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« La Belgique morale et politique (1830-1900) », par Maurice Wilmotte
Paris, Armand Colin, 1902
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(page
115) Jules Bara, ancien ministre de la justice, est une des figures les
plus curieuses du libéralisme belge ; à bien considérer les choses, c’en est
peut-être la figure la plus curieuse.
On sait déjà que le régime
parlementaire, en Belgique, est issu, comme en France, d’une révolution.
Bruxelles a eu ses trois glorieuses ; mais le mouvement populaire, sur lequel
la bourgeoisie étaya son indignation, fut un mouvement nationaliste et non une
réaction contre le trône et l’autel. Le roi Guillaume de Hollande avait ceci de
commun avec Charles X qu’il entendait gouverner à sa guise et à la guise de ses
favoris ; mais il différait de lui en ce qu’il était étranger à la Belgique,
adversaire déclaré de sa religion et de ses traditions communales. Luthérien,
il déplaisait d’instinct au peuple flamand, resté catholique jusqu’à la
bigoterie ; Germain, il ne dissimulait pas aux Wallons, c’est-à-dire à l’autre
moitié de ses sujets méridionaux, son dédain pour les idées et le langage de la
France ; (page 116) enfin sa
partialité, également blessante pour tous, se manifestait dans les choix de
fonctionnaires : toutes les faveurs allaient aux Hollandais ; les Belges
étaient administrés ; ils n’administraient point.
Le lendemain de la victoire des idées
séparatistes, les plus avisés s’occupèrent de cueillir les lauriers. C’étaient,
pour la plupart, de jeunes avocats venus du midi et de l’est de la Belgique, et
parmi lesquels on comptait plus d’un Français, ou d’un Belge né et élevé en
France. Le type le plus achevé de ces révolutionnaires, bons patriotes
d’ailleurs, fut, on l’a vu, Charles Rogier. Sa carrière fut longue et
fructueuse, et nul homme d’Etat, de 1830 à 1860 environ, ne conquit et ne
justifia autant de popularité.
Rogier, on l’a dit, était né à
Saint-Quentin, d’une mère française, mais d’un père belge ; il passa en France
une partie de sa jeunesse ; plus tard il se fixa à Liége, puis à Bruxelles ;
enfin, il mourut député de Tournai. Cette dernière ville, belge d’occasion,
toute française d’esprit, était comme désignée pour une représentation à part.
Elle l’eut successivement (et de 1862 à 1885 simultanément) dans la personne de
Charles Rogier et dans celle de Jules Bara.
A bien des égards, Charles Rogier fut
le (page 117) prototype éminent de
celui qui devint, après, son collège à la Chambre et au ministère. Grand
admirateur de la France, de ses gloires et de ses institutions, il sut démêler
tôt ce qui, dans le libéralisme de 1830, pouvait s’adapter aux moeurs de sa patrie. Bara n’agit pas autrement, mais il
accentua la bonhomie et le ton de belle humeur qui désignaient déjà Rogier à
une sympathie plus pressante et plus familière que ne le faisait Frère-Orban.
Par quoi il se distingua toutefois du premier et se rattacha au second, c’est
par l’inflexibilité et même la vivacité agressive de son anticléricalisme.
Aux environs de 1830, on savait très
bien à Paris ce que devait être le pouvoir civil ; quelles en étaient et les
prérogatives essentielles et les limites ; il n’y a, pour s’éclairer là-dessus,
qu’à relire certaines pages de Benjamin Constant et de Royer-Collard. En
Belgique, on était à la fois plus et moins avancé lorsqu’on vota la
Constitution nationale. On y inscrivit bien toutes les libertés de 1789, y
compris la liberté de la presse et la liberté d’association ; mais quand il
s’agit, par exemple, de dire ce que serait l’enseignement public, on tâtonna longtemps
et on laissa à l’initiative privée une part prépondérante, sous prétexte que
l’Etat ne devait que parer aux défaillances de cette initiative.
Les libéraux se préoccupèrent de
bonne heure (page 118) des devoirs
et des droits de l’Etat ; ils firent, à cet égard, au congrès du parti, en
1846, des déclarations très précises ; mais ils n’essayèrent pas de réaliser
tout de suite leur idéal. L’essayaient-ils en quelque point, ils se heurtaient
à une opposition violente, et de la part du clergé, et de la part des
catholiques qui, de même que leurs adversaires, s’étaient constitués en un
groupement distinct. Rares furent, dès cette date, les hommes qui, restant
fidèles à l’esprit de la Constitution, demeurèrent bons catholiques, sans
devenir des cléricaux en politique. Or, le clergé, qui n’avait jamais cessé de
se mêler aux luttes politiques se montra, à partir du moment où eut lieu la
scission entre les deux partis historiques de la nation, plus acharné et plus
systématique dans son antilibéralisme ; il avait été, surtout en Flandre, le
plus actif agent de la révolution ; il se mit cette fois au service d’une cause
plus mesquine, mais à ses yeux non moins sacrée, puisqu’elle se confondait avec
celle de la religion.
Cela se passe donc vers 1850, et à
cette date il y avait encore à la Chambre belge beaucoup de libéraux
catholiques et de catholiques libéraux. Dix ans plus tard, on montrait du doigt
les derniers représentants de cette variété à peu près disparue. Chacun des
deux partis - désormais distincts - (page
119) - le catholique et le libéral - soutenait, comme il va de soi, avoir
conservé la tradition pure et sincère de 1830. « Vous n’êtes plus les
libéraux de 1830, disait un député catholique en s’adressant à la gauche le 8
mai 1863. Lisez le programme du congrès libéral. Je le tiens en main ; tout
catholique pouvait l’accepter... En 1850, on se séparait des ministres qui
voulaient aller trop loin ; on disait : Nous ne vous suivrons pas. Aussi
lorsque M. Frère-Orban a voulu réviser la loi d’instruction primaire, il ne
s’est trouvé que douze personnes sur les bancs de la gauche pour appuyer une
telle proposition. En 1850, j’aurais pu me trouver moi-même dans vos rangs, car
nous voulions à peu près la même chose. » Et ce député, fougueux, mais
sincère, Tournaisien comme Jules Bara et à demi Français comme lui, reprochait
à son concitoyen les intransigeances de sa jeunesse, le qualifiant de
« doctrinaire carré » et de « centralisateur. »
Il n’avait pas tout à fait tort, du
moins en ce qui concerne la centralisation, et nous savons déjà pourquoi.
Nous avons vu, dans le domaine de
l’enseignement, après 1842 et 1850, les catholiques essayant (page 120) de tirer tout le parti
possible d’une législation qui était encore à demi confessionnelle, bien
qu’elle constituât pour leurs adversaires un commencement de réparation, et
presque une sauvegarde.
En 1857, une nouvelle tentative
d’empiétement sous le couvert de la liberté eut moins de succès. Les couvents
étaient devenus aussi nombreux, en Belgique, que sous la monarchie autrichienne
; leur fortune mobilière et immobilière avait décuplé depuis 1830 ; les
donations avant ou après décès alimentaient cette fortune aux dépens de la
prospérité publique. Les catholiques belges craignirent un retour offensif des
idées de sécularisation qui, sous Joseph Il et sous Guillaume de Hollande,
avaient failli triompher chez eux. Ils proposèrent d’inscrire dans la loi, en
les aggravant, des tolérances qui équivalaient au rétablissement de la
mainmorte. Cette fois, il y eut comme une explosion de colère et de rires, de
colère à la tribune, de rires dans la rue, et c’est en riant qu’on alla briser
les vitres de quelques couvents et d’un ministère. Le ridicule du projet en
dépassait, en effet, l’odieux, et ce fut sous le ridicule qu’il tomba.
* *
*
En juin 1863, se réunit à Malines un
congrès auquel assistèrent les évêques et tout le haut clergé. Montalembert y vint,
y parla. Mais on peut dire qu’il n’y fut applaudi que pour lui-même. Car de (page 121) ces assises, les premières où
prêtres et laïques voisinèrent ouvertement et conspirèrent ensemble, il sortit
une doctrine nettement opposée à celle du libéralisme. On y prépara des armes à
la papauté, au futur auteur du Syllabus.
« ... C’est un programme
politique qu’on vient faire à Malines, s’écrie Jules Bara (1864) ; ce sont des
articles qu’on vient voter pour qu’ils servent de règle de conduite pour le
parti catholique. » Et il continue son exposé, montrant l’association intime
d’intérêts entre le clergé et les chefs de la droite, et les dangers que cette
connexité nouvelle peut offrir pour les idées de progrès : ... Je dis que, si
vous triomphez, la liberté de conscience ne sera plus qu’un vain mot ; car
quand le prêtre est au pouvoir et quand le prêtre, convaincu de la vérité de
tel ou tel dogme, doit gouverner, il lui est impossible de faire des
distinctions ; il lui est impossible de dire : ceci est l’erreur, je la tolèrerai. Non, il obéit à sa conscience de prêtre, avant
d’obéir à sa conscience de citoyen. »
Et reprenant à son tour, et dans un
esprit qu’on imagine aisément, chacun des articles du programme discuté à
Malines, il montre les catholiques préoccupés de s’isoler des libéraux, de se
séparer d’eux pendant leur vie et jusqu’après leur mort, les catholiques
revendiquant le droit de (page 122)
fonder librement, dût-on rétablir la mainmorte, le
droit de retrancher à l’Etat sa prérogative scolaire, dût-on
ramener la nation au régime intellectuel d’avant 1789, c’est-à-dire au néant.
Comme on lui oppose la célèbre parole de Jules Simon, que l’Etat, en matière
d’enseignement, doit préparer sa destitution (parole prononcée à Gand), il
réplique, non sans à-propos, que le philosophe français a raisonné dans
l’hypothèse d’une société parfaite, et ajoute : « Je dis, moi, que l’Etat
a le pouvoir absolu d’enseigner, parce que la société sera toujours imparfaite,
parce qu’il y aura toujours des différences religieuses, parce qu’il faudra un
enseignement pour les pauvres, parce que la concurrence est nécessaire pour
élever le niveau de l’instruction. »
Il est non moins affirmatif et non
moins intrépide, lorsqu’il combat une autre prétention, sans cesse renaissante,
des catholiques belges. Un décret de prairial an XII avait réglé, semblait-il,
de façon définitive le respect des opinions dans la mort. Plus de divisions
factices et humiliantes dans les cimetières, plus de « trou des
chiens » où fût enfouie la carcasse des libres-penseurs. Plus rien de ce
XVIIIème siècle qui fait, à Saint-Eustache de pompeuses funérailles à un
banquier protestant et qui jette à la voirie la dépouille d’une actrice ou d’un
philosophe. Pourtant, ce sont, à chaque session, (page 123) de
nouveaux abus du pouvoir communal qu’on signale, et
que, ministre, il ait à sévir, que réduit à l’opposition il ait à protester,
Jules Bara défend la liberté posthume avec autant de constante vivacité que la
liberté vivante.
Le congrès de Malines avait, en ces
diverses matières, codifié les prétentions réactionnaires des catholiques ;
mais il n’avait fait que cela ; il avait enregistré des décisions qui étaient
déjà dans les consciences. Un mois avant sa réunion, le 8 mai 1863, M. Paul
Devaux, l’historien belge et l’un des plus modérés parmi les constituants de
1830, reprochait précisément à la droite ses tendances ultramontaines :
« Dans le parti catholique, disait-il, quels progrès la modération
a-t-elle faits ? Les hommes les plus modérés sont découragés et sans action ;
ce sont les plus violents qu’ils sont condamnés à suivre… Est-ce ainsi que les
catholiques mériteront l’épithète de conservateurs qu’ils ambitionnent et à
laquelle ils ont si peu de titres ? » C’était une belle riposte à l’homme
d’Etat catholique, dont on a lu le jugement sur l’évolution libérale ; mais
dans cette bouche, la réplique prenait plus d’autorité et comme un parfum de
vérité historique.
Dix ans plus tard, on pouvait mieux
mesurer du regard les étapes de la régression cléricale. La (page 124) droite n’associera plus
désormais ses indignations à la réprobation des doctrines absolutistes,
formulée le 3 juin 1864 par un de ses membres ; elle ne repoussera plus le Syllabus. Elle n’aurait admis non plus,
en 1875, que son chef au Sénat, M. d’Anethan,
s’exprimât ainsi : « Le ministre des cultes, qui, dans l’exercice de ses
fonctions, s’occupe de questions religieuses, développe et explique les
principes religieux et moraux, use d’un droit remplit un devoir. Mais si,
faisant une excursion dans le domaine politique, il abuse de son ministère,
s’il sort de son rôle pour attaquer directement le gouvernement, cette attaque
peut être érigée en délit et frappée d’une pénalité. » (26 février 1866.) En
1875, ce n’est plus une infime minorité, c’est « l’immense majorité des
catholiques » qui, par l’organe d’un leader
de droite, proteste contre la chute du pouvoir temporel de Pie IX. Et à
chaque session, le recul est marqué d’une façon plus nette et fournit à Jules
Bara, à qui il faut revenir, des occasions plus brillantes de déployer sa verve
oratoire et d’affirmer son anticléricalisme.
* *
*
Anticléricalisme, est-ce bien le mot
? Oui, si l’on y attache un sens usuel en France et qui n’implique tout au
plus, chez celui qu’on entend caractériser ainsi, que le retranchement et la
négation d’une foi (page 125)
positive. Non certes, si, par une extension trop commune de l’épithète, on veut
que l’anticlérical soit antireligieux. La génération à laquelle appartenait
Jules Bara n’était pas irréligieuse ; elle était tolérante, voilà tout. Parmi
ses collaborateurs politiques, que de pratiquants ! Si lui-même fut un
libre-penseur avoué, il ne fut jamais un négateur bien terrible, et, le jour où
il proclama l’immortalité de l’âme en
plein Parlement, il ne crut ni faire une manifestation inopportune, ni
apprendre sur lui-même quelque chose à quelqu’un.
Mais, respectueux des formes
positives de la religion, il était, il resta jusqu’à sa mort l’adversaire
résolu de l’ingérence cléricale dans le domaine politique. Sa thèse de docteur
agrégé, à l’université de Bruxelles, avait pour objet la séparation de l’Eglise
et de l’Etat, et ce fut pour lui le thème de maints discours ; ce fut le vœu de
toute vie. Il n’aimait pas les prêtres, comme en général les hommes de 1789
avaient fait ; c’est parce qu’il les avait vus à l’œuvre ; ce n’était pas aux
ministres d’une foi qu’il en voulait, c’était aux complices d’un intérêt
séculier. Encore entendait-il que la justice, qui doit être pour tous, leur fût
appliquée dans sa rigueur, Il repoussa, chaque année, les mesquines réductions
de budget, dont des collègues trop zélés lui faisaient la proposition (page 126) formelle. A l’un d’eux, qui
voulait qu’on supprimât les bourses des séminaristes, pour bien affirmer que
l’État tendait vers la séparation du spirituel et du temporel, il répond avec
une sorte d’indignation, qui part de son excellent cœur, mais aussi de sa
conviction intime : « J’aimerais mieux enlever 10,000 francs à un évêque que
500 francs à de pauvres élèves qui ont le droit de compter sur la parole du
gouvernement. De fait, il n’enleva ni aux évêques, ni aux boursiers ; mais il
n’accorda rien non plus au delà du nécessaire : « Quand nous avons, disait-il,
assuré au clergé de quoi subvenir à ses besoins, nous ne lui devons plus rien. »
Les boursiers de séminaire n’étaient
pas les plus intéressants, ni les plus nombreux. La générosité des fondateurs
s’était largement épandue sur les établissements où l’on préparait aux
carrières libérales ou à des professions plus modestes. Des milliers d’enfants
recevaient, grâce à cette générosité, une instruction gratuite. Encore
fallait-il savoir quels seraient les bénéficiaires, puisqu’il y avait plus
d’appelés que d’élus lorsqu’il s’agissait de fondations communales ou
provinciales sans attribution nominative. C’était le clergé qui en disposait
souverainement. Ses écoles, ses collèges, son université, à Louvain, étaient
devenus les réservoirs où s’engloutissait tout l’or légué pour (page 127) l’instruction des fils de la
bourgeoisie et d’une partie de la classe ouvrière.
Il en fut ainsi jusqu’en 1869, date à
laquelle les libéraux exigèrent que la collation des bourses d’études fût
conférée à l’Etat, sauf stipulation expresse en faveur des communes ou des
particuliers.
Il faut lire les discours de Jules
Bara, rapporteur de la loi sur les bourses, pour comprendre toute l’opportunité
de celle-ci. En un certain sens, c’était - on l’a assez dit et écrit alors - la
mainmise sur un bien privé, une usurpation de titre et de pouvoir. Oui, mais si
l’on songe à la pérennité de ces largesses, à l’obscurité des motifs
déterminants, à l’époque lointaine à laquelle elles remontaient, époque où il
n’y avait pas d’enseignement public, donc point de fondation possible en sa
faveur ; si, de plus, on veut bien s’instruire des abus de toute sorte auxquels
donnait lieu la collation de ces bourses, on ne peut que ratifier le jugement
des libéraux de 1863. En élargissant la fonction de l’État, ils renforcèrent
celui-ci ; mais ils rendirent en même temps un sérieux service à la liberté.
A un autre point de vue, la liberté
était intéressée dans cette réforme, où Jules Bara se montra
« centralisateur » à bon escient. Il y découvrit - et ce (page 128) fut un beau trait de
clairvoyance - une façon de doter le futur enseignement public, celui qu’une
révision de la loi de 1842 permettrait plus tard d’instaurer. Dès le premier
jour de sa carrière politique, il avait détesté cette loi et il l’avait
proclamée inconstitutionnelle ; il disait, dès 1864, qu’il en voterait
l’abrogation « de grand cœur », simplement parce que la liberté d’enseignement
en Belgique, n’était, grâce à elle, et ne pouvait être que la liberté de
l’enseignement catholique (C’est ce que répétait Frère-Orban, à
son tour, en 1868 (discours du 22 avril) : « En Belgique, quand parle de
la liberté, des forces individuelles au point de vue de l’enseignement, on dit
une contre-vérité. En matière d’enseignement, il n’y a réellement point de
place pour la liberté en Belgique ; il y a deux grands monopoles, celui de
l’Etat et celui du clergé ; voilà la vérité. »).
Mais il se résignait, il rongeait son frein, et du discours prononcé par son
concitoyen et cité plus haut, il nous est déjà permis de tirer les raisons sa
longue patience. En 1850, il n’y avait donc pas plus de douze membres, à
gauche, décidés à voter une loi libérale sur l’enseignement public ! En 1864,
il n’y avait pas encore de majorité en sa faveur, et ce ne fut qu’en 1879 que
cette majorité fut réunie. Encore, au Sénat, ne fut-ce qu’une (page 129) d’une voix ! N’est-ce pas
dire que l’évolution du libéralisme a été, en somme, plus lente et plus mesurée
que celle de ses adversaires ?
Benjamin Constant qui l’a dit « Il ne
faut point de gouvernement hors de sa sphère ; mais dans cette sphère, il ne
saurait en exister trop. »
Maxime libérale en 1830, non moins
libérale ver 1870 et plus libérale encore en 1900. Après le congrès catholique
de Malines en 1863, le devoir pressant s’imposait à tous, en Belgique, de
renforcer les pouvoirs de l’Etat. Jules Bara ne manque point à
l’accomplissement de ce devoir. Après avoir aidé au vote de la loi sur les
collations de bourses d’études, il saisit chaque occasion, qui s’offre ensuite,
d’affirmer, de définir et de préciser les prérogatives constitutionnelles du
pouvoir. En 1869, par exemple, il fait voter une loi qui défend à une compagnie
de chemins de fer d’abandonner à une autre compagnie une concession quelconque
sans l’autorisation gouvernementale. Protestations à droite, et c’est un
ministre de droite qui, plus tard, devait être contraint logiquement de
racheter tous les chemins de fer concédés !
(page
130) En 1879, il défend le principe des enquêtes parlementaires et il ouvre
ce qu’on appellera, non sans une emphase ecclésiastique, l’ère des
persécutions. Vaine emphase, d’ailleurs : car l’enquête sur la situation des
ouvriers et l’enquête scolaire révélèrent à l’opinion les pires plaies
intellectuelles et sociales dont souffrait la Belgique. En 1891 et en 1892
enfin, il n’hésite pas à se séparer de ses amis, lorsque ceux-ci veulent
s’ingérer dans l’exercice de la fonction gouvernementale. Un bourgmestre
catholique avait interdit la vente de journaux sur la voie publique. Au nom de
la liberté de la presse, le chef de la droite lui-même se plaint d’une
violation constitutionnelle, et Jules Bara, dont les opinions étaient défendues
par les journaux interdits, n’hésite pas à reconnaître que le fonctionnaire
communal a agi dans la plénitude de son droit. En 1892, si nous le voyons
adversaire de la procédure révisionniste, c’est parce que le cabinet entend
laisser à une commission parlementaire le soin de rédiger un projet de loi
électorale ; se dessaisir de son initiative, c’est, pour lui, porter atteinte
aux privilèges du pouvoir, et ce sont ces mêmes privilèges qu’il défend, le 26
mai 1893, lorsque, tout en réprouvant l’expulsion de deux députés français, MM.
Basly et Lamendin, il
déclare qu’il ne votera pas l’ordre du jour de blâme déposé (page 131) par ses amis de l’opposition
« parce qu’il ne peut voir dans la mesure prise par le gouvernement qu’un
simple acte de police. » En 1896, réfugié au Sénat après la tourmente
électorale qui a livré l’arrondissement de Tournai aux catholiques, il reproche
encore au cabinet de droite de ne pas mettre en pratique les principes du
régime parlementaire, principes selon lesquels « les ministres du roi ne
doivent pas être les serviteurs de la majorité ». Enfin, deux ans plus tard, le
22 mars 1898, il plaide une dernière fois en faveur du rôle de l’Etat en
matière de bienfaisance : « On ne peut admettre, dit-il, que le patrimoine
des pauvres soit géré sans l’intervention des pouvoirs publics. »
Telle fut l’unité de cette carrière
politique et l’invariabilité des convictions de Jules Bara sur ce point,
essentiel en régime parlementaire, des droits conférés au gouvernement. Au nom
de ces mêmes droits il sera, pendant toute sa vie, le défenseur, à la fois
intrépide et respectueux, de la loi. Nul, parmi ses amis, n’a prêché avec plus
de persévérance qu’il fallait rendre à César ce qui appartient à César. Les
réformes législatives les plus déplaisantes et les plus partiales de ses
adversaires, il les accepta et les subit, une fois votées, en se réservant,
dans son for intérieur, de les combattre et de les abattre le jour où (page 132) le sort électoral serait
favorable au libéralisme.
Et c’est ce qui lui permettra, à plus
d’une reprise, notamment en 1863 et en 1879, de flétrir les insurrections de la
droite, se refusant à appliquer les lois libérales et poussant les foules à
l’émeute et au mépris de la légalité. Nos lois vous gênent ? disait-il. Mais
croyez-vous qu’il n’y ait pas dans la Constitution belge plus d’une entrave à
la réalisation de notre idéal propre ? « Mais toutes les lois sont gênantes !
Est-ce que le service militaire imposé à tous les citoyens n’est pas gênant ?
Est-ce que le paiement de l’impôt n’est pas gênant ? Est-ce que le règlement de
police qui m’oblige à faire nettoyer mon trottoir n’est pas gênant ? »
Il s’exprimait de la sorte, le 2
février 1867, en défendant à la tribune nationale l’abrogation de l’article
1781 du code civil, article d’iniquité, donnant valeur de loi à la parole du
maître dans les constatations relatives au salaire des domestiques et des
ouvriers. Ses adversaires, tant libéraux que catholiques, redoutaient les abus
du régime d’égalité. Lui, répliquait, avec cette clairvoyance rare des véritables
hommes d’Etat « Ce sont les maîtres de cette époque (celle où le code civil fut
édicté) qui ont fait la loi, et ils ont eu soin de n’écouter que leur intérêt
personnel, sans se préoccuper de sauvegarder le principe de l’égalité. (page 133) Eh bien, je dis que nous
sommes arrivés à une époque où le principe doit dominer dans toutes les lois,
et qu’on ne doit pas accorder au maître seul le droit d’être cru en justice,
parce que le maître serait exposé à passer pour un voleur. Cette législation
injuste, odieuse, a fait son temps. »
* *
*
Jules Bara était-il donc ou non un
démocrate ?
Si cela revient à dire qu’il aimait
ou n’aimait pas le peuple, la réponse est aisée autant qu’affirmative. Les
hommes de sa génération, en Belgique du moins, furent tous amis sincères des
petits. C’est qu’eux-mêmes étaient peuple, comme a dit La Bruyère, et que s’il
avait fallu opter, comme le grand moraliste, ils eussent opté pour la
démocratie. Frère-Orban, dans un jour d’éloquence indignée, ne se targuait-il
pas de n’avoir pas été bercée sur les genoux d’une duchesse ? Bara, quoique de
souche bourgeoise, n’était pas moins résolument acquis aux tendances
égalitaires.
Nous venons de voir qu’il avait
réussi à imposer au Parlement l’abrogation de l’article 1781 du code civil. De
même, il fit déclarer facultatif le livret d’ouvrier qui était obligatoire. De
même, il obtint de la majorité l’abolition de la contrainte (page 134) par corps, si oppressive pour
les petits, et quand il demanda des modifications à la loi sur la détention
préventive, il fit observer, avec une grande justesse, que si l’on tenait le
même compte au riche et au pauvre des jours passés en prison, dans l’attente
d’une condamnation toujours incertaine, on créait entre eux, grâce au régime de
la pistole, une inégalité de plus : « La conséquence de votre amendement,
disait-il à ceux qui défendaient cette thèse, c’est d’infliger pour un même
délit une peine plus sévère au pauvre qu’au riche. »
Il ne serait pas malaisé de
multiplier des citations aussi fortement démonstratives, et d’en déduire que
Jules Bara eut toutes les délicatesses d’un cœur démocratique.
Mais ne lui demandez pas davantage ;
n’essayez pas, dans ce pays de grande et moyenne industrie qu’est la Belgique,
d’insinuer à ce libéral, trop conséquent peut-être, que la classe ouvrière a
besoin de protection, qu’elle est trop livrée à elle-même, et que livrée à
elle-même, elle l’est aussi à ses passions et à ses vindictes. Sans doute, il
votera le droit de coalition pour les travailleurs de la mine et de l’usine ;
mais il ne votera rien qui puisse encourager arbitrairement leurs résistances,
les lier dans leurs luttes contre le patronat. « Il suffit, dira-t-il le 18 mai
1866, de quelques meneurs (page 135)
(le terme y est déjà !) qui
parviennent à discipliner groupe un groupe d’ouvriers pour qu’ils perdent leur
liberté. Or, ce que nous voulons, c’est que l’ouvrier soit libre vis-à-vis de
ses camarades. »
Voilà le grand mot lâché ; l’ouvrier
sera libre, doit-il être désarmé. Et quelle que soit l’initiative qu’on lui
opposera plus tard, sous son dernier ministère, et puis, après, sous les
ministères catholiques, qui vont tripler l’arsenal des lois sociales avec
l’ambition, nullement déçue, de maintenir leur puissance électorale, Jules Bara
restera dans la logique négative de son attitude ; il essuiera les unes, il
repoussera les assauts et il votera ; non encore : non, toujours non.
Rappelez-vous la formule de Benjamin Constant, qui est encore celle de beaucoup
de libéraux modérés en Belgique. Elle fut considérée par cet homme, qui avait
le respect fétichiste de la liberté, comme une maxime d’honneur.
C’est au nom de la liberté qu’il
montra, enfin, quelque tiédeur pour le militarisme de la gauche. Celle-ci, et
c’est peut-être son plus glorieux souvenir en Belgique, n’a guère lésiné quand
il s’agissait de rendre effective, et même redoutable, la neutralité proclamée
en 1830. Elle sacrifia le pouvoir à l’accomplissement de cette obligation
sacrée ; le jour venu, son chef incontesté, Frère-Orban, (page 136) la conduisit noblement à l’immolation. Jules Bara, lui, y
mit plus de façon. Dès 1863, il est antimilitariste, et il ne s’en cache point
; s’il vote le budget de la guerre, c’est simplement « parce qu’en présence de
l’état des choses, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur du pays, il serait
impossible à aucun gouvernement, à quelque opinion qu’il appartînt, de
présenter actuellement un autre budget. Ce n’est pas un vote approbatif, c’est
un « vote de circonstance » qu’il émet.
Intransigeance juvénile, dira-t-on. Peut-être
; car une fois ministre, Jules Bara ne renouvela plus sa déclaration. Néanmoins
il restait silencieux, défiant, vaguement hostile chaque fois qu’on abordait
cette grosse question de l’organisation militaire, et, rallié finalement au
service personnel, que la Belgique n’a pas encore inscrit dans ses lois, il
n’en fut pas pour cela un champion plus déterminé des gros budgets de la guerre
et des longs séjours à la caserne.
Son patriotisme n’est point en cause,
mais bien son amour de la liberté. S’il s’accommodait des flagrantes nécessités
d’une défense nationale, il voulait, en ce domaine comme en bien d’autres,
réduire les initiatives de l’État au minimum compatible avec la dignité et la
sécurité du pays. Lui donc, qui désavoua très énergiquement (page 137) l’expédition belge du
Mexique, en 1864, lui qui fut de glace pour la colonisation du Congo, il n’eut
point à se vaincre en refusant plus d’une fois à la droite victorieuse le vote
du budget militaire ; mais il dut, et légitimement, surmonter de graves
répugnances de principe pour se rallier, après bien des ambages, à la thèse,
devenue libérale, d’un encasernement de toute la nation.
Est-ce là tout l’homme politique ? Ce
l’est si peu que le ministre de la justice mériterait une longue étude. Car ce
n’est pas assez de rappeler la part qu’il prit à la révision des codes, les
lois d’un caractère véritablement social qu’on lui doit, comme celles sur les
coalitions, sur les livrets d’ouvrier et sur le témoignage patronal en matière
de salaires (abrogation de l’article 1781 du code civil).
Il faudrait signaler d’autres
initiatives, ajouter qu’elles ne suffirent pas à détourner son attention de la
partie purement administrative des hautes fonctions qu’il avait acceptées. Pas
un choix dans la magistrature, debout ou assise, qui échappât à son examen ;
pas une affaire grave ou délicate de l’un ou l’autre ressort judiciaire, qui ne
fût connue de lui. Aussi ne le prit-on jamais sans vert au Parlement, et ceux
qui, à maintes reprises, annoncèrent (page
138) et prononcèrent des réquisitoires contre ses choix ou ses actes,
trouvèrent toujours le ministre armé jusqu’aux dents, d’abord retranché dans
une défensive savante, puis sortant de ses positions inexpugnables pour se ruer
sur l’adversaire et le mettre hors de combat (Il en fut de
même à chaque vote du budget de la justice. En 1870, dans la séance du 29 mars,
Jules Bara s’exprimait ainsi : « Voilà à peu près cinq ans que je suis ministre
de la justice. J’ai donc eu à contresigner un grand nombre de nominations,
peut-être plus que tous mes prédécesseurs. Or, chaque année, en termes assez
vagues, on annonçait des interpellations, la révélation de tout un système
d’intimidation à l’égard de la magistrature et des candidats, de tout un système
de pression violente organisée par le gouvernement pour forcer la magistrature
à entrer dans la voie politique. Voilà quatre ans que j’attends le débat. » Et
comme on lui oppose un classement des magistrats, nommés par lui, d’après leurs
opinions politiques, il s’élève avec indignation contre cette façon d’enquêter
et d’interroger les consciences même muettes. « … Si l’on se permet cette
inquisition dans l’opposition, s’écrie-t-il, je demande au pays à quel sort les
magistrats et les fonctionnaires seront exposés, si les catholiques reviennent
au pouvoir. » Il est vrai que rentré dans l’opposition, il fit flèche du même
bois et en porta des coups redoutables. (24 février 1872)).
Le parti libéral a compté plus d’un ministre
de (page 139) la justice, digne de
sa grande tâche et l’accomplissement avec la haute dignité qui y convient, mais
aucun représentant de ce parti n’a mis autant d’entrain, d’indépendance, de
sûreté et de fermeté que Jules Bara, dans l’art difficile de maintenir, en le
dirigeant, la bonne réputation du corps important auquel est dévolue une
fonction si essentielle. Il voulait les tribunaux peuplés, non, comme on l’a
dit, de ses créatures, mais au contraire d’hommes ayant des titres et capables
de rendre des arrêts plutôt que des services. Si le libéralisme comptait plus
que le cléricalisme de tels hommes à cette date, ce n’est pas qu’il y eût parti
pris en sa faveur ; mais c’est que tous les jeunes docteur en droit, ayant fait
de brillantes études et qui, en d’autres temps, eussent cherché la gloire et la
fortune au barreau, ambitionnaient alors des postes de magistrats. Ces postes
étaient estimés plus haut qu’ils ne l’avaient été jusque-là, qu’ils ne furent
certes depuis lors. Et pourquoi ? sinon, qu’ils allaient au mérite, non à la clientèle
des officines politiques. Tout en respectant les opinions individuelles, le
ministre n’aimait pas, d’ailleurs, que les magistrats se jetassent dans la
mêlée des partis (relisez ses propres paroles en ce sens, le 20 décembre 1866),
et qui donc, lorsque les tribunaux trouvèrent des critiques à la (page 140) Chambre, sut les défendre
avec une aussi triomphante énergie ?
Après 1870 et après 1884, Jules Bara
rentra dans l’opposition, et, soit à la Chambre, soit au Sénat, il montra, en
se restreignant d’ordinaire à la discussion des affaires de justice et de
culte, qu’il voulait circonscrire sa tâche de législateur, soit lassitude
pardonnable, soit probité professionnelle poussée jusqu’au plus rare excès et jusqu’à
la leçon publique. Ce qu’il en fit, d’ailleurs, fut pour le plus grand profit
de ses idées politiques. Ce ne fut guère qu’après la mort de Frère-Orban, ou du
moins après l’avènement du socialisme, qu’il consentit à être, dans de trop
rares occasions, le porte-parole de la gauche dans la haute assemblée. Au
palais, il reprit la serviette d’avocat, allègrement, avec la même belle humeur
et la même bonne conscience. Dans ce métier difficile du barreau, il fut
peut-être moins un orateur qu’un chef d’attaque, moins un homme à idées qu’un
homme à ressources ; la forme le préoccupait peu, quoi qu’il l’eût très
française et d’un beau jet. D’autre part, le beau plaideur qu’il était, avec
toutes les générosités et les exubérances que comporte la profession, reparaissait
sans cesse à la Chambre sous l’homme politique. Des fois on cherchait la robe
et la toque, en l’entendant faire dériver un (page 141) débat, multiplier les arguties, retourner une preuve
comme on retourne un gant, montrer la face des choses qui était avantageuse à
ses intérêts.
Il avait une merveilleuse souplesse
de compréhension et un art si sûr de deviner quelle allait être la réplique,
qu’il en coupait l’inspiration à son adversaire et lui ravissait jusqu’au
souffle. Le jour où il obtint de la Chambre l’abrogation de l’article 1871 du
code civil, il eut pour principal contradicteur un de ses collègues du
ministère, un économiste et un savant, M. Eudore
Pirmez. Il savait que le danger était là, dans la division de la gauche devant
une droite hostile, et son effort dut porter surtout du côté de celui qui était
son collaborateur et son ami. Il mit donc toute sa coquetterie à être érudit
autant que disert ; il invoqua l’exemple de plusieurs nations, il remonta
jusqu’au droit romain, où un article aussi profondément injuste n’était pas
inscrit, d’après lui. Son contradicteur avait-il sourcillé ? Je l’ignore. Mais
Jules Bara, poursuivant sa démonstration, de s’écrier :
« L’honorable M. Pirmez me dira
peut-être : Il n’y avait pas de domestiques chez les Romains ; mais c’est là
une erreur...
M. Pirmez. - Je ne dis pas cela du
tout.
M. Bara - Non, mais vous le direz, et
je crois avoir bien pénétré votre pensée... »
(page
142) Devant les tribunaux, il déploya les mêmes talents et la même verve
batailleuse. Mais s’il y conquit l’estime de tous et l’espèce particulière de
popularité qui n’a d’échos que dans le temple de la justice, et qui est une
popularité aussi, c’est plus encore par son caractère que par sa science
juridique et son art consommé de vieux maître. On ne peut trop le redire, ce
ministre intègre et farouche, cet Ajax qui couvrit vingt fois la gauche de son
bouclier, eut l’aménité du cœur et de l’abord qui manqua à plusieurs de ses
contemporains. Son doctrinarisme
n’est pas bien établi dans la vie publique ; dans la vie privée, il n’exista
point.
Voilà bien des titres à l’estime, à
la notoriété et peut-être à la gloire. Il n’en fallait même pas tant pour faire
de Bara un remarquable échantillon de la variété d’hommes politiques en qui s’est
incarnée, dans l’Europe occidentale, la résistance ouverte contre le retour
offensif des idées catholiques. Convaincu de la nécessité d’un pouvoir civil,
indépendant et fort, il concentra toute ou quasi-toute son activité sur cet
unique objet. Il en fit découler, avec une logique très défendable, tout le
perfectionnement de l’organisme social : la liberté (page 143) étant pour lui une perpétuelle conquête, qui s’étendait à
l’ordre moral et intellectuel aussi bien qu’à l’ordre économique, il était de toute
nécessité, et de constante urgence, que l’Etat fût de plus en plus armé contre
les empiétements du spirituel et les entreprises de la foule, instinctive,
ignorante et désireuse du changement. Cette foule, dont la masse est inapte à
l’exercice, même indirect, du pouvoir, se compose toutefois d’individus plus ou
moins doués, qui, selon leurs dons naturels, peuvent successivement être
associés à l’œuvre difficile de la conduite politique et administrative de la
société. C’est par sélection, et par sélection seulement que se fera cette
affiliation ; d’égalitarisme au sens actuel, il n’en faut point. Ainsi peut se
résumer une doctrine dont Jules Bara fut, avec beaucoup de libéraux de son
temps et quelques-uns du nôtre, l’adepte sincère et vibrant.