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« La Belgique morale et politique (1830-1900) », par Maurice Wilmotte
Paris, Armand Colin, 1902
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(page
60) De tous les hommes d’Etat belges, Frère-Orban est le seul dont la
notoriété ait victorieusement franchi les frontières d’un petit royaume.
Certes, dans ce royaume, Rogier est plus représentatif peut-être de l’âme
nationale, et, comme on l’a vu, sa gloire n’a pas connu d’éclipse, encore
moins, d’éclaboussure. Mais cette gloire n’a rayonné que sur un étroit espace.
Celle de Frère-Orban connut les contestations systématiques, les oppositions
criantes et jusqu’aux malédictions des foules ; mais elle participa de
l’universalité, et malgré qu’il ail manqué à ce ministre une revanche
patriotique à prendre, comme à Stein, une libération nationale à accomplir,
comme à Cavour, il ne lui a pas manqué cette onction qui sacre grand homme.
* *
*
Il y aurait chez Frère-Orban
plusieurs aspects à considérer et à peindre, et les moins intéressants (page 61) ne sont peut-être pas les plus
dédaignés, sinon les plus ignorés. Si l’homme intime n’expliquerait pas tout
l’homme public, il en aiderait, sans doute, la compréhension. Malheureusement,
on n’a jusqu’ici publié ni mémoires, ni correspondance de l’ancien ministre
libéral ; ses amis, et il en eut quelques-uns. n’ont pas cru pouvoir, ou
devoir, trahir l’incognito de sa vie privée ; son fils, qui fut pour sa
mémoire, après l’avoir été pour sa personne, un gardien sévère, intègre et
muet, est mort en emportant le secret de bien des choses ; ses papiers dorment
entre les mains pieuses d’un futur biographe, dont l’experte discrétion ne
dira, je le crains, qu’une part de ce qu’on voudrait connaître (M.
Paul Hymans, qui connut le ministre dans sa
vieillesse, gagna sa confiance très dignement et fut désigné par la famille
pour raconter sa vie ; dans la Revue de
Belgique il nous a donné une esquisse de la politique de Frère-Orban, qui
est à peu près la seule qui compte (mars-avril 1896)).
Frère-Orban lui-même n’a cessé,
enfin, de se retrancher, durant une carrière de quarante-sept années, dans
l’invariable rigueur d’une attitude où il entrait moins d’affectation que de
conscience d’un rôle et d’une élévation très réels. Ce fut un olympien, qui
n’eut pas de faiblesses, pas de (page 62)
concessions, pas d’heures molles ou désemparées : le faux-col de 1847, avec la lourde cravate
du temps, lui serra toujours la gorge et y étouffa, jusqu’au bout, les cris
d’un coeur qui, comme tous les coeurs,
battit quelquefois éperdument.
Au début de sa carrière
ministérielle, il eut de rares échappées, ou plutôt de rares élans vers la
misère sociale qui fut alors très cruelle en Belgique ; il mit, en plein Sénat,
quelque orgueil à proclamer la modestie de ses origines ; il parla avec un amer
dédain de la banque et de ses salons dorés ; mais cela ne dura guère, et quoi
qu’il éprouvât peut-être, dans la suite, il ne garda de cette période que
l’âpreté d’un verbe impérieux ; toujours il parla haut, mais pour formuler des
syllogismes, aligner des chiffres, ou écraser ses contradicteurs ; jamais plus
il ne chercha, ni ne retrouva l’émotion.
* *
*
Il faudra donc bien n’étudier en
Frère-Orban qu’un pur esprit, et un esprit politique. Encore devrai-je renoncer
à en faire le tour ; quelques-unes des vives lueurs, qui en jaillirent,
constitueront des clartés suffisantes pour me permettre de ne pas trop tâtonner
sur la longue route, qui va de 1847 à 1894. En 1894, la tâche de l’homme (page 63) est finie ; la révision
constitutionnelle, dont avait été l’adversaire et qu’il avait retardée tant
qu’il avait pu, est un fait accompli ; tout
est consommé, et dans un écrit, d’ailleurs inégal et qu’on a, un peu
ambitieusement, appelé son testament politique, il exprimera moins ses opinions
et ses sentiments que ses rancunes ; mais virtuellement, n’est plus rien, il
n’est plus que l’ombre malheureuse et gigantesque d’un régime aboli.
Quand, en 1847, il fut associé au
gouvernement, il venait de s’asseoir sur les bancs de la Chambre. Sa réputation
naissante s’était faite dans les clubs politiques et au barreau de Liége. Parti
du plus infime échelon, arrivé, à la force du poignet, jusqu’au degré où il
pouvait prétendre à tout, il avait déjà, semble-t-il, la plupart des grandes
qualités et des grands défauts qui l’ont rendu également célèbre. Son mariage
l’appariait aux gens de naissance ploutocratique ; mais il tenait, on l’a dit,
à s’en distinguer, sinon à s’en détacher, par une tenue indépendante, le
sacrifice de certaines conventions parlementaires et le refus de certaines
concessions sociales, dont le monde est prodigue envers les siens, qu’ils
siègent à droite ou à (page 64)
gauche. Lui, très ferme sur les principes, très tranchant, très sûr de son
opinion, il n’entendit goutte de cette oreille, et, où qu’il fût, il voulut
s’affirmer, être le premier par la vertu du talent, et qu’on le reconnût.
Qu’arriva-t-il tout d’abord ? C’est qu’il devint suspect à toutes les
puissances, en présence desquelles son haut mérite, ses nouvelles relations et
sa légitime ambition le placèrent à Bruxelles.
Le roi n’en voulait point comme
ministre, et il fallut que le chef du cabinet libéral, Charles Rogier, insistât
énergiquement pour faire accepter ce collaborateur, dont il avait, si j’ose
dire, du premier attouchement, deviné la précieuse étoffe. Une fois nanti du
portefeuille, il se montra moins tolérant que Rogier lui-même et vint affirmer,
non sans rudesse, les droits du pouvoir civil que le discours du trône ne
mentionnait même pas. Il y eut, à droite, de la surprise et chez certains
membres de l’effarement. M. de Theux, qui personnifiait, dans le sens
conservateur, la tradition de 1830, ne put s’empêcher de dire qu’il ne
convenait pas à un nouveau venu de substituer sa voix à la voix dirigeante du
chef du cabinet et que, ministre des travaux publics, Frère-Orban aurait dû se
renfermer dans ses attributions.
Rogier répliqua aimablement et avec
à-propos ; (page 65) mais à relire
cette discussion, vieille d’un demi-siècle, on voit déjà se dessiner
l’opposition des deux natures d’homme d’État, tous les deux maîtres de leur
pensée et de leur parole, tous les deux également pénétrés de la justice de
leur rôle, si dissemblables quant aux voies et moyens ; Rogier, avec le sourire
et la main tendue, un ton enjoué et une rondeur qui était partout dans son
talent ; Frère-Orban, enfermé et comme engoncé dans sa redingote et se donnant
les airs (plus encore qu’il ne l’était) d’un intraitable, pour lequel le pacte
de 1830 n’avait été qu’une trêve patriotique entre des adversaires
éternellement divisés.
Au Sénat ce fut bien pis, et non
seulement les catholiques de haut bord, le prince de Ligne en tête, mais
plusieurs libéraux de l’aristocratique assemblée, goûtèrent peu l’attitude
décidée et le ton net du nouveau ministre. Il y eut conflit, et, dans ce
conflit, des échanges de propos aigres et quelquefois très véhéments.
Frère-Orban ne biaisa point ; battu sur la question des droits de succession en
ligne directe, où le Sénat vit une atteinte profonde à la propriété et à la famille,
il prit sa revanche avec éclat, et, plus d’une fois, il dut, dans le cabinet,
où il fut successivement chargé des travaux publics et des finances, sonner le
boute-selle et commander la charge. Rogier s’en accommodait, (page 66) mais l’opinion s’en alarmait
un peu, comme le prouvent les journaux du temps et comme les papiers du chef du
cabinet d’alors l’ont révélé à son biographe. Firmin Rogier, chargé d’affaires
à Paris, écrivant à son frère le 5 août 1852, le presse de conclure le traité
de commerce avec la France, traité dont Frère-Orban ne voulait à aucun prix, et
il ajoute ces lignes significatives : « ... J’entends dire de toute part,
et cela est bien propre à agacer, qu’un de tes collègues a pris sur toi une
grande influence, qu’il finit toujours par t’entraîner dans son opinion... Je
sais bien qu’il ne t’attire que jusqu’où tu veux aller et que tous ces bruits
sont peut-être répandus à dessein. Cependant, mon cher ami, si une occasion
opportune se présentait de prouver que ces rumeurs sont sans fondement, je te
donnerais volontiers le conseil de la saisir (Discailles, Charles Rogier, III, p. 426).
L’occasion parut bonne, puisque le
traité fut conclu malgré Frère-Orban et qu’il entraîna le départ de celui-ci.
Mais la séparation fut de courte durée ; quelques semaines après, Rogier et les
autres membres du cabinet devaient céder la place à des libéraux plus incolores
et de meilleure composition. La ténacité de Frère-Orban l’avait mieux (page 67) servit que la modération dont
s’étaient inspirés ses collègues, et l’opinion vit de la prévoyance dans son
attitude et grandit d’autant son rôle et l’autorité du personnage.
Qu’il y ait eu, d’ailleurs, entre
Rogier et lui, à cette date et dans la suite de leur vie politique commune,
plus d’une source de dissentiment, c’est ce qui se devinerait si les documents
ne parlaient à suffisance. Ces documents sont tous officiels, il est vrai, et
nous n’avons que de prudents extraits de la correspondance de Rogier pour les
éclairer et les contrôler à la fois ; mais c’est plus qu’il n’en faut. Déjà on
a entendu la note critique exprimée par Firmin Rogier et l’avertissement qu’il
donne à son frère. Voici l’extrait d’une lettre de Michel Chevalier (1857), qui
n’est pas moins significatif :
« Je vous dirai, entre nous,
qu’ayant trouvé ce matin que le Journal
des Débats ne prenait pas votre rentrée comme il le fallait, je suis allé
m’en entretenir avec M. de Sacy, dont les bonnes
dispositions pour la Belgique n’étaient pas douteuses, et qui est libéral par
goût et par tradition. J’ai su de lui qu’il avait reçu la visite de quelqu’un
du côté droit du Parlement belge, qui lui a dit toutes sortes de choses sur
vous et vos collègues. Cette visite est d’hier ou d’avant-hier. Ce monsieur
vous prend, à ce qu’il paraît, pour des brûleurs de maisons. M. Frère-Orban, en particulier, lui (page 68) inspire un grand effroi. M. de Sacy avait
été fort ému de tout ce que celui-ci lui avait éjaculé. Il craignait que
l’anarchie ne fût à la veille de se déchaîner sur la Belgique. Je n’ai eu qu’à
rappeler à M. de Saey que vous aviez été ministre
plusieurs fois et qu’on ne vous avait jamais reproché de tendance à la
démagogie, que vous en étiez aux antipodes, que M. Frère-Orban était, lui
aussi, un fort honnête homme, ennemi de l’anarchie, que s’il avait l’idée de
faire des économies sur l’armée, il ne s’ensuivrait pas que par lui et par vous
la force armée dût être désorganisée, et la porte ainsi ouverte à l’anarchie.
L’alarmiste dont il s’agit avait énoncé ce grief de la désorganisation de
l’armée contre M. Frère-Orban. »
Ainsi donc, les accusations portées
ouvertement au Parlement belge n’étaient pas la seule arme de l’opposition.
Celle-ci ne craignait pas, au mépris de tout patriotisme, d’ameuter la presse
étrangère contre le gouvernement belge, issu régulièrement du revirement
politique de 1857 et qui, jusqu’en 1870, devait rester le gouvernement du pays.
Mais c’est surtout contre Frère-Orban qu’était déchaînée la guerre de parti. On
a vu qu’en 1847 il avait eu contre lui toutes les puissances avec lesquelles
son talent devait compter. Dix ans plus tard, ces animosités collectives
avaient gardé leur virulence, et, sans épargner complètement Rogier, elles
réservaient pourtant à son collaborateur les traits les plus acérés.
(page
69) Aussi bien, Frère-Orban ne cherchait, par aucun ménagement, à capter la
bienveillance de ses adversaires. Et, comme il savait où était chez eux le
défaut de la cuirasse, c’est là qu’à son tour il frappait de toute sa rudesse.
La question d’enseignement fut virtuellement ouverte par lui dès son entrée au
cabinet de 1847. En 1850, nous le voyons accentuer jusqu’à l’intransigeance les
dispositions, relatives à la neutralité scolaire, dans le projet de vision de
la loi de 1842, qui ne fut, d’ailleurs, jamais déposé. Rogier ayant assez
bonnement concédé que l’enseignement religieux ne pouvait être confié à des
laïcs « que pour autant que le clergé puisse le surveiller», Frère-Orban écrit
en marge : « Il est impossible d’admettre l’incompétence du laïc pour
faire réciter les prières et le catéchisme. Chaque père de famille a le droit
de faire donner ou de donner lui-même l’enseignement religieux à ses
enfants. »
Plus loin, le projet disait que
« le gouvernement prend les dispositions nécessaires, afin que l’enseignement religieux puisse être, selon
l’occurrence, donné, dirigé ou surveillé par les ministres du culte. »
Frère-Orban propose une rédaction « moins impérative » ; il
suffirait, d’après lui, de libeller que les ministres du culte « seront
invités à donner » cet enseignement. L’article 32, relatif à (page 70) l’enseignement normal, lui
permet d’accuser davantage la tranquillité, où le laisse ce chapitre des
prescriptions essentielles pour les catholiques ; il propose la rédaction
suivante, qui est grosse de sous-entendus et d’un aimable détachement :
« L’enseignement de la religion sera, autant que possible, confié dans les
écoles normales à un ministre des cultes. » Sans adopter toutes ces modifications,
nous savons que Rogier en tint compte ; mais il n’y a pas à se méprendre sur
les divergences doctrinales qui dictaient leur attitude aux deux hommes d’Etat.
Ces divergences s’accuseront plus
tard, lorsque le projet de révision de la loi d’instruction primaire reviendra
à la surface parlementaire. En 1859, Rogier sera vainement pressé de donner à
ce projet l’autorité de son nom et de son initiative. En 1864, Frère-Orban,
interpellé à son tour, déclare encore qu’il est adversaire de la loi en
vigueur, d’une loi « qui n’est pas en harmonie avec les principes
constitutionnels » et il promet de s’associer « aux efforts qui seront
faits » pour substituer un régime plus conforme aux intérêts libéraux. En
1868 éclate, enfin, au grand jour le différend qui devait entraîner le départ
de Rogier.
Celui-ci entendait que les écoles
d’adultes, inconnues ou négligées en 1842, fussent soumises au (page 71) régime de la loi votée à cette
date ; Frère-Orban voulait mettre à profil le silence de cette loi pour
appliquer le système de la neutralité scolaire. Il y eut conflit, et la
ténacité du nouveau ministre fut plus forte que le prestige de l’ancien, qui
emporta dans la retraite sa conception unioniste de l’instruction populaire.
Au surplus, l’opposition des deux
tendances était, dès le 7 décembre 1866, révélée très nettement dans un débat
auquel prit part M. Dumortier, l’un des chefs de la droite. Interpellé par ce
dernier, Frère-Orban n’avait rien dissimulé de sa pensée ; il avait cité en
modèle les écoles neutres de Hollande et les écoles mixtes d’Irlande et des
Etats- Unis, et, non sans quelque chose de comminatoire dans le ton, il avait
dit : « On pourrait, en Belgique, avoir des écoles érigées suivant le même
système, sans que le principe religieux fût en rien compromis. Qu’est-ce qui
s’oppose, en effet, à ce que l’enseignement religieux soit donné ailleurs que
dans l’école, ou même qu’il soit donné dans l’école, mais seulement à ceux qui
le veulent recevoir ? » (c’est déjà, avec quelque aggravation, le principe
de la loi libérale de 1879). Et il avait paru fort bien admettre qu’il y eût
même « des écoles absolument laïques, dans lesquelles on ne s’occuperait
aucunement de l’enseignement religieux. »
(page
72) C’était aller loin, surtout en Belgique, si loin que, de nouveau maître
du pouvoir, douze ans après, et fort d’une opinion qui le soutenait et le
portait à des mesures radicales, il n’osa donner pleine satisfaction à la jeune
gauche et s’en tint à sa première formule, c’est-à-dire à l’enseignement
religieux réduit au droit commun et à l’égalité confessionnelle.
Vers cette même date, bien tardive il
est vrai (car d’autres questions passionnaient déjà le public), il paraissait,
enfin, se rallier à l’obligation scolaire, dont d’autres libéraux étaient
depuis longtemps les défenseurs. Mais il faut ajouter, tout de suite, à la
décharge de Frère-Orban, qu’il était fondé dans sa tiédeur et dans sa
circonspection un peu rétive (Voici ce qu’il disait encore, en
1881, dans la séance de la Chambre où il s’expliqua sur ce point : « Je ne suis
pas de ceux qui aiment beaucoup l’obligatoire. La schlague n’a pas mes
sympathies. Je n’admettrai jamais que contraindre un père de famille par des
pénalités à remplir un devoir moral, puisse constituer une mesure libérale.
Cela peut être une triste nécessité, une nécessité douloureuse à laquelle il
faudrait se soumettre, à laquelle je me soumettrais à la rigueur moi-même ;
mais, je le répète, ce n’est certes pas une mesure libérale. » C’est, en
somme, à peu près ce que pensait Rogier lui-même, lorsque, le 20 janvier 1859,
il déclarait se rallier au principe de
l’obligation scolaire, tout en ajoutant qu’ « avant de recourir à la
prison et à l’amende pour forcer les parents d’envoyer leurs enfants à l’école,
il fallait épuiser tous les autres moyens ». Mais il s’était écoulé
vingt-deux ans depuis lors, et les idées avaient marché avec les hommes ; or,
le manque d’enthousiasme, malgré le chemin parcouru, est plus sensible chez
Frère-Orban que chez son aîné, et ainsi l’opposition des deux conceptions reste
évidente). Il savait, en effet, avec quelles lenteurs (page 73) temporisantes
devait évoluer, en Belgique, l’opinion censitaire, avec quels ménagements
lui-même devait procéder dans l’oeuvre de
consolidation étatiste, dont son parti avait assumé la lourde tâche.
On le vit bien, après 1879, quand le
principe de la neutralité fut, enfin, proclamé dans l’école. Le clergé et la
droite organisèrent la résistance à la ville comme au village, jetant leur
influence morale et sociale et leurs millions dans la balance, et la faisant
tellement pencher du côté catholique que les écoles publiques se dépeuplèrent
par centaines, que les maîtres eux-mêmes, surtout dans les campagnes, passèrent
à l’ennemi en grand nombre, qu’il fallut, enfin, une pression officielle sans
précédent pour assurer le respect de la loi, sinon pour en assurer
l’efficacité.
Comment songer à faire triompher le
principe de l’instruction obligatoire dans de telles (page 74) circonstances et en présence de tels antagonismes ? Encore
eût-il valu la peine de tenter l’innovation, si la gauche avait été unanime.
Mais elle ne l’était pas. L’obligation scolaire à la prussienne y compta
jusqu’au bout des adversaires déterminés, parmi lesquels des hommes aussi
considérables qu’un président de la Chambre, M. Verhaegen, fondateur de
l’Université maçonnique de Bruxelles. On était loin de s’entendre, de ce côté,
sur le sens du mot liberté, et ces malentendus entraînèrent plus d’une brouille
et plus d’un divorce. Ce fut bien pis dans le domaine social, où de gros
intérêts individuels vinrent encore aggraver la résistance de certains
libéraux, appartenant au monde industriel et qui étaient pourvus de mandats ou
nantis d’influences politiques, dont le poids fut le plus lourd.
Divisés, et de plus en plus avec le
temps, sur la question de l’instruction populaire, Rogier et Frère-Orban ne
l’étaient-ils pas sur celle de l’instruction supérieure et moyenne ? La loi de
1850, qui créa dix athénées et réorganisa l’enseignement du second degré,
semble avoir été rédigée et défendue de commun accord. Mais, lorsqu’il s’agit -
et on s’y reprit à plusieurs fois - de donner de nouvelles (page 75) sanctions et des cadres
élargis à l’enseignement supérieur, le ministre de 1832 et le ministre 1847 ne
marchèrent pas la main dans la main. L’un ne cessa, jusqu’au dernier souffle,
de revendiquer pour l’Etat, non seulement un contrôle final, mais aussi une
intervention de tous les instants dans la confection des futurs avocats,
médecins, etc. L’autre, dès 1857 et peut-être plus tôt, se fit l’ardent
champion d’une doctrine qui devait triompher en 1876, grâce à l’appui des
catholiques, alors maîtres du pouvoir.
Cette doctrine est celle de la
liberté des carrières libérales. Elle constitue une application hardie aux
études universitaires des idées de 1830, prises au pied de la lettre
constitutionnelle. Le pacte national proclamait la liberté d’enseignement ; en
elle n’existait pas, car des monopoles s’étaient emparés d’un bien qui aurait
dû rester accessible à tous : « On affirme la liberté d’enseignement, et,
par voie de conséquence, la liberté des études ; on nie ces libertés en faisant
par la loi un programme de l’enseignement et en organisant une série d’épreuves
officielles pour constater que les prescriptions de la loi ont été
régulièrement observées. »
Ainsi s’exprime Frère-Orban, et, pour
entendre un langage aussi surprenant, il n’est pas inutile de (page 76) relire un discours de Charles
Rogier, prononcé le 11 avril 1850, et dans lequel se trouve cette déclaration
plus surprenante encore : « S’il y avait à « choisir entre l’enseignement libre
et l’enseignement de l’État, nous n’hésiterions pas à nous prononcer pour l’enseignement
libre, parce que nous avons toute confiance dans la liberté. »
De la part de Rogier, c’était là un
mouvement oratoire, et rien de plus. Mais Frère-Orban mit une ténacité, souvent
agressive, à se montrer conséquent jusqu’au bout, et, peu satisfait de répéter
toujours une vaine parade, à laquelle le condamnait l’opposition de ses amis
dans l’exercice du pouvoir, il ne craignit pas, réduit lui-même à combattre sur
tous les autres points le cabinet catholique, de lui donner l’appui de son
autorité sur celui-là. Comme il devait arriver, ses adversaires commencèrent
par lui faire froide mine. Que pouvait bien signifier une attitude, si
favorable, du plus redoutable des orateurs et des politiques libéraux ? On
flairait quelque piège ; on ne pouvait croire que le cadeau somptueux fait à la
« liberté », c’est-à-dire à l’université de Louvain et aux établissements de
jésuites, émancipés du même coup de la tutelle gouvernementale, ne fût pas
comme un nouveau cheval de Troie, recelant la peste dans ses flancs. Pourtant,
à l’approcher, à le (page 77) tâter,
le projet Frère-Orban n’offrit rien d’inquiétant, et bientôt le ralliement fut
sonné, dans la presse et les groupes de la droite, autour de cette merveille.
A gauche il arriva ce qui devait
arriver. D’abord incertains parce qu’ils n’avaient pas d’opinion mûre, beaucoup
de libéraux en vinrent peu à peu à la défiance ou à l’hostilité, et le grand
homme de la veille, fort malmené par les journaux de sa nuance, resta presque
seul devant un ennemi qui lui tendait les bras. Rien ne l’arrêta, rien ne le
dégoûta, et jamais peut-être la rare énergie de ce caractère si mâle, si
despotique, ne se manifesta aussi ouvertement. Trois discours, qu’on peut
qualifier d’historiques, lui permirent, tout en le dégageant des compromissions
fâcheuses, de préciser et d’exprimer sa pensée entière, de répondre à toutes
les objections et de rallier quelques-uns de ses amis.
Dix-neuf libéraux votèrent, avec la
majorité catholique, la loi de 1876, qui accordait à toute université, offrant
certaines garanties, le droit de délivrer des diplômes dans les quatre facultés
académiques. Complétée et modifiée dans le détail en 1890, cette loi a gardé
jusqu’aujourd’hui toute sa validité.
A l’apparence, elle constitue un
retour à la liberté, une sorte d’abandon des théories étatistes, dont on verra
bientôt que Frère-Orban fut l’incarnation (page
78) nation vivante au pouvoir. En fait, elle n’avait pas cette portée, et
peut-être les quelques effets négatifs, qui en découlèrent, sont-ils largement
compensés par la forte impulsion qu’elle donna aux études scientifiques, dans
un pays où le goût des spéculations désintéressées ne fut jamais dominant.
Jusqu’en 1876, on n’avait fait que
tâtonner. Le rôle de l’État dans l’organisation de l’instruction supérieure
n’avait jamais été défini avec précision. Deux universités, celles de Liége et
de Gand, inégales d’importance, relevaient directement du pouvoir, qui réglait
leur programme et y rétribuait des fonctionnaires désignés par lui. Une
troisième université, la plus ancienne en date, était celle de Louvain, Elle
recourait aux caisses diocésaines et à des dévouements et des dons individuels
pour assurer sa chétive subsistance. Enfin, plus tard, les loges maçonniques
voulurent avoir leur établissement de haute instruction, et l’université de
Bruxelles fut fondée ; des générosités communales et provinciales aidèrent à
son maintien, autant que les largesses de ses créateurs.
Les rapports de Louvain, plus tard
ceux de Bruxelles, avec l’administration centrale furent malaisés à établir. En
1835, on adopta, comme modus vivendi, le système d’un jury central, dans lequel
l’enseignement de l’Etat et l’enseignement (page 79) libre étaient également représentés ; tous les élèves
défilaient devant ce jury, et leur unique préoccupation fut bientôt de ne pas
lui déplaire, de ne retenir des leçons savantes de leurs maîtres que ce qui
cadrait utilement avec la doctrine, l’humeur et jusqu’aux manies des
interrogateurs patentés. Dès 1838, les abus étaient flagrants ; en 1842, un projet
de réforme fut ébauché, qui aboutit, deux plus tard, à l’adoption d’un remède
pire que mal. En 1849, nouvel essai, plus malheureux encore si c’est possible :
le jury central fait place jurys combinés, dans lesquels, pareils aux êtres
fantastiques « qui hurlent d’être accouplés » dans la poésie de Victor
Hugo, des professeurs, incarnant des doctrines antithétiques, étaient groupés
deux par deux et remplissaient la fonction de tourmenteurs et de tourmentés à
la fois.
De là des conflits, dont l’élève
était souvent le témoin, toujours la victime ; de là une complète
déconsidération du régime des examens d’Etat. Ceux-ci, en outre, se trouvaient
aggravés par une nouvelle disposition des matières et leur nombre plus
considérable ; il fallut enrayer, et l’on connut alors l’étonnante distinction
entre cours à interrogation et cours à certificats. Certaines disciplines
furent discréditées, déshéritées, et on n’exigea plus que la présence
corporelle du candidat aux (page 80)
conférences dont ces disciplines faisaient l’objet : les autres eurent seules
la gloire, désormais enviée, d’être sanctionnées par les terreurs et les
hasards du tapis vert.
On comprend maintenant que
Frère-Orban, en se faisant l’avocat de la liberté des universités, avait, sinon
la tâche facile, du moins la partie belle ; on comprend aussi que sa solution,
pour simpliste et grosse d’incertitudes qu’elle fût, devait séduire une portion
du libéralisme. Celui-ci avait, en somme, son université à Bruxelles, comme les
catholiques possédaient la leur à Louvain ; les intérêts étaient connexes, et
toute tentative de centralisation devait se heurter à une double opposition.
Ensuite, la reconnaissance des droits de l’Etat était inscrite dans l’article
de la loi, confiant à une commission d’entérinement la révision des diplômes,
délivrés par les universités, et leur donnant seulement après ce contrôle une
valeur légale ; nul ne pouvait prévoir alors que cette commission deviendrait,
à la longue, un mécanisme aveugle et inopérant.
Enfin, dans la pensée de Frère-Orban,
la liberté des universités n’impliquait nullement, pour leurs élèves diplômés,
le droit de briguer les fonctions publiques. L’étatiste prenait sa revanche sur
ce dernier terrain : « Tu peux être avocat, (page 81) médecin, ingénieur, apothicaire, disait-il, mais tu ne
seras pour cela ni magistrat, ni notaire, ni médecin des hôpitaux ou des
hospices, ni ingénieur du corps des mines ou des ponts et chaussées. L’Etat se
réservera le droit d’élire les siens. » C’est qu’il ne se lassera de répéter,
devant le silence, embarrassé ou diplomatique, de la majorité catholique :
« Le libre exercice des professions ne doit pas être confondu avec
l’admissibilité aux fonctions publiques. » Et encore « Le législateur mettra
les conditions qu’il voudra pour l’admission aux fonctions. Pour l’exercice de
la profession, le titre est indiscutable et définitif ; pour l’accès à la
fonction, il peut être discuté ; il peut être reconnu insuffisant ; la loi peut
exiger d’autres conditions. » Et dans des termes encore plus rigoureux et gros
de menaces « A supposer que le régime de la liberté répugne trop encore, le
devoir de l’Etat, rétabli dans ses droits, sera d’investir ses écoles du soin
de former ceux qui se préparent à la magistrature, au notariat, aux fonctions
de médecin et de pharmacien des administra lions civiles et militaires, aux
services des hospices, des hôpitaux, et ce, en vertu d’un droit incontesté,
incontestable, inaliénable, qui lui a été reconnu dans cette discussion même et
qui a été défendu par le gouvernement. »
(page
82) Droit, devoir, les grands
mots, dira-t-on ! Non pas, car de 1878 à 1884, les libéraux, maîtres du
pouvoir, montrèrent une implacable logique dans les choix qu’ils firent,
accordant une préférence exclusive, pour la magistrature et l’administration,
aux docteurs en droit et aux ingénieurs formés dans les écoles publiques,
réservant aux normaliens qui portaient la firme de 1’Etat les emplois de
collège et d’écoles moyennes, bref, réduisant la faveur octroyée en 1876 aux
établissements libres, au minimum imposé par la Constitution du pays. Et ainsi
se trouva, à la grande colère de la minorité catholique, vérifiée la prédiction
qu’en termes explicites avait formulée Frère-Orban. Mais ce que celui-ci ne
pouvait prévoir en 1876, c’est que, huit ans plus tard, son parti serait réduit
en poudre, qu’il allait être exclu, pour un temps indéfini, de l’exercice du
pouvoir et que ces nobles prérogatives, qu’un idéalisme généreux lui avait fait
assigner aux établissements non officiels, allaient peu à peu constituer des
privilèges et comme des fiefs, aux dépens des universités de l’Etat, dont la
fréquentation serait une tare, ou peu s’en faut, pour les ambitions pressées.
Et, pourtant, dans ces mêmes
universités d’Etat, ouvertes à toutes les confessions, il y avait déjà
auparavant et il y eut encore, à partir de (page 83) une bonne moitié d’étudiants catholiques, retenus à Liége
ou à Gand par des raisons de résidence ou d’autres intérêts ; à Bruxelles même,
la maison de la libre-pensée accueillit bientôt, bon gré mal gré, une minorité
d’Eliacins, qui se groupèrent et devinrent une menace
pour le toit qui les abritait ; ajoutez qu’à Bruxelles encore et à Namur les
grands collèges congréganistes s’étaient annexé de véritables facultés des
lettres et des sciences et avaient obtenu qu’on ressuscitât les jurys combinés
eu faveur de leurs nourrissons. Et ainsi advint-il que la quasi totalité des
futurs avocats, médecins, pharmaciens et professeurs, en Belgique, furent des
fils soumis de l’Église dès 1890 environ. L’armée antilibérale trouva parmi eux
les officiers de réserve dont elle avait besoin, et l’oeuvre,
noblement édifiée par un grand ministre, n’eut pour ultime conséquence que
d’achever la défaite de ses amis.
L’événement lui a donné plus
cruellement tort en fait d’instruction primaire. L’école belge est redevenue
une école catholique. Comme il manquait une confession rivale assez forte pour
entamer la lutte avec Home, le socialisme a épousé la « libre pensée », et
il a essayé d’instaurer un simulacre de religion, avec un cérémonial de
parodie, des chants, des cortèges et jusqu’aux prêtres apostats, (page 84) dont la révolution n’avait pas
craint d’utiliser les services. A défaut d’un prince de Talleyrand, officiant à
la Fédération, le 14 juillet 1790, on a assermenté pour ces besognes l’ex-abbé Charbonnel ou tout autre défroqué, qui est venu commenter
le Manuel du confesseur dans les
clubs révolutionnaires du pays noir ; la propagande antireligieuse et la
propagande politique ont marché de pair.
Qu’eût-il dit, s’il avait survécu, ce
ministre de combat, qui était aussi un respectueux et même un croyant ? Ses
colères contre Rome ne furent jamais des colères contre Dieu. Il garda toujours
quelque chose de la foi de sa jeunesse et il y ajouta l’espèce de respect
humain, qui faisait dire à Rivarol que « l’impiété est la plus grande des
indiscrétions »
Propos délicieux, que Frère-Orban eût
repris pour compte à l’occurrence ; car ou je m’abuse fort, ou son
spiritualisme ne ressembla jamais au très vague déisme de Charles Rogier, et
tout le séparait, à cet égard, du robuste indifférentisme moral de Jules Bara,
son plus habile et plus cher collaborateur des trente dernières années. Il
respectait la libre pensée du savant, mais il la reléguait volontiers dans le
recueillement des laboratoires et le silence des cabinets d’étude ; il eût
considéré « comme un malheur public que, faisant descendre le positivisme
des hautes spéculations (page 85)
philosophiques, l’on établît sur cette base l’instruction du peuple, ce qui
n’aurait d’autre résultat que d’enlever aux malheureux leur dernière espérance
(12 avril 1888) » (Quand j’ai parlé plus haut de la
tiédeur et du détachement de Frère-Orban, au sujet des stipulations religieuses
dans les lois d’instruction, on a naturellement compris que ces réticences ne
touchaient nullement au fond des choses, mais qu’elles se justifiaient par la
crainte d’une nouvelle intrusion du pouvoir spirituel dans un domaine, où il
entendait maintenir intégralement les prérogatives du pouvoir civil).
Sur le terrain électoral, son œuvre
fut moins heureuse encore, malgré des intentions pures et une grande hauteur de
raisonnement. Logicien à la Guizot, il se laissa gouverner par une doctrine
plutôt qu’il ne s’inspira des faits observés. Il avait, certes, l’oreille au
guet, et jusqu’à la fin de sa carrière, nous le voyons attentif aux
manifestations de l’opinion publique ; c’est lui qui a dit un jour : gouverner,
c’est prévoir. Mais sa prévoyance était d’une essence particulière ; elle
consistait à tenter de régler le futur selon les convenances d’une politique
sienne, politique pleine de grandeur sans doute, mais qui péchait par sa
grandeur même.
Guizot a consigné dans ses Mémoires pour servir à l’histoire de mon
temps, un aveu mémorable : « Ma faute fut de ne pas tenir assez de
compte du sentiment, qui dominait dans mon camp politique, et de ne consulter que
mon propre sentiment et l’ambition de mon esprit plutôt que le soin de ma
situation. »
Comme cela s’applique
merveilleusement à Frère-Orban ! Mais loin que celui-ci se soit exprimé avec
cette rude franchise, on n’imagine même pas qu’il ait pu penser de la sorte,
tant il fut profondément convaincu, jusqu’au bord de la tombe, de la justesse
de ses vues, et que la faute, si faute il y eut, était aux autres hommes et à
la force des événements.
Quand il débuta dans la carrière
ministérielle, le cens, et un cens élevé, donnait seul l’électorat. Une classe
faisait la loi aux autres, et nul ne songeait, parmi les libéraux marquants de
l’époque, à s’en étonner : « C’est la
bourgeoisie, dont nous nous déclarons les représentants, sans toutefois
négliger les intérêts du peuple, au sein duquel la bourgeoisie se recrute
incessamment. » Ainsi s’exprime l’Association libérale et constitutionnelle de
Bruxelles, dans son manifeste de novembre 1846. Presque un demi-siècle plus
tard, après avoir été ministre pendant vingt-six ans et (page 87) député pendant quarante-cinq, Frère-Orban parlait en ces
termes : « J’ai osé dire que ce serait l’éternel honneur de la bourgeoisie
devant l’histoire que toutes les conquêtes qu’elle a faites, toutes les
réformes qu’elle a accomplies, l’ont été dans l’intérêt de tous et non
réservées à son profit. » Et il ajoutait ce corollaire à une constatation si
flatteuse : « Le suffrage des ignorants ne peut résoudre les problèmes. »
C’était en avril 1892 qu’il formulait ces axiomes ; un an après, on donnait le
droit de vote à tous ces « manouvriers » dont il avait dit qu’on achèterait les
voix avec quelques tonneaux d’alcool. Et non seulement il était l’adversaire
déterminé de l’octroi à tous, lettrés et illettrés, pauvres et riches, du droit
de vote ; mais l’histoire nous le montre antipathique à un élargissement du
corps électoral censitaire. En 1848, il s’écriait qu’en abaissant le cens à 20
florins (42 francs) on aurait « des serviteurs et non pas des électeurs
indépendants. » (« Je tiens de lui-même qu’en 1848,
il combattit au sein du conseil des ministres la proposition d’abaisser
immédiatement au minimum constitutionnel le cens électoral pour les élections
législatives. Il avait conservé sur ce point l’opinion qu’il avait défendue au
congrès libéral de 1846. Mais il s’inclina devant l’avis de ses collègues, pour
ne point diviser le ministère et la majorité en des circonstances où les
institutions et l’indépendance même de la Belgique pouvaient être en péril. »
Discours de Charles Graux, ancien ministre du dernier
cabinet Frère-Orban, prononcé lors de l’inauguration de la statue de ce dernier
(juillet 1900.)) Au contraire, (page 88) Rogier acceptait cette innovation. Il allait plus loin, en
1865, quand il inscrivait dans une note, résumant son programme de
gouvernement, ces mots significatifs : abaissement du cens électoral avec la
réserve : lire et écrire. En 1870, enfin, il disait en pleine Chambre :
« Le mot de suffrage universel lui-même ne m’épouvante pas outre mesure.
Je pense que le temps viendra où le suffrage universel dominera dans tous les
pays. » Ainsi raisonnait ce vieux politique, plus préoccupé de guider que
de forcer l’opinion.
Frère-Orban n’était pas, il ne fut
jamais de cet avis. Son attitude ne manque ni de noblesse ni de logique,
répétons-le ; mais elle est faite pour convaincre qu’en politique il faut
préférer les faits aux principes, les principes fussent-ils fondés et les faits
regrettables. Il est regrettable, en effet, que l’agitation révisionniste ait
été prématurément fomentée par quelques hommes, qui se disaient républicains en
1870 et dont l’un au moins, M. Paul Janson, l’est resté ouvertement ; que cette
agitation ait précédé et étouffé celle qui eût conduit à des (page 89) réformes intellectuelles et
sociales, dont la Belgique a un besoin plus pressant. Dans un pays où le
service militaire est encore une loi d’injustice, pesant sur la classe ouvrière
et la petite bourgeoisie ; où il y a 30 p. c. d’illettrés en 1900 ; où ni
l’assurance des travailleurs industriels n’est obligatoire, ni l’impôt sur le
revenu, proportionnel et encore moins progressif, le suffrage universel n’est,
depuis neuf années, ne sera qu’un rouage inopérant, qui accroîtra le malaise
politique, au lieu de ramener la paix dans le sein de la nation.
Il est vrai qu’on pourra m’objecter
que ce rouage est imparfait, puisqu’on a préféré au système du vote unique
celui du double ou du triple vote, accordés soit à la fortune, soit à
l’intelligence patentée sur la foi d’un diplôme d’examen universitaire, ou d’un
brevet d’instituteur, ou d’un certificat d’études secondaires. Mais rien ne
démontre qu’une simplification dans le sens égalitaire aurait des effets plus
heureux. Car rien ne démontre qu’elle aidera à constituer une majorité
gouvernementale, décidée à sacrifier les privilèges de classe, à voter
l’instruction obligatoire, le service militaire de tous et des lois ouvrières,
plus radicales que celles dont le régime actuel a doté le pays.
Il reste que les faits sont les
faits, et qu’il est puéril de s’insurger contre l’évidence. Celle-ci a (page 90) donné tort aux idées de
Frère-Orban, qui étaient des idées pures, et le plus clair résultat de ce
désaveu historique, c’est d’avoir enlevé d’un seul coup les sympathies du
peuple au parti, qui a pris toutes les initiatives démocratiques, de 1830 à
1884 ; c’est aussi d’avoir brisé la boussole de ce parti, quelque peu désuni
dès l’origine, tout à fait désemparé depuis 1893, c’est-à-dire depuis le jour
où une fraction des siens s’unit à la droite, pour arrêter les termes dans
lesquels se signerait le pacte révisionniste.
Les constituants belges de 1830
avaient voulu entourer la charte constitutionnelle de toutes les garanties
imaginables. Mais ils n’avaient pu deviner que deux partis d’opposition se
reconstitueraient bientôt, et qu’alternativement ils occuperaient le pouvoir.
Jusqu’en 1847, on vécut, en effet, dans l’équivoque d’une trêve patriotique,
qui donnait l’illusion d’une paix perpétuelle. En créant un appareil compliqué
de formalités légales pour qu’il y eût révision de la charte, et en ne
permettant cette révision qu’à la majorité des deux tiers des votes, on
condamnait de façon quasi certaine les réformateurs, catholiques ou libéraux, à
s’adresser à leurs adversaires et à composer avec eux. C’était la cote mal taillée
obligatoire.
En 1893, il y eut une autre
aggravation. La révision (page 91)
constitutionnelle était réclamée par des libéraux ; ce furent les catholiques
qui la firent ; il en résulta une cote plus mal taillée. Les hommes qui avaient
gouverné le pays jusqu’en 1884, Frère-Orban en tête, se virent écartés, sinon
des délibérations, du moins de l’entente finale, à laquelle radicaux et
catholiques furent seuls à participer. Triste aboutissement d’une politique qui
avait, par une série de lois électorales, et notamment par celle de 1883,
préparé pourtant le pays au bénéfice des interventions démocratiques !
Ce n’est pas que Frère-Orban ne fût,
à la fin, résigné à la révision constitutionnelle ; mais quand il s’y rallia,
il était trop tard pour son parti. Le cens avait, malgré tout, à ses yeux le
prestige d’une chose vieille et longtemps respectée ; ils avaient, lui et ce
régime, vécu ensemble, et l’on ne change pas, à 70 ans, de tactique politique
sans amertume et sans embarras. Voici ce qu’il déclarait, en 1882, et ce qu’il
pensa jusqu’au bout « ... Si imparfaits que soient nos institutions et notre
régime électoral (et je reconnaîtrai dans toute leur étendue les imperfections
qu’on pourra signaler), ces institutions nous ont donné, pendant cinquante ans,
la situation la plus prospère, la plus libre qu’il y ait dans l’histoire. Sous
l’égide d’une Constitution, née du régime censitaire, (page 92) qui nous dota de libertés inconnues ailleurs sur tout le continent et
dont fort peu de peuples jouissent encore à l’heure présente, la Belgique a
accompli les progrès les plus merveilleux dans toutes les sphères de l’activité
humaine.»
Il avait raison, à l’apparence ; les
statistiques de l’industrie et du commerce accusaient un progrès continu ; le
rendement était supérieur, et les frais d’exploitation inférieurs à ceux des
pays voisins dans les mines et les usines. Mais tout cela n’était que la
surface brillante et dure ; car la misère des petits n’avait pas de relâche ;
l’imprévoyance le disputait à l’incertitude du lendemain dans leur chétive
existence de cogne-ferme, et, à bout de patience ou de force, les houilleurs de
Liège et du Hainaut, les tisserands de la Lys et de la Vesdre, les carriers de
la Meuse et de l’Amblève, les ouvriers du fer et ceux de la mine acceptaient,
comme un nouvel évangile, la doctrine qui leur était prêchée par d’anciens
compagnons de tâche et par des fils de la bourgeoisie, doctrine qui se résumait
ainsi : tu n’es rien, tu seras tout. A la conception d’une classe censitaire,
exerçant l’autorité et concentrant en elle tous les pouvoirs, ils allaient
opposer la conception d’un Etat où tous les citoyens, quels qu’ils fussent,
auraient des droits et des devoirs égaux.
Cet Etat, Frère-Orban n’en voulait
point. La (page 93) suprématie du
nombre lui était odieuse. Il l’avait dédaignée et refoulée jadis, lorsqu’il
avait maintenu, contre le pétitionnement formidable du pays, la sécularisation
des cimetières, et il l’avait assurément bravée encore, en 1879, lorsqu’il
avait défendu la neutralité scolaire, dont la majorité des pères de famille,
restée catholique ou fanatisée par le clergé, redoutait les conséquences pour
leurs enfants. Il lui plaisait, pour une troisième fois, de dire au flot
majoritaire qui grondait au seuil du Parlement : Tu n’iras pas plus loin.
Mais les temps étaient changés. Un
parti nouveau était né qui avait son drapeau, ses effectifs, sa presse ; le
libéralisme était déchiré ; le pouvoir était aux mains de ses adversaires ; il
restait au plus à l’ancien ministre une poignée de fidèles, qui le couvraient
de leur dévouement ; leur résistance fut considérée comme de l’aveuglement, et
la révision constitutionnelle se fit sans leur concours.
Au surplus, quelle solution
eussent-ils apportée ? Encore aujourd’hui ils s’enferment dans la négation ou,
quand ils s’efforcent d’en sortir, c’est pour accoucher de formules
contradictoires ; ils sont comme les satellites désorbités d’un astre éteint.
Leur chef lui-même ne fut éloquent et vraiment heureux, lors des débats
révisionnistes, que dans la critique des systèmes de ses adversaires. Il (page 94) n’en épargna aucun, et même
ses amis, moins chatouilleux que lui sur la composition du futur corps
électoral, trouvèrent sa censure impitoyable. Il en est qui se seraient
contentés du savoir lire et écrire, à
l’italienne ; il leur conta, en pleine Chambre, l’anecdote véridique de ce
soldat qui, possédant ce minimum de culture, fut prié par un officier de
rédiger quelques lignes. Le pauvre diable, après avoir sué sang et eau, écrivit
de sa plus belle encre : « En ce temps-là, Jésus dit à ses disciples :
Quand on n’a pas de pipe, on n’a pas besoin de tabac.» Et pendant qu’on
s’esclaffait, l’orateur regardait tranquillement les membres de la gauche qui
étaient les auteurs de la proposition ; non, à Waterloo, Napoléon n’a pas
traité plus durement les derniers mameloucks, témoins
atterrés de la défaite. (Le savoir lire et écrire ne lui paraissait donc pas plus à cette date
(1895) que précédemment une garantie suffisante de capacité ; en 1881, il
l’appelait ironiquement « une barrière de carton » dont se contentait alors la
gauche radicale ; déjà, en 1867, il disait ceci : Savoir seulement lire et
écrire n’est pas évidemment une preuve de capacité. Il est beaucoup d’individus
qui, « ne sachant ni lire ni écrire, sont de beaucoup supérieurs,
intellectuellement, à ceux qui possèdent ces éléments d’instruction. »
C’était la sagesse même, et c’est le pourquoi de l’échec d’une formule basée
sur un critère aussi insuffisant).
(page
95) Son système à lui, qu’il finit par opposer au savoir lire et écrire de quelques libéraux, au S. U. de la gauche
radicale et à la conception bâtarde de la droite (mélange de l’occupation
anglaise avec des résidus du censitarisme belge), consistait
dans une accession progressive à l’électorat de tous les citoyens, qui
offraient les garanties d’instruction suffisante « Ce que je propose,
disait-il, le 24 mars 1893, c’est simplement une barrière qui empêchera les
plus ignorants de passer. » Le fond de sa pensée, c’était d’assurer aux
villes une prépondérance, qui avait toujours été dans les desseins et dans la
tactique du libéralisme ; il allait jusqu’à proposer de leur laisser une
représentation compacte et distincte, tandis que les campagnes auraient, sur la
base du scrutin d’arrondissement, un régime approprié à leur particularisme et
à la myopie de leurs intérêts. Le cens disparaissait de lui-même, ses éléments
venant se fondre dans la masse plus étendue des nouveaux électeurs qui, quatre-vingt-dix-neuf
fois sur cent, réunissaient les conditions de fortune et celles de capacité
patentée.
L’architecture du projet avait sa
grandeur, et c’est pourquoi il déplut à tous. On le trouva d’une artificialité
excessive, et puis, défaut suprême, il excluait un grand nombre de citoyens des
urnes ; (page 96) on préféra les y
appeler tous, mais en réservant à certains des droits doubles ou triples de
ceux qu’on octroyait à la masse ; la gauche radicale prit le change là-dessus ;
elle sembla ne pas voir que donner les doubles et les triples votes à une
portion du corps électoral, c’était retirer de la main gauche à l’autre portion
ce que lui tendait la droite ; il y eut là un jeu de dupes dont Frère-Orban eut
la gloire de ne pas vouloir être, gloire quasi posthume et qui, aux yeux de
l’historien, le venge des derniers affronts de sa carrière.
S’il ne fut pas des compromissions obligatoires,
par lesquelles fut scellé l’acte de révision constitutionnelle, il ne voulut
pas davantage pactiser avec les réformateurs, radicaux ou catholiques, dont la
politique sociale consista désormais à adopter une série de mesures
restrictives de la liberté industrielle.
« Toute réglementation du travail est
une forme de la servitude, et pas autre chose. Si cette réglementation est
absolue, c’est l’esclavage. Si elle est partielle, c’est le servage. » Ainsi
résumait-il sa doctrine, en 1869, en réponse à une interpellation de libéraux,
qui réclamaient une loi sur le (page 97)
travail des femmes et des enfants dans les usines. Ainsi pensa-t-il jusqu’au
dernier jour, invariable et immuable dans son scepticisme devant les efforts
législatifs de ses adversaires, qui croyaient conjurer le péril socialiste en
accumulant lois et règlements.
Pour lui, comme pour les théoriciens
à la Turgot et à la Jean-Baptiste Say, le remède était dans la liberté. En
restituant à l’ouvrier tous les droits proclamés en 1789, mais dont le régime
napoléonien avait restreint ou discipliné l’exercice, on devait aboutir à une
entente, peu à peu complète et définitive, entre employeurs et employés, les
uns et les autres conscients de leurs intérêts solidaires, qui dictaient leurs
devoirs réciproques.
C’est là une conception très élevée
(et non, comme on l’a dit, purement matérialiste) des rapports nouveaux
engendrés par la naissance et le développement de la grande industrie. Dans un
pays où l’instruction populaire aurait atteint son plus haut degré, où la
population aurait été, de longue date, familiarisée avec l’usage des libertés
modernes et où le régime parlementaire aurait porté tous ses fruits, il n’était
pas inadmissible qu’on franchît, avec ce seul lest d’une liberté intelligente,
la passe redoutable où la plupart des nations européennes sont engagées en ce
moment.
(page
98) En Belgique, il allait différemment. Le nombre formidable des
illettrés, l’excessive concentration industrielle, le côte-à-côte, qui en
résulte, de la trop grande fortune et de la trop grande misère, l’hétérogénéité
de la race, si peu pénétrée dans sa moelle de cette haute conscience nationale
de l’Anglais ou du Français, tout y favorisait d’autres notions, rudimentaires,
proches de l’instinct physique, brutales et promptes comme le sang du peuple,
et dont la pénétration devait avoir de si terribles effets.
C’est ici que la perspicacité de
l’homme d’Etat se trouva en complet défaut. Il crut, de bonne foi, ses
compatriotes plus éclairés et meilleurs qu’ils ne l’étaient ; il eut en
l’instruction largement répandue une confiance excessive ; enfin, il demanda
trop à la liberté, en la supposant capable de résoudre le problème social.
Les ouvriers étaient, avant qu’il fût
ministre, tenus à diverses obligations qui les mettaient juridiquement en état
d’infériorité vis-à-vis du patron. Frère-Orban leur donna le droit de
coalition, fit admettre leur témoignage au même titre que celui de l’employeur
; il supprima l’obligation du livret d’atelier. Mais ce n’était pas assez, il
fallait aider à dégrever le budget de ces braves gens, sans entendre fixer un
minimum de salaire, et (page 99)
c’est pourquoi il fit tomber les barrières qui s’opposaient au libre commerce
des grains, c’est pourquoi il abolit l’échelle mobile qui profitait à
quelques-uns aux dépens de tous. Il faudra aussi, devant l’anarchie sociale
grandissant avec le développement industriel, coopérer au groupement des
ouvriers. Va-t-il créer ou organiser des syndicats professionnels ? Non ; mais
il fera des lois sur les sociétés coopératives et mutuellistes, et s’il ne veut
pas de l’assurance obligatoire contre la vieillesse, il collaborera à la
création de ces caisses de retraite, dont on eut si peur, à droite, à cette
époque-là, et que la droite actuelle a remplacées par l’organisme autrement
révolutionnaire d’un système généralisé de pensions ouvrières. Enfin, la
situation matérielle de l’ouvrier étant, quoi qu’on ait dit, améliorée, il est
bien des logis où l’on tâchera, au bout de la semaine ou de la quinzaine, de
mettre de côté quelques sous, peut-être un écu : la caisse d’épargne s’ouvrira
à ces économies et en assurera la fructification.
Est-ce tout ? Pas encore. Les
conflits entre patrons et ouvriers vont se multipliant. Frère-Orban sera
l’adversaire d’une intervention des pouvoirs qui, non sollicitée de part et
d’autre, lui semblera contraire à la liberté. Mais rien ne s’oppose à ce qu’il
crée des conseils de l’industrie et (page
100) du travail, sortes de chambres mixtes, où se débattront au mieux les
intérêts en désaccord ; et pour que cette institution, complément ingénieux des
conseils de prud’hommes institués dès 1842, mais réorganisés par lui plus tard,
ne soit pas instable et temporaire, il signera un projet de loi, lui donnant de
fortes assises, en définissant les attributions et en réglant la composition,
il fera voter ce projet d’enthousiasme par une majorité catholique, en 1886,
comme en 1876, il avait emporté d’assaut le vote de ses idées sur
l’enseignement supérieur.
C’est fort bien, et le libéralisme
économique ne pouvait s’aventurer au delà. A bien examiner, il s’était déjà
aventuré loin ; il était assurément sorti des bornes où l’aurait enfermé un
Jean-Baptiste Say ou un Bastiat, il s’était fait interventionniste, sans être
despotique, ou pour mieux dire, Frère-Orban n’avait de despotique que sa façon
d’entendre la fonction de l’Etat dans l’ordre civil, comme on l’exposera
bientôt. Dans l’ordre économique il se contente de soutenir que l’Etat «
doit... procurer tous les moyens, tous les instruments qui, en garantissant la
libre action individuelle, portent à sa plus grande puissance le travail de
l’homme. » Il est vrai que la formule est vague, et que de ces instruments procurés par le pouvoir
pourraient (page 101) s’accommoder
des esprits moins libéraux que le sien. Mais, dans la pensée de Frère-Orban,
sinon dans ses mots, il ne pouvait y avoir d’équivoque.
Dans le même discours, prononcé en
1886 et où j’ai noté cette formule, je trouve une fort belle apologie de la
liberté du travail : « Considérez ceci, messieurs, sur un même point d’un
territoire, voici une agglomération de 100,000, de 500,000, de 2 millions, de 5
millions d’hommes ; cela existe dans notre Europe ; il faut fournir à tous le
logement, la nourriture, le vêtement, les mille choses nécessaires à la vie,
les plus futiles comme les plus indispensables, de première nécessité ou de
luxe, réclamées par la fantaisie, le caprice ou la mode d’un jour ; tout est
là, rien n’y manque ; au jour et à l’heure dite, chacun aura son pain, son
lait, son café, son sucre, l’aliment ou la boisson qu’il préfère, et ainsi pour
tous les besoins de la journée. Les plus humbles seront servis comme les plus
riches ; ils obtiendront tout ce qui leur est nécessaire dans les meilleures
conditions. » Et l’hymne se termine ainsi : « Qui fait tout cela ?
C’est la liberté ! »
Oui et non, faut-il ajouter en
sourdine. Oui, si l’on regarde à la surface, si l’on voit, comme en un
cinématographe géant, cette foule se mouvoir, aller, venir, courir à ses
besognes ou à ses (page 102) plaisirs.
Non, si l’on scrute les mobiles qui l’entraînent, si l’on remonte aux sources
multiples où elle puise son énergie, ainsi que le sentiment de son rôle social,
si l’on suppute les hérédités qui l’enchaînent, les lois qui la protègent dans
cette physiologie savante que constitue le fonctionnement de tous les services
d’une grande cité.
Partout on retrouvera l’Etat dans ce
fonctionnement, on découvrira qu’il n’est pas un détail échappant à son
initiative, à sa tutelle ou à son contrôle, et que c’est parce qu’il l’a voulu
ainsi que les rues s’alignent au cordeau, que, dans ces rues, la propriété des
immeubles se définit et se maintient, que la transmission, ou la location en
échappent aux incertitudes et aux désordres des transactions libres ; que c’est
lui qui assure le crédit et la paix, et, partant, aussi la vie. On pensera que
le chemin de fer, qui transporte les vivres, que la poste et le télégraphe, qui
transmettent les ordres de vente et d’achat, et qui souvent les exécutent, que
les agents de la Banque Nationale qui font des opérations financières pour le
commerçant et l’industriel, que la police, qui assure la sécurité nocturne, que
le balayage et l’éclairage, qui rendent la circulation possible, que tout cela
et bien d’autres choses sont l’œuvre de la collectivité, sans laquelle
l’individu isolé, (page 103) livré à
lui-même, à ses forces et ses ressources, serait resté ou redevenu le « gorille
féroce et lubrique » dont Taine parle quelque avec une nausée de grand
seigneur.
* *
*
Moins que tout autre, Frère-Orban
pouvait, d’ailleurs, condamner l’instinct social, lui qui, pendant toute sa
vie, en avait proclamé la force et défendu les créations. Et non seulement il
les avait défendues, il les avait multipliées à l’envi.
Succédant, lors de son avènement
ministériel, à des gouvernements incolores et purement végétatifs, il s’était
imposé à tâche de fonder, par le développement intellectuel et matériel d’une
classe, de sa classe à lui, une nouvelle aristocratie, qu’il rêvait généreuse
et progressive. Pour cela, rien ne lui avait coûté. La Belgique étant destinée
à un grand rôle industriel, il avait, de moitié avec Charles Rogier, attaché
tout son intérêt de législateur à favoriser les progrès de nos usines. De là le
réseau de chemins de fer dont ils couvrirent le pays comme d’une cuirasse ; de
là les mesures qui firent fléchir leur anti-protectionnisme au profit de
certaines fabrications naissantes, qui avaient besoin de l’Etat-tuteur pour
accomplir leur difficile croissance.
(page
104) De là, surtout aux environs de 1848, toute une série de mesures
hardies, destinées à donner du pain aux ouvriers, fût-ce en contradiction avec
l’intolérant laissez-faire que les deux ministres acceptaient théoriquement
comme un dogme ; de là leur souci jaloux du crédit public, que la création
d’une Banque Nationale ne contribuera pas peu à affermir et à développer ; de
là, enfin, chez un admirateur respectueux du principe de la propriété
individuelle, cet aveu étonnant que la propriété est « un droit dérivant
de l’état social » et non de l’état naturel ; que sa forme, son étendue et ses
limites sont essentiellement du domaine de la collectivité, aveu qui est en un
frappant et juste accord avec l’esprit fluctuant de nos formes de possession
modernes, symbolisées par les valeurs mobilières, par les actes hypothécaires,
par le papier-monnaie, c’est-à-dire par des titres fugitifs, inscrits sur la
feuille volante, qu’emporte un coup de vent.
Mais ce ne sera pas encore là toute
la conception étatiste du ministre libéral. Il saura l’étendre à d’autres
domaines. Il centralisera toujours.
Déjà Rogier avait révoqué, dès 1834,
les dispositions admises, quatre ans plus tôt, en faveur de l’autonomie
communale. Il avait retiré au conseil le droit d’élire le bourgmestre ; il
avait restitué au roi le soin de choisir et de révoquer le (page 105) secrétaire communal, qui,
devenu agent du pouvoir, devait « préférer les ordres de l’autorité
centrale » à ceux de ses chefs locaux. Ce n’était pas assez. On reporta au
chef-lieu d’arrondissement le vote pour le Sénat et la Chambre, afin de
dépayser et, en quelque sorte, de « déraciner les électeurs, de créer, si
possible, parmi eux, un courant d’idées moins conservatrices, de les rendre
moins esclaves et moins férus du clocher. Puis, pour achever la déroute du
particularisme, on laissa se constituer ou subsister de vastes circonscriptions
électorales, dont une ville devint le centre, et qui éliront un jour dix, douze
et jusqu’à dix-huit députés.
La même politique triomphera dans
l’ordre fiscal. Plus d’octroi, c’est-à-dire plus de ressources indépendantes
pour les villes, dont le vasselage vis-à-vis de I’Etat,
dispensateur souverain des deniers, sera définitivement consacré (C’est
ce que dit, à la Chambre, le 1er juin 1860, un orateur catholique reprochant au
ministre « une centralisation anormale de l’impôt, contrairement tout à la fois
à l’esprit de nos institutions et aux vrais intérêts des contribuables. »). Il n’est pas jusqu’aux centimes additionnels des provinces et des
communes, que cet Etat ne se chargera de toucher lui-même, et son contrôle,
grâce aux caisses d’épargne et de retraite, s’étendra jusqu’aux (page 106) petits sous, enfouis jadis
dans le bas de laine du paysan et de l’ouvrier, et qu’en échange de sa
garantie, il enfermera maintenant clans ses coffres-forts (Voyez
à ce sujet HYMANS, Histoire parlementaire de Belgique, t. I, p. 83 ; dans la séance du
3 juin 1862, M. Tack « critique le projet de caisse d’épargne qui met
entre les mains du gouvernement un levier trop puissant et un pouvoir
dangereux…, tout est centralisé entre les mains de l’Etat. »)
L’Etat, toujours l’Etat. La vie
morale des citoyens n’échappera pas plus à ses investigations que leur vie
physique. Quand Frère-Orban propose de déférer le serment successoral, il
scrute la conscience des héritiers, il se fait ouvrir, comme on dit à droite,
les livres du commerçant ; sa police devient une sorte de censure, contre
laquelle s’insurge le Sénat. Quand il intervient dans le temporel des cultes,
qu’il établit la surveillance de l’Etat sur les fabriques d’église, qu’il
supprime le caractère confessionnel des cimetières, en s’armant du décret de
prairial trop longtemps violé, qu’il met la main sur les bourses d’études, la
droite n’aura, en défendant le régime aboli par lui, d’autres flétrissures que
les mots de « centralisation », de « spoliation », de «
despotisme » et de « socialisme », tous mots synonymes pour elle, et
qui, à bien (page 107) compter,
n’étaient que l’exagération d’une vérité transitoire.
Est-ce tout ? Eh que non ! La liberté
de la charité elle-même va subir la contrainte. Au risque de froisser certaines
délicatesses des âmes tendres, la même main impitoyable va s’immiscer entre le
donateur et le donataire anonymes. Frère-Orban n’hésitera pas, serviteur fidèle
et incorruptible du dieu Etat, à contresigner cette déclaration de son collègue
de la justice, Jules Bara, contestant que la liberté de la charité soit une
liberté essentielle, et ajoutant ceci : « Ce système de liberté mène au
dépouillement des familles, au dépouillement des pauvres même ; de plus, il
donne lieu aux plus graves abus dans
l’administration, il multiplie les frais, il enlève toute surveillance sur la
gestion du patrimoine des indigents. »
(Voyez, aux Annales
parlementaires belges, toute la discussion de la loi de 1857 ; déjà le 15
novembre 1855, un libéral, M. de Renesse, dira que « la liberté de la
charité a besoin d’un contrôle ». Mais le contrôle du travail industriel
n’intéresse encore personne.)
C’est l’esprit de la révolution qui
se réveille, qui ranime, qui se reprend dans toute sa vigueur jacobine, et qui,
quelque peu embourgeoisé, parfois habillé de grandeur et de courtoisie, ne doit
pas nous faire illusion sur ses véritables (page 108) tendances. En relisant les mémorables débats auxquels
donna lieu la loi dite des couvents,
on comprend l’apologie de 1789, que, nouveau ministre, Frère-Orban imposait un
jour à une chambre étonnée, et que les colères de la droite ne l’empêchèrent ni
d’achever, ni de maintenir.
Etatisme, peut-être même socialisme
d’Etat, dans l’acception purement intellectuelle du terme, la politique de
Frère-Orban n’est plus du tout dans ce domaine de la conscience ce qu’elle nous
a apparu dans celui des réalités économiques (Pourtant, le
12 mars 1857, il dira, à propos d’une concession de chemin de fer, que,
« dans un temps donné, certains monopoles aux mains de l’Etat pourront
remplacer une grande partie des impôts. Le temps viendra où les chemins de fer,
aliénés temporairement, retourneront dans les mains de l’Etat. » HYMANS, Histoire
parlementaire de Belgique, t. III, 383.) Et pourtant, la propriété
morale est autrement respectable, autrement inviolable que celle des biens
séculiers. Mais le libéralisme eût été une complète abdication, et comme une
négation, s’il avait étendu au domaine spirituel sa théorie « laissez-faire »
et du « laissez-passer». Il eût été le stupide « Etat-gendarme » et rien autre.
Pas un instant, Frère-Orban ne songea au respect d’une logique, qui, s’il l’avait
envisagée dans les formes (page 109)
naturelles du raisonnement, impliquait le moins par le plus. Il vécut fort
tranquillement dans la contradiction la plus flagrante, il accentua et aggrava
cette contradiction jusqu’à la fin de sa carrière ministérielle, dont le
couronnement fut bien cette loi centralisatrice d’enseignement qu’on appelle la
loi belge de 1879, et qui, si elle avait survécu, devait mettre une bonne fois
l’Etat en possession de primaire avec son personnel, son programme, ses
finances et toutes les garanties de son contrôle sur elle.
Voilà Frère-Orban dans les plus
hautes incarnations de la politique libérale : l’enseignement à tous les
degrés, l’organisation du vote et les questions sociales. Le reste n’est que
contingence, et ce qui est vrai de l’attitude des libéraux belges, délibérant
sur le régime militaire, par exemple, n’est plus vrai des libéraux français ou
anglais.
Les libéraux français se sont ralliés
de bonne heure à la thèse d’une armée nationale, générale et forte : ils ont
enté l’idée de patrie là où leurs coreligionnaires anglais, abrités dans leur
forteresse insulaire, où leurs coreligionnaires belges, entêtés dans leurs
préjugés, ne mettaient qu’un souci tempéré et intermittent. Et quand je dis les
(page 110) libéraux belges, je dis
la majorité d’entre eux ; car Rogier, on l’a vu, fut sincèrement militariste,
et sans l’être au pied de la même lettre, Frère-Orban ne se désintéressa jamais
du problème militaire.
Pour mieux dire, il ne le considéra
que comme un important corollaire d’un autre problème, celui de la neutralité
ferme et durable de la Belgique. Dès le premier jour, il fut convaincu jusqu’à
l’évidence que cette neutralité devait avoir l’arme au bras. En 1848, quand
Rogier montra une si généreuse activité à multiplier les armements nationaux,
il le seconda de la souplesse ingénieuse de son génie inventif. Plus tard il
l’aida à fortifier Anvers contre tout le monde, contre l’apeurement bourgeois,
la coalition financière et les hostilités locales, éveillées dans cette ville
qu’il sacrifia électoralement à l’accomplissement de son devoir. Enfin, après
Sadowa, comme M. P. Hymans l’a dit en des pages très
vivantes de son étude, il sauva peut-être son pays de l’annexion étrangère, en
opposant de solides entraves aux rêves de compensation territoriale, que
l’agrandissement subit de la Prusse avait fait germer dans le cerveau fumeux de
Napoléon III.
Il y aurait encore lieu d’étudier la
politique (page 111) fiscale de Frère-Orban,
ses vues sur le monométallisme, et de sonder à bien d’autres endroits où se
découvriraient des traces certaines de son activité créatrice. Mais il serait,
je présume, plus difficile de distinguer, parmi ces traces, ce qui est son
empreinte particulière et ce qui est l’empreinte collective d’un groupe
d’administrateurs, dont Rogier fut avec lui le chef reconnu, mais où émergent
honorablement les figures de J. Bara, de M. Tesch, de
M. Orts, de M. Graux et de bien d’autres libéraux. A
vouloir, comme l’a fait très bravement M. Discailles
en l’honneur de Rogier, se livrer à une répartition des mérites, on risque fort
qu’elle ne corresponde pas toujours à la répartition des efforts : la
couverture n’est pas assez large pour la tirer sur tous ces grands morts.
En revanche, on se retrouve très à
l’aise, en pleine indépendance et en pleine sécurité de jugement, lorsqu’il
s’agit de caractériser l’éloquence de Frère-Orban. M. Graux
a très bien dit ce qu’elle était : « ample, nourrie de raison et de bon sens,
incisive et pressante dans l’argumentation, lumineuse et ferme dans l’exposé,
s’élevant aux sommets d’un vol hautain, sous le souffle de l’inspiration.
L’ironie était puissante. La flamme s’allumait vite, au choc de la
contradiction. Elle jaillissait en apostrophes, s’épanouissait en longues
périodes. (page 112) La pensée
fuyait l’expression banale et se condensait en formules concises et fortes, qui
semblaient tracées au burin. » (Discours prononcé en juillet
1900).
C’est bien cela, et on se sent pris,
encore aujourd’hui, d’un mouvement admiratif en relisant certains discours
écrits la veille d’une bataille ou entre deux assauts parlementaires, et dans
lesquels l’improvisation forcée s’insinue parfois, se découpe d’un trait
parfaitement distinct sur les parties plus méditées, plus fortement
axiomatiques. Mais il nous manque à jamais l’accent chaud et la netteté
claquante de cet organe, qui vibrait si richement dans un hémicycle parlementaire
; il nous manque l’expression de cette physionomie, sur laquelle, le masque
venant à s’animer, se peignaient le tour d’esprit de l’homme, son impérieuse
assurance, son mépris de la contradiction et son désir de vaincre plus encore
que de convaincre. Quelle que fût la cause qu’il défendait, il savait, avec
l’espèce de magnétisme dégagé de sa personnalité puissante, de son regard et
même de son geste sobre et ferme, il savait, comme on l’a dit de M. Guizot,
remplir la Chambre d’une atmosphère artificielle et empêcher l’air froid, venu
du dehors, de fouetter les visages.
(page
113) C’était, en un mot, l’orateur avec ses enthousiasmes, ses colères et
ses défaillances, et peut-être doit-on expliquer ainsi qu’il n’ait jamais, lui
si châtié dans sa forme, connu le moindre souci du style, de ce qui constitue
l’écrivain. On pour lui appliquer ce que Sainte-Beuve a dit d’un des meilleurs
esprits de la révolution, qu’il « avait cette paresse des orateurs qui ne
retrouvent pas dans la solitude du cabinet, tout le degré de chaleur nécessaire
à la production active ».
Et c’est pourquoi la politique devait
le garder jusqu’au dernier jour. Je me suis pourtant laissé dire que, vers la
fin, ce « doctrinaire », que de loin on proclamait hautain et morose, eut
des grâces séductrices, et qu’il sut captiver, par son accueil et ses
confidences, des jeunes hommes pensant comme lui et fiers de cette ouverture et
de cette demi-intimité. Néanmoins, le goût de la politique persistait, et il
devait en nourrir les conversations qu’il eut avec eux ; mais ce goût s’était
tempéré, il était devenu serein à l’approche d’une fin à laquelle, dans ses
derniers discours, il fit plus d’une allusion émouvante.
Peut-être faut-il regretter que la
vie parlementaire l’ait retenu si jalousement et si tard, qu’il ne se soit pas
plus tût détaché de ce néant qu’est la politique constitutionnelle, où un homme
n’a plus (page 114) dans la main la
merveilleuse aisance de tous les ressorts des grands ministres du passé. Que
d’années usées à des luttes vaines contre la médiocrité jalouse d’autrui,
médiocrité sincère ou non, mais stérile le plus souvent, et d’autant plus
stérile qu’elle trouvait en lui le roc qu’on peut ronger, mais qu’on ne brise
point !