travaux philosophiques, et je crois que ceux qui sont à même de juger des capacités
littéraires d’un homme, ne dénieront pas à l’honorable titulaire de
l’inspection des athénées et collèges les capacités nécessaires pour remplir
cette mission.
Le ministère
montre sa faiblesse. Il attaque l’épiscopat dans un journal. Il est attaqué par
un autre journal de l’épiscopat et il se retire humblement.
Nous dénions,
messieurs, d’avoir attaqué en aucune manière directement ou indirectement
l’épiscopat par la voie de la presse. Messieurs, ce rôle serait indigne de
nous. Nos opinions, messieurs, nous les avons toujours exprimées librement,
franchement, à cette tribune et dans tous nos rapports officiels. C’est ainsi,
messieurs, que nous continuerons d’agir. Les petits moyens, les moyens
détournés sont indignes de la haute position d’un ministre.
Mais tout au
moins vous devez reconnaître que le gouvernement est dominé par le clergé dans
les élections. Il ne peut pas se passer de son concours !
Mais, messieurs,
si quelquefois le même candidat a été porté et par le gouvernement et par le
clergé, que s’ensuit-il ? C’est que de part et d’autre on a reconnu que dans ce
candidat se trouvaient des conditions de modération, des conditions d’amour du
bien public, qui méritaient une large confiance. Ainsi la confiance du clergé
n’est pas un titre à l’exclusion de la confiance du gouvernement, et
réciproquement.
Messieurs, n’y
a-t-il donc pas d’autres élections qui se font aussi par le concours de
diverses influences ? N’avons-nous pas vu, messieurs, une grande association
chercher à enrôler le plus de membres qu’elle pouvait, proclamer un programme,
imposer à tous ses membres l’obligation de choisir les candidats désignés ?
Si, messieurs,
il y a eu quelquefois accord entre le gouvernement et le clergé, il n’y a
jamais eu association entre eux. Il n’y a jamais eu de la part du gouvernement
accord avec une association quelle qu’elle soit ; jamais le gouvernement ne
s’est lié, il est toujours resté libre dans son choix, dans l’appui qu’il lui
convenait de donner à tel ou tel candidat.
Messieurs, nous
en revenons à ce grand point du débat, l’indépendance du pouvoir civil ; et
ici, nous tâcherons de rencontrer en même temps les observations présentées par
l’honorable M. Dedecker dans la séance d’hier
Messieurs, l’on
s’est indigné contre certaines prétentions ; on veut rendre la couronne
attentive aux dangers qu’elle court de la part d’un ministère qui serait
impuissant ou à qui la volonté manquerait pour faire respecter ses
prérogatives.
Mais, messieurs,
ce même ministère n’a-t-il pas donné une preuve manifeste de dévouement aux
prérogatives de la couronne, de respect pour ces prérogatives ? Et les
reproches qu’on vous a adressés, messieurs, ne devraient pas se trouver dans
certaines bouches, alors que le souvenir récent de certain programme n’est pas
encore effacé ?
L’indépendance
du pouvoir civil ! Voulez-vous, messieurs, assurer sérieusement cette
indépendance ? Fortifiez la Couronne au milieu des partis qui peuvent s’agiter
dans le pays ; n’abaissez pas sa considération ; ne lui ôtez pas les
prérogatives que le pouvoir législatif a cru nécessaire de lui accorder, et
notamment, messieurs, ne lui ôtez pas la nomination des bourgmestres. Ne
demandez pas que le pouvoir exécutif puisse être arrêté à la porte de la
commune ; que les lois, que les arrêtés royaux puissent demeurer sans
exécution, là où le bon vouloir d’un bourgmestre en jugera ainsi, ou du moins
où une autorité communale en jugera ainsi.
Messieurs, le ministère le plus indépendant, à mon avis, est
celui qui est le plus libre d’engagements. Or, nous déclarons sur l’honneur,
que n’avons d’engagements ni vis-à-vis d’aucune corporation, ni vis-à-vis
d’aucun individu. Que nos adversaires politiques y prennent garde,
messieurs : un jour arrivés au pouvoir, ils pourraient être interrogés sur
l’indépendance du pouvoir civil. On pourrait leur demander s’ils sont
réellement libres dans l’exercice du pouvoir, s’il n’existe pas d’engagement t
préalable.
Messieurs, sans
doute le ministère a besoin du concours de ses amis politiques, il a besoin du
concours de tous les hommes modérés, et sous ce rapport, il sera toujours
heureux de rencontrer l’assentiment de tel membre de la chambre que ce soit.
Mais, messieurs,
si le ministère se trouve en présence d’une opposition respectable par sa
force, respectable, je le dirai, par ses talents, s’ensuit-il que l’opposition,
devenue pouvoir, se trouverait au ministère sans difficulté ? Ne
rencontrerait-elle pas des difficultés dans le sein même de
l’opinion qui l’aurait portée au pouvoir ? Nous n’hésitons pas à dire que oui.
Il en rencontrerait, et il y a à cet égard des déclarations officielles. Mais,
messieurs, que ces honorables membres y fassent attention ; à force d’attaquer
l’opinion qu’ils qualifient de catholique, quoique j’espère que beaucoup
d’entre eux partagent les mêmes opinions religieuses ; qu’ils prennent garde,
disons-nous, de créer des susceptibilités profondes, qu’il
ne leur serait plus facile de détruire ; car, messieurs, l’on n’ignore point
que dans tous les siècles, dans tous les pays, de toutes les opinions la plus
susceptible a toujours été l’opinion religieuse. Ce n’est point, messieurs,
lorsqu’une opinion s’est sentie violemment, longtemps froissée par des attaques
incessantes, qu’elle est disposée à accepter avec confiance, avec
bienveillance, ses adversaires. Ici, messieurs, je ne fais aucune espèce de
menace, car je le dis, quels que soient les hommes qui arrivent au pouvoir,
s’ils pratiquent sincèrement les prescriptions de notre Constitution, si tous
les droits sont garantis, s’ils remplissent le devoir qui incombe à tout
gouvernement moral, à tout gouvernement qui entend réellement les intérêts du
pays, celui de procurer autant qu’il est en son pouvoir l’instruction
religieuse en même temps que l’éducation civile, ce ministère-là, messieurs,
trouvera notre appui, ne nous trouvera jamais au rang de ses adversaires.
M. Lebeau. -
Comme en 1841.
M. le
ministre de l’intérieur (M. de Theux). - Certes, messieurs,
comme 1841. Je dois le dire, d’après ce qui s’est passé de la part de quelques
membres du ministère de 1841, qui ont été à cette époque l’objet des attaques
de la droite, la droite pourrait croire qu’elle ne s’est pas trompée.
M. Rogier. - En présence du programme que vous venez d’examiner.
M. le
ministre de l’intérieur (M. de Theux). - L’honorable
M. Dedecker a adressé
hier des conseils au ministère, à la
majorité et à l’opposition. Il a dit, messieurs, qu’il lui semblait que le
ministère s’exagérait la confiance qu’il pouvait avoir dans la situation. Non,
messieurs, nous ne nous sommes exagéré en aucune manière cette confiance ; nous
nous sommes attendus avant l’ouverture de la session, comme nous nous attendons
encore, à rencontrer sur nos pas une opposition formidable ; nous ne nous
sommes point fait illusion à cet égard. Nous savons, messieurs, que dans le
pays il y a des opinions divergentes. Mais ce que nous avons dit, ce que nous
maintenons, c’est que malgré ces divergences d’opinion, malgré la vivacité de
nos débats, il règne dans le pays un calme suffisant pour que nous ayons pu
appeler avec confiance et sans péril le pays à l’épreuve d’une élection plus
étendue.
L’honorable M.
Dedecker, passant en revue les causes de la divergence d’opinion qui existe
dans le pays, de l’absence d’un sentiment national assez vif pour satisfaire
son patriotisme que je qualifierai avec plaisir d’ardent, l’honorable membre a
aperçu avec vérité plusieurs choses très fâcheuses ; ainsi il a signalé
l’influence de la littérature étrangère, l’influence des étrangers dans la
presse politique ; il a parlé aussi des désirs du commerce et de l’industrie
qui, quelquefois, se préoccupent trop de leur intérêt.
Nous admettons,
messieurs, ces faits ; cependant, en ce qui concerne l’industrie et le
commerce, nous croyons qu’en général parmi les classes nombreuses qui s’y
livrent, le sentiment national n’est point éteint par l’intérêt. Nous croyons,
messieurs, que dans le commerce, dans l’industrie, on peut apercevoir des
relations avantageuses avec tel ou tel Etat ; mais nous croyons que jamais le
commerce et l’industrie ne donneraient les mains à la perte de la nationalité.
Messieurs, si
l’honorable député de Termonde a été applaudi lorsqu’il fait un sombre tableau
de la situation et la mise en opposition avec le discours du Trône, avec la
pensée du cabinet, il n’en a plus été de même lorsque cet honorable membre a
déclaré que, dans son opinion, la cause principal de la situation politique
devait être attribuée à l’opinion libérale. Messieurs, nous n’avons point
l’intention de porter la discussion sur ce terrain, je ne fais ici que rappeler les paroles de l’honorable membre ;
mais je dois compléter ce qu’il a dit de la situation, et je dirai que si une
chose doit étonner, ce n’est point qu’il y a des opinions divergentes dans le
pays, mais que c’est de voir autant d’accord qu’il y en a, c’est d’avoir vu
faire à l’esprit national, en aussi peu de temps, autant de progrès qu’il en a
fait. Veuillez, messieurs, jeter vos regards en arrière. Vous verrez d’abord
que les provinces de la Belgique, bien que unies sous une même administration,
formaient cependant en quelque sorte chacune un Etat séparé.
Le pays de
Liége, qui est venu former un appoint si important des anciennes provinces
belges, n’a jamais appartenu à la même domination. Ces provinces, messieurs, se
sont trouvées réunies (non comme pays, mais comme départements) à la France,
après avoir passé par les orages d’une révolution qu’avaient provoquée les
mesures de l’empereur Joseph II, après avoir, à cette époque, vu compromettre
beaucoup d’intérêts, vu compromettre beaucoup de positions, ce qui
nécessairement refroidit l’esprit national, amène du grands froissements. Ce
qui s’était passé dans les derniers temps de l’empire autrichien, s’est passé
encore lorsque la Belgique était réunie à la France ; alors encore il y a eu de
nombreux froissements.
Plus tard,
lorsque la Belgique était réunie à la Hollande, il y a eu de nouveau des
froissements importants. La révolution de 1830 elle-même a opéré à son tour. Eh
bien, messieurs, l’on voudrait que tous ces faits antérieurs ne pesassent point
sur le pays ! Savez-vous quel était le jugement porté à l’étranger sur la Belgique
? C’est que la Belgique, formée d’éléments plus ou moins hétérogènes, n’ayant
jamais formé, on, au moins, n’ayant pas formé depuis longtemps un Etat
réellement indépendant, que la Belgique n’était pas viable. Cette opinion,
messieurs, était généralement reçue à l’étranger, et à l’intérieur, nous avons
souvent entendu émettre des doutes sur la viabilité de la Belgique.
Le congrès
national avait à réaliser une grande œuvre, c’était d’assurer l’indépendance du
pays. Qu’a-t-il fait, messieurs, pour assurer son œuvre ? Il a jeté les yeux
sur un prince, distingué par ses qualités personnelles, habitué au régime
constitutionnel depuis de longues années, ayant une haute position politique,
connu par le calme de son esprit, étranger à toutes les dissensions qui avaient
agité la Belgique. Voilà un des premiers fondements de notre nationalité.
Mais, messieurs,
à l’arrivée du roi, la Belgique se trouvait, pour ainsi dire, sans armée, elle
se trouvait sans finances. De là une nouvelle et terrible épreuve, et les malheureux
événements du mois d’août 1831.
(page 64) La Belgique est restée pendant
dix années sous l’empire des circonstances politiques extérieures les plus
difficiles, en même temps qu’elle avait à former tout son organisation
intérieure. Le congrès avait devancé les habitudes du pays par les larges et
libérales institutions dont il l’avait doté. Dans ces institutions du
congrès, nous trouvons tout à la fois un gage de sécurité et de force pour l’avenir,
et l’explication de bien des dissentiments qui se manifestent et qui se sont
manifestés jusqu’à présent.
Le congrès a
proclamé la liberté des cultes, la liberté de la presse, la liberté des
associations ; et quant à ces deux dernières libertés, il en a été usé même au
profit de l’étranger. Oui, messieurs, l’or de l’étranger est venu corrompre une
partie de notre presse ; il a essayé, dans des circonstances difficiles,
d’agiter nos populations ouvrières au moyen de l’association. Toutes ces épreuves
difficiles, le gouvernement les a subies, et il en est sorti avec bonheur.
Messieurs, le
congrès a doté la Belgique d’institutions électorales à tous les degrés,
élections pour la garde civique, élections pour la commune, pour la province,
pour la chambre des représentants et même pour le sénat. A côté de ce régime
électoral, il a placé la liberté des discussions. Eh ! messieurs, la liberté de
discussion dans les corps constitués et dans la presse, se trouvant en regard
d’élections fréquentes, ne pense-t-on pas qu’on use et qu’on abuse de cette
liberté pour soutenir le zèle des défenseurs de ses opinions dans les collèges
électoraux ? Dès lors, messieurs, y a-t-il de quoi s’étonner de voir dans le
pays beaucoup d’opinions divergentes et beaucoup de nuances dans les opinions
divergentes ? Non, messieurs, s’il n’en était pas ainsi, l’on dirait que la
nation belge est une nation inerte, une nation sans vie.
Messieurs, on a,
dans la séance d’hier, rendu l’opinion catholique el quelques-uns des ministres
responsables de la situation du pays. Pour nous, messieurs, si nous avions été
dans la position de l’honorable orateur qui nous a chargés de cette
responsabilité, nous eussions voulu en
conserver notre part et une part honorable ; car notre honorable contradicteur
a aussi exercé le pouvoir dans des circonstances difficiles ; il a constamment
fait partie de cette chambre, et, pendant de longues années, il a prêté un
appui utile au gouvernement.
Tout en revendiquant une large part pour notre opinion,
pour nous- mêmes dans la direction des affaires publiques depuis 1830, nous ne
voulons pas cependant, messieurs, en avoir le monopole ; nous accordons
volontiers à nos honorables adversaires la part qu’ils ont prise
à cette direction ; nous ne voulons pas dénier l’influence qu’ils ont exercé
sur le gouvernement.
Messieurs,
puisque le discours de l’honorable M. Dedecker a eu hier en quelque sorte les
honneurs de la séance sur les bancs de la gauche, nom convions les honorables
députés qui y siègent à prendre, comme nous, acte des conseils que l’honorable
député de Termonde nous a adressés. Tous, de commun accord, tâchons de
travailler au bien-être du pays ;
faisons, autant que possible, abstraction de dissentiments personnels, tout en
cherchant à faire prévaloir, chacun de notre côté, les doctrines que nous
croyons utiles. J’ai dit.
M. Delfosse. -
Messieurs, les allusions que l’on a faites, dans la séance d’hier et dans celle
d’aujourd’hui, au programme de la combinaison ministérielle qu’on est convenu,
je ne sais pourquoi, d’appeler combinaison Rogier-Delfosse, me donnent
l’occasion et le droit de présenter quelques explications sur les rapports que
j’ai eus avec l’honorable député d’Anvers ; explications que j’aurais données
dans la discussion solennelle qui a suivi la formation du cabinet actuel, si
une indisposition ne m’avait empêché d’y prendre la parole. Ces explications
seront très courtes.
Après la
retraite définitive de MM. Van de Weyer
et d’Hoffschmidt, et quand les autres membres du cabinet eurent échoué
dans la tentative de se reconstituer par l’adjonction de deux nouveaux
collègues, l’honorable M. Rogier
pouvait naturellement s’attendre à être appelé par le Roi.
J’étais sur le point de partir pour Liège, lorsque cet honorable collègue vint me demander si je consentirais à accepter un portefeuille
dans le cas où Sa Majesté le chargerait de la formation d’un cabinet.
Je lui répondis
que je n’avais nul désir de devenir ministre, et je le priai de s’adresser à
d’autres membres de l’opposition, plus capables que moi de porter ce lourd
fardeau. Toutefois, je lui promis mon concours, certaines conditions pour le
cas où ses démarches auprès d’autres personnes seraient infructueuses. Je ne
voulais pas que l’on pût dire que l’opposition était impuissante à former un
ministère.
Je partis pour
Liége immédiatement après cette conversation. Trois jours plus tard l’honorable
M. Rogier m’écrivit. (Interruption.)
Je prie M. Dedecker de ne pas m’interrompre.
Trois jours plus
tard l’honorable M. Rogier m’écrivit pour m’annoncer que Sa Majesté l’avait
chargé de former un cabinet, et pour me témoigner le désir d’avoir un entretien
avec moi. Je me rendis à Bruxelles le lendemain ; l’honorable M. Rogier me
rendit compte de ce qui s’était passé pendant mon absence, et notamment des
démarches qu’il avait faites auprès de plusieurs personnes, et il réclama
l’exécution de la promesse éventuelle que je lui avais donnée ; nous tombâmes
d’accord sur les conditions du programme.
Des réserves
furent faites pour certains points sur lesquels il y avait dissentiment entre
l’honorable M. Rogier et moi, et qui ne devaient pas figurer dans le programme
à soumettre à Sa Majesté.
Jamais, je le
dis hautement afin que tout le monde m’entende, jamais l’honorable M. Rogier ne
m’a proposé, jamais je n’ai eu la pensée de me désister des conditions de ce
programme. Personne, pas plus l’honorable M. Verhaegen qu’un autre, n’a donc eu
d’efforts à faire pour m’engager à maintenir ces conditions.
L’honorable M. Verhaegen
n’a fait auprès de moi d’autres instances que celles qui ont eu pour but de
combattre la résolution que j’avais prise de me retirer de la combinaison,
parce qu’on voulait y faire entrer une personne contre laquelle j’avais des
griefs.
Cette personne
est venue donner, en présence de l’honorable M. Verhaegen et de quelques autres
collègues, des explications qui furent jugées satisfaisantes. L’honorable M.
Verhaegen fut le premier à les trouver telles et me dire que je devais m’en
contenter.
Je termine sur
ce point en déclarant que, pendant les négociations, je n’ai ni vu ni cherché à
voir Sa Majesté, ni aucun personnage de la cour, ni aucun ministre.
Je rentre dans
la discussion de l’adresse.
Le peu
d’admiration que j’ai manifesté pour le paragraphe qui s’étend longuement sur
les mérites de Sa Majesté m’a valu deux mercuriales, une de M. le ministre de
l’intérieur, l’autre de M. le ministre des affaires étrangères.
Ces chauds
défenseurs de la royauté auraient probablement montré plus l’indulgence pour
moi, s’ils avaient prévu qu’un instant après, leur ami, l’honorable M.
Dedecker, se lèverait pour stigmatiser, en termes bien plus énergiques que les
miens, les flatteries adressées au Roi.
Le zèle de MM.
les ministres de l’intérieur et des affaires étrangères serait aussi moins
ardent s’ils connaissaient mieux le Roi. Sa Majesté a trop de jugement pour ne
pas apprécier à leur juste valeur les fades compliments et les démonstrations
courtisanesques dont on la poursuit.
M. le ministre
des affaires étrangères a paru s’étonner de mon opinion qu’il lui a plu
d’attribuer à un motif puéril, à un motif de circonstance.
Il me serait
facile de récriminer contre M. le ministre des affaires étrangères ; ses
antécédents et ses variations continuelles me donneraient beau jeu ; mais
j’userai de modération, et je me bornerai à lui dire que j’ai voté contre
l’adresse dans d’autres sessions à une époque où les faits auxquels il a fait
allusion n’existaient pas.
J’ai toujours
désiré, je désire encore qu’au lieu d’adresser à Sa Majesté les fades
compliments, on lui expose la vraie situation du pays.
La situation est
telle que je l’ai décrite. Il y a dans les esprits une vive irritation. Il y a
des germes de désaffection inquiétants.
La cause en est dans la faiblesse des dépositaires de l’autorité civile qui
n’ont pas le courage, qui n’ont pas même la volonté de résister aux exigences de l’épiscopat.
Ces exigences
sont dangereuses. Si le haut clergé obtenait ce qu’il convoite, s’il
parvenait à se rendre maître de l’enseignement moyen, c’en serait fait pour
longtemps de la civilisation en Belgique, on devrait s’attendre, non pas
seulement à une halte, mais à plusieurs pas en arrière.
Le clergé, corps
puissant et soumis à des chefs qui ont en quelque sorte un pouvoir absolu, se
montre trop souvent hostile aux idées nouvelles ; il en est plusieurs qu’il a
combattues à leur origine et qui depuis ont été regardées comme un immense
bienfait pour l’humanité.
J’ai cité à
l’appui de cette thèse l’inexorable histoire ; j’ai rappelé les fruits amers
que la domination cléricale a portés en Portugal, en Italie en Espagne ; j’ai
parlé aussi des Flandres.
On s’est récrié
au sujet des Flandres. On a dit que j’avais calomnie le clergé de ces
provinces, clergé si plein de bonnes intentions, si bienfaisant, si éclairé.
Eh, mon Dieu je
n’ai jamais eu la pensée de révoquer en doute les bonnes intentions du clergé
des Flandres, de méconnaître l’esprit de charité et d’humanité qui l’anime.
Mais n’est-il pas tenu d’obéir à ses chefs, alors même qu’il n’en approuve pas
les vues ?
Je le demande à
l’honorable M. Dedecker: des membres éclairés de ce clergé n’ont-ils pas voulu
communiquer à leurs concitoyens des idées qu’ils croyaient utiles ? Ne les en
a-t-on pas empêchés ? Leurs écrits n’ont-ils pas même été mis à l’index ?
Sans doute, le
clergé des Flandres fait beaucoup en ce moment pour soulager les populations
souffrantes, et nous devons lui en savoir gré ; mais il n’en est pas moins
vrai, et rien ne m’empêchera de le dire, que la misère qui afflige ces deux
provinces, doit être en partie attribuée à l’action que le clergé y exerce
depuis longtemps sur les populations rurales.
Il aurait fallu
mettre ces populations en contact avec les idées du dehors. On les a au
contraire entretenues dans une erreur fatale.
M. Dumortier. -
Quelle est cette erreur ?
M. Delfosse. - On
leur a fait croire que l’ancienne industrie linière avait encore des conditions
de vie.
M. Dumortier. -
C’est le clergé qui a dit cela ?
M. Delfosse. - Des
membres du clergé ne sont-ils pas à la tête d’établissements destinés à
soutenir l’ancienne industrie linière ? Et le clergé a-t-il usé à temps de son
influence pour faire sentir la nécessité d’une transformation dans l’industrie
et pour mettre les populations en état de s’y préparer ?
M. Dumortier. - Il
fallait avant tout leur donner du pain.
M. Delfosse. - Ne m’interrompez
pas ; vous me répondrez.
M. Dumortier. - Je
demande la parole.
M. Delfosse. - MM.
les ministres connaissent tout aussi bien que (page 65) moi l’existence et les causes de l’irritation que je
signale. Aussi, comme je l’ai dit hier, ne négligent-ils rien pour donner le
change à l’opinion.
Quand on leur
demande ce qu’ils pensent des prétentions de l’évêque de Tournay, ils évitent
avec le plus grand soin de s’expliquer ; ils parlent de tout autre chose. Au
lieu de répondre, l’un d’eux nous dit : J’ai rendu de grands services,
j’ai sauvé le pays ; montons au Capitole ! Un autre s’écrie : Quoi !
l’opposition n’a pas d’autres griefs ? Mais c’est petit, c’est futile ! La
pauvre opposition ! La question de l’enseignement, une question futile ! Oh !
vous ne le pensez pas, M. le ministre des finances.
M. le ministre des
finances (M. Malou). - Je n’ai pas dit cela.
M. Delfosse. - Vous
avez dit que nous n’avions énoncé que des griefs futiles, vous avez commencé
votre discours en disant que l’opposition n’avait produit que de petites
questions, des questions futiles. J’ai pris acte de vos paroles.
La question de
l’enseignement est, dans l’ordre moral, la grande question du jour, c’est la
question qui vous gêne le plus, c’est celle qui vous perdra.
Mais, nous dit
M. le ministre des affaires étrangères, et l’honorable M. de Theux a parlé dans
le même sens, n’avons-nous pas présenté un projet de loi sur l’enseignement
moyen, plus libéral que celui de 1834, aussi libéral que l’eût été en 1846
celui de MM. Rogier et Delfosse. Pourquoi l’opposition qui est représentée dans
la section centrale n’examine-t-elle pas ce projet ?
Messieurs, ce
projet a été présenté dans les derniers temps de la session précédente. Nous
nous sommes réunis pour l’examiner chaque fois que l’honorable président nous a
convoqués ; j’ai même demandé un jour que l’on procédât à la nomination du
rapporteur pour qu’il pût préparer les éléments de son travail. C’est
l’honorable M. Dumortier qui a demandé l’ajournement de la nomination du
rapporteur jusqu’à ce que la discussion fût plus avancée.
M. Dumortier. - On
ne peut nommer un rapporteur avant d’avoir examiné la loi.
M. Delfosse. - Je dis ce qui s’est passé. Je dis que
j’avais proposé la nomination d’un rapporteur et que l’honorable M. Dumortier,
que je ne crois pas blesser en cela, a demandé qu’on attendît, pour procéder à
cette nomination, que la discussion du projet fût plus avancée. Nous aurions
probablement procédé à cette nomination, si nous avions encore eu quelques
séances ; mais nous n’en avons plus eu, parce que la session tirant à sa fin,
M. le président d’accord, nous a-t-il dit, avec M. le ministre de l’intérieur,
ne nous a plus convoqués.
M. le
ministre de l’intérieur (M. de Theux). - Je demande
la parole.
M. Delfosse. -
Quand l’honorable président nous convoquera, nous serons prêts à reprendre
l’examen de ce projet.
MM. les
ministres disent que leur projet est aussi libéral que celui que nous aurions
présenté. Qu’en savent-ils ? Nous ne leur avons pas donné communication de
notre projet.
Mais voyons, je
vais faire une confidence: nous étions d’accord avec l’honorable M. Rogier que
le clergé n’interviendrait pas dans l’enseignement moyen à titre d’autorité, en
vertu de la loi ; nous étions également d’accord pour repousser les prétentions
de l’évêque de Tournay. Etes-vous de notre avis sur ces points ? Voulez-vous
aussi repousser ces prétentions ? Est-ce dans ce sens que votre loi est
présentée et sera exécutée ? Expliquez-vous clairement ; tant que vous ne
l’aurez pas fait, je vous
dénie le droit de dire votre projet aussi libéral que le nôtre ?
Oh ! M. le
ministre des affaires étrangères vous avez parfois des paroles très libérales ;
un jour dans un de ces moments où vous oubliez les liens qui vous enchaînent
vous avez dit que vous n’hésiteriez pas à signer notre programme, sauf la
question de dissolution.
M. le ministre des
finances (M. Malou). - Je n’ai pas dit cela.
M. Delfosse. - Je
l’ai entendu et très bien retenu. Vous n’osez plus le répéter aujourd’hui, vous
désavouez vos paroles.
M. le ministre des affaires étrangères (M. Dechamps). - Lisez le Moniteur.
M. Delfosse. - Vous
avez dit : Ce programme n’est rien ; je n’hésiterais pas à le signer Mais
la nuit a peut-être porté conseil.
Vous êtes, je le
sais, prêt à exécuter quelques petites parties de notre
programme.
Vous nous
annoncez un projet de loi pour l’augmentation du nombre des représentants et
des sénateurs. Nous attendrons, pour juger ce projet, qu’il nous ait été
présenté ; nous verrons s’il ne cache pas quelque piège comme d’autres actes
émanés de vous.
Vous avez aussi
trouvé à votre gré l’article relatif aux fonctionnaires. Vous lui avez même
donné une extension à laquelle nous n’aurions jamais pensé, car il était bien
entendu, entre nous, que cet article ne s’appliquerait qu’aux
fonctionnaires ayant un caractère politique.
Voilà tout ce que vous prenez de notre programme.
Il y a loin de là à le signer tout entier.
J’en suis sûr,
vous ne proposerez pas - les paroles que l’honorable M. de Theux a prononcées
tantôt en font foi - vous n’oseriez proposer à la chambre les articles de notre
programme qui concernent la loi communale, vous n’attachez pas non plus la même
idée que nous à l’indépendance du pouvoir civil. Notre programme, en ce qui
concerne l’indépendance du pouvoir civil, n’est pas le vôtre !
Parce que nous
avons circonscrit le débat politique au point qui nous paraissait le plus
important dans l’ordre moral, MM. les ministres se sont imaginé que nous
n’aurions pas d’autres griefs à leur opposer. Ils ont pris pour de la stérilité
et de l’impuissance le désir sincère que nous avions d’aborder le plus tôt
possible les projets de loi d’intérêt matériel qui nous étaient annoncés. Mais
qu’ont-ils donc fait, MM. les ministres, pour porter la tête si haut ?
Dans l’ordre
moral, rien, si ce n’est quelques nominations réprouvées par l’opinion publique
; j’adhère, sur ce point comme sur beaucoup d’autres, aux observations
présentées par mon honorable ami M. Verhaegen.
Les
considérations dans lesquelles M. le ministre de l’intérieur est entré pour
nous démontrer le mérite de certain fonctionnaire dont il a été question ne m’ont
nullement touché. J’ai la
conviction intime que la nomination de l’inspecteur en chef de l’enseignement
moyen est généralement blâmée.
Si MM. les
ministres n’ont rien fait dans l’ordre moral, qu’ont-ils fait dans l’ordre
matériel ? Oh ! à les entendre, ils ont fait de grandes choses. Mais qu’ont-ils
fait ?
Le traité avec
la France !
N’a-t-il pas été
généralement reconnu que le cabinet français s’est adjugé, dans ce traité, la
part du lion, et que notre gouvernement n’a fait que se soumettre humblement à
ses exigences, comme il se soumet humblement aux exigences de l’épiscopat ?
Le traité avec
la Hollande !
Je suis loin
d’en méconnaître les avantages qui, du reste, sont réciproques ; je les ai
moi-même vantés ; mais M. le ministre des affaires étrangères aurait pu, je le
lui ai prouvé dans la dernière session, l’obtenir six mois plus tôt,
sans nous faire passer par la dure épreuve des représailles, qui ont compromis
la fortune de beaucoup de nos industriels.
Les lois de
comptabilité présentées par l’un des prédécesseurs de M. le ministre des
finances et la loi sur les sucres qui, je le reconnais, est son œuvre !
Mais a-t-on
oublié que M. le ministre des finances a fait des efforts inouïs, dans cette
enceinte et au sénat, pour rendre presque illusoire la précieuse garantie du
visa de la cour des comptes ? A-t-on oublié, quant à la loi des sucres,
qu’il s’est endormi plus d’une fois défenseur du sucre indigène, pour se
révéler partisan du sucre exotique ?
Après cela, je n’hésite
pas à reconnaître les brillantes qualités que M. le ministre des affaires
étrangères et M. le ministre des finances ont déployées dans les discussions.
Ce n’est ni le talent, ni l’activité que je leur conteste, c’est la franchise
politique et l’indépendance.
Je ne veux pas
terminer, messieurs, sans dire quelques mots d’un fait dont MM. les ministres
ont eu bien soin de vous entretenir. Je veux parler de la division qui existe
entre les deux nuances de l’opinion libérale ; grand sujet de joie, à ce qu’il
paraît, pour MM. de la droite.
Je crois qu’on
se fait là-dessus d’étranges illusions. On se berce de l’idée que l’irritation
qui se dirigeait contre le parti ministériel, s’est affaiblie. C’est le
contraire qui est vrai ; l’une des causes de la scission, la cause
principale, peut-être, a été le mécontentement extrême que le gouvernement a
fait naître dans le pays. L’exaspération des plus impatients a été telle, que
nous, hommes de cœur et d’énergie, nous leur avons paru trop modérés.
Nous ne
frappions pas, à leur gré, assez fort sur vos épaules ; l’irritation qui s’est
produite contre nous est le symptôme le plus clair de votre impopularité.
Notre division
ne vous a pas donné une voix de plus, elle vous en a enlevé. L’association
libérale de Liége compte à elle seule plus d’électeurs que les deux
sociétés réunies n’en comptaient avant la scission.
Vous n’existez
plus à Liége à l’état de parti, vous y êtes réduits à vous traîner
misérablement à la remorque de l’une des deux nuances de l’opinion libérale, et
l’on sait celle qui a vos préférences secrètes. Vous pourrez peut-être quelque
chose contre nous, mais rien pour vous !
Voulez-vous une
preuve que l’irritation qui était dirigée contre votre parti, ne s’est pas
affaiblie ? Je puis facilement vous la donner : j’ai l’honneur
d’être le président de l’Association libérale de Liège, eh bien ! je
vous déclare au nom de cette société, qui, j’en suis sûr, ne me désavouera pas,
qu’elle est de plus en plus mécontente de vous. Le président de l’Union, qui
siège aussi dans cette chambre, l’honorable M. Lesoinne est prêt, je n’en doute
pas, à faire une déclaration semblable.
M. Lesoinne. - Je demande la parole.
M. Delfosse. - Vous
nous avez, du reste, sans le vouloir, rendu un grand service :
grâce à vous, grâce à votre impopularité, une opinion qui, je ne sais pourquoi,
était considérée comme excentrique, a pris récemment beaucoup de consistance.
Quand je parlais dans cette enceinte de réforme électorale, j’étais à peine
écouté, et ce n’était pas seulement la droite qui donnait des signes
d’impatience ; eh bien, la réforme électorale a déjà reçu la sanction d’une
grande assemblée qui siège comme nous dans la capitale, et il est permis
d’espérer que les élections prochaines enverront plus d’hommes disposés à la
défendre.
M. le
ministre de l’intérieur (M. de Theux). - Messieurs,
mon intention n’est point de
répondre au discours de l’honorable préopinant, elle est simplement d’expliquer
un fait en ce qui concerne les délibérations de la section centrale sur le
projet de loi relatif à l’enseignement moyen. J’en appelle aux souvenirs de
notre honorable président et je le prie de rectifier mes erreurs si j’en
commettais.
Messieurs, dans
les derniers jours de la session précédente, au moment où la chambre allait se
séparer, M. le président avait l’intention de convoquer de nouveau la section
centrale du projet de loi sur l’enseignement moyen, mais, en même temps, il me
fit observer que s’il convoquait cette section centrale, le projet de loi de
crédit que j’avais (page 66)
présenté ne serait point discuté. Alors nous convînmes que la loi de crédit
m’étant indispensable pour assurer les services publics, qu’un jour de séance
de plus de la section centrale ne pouvant d’ailleurs rien changer en ce qui
concernait le projet de loi d’enseignement moyen, nous convînmes que la
préférence serait donnée à la loi de crédit.
M. le président. - Je demanderai à la chambre la
permission de donner une explication. Il est vrai que, depuis que M. le
ministre a présenté le projet de loi sur l’enseignement moyen, il en a
recommandé le prompt examen, et que si la priorité a été donnée à un autre
projet, c’est qu’il était impossible de remettre cet autre projet à la session
suivante. D’ailleurs, la section centrale avait réclamé différents
renseignements dont plusieurs ne lui sont parvenus que dans l’intervalle des
deux sessions. Il était donc de toute impossibilité que la section centrale
terminât son travail avant notre séparation. Aujourd’hui elle est nantie de
tous les renseignements, et au premier moment elle continuera ses travaux.
M. Dumortier. -
Messieurs, j’ai été cité par l’honorable M. Delfosse comme étant l’auteur des
retards qu’a subis l’examen du projet de loi sur l’enseignement moyen.
M. Delfosse. - Non,
la nomination du rapporteur.
M. Dumortier. - Eh
bien, c’est à cela que je vais répondre, car l’honorable M. Delfosse a semblé
insinuer que cette opposition faite par moi à la nomination du rapporteur avait
retardé l’examen du projet. Savez-vous, messieurs, ce que nous avons examiné
jusqu’à présent du projet de loi sur l’enseignement moyen, dont l’examen est
terminé en sections depuis six mois ? Nous n’avons pas encore examiné le
premier paragraphe de l’article premier, et c’est dans cet état de choses que
l’honorable M. Delfosse est venu demander qu’on nommât le rapporteur. Je dis,
messieurs, que l’usage des sections centrales a toujours été de nommer le
rapporteur après que le travail est terminé ; mais tout au moins avant de
nommer le rapporteur il était de la dernière importance de connaître dans quel
esprit la loi serait rédigée, surtout dans une section centrale dont trois
membres appartenaient à une
opinion et trois membres à l’opinion opposée.
En effet, messieurs, en procédant d’une autre manière, on
aurait pu arriver à ce résultat que le projet de loi eût été rédigé dans le
sens de l’opinion de la droite et qu’on eût nommé un rapporteur appartenant à
la gauche, ou que le projet eût été rédigé selon les idées de la gauche et que
le rapporteur eût été pris dans la droite ; or, l’une ou l’autre de ces
hypothèses eût été un non-sens.
J’ai
donc demandé qu’on attendît, pour nommer le rapporteur, que l’examen
préparatoire de la loi fût un peu plus avancé. Veuillez remarquer, messieurs,
que la nomination immédiate du rapporteur n’aurait en rien avancé les travaux
de la section centrale, puisque, encore une fois, nous n’avons pas examiné
jusqu’ici le premier paragraphe de l’article premier, alors que la loi comprend
30 ou 40 articles.
C’est donc bien
mal à propos que mon nom a été cité dans cette discussion.
M. Delfosse. - Il
est vrai qu’on n’était pas très avancé dans la discussion des articles du
projet, mais il y avait eu plusieurs discussions générales et de principe, et
chaque membre de la section, en nommant le rapporteur, aurait très bien su pour
quel principe il votait.
M. Lebeau. -
Messieurs, je n’avais pas besoin, pour prendre part à la discussion qui s’est
ouverte devant nous, des paroles quelque peu provocatrices de M. le ministre
des affaires étrangères ni des nouvelles attaques de M. le ministre de
l’intérieur. Bien qu’elles aient rendu pour l’opposition le silence impossible,
je n’avais pas besoin de ces provocations, car je partage entièrement à cet
égard l’opinion d’un honorable membre de la droite : je crois, comme
l’honorable M. Dedecker, que des
explications franches et loyales sur la situation du pays trouvent dans les
circonstances actuelles leur complète opportunité.
Dans les pays
qui nous avoisinent, qui nous ont devancés dans la carrière représentative, la
sollicitude que de tout temps ces gouvernements ont vouée aux intérêts
matériels ne leur a jamais fait méconnaître l’importance des discussions
politiques. Il est un pays qui trouve attachée à ses flancs depuis des siècles
une Flandre de 8 millions d’habitants, et qui sait, tout en volant au secours
de ces populations misérables, si dignes d’inspirer la sollicitude de tous les
partis qui arrivent au pouvoir et du parlement tout entier, faire la part de ce
que réclament les institutions du pays et du haut intérêt qu’on doit sans cesse
leur porter.
Si, messieurs,
la sollicitude que nous vouons aux intérêts matériels était de nature à
rendre en tout temps inopportunes, intempestives, les discussions politiques,
ce serait avouer qu’il n’y a dans la libre Belgique ni cœurs, ni intelligences
; qu’il ne s’y trouve que des estomacs.
Est-ce à dire,
messieurs, que le soin des intérêts matériels doive être sacrifié à des
discussions du genre de celle-ci ?
Non certes, et
tout le passé de l’opposition est là pour attester que, dans les questions
d’intérêt matériel, elle a constamment fait abnégation de ses griefs
politiques, pour prêter à tous les ministères, à ceux qui devaient lui être le
plus antipathiques, un loyal, un empressé concours. Et déjà même, avant qu’on
n’abordât la discussion de l’adresse, ce concours n’a pas manqué au
gouvernement ; il y a eu en quelque sorte assaut de zèle et d’ardeur
entre le pouvoir et l’opposition pour inaugurer la session par une loi de
prudence, d’humanité, je veux parler de la libre entrée des céréales ; je
signale en outre le zèle de l’opposition, resté malheureusement stérile, pour
porter plus loin encore l’action des pouvoirs de l’Etat au secours des classes
souffrantes ; il n’a pas tenu à l’opposition qu’à côté du bienfait pour les
populations d’avoir un peu de pain à bon
marché, elles ne pussent aussi parfois se nourrir de viande.
Certes,
messieurs, on aurait mauvaise grâce, quand une opposition se conduit de cette
manière, à lui reprocher de venir gaspiller le temps du pays dans de discussions oiseuses et
intempestives et que l’on n’a pas toujours qualifiées ainsi sur les bancs
aujourd’hui ministériels.
L’honorable M.
de Theux a exprimé sa surprise de n’avoir aperçu à peu près jusqu’ici dans les discours
de l’opposition rien de neuf que des redites. Je regrette de n’avoir de mon
côté rien à offrir
de neuf à l’attention de l’honorable M. de Theux ; je le préviens que je me
sens condamné à tourner dans le cercle des idées où nous nous mouvons depuis
quelque temps déjà.
Comment,
messieurs, le langage parlementaire pourrait-il changé quand la situation reste
la même, quand la situation, loin de s’améliorer, s’empire à certains égards ?
Nous ne pouvons retracer ici que le même tableau ; seulement les circonstances
et le temps en assombrissent de plus
en plus les couleurs.
On dit dans le
discours du Trône, on fait lire à la chambre dans le projet d’adresse, que le
calme règne dans le pays. C’est un double mensonge auquel je ne puis m’associer
; c’est un double mensonge qui a déjà reçu un démenti d’une bouche qui n’est
pas suspecte au ministère
et ses partisans, d’une bouche amie ; C’est un double mensonge qui a reçu hier
un éclatant démenti par les paroles de l’honorable et sincère M. Dedecker.
M. de Mérode. - Je
demande si vous adoptez ce qu’il vous a dit.
M. Lebeau. - Je
vais vous répondre.
Messieurs,
l’honorable M. Dedecker, répondant à cette partie du discours du Trône et du
projet d’adresse, a soumis hier au cabinet et à la chambre entière plusieurs
questions parmi lesquelles il en est de brûlantes. Il vous demandait,
messieurs, où en est le sentiment national ? Où en est le sentiment dynastique
? Où en est l’amour de nos institutions ? Vous connaissez sa réponse. Il est
vrai qu’après avoir déploré les atteintes malheureusement non niables, portées
à ces trois sentiments, l’honorable membre n’a trouvé pour les expliquer qu’une seule raison :
c’est que c’était la faute de l’opinion libérale.
C’est la faute
de l’opinion
libérale ?... C’est d’abord ce qui vous reste à prouver. Cette déduction
est à peu près aussi logique
que si vous aviez
terminé cette partie de votre discours, en répétant : C’est la faute de
Voltaire, c’est la faute de Rousseau, comme le disait à mes côtés un de nos
plus spirituels collègues.
L’honorable M.
Dedecker a-t-il toujours été, sur les causes de l’affaiblissement de l’esprit
national, de l’amour de nos institutions, de l’avis qu’il a exprimé hier ?...
Il y a deux ou trois ans, un de mes honorables amis attribuait le chemin que
nous avions déjà fait dans la fatale carrière indiquée hier par l’honorable M.
Dedecker, au système de rouerie et de déception qu’on avait inauguré au
pouvoir.
Un de mes
honorables amis exposait alors ici, après les avoir écrites en pages
éloquentes, les mêmes idées qu’a reproduites hier l’honorable membre.
Voulez-vous savoir comment M. Dedecker jugeait alors les causes de la
désaffection et du découragement qui déjà avaient fait de si cruels ravages dans
les esprits ? Le voici. Ecoutons ses paroles :
« Au fond,
disait-il, et moyennant certaines réserves qu’il est inutile d’indiquer, je
suis d’accord sur la situation actuelle des esprits et de choses en Belgique
avec les honorables membres qui ont parlé dans séance d’hier. Oui, je le répète après eux, il y a faiblesse
dans le pouvoir, il y a discorde dans le sanctuaire de la législature, il y a
désordre dans nos finances, anarchie dans les intelligences, abâtardissement
des caractères, déification de l’intérêt personnel. Tout cela est vrai. «
M. Dedecker. - Encore aujourd’hui.
M. Lebeau. - Mais
si tout cela était vrai dès lors, si cela était présenté comme l’œuvre du système
qu’on pratiquait alors dans les régions du pouvoir, qu’aviez-vous à faire ? Ce que vous aviez à
faire, un seul vous l’a fait alors ; un autre de vous l’a
fait plus tard. Vous aviez à faire justice d’un système qui couvrait le pays de
toutes les calamités que vous déploriez avec nous.
Vous n’en avez
rien fait ; vous avez prêté votre appui à ce système, vous l’avez soutenu de
tous vos moyens ; vous
avez fait pis peut-être, vous vous êtes condamné à le justifier et presque à le
glorifier. Vous sondiez la profondeur du ravage, et voici comment à peu près vous l’expliquiez :
« C’est,
disiez-vous en substance, que l’esprit du ministère est une conséquence
nécessaire de nos institutions ; c’est que le pays et la société tout
entiers sont aussi sceptiques, aussi égoïstes, aussi peu moraux que lui.
Voilà pourquoi, selon vous, il fallait fermer les yeux, se résigner à cette
politique édifiante, se garder de la combattre, s’occuper exclusivement de
quelques questions d’intérêt naturel et laisser là le reste qui ne peut servir
qu’aux vaines discussions des rhéteurs... »
Ainsi pour
justifier l’appui que vous donniez à ce ministère, vous aviez besoin de
calomniez le pays tout entier. Le pays ne valait pas mieux que le
ministère : voilà pourquoi il fallait fermer les yeux, se résigner à cette
politique de duplicité et de corruption qui sapait peu à peu toutes les bases
de la moralité belge et du sentiment national. Vous n’accusiez pas alors notre
opinion.
Vous demandez
d’où vient le mal profond, immense, que vous signalez aujourd’hui, et vous
dites que, dans votre sincère conviction, c’est l’opinion libérale qui en est
responsable. Elle ne l’est pas plus aujourd’hui qu’elle ne l’était il y a trois
ans. Cette assertion, dénuée de toute preuve, serait de votre part une insigne
iniquité, un acte de révoltante mauvaise (page
67) foi, si elle n’était pas une
aberration d’esprit vraiment inexplicable.
Voulez-vous que
je vous mette sur la voie des causes qui, d’accord avec l’édifiante politique
soutenue de vos discours et de vos votes, contribuent à l’affaiblissement du
sentiment national, à l’indifférence, à l’hostilité envers nos institutions
libérales ? Ecoutez une voix moins suspecte pour vous que la mienne, écoutez le
langage d’un de vos meilleurs amis. Ici il ne s’agit ni de conversations
particulières, ni de correspondances intimes, mais d’opinions livrées à la
publicité par ceux mêmes de qui elles émanent.
Voici une lettre
(je n’en lirai qu’un paragraphe) adressée par un de vos amis, peut-être un de
vos anciens coreligionnaires politiques, a l’un des prédécesseurs de M.
ministre de l’intérieur :
« M. le
ministre,
« Le motif pour
lequel j’ai cru pouvoir vous demander une audience, c’était pour vous dire
quelques mots des intrigues que trament les Jésuites et que votre patriotisme
vous suggérera peut-être les moyens de déjouer.
« Qu’il me
soit permis avant tout, M. le ministre, de me faire connaître moi-même. Je suis
ouvertement catholique, je suis connu comme tel, je l’ai toujours avoué devant tout
le monde, par mes paroles et par mes actes ; mais je suis aussi franchement
libéral ; je suis, depuis 1828, dès l’âge de 17 ans, partisan passionné des
libertés civiles, politiques et religieuses qui ont fait la base de l’union
entre les catholiques et les libéraux, et qui plus tard ont été consacrées par
la Constitution.
« N’ayant
jamais eu aucun rapport avec les jésuites avant mon entrée dans le monde,
j’étais incliné à les aimer comme ordre religieux proscrit ; mais à mesure que
j’appris à les connaître, je me suis senti obligé, comme citoyen belge, de les
combattre de toutes mes forces. J’ai reconnu en tout ce que disent et font les
jésuites, dans leurs sermons, dans leurs conversations particulières, dans
leurs écrits, dans les sujets formés à leurs écoles (vous l’entendez, MM. les
ministres des affaires étrangères et des finances), une haine prononcée de nos
institutions constitutionnelles et des regrets mal déguisés du régime des
siècles passés. Ils répandent la désaffection, le mépris des libertés qui
forment notre droit public, nos titres à l’estime et peut-être à l’admiration
de l’Europe. Tous mes amis politiques, c’est-à-dire les hommes qui comprennent
qu’entre religion et liberté, il y a non pas antagonisme, mais harmonie, ont
reconnu, comme moi, dans les jésuites ces tendances hostiles aux vrais progrès
de la civilisation chrétienne. »
Voilà,
honorables collègues de la droite, le langage d’un de vos amis. Il expose, lui,
autrement que M. Dedecker, quelques-unes des causes de la situation alarmante
que celui-ci a décrite en traits si énergiques à la séance d’hier. Je ne vois
pas qu’il soit d’accord avec l’honorable député de Termonde pour attribuer à
l’opinion libérale la responsabilité de cette situation. Je n’ai pas besoin de
dire quel est l’auteur de cette lettre ; tout le monde a déjà nommé M. Paul
Diercxsens, dont les sentiments catholiques sont bien connus.
Je ne serais pas
étonné, toutefois, que l’orthodoxie de cet honorable personnage fût mise en
doute ; car on est exposé aujourd’hui à rencontrer des gens qui, par peur ou
par haine de l’esprit de progrès, poussent l’aberration d’esprit jusqu’à mettre
en doute l’orthodoxie de Pie IX lui-même, que je déclare, quant à présent, un
excellent libéral. (On rit.)
Messieurs, la situation
qu’il y a trois ans l’honorable M. Dedecker signalait, d’accord avec un de mes
honorables amis, comme si déplorable, cette situation, je dois le dire, à
certains égards plus grave, à certains autres s’est plutôt améliorée. Nous
avions alors en face de nous un pouvoir qui était suspect à tous les bancs, des
ministères qui ne pouvaient vivre qu’en cherchant à donner par des expédients,
sans cesse renouvelés, tantôt des gages nombreux à droite, tantôt quelques
espérances à gauche.
Aujourd’hui nous
avons devant nous une administration franche, un ministère catholique pur,
ainsi que le qualifie l’honorable M. Dedecker. Aux époques dont je viens de
parler, on a vu parfois siéger sur les bancs ministériels des incapacités qui
allaient jusqu’au burlesque, et qui semblaient n’arriver là que pour essayer
jusqu’à quel degré de déconsidération et de ridicule le pouvoir peut impunément
descendre chez nous. Aujourd’hui, à côté de probités que je ne méconnais pas
siègent des capacités auxquelles j’ai toujours rendu, vous en conviendrez,
messieurs, une entière justice.
Sous ce rapport donc la situation ne s’est pas empirée. Nous
sommes rentrés jusqu’à certain point dans la franchise, dans la sincérité du
gouvernement représentatif.
Et cependant le
calme ne se montre pas dans le pays ; et cependant l’honorable M. Dedecker a
peur de l’avenir. Je réponds que le pays n’est pas calme, que le pays a raison
de ne pas l’être, et que l’honorable M. Dedecker a raison d’avoir peur.
Savez-vous
pourquoi, messieurs, le pays n’est pas
calme, et pourquoi le pays ne peut pas l’être ? C’est par cette raison que nous
avons cent fois reproduite dans cette enceinte, c’est parce que le pouvoir est
dans une situation anormale ; c’est parce qu’un parti, un parti qui est une
minorité véritable dans le pays, un parti antipathique à la nation, dirige et
n’a pas le droit de diriger les affaires du
pays.
Veuillez,
messieurs, reporter de quelques mois seulement vos regards en arrière.
L’opinion libérale, dont on avait jusque-là dénié la vie, l’opinion libérale
donna de sa force, de son développement dans le pays, aux élections de juin 1845, une idée si grande, si puissante,
que le premier effet de ces élections fut d’abattre un ministère en masse.
Après les
élections de 1845, un hommage fut rendu à cette démonstration éclatante de
l’opinion libérale, et ce n’est pas seulement le chef du cabinet, c’est le
ministère tout entier qui remit immédiatement sa démission dans les mains du
Roi.
Que fit-on,
messieurs ? Invita-t-on MM. les ministres, qui sont venus prétendre depuis que
l’espèce d’ostracisme frappé par le corps électoral, par une partie de vous, messieurs, tombait seulement sur le chef du cabinet ?
Invita-t-on MM. les ministres démissionnaires à se recomposer ? Non, c’est un
membre de la gauche qui fut alors consulté et dont on voulut pressentir les
dispositions pour le cas où un portefeuille lui serait offert.
Vous le savez ;
je ne veux pas reproduire devant cette chambre des conversations particulières
; mais on sait que l’honorable M. Rogier fut appelé, après les élections de
1845, tout au moins à faire connaître quelles pourraient être, dans un cas
donné, ses dispositions à entrer dans un ministère.
Et lorsque les
ouvertures faites à cet honorable collègue n’eurent abouti à aucun résultat, à
qui s’adressa-t-on ? On s’adressa à un homme du dehors, connu par ses
antécédents libéraux, à l’égard desquels il venait, d’ailleurs, de prendre un
titre-nouvel que plusieurs d’entre vous
un surtout, n’ont pas oublié (on rit). C’est à lui qu’on offrit un ministère… secondaire ?
Non, c’est à lui qu’on offrit le ministère principal, celui qui emporte l’idée
de la présidence du cabinet.
Plus tard,
lorsque ce ministère fut renversé, est-ce qu’on songea à composer un cabinet
dans la droite ? Mais vous savez quelles tentatives nouvelles furent faites
près d’un de nos collègues de la gauche. Vous savez ce que les révélations hier
vous ont appris sur ce point. On songeait si peu, parmi les amis de l’honorable
M. Dechamps notamment, à confier la direction des affaires à l’honorable M. de
Theux, que le journal qui passe pour recevoir les confidences de M. le ministre
des affaires étrangères, disait en termes exprès, lorsqu’on faisait apparaître
la perspective d’un cabinet dirigé par l’honorable M. de Theux : « Que
M. de Theux ne s’y trompe pas. Il se croit peut-être la mission de sauver la
Belgique ; nous lui prédisons qu’il pourrait plutôt la perdre. » Voilà,
messieurs, ce qu’on disait, parmi les amis mêmes des collègues actuels de M. de
Theux, de l’avènement de cet honorable membre au ministère.
Nous venons de
voir ce qu’on disait auparavant.
Voyons ce qu’on
disait après.
Après,
messieurs, je l’atteste, le sentiment universel qu’excita l’apparition de la
composition du cabinet fut de la stupeur, de l’effroi jusque dans le parti
catholique lui-même. J’ai eu l’occasion de voir, dans les 24 heures qui
suivirent la publication de la liste des membres du nouveau conseil, plusieurs
membres de l’opinion catholique. Je les ai entendus s’écrier que c’était là un
jeu hardi, un jeu dangereux que le pouvoir jouait en face du pays.
Comment, lorsque
le cabinet est venu s’asseoir sur ces bancs et lorsque le premier mouvement de
stupeur était passé, comment a-t-il été qualifié dans cette enceinte, non par
nous, vous ne nous croiriez pas, vous répudieriez notre témoignage, mais par
l’un des vôtres, par l’honorable M. Dedecker lui-même ? Ce ministère a été
présenté comme étant un anachronisme, sinon un défi.
Ce ministère
était un anachronisme, sinon un défi. Et un autre membre cabinet le qualifiait
de ministère de miséricorde, de ministère de pis-aller.
Un
membre. - Qui ?
M. Lebeau. -
C’était, je pense, M. de La Coste.
Le ministère
était un anachronisme, sinon un défi. Et vous l’appuyez aujourd’hui, et vous
voterez pour lui, et vous l’amnistierez, comme, il y a trois ans, après avoir,
sous forme de justification, stigmatisé la politique d’un autre ministère, vous
l’amnistiiez aussi et vous votiez pour lui !
Voilà, mon honorable collègue, comment vous
savez mettre vos actes d’accord avec vos paroles.
M. Dedecker. - Vous ne citez pas toutes les opinions que j’ai
exprimées l’année dernière.
M. Lebeau. -
J’irais loin, si je voulais citer toutes vos opinions.
M. Dedecker. - Citez au moins la phrase ; il faut être loyal.
M. Lebeau. - Vous
accordez aujourd’hui votre appui à ce ministère, qui était, il y a peu de mois,
un anachronisme, sinon un défi ; à ce ministère catholique pur que vous repoussiez, ne fût-ce que
pour son homogénéité: Vous lui accordez votre appui aujourd’hui, parce qu’il
fait preuve de modération.
Mais vraiment,
la raison est bonne. Vous imaginez-vous que nous ayons cru voir dans
l’honorable M. de Theux un nouveau prince de Polignac, qui vînt faire des
ordonnances de juillet ? Est-ce de ce qu’il ne s’est pas montré tel, que vous
lui savez gré ?
M. le ministre des affaires étrangères (M. Dechamps). - On l’a dit.
M. Lebeau. - Je
ne l’ai pas dit, M. le ministre des affaires étrangères ; voici ce que j’ai dit
et ce que je répète: je ne crains pas des ordonnances de juillet, je ne crains
pas un nouveau prince de Polignac surtout ; j’ai pour garant contre le succès
de telles folies, si elles pouvaient entrer dans des têtes belges, la prudence
du haut personnage qui préside à nos destinées, l’esprit de liberté, le courage
des populations belges.
Oh ! si devant
des ordonnances de juillet, devant une façon de 18 brumaire, dont on voudrait
essayer en Belgique, nous pouvions trembler, si nous pouvions croire qu’un
pareil cataclysme nous menaçât, ce n’est (page
68) pour les libertés publique que nous craindrions, vous ne les
déracineriez pas des
cœurs belges, alors que vous auriez tout renversé autour de vous. (Adhésion à gauche.)
Messieurs, le
pays n’est pas calme, et le pays ne doit pas l’être, parce que, je l’ai dit, le
pouvoir n’est pas légitimement dans vos mains. Vous êtes une minorité ; toute
votre conduite, surtout depuis quelques années, atteste le profond sentiment
que vous avez de ne plus être qu’une minorité.
En cela, je ne
prétends pas vous faire une injure ; je ne prétends pas même que vous ne soyez
pas de bonne foi. Il est très difficile de ne pas se faire illusion sur une
assertion de la nature de celle que j’émets en ce moment.
Vous êtes une
minorité ; et savez-vous pourquoi nous sommes en droit de le dire et le pays
avec nous ? Parce qu’il n’y a pas eu de lutte égale, de lutte à armes égales,
depuis douze ans, entre l’opinion catholique et l’opinion libérale ; parce que
depuis douze ans l’opinion catholique seule préside aux élections ; parce que
depuis douze ans l’opinion catholique préside seule à la composition et au
renouvellement du personnel administratif. Jamais l’opinion libérale, depuis
douze ans, n’a eu l’avantage ni de présider aux élections, ni de procéder à la
composition du corps administratif.
Et cependant,
désarmé de tous les moyens qui surabondent dans vos mains, n’ayant avec elle ni
le gouvernement, ni cette influence de la hiérarchie administrative, l’opinion
libérale a marché de victoire en victoire. Réduite à ses seules forces, elle
vous a vaincus à Liége, à Verviers, à Mons, à Bruxelles, à Anvers, complétement,
radicalement. Elle vous a vaincus partiellement à Tournay ; et là, messieurs,
c’est bien un parti qui a vaincu l’autre. Car tout ce qui pouvait désarmer la
justice électorale, talents, probité, je le reconnais, services rendus, tout
aurait pu faire trouver grâce.
Mais le pays,
messieurs, a tellement peur que le pouvoir ne reste plus longtemps dans vos
mains, il comprend si bien qu’il ne peut y rester plus longtemps sans de graves
dangers, que les hommes les plus honorables, des amis, peut-être, des amis
privés de ceux que l’ostracisme électoral a frappés, se sont fait à eux-mêmes
violence, honorable violence, violence toute civique, pour les expulser du
sanctuaire législatif.
A Gand, le
succès a été partiel, mais je crois, sans escompter d’avance et imprudemment
les événements de juin 1847, qu’on est beaucoup plus calme dans le camp auquel j’ai
l’honneur d’appartenir que dans le vôtre sur l’issue de cette grande lutte. A
Bruges, la position s’est maintenue ; le district est représenté ici par deux
membres de l’opposition et un membre ministériel. Et tout cela, je le répète,
contre les efforts, contre les influences du pouvoir et contre des influences
qui n’ont pas toujours été légitimes, qui n’ont pas toujours été loyales, qui
ont été fort souvent au-delà du cercle des influences (si tant est qu’il puisse
en exercer) au-delà du cercle des influences que le gouvernement peut
revendiquer dans les élections du pays. Et tout cela avec un personnel
administratif pétri par vous depuis douze ans. Je vous adresse cette simple
question et je vous invite à y répondre, non pas de vive voix, mais
intérieurement et de bonne foi ; supposez la lutte égale, supposez la
neutralité du pouvoir, et demandez-vous ce que votre parti serait devenu
aujourd’hui ? Je dis: supposez la neutralité du pouvoir ; mais l’opinion
libérale a droit à plus ; elle a droit aussi aux avantages dont vous jouissez
depuis douze ans, et que vous considérez en quelque sorte comme une propriété
acquise par prescription ; l’opinion libérale a droit aussi à présider aux
élections, elle a droit aussi à avoir des agents qui lui soient dévoués, ou
tout au moins qui ne soient pas en opposition ouverte avec elle.
Ah si l’opinion
libérale, une fois en possession des avantages que je viens l’indiquer et qui
sont un droit dont elle est injustement, imprudemment déshéritée depuis douze
ans, si l’opinion libérale, en possession, comme vous l’êtes, de toutes ces
armes, avait été vaincue par votre opinion, livrée comme nous à elle-même
; si, par vos propres forces et non par les forces du pouvoir, vous l’aviez
emporté dans l’opinion électorale, oh ! alors, l’opinion libérale se
résignerait ; elle se dirait vaincue momentanément par le jeu régulier et
sincère des institutions constitutionnelles, et alors ce n’est pas à vous,
ce n’est pas au pouvoir qu’elle pourrait adresser ses reproches ; ce serait à
elle de voir pourquoi elle a perdu la confiance du pays...
M. le président. - Je
dois vous faire observer, M. Lebeau, que, si vos paroles pouvaient avoir pour
résultat de représenter un membre quelconque de la chambre comme étant entré
irrégulièrement dans cette enceinte…
M. Lebeau. - Si
telle était mon intention, M. le président, votre observation serait parfaitement
juste, mais c’est à cent lieues de ma pensée.
Si, messieurs,
les choses s’étaient passées comme je viens de le dire, le pays serait calme,
ou tout au moins le pays vivrait d’une vie politique régulière et normale. Le
pouvoir serait considéré alors, non commue usurpé, mais comme possédé
légitimement.
« Mais, dit
l’honorable M. Dechamps, depuis juin 1845, l’opinion nationale est bien changée
; depuis surtout qu’on nous a qualifiés d’anachronisme ou de défi, de
grandes choses se sont passées ; le pays tout entier nous a portés sur le pavois. » Nous avons vaincu à Soignies, nous avons vaincu à Louvain.
Vous avez vaincu à Soignies ! 20 voix vous y ont, en effet, donné la
majorité, lorsque vous y arriviez armés
de toutes pièces contre une opinion livrée
à ses seules forces et dont, si mes renseignements sont exacts, vous
n’auriez pas dédaigné d’embaucher une petite partie. Voilà comment vous avez
vaincu à Soignies.
Quant à Louvain,
oh ! la grande manifestation nationale en votre faveur ! Vous avez vaincu,
c’est vrai ; vous avez vaincu même sans combattre, mais vous avez vaincu (et
ici je n’ai l’intention de faire injure à aucune partie de la population), vous
avez vaincu par vos auxiliaires ordinaires, vous avez vaincu par les campagnes. Vous n’oseriez pas en
appeler à la ville de Louvain, car vous savez ce qui est arrivé à l’ancien chef
de l’administration communale, cet homme de votre choix.
Ainsi,
messieurs, les grandes villes du pays, la capitale en tête, les villes
moyennes, les petites villes même, se prononcent contre l’opinion qui a la
prétention de diriger les affaires. Une partie des campagnes, cela est notoire,
dans plusieurs de nos provinces, se joint à l’opinion libérale pour vous
repousser de l’urne électorale. Et vous croyez que, parce que l’émeute ne
gronde pas dans les rues, parce que le pays se montre respectueux de l’ordre
légal, vous croyez que parce que l’ordre matériel règne, le calme règne dans
les intelligences, le calme règne au cœur du pays ! C’est une grande erreur,
une grande illusion, et l’avenir vous éclairera bientôt encore sur ce point, si
vous pouvez vous laisser éclairer.
Non pas que je
veuille prétendre que tel député des grandes villes appartenant à l’opposition
ait une valeur supérieure à tel député d’entre vous envoyé par un district
électoral dont le chef-lieu est une ville moyenne ou une petite ville ; jamais
une pareille absurdité n’a été présentée par nous ; mais autre chose est,
messieurs, comme expression de l’opinion nationale, l’opinion de toutes les
grandes villes du pays, et autre chose, l’opinion de quelques districts
électoraux ayant pour centres quelques petites villes.
Certes
l’honorable M. Guizot, élu par Lisieux, l’honorable M. Thiers, élu par Aix,
certes ces hommes d’Etat ont plus de valeur que tel député de Paris, de Lyon,
ou de Marseille ; et, si nous osions nous citer à côté de pareils noms, je
dirais que lorsque l’honorable M. Rogier était nommé par Turnhout, que lorsque
j’étais nommé par l’arrondissement de Huy, nous ne nous considérions pas comme
ayant une valeur moindre que tel de nos honorables collègues envoyé dans cette
enceinte par le collège électoral de Bruxelles ; mais ce que l’on ne contestera
pas, c’est qu’en Belgique les grandes villes ont toujours un rôle important.
Quand toutes nos villes se coalisent contre une politique, contre une majorité,
contre un cabinet, évidemment cette politique, cette majorité, ce cabinet, sont
en minorité dans notre pays.
La signification
légale du vote de 300 électeurs ou du vote de 3,000 électeurs est certainement la même. Mais, à moins d’être insensé, il faut
reconnaître que la valeur morale d’une élection de Bruxelles a une autre
importance que celle d’une élection de Soignies, par exemple.
Eh, messieurs,
l’influence des grandes villes, comment peut-on la méconnaître ? Est-ce que,
par hasard, vous croyez que si la révolution de juillet avait pris naissance à Lisieux ou à Aix, elle se fût propagée
comme elle l’a fait en allant, avec la rapidité de la foudre, de la capitale
aux provinces ? Croyez-vous que si la révolution de septembre avait pris
naissance à Huy ou à
Turnhout, au lieu de partir de Bruxelles, de Liége, de toutes les grandes
villes, elle eût en quelque sorte traversé comme l’éclair les distances qui la
séparaient des localités les plus éloignées ? Ne vous y trompez donc pas et ne
tronquez pas notre pensée et, surtout, ne méconnaissez jamais combien il est
dangereux, en Belgique, de braver, comme vous le faites, l’opinion des grandes
villes, hautement, clairement manifestée depuis plusieurs années.
J’ai donc le
droit de dire que le pays repousse, comme pouvoir, comme majorité, l’opinion
catholique ; mais je tiens à expliquer ici ma pensée pour répondre à des
insinuations qui ne m’ont pas paru porter le cachet de loyauté que M. le
ministre de l’intérieur paraît toujours avoir un si vif désir d’attacher à ses
paroles. Quand je parle de l’opinion catholique, il faut qu’on le sache (et
aucun de mes amis ne me désavouera), je parle d’une opinion purement politique.
Nous ne faisons pas, messieurs, la guerre à des croyances. En voulez-vous la
preuve ? Il y en a une vivante dans cette enceinte, un homme est arrivé ici
sous le drapeau de l’opinion catholique ; il s’est assis sur ces bancs avec
l’intention de défendre l’opinion catholique ; eh bien ! qu’est-il avenu ? En
présence des tendances dangereuses de celle-ci, des actes imprudents qu’elle
imposait à un cabinet qui lui était asservi, cet homme, avec un
désintéressement et une sincérité que personne ne mettra en doute, s’est séparé
avec éclat de ceux qui l’avaient porté sur les bancs de cette chambre. Eh bien,
messieurs, qu’est-il arrivé ? Il est arrivé que cet honorable membre a été
accueilli dans les rangs de l’opinion libérale, reporté dans cette chambre par
les électeurs libéraux, et il n’y a pas un membre de la gauche qui ne tînt à
honneur de siéger avec lui, à côté de lui, sur le banc des ministres.
S’ensuit-il que la confiance, la sympathie que nous montrons à cet honorable membre soit le prix de
l’abjuration de ses croyances ? Ah ! messieurs, il est au-dessus d’une telle
injure, et aucun de nous n’est capable de la lui faire.
Ce ne sont donc
pas des croyances que nous combattons, c’est un parti politique, ce sont des
tendances purement politiques, et de la part de M. le ministre de l’intérieur,
c’est mal d’avoir parlé le langage qu’il a tenu tout à l’heure, c’est
presque me faire regretter les éloges que j’ai donnés à son caractère.
M. le
ministre de l’intérieur (M. de Theux). - Je n’ai pas dit
que vous attaquiez des croyances.
M. Lebeau. - Non,
non, nous ne faisons pas la guerre à des croyances (page 69) : nous sommes de ceux qui croient qu’une piété
sincère et éclairée est une véritable garantie de moralité, et qu’à défaut
d’une piété sincère et éclairée il faut comme équivalent un ardent amour de
l’humanité, un profond sentiment du juste et du vrai.
Voilà,
messieurs, ce que nous croyons ; nous croyons que sans une piété sincère, ou
sans un ardent amour du progrès et de l’humanité, le gouvernement représentatif
est impossible ; nous croyons qu’il n’est possible qu’à des conditions de
désintéressement et de dévouement ; nous croyons que sans cela, ce serait le
plus dangereux, le plus délétère de gouvernements, comme étant le plus capable
de corrompre les intelligences et les cœurs. Nous sommes encore aujourd’hui à
pouvoir glorifie sur cette question l’opinion de l’homme illustre qui a écrit
pour les siècles: « Sans la vertu. a dit Montesquieu, la république n’est
pas possible. »
Or, la monarchie
constitutionnelle, sincèrement, loyalement pratiquée, c’est pour moi la
république, avec la stabilité de plus.
J’ai dit,
messieurs, les causes de l’irritation qui règne dans le pays. On veut vous
donner le change, et il faut qu’un parti soit exposé, même dans ses hommes les
plus éminents, à se faire de singulières illusions pour avoir vu M. le ministre
des finances, tout en reconnaissant la réalité de cette irritation, se dire
qu’elle avait changé de place, et que le parti catholique en était en quelque
sorte à l’abri par l’effet d’un dérivatif tout à fait merveilleux. Oh cette
irritation n’est plus contre nous, elle est contre vous ; que votre parti se
retire de l’arène politique, et tout le monde s’embrassera. Voilà en substance
l’opinion de l’honorable M. Malou. (On
rit.)
Voyons ce qui
est.
Un de nos
honorables amis, M. Delfosse, a déjà dit quelques mots sur la scission qui s’est opérée dans notre camp ;
l’honorable M. Rogier vous a aussi parlé de cette scission qui sert de thème à MM. les ministres, thème qu’ils développent
avec une extrême complaisance. Je veux aussi en dire quelques mots.
Ou a assigné à
cette « scission » (c’est le mot consacré) plusieurs causes. Moi
aussi, j’y ai beaucoup réfléchi, j’en ai trouvé plusieurs, je vais les
indiquer. Il en est une que vous n’admettrez peut-être pas.
La première
cause, à mes yeux, de la scission qui a éclaté dans le sein de l’opinion
libérale, c’est la profonde sécurité ou cette opinion est arrivée dans
certaines localités, sur l’impossibilité où vous êtes d’opérer votre
résurrection. Ainsi, c’est à Liège, après vous avoir écartés des chambres, du
conseil municipal, et presque entièrement du conseil provincial ; c’est à Liège
qu’à la suite de cette sécurité, ont apparu les premiers symptômes d’une
division dans le sein du parti libéral. Bruxelles, où des résultats analogues
se sont produits, où non seulement les hommes de votre parti, mais les hommes
soupçonnés de complaisance envers votre parti, sont restés sur le champ de
bataille électoral, Bruxelles n’a pas tardé à suivre l’exemple de Liége.
A Anvers on voit
poindre des germes de division, parce que des résultats semblables s’y
montrent. Mais voyez-vous la même chose à Tournay, .à Gand, à Bruges ?
Evidemment non. Ah ! messieurs, et prenez acte de ces paroles, si la victoire
était générale dans le pays, au profit de l’opinion libérale, la scission
éclaterait partout le lendemain. L’histoire n’est-elle pas là pour attester que
chaque fois qu’un grand parti devient vainqueur et n’a plus devant lui que les
débris impuissants du parti vaincu, il se divise ? N’avez-vous pas vu la grande
phalange libérale française d’avant 1830, marchant comme un seul homme contre
le parti de l’ancien régime ; ne l’avez-vous pas vue se diviser le lendemain de
la victoire ? Est-ce qu’avant juillet 1830, on ne voyait pas marcher sous le
même drapeau MM. Mauguin, Lafayette, Dupont, Laffitte, à côté de MM.
Royer-Couard, Guizot, Casimir Perrier et Thiers ? Un des plus illustres hommes
d’Etat de ce pays, aujourd’hui ministre, disait naguère : « Nous
savions bien que nous nous diviserions le lendemain, mais nous n’étions pas
assez imprudents pour nous diviser la veille de la bataille. » (Interruption.)
C’est ce que
nous avons fait, me dit-on.
Oui, je
m’attendais à l’interruption. Je vais y répondre.
Oui, C’est ce
que nous avons fait, et c’est un malheur pour l’opinion libérale jusqu’à
certain point. Mais tout ne marche pas dans un parti au gré de nos désirs. Il y
a déjà bien longtemps qu’un chef de parti illustre, le cardinal de Retz disait
: « On a beaucoup plus d’embarras avec ses amis qu’avec ses
adversaires. » Eh bien, cette vérité, c’est l’humanité avec ses grandeurs
et ses misères.
Si la Belgique
était, comme la France, un pays non seulement d’institutions centrales mais
encore de traditions centrales, de mœurs centrales, on ne se serait pas divisé
; mais ce qui fait jusqu’à un certain point la force et la faiblesse du pays,
ce sont ses traditions locales qui sont une de nos grandes forces, lorsqu’il
s’agit de résister au pouvoir central, mais qui sont parfois un principe de
faiblesse, dont la Suisse elle-même souffre en ce moment, bien que ce système
ait fait longtemps sa gloire. Quelles sont les mœurs dans le pays ? Elles sont
essentiellement locales, municipales ; le libéral a vaincu à Liège, il croit
que le pays libéral tout entier a vaincu ; il a vaincu à Bruxelles, le pays a
vaincu ; il a vaincu à Anvers, le pays a vaincu. Voilà une des causes de la
division prématurée qui s’est opérée dans l’opinion libérale.
Voulez-vous,
messieurs, que je vous dise une autre cause qui a propagé, étendu cette
division, cause déjà touchée, mais non suffisamment développée par mon
honorable ami, M. Delfosse ? Eh bien, c’est l’apparition du ministère de M. de
Theux, d’un ministère catholique pur. Ce ministère catholique pur, ce n’est pas
seulement l’honorable M. Dedecker qui l’a jugé être un anachronisme ou un défi
; c’est une très grande partie du pays qui n’a pas admis l’alternative, mais la
copulative, et qui a dit : C’est un anachronisme et un défi. Or, qu’est-il
arrivé ? Il est arrivé que cette espèce de coup d’Etat légal a surexcité toutes
les passions politiques dans le pays, a encouragé les espérances les plus
folles, a réveillé des idées extrêmes, depuis longtemps abandonnées.
Cette apparition
d’un ministère catholique pur, dirigé par l’honorable M. de Theux, a donné le
vertige à beaucoup de têtes. C’est ainsi que quand apparut en France un
ministère de triste mémoire, une commotion presque électrique se fit sentir d’un
bout du pays à l’autre ; les associations surgirent de toutes parts ; les
associations électorales, les associations pour le refus éventuel de l’impôt ;
et de nouvelles éditions des histoires de la chute des Stuarts se montraient à
toutes les vitrines des marchands de livres de Paris.
Voilà comment
les témérités, les imprudences du pouvoir vont réveiller des passions qui
sommeillaient et que bien des années de gouvernement régulier n’auront
peut-être pas le pouvoir de calmer. Il est arrivé qu’on ne nous a pas jugés à
la hauteur des circonstances, que notre modération nous a été imputée à crime,
qu’on nous a accusés de faiblesse, qu’on a voulu aller aux plus énergiques, aux
plus téméraires, comme cela arrive toujours quand une fièvre a été inoculée au pays
Bon Dieu !
quelle provocation pouvait être plus énergique que celle de l’arrivée d’un
ministère de droite, qui, quinze jours auparavant, effrayait ceux-là mêmes qui
le formaient, au point qu’ils frappaient de réprobation, comme dangereux, comme
impossible, tout cabinet où entrerait l’honorable M. de Theux ? De jeunes
têtes, sans contredit, se sont enflammées, et, comme dans toutes les époques
analogues, les idées de république, de démocratie ont germé. Cela est naturel.
A une époque voisine de 1830, et lorsque de grands cataclysmes politiques
avaient secoué toute la société et remué tous les esprits, il est tel de nos
ministres qui était républicain et plus ou moins partisan du suffrage
universel. Nous avons été tous un peu républicains à 20 ans ; je ne suis pas
étonné que M. le ministre des affaires étrangères, au sortir du collège, se
soit montré une espèce de Caius Gracchus ; il a eu le temps de tempérer
l’ardeur juvénile qui le dévorait alors ; je suis convaincu que longtemps avant
que son esprit, si apte aux transformations, vînt se rectifier au contact de
l’administration d’une province, il était venu à résipiscence et s’était rallié
aux opinions monarchiques, peut-être même à ce qu’on appelle les opinions
conservatrices. (Rires.)
A cette époque, on
voyait des hommes qui siègent dans vos rangs, qui portent très honorablement
l’habit ecclésiastique, faire des plaidoyers en faveur de la république,
proposer d’abolir le salaire du clergé. Je suis convaincu, aussi, que cette
ardeur d’une jeunesse exubérante n’a pas eu besoin des admonestations de ses
chefs pour se convertir aux opinions monarchiques. (On rit.)
Cette scission,
si scission il y a, elle n’est pas à votre profit, et si vous le pensiez, comme
certaines cajoleries adressées aux uns, à côté de vos épigrammes contre
d’autres, sembleraient le faire croire, détrompez-vous ; cette scission ne vous
est pas plus favorable que celle des whigs et des radicaux ne l’a été aux torys
anglais. Soyez-en certains, le jour où nous aurons une grande bataille à livrer
contre les torys de la droite, les whigs et les radicaux belges se conduiront
comme les whigs et les radicaux anglais.
C’est simplement
une régularisation comme elle existe en France, où chaque opinion a à cœur de
conserver son indépendance et sa nuance propre, où vous avez à la fois le
centre gauche, la gauche et l’extrême gauche qui, bien qu’organisés, à part, au
jour de la bataille électorale, se réunissent sur tous les points du territoire
contre l’ennemi commun.
Ne vous y
trompez pas ; les whigs et les radicaux belges datent de 1830 et ils savent que
beaucoup d’entre vous, de vos amis, datent au moins par leurs regrets de 1780.
Si tous ne sont pas d’accord sur tout ce qu’ils veulent, tous du moins le sont
sur ce qu’ils ne veulent plus.
Une fois le
premier moment d’irritation passé, soyez bien sûrs d’une chose, c’est que, s’il
le faut, et il le faudra, il y aura une coalition électorale. Ne l’appelez pas
coalition monstrueuse, car nous dirions que vous en parlez comme certain renard
parlait de certains raisins (rires)
; nous dirions qu’il y a eu autrefois une coalition électorale qu’on a
qualifiée aussi de monstrueuse et dont les éléments étaient moins homogènes que
ceux d’une coalition de whigs et de radicaux contre des torys ; je veux parler
de la coalition catholico-libérale d’avant 1830.
J’aurais encore
beaucoup de choses à dire, mais je crains d’avoir abusé de l’attention de la
chambre ; les observations que j’ai encore à présenter trouveront place dans la
discussion de l’amendement de mon honorable ami, que je déclare dès à présent
appuyer.
- La séance est
levée à 4 heures et demie.