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Chambres des représentants de Belgique
Séance du jeudi 26 décembre 1839

(Moniteur belge n°360 et 361 des 26 et 27 décembre 1839)

(Présidence de M. Fallon)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

M. Lejeune procède à l’appel nominal à 1 heure 1/2.

M. B. Dubus donne lecture du procès-verbal de la dernière séance dont la rédaction est adoptée.

Pièces adressées à la chambre

M. Lejeune fait connaître l’analyse des pièces suivantes :

« Le sieur L. Raczinski, sous-lieutenant au 2e régiment de chasseurs à cheval, né en Pologne, demande la naturalisation. »

- Renvoi à M. le ministre de la justice.


« Le conseil communal de la ville de Maeseyck adresse des observations sur la loi du 31 décembre 1835, sur l’importation du bétail. »

- Sur la proposition de M. Scheyven, cette pétition est renvoyée à la commission des pétitions, avec demande de faire un prompt rapport.


« Le sieur G. Lieten, à Hasselt, demande le paiement des intérêts arriérés du chef de travaux exécutés par lui à la prison de Hasselt. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Quatre bourgmestres du Hainaut demandent la diminution des contingents de 1838 et 1839, non encore appelés et fixés comme en temps de guerre. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi sur le contingent de l’armée.


M. le président – Le bureau a nommé M. Verhaegen membre de la commission du projet de loi sur les hypothèques, en remplacement de M. Pollénus, qui n’est plus membre de la chambre.

L’ordre du jour appelle en premier lieu la discussion du projet de loi sur le contingent de l’armée ; mais ce projet est remis a demain, M. le ministre ayant informé M. le président qu’une affaire de service l’empêchait d’assister à la séance.

Projet de loi qui accorde un crédit provisoire pour le service du département de la guerre

Rapport de la section centrale

M. Brabant, organe de la section centrale, déclare que cette section propose à l’unanimité l’adoption du projet de loi.

Discussion des articles

Personne ne demandant la parole dans la discussion générale, on passe aux articles qui sont adoptés sans discussion dans les termes suivants :

« Art. 1er. Il est ouvert au ministère de la guerre un crédit provisoire de deux millions de francs, pour faire face aux dépenses du mois de janvier 1840. »

« Art. 2. La présente loi sera obligatoire le 1er janvier 1840. »

Vote sur l'ensemble du projet

Il est procédé à l’appel nominal sur l’ensemble de la loi ; elle est adoptée à l’unanimité des 62 membres qui ont répondu à l’appel nominal. Ces membres sont :

MM. Angillis, Brabant, Cools, Coppieters, de Behr, de Brouckere, de Florisone, de Garcia de la Vega, de Langhe, Delehaye, de Man d’Attenrode, de Muelenaere, de Nef, de Puydt, de Renesse, de Sécus, Desmet, de Terbecq, Devaux, de Villegas, d’Hoffschmidt, Doignon, Dolez, Donny, Dubois, Dubus (aîné), B. Dubus, Dumont, Dumortier, Duvivier, Eloy de Burdinne, Fallon, Fleussu, Hye-Hoys, Jadot, Lange, Lebeau, Lejeune, Lys, Maertens, Meeus, Mercier, Metz, Milcamps, Morel-Danheel, Nothomb, Peeters, Pirmez, Raymaeckers, A. Rodenbach, Scheyven, Sigart, Simons, Troye, Ullens, Van Cutsem, Vandenbossche, Vandenhove, Vandensteen, Vanderbelen, Van Hoobrouck, Zoude.

Projet de loi portant le budget du ministère des travaux publics de l'exercice 1840

Discussion générale

M. le ministre des travaux publics (M. Nothomb) – Messieurs, je me propose de prendre la parole pour donner à la chambre des explications sur la concession du canal de l’Espierre. J’ai pensé qu’en prenant le premier la parole, j’abrégerais peut-être la discussion. Il sera nécessaire pour que la chambre puisse suivre ces explications, que chaque membre ait sous les yeux un plan ; en sorte qu’avant de commencer ces explications, je prierai M. le président de faire distribuer à chacun des membres un de ces plans, ainsi qu’un tableau figuratif du système des douanes.

Proposition d’ajournement

M. Dumortier – Messieurs, vous devez comprendre que nous ne pouvons pas procéder en ce moment à la discussion du budget des travaux publics, et spécialement de la question du canal de l’Espierre. Ce n’est que hier soir que nous avons reçu les pièces du ministre, et nous n’avons pas encore, au moment où nous parlons, le plan figuratif et le tableau dont M. le ministre vient de parler. Or, je vous le demande, messieurs, ne devons-nous pas examiner ces pièces avant d’aborder une pareille discussion ?

Je ferai remarquer d’un autre côté que beaucoup de membres désirent prendre samedi prochain les vacances du nouvel an, comme il est d’usage. Il arrivera donc que la discussion du budget des travaux publics sera scindée ; la chambre ne se trouvera pas en nombre, c’est une chose excessivement fâcheuse, peu honorable pour une législature, que la chambre ne se trouve pas en nombre. Déjà plusieurs fois on a décidé qu’on resterait ici, et les jours suivants on n’en était pas moins en nombre insuffisant pour délibérer. C’est là, je le répète, une chose très fâcheuse que nous devons prévenir. Il est donc beaucoup plus convenable que nous remettions la discussion du budget des travaux publics après notre rentrée ; alors nous aurons une discussion qui ne sera pas étranglée et dans laquelle tous les membres de la chambre pourront apporter le tribut de leurs lumières.

M. le ministre des travaux publics (M. Nothomb) – Messieurs, le 20 de ce mois, la chambre a décidé qu’il serait posé au gouvernement trois questions sur le canal de l’Espierre. Les explications ont été données lundi, et le rapport a été inséré dans le Moniteur, que chacun de vous a dû lire mardi matin. De plus, par une précaution réellement superflue, on a ordonné l’impression séparée de ce rapport ; eh bien, ce rapport, imprimé séparément une seconde fois, a été distribué hier vers midi, à tous les membres de la chambre. La chambre a donc été nantie en temps utile des explications qu’elle avait décidé qu’on demanderait par écrit au gouvernement.

Reste la discussion orale qui, sur la proposition de l’honorable préopinant a été fixée à aujourd’hui.

M. Dumortier – J’avais demandé la fixation de cette discussion à lundi.

M. le ministre des travaux publics (M. Nothomb) – Vous avez demandé la fixation à aujourd’hui, et même, quand je vous ai annoncé que les observations écrites seraient communiquées à la chambre pour le 25, vous avez été étonné de ma promesse. Cependant, cette promesse, je l’ai tenue.

Maintenant, j’annonce que, pour me suivre dans les explications orales que je vais donner, il sera nécessaire que chaque membre ait sous les yeux un plan des canaux dont il s’agit et en deuxième lieu un tableau figuratif des douanes. Mais, dit-on, ces pièces ne sont pas encore distribuées. Elles ne devaient l’être qu’aujourd’hui, en ce moment même.

Si contre mon attente la discussion est remise, je ne ferai pas distribuer ces pièces, j’attendrai pour le faire le jour de la discussion, parce qu’il est nécessaire que les membres les aient sous les yeux pendant cette discussion. Ce plan n’est pas nouveau ; il se trouve à la suite des pièces qui sont imprimées depuis plus d’une année. Pourquoi fais-je faire une nouvelle distribution ? pour que chaque membre ait le plan sous les yeux et parce que je suis sûre qu’il n’y a pas dix membres qui se soient munis, pour suivre la discussion qui va s’ouvrir, du volume dans lesquels ce plan est plié.

C’est donc une nouvelle précaution que je prends dans l’intérêt de la discussion orale. Je prie la chambre de maintenir son ordre du jour. M. le président voudra bien faire distribuer ces plans et je commencerai les explications que j’ai à donner. Peut-être après ces explications trouvera-t-on, c’est mon opinion, que le budget des travaux publics pourra être voté pour samedi. (Réclamations.) Oui, quelle que soit l’importance des questions que ce budget soulève, je suis convaincu qu’il pourra être voté samedi…. Nous verrons si cela est possible.

Ce budget est d’une extrême urgence. Il renferme des dépenses qui doivent commencer à partir du 1er janvier. En ajourner le vote après les vacances, ce serait jeter la perturbation dans des services publics qui ne comportent aucun retard. D’ailleurs, il pourrait y avoir demain une séance du soir.

M. de Puydt – Après les observations que vient de faire M. le ministre des travaux publics, je crois pouvoir renoncer à la parole.

M. Dumortier – J’ai fait remarquer le peu de temps qui nous restait quand on a témoigné le désir d’entamer cette discussion et j’ai demandé qu’immédiatement après la rentrée, on s’occupât du budget de M. le ministre des travaux publics.

- L’ajournement proposé par M. Dumortier est mis aux voix.

L’épreuve étant douteuse, il est procédé à l’appel nominal.

En voici le résultat :

62 membres prennent part au vote ;

29 répondent oui,

33 répondent non.

En conséquence, l’ajournement n’est pas adopté.

Ont répondu oui : MM. Angillis, Brabant, Coppieters, de Brouckere, de Florisone, de Garcia de la Vega, Delehaye, de Muelenaere, Desmet, Devaux, de Villegas, d’Hoffschmidt, Doignon, Donny, Dubois, Dubus (aîné), B. Dubus, Dumortier, Fleussu, Hye-Hoys, Maertens, A. Rodenbach, Trentesaux, Van Cutsem, Vandenbossche, Vandensteen, Van Hoobrouck et Fallon.

Ont répondu non : MM. Cools, de Behr, de Man d’Attenrode, W. de Mérode, de Nef, de Puydt, de Renesse, de Sécus, de Terbecq, Dolez, Dumont, Duvivier, Eloy de Burdinne, Lange, Lebeau, Lejeune, Lys, Mercier, Metz, Milcamps, Nothomb, Peeters, Pirmez, Raikem, Raymaeckers, Scheyven, Sigart, Simons, Troye, Ullens, Vandenhove, Vanderbelen, Zoude.

Discussion générale

M. le ministre des travaux publics (M. Nothomb) – Messieurs, il y a neuf ans que la Belgique s’est séparée de la Hollande ; il y avait une profonde incompatibilité entre deux populations, incompatibilité de sentiments et d’intérêts ; cette séparation a été naguère sanctionnée par l’abdication de celui qu’on nous avait imposé comme souverain. Rendus à nous-mêmes, affranchis de nos préoccupations extérieures, est-il dans notre destinée de nous désunir à notre tour ? Le nouveau royaume de Belgique renferme-t-il également deux populations ayant des sentiments et des intérêts contraires ? Lui est-il réservé d’offrir la contrepartie de l’ancien royaume des Pays-Bas ?

Telles sont les réflexions auxquelles je me suis involontairement livré depuis le jour où l’on nous a annoncé que la Flandre dressait sa liste de griefs contre la Belgique, liste, dit-on, bientôt, aussi longue que celle de la Belgique contre la Hollande, liste sur laquelle on assigne une des premières places au canal de l’Espierre ; telles sont les idées qui m’ont constamment dominé en me préparant à cette discussion que l’on nous a présentée comme une menace et que nous avons accepté sans crainte.

Nous l’avons acceptée, messieurs, nous seulement en cédant au besoin de nous justifier nous-mêmes, mais encore, et surtout, parce qu’il nous importe d’écarter cette idée que les Flandres sont sacrifiées à une partie des populations wallonnes, idée fatale qu’il ne faut pas légèrement jeter au milieu du public ; nous plaçant à ce point de vue, nous aurons surtout pour but de vous démontrer que le canal de l’Espierre nécessaire au Hainaut, ne compromet aucun intérêt réel dans les Flandres.

C’est une chose bien grave, messieurs, que d’exprimer ainsi à chaque moment l’opinion que, de deux populations qui ne diffèrent, selon moi, que de langage, et qui constituent l’unité belge sortie de la révolution de 1830, l’une doit alternativement être sacrifiée à l’autre : ces suppositions, ces accusations n’affaiblissent pas seulement le gouvernement, elles pourraient finir par affaiblir notre nationalité même. Aussi est-il de notre devoir de repousser avec énergie ces suppositions, ces accusations.

Et pour nous renfermer dans les travaux publics, seuls en cause aujourd’hui, la Flandre occidentale a-t-elle se plaindre du gouvernement né de 1830 ?

Sept routes ordinaires y ont été construites depuis 1830, ou sont en cours d’exécution ; deux autres sont décrétées, deux autres sont promises ; et cependant les barrières de la Flandre occidentale, déduction faites des frais d’entretien, ne laissent presque point d’excédant.

Dans le grand bienfait de la révolution de 1830, le chemin de fer, la Flandre occidentale a une large part ; le chemin de fer la traverse dans deux sens, et cependant l’une de ces lignes aura probablement besoin, pour se soutenir, de la compensation qu’offre l’ensemble du système. Ces deux lignes ont été exécutées avec une remarquable célérité, et cette même ville de Courtray qui est, dit-on, devenue hostile au gouvernement, nous saluait, il y a deux mois, de ses acclamations.

Le port d’Ostende, notablement amélioré depuis 1830, est aujourd’hui un des meilleurs de la mer du Nord ; on y a dépensé plus d’un million depuis la révolution.

Une seule fois, la Flandre occidentale a échoué dans une question de travaux publics ;: mais ce n’est pas le gouvernement qui l’a abandonnée. Et pourquoi le projet dont je rappelle le souvenir, le projet du canal de Zelzaete a-t-il succombé ? Pourquoi semble-t-on frappé d’hésitation et d’incertitude lorsqu’il s’agit de le reprendre ? C’est que l’on a employé contre le canal de Zelzaete les mêmes moyens que contre le canal de l’Espierre : on est venu nous dire mystérieusement à l’oreille : « Un tel ne soutient le projet que parce qu’il y est intéressé. » Tristes moyens et qui cependant manquent rarement leur effet.

A part l’échec éprouvé dans la question du canal de Zelzaete, la Flandre occidentale n’a donc pas à se plaindre quant aux travaux publics, de la révolution de 1830 ; aurions-nous été assez malheureux pour créer un grief par la concession du canal de l’Espierre ?

Non, messieurs, la concession du canal de l’Espierre, n’est point un grief pour la Flandre, sans intérêt véritable dans la question.

La non concession du canal, l’interdiction de ce canal eût été un grief pour une autre partie de la population, le Hainaut ; refuser plus longtemps cette concession, c’eût été nous rendre coupables ; là était le grief.

C’est cette double proposition que je vais établir : vous serez étonnés, et peut-être affligés du retard qu’a éprouvé une belle et grande conception.

Avant d’aborder la question en elle-même, je dois rappeler à la chambre quel est le système de douanes de la France en ce qui concerne l’entrée des houilles.

Ce système est aujourd’hui réglé par l’ordonnance royale du 25 novembre 1837 ; je ne remonterai pas plus haut.

Il faut distinguer entre la frontière de terre et celle de mer.

L’une et l’autre sont partagées en deux zones.

A. Frontière de mer.

De Bayonne, c’est-à-dire des frontières d’Espagne aux sables d’Olonne, droit d’entrée, 30 centimes par 100 kilogrammes.

Des sables d’Olonne à Dunkerque, droit d’entrée, 50 centimes.

B. Frontière de terre de la mer à Halluin.

Une voix – Baisieux.

M. le ministre des travaux publics (M. Nothomb) – Je dis Halluin depuis l’ordonnance de 1837.

De la mer à Halluin, 50 centimes.

De Halluin sur le reste de la frontière, 15 centimes.

Vous voyez que les deux zones les plus élevées sont l’une et l’autre, depuis 1837, de 50 centimes.

Ces deux zones se touchent pour former un angle à l’extrémité de la Belgique dans la Flandre occidentale.

Voilà un système de douane au premier abord bien bizarre.

Quels sont les motifs de ces singulières combinaisons ?

On a d’abord voulu, et avant tout, garantir contre la concurrence de la houille anglaise le bassin français, les bassins d’Anzin et de Vieux-Condé.

En se tenant à ce premier but, on pouvait prolonger la zone la plus élevée de terre, ne pas la terminer à Halluin, la prolonger, par exemple, jusqu’à la Meuse.

Dès lors, le bassin de Mons se serait trouvé séparé de la France par la zone de 50 centimes.

Au lieu de cela, la zone la plus élevée de terre finit à Halluin, c’est-à-dire à peu près où commence le bassin belge.

Le bassin belge se trouve ainsi dans la zone de 15 centimes.

Ces combinaisons de douane ont donc un double caractère, elles protègent la production française contre la houille anglaise, elles sont favorables à la houille belge.

Aussi dans toutes nos négociations commerciales avec la France, nous efforçons-nous de faire maintenir ce système de douane.

Avant l’ordonnance de 1837, nous étions encore mieux traités ; mais, pour ne pas multiplier inutilement les détails, ne revenons pas sur le passé.

J’avais besoin de vous donner ces notions en quelque sorte préliminaires, car la question du canal de l’Espierre n’est autre chose que la question charbonnière.

Vous remarquerez encore que la Lys dans laquelle débouche le canal de Bossuyt est comprise dans la zone la plus élevée de terre, et le canal de l’Espierre dans la zone la moins élevée.

Nous arrivons à la question même.

Nous la traiterons pour deux genres d’esprits.

Nous la traiterons d’abord pour ceux qui, admettant les doctrines les plus avancées, ou si l’on veut, les plus absolues en économie politique, pensent qu’il faut rapprocher autant que possible le producteur et le consommateur, en simplifiant le transport qui, pour eux, n’est qu’un moyen, un intermédiaire.

Nous la traiterons ensuite pour ceux qui, n’admettant pas de doctrines aussi absolues, considèrent le transport comme une industrie qu’il faut favoriser, dût-il même en résulter un renchérissement pour les frais de production et de consommation.

Nous plaçant successivement à l’un et à l’autre point de vue, nous montrerons que le gouvernement, en concédant le canal de l’Espierre, a bien fait dans l’un et dans l’autre sens.

Occupons-nous d’abord du premier système ; il faut le plus possible abréger le chemin entre la production et la consommation.

Le lieu de production est le bassin houiller de Mons.

Le lieu de consommation est la contrée manufacturière de Roubaix et de Lille.

Le lieu de production est en Belgique.

Le lieu de consommation à l’étranger.

Ce qui ne change rien au fond, car si vous envoyez vos produits indigènes à la consommation étrangère, c’est que vous le voulez bien ; c’est que vous y avez intérêt ; sinon vous les garderiez, et pour les garder, vous les frapperiez de prohibition à la sortie.

S’il entrait dans vos intentions de mettre des entraves à l’exportation, à la consommation étrangère, ces entraves vous les chercheriez dans le système des tarifs de sortie et non dans le système de communication. On a été jusqu’à vous dire que l’exportation de nos houilles est n mal, est la cause du renchérissement dans le pays ; ceux qui sont de cette opinion doivent demander des droits de sortie très élevés ou même la prohibition : ce n’est plus là une question de travaux publics mais de douanes.

Mais qu’ai-je besoin de faire ces suppositions ? non seulement nous offrons à la consommation française les produits de nos houillères, mais nous supplions le gouvernement français de rendre ses frontières, au moins en partie, inaccessibles aux houilles anglaises, par le maintien de son système de douane.

En général, de quoi nous plaignons-nous ? quelle est la cause de notre malaise intérieur ? le défaut de débouchés. Et est-il nécessaire de faire l’apologie de l’exportation dans un pays qui, après avoir immensément développé toutes ses forces productrices, ne sait que faire de ses produits ? Quelle est la pensée qui préoccupe tous les esprits, qui inquiète toutes les existences, les plus hautes et les plus humbles, l’ouvrier et le capitaliste, celui qui travaille et celui qui fait travailler ? Comment parviendrons-nous à exporter les fruits de notre travail ? c’est la question que l’on se fait de toutes parts. Nous avons, par une communication nouvelle, assuré le marché étranger à l’un de nos bassins houillers. Que n’est-il en notre pouvoir de procurer à chacune de nos nombreuses et belles industries un vaste marché à l’étranger et un canal de l’Espierre pour s’y rendre !

Tout en reconnaissant que les marchés étrangers nous sont nécessaires, direz-vous qu’il faut y faire arriver nos produits après les avoir grevés de frais de transport par d’inutiles circuits. Mais c’est vous mettre en contradiction avec vous-mêmes ; et votre système d’économie politique pourrait se formuler en ces termes : « Aucun objet destiné à la consommation extérieure ne franchira la frontière, qu’après avoir circulé au moins dix jours dans le pays. »

Système absurde, système illibéral, contraire à toutes les tendances de notre époque. Car à quoi tendent tous nos efforts, à quoi tendent les efforts de tous les gouvernements qui nous entourent, si ce n’est à abréger le chemin entre le consommateur et la chose qu’il demande ; le voyageur et le but qu’il veut atteindre, car le voyageur n’est qu’un consommateur.

Ce résultat s’obtient rarement sans déplacement de quelques intérêts ; je vous le disais récemment : toute communication nouvelle est une expropriation indirecte ; la route de Marche à Terwagne, en dispensant le voyageur du Luxembourg de passer par Namur ; la route de Bastogne à Aywaille est venue à son tour exproprier en partie la route de Marche à Terwagne ; si le canal d’Anvers à Herenthals se fait, ce sera une expropriation pour Lierre ; les embranchements du canal de Charleroy ont été une expropriation pour Seneffe qui a perdu ses rivages ; je m’arrête, messieurs, il faudrait vous énumérer toutes les communications exécutées, toutes les communications projetées ; dans tout cela on n’a qu’un but : rapprocher le consommateur de la chose dont il a besoin, rapprocher le producteur de celui à qui il destine ses produits.

Mais, objectera-t-on, toutes ces expropriations cessent d’être légitimes quand elles se font au profit de l’étranger.

C’est jouer sur les mots : ce que vous faites par le canal de l’Espierre au profit de la consommation étrangère, c’est à votre profit que vous le faites : vous n’avez agi que dans l’intérêt de votre production indigène, de votre bassin houiller de Mons.

Vous voulez traiter le consommateur étranger autrement que le consommateur indigène ; vous croyez avoir le droit de rançonner le consommateur étranger, en ajoutant aux frais nécessaires de production des frais inutiles de transport ; mais rendons-nous compte de la position du consommateur de Lille et de Roubaix. Vous désirez qu’il prenne vos houilles ; vous l’engagez même à refuser les houilles anglaises ; vous dites au gouvernement français : « Rendez, par votre système de douanes, le département du Nord inaccessible aux houilles anglaises », et, par une singulière inconséquence, vous rendez le département du Nord peu accessible aux houilles belges par le système de communication. Qu’a dû dire à son gouvernement le consommateur de Lille et de Roubaix ? Qu’a-t-il le droit de lui dire ? « Des sables d’Olonne à Dunkerque, de la mer à Halluin, vous avez élevé une barrière contre la houille anglaise ; le bassin d’Anzin paraissant néanmoins insuffisant, vous avez, à partir de Halluin, admis la houille belge à un faible droit d’entrée ; mais voilà la Belgique qui, tout en m’offrant ses produits, veut maintenir un système vicieux de transport ; des deux choses l’une : il faut changer le système de douanes pour me procurer la houille anglaise, ou le système de communication pour me procurer la houille belge. Telle est l’alternative où je vous place. » Voilà le langage que le consommateur de Lille et de Roubaix a eu le droit d’adresser au gouvernement français ; et que pouvions-nous répondre ? demander le maintien du système de douanes, au profit de nos produits, et nous refuser au changement du système de communication. Mais quel est donc le ministère qui, après avoir approfondi cette question, aurait osé accepter la responsabilité d’une semblable contradiction.

Voilà ce que l’on peut dire en faveur du canal de l’Espierre dans le premier ordre d’idées que j’ai indiqué ; je ne me dissimule pas ce qu’il y a d’absolu dans cette manière de voir ; la mesure néanmoins pourrait paraître déjà suffisamment justifiée ; je vais me placer dans un autre système, dans un autre ordre d’idées, je pourrais dire cette fois, dans un autre ordre de faits, car ici il ne s’agit plus que de faits.

J’ai dit qu’il existait un système vicieux de communication, que le produit pour aller du producteur au consommateur était forcé à des circuits. Je n’ai pas dit où était le système vicieux de communication ; au profit de quel pays se faisait le circuit ; j’ai même laissé supposer que le système vicieux était en Belgique, que le circuit se faisait au profit de la Belgique ; j’avais besoin de ces suppositions, car je voulais avoir raison dans l’hypothèse la plus défavorable ; mais ce n’était là que des suppositions.

Il y a entre le lieu de production, Mons, et le lieu de consommation, Roubaix et Lille, une communication vicieuse.

Mais cette communication est en France.

Nous envoyons la houille belge à la consommation française par une voie française.

Nous enverrons désormais, au moyen du canal de l’Espierre, la houille belge à la consommation française par une voie belge.

Il y a toujours dépossession, expropriation ; mais c’est la navigation étrangère que nous dépossédons, que nous exproprions : est-ce là ce qui peut valoir au canal de l’Espierre la qualification d’antinational ?

Nous voici au cœur de la question : quel est l’itinéraire de la houille expédiée de Belgique en France ?

Question de fait ; question qu’il suffira de poser pour faire hésiter les adversaires du canal de l’Espierre, question à laquelle on peut répondre avec une certitude que j’appellerai mathématique.

Prenons pour exemple l’année 1838.

Durant cette année, 5,012 bateaux chargés de houille ont été expédiés du canal de Mons pour la France, ce qui représente environ 726,000 tonneaux et une valeur de plus de 11 millions.

Par quelles voies ces 5,012 bateaux, ces 726,000 de houille se sont-ils rendus sur le marché français ?

C’est une question que, dans les nombreux entretiens dont le canal de l’Espierre a fait l’objet depuis deux mois, je me suis permis souvent de faire ; je l’ai faite à beaucoup d’entre vous.

La réponse que j’ai presque toujours obtenue est celle-ci : Tout le monde sait qu’une majeure partie de ces 5,012 bateaux, de ces 726,000 tonneaux de houille se sont rendus en France par les canaux de la Flandre en passant par Nieuport.

En bien ! c’est en quoi tout le monde se trompe.

Là est l’erreur.

Là est le préjugé populaire contre lequel on venait se heurter.

Ce préjugé, il fallait, non pas s’humilier devant lui, mais le braver en attendant le jour de la discussion publique, pour le détruire aux yeux de tout le monde.

C’est ce que nous avons fait.

Voici comment, en 1838, ces 5,012 bateaux exportant de la houille belge se sont rendus en France :

2,628 par l’Escaut inférieur et la Scarpe, pour le département du Nord ;

136 par le canal d’Antoing et la Scarpe, également pour le département du Nord ;

2,130 par l’Escaut supérieur vers Cambray, Compiègne et Paris ;

16 par la même voie, pour Rouen ;

102 par Gand, les canaux de la Flandre et Nieuport, pour Dunkerque.

J’emprunte ces détails au rapport présenté au conseil provincial du Hainaut par la députation permanente à l’ouverture de la session de 1839. Je les ai vérifiés en m’adressant non seulement au gouverneur de la province, mais aux exploitants du couchant de Mons que j’ai réunis deux fois dans mon cabinet ; on avait été jusqu’à supposer que le chiffre de 102 bateaux expédiés du canal de Mons en 1838 pour Dunkerque par Nieuport était faux ; les extraits que je me suis fait remettre par chacun des exploitants interpellés par moi sur l’honneur, ont constaté l’exactitude du chiffre.

Cependant il a passé en 1838 à l’écluse de Furnes à Nieuport pour Dunkerque plus de 102 bateaux : ce qui m’a conduit à constater récemment un autre fait extrêmement important, et qui était resté inaperçu dans le cours de l’enquête.

Ce n’est pas seulement le basin de Mons qui envoie ses produits au littoral français par Nieuport.

Le bassin d’Anzin et de Vieux-Condé se sert de la même voie ; la houille française entre en transit en Belgique, descend l’Escaut, jusqu’à Gand, les canaux de Gand, de Bruges, de Nieuport, et rentre en France par le bureau d’Adinkerke.

La houille française ainsi déclarée à la sortie du bureau d’Adinkerke, après avoir traversé la Belgique, a été en 1838 de 8 ;356,500 kilogrammes, où d’environ 8,000 tonneaux, ce chiffre peut être considéré comme inférieur au chargement réel.

D’après le rapport présenté au conseil provincial de la Flandre occidentale au nom de la députation permanente à l’ouverture de la session de 1838, il a passé en 1838, pour Dunkerque, à Nieuport 36,530 tonneaux de houille, mais cette quantité ne provenait pas exclusivement du bassin de Mons ; ce sont 36,530 tonneaux de houille tant belge que française

Ainsi des faits bien constatés sont ceux-ci :

En 1838 il n’a passé à Nieuport que 36,000 tonneaux environ de houille.

La moitié de cette quantité au moins était de la houille française.

Voilà donc à quoi est aujourd’hui réduite l’exportation de Mons pour le littoral français, et ce chiffre sera à peu près le même en 1839.

Une autre remarque que vous aurez déjà faite, c’est qu’il faut que la navigation de la Flandre pour Dunkerque soit bien avantageuse pour que les exploitants d’Anzin et de Vieux-Condé consentent à s’en servir de préférence aux canaux français ; nous reviendrons sur cette réflexion.

Nous avons dit qu’en 1838 il a été exporté de Mons en France 726,000 tonneaux de houille.

Des 36,000 tonneaux passés à Nieuport, admettons que la moitié ait été de la houille belge.

Il en résulte qu’en 1838 plus de 700,000 tonneaux de houille belge ont été expédiés en France par d’autres voies que la voie des canaux de la Flandre.

Ces autres voies n’étaient pas des voies belges, mais des voies françaises.

2,764 bateaux, nous le savons, ont été expédiés de Mons pour la consommation des départements du Nord par la Scarpe et la Deule.

Quel résultat doit amener l’établissement du canal de Roubaix et de l’Espierre ?

Les 2,764 bateaux expédiés en 1838 de Mons au département du Nord, au lieu de s’y rendre par les canaux français de la Scarpe et de la Deule s’y rendirent en grande partie par le canal belge d’Antoing par Tournay, c’est-à-dire par l’Escaut belge en descente jusqu’à Warcoing, où ils trouveront le canal de l’Espierre et de Roubaix.

N’est-ce pas là un beau résultat ; un résultat entièrement national ?

Ce résultat n’est pas contestable.

Il a fait jeter un cri d’alarme au concessionnaire de la Deule et de la Sensée ; j’ai fait réimprimer le curieux mémoire publié par M. Honnorez en 1835.

Il a été prévu par les concessionnaires de la Scarpe ; je pourrais vous donner lecture du prospectus publié en leur nom, lorsqu’en 1835, ils ont constitué leur société ; ils y examinent quel sera le bénéfice de la Scarpe, si le canal de l’Espierre ne se fait point ; quel sera ce bénéfice si le canal de l’Espierre se fait ; ils déclarent franchement aux actionnaires que, dans ce dernier cas, le bénéfice de la Scarpe sera moindre.

Maintenant que le but du canal de l’Espierre est constaté : « la rectification des communications entre le lieu de la production et celui de la consommation et au détriment de la navigation française », discutons les objections principales : passons en revue les intérêts contraires ou prétendument contraires au canal projeté.

Vous l’avez déjà pressenti : les intérêts contraires sont en France et non en Belgique.

Le premier intérêt adverse est celui du bassin de Vieux-Condé et d’Anzin : ai-je besoin de dire que les exploitants français sont intéressés à ce que le bassin de Mons ne soit pas trop directement, trop économiquement rattaché au marché commun de Lille et de Roubaix ?

Cet intérêt marche de pair avec l’intérêt de la navigation française : l’intérêt des canaux de la Scarpe et de la Deule.

Il y a eu dans le département du Nord une grande lutte, une lutte entre trois intérêts : l’intérêt du consommateur de Lille et de Roubaix ; l’intérêt du producteur d’Anzin ; l’intérêt de la navigation.

Cette lutte s’est prolongé pendant quinze ans.

L’intérêt de la production et l’intérêt de la navigation se sont tour à tout placés sous un puissant patronage.

Les mines d’Anzin ont eu longtemps un grand protecteur.

Les canaux de la Deule et de la Sensée ont aussi trouvé un protecteur très haut placé.

C’est sous ce patronage que ces deux intérêts l’ont emporté : il a fallu que Lille et Roubaix continuassent à recevoir par de longs détours la houille de Mons, au grand avantage des exploitants d’Anzin et des concessionnaires de la Deule, de la Scarpe ou de la sensée.

Mais les deux protecteurs sont morts ; déjà, à la mort du premier, le gouvernement français qui, en 1831, s’opposait au canal de l’Espierre, était devenu neutre ; l’intérêt industriel et manufacturier de Lille et de Roubaix a trouvé à son tour de hauts protecteurs (MM. Thiers et Martin du Nord) ; le gouvernement français finit par reconnaître que des trois intérêts en lutte, celui qui méritait la préférence était l’intérêt industriel et manufacturier, l’intérêt des consommateurs de Lille et de Roubaix ; le canal de Roubaix fut décrété à grandes sections, de la Deule à la frontière, par la loi du 9 juillet 1836 (ministère du 22 février, président du conseil, M. Thiers), et le gouvernement français, sortant de sa neutralité, fit du prolongement du canal jusqu’à l’Escaut l’objet de démarches officielles et de négociations diplomatiques, sollicitant, comme un acte de bon voisinage, une mesure compromettante, il est vrai, pour les canaux de la Scarpe et de la Deule, et même pour les usines d’Anzin, mais favorable, mais nécessaire au district manufacturier de Roubaix et de Lille.

En considérant les choses sous un point de vue très restreint selon nous, il y a donc eu sacrifice de la part de la France ; des trois intérêts en présence, deux ont dû fléchir ; et la commission d’enquête qui s’est réunie à Lille en 1836 n’a pas reculé devant ce mot : résumant la question d’une manière remarquable, elle n’a pas hésité à dire : « que les moyens produits conter le projet et tirés de l’intérêt de la navigation, n’étaient que spécieux et tombaient devant le vrai principe qui régit tout bon système de communication, que le seul but était d’approcher du consommateur le marché auquel il s’approvisionne ; que c’est à cette fin que tout doit aboutir, que tout doit être sacrifié. » (Opinion de la majorité de la commission d’enquête, 7 contre 6.)

Les concessionnaires français avec lesquels le concessionnaire du canal de l’Espierre se met en concurrence sont MM. Honnorez et Bayard de la Vingtrie.

MM. Bayard de la Vingtie sont concessionnaires de la Scarpe pour 68 ans, en vertu de la loi du 11 avril 1835.

La famille Honnorez a encore les concessions suivantes :

Ecluses de Fresnes, sur l’Escaut, loi du 22 décembre 1817, 38 ans ;

Ecluse d’Iwvy, sur l’Escaut, loi du 13 mai 1818, 49 ans ;

Haute et Basse Deule et Lys, loi du 16 septembre 1825, 29 ans.

On sait que M. Honnorez est parvenu à faire sanctionner par la loi du 21 mai 1818, une disposition ainsi conçue : « Art. 11. Il ne sera accordé de permission de construire aucun autre canal au préjudice du canal de la Sensée, soit dans le vallon de la Sensée, soit à dix lieues en tous sens de ce canal. »

C’est en vertu de cette clause qu’il s’est opposé en France à l’établissement du canal de Roubaix ; c’est en vertu de cette clause qu’il réclamera une indemnité dès que ce canal, aujourd’hui une impasse, sera livré à la navigation, au moyen du prolongement jusqu’à l’Escaut.

Le gouvernement français, en autorisant le canal de Roubaix, a pris ses précautions ; il a mis l’indemnité éventuelle à la charge du concessionnaire du canal de Roubaix, par l’article 4 de la loi du 9 juillet 1836, ainsi conçu : « le concessionnaire sera tenu d’indemniser l’état, en principal, intérêts et frais de toutes condamnations qui pourraient être prononcées, en vertu de l’article 11 de l’acte de concession du canal de la Sensée. Le canal de Roubaix, depuis la Deule jusqu’à la frontière, est affecté à la garantie de la présente clause, et il sera pris hypothèque, au nom de l’état, sur ce canal. »

Je sais, messieurs, que le concessionnaire du canal de Roubaix a soutenu et soutiendra qu’il n’est pas dû d’indemnité ; que le canal de Roubaix est en dehors du périmètre indiqué et qu’il porte préjudice, non à la Sensée, seule protégée par la clause prohibitive de 1818, mais à la Deule à l’égard de laquelle cette clause n’a point été renouvelée en 1835. Quoi qu’il en soit, il n’en est pas moins vrai que le concessionnaire de la Deule et de la Sensée a annoncé cette prétention et qu’il avait des motifs pour le faire.

D’après les tableaux annexés au mémoire de M. Honnorez, la recette réunie des canaux de la haute et basse Deule et de la Lys à été : en 1830, de 248,856 53 ; en 1831, de 229,663 68 ; en 1832, de 264,553 65 ; en 1833, de 267,004 98 ; en 1834, de 279,886 92. soit 1,289,765 76 pour cinq ans.

Je m’arrête à 1834 ; le mémoire ne me fournit pas d’autres renseignements ; d’ailleurs l’expérience de 5 ans suffit.

M. Honnorez reconnaît que la ligne nouvelle, qu’il appelle la ligne belge d’Antoing et de l’Espierre diminuera notablement les produits de la Deule, dont on peut évaluer la recette séparée à 100,000 francs par an ; il accuse le gouvernement français de méconnaître ses propres intérêts, parce qu’à l’expiration de la concession, c'est-à-dire le 16 septembre 1854, cette recette appartiendrait au trésor public.

D’après le prospectus publié par MM. Bayard de la Vingtrie, le revenu de la Scarpe, dans le cas du prolongement du canal de Roubaix à l’Escaut, pouvait se trouver annuellement réduit de 63,000 francs ; les concessionnaires ont eu la bonne foi de l’annoncer et de l’avouer aux actionnaires avant de constituer la société.

Il est donc constant que, par le canal de l’Espierre, la Scarpe est menacée de perdre, en tout ou en partie, un revenu annuel de plus de 50,000 francs, la haute Deule, d’environ 100,00 francs. Ces deux sommes, en tout ou en partie, ne reviendront pas exclusivement au canal de l’Espierre et de Roubaix ; il les partagera avec le canal d’Antoing qui y aura même la plus forte part, c’est-à-dire avec le trésor belge. Si, comme je l’espère, le canal de l’Espierre est terminé dans le délai fixé (18 mois après l’approbation des plans définitifs), le canal d’Antoing, quant au deuxième semestre de 1842, figurera déjà pour une recette plus forte que celle d’aujourd’hui à notre budget des voies et moyens. Je souhaite que toutes les concessions que l’étranger nous demandera exercent une influence de ce genre sur nos revenus.

Je n’ignore pas que, dans ces derniers temps, on a cherché à atténuer et même à nier l’intérêt de la Scarpe et de la Deule à ne pas voir s’établir le canal de l’Espierre ; on a représenté celui-ci comme dans l’impuissance de lutter contre les voies françaises ; on a soutenu que celles-ci seraient préférées ; que le canal de l’Espierre, obligé de laissé à la Scarpe et à la Deule le marché de Lille au moins, n’aurait d’autre ressource que le marché de la haute Lys belge et la navigation sur Dunkerque. Mais nous avons l’aveu des concessionnaires des canaux français eux-mêmes ; ils nous ont annoncé leur dépossession au moins partielle ; ce sont fort heureusement des documents authentiques que l’on ne peut détruire.

Pour contester l’utilité publique du canal de l’Espierre, l’on s’est attaché, en 1838, devant la commission d’enquête à Courtray, à faire, quant au fret, un parallèle entre la ligne française de la Scarpe et de la Deule et la ligne belge d’Antoing et de l’Espierre ; mais dans ce parallèle on n’a pas eu égard à plusieurs circonstances importantes, telles que les suivantes :

- Le tirant d’eau, qui sera de 1,80 pour la ligne belge et qui atteint à peine 1,50 pour la ligne française ;

- Les facilité de navigation, la ligne belge offrant constamment, soit une navigations sans courant (sur les canaux d’Antoing et de l’Espierre), soit une navigation en descente (sur l’Escaut, d’Antoing à Warcoing), la ligne française offrant une navigation en remonte de huit lieues (la Scarpe) et à travers plusieurs forteresses où il n’y a pas même de chemin de halage ;

- La continuité de la navigation, la ligne belge offrant une navigation assurée l’année entière, à l’exception du temps de chômage qu’exige l’entretien de tous les canaux, la ligne française n’offrant qu’une navigation sujette à beaucoup d’incertitudes, toujours entre deux extrêmes : la baisse subite ou les torrents ;

- L’indépendance de la navigation , fait important bien qu’en apparence singulier ; la ligne belge sera hors de contact du bassin rival d’Anzin et de Vieux Condé ; sur la ligne belge, les bateaux de Mons prendront les devants pour arriver au marché commun. Sur la ligne française, les bateaux de Mons ne viennent qu’à la suite de ceux d’Anzin, et on a soin de rendre aux premiers le passage aussi difficile que possible, par exemple, on encombre à dessein les rivières de bateaux chargés ou vides. Le marché commun a un seul accès, et cet accès est à la portée des exploitants français ; le marché commun aura deux accès, et le nouvel accès sera à la portée des exploitants belges ; et l’on dira qu’il est sans utilité pour nous de donner deux accès au marché commun et de nous assurer le deuxième accès. Ces simples réflexions ne constatent-elles pas un changement capital au profit du bassin de Mons, et pour nous servir de la remarquable expression de M. Honnorez, dans son mémoire de 1836, « n’est-ce pas une véritable prime accordée au charbon belge ? » (p. 41, édition in-4°)

Est-il d’ailleurs à supposer, je vous le demande, que les exploitants de Mons sollicitent depuis 1825 une chose superflue ? est-il de meilleurs juges qu’eux de l’utilité, de la nécessité de la nouvelle communication ? a-t-on bonne grâce à venir aujourd’hui déclarer sans objet leurs efforts de quinze ans, en leur disant, à eux les principaux intéressés : Vous ne savez pas ce que vous voulez ? »

C’est donner un double démenti :

Démenti aux concessionnaires des canaux français qui ont avoué qu’ils seraient dépossédés par la ligne belge d’Antoing et de l’Espierre, et que leur intérêt était de s’opposer à l’établissement du nouveau canal ;

Démenti aux exploitants de Mons, qui déclarent depuis 15 ans qu’ils ont besoin du nouveau canal.

Admettons même, pour nous épargner une minutieuse discussion de chiffres, que, par rapport au fret considéré isolément, il y ait, ou à peu près, équilibre entre les deux lignes ; qu’arrivera-t-il ? M. Honnorez nous le dit dans son mémoire de 1836 : Le canal qui craindra d’être inutile réduira ses péages ; il y aura entre les deux lignes émulation de réduction, le tout au profit de la consommation et de la production. Le canal de l’Espierre, dites-vous, est inutile, il en coûtera moins pour aller à Lille par la Scarpe et la Deule. Mais de quoi vous inquiétez-vous ? le canal de l’Espierre saura bien se rendre utile, et si ses péages sont trop élevés, il les diminuera. La concurrence est ici une garantie qui, ordinairement, manque ailleurs.

Je vous ai longuement entretenus des deux intérêts français que le canal de Roubaix et de l’Espierre a rencontrés comme adversaires ; je le devais parce que c’était vous placer au véritable point de vue de la question, ; je le devais parce qu’il vous était indispensable de connaître ces intérêts et qu’ils n’ont pas le droit de se faire connaître ici par eux-mêmes.

Je rentre en Belgique. J’y trouve comme adversaires des intérêts et des espérances.

Occupons-nous d’abord des intérêts, c’est-à-dire de choses qui existent ou que l’on croit exister.

On a élevé des réclamations au nom d’un grand intérêt, la navigation des Flandres ; la navigation des canaux flamands vers Dunkerque, la navigation de Lys en remonte vers Roubaix et Lille.

« Un homme, dit-on, depuis deux mois dans quelques localités des Flandres, a pris à tâche de détruire notre navigation : une de nos ressources et presque une de nos gloires. Ces bateaux qui chaque semaine se précipitent par rame de cinquante de Tournay vers Gand, vous ne les reverrez plus : on leur a ouvert une nouvelle voie vers Dunkerque à notre frontière même. Conçoit-on qu’un ministre ai osé donner ce conseil à notre Roi ? »

Il règne, ajoute-t-on, une vive inquiétude dans les Flandres ; je l’ignore, je ne m’en suis point aperçu en assistant le 1er de ce mois, à l’inauguration de la station intérieure d’Ostende. Si d’ailleurs cette inquiétude existe, ce n’est pas au gouvernement qu’il faut l’imputer ; il a tout fait pour éclaircir la question, et c’est même dans ce but qu’il a accepté avec tant d’empressement la discussion d’aujourd’hui ; ce n’est pas lui qui a propagé des faits inexacts cent fois démentis.

1° Les bateaux qui, venant de Tournay, descendent chaque semaine l’Escaut vers les Flandres, ne sont pas tous destinés pour Dunkerque : il n’y en a pas trois cents par an qui ont cette destination ; et la moitié au moins sont chargés de charbon français. Je le répète, en 1838, Mons a envoyé par eau en France 726,000 tonneaux de houille ; 36,000 tonneaux de houille, tant belge que française, ont seulement passé à Nieuport. Les proportions seront les mêmes en 1839.

2° Le sort de la navigation charbonnière des Flandres vers Dunkerque ne dépend en rien du canal de l’Espierre, mais entièrement du système de douane français. L’ordonnance du 25 novembre 1837 l’a réduite à 36,000 tonneaux ; que l’on fasse un pas de plus ; que l’on diminue à l’entrée, depuis les sables d’Olonne à Dunkerque, le droit protecteur de 50 centimes et le littoral tout entier s’approvisionnera de charbon anglais à l’exclusion des bassins de Mons et d’Anzin. On peut même dire que nous avons perdu le littoral, car qu’est-ce que 100 à 150 bateaux que nous envoyons à Dunkerque ; c’est à quoi se réduit l’envoi annuel de Mons. Le surplus vient d’Anzin et du Vieux-Condé. Qu’est-ce que 15 à 20,000 tonneaux de houille pour le couchant de Mons, dont la production a été, en 1838, de 1,400,000 tonneaux, dont l’exportation pour la France, par eau et par d’autre voie que celle des canaux flamands, a été de plus de 700,000 tonneaux ?

3° Ce n’est pas le canal de l’Espierre qui créera la possibilité de se rendre à Dunkerque par une autre voie que celle des canaux flamands ; cette possibilité existe, et cependant on se rend à Dunkerque par la Flandre ; les exploitants eux-mêmes d’Anzin sont en même temps actionnaires des canaux français. En effet, l’on peut se rendre dès maintenant à Dunkerque, soit par l’Escaut en remonte et la Sensée, soit par l’Escaut en descente et la Scarpe en remonte ; il y a en partant de Mons par cette dernière voie 44, par la première 43 lieues ; la navigation par la Flandre sur Dunkerque est de 55 lieues, pourquoi préfère-t-on faire 55 lieues au lieu de 43 ou 44 ? C’est que la navigation belge est toujours en descente, d’un tirant d’eau de 1,80 jusqu’à Nieuport, affranchie de tous les inconvénients qu’offrirait la navigation française sur Dunkerque, d’un tirant d’eau de 1,50 au maximum, et même entre Aire et Dunkerque, de 1,10 à 1,20 seulement.

Les inconvénients de la navigation française, vous les connaissez ; je présumais que l’on viendrait nous dire qu’il ne fallait pas nous en rapporter aux livres déjà anciens, que plusieurs parties de la ligne française, avaient été depuis notablement améliorées ; prévoyant cette objection, j’ai fait faire en octobre et novembre dernier une visite des canaux français par un ingénieur belge, M. Forret, visite qu’il a faite en se faisant traîner en bateau de notre frontière à Dunkerque par Saint-Omer. J’ai fait imprimer son rapport, vous avez pu juger si les travaux faits récemment ont mis les canaux français, notamment entre Aire et Dunkerque en état de lutter contre les canaux belges.

Je dis entre Aire et Dunkerque, car cette partie serait commune à la ligne nouvelle sur Dunkerque qui résulterait de l’établissement du canal de l’Espierre ; et cette partie est précisément la plus mauvaise ; on nous dit que c’est pour aller à Dunkerque qu’on demande le canal de l’Espierre ; que l’on irait par Lille, la haute Deule et la Bassée, ou bien par la basse Deule et la Lys en remonte ; mais remarquez que dès à présent on peut aller à Dunkerque par Douai en se servant de la haute Deule et de la Bassée ; on ne le fait. La navigation sur Dunkerque par la Lys en remonte serait la plus laborieuse qu’on pût imaginer, c’est ajouter aux difficultés qui existent entre Aire et Dunkerque des difficultés nouvelles non moins grandes. La navigation du canal de l’Espierre sur Dunkerque offrirait, d’ailleurs, en partant de Mons par la Bassée, une longueur de 49 lieues, par la Lys en remonte de 48 ; c’est-à-dire une distance plus grande que celle qu’offre, dès à présent, la même navigation par l’Escaut en remonte et la Sensée (43 lieues), ou l’Escaut en descente en la Scarpe en remonte (44 lieues).

Forcés de reculer devant tous ces faits, l’on dit : Mais on perfectionnera les canaux d’Aire à Dunkerque, où l’on fera un nouveau canal de Hazebrouck à Bergues par Cassel : le tracé de ce dernier canal figure déjà sur les cartes du département du Nord. Si tout cela n’était impossible, ce serait encore invraisemblable : car, pour qui creuserait-on à grandes frais un canal entre Hazebrouck et Bergues ? pour qui améliorerait-on à ce point les canaux d’Aire à Dunkerque ? Pour les charbons d’Anzin et de Mons. Mais la consommation en est réduite sur le littoral à 36,000 tonneaux, et l’on ne fait pas des ouvrages aussi considérables pour conquérir une navigation charbonnière de 36,000 tonneaux.

Je suis donc convaincu que l’on n’ira pas par le canal de l’Espierre à Dunkerque ; néanmoins, nous avons cru devoir stipuler dans l’acte de concession, sanctionné en ce point par la convention du 27 août, une garantie contre cette éventualité : véritable sacrifice fait à de préjugés.

Un deuxième intérêt réel, actuel, que l’on nous accuse de sacrifier en Belgique, c’est la navigation de la Lys en remonte par Gand vers Lille et Roubaix.

« Vous envoyez le charbon à Lille et à Roubaix par le canal de l’Espierre ; donc il n’y ira plus par l’Escaut en descente jusqu’à Gand et la Lys en remonte. »

La réponse à cette objection est aussi simple que péremptoire.

Nous ne détruisons pas la navigation de la Lys en remonte vers Lille et Roubaix, car on ne détruit que ce qui existe ; or, il n’existe pas de navigation charbonnière en remonte de la Lys pour Roubaix et Lille ; on n’envoie régulièrement pas de charbon à ce marché par cette voie.

Cette réponse a tellement étonné tous ceux à qui je l’ai faite (et je l’ai faite entre autres les 1er décembre à Ostende, à plusieurs personnes), que j’ai fini par en douter moi-même ; j’ai fait faire, le 3 de ce mois, le relevé du passage à l’écluse de Commines, pour 1839, mois par mois et par lieux d’arrivée et de destination, et j’ai été amené à constater un nouveau fait, qui n’est qu’un nouvel argument en faveur du canal de l’Espierre.

Il a passé pendant les 10 premiers mois de 1839, à l’écluse de Commines, 58 bateaux chargés de houille belge, présentant un chargement total de 7,166 tonneaux.

De ces 58 bateaux 28 seulement étaient venus par l’Escaut en descente et la Lys en remonte.

27 étaient destinés pour Warneton et Pont-Rouge, c’est-à-dire pour la consommation belge.

Un seul n’était pas destiné pour la consommation belge ; il s’est rendu à croix près de Lille. Quant aux 30 autres bateaux chargés de houille belge , ils sont venus par Lille et les canaux français ; ils se rendaient à Bousbeeque, village français, sur la Lys, vis-à-vis de Menin.

Ainsi, Bousbecque, village français, sur la Lys, en face de Menin, reçoit le charbon belge non par Gand et par la Lys en remonte, mais par les canaux français ; 1 seul bateau, pour des motifs particuliers, s’est rendu en France par cette voie.

En 1838, il n’a passé de bateaux chargés de charbon à Commines que pour un tonnage de 5,732 tonneaux.

En 1837, le passage avait été plus considérable ; il y a eu une véritable navigation de la Lys en remonte vers Lille et Roubaix ; mais tout le monde reconnaît que ce mouvement extraordinaire n’a été qu’un accident ; c’est en 1837 que l’on a fait les grands travaux à la Scarpe, travaux qui ont interrompu la navigation de cette rivière ; il fallait bien trouver, indépendamment de la Sensée, une voie pour se rendre à Roubaix et à Lille ; l’on s’y est rendu par la Lys en remonte ; le passage à l’écluse de Comines a été, en 1837, de 38,112 tonneaux, dont 30,000 au moins pour Lille et Roubaix ; mais, je le répète, ce n’était là qu’un accident dont le retour est impossible dans l’état actuel de la Scarpe et de la Deule.

En effet, quelle que défectueuse qu’elle soit, la voie française de la Scarpe et de la Deule pour Lille et Roubaix est préférable à la Lys belge en remonte, rivière que l’on n’a pas voulu perfectionner ; qui n’a qu’un seul barrage entre Courtray et Gand, à Harlebeke ; qui, de Gand à Harlebeke, offre un bief de 14 lieues (69,267 mètres), avec une pente de 3 mètres 05. Pour préférer une semblable navigation à la navigation, imparfaite sans doute, de la Scarpe et de la Deule, il faut qu’on y soit forcé ou que l’on se soit trompé. Un obstacle d’ailleurs pour aller de Mons à Roubaix et Lille par la Lys en remonte, c’est que la Lys est comprise dans la zone la plus élevée de terre pour l’entrée du charbon en France ; dans la zone de 50 centimes (de la mer à Halluin) ; cet obstacle, on ne peut le lever qu’en se faisant franciser par le détour en France.

Il faut avoir égard aux situations normales ; or, en temps ordinaire, Lille et Roubaix ne reçoivent pas de charbon par Gand et la Lys belge en remonte.

Nous avons réduit à leur véritable valeur les deux intérêts réels actuels que l’on dit compromis dans les Flandres : nous avons montré que l’un de ces intérêts n’existe pas, que l’autre est indépendant du canal de l’Espierre.

Nous sommes arrivés en face des deux espérances que l’on nous accuse de compromettre.

La première et la plus grande de ces espérances, c’est le canal de Bossuyt à Courtray.

Nous avons dit que notre but était de porter de la houille de Mons à Roubaix et Lille, en simplifiant les rapports entre le lieu de production et celui de consommation.

Peut-on, au moyen du canal de Bossuyt, atteindre ce but ?

Non.

Le demandeur en concession de ce canal l’avoue ; on ne peut, par le canal de Bossuyt, approvisionner Lille et Roubaix ; ce canal est dans l’impuissance de faire concurrence aux voies françaises en possession de ce marché, à la Scarpe et à la Deule. Il est d’ailleurs à remarquer, à part les péages, qu’en envoyant en France du charbon belge par le canal de Bossuyt, on tombe dans la zone la plus élevée, celle de 50 centimes, qui comprend la Lys, tandis que le canal de l’Espierre débouche dans la zone de 15 centimes.

Ainsi un point convenu entre les parties, si nous pouvons parler ainsi, c’est que le canal de Bossuyt n’est pas un moyen d’arriver au marché de Lille et de Roubaix.

L’exportation des produits du bassin de Mons était l’idée dominante, et j’ai eu soin d’en faire notre point de départ ; il s’ensuit que le canal de Bossuyt est hors de la véritable question.

Nous voulons aller directement, économiquement, rapidement et sûrement à Roubaix et à Lille ; le canal de Bossuyt ne nous y conduit pas ; voyons quel est son but, légitime sans doute, mais le nôtre ne l’est pas moins.

1° Il a pour but immédiat d’approvisionner Courtray et la haute Lys belge de Harlebeke au moins jusqu’à Armentières, en évitant surtout le détour de Gand aux produits pondéreux du Hainaut pour cette partie de la Flandre occidentale.

Rien n’est plus raisonnable que ce but, et le Hainaut doit en savoir gré aux auteurs et promoteurs du canal ; mais tout en voyant avec satisfaction que, par le canal de Bossuyt, il enverra plus facilement ses produits à Courtray et sur le marché belge de la basse Lys, il ne peut renoncer au désir de les envoyer également avec plus de facilité au marché de Lille et de Roubaix à l’aide du canal de l’Espierre ; il le peut d’autant moins que le marché belge d’Harlebeke à Armentières ne lui demande annuellement que 35,000 tonneaux de houille, tandis que le marché de Roubaix seul, non compris Lille et le reste du département du nord, exige 100,000 tonneaux.

2° Le canal de Bossuyt a pour but éloigné d’amener une jonction plus directe du Hainaut à la mer du Nord que celle des canaux de Gand et de Bruges ; ce but serait atteint par le creusement d’un canal de Menin à Ypres, seule lacune après l’achèvement du canal de Bossuyt à Courtray. Dès lors il y aurait une ligne presque droite de Mons à la mer du Nord ; c’est encore un résultat que le Hainaut ne désapprouve point, mais je ne sais si à Gand et à Bruges on y a bien réfléchi.

Là serait la véritable dépossession des canaux flamands de Gand et de Bruges, dépossession, il est vrai, opérée au profit d’autres canaux également en Flandre ; le pays déposséderait le pays, la Flandre déposséderait la Flandre ; ce n’est pas l’étranger qui déposséderait le pays ; j’ignore cependant jusqu’à quel point cette distinction consolerait Gand et Bruges.

Nieuport, qui ambitionne la position d’Ostende ; Nieuport rattache elle aussi son avenir à cette jonction directe de l’Escaut à la mer du Nord par Courtray et l’Yperléé ; et à tort, selon moi ; car les bateaux expédiés de Bossuyt à Nieuport, mais arrivés au point de Knocke, ils descendraient par l’écluse de Fintelle sur Furnes pour atteindre la mer du Nord à Dunkerque. Ceci est évident ; il suffit de jeter les yeux sur la carte ; ainsi, par les canaux de Bossuyt et de l’Yperlée les 36,000 tonneaux de houille que l’on expédie encore annuellement à Dunkerque, s’y rendraient sans toucher Nieuport. Ce qui cependant n’empêche pas les habitants de Nieuport de dire que le ministère, par la concession du canal de l’Espierre, a détruit l’avenir de leur port.

Revenons au but immédiat du canal de Bossuyt.

Ce que veut le canal de Bossuyt, c’est le marché de la haute Lys belge ; c’est tout ce qu’il peut vouloir.

Il craint que le canal de l’Espierre, tout en disant que son objet exclusif est le marché de Lille et de Roubaix, n’ait l’arrière-pensée de s’emparer du marché de la haute Lys : ce qui lui est possible.

Eh bien, le canal de l’Espierre s’interdit ce marché.

Cette interdiction est stipulée dans l’acte de concession sanctionnée encore en ce point par la convention du 27 août.

Que peut-on vouloir de plus ?

Votre marché principal est celui de la haute Lys belge.

Vous craignez que je ne vous le prenne.

Je m’en désiste.

Par mon désistement, je cesse d’être un obstacle, une inquiétude pour vous.

Certes, vous ne pouvez pas me reprocher de disputer aux canaux français le marché de Lille et de Roubaix, car sur ce marché vous ne formez aucune prétention ; ce marché est mon but ; mais ce n’est pas le vôtre, et ne peut-être le vôtre : vous l’avouez.

Vous dites que si j’existe vous ne pouvez exister ; c’est supposer que nous avons un but commun ; or, le contraire résulte de vos aveux et résulterait des faits à défaut de vos aveux : je prends le marché de Lille et de Roubaix, qui est hors de votre portée, et je vous laisse le marché de la haute Lys belge. Mon but unique devient ainsi le marché de Lille et de Roubaix ; le marché de la haute Lys belge pourrait en devenir un accessoire ; cet accessoire je me le refuse. Notre sphère d’action n’est donc pas la même.

Voilà ce que peut dire le canal de l’Espierre.

Le demandeur en concession du canal de Bossuyt ne se contente point de la garantie stipulée dans l’acte de concession et la convention du 27 août : il veut la prohibition du canal de l’Espierre, clause à la fois irrationnelle et illégale :

- Illégale, puisqu’elle est contraire à l’article 3 de la loi organique des concession du 19 juillet 1832. (« Le gouvernement ne pourra stipuler en faveur des concessionnaires que d’autres communications ne pourront être établies dans un rayon déterminé. »)

- Irrationnelle, puisque c’est aller au-delà du but ; vous voulez garantir au canal de Bossuyt le marché de la haute Lys belge, cette garantie vous pouvez l’obtenir, vous l’avez obtenue par un autre moyen que la prohibition du canal de l’Espierre.

Nous avons à parler d’une deuxième espérance, encore plus locale que celle de Courtray.

Une ville qui doit retirer le plus d’avantage du canal de l’Espierre, c’est Tournay.

En premier lieu, mille, peut-être deux mille bateaux passeront de plus annuellement dans ses murs.

En second lieu, elle a elle-même des produits à envoyer en France : sa chaux et ses pierres, matériaux de construction qui manquent à Roubaix, où l’on en fait un si grand emploi.

Aussi, jusques en 1835, tout le monde à Tournay, était-il partisan du canal de l’Espierre ; dans l’enquête de 1834, le projet a été appuyé et par la chambre de commerce (avis du 15 avril et 15 décembre 1834) et par le conseil communal (avis du 18 janvier 1834).

Il s’est fait un revirement d’opinion.

La chambre de commerce de Tournay a persisté dans l’appui qu’elle avait donné au projet.

Le conseil communal a changé d’avis.

A quoi est dû ce changement ?

Les délégués du conseil communal de Tournay l’ont expliqué à la commission d’enquête réunie à Courtray en 1838.

1° Le canal de l’Espierre exige, disent-ils, un barrage dans l’Escaut ; or ils ne veulent pas de nouveaux ouvrages dans cette rivière.

Par la loi du budget du 31 décembre 1838, vous avez autorisé le gouvernement à établir un barrage entre Tournay et Audenaerde, pour couper par moitié à peu près cette immense bief de plus de onze lieues en disproportion avec tous les biefs supérieurs.

Ce barrage, autorisé dans l’intérêt de la navigation de l’Escaut, est, aux termes de l’arrêté royal du 13 février 1836, établi à Autrive, au débouché du canal de Bossuyt et non du canal de l’Espierre, dont l’entrée ne sera pas facilitée par un barrage, qui devra y suppléer par une espèce de bassin d’entrée très coûteux.

Ainsi, un barrage est autorisé par la loi du 31 décembre 1838 entre Tournay et Audenaerrde.

Ce barrage est fixé à Autrive, à mi-chemin environ de Tournay à Audenaerde, à plus de deux lieues de l’entrée du canal de l’Espierre (11,450 m.)

2° Le canal de l’Espierre, ont dit les délégués du conseil communale, est inutile ; car Mons a pour ses houilles la Scarpe et la Deule ; Tournay, pour ses chaux et les pierres, une route pavée et le chemin de fer.

Nous avons déjà vu quel est l’intérêt de Mons.

Il est vrai que depuis l’enquête de 1834, il est survenu un changement dans la situation de Tournay : une loi du 26 mai 1837 a décrété le chemin de fer de Tournay à la frontière, un arrêté du 25 juillet 1838 a décrété une route de Tournay à Roubaix, deux actes que je ne crois pas incompatibles avec la concession du canal de l’Espierre.

Je félicite, messieurs, la ville de Tournay, et vous la féliciterez avec moi, d’être presqu’en même temps rattachée à la France par une route, un chemin de fer et un canal, trois communications doit chacune à sa spécialité.

Seuls, il est vrai, la route et le chemin de fer auraient exigé un transbordement à Tournay pour les objets venus par eau et qui seraient expédiés par l’une ou l’autre de ces voies en France.

L’espérance de ce transbordement, l’espérance d’avoir ce qu’on appelle des rivages, serait-elle pour quelque chose dans le changement d’opinion survenu chez quelques-uns à Tournay ?

Je ne puis le croire ; ce serait une spéculation locale si petite, si mesquine !

Si cette espérance existait, je n’hésiterais pas à dire qu’elle est compromise et avec raison.

Je conçois que si le canal de l’Espierre et de Roubaix avait été d’abord décrété, on aurait pu y trouver un argument surtout contre la route directe de Tournay à Roubaix ; on se serait peut-être exposé à trouver difficilement un concessionnaire pour la route (car elle se fait par concession) ; mais aujourd’hui que la route est presque achevée, que le chemin de fer est autorisé, le canal ne peut plus empêcher aucune de ces communications. En contresignant la loi du 26 mai 187 et surtout l’arrêté royal du 25 juillet 1838, je croyais avoir écarté une objection en dissipant une crainte. Singulière position ; si la route n’était pas décrétée, on dirait probablement : le canal la rend impossible ; la route est décrétée, et l’on dit : le canal la rend inutile. Mais c’est l’affaire du concessionnaire de la route.

Il me reste à parler, et je le ferai très brièvement de quelques objections secondaires au nombre de trois.

1° Le canal de l’Espierre nuit à la défense du pays.

La même objection a été faite en France ; en une nuit a-t-on dit en France, on pourra de Belgique amener un matériel de guerre sous les murs de Lille ; en une nuit a-t-on dit en Belgique, on pourrait amener de France un matériel de siège sous les murs de Tournay ; je ferai pour la Belgique la réponse qu’on a faite pour la France : ces choses ne sont font pas en une nuit : il y a au préalable des déclarations de guerre, et rien n’est plus facile que de mettre à sec un canal à bief de partage ; il suffit d’enlever une porte d’écluse.

En France et en Belgique on a consulté le juge compétent, le génie militaire ; il a été reconnu de part et d’autre que le canal de l’Espierre n’avait rien de contraire au système de défense des deux pays.

Cette objection avait d’abord frappé, je l’avoue, le roi Guillaume ; elle l’a fait hésiter, mais si mes renseignements sont exacts, et je les crois exacts, dans les derniers temps du gouvernement déchu, le chef de l’état était disposé à concéder le canal de l’Espierre.

Si le canal de l’Espierre affaiblit Tournay sous le rapport militaire, à plus forte raison cette place serait-elle affaiblie par le chemin de fer et surtout par la route pavée ; car une route on ne le met pas aussi facilement hors de service qu’un canal à bief de partage, ayant des moyens tout artificiels d’alimentation.

2° Le canal de l’Espierre compromet l’industrie gantoise, le charbon devant, dit-on, arriver par cette nouvelle voie à Roubaix à plus bas prix qu’à Gand.

Il est constaté que le fret de Mons pour Gand, est moins élevé que ne sera le fret de Mons pour Roubaix et Lille.

Ajoutez au fret le droit d’entrée dont le charbon belge pour Gand est exempt, et qu’il supporte quand il se rend à Roubaix et à Lille 15 centimes par 100 kilogramme, c’est-à-dire 1 francs 50 par tonneau.

D’ailleurs, nous n’oublions pas Gand.

Par le canal de l’Espierre, nous facilitons les rapports entre Mons, et le marché français de Roubaix et de Lille.

Par le barrage d’Autrive que vous avez autorisé, nous facilitons les rapports entre Mons et Gand.

Le barrage d’Autrive, c’est à certains égards le canal de l’Espierre du consommateur de Gand.

3° Le canal de l’Espierre peut être un moyen de détourner les eaux belges et de les jeter en France.

Cette objection, la dernière, objection des trois que j’ai appelées secondaires, est vraiment étrange.

On se figure un espace uni entre l’Escaut et la Deule ; on suppose que l’on pourra jeter les eaux de l’Escaut dans la Deule de Belgique en France.

Il se trouve qu’entre l’Escaut et la Deule, il y a, comme entre toutes les rivières, car sans cela elles se confondraient dans leurs cours, un terrain montueux dont le point culminant est de 7 m. 90 en Belgique ; le bief de partage du canal est, à son entrée en Belgique, à 7 m 80 au-dessus des eaux de l’Escaut. Il ne serait pas facile d’attirer la masse des eaux de l’Escaut à cette hauteur pour les précipiter en France.

Du reste, on est encore allé au-devant de cette objection en stipulant dans le cahier des charges du canal de l’Espierre, article 7, que le système d’alimentation aura son siège principal en France. Loin donc de prendre de l’eau en Belgique, on nous en enverra probablement.

Une voix – Nous en avons déjà trop.

M. le ministre des travaux publics (M. Nothomb) – Pour prendre de l’eau à l’Escaut, il faudra des pompes à vapeur : c’est le complément du système d’alimentation.

J’ai cherché, messieurs, à vous présenter, dans un cadre aussi restreint qu’il m’a été possible, les éléments essentiels de cet immense débat.

Je ne parlerai plus des trois objections secondaires que je viens d’examiner.

J’ai d’abord fait comparaître devant vous les deux intérêts véritablement lésées, deux intérêts étrangers.

J’ai ensuite discuté les deux intérêts belges au nom desquels on élève des réclamations.

Je vous ai montré que l’un de ces intérêts, la grande navigation des Flandres sur Dunkerque, réduite aujourd’hui à moins de 40,000 tonneaux, ne dépend pas du canal de l’Espierre, mais du système de douanes français.

Je vous ai montré que l’autre intérêt, la navigation de la Lys en remonte pour Lille et Roubaix, n’existait pas.

J’ai ensuite cherché à vous faire apprécier les deux espérances en faveur desquelles on réclame.

Ce sont des espérances et non des intérêts réels, actuels.

L’une des ces espérances, le canal projeté de Bossuyt à Courtray, est en dehors de l’objet du canal de l’Espierre ; il n’y a plus rien d’incompatible entre cette espérance et le but du canal de l’Espierre.

L’autre de ces espérances, conçue peut-être à Tournay, je vous ai mis à même de reconnaître jusqu’à quel point elle a le droit de se réaliser.

Ce que vous devez toujours, messieurs, avoir sous les yeux, c’est le but que nous nous sommes posé : créer une nouvelle voie de communication entre Mons, d’une part, Lille et Roubaix de l’autre ; entre le lieu de production et le lieu de consommation.

Le moyen, c’est le canal de l’Espierre.

Il n’y en a pas d’autre.

Le canal de Bossuyt se récuse quand il s’agit d’aller à Lille et à Roubaix.

Ce n’est donc pas le moyen qu’il nous faut pour atteindre notre but.

Il me resterait, messieurs, indépendamment du grand objet du canal de l’Espierre, l’exportation charbonnière, à vous indiquer quelques autres avantages ; mais il est temps que je m’arrête ; j’ajouterai seulement que, par le canal de l’Espierre, Anvers et Ostende deviennent les ports de mer de Roubaix et de Lille, ports auxquels de ces deux villes on arrivera plus facilement que l’on n’arrive à Dunkerque même. Si le canal de l’Espierre avait été exécuté il y a quinze ans, à l’époque où il a été conçu par un homme qui a montré dans cette occasion autant d’intelligence que de courage, l’ingénieur en chef de Brock (puisse cet hommage public que je lui rends le dédommager de bien des persécutions), si le canal de l’Espierre avait été exécuté il y a quinze ans, il est probable que l’on n’aurait jamais entrepris dans le département du Nord les travaux qui ont amélioré des voies de communication fluviale que, fort heureusement pour nous, la nature condamne à être imparfaites ; les chances suffisantes de gain eussent manqué ; si après quinze années d’inaction, nous arrivons encore à temps, c’est à la force des choses que nous le devons.

M. le ministre des travaux publics (M. Nothomb) déclare qu’il dépose sur le bureau le plan du projet du canal de l’Espierre, plan qu’on avait dit ne pas exister.

- La séance est levée à 4 heures ¼.