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« La Belgique morale et politique (1830-1900) », par Maurice Wilmotte
Paris, Armand Colin, 1902
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(page
8) En France, la révolution de 1830 fut un jeu de dupes. Le peuple, qui avait
fait 1789 pour aboutir au despotisme impérial, à la reconstitution d’une église
et d’une noblesse, éleva des barricades, quarante ans après, pour donner le
gouvernement à une classe qu’il détestait plus encore que les prêtres et les
nobles. Dès le 13 mars 1831, la réaction antidémocratique s’annonce (« Le gouvernement de juillet était
donc condamné, comme tout autre à l’issue d’une révolution, à n’être pas un
gouvernement de discussion. Mais ce qui est à son grand honneur, il voulait
l’être, et de là précisément naissait la difficulté, et de là naissait la
nécessité pour lui, tout en étant un régime de discussion, d’être un régime
très hérissé, très ferme et très résistant. » Emile Faguet, Politiques et
moralistes, I, p. 353). Les émeutes succèdent aux émeutes
; de Paris l’insurrection s’étend aux provinces ; on l’écrase militairement ;
on bâillonne la presse ; on emprisonne les républicains ; les lois d’exception
se multiplient ; attroupements, (page 9)
affiches, chansons et cris séditieux, toutes les manifestations de la volonté
révolutionnaire sont interdites et punies sévèrement ; de 1833 à 1846 il y a
six tentatives de régicide ; la censure est impitoyable et s’applique aux
journaux, aux pièces de théâtre et jusqu’à la personne des citoyens.
Voilà le régime, qui devait aboutir à
1848. Il n’y en eut jamais de plus fécond en hommes d’État. Mais ces hommes
d’État étaient presque tous des théoriciens. La politique les avait pris à la
philosophie (M. Royer-Collard, M. de Rémusat), ou à l’histoire (M. Guizot), ou
à d’autres tâches, moins répugnantes, et surtout moins complexes que celle qui
consiste à manier des hommes. Seuls M. Molé, qui y laissa la vie, et M. Thiers,
qui devait retourner un jour aux études historiques, déployèrent, par
intervalles, de la vigueur et de la sagesse ; quand M. Guizot reprit la barre,
il ne sut que couvrir les feux et stagner ; c’est à lui que Lamartine faisait
allusion, en 1842,lorsqu’il disait : « Pour faire cette politique, une
borne suffirait. »
En Belgique, avant, comme après 1830,
la situation est bien différente. Ceux-là qui, en 1830, y prirent la tête du
gouvernement étaient, pour la plupart, des jeunes gens enthousiastes et
inexpérimentés ; ils durent se faire la main sur les barricades et au milieu du
tohu-bohu d’une révolution. (page 10)
Cette révolution fut pour eux-mêmes une surprise, une joyeuse surprise, dont
ils n’avaient, certes, ni escompté les profits, ni calculé les risques ; de là
leur belle et imprévoyante vaillance, qui, chez quelques-uns, se tourna bientôt
en un assagissement précoce et en des vertus fécondes. Pour tout dire, ils
débutèrent dans la carrière politique par où avait fini un Guizot, l’homme la
plus illustre du libéralisme français de ce temps là ; 1848, à Paris, signifie
l’effondrement d’une doctrine politique, qui, en Belgique, devait, au
contraire, tirer d’une révolution aussi foudroyante qu’inespérée une occasion
unique de se manifester et de porter tous ses fruits.
Aussi bien la Belgique était-elle
peut-être pour des expériences libérales un terrain plus favorable que la
France ne le fut, même après 1789 et le régime napoléonien. En passant de
l’extrême licence à l’absolu despotisme, la vieille terre monarchique
paraissait osciller sur sa base, sans parvenir à retrouver l’équilibre dont elle
avait si grand besoin. En Belgique le libéralisme n’était nullement une
nouveauté, Comme théorie générale, on le trouve en germe dans des ordonnances
de Joseph II et dans plus d’une décision politique du roi Guillaume Ier. Comme
pratique quotidienne, il était aussi vieux que les franchises locales et que
les (page 11) us et coutumes des
provinces méridionales des Pays-Bas. Mirabeau avait pu dire aux Liégeois, en
1789, qu’ils n’avaient rien à envier aux Français, qui venaient de démolir la
Bastille ; les privilèges urbains, en Flandre, en Brabant et en Hainaut,
remontaient, pour la plupart, aux siècles de la féodalité. La liberté n’était
pas qu’un vain mot ; l’égalité civile était un fait et, quant à l’égalité
politique, ne la voit-on pas proclamée à Liège dès le
XIVème siècle, et critiquée avec une vive amertume par un aristocrate
désenchanté, Jacques d’Hemricourt, dès ce temps-là ?
La puissance et la richesse du clergé étaient sans doute très grandes et
parfois oppressives ; mais elles ne semblent pas avoir déterminé. un mouvement
protestataire bien sérieux aux environs de 1789. Encore moins un mouvement
révolutionnaire car si l’on se mutina, ce fut la croix à la main, et si l’on
fit des conjurations préalables, ce fut dans les églises ; la philosophie voltairienne
de Joseph II et le protestantisme de Guillaume Ier déplurent à la foule pieuse
autant qu’à ses conducteurs spirituels, et quand éclata l’insurrection, en
1830, le clergé s’y associa de plein coeur.
Que nous voilà loin de Paris ! Les
révolutionnaires de 1830 s’en rendaient un compte très net ; tout leur art
consista donc à faire accepter un (page
12) régime, dans lequel ils s’appliquèrent à conserver ce qu’il fallut bien
du passé, tout en y mêlant, à des doses de plus en plus accentuées, les
innovations politiques et sociales du libéralisme français. Il ne fallut pas
songer à une adaptation immédiate et complète, mais, au plus, à une
accommodation lente et fort approximative. Cette accommodation ne pouvait, au
surplus, se faire qu’à la condition expresse du fusionnement progressif des
Wallons et des Néerlandais. Aux uns et aux autres, différents de race et
d’idiome, souvent opposés d’intérêts, il s’agissait maintenant de donner une
même orientation morale et politique plus que cela, de leur donner une même
conscience.
Et donc tout l’effort des libéraux
devra tendre vers ce but constituer, par-dessus les différences locales si
tenaces, et en dépit d’elles, une homogénéité intellectuelle et matérielle. Et
quel meilleur instrument auront-ils à portée de main que le système de
gouvernement qui, avec des intermèdes réactionnaires, avait triomphé en France
après Waterloo ? Ainsi s’expliquent déjà les sympathies françaises d’un Rogier
; ainsi s’explique le goût de la centralisation qui sera si affirmé chez lui, mais
que Frère-Orban accentuera encore ; ainsi s’explique l’attitude historique des
catholiques belges, défenseurs constants, non de la liberté, comme ils (page 13) le disent et comme ils le
croient peut-être, mais des libertés traditionnelles, qui avaient, dans la
Constitution belge, née d’un compromis passager, reçu une sanction inévitable,
mais dont chaque effort législatif devait éloigner la nation, sous peine de
n’être pas ; car ces libertés constitutionnelles avaient, dans une fédération
improvisée de petits Etats catholiques et traditionalistes, une autre valeur
d’acception et une autre portée qu’en une grande monarchie, où la
décentralisation était inconnue.
Elles étaient, si on veut les prendre
à la lettre, la négation la plus audacieuse de l’Etat faiblement constitué,
dont les gouvernants allaient devoir vivifier et développer l’organisme. Et il
arrivera, fatalement, que chacune de ces libertés sera peu à peu contenue,
resserrée, délimitée, rognée par des mains expertes et soigneuses, qui sauront,
comme celles d’un habile jardinier, émonder partout où il faudra, pour donner
de l’unité et de l’harmonie à l’ensemble. C’est, au fond, ce qu’en termes
heureux, quoique un peu détournés, exprimait Charles Rogier en 1841, lorsqu’il
disait : « Nous avons pensé, mes amis et moi, que plus on avait donné de
libertés au pays, plus il fallait donner
de force au pouvoir, non pour restreindre ces libertés, mais pour en modérer et en régulariser
l’usage, et pour (page 14) mieux
en assurer au peuple les avantages pratiques. » C’est aussi la tactique que
Frère-Orban poussera aux dernières limites, comme on le verra dans la suite de
ces études, et c’est le résumé de la politique libérale en Belgique jusqu’en
1884. A certains égards, cette politique, conforme d’ailleurs à celle du
véritable Etat moderne, aura l’air de vouloir nous ramener au système de
gouvernement des sociétés antiques. Dans celles-ci comme dans celui-là, elle
consiste, en effet, dans l’immolation des libertés particulières devant le
principe supérieur de la liberté commune ; elle pousse cette immolation jusqu’à
des contraintes, qui eussent effarouché un contemporain de Voltaire, sinon un
émule de J-J. Rousseau (service obligatoire, instruction obligatoire,
législation d’atelier, etc.), et elle le fait dans un intérêt supérieur, dont
elle a la notion très précise.
Sans avoir eu la volonté ni peut-être
le courage d’aller jusqu’à ces extrêmes, pourtant logiques, Rogier et
Frère-Orban n’ont pas craint d’opérer de larges emprises sur le domaine des
libertés dont ils avaient juré le respect théorique. Les lois de 1842 et de
1850 sur l’instruction primaire et moyenne seront déjà des limitations très
fortes du droit absolu d’enseigner ; un embryon de législation industrielle et
hygiénique se constituera ; (page 15)
l’autonomie des provinces et des communes sera sacrifiée. Ni les bourses
d’études, d’origine cléricale, ni les fondations d’églises, ni le champ des
morts, avec ses vieilles démarcations de sectes, n’échapperont au contrôle d’un
Etat résolument niveleur. On ne se bornera pas à retirer le plus possible des
prérogatives et des ressources propres des pouvoirs locaux ; on les surveillera
dans leurs moindres actes ; on leur imposera, en la personne du bourgmestre et
même des échevins, des tuteurs responsables devant la puissance
gouvernementale. De grands centres urbains prospéreront avec l’aide de cette
puissance, qui sera sévère pour les petites villes et les bourgades ;
l’influence électorale des dernières sera neutralisée progressivement et, grâce
aux chemins de fer, l’action centralisatrice se manifestera jusque dans le
moindre hameau, les idées nouvelles y pénétreront et les fils de la terre
seront sollicités d’aller chercher une vie plus douce, et des idées plus
larges, loin de leur triste foyer. Des classes nouvelles de fonctionnaires se
constitueront ; ils formeront comme une aristocratie nouvelle, dont les élus
seront, dans la Chambre d’abord, puis au dehors, les plus fermes soutiens du
pouvoir central. Et, un beau jour, c’en sera fait de la vieille fédération des
provinces belgiques ; à leur place, grâce à la
politique étatiste, (page 16)
c’est-à-dire à la politique libérale, s’élèvera une nationalité, consciente
d’elle-même, mûre pour les plus nobles épanouissements de la pensée et de
l’art.
J’ai nommé plusieurs fois Charles
Rogier, et c’est bien lui qu’il convient d’étudier tout d’abord. Contemporain
des événements de 1830, acteur et dans un rôle de premier plan, il est
peut-être le seul des hommes de ce temps-là qui ait vécu le beau rêve du
premier jour, le seul dont la carrière ait eu tout le déroulement enviable.
Né à Saint-Quentin, d’un père belge
et d’une mère cambrésienne, et fixé de bonne heure dans sa patrie, il avait
néanmoins conservé de ses premiers ans, avec un souvenir profond, une
admiration passionnée pour la France. Son père succomba dans la retraite de
Russie ; son frère fut fonctionnaire de l’empire, et lui-même reçut une
éducation pareille à celle des jeunes Parisiens de 1820. Ses préférences
littéraires furent vouées sans restriction à la France ; il avait lu, lorsqu’il
débuta dans la politique par le journalisme, les classiques du XVIIème et du
XVIIIème siècle, les philosophes et les moralistes surtout, et il s’exerçait à
penser et à écrire d’après des maîtres tels que Voltaire, (page 17) J.-J. Rousseau, Diderot, Rivarol et Beaumarchais. Enfin,
il rimait, sans génie, mais avec le goût mesuré et la froide correction d’un
petit poète de la Révolution ; il semble qu’il ait ignoré Chateaubriand et les
premiers essais de Victor Hugo et de Lamartine ; ses lectures, comme ses
écrits, étaient dirigées par cette raison raisonnante, qui fut pour les hommes
de sa génération, du moins en Belgique, un phare lumineux.
Ce fils de la Révolution, Français
aux trois quarts, devait être républicain de conviction ou de sentiment, de
sentiment surtout, s’il faut en croire ce qu’il écrivait aux environs de 1830 :
« On est bien royaliste chez nous, en théorie, par réflexion, par crainte ;
mais la royauté n’est pas dans les moeurs. » Et
faisant un retour sur lui-même, il ajoutait : « Si je parle (à la Constituante)
pour la forme républicaine, c’est qu’à mon avis elle vaut qu’on la défende pour
elle-même..., c’est que, soit ressouvenir domestique, soit préjugé d’enfance, e
sens au fond du coeur, et mes amis le savent, «
quelque chose qui me crie : République ! » (J’emprunte
cet extrait et plusieurs autres, ainsi que des faits nombreux et
circonstanciés, aux quatre volumes si riches en renseignements de toute sorte,
que M. Discailles a consacrés à Charles Rogier
(Bruxelles, 1893-1895)).
(page
18) Donc, il est républicain, mais il se ralliera à la royauté ; il est
Français de vives sympathies, mais il n’en sera pas moins bon patriote pour
cela. Qu’était-ce, d’ailleurs, en 1830, qu’être Belge ? Et n’a-t-on pas déjà
dit quel grand et laborieux oeuvre ce fut de
constituer, ou de reconstituer une nationalité !
Un ami de Rogier, M. Hennequin, lui écrit encore de Liége, en janvier 1831 : «
Sauf quelques esprits généreux, qui comprennent l’honneur national, toute la
jeunesse est française. » Et quand il faudra élire un roi et que le nom du
duc de Nemours sera lancé, comme on arbore un étendard, Charles Rogier
prononcera un discours, dont la péroraison renferme ces mots : « Il me reste un
aveu à faire. J’ai hésité quelque temps à prendre la parole dans cette
circonstance. Des souvenirs d’enfance me rattachent à la France, et j’avais des
scrupules à parler ici d’un prince français. Mais j’ai vu de vieux et purs
Belges à défendre le même prince et mes scrupules alors ont été levés... »
Le refus de Louis-Philippe et
l’élection de Léopold de Saxe-Cobourg imposèrent aux gallophiles
d’autres devoirs. Rogier fut des premiers à s’incliner devant le fait accompli.
Qu’il ait gardé d’intimes prédilections pour la France républicaine (page 19), c’est ce qu’il est permis de
déduire de plus d’un acte de sa carrière, de plus d’une parole qu’il prononça
dans la suite. Mais il avait été un instrument trop actif et trop ferme du
nouveau régime, dans sa patrie, pour hésiter à refouler au plus profond de
lui-même un sentiment qui ne pouvait que lui fermer la carrière politique. Dés
ce moment, il est bien résolu à être l’un des soutiens de la jeune royauté, le
roi fût-il Allemand.
Voilà donc Rogier, comme d’autres
républicains de la veille, comme l’abbé de Haerne
notamment, rallié à l’institution monarchique ; le voilà résigné à n’être plus que
le fidèle sujet d’un prince allemand. Puisque, selon le mot de M. Bonald, il
faut toujours dans un État « une certaine quantité de monarchie » mieux valait,
après tout, soustraire celui qui personnifiait cette quantité, et avec lui la
nation, aux périls et aux incertitudes de l’élection qu’appelle chaque vacance
en cas de non-hérédité, et mieux valait peut-être aussi un prince indépendant,
sans attaches dynastiques bien nettes, qu’un fils de roi, dont le trône
risquait fort d’être ébranlé de toutes les secousses et de tous les assauts
qu’aurait à subir le trône paternel. Rogier vota (page 20) donc pour la monarchie héréditaire et, après le refus de
Louis-Philippe, pour Léopold de Saxe-Cobourg.
Au surplus, la situation, en France
et en Belgique, n’était pas la même, et ni les partis ni les mœurs politiques
ne s’équivalaient. Nous verrons bientôt ce qu’étaient les libéraux belges et
pourquoi ils n’eurent jamais, auprès de Léopold Ier, le crédit qu’obtinrent,
presque à la continue, les doctrinaires français auprès de Louis-Philippe.
Mais parlons maintenant de la
Révolution elle- même, et des hommes qui en furent les fauteurs et les
conducteurs ; demandons-nous de quel oeil on allait
les considérer à Paris, et, avec eux, le mouvement populaire qui les porta au
pouvoir.
Des correspondances et des mémoires
du temps, il ressort à l’évidence qu’on crut tout d’abord à une échauffourée
sans conséquence (on y crut bien en Belgique et parmi les plus intéressés à la
réussite), et que l’on fut porté à en attribuer l’origine à des menées
cléricales. On savait que le clergé, surtout en Flandre, faisait depuis
longtemps une guerre ouverte aux fonctionnaires hollandais, et on n’avait pas
oublié la révolution brabançonne, qui fut une révolution plus religieuse que
politique, du moins à ses débuts ; on n’ignorait pas certains actes
d’intolérance du gouvernement : Mgr de Broglie (page 21) pendu en effigie, la propagande réformiste ouvertement
favorisée par les fonctionnaires du nouveau régime ; il n’en fallait pas plus
pour expliquer une effervescence dont on ne pouvait, à distance, mesurer les
suites politiques.
De là les défiances, et même les
antipathies, auxquelles se heurta le nouvel Etat chez les gouvernants et aussi
chez les « avancés ». Dans une lettre que j’emprunte au livre de M. Discailles, Firmin Rogier, chargé d’affaires des
Constituants belges à Paris, raconte à son frère Charles qu’il a déjeuné chez
le duc de Choiseul : « ... On croyait, dit-il, que nous étions dominés par le
parti prêtre, que la révolution s’était faite au profit des jésuites. » Dans
une autre lettre du même on lit « J’ai, hier, passé la soirée chez le duc Decazes. J’y suis resté près de trois heures. J’ai beaucoup
entretenu l’ex-favori et ministre de Louis XVIII de la Belgique, de notre
révolution et surtout de notre commerce. Il se trouvait là beaucoup de pairs et
de députés... Comme tant d’autres, ils s’imaginaient tous que nous étions
dominés par le parti prêtre et que notre mouvement révolutionnaire n’avait été
que de l’eau bénite en ébullition. J’étais bien aise de les désabuser. »
(II, 77.)
Qu’il y eut une part de vérité dans
ces assertions à peu près unanimes, nous ne pouvons en douter, (page 22) si nous lisons les
correspondances du temps. Gendebien, un des fondateurs du nouvel État, écrit à
Rogier : « ... On me dit que de Mérode est ou veut se mettre à la tête du parti
prêtre. Je ne puis croire ni au parti prêtre ni à son chef ; mais évitons même
les apparences d’une pareille réalité. » Et ce n’était pas qu’une
apparence, car le nom de Félix de Mérode fut prononcé pour la présidence de la
république d’abord projetée, et ce nom était tout un programme : grand seigneur
catholique, celui qui le portait eût pu malaisément, qu’il le voulût ou non,
éviter les outrances d’une politique réactionnaire, fatale au nouvel État. On
le comprit bien, à Bruxelles comme à Paris, et on fit sagement en élisant un
roi, et un roi de souche étrangère.
Néanmoins, il resta de ces premières
préventions plus qu’il ne fallait pour rendre le gouvernement français, issu
des « trois glorieuses », très réservé à l’égard du Congrès national
belge et de ses délégués au cabinet fraîchement constitué. Et tout l’art de
Rogier, secondé par son frère, ministre à Paris, consista à rallier peu à peu
les sympathies, encore fluctuantes et éparses, qu’éveillait la jeune
nationalité, dont les plénipotentiaires de 1815 n’avaient voulu à aucun prix et
que Metternich continuait, notamment, à traiter fort durement, (page 23) après avoir tout fait pour en
empêcher la constitution. Rogier réussit à vaincre toutes les résistances,
grâce à l’ascendant du nouveau roi et aussi à la collaboration active et
influente de plusieurs de ses collègues, qui, improvisés hommes d’Etat,
ministres ou diplomates, montrèrent, entre 1830 et 1839, une singulière souplesse
et une admirable ténacité à faire triompher la plus difficile des causes.
En 1831, d’ailleurs, Léopold Ier
avait épousé la fille du roi des Français. Ce fut peut-être l’acte le plus
sagement diplomatique de toute cette campagne, destinée à consolider la
nouvelle monarchie ; mais ce fut aussi, pour celle-ci, le signal d’une
orientation, dont Rogier connut les inconvénients autant que les joies.
Français de sympathie, de naissance même, comme on l’a dit, il ne pouvait lui
déplaire que le nouveau roi, s’il n’était Français lui-même, cherchât des
appuis du côté de Paris. Aussi, lorsque, en qualité de gouverneur d’Anvers, il
reçut Léopold Ier et la jeune reine, il put, sans recourir à l’aimable
rhétorique usitée en ces occasions, parler de l’ « alliance
fraternelle » entre la Belgique et la France, et vanter celle-ci comme le
« rempart inexpugnable de la civilisation ».
(page
24) Mais un an après il était ministre, et il s’apercevait vite, dans son
nouvel emploi, des conséquences qu’allait entraîner une alliance dont il avait
célébré, avec une sincérité quelque peu romantique, les bénéfices moraux. Il
constatait tout de suite des analogies trop certaines entre la politique
personnelle de Léopold Ier et celle du roi des Français. Celui-ci avait juré de
respecter la charte, mais il s’était réservé certaines prérogatives du passé
et, avec Guizot, il estimait pouvoir gouverner au besoin contre la majorité des
Français. Il est de lui, ce mot, si net dans sa trivialité bourgeoise, digne de
la personne même du souverain « Ils ont beau faire, ils ne m’empêcheront pas de
mener mon fiacre. »
Léopold Ier n’eut certes jamais pensé
de façon aussi triviale, il n’eut jamais dit cela. Mais il avait un haut
sentiment de son rôle ; il était le troisième pouvoir national, et il entendait
le rester dans toute la latitude constitutionnelle. De plus, il avait été
soldat, et, comme tel, nourri de théories absolutistes, féru d’une discipline
qui n’était pas du tout celle du régime parlementaire.
Conscient de ses hautes prérogatives,
il l’était aussi de ses responsabilités. Ce n’était pas d’enthousiasme qu’il
avait consenti à devenir le premier citoyen de Belgique ; lui qui avait déjà
refusé (page 25) une couronne, il
avait dû se demander très sérieusement s’il n’en refuserait pas une seconde. Ce
qui l’avait séduit, selon toutes vraisemblances, c’était les difficultés mêmes
de sa tâche. Il entrait, pour ainsi dire tout botté, dans un camp, dont les
anciens maîtres, expulsés de la veille, menaçaient les abords ; il entendait
sonner le boute-selle plus haut que les cloches appelant les bénédictions sur
sa tête, et il ne fallait pas, surtout au début, qu’on la lui rompît trop,
cette tête, en lui narrant par le menu les querelles byzantines d’un Parlement.
Même pour ses ministres, il ne cessa d’avoir l’accès difficile et comme jaloux,
et, tout au long de sa carrière, nous entendons Rogier se plaindre des
occasions trop rares que lui fournit le roi de l’entretenir, d’échanger avec
lui des vues sur l’administration du pays, sur certaines opportunités, sur
certains choix ; il se fera tirer l’oreille, bien des fois, avant de répondre à
une suggestion ou une sollicitation du cabinet, avant de formuler un avis, de
signer une nomination, d’accorder une grâce.
Charles Rogier a été l’organisateur
de la révolution, après en avoir été un des principaux fauteurs. Il était
merveilleusement doué pour (page 26)
accomplir ces mille petites besognes que suppose une administration, attentif à
toutes choses et à chacune, précis d’oeil et
impeccable de mémoire. Mais, en plus et au-dessus de ces facultés inférieures,
il avait la faculté de voir grand, d’embrasser les ensembles.
Quand il débuta, il n’y avait ni
soldats régulièrement enrégimentés, équipés, exercés et aguerris, ni munitions,
ni canons, ni rien qui valût. Sans doute, il ne fut pas seul à s’atteler à
cette tâche formidable de création et d’outillage d’un Etat tout neuf. Mais nul
ne le surpassait à l’œuvre, ni ne l’égalait. Il fut successivement ministre de
l’intérieur, ministre des travaux publics, de l’instruction publique et des
beaux-arts, ministre intérimaire de la guerre, ministre des affaires étrangères
de 1832 à 1868 ; mais il avait été tout cela pêle-mêle en 1830, et sans titres
bien réguliers, comme aussi sans les cadres et les ressources afférents à de si
hautes attributions. Quand Léopold Ier fut élu, il s’occupait de ravitailler
Anvers. Besogne d’ingénieur militaire, dira-t-on. Et avant cela, il avait
commandé une légion de volontaires et il avait fait le coup de feu, lui qui
professait paisiblement à Liége et qui rimait des odes et des madrigaux la
veille. Besogne de soldat, cette fois ; mais en même temps il cherchait à (page 27) ramener la prospérité dans la
ville et la campagne, à restituer au port d’Anvers sa physionomie mouvementée,
à inspirer confiance au commerce, et quand il s’agira, en 1862, de libérer
l’Escaut, en rachetant les péages exigés par la Hollande, on le retrouvera à
l’œuvre comme en 1830, sorte de ministre du commerce, doublé d’un diplomate et
d’un juriste.
Voilà l’homme qui reçut précisément
Léopold Ier, à Anvers, en 1831, et que le roi appela, dès l’année suivante, à
Bruxelles. Etait-ce sympathie immédiate, ou estime fondée sur l’expérience des
hommes, comme aussi sur la notoriété des événements, auxquels Rogier avait pris
part, et de la part qu’il y avait prise ?
Je croirai plutôt à l’estime qu’à la
sympathie, et en essayant de caractériser les deux personnages dont la vie
commune - très distante et tout officielle, d’ailleurs, - sera si longue, j’ai
laissé deviner pourquoi je crois cela. Le premier contact a dû être un peu
froid entre le prince allemand, tout frais instauré roi constitutionnel, et le
républicain gallophile qu’était Rogier, la veille
encore. Dès le premier jour, Léopold Ier put mesurer la distance qui séparait
un patriote belge d’un courtisan. Mais le souverain avait cela de commun avec
le sujet qu’il était sincèrement dévoué à sa nouvelle patrie et que, pour faire
de celle-ci une réalité (page 28) et
une force, il avait besoin du concours de toutes les volontés intelligentes.
Aucune n’était plus propre à seconder son désir que celle de Rogier.
Rogier devient donc ministre de
l’intérieur en 1832, et, dès l’année suivante, on voit se dessiner l’opposition
de tendances entre le roi et lui. Le cabinet s’était mis d’accord sur le plan
d’une réorganisation de l’enseignement supérieur ; il avait proclamé ses
intentions, et il n’attendait que le visa royal pour saisir les Chambres d’un
projet de loi. Le visa fut refusé. En 1834, nouveau conflit : le ministre de la
guerre est ouvertement soutenu par Léopold Ier contre le sentiment de ses
collègues qui cherchaient à le débarquer, et ce sont eux qui démissionnent,
sans que le troisième pouvoir s’en émeuve autrement. La politique personnelle
triomphe une fois de plus. Mais, bientôt elle devra céder devant des
résistances collectives, qui se dresseront comme un mur. C’est qu’un parti est
né, ou plutôt qu’il s’est reconstitué, sous la pression des événements, de
nécessités intérieures et d’antagonismes d’idées, dont on avait perdu la notion
dans la tourmente révolutionnaire.
Depuis plus de soixante ans, libéraux
et catholiques belges s’accusent réciproquement d’avoir (page 29) trahi le pacte fondamental, la foi jurée au début de
l’union réalisée sur les barricades. Ils semblent ne comprendre, ni les uns ni
les autres, que ces sortes de serments ne lient que temporairement, qu’ils
deviennent bientôt inutiles ou embarrassants pour des consciences
individuelles.
Est-ce que tout ne séparait pas les
alliés d’un jour, la religion, les intérêts, l’idéal politique ?
Les libéraux étaient beaucoup moins
pratiquants qu’on ne l’a répété. Charles Rogier ne cessa, par exemple, d’être
un libre-penseur (Charles Rogier écrit au député Mauguin, à Paris, le 25 janvier 1831, pour le rassurer sur
le caractère libéral du mouvement : … Qu’il vous suffise de remarquer que cette
soi-disant révolution de sacristie a aujourd’hui à la tête de son gouvernement tous jeunes hommes libéraux n’allant pas à
l’église... »). A vingt ans, il écrivait au sujet
du clergé ces paroles caractéristiques « Pour moi, je crois qu’un prêtre
honnête homme serait bon à quelque chose. Pour cela, il faudrait une réforme
complète ; il faudrait changer leur esprit, diminuer leur nombre, borner leur
puissance aux choses spirituelles, en ne leur laissant que le droit de
condamner ce qui est mal aux yeux de tous. »
Avec de telles doctrines, on ne vote
pas la (page 30) liberté absolue de
religion combinée avec un budget des cultes. Ou, si on la vote, on doit
s’attendre à de prochaines déconvenues. On a déjà vu les appréhensions
qu’éveillait, en 1830, le « parti prêtre» ou la simple apparence d’un tel
parti, non seulement à Paris, mais en Belgique même. Rogier et ses amis
libéraux ne tarderont pas à trouver ce parti sur leur chemin. A la veille des
élections à la première chambre constituée régulièrement, on le voit s’agiter,
s’organiser et partir en guerre avec une belle ardeur.
Ne croirait-on pas écrites, vingt ou
trente ans plus tard, ces lignes d’un journaliste de l’époque : « … Mais
le parti qui manoeuvre avec le plus d’habileté est
sans contredit le parti prêtre. D’abord ces messieurs se trouvent dans la
position la plus favorable : ils ont dans toutes les communes une milice
organisée : les curés, milice infatigable... » (Lettre de Demarteau à Rogier, 28 août 1831, dans DISCAILLES,
op. cit., II, 176).
Et nous sommes en 1831 ! Que sera-ce donc un jour, lorsque la trêve jurée
quelques mois plus tôt n’aura plus que l’intérêt d’un souvenir historique ?
Rogier ne fut pas élu à Liège parce
qu’il plut aux cléricaux de l’écarter ; peu s’en fallut qu’il (page 31) n’échouât également à
Turnhout, c’est-à-dire dans une humble bourgade de Campine, où il dut se
résigner à poser sa candidature, et où l’antipathie, moins active heureusement,
du petit clergé le poursuivit ouvertement : « On a eu soin, lui écrit-on
de là-bas, de faire accroire à quelques jeunes prêtres que vous n’étiez rien
moins que favorable au clergé. Ils se sont placés dans toutes les rues et ont
distribué des billets préparés d’avance aux paysans ignorants. »
Telle est la façon dont le clergé
belge entendait l’union dès 1831 (C’est donc à tort que M. Paul Hymans (Revue de
Belgique, 15 avril 1896, p. 317) parle de l’encyclique de Grégoire XVI
(1832) et veut qu’elle ait contribué, par le contrecoup qu’elle eut en
Belgique, à ébranler l’union patriotique des libéraux et des catholiques du
pays. A ce qu’il avance là et à ce que répétait récemment, d’après lui, un
député libéral à la Chambre belge, Frère-Orban s’était chargé de répondre à
l’avance, lorsqu’il disait le 15 mai 1878 : « L’encyclique de Grégoire XVI
date de 1832. Pendant vingt ans, qui en a entendu parler dans le pays ? Si
quelquefois, par hasard, on venait à la mentionner, vous étiez les premiers à
vous lever pour déclarer que cette encyclique était placée parmi les reliques.
»). En 1833, il se lève comme un seul homme pour la
défense des immunités ecclésiastiques en matière de milice, et ses
représentants, (page 32) à la
Chambre, défendent déjà la thèse de l’Etat hors de l’école. En 1834, un appel
est lancé par l’épiscopat en faveur d’un projet d’université catholique à
Malines, et les étudiants de Gand, de Louvain et de Liège s’en émeuvent ; à
Gand on hue un monseigneur, à Louvain retentit le fameux cri de ralliement anticlérical
: A bas la calotte ! et la force
armée doit intervenir. C’était déjà la lutte ouverte, douze ans avant le
premier congrès libéral et sans provocation appréciable de la part d’un
gouvernement, dont la tolérance, au contraire, aurait pu être taxée de faiblesse.
Voilà pour la religion. Les intérêts
qui séparaient catholiques et libéraux n’étaient pas moins tranchés. Aux uns
les villes, aux autres les campagnes. Les villes, et surtout les villes
industrielles, se montrèrent d’abord défiantes vis-à-vis d’actes politiques,
qui, comme toutes les innovations introduites en coup de vent, avaient eu de
fâcheux contrecoups économiques, la stagnation des affaires, la difficulté des
rapports commerciaux avec le nord des Pays-Bas et ses colonies, les troubles
intérieurs, la rareté du numéraire et le renchérissement des vivres.
Il n’en fallait pas davantage pour
que beaucoup d’industriels et de trafiquants, sans compter les anciens
fonctionnaires, boudassent au nouveau (page
33) régime, et c’étaient justement les libéraux chez lesquels se
recrutaient plus abondamment les uns que les autres. L’orangisme fleurit
longtemps à Gand et aussi à Liége, où il alternait avec les sympathies
françaises, le sentiment national devant se nourrir du reste, c’est-à-dire
subsister péniblement tout d’abord. A Anvers, nous savons par les lettres et
les notes intimes de Rogier qu’il eut à vaincre, de côté-là, bien des méfiances
et des résistances. Enfin, quand Léopold Ier entre en contact avec les
populations belges, il se rend vite compte de tout le chemin qui reste à
parcourir pour gagner leur bienveillance, se les attacher et étouffer en elles
aux derniers germes d’affection envers l’ancienne dynastie. La crainte de
l’orangisme le poursuit longtemps, et lorsque M. Frère-Orban lui sera proposé
comme ministre en 1847, c’est-à-dire à un moment où il semble que ces
préoccupations ont dû être effacées, il hésite à l’agréer, parce le mariage du
futur homme d’Etat l’a associé aux destinées d’une famille suspecte
d’orangisme.
Voilà pour les intérêts, et quant à
l’idéal politique, pour incertain qu’il fût encore en Belgique, chez les
libéraux de 1830, il ne l’était pas assez leur permettre de faire longtemps bon
ménage avec les catholiques.
En 1900, il n’y a pas qu’une nuance
libérale dans (page 34) nos pays ;
mais, enfin, grâce à des congrès, à des discussions de théorie, à la
constitution en parti, avec son cortège d’associations, de fédérations, etc.,
grâce aussi à des luttes électorales où l’on a à peu près débrouillé l’écheveau
des opinions individuelles et constitué avec cela des opinions collectives, on
arrive à s’entendre, dans les grands traits, sur le sens du mot libéral.
En 1830, en est-il déjà ainsi ? Non,
en Belgique comme en France, il y a autant de libéralismes que d’hommes supérieurs
ou, du moins, pensant par eux-mêmes. Il y a, par exemple, à Paris, le
libéralisme de Benjamin Constant, qui est une forme très relevée de l’égoïsme
social ; il y a le libéralisme de classe, celui de M. Guizot et de plusieurs de
ses amis, pour qui la bourgeoisie devait être tout pour tous, sinon tout pour
elle-même ; il y a encore le libéralisme de théorie à la Royer-Collard et le
libéralisme de sentiment à la façon de Lamartine. Et de même, en Belgique,
Charles Rogier, Gendebien, Devaux, Lebeau, Van de Weyer étaient loin de
s’accorder sur toutes les questions. Et voilà pourquoi ils savaient bien ce
qu’ils ne voulaient pas, mais ils étaient plus embarrassés d’exprimer et de
réaliser ce qu’ils voulaient.
De là l’opposition royale, fondée sur
d’intimes sentiments, nourrie des préventions que l’on sait (page 35) maintenant, et qui va se
fortifier de la conviction qu’il manque au libéralisme l’unité de vues et de
tendances.
Déjà on a vu, en 1834, Rogier
sacrifié par la couronne ; il le sera encore en 1844, encore en 1845, où le
cabinet Van de Weyer n’est constitué que comme une échappatoire habile et ne
sert qu’à prolonger l’équivoque entre les deux partis parlementaires du pays.
Mais vienne le congrès libéral de 1846 et le divorce éclatera entre ces partis.
Le roi va-t-il, enfin, tâter franchement, après toutes ces mixtures
ministérielles, d’un ragoût libéral ? Non, il formera un ministère d’essai,
exclusivement catholique, et il faudra, pour abattre celui-ci, que les
divisions de ses adversaires, déjà trop affirmées au lendemain du congrès,
cessent ou du moins s’apaisent ; il faudra l’évidence d’une opinion qui s’agite
et parle ; il faudra, enfin, les élections du 8 juin 1847 ; alors, le roi, en
souverain constitutionnel qu’il est, s’inclinera et rendra à Rogier le
portefeuille de ministre qu’il eût mieux valu pour tous que celui-ci garde sans
interruption. Ce ne sera pas trop de deux mois de négociations pour établir
1’accord entre le souverain et la majorité libérale, de telle sorte que le
sentiment général est traduit, avec la franchise militaire, dans ce passage
d’une (page 36) lettre du général Chazal à Charles Rogier, lettre datée du 15 juillet : « ...
Je regrette que le roi ait encore différé la formation du cabinet libéral. Ces
retards lui sont personnellement imputés par le public et lui font croire qu’il
éprouve une répugnance invincible à confier le pouvoir aux hommes de notre
opinion. »
A peine entré en fonctions, ce
ministère libéral, le premier qui le fût d’étiquette et de desseins nets,
rencontra d’autres résistances. Le roi se montrait peu disposé à ratifier le
mouvement administratif par lequel on croyait opportun de débuter ; tantôt,
c’est une révocation qui ne paraît pas justifiée, tantôt une nomination où le
roi flaire une satisfaction donnée à l’orangisme ou des attaches trop
françaises ; tantôt, il s’agit d’un député catholique que des services passés
ou l’auréole de Constituant rendent sacré à Léopold Ier et qu’il reproche à
Rogier et à ses collègues de vouloir éliminer du Parlement : « Vous ne devez
pas vouloir exclure M. de Theux. » Il est vrai que nous sommes en 1847 et qu’à
Paris, Louis-Philippe, exaspéré par la « campagne des banquets »,
court aux abîmes ; toute la sagesse pondérée de son gendre ne pouvait le
préserver absolument de certaines contagions de l’heure.
Est-ce tout ? Hélas, non. Car c’est
dans d’autres (page 37) domaines
que l’initiative royale s’affirmera avec plus d’énergie, et parfois avec plus
de rudesse. Et il n’est que juste de le reconnaître, elle y sera autrement
compétente et féconde. Le roi est le chef de l’armée (La
sollicitude du roi pour les choses militaires tenait à des causes multiples. Il
ne faut pas oublier que Léopold de Saxe-Cobourg avait, à l’âge de 20 ans,
démontré sa valeur personnelle et exercé ses talents d’officier sur les champs
de bataille de France et d’Allemagne, qu’il fut à Bautzen, à Kulm, à Leipzig et à Arcis-sur-Aube un des plus redoutables
adversaires de Napoléon, distingué et loué par celui-ci. Qu’il eût la vanité du
panache, c’est ce qu’on ne peut croire : « Je suis parfaitement impartial,
écrit-il en 1850 à Rogier ; …je n’ai jamais fait de l’armée, comme cela se voit
dans beaucoup d’autres pays, un amusement personnel, malgré le vif intérêt que
les choses militaires m’inspirent ; mais je vois en elle, comme M. Thiers me
disait il y a peu de mois, l’indépendance de la Belgique... » (DISCAILLES, op. cit., III, 359.) et par son nom, son prestige guerrier et le titre qu’il porte, il
est, d’autre part, mieux en état qu’un fils de la petite bourgeoisie, de
défendre vis-à-vis des cours étrangères les intérêts de la nation, qui se
confondent, en dernière analyse, avec ceux de la dynastie. Allemand, ayant
exercé une grande action et laissé de beaux souvenirs en Angleterre, gendre,
pour le surplus, du roi (page 38)
des Français, Léopold Ier sera le grand diplomate belge de cette période, comme
son fils, à partir de 1880 environ, devait l’être à son tour, lorsqu’il
réussissait à imposer aux puissances étrangères sa politique expansionniste.
Rogier sut s’effacer, devant un
maître comme celui-là, dans les grandes questions de politique internationale,
où les intérêts belges étaient engagés, et ce n’est qu’en 1861 qu’il accepta le
portefeuille des affaires étrangères. En revanche, il montra une rare
clairvoyance en reconnaissant, malgré les protestations de la droite, le
royaume à peine naissant d’Italie, en dégageant le cabinet de la triste
expédition du Mexique, en utilisant, enfin, la guerre austro-prussienne pour
essayer, une fois de plus, de convaincre les plus récalcitrants de la nécessité
d’une réorganisation militaire de son pays.
Cette réorganisation est encore à
l’ordre du jour en 1902, et elle l’est parce qu’on en a fait une question de
parti, et non une question de patriotisme. Dès 1837, et sous la pression des
événements, Rogier montre de quelle chimère se leurrent ceux qui - il en est
encore en Belgique - se fondent sur les traités internationaux pour refuser les
crédits nécessaires à la constitution d’une armée permanente, répondant aux
exigences de la science moderne : « ... Je crois, conclut-il dans un discours
prononcé le 28 février, que pour longtemps encore une armée fortement organisée
est un des premiers besoins du pays.
Voulant caractériser ses sentiments
pour l’institution militaire, il dira encore, en 1845 : J’aime l’armée, et ce
n’est pas un sentiment né d’hier ; j’ai figuré dans ses rangs pour une cause et
à une époque qui tiendront toujours la première place dans mes souvenirs. J’aime
l’armée non pas seulement parce que je la sais disposée à défendre l’ordre
constitutionnel, sans lequel il n’y a pas de véritable liberté, mais aussi
parce que, je n’hésite pas à le dire, l’armée est le plus grand levier de la
civilisation du pays. Dans les classes inférieures, qui forment la base des
armées, se développe le sentiment de l’honneur et du devoir. Si les sentiments
généreux, si le dévouement, si le point d’honneur venaient à faiblir dans le
pays, ce qu’à Dieu ne plaise, ils trouveraient un refuge dans l’armée. » Ne
vous semble-t-il pas que ce langage, qui a 57 ans, ne porte pas une ride, et
que les nationalistes français, MM. Brunetière et Faguet en tête, n’ont rien
dit récemment de plus démonstratif en faveur de leur thèse ?
En 1847, à des amis politiques qui
voulaient soulager le budget de la guerre d’une partie de (page 40) son poids, Rogier opposera un non possumus formel ; il le renouvellera
un peu plus tard, en déclarant que l’armée est « le ressort le plus indispensable
» de la vie nationale, et, en 1850, le cabinet présidé par lui rééditera une
déclaration en ce sens ; il dira « qu’il faut au pays une armée fortement
organisée et suffisante pour faire face à toutes les éventualités. »
Mais si c’était là le credo
ministériel, ce n’était pas toujours le credo libéral. Déjà depuis longtemps la
réduction des dépenses militaires était inscrite dans le programme de mainte
élection ; les catholiques étaient unanimes, ou peu s’en faut, à la réclamer,
et à gauche, des leaders tels que M. Delfosse n’hésitaient pas à marquer au
gouvernement leur désapprobation. Rogier tint bon, et, en 1857, quand il rentra
au ministère, ce fut avec un programme nettement militariste, dont le morceau
de résistance - c’est bien le mot - était l’annonce du projet de loi sur la
grande enceinte fortifiée d’Anvers. L’année suivante, le projet fut déposé, et
quoique en désaccord avec la couronne sur la meilleure façon de l’introduire (On
lit dans le tome IV du livre de M. Discailles un
petit billet de M. Frère-Orban, qui nous révèle comme un grain de dissidence
entre les deux ministres. Frère-Orban accepte le projet, mais il trouve le roi
peu coulant » et il déplore qu’il tienne « à faire un gros bruit de
millions. » Déjà s’accuse là la différence d’humeur et de politique des
deux hommes, Frère-Orban étant, lui, plus préoccupé d’adresse parlementaire que
féru de militarisme, Il avait, d’ailleurs, vu net ; car la Chambre, après la
section centrale, repoussa le projet de loi et mit le ministère en minorité), Rogier tint vaillamment parole. Il n’était, pas plus que Frère-Orban,
de ceux qu’intimident les contradictions, de ceux qui biaisent devant les
petits calculs électoraux et les habiletés sournoises de leurs adversaires.
Les adversaires, cette fois, étaient
un peu partout, à droite surtout, mais aussi à gauche, où déjà s’affirmait à la
tribune la doctrine du désarmement, qui devait plus tard faire fortune. Plus
tard, on entendra des députés influents ne pas se contenter d’une réduction du
budget de la guerre, réclamer l’application en Belgique du système de la nation
armée, c’est-à-dire entendre bouleverser toute l’économie du régime militaire
de la nation. L’un d’eux, M. Le Bardy de Beaulieu,
n’ira-t-il pas jusqu’à prononcer, dans la séance du 21 décembre 1866, cette
parole étonnante : « Le temps des armées permanentes est fini. Elles ont
reçu leur coup de grâce sur le champ de bataille de Sadowa, et elles ne s’en
relèveront pas. » Et la (page 42)
droite, d’applaudir, la droite qui sera majorité de 1870 à 1878, qui l’est
redevenue depuis 1884 jusqu’à ce jour, et qu n’a
cessé, sous la pression des événements, d’accroître les dépenses militaires.
Rogier aura donc à vaincre une double
opposition. Une partie de la gauche lui reprochera son autoritarisme et sa
faiblesse, son autoritarisme devant l’opinion des censitaires, qui, déjà
dispensés du service par la loi du remplacement, trouvaient, dans leur égoïsme
de classe dominante, trop onéreux de payer une part des frais d’une servitude,
dont le poids ne retombait pas même sur eux ; sa faiblesse, insinuera-t-on, à
l’égard des volontés monarchiques, dont l’effort se dépensait, avec une
ingéniosité jalouse, dans l’étude des questions militaires.
D’autres causes de dissidences
intestines entre libéraux de nuances différentes devaient, à la longue d’une
domination qui s’éternisait, lui préparer des lendemains plus néfastes. Déjà,
en 1846, les amis politiques de Rogier s’étaient, une fois réunis en congrès
pour rédiger la charte du parti et en arrêter l’organisation, divisés avec un
fâcheux éclat, et nous avons dit que dès ce moment la défiance en éveil de
Léopold Ier avait jugé défavorablement une (page 43) opinion, d’où la discipline semblait bannie comme
abnégation superflue. Dans la suite, les libéraux ne cesseront de tirailler les
uns contre les particulièrement à Bruxelles, où il y eut bientôt scission, au
sein du groupe, pour des raisons de personnes plus encore que de principes.
L’histoire de ces désaccords serait
longue et fastidieuse ; elle n’offre guère d’intérêt dans une étude générale.
Mais il est impossible de s’en abstraire totalement, et il faut noter
simplement, à titre documentaire, ce qui s’en rapporte, avec quelque certitude,
à la carrière même de Charles Rogier. A celui-ci, en effet, certains libéraux
ne se borneront pas à reprocher ce qu’ils appelleront son militarisme ; ils
réclameront de lui des engagements, sinon des actes, sur d’autres questions
qui, inscrites à l’ordre du jour en France, leur semblaient, par une singulière
inversion de jugement, devoir l’être aussi en Belgique.
Parmi ces questions, celle du régime électoral
fut longtemps la moins irritante, et il est de bonne méthode de la réserver
pour l’étude consacrée à Frère-Orban. Ce sera, en effet, avec celui-ci que sera
livré le grand combat, que le corps-à-corps de la jeune gauche, indirectement
secondé par la droite, avec le ministre tout puissant aboutira à un projet de
révision constitutionnelle, (page 44)
dont le libéralisme ne tirera ni gloire ni profit. Au surplus, l’attitude de
Rogier fut, sur ce terrain, moins nette et moins tranchée que celle de Frère-Orban
; il montra plus de condescendance, plus de générosité politique, peut-être
aussi plus de diplomatie ; il se refusa à dire jamais, lorsque le mot de
suffrage universel fut prononcé. Il y avait chez lui un fond de démocratie, que
des alliances de famille (il mourut célibataire) et des fréquentations de monde
n’avaient pas entamé, et qui, on le verra bientôt, remontait vite à la surface,
lorsque la misère du peuple se faisait pressante et jetait haut son cri
discordant.
* *
*
En revanche, le constituant de 1830
éprouvera plus de scrupules que son collaborateur et successeur à la direction
des affaires, devant les exigences de certains libéraux, demandant une révision
radicale des lois scolaires et rêvant de restrictions formelles à la liberté
stipendiée d’un clergé politique.
La loi de 1842 et la loi de 1850
avaient-elles été, comme on l’a souvent écrit, de simples consécrations du fait
accompli dans le domaine moral ? Avaient-elles, tout en organisant
l’enseignement, consacré le pouvoir du prêtre catholique dans (page 45) l’école ? Question importante,
question historique, actuelle en Belgique, même après les lois en 1879, en 1884
et en 1895, puisque c’est, en quelque façon, la question de l’indépendance du
pouvoir civil qui se dissimule derrière celle-là.
En 1842, une loi fut donc promulguée,
qui constituait pour l’enseignement du premier degré un modus vivendi accepté,
sans enthousiasme, par les libéraux et par les catholiques eux-mêmes, mais tout
de même accepté par les deux partis. Les libéraux se résignaient dans
l’appréhension d’un état pire ; les catholiques n’étaient pas aussi ravis
qu’ils auraient dû l’être à l’apparence. Car ils avaient leurs écoles propres
en grand nombre, et qui n’étaient pas toutes, ni partout adoptées, ou
patronnées, ou subsidiées par l’Etat ; c’était leur en-cas pour l’avenir, et
ils y tenaient comme à la chair de leur chair. Or, une loi qui, sans être
strictement confessionnelle, ouvrait toutes grandes les portes des écoles
publiques au clergé, ne pouvait avoir de plus sûr effet que de dépeupler les
établissements cléricaux au profit de ceux qui, offrant les mômes garanties
religieuses aux croyants, l’emportaient assurément par la supériorité des
méthodes et des maîtres. On avait, en quelque façon, contraint les catholiques
à se faire la concurrence à eux-mêmes et c’était, ce fut (page 46) jusqu’au bout, le secret des invincibles sympathies de
beaucoup de libéraux pour une loi qui déplut toujours à d’autres.
En 1850, il s’agit de l’enseignement
secondaire, et la concurrence devient plus âpre, donc plus irritante. Les
opposants de droite ont un intérêt trop manifeste à entraver le développement
de l’enseignement public. Ils ne s’en cachent qu’à demi, et ils invoquent sans
relâche, en les interprétant à leur guise, il est vrai, les lois
constitutionnelles, pour justifier l’acharnement qu’ils déploient. A leur sens,
c’est trop de dix athénées (ou lycées) ; la liberté des communes, dont certains
établissements scolaires vont être érigés en établissements d’Etat, est menacée
dans ce qu’elle a d’essentiel. Il est jusqu’à des libéraux qui épousent ces
raisonnements ; d’autres ne font que plaider les circonstances atténuantes et
semblent atterrés par l’audace du cabinet, dont Rogier est le chef. Puis il y a
la liberté religieuse, qui n’est plus sauvegardée, dit-on, si on ne laisse plus
au clergé l’intégrité de ses prérogatives. En somme, tout allait bien, et tout
ira mal. Un ancien congressiste de 1830, qui alors vota pour la république, Mgr
de Haerne, va jusqu’à déclarer « conforme aux idées
socialistes » la disposition du projet de loi relative à l’enseignement
religieux, et l’on voit, (page 47)
au moment du vote, des libéraux timides, ou des ralliés du libéralisme, comme
M. Osy, d’Anvers, se retrancher derrière d’étonnantes arguties pour repousser
soit la loi tout entière, soit telle ou telle de ses dispositions.
Pour les catholiques, il semble que
la tactique usitée se soit résumée en ces termes : « Maintenir la
suprématie de l’enseignement confessionnel. » C’était le dire implicitement
que de déclarer, comme l’un d’entre eux : « Le grand danger, c’est que les
professeurs contrarient, directement ou indirectement, dans leur classe,
l’instruction religieuse donnée par les ministres des cultes »,
c’est-à-dire par ces ministres invités (c’est le terme légal) à venir, à
l’athénée, aux jours et heures qui leur agréaient. Mais, si le professeur n’est
plus indépendant du mot d’ordre de ces ministres, c’est qu’il doit partager
leur foi, et que devient la liberté constitutionnelle des cultes, dont le
corollaire est la liberté de n’en professer aucun ? D’autres catholiques n’y
vont pas par quatre chemins. M. de Theux dira « que la droite veut bien
organiser l’enseignement moyen, mais à la condition de ne pas établir (sic) une
concurrence non nécessaire à l’enseignement libre ».
Voilà du moins qui est net. Et, quant
aux franchises communales, il eût fallu tout d’abord les (page 48) définir. Avant 1815, sous les gouvernements espagnols et
autrichiens, on sait trop bien ce qu’elles étaient devenues, et qu’elles
étaient subordonnées à un contrôle jaloux et tatillon, les réduisant à de
simples apparences dans les périodes troublées. Mais il ne faut pas oublier que
ces gouvernements avaient abandonné au clergé la culture exclusive des âmes, et
qu’il s’était, de partie à demi avec les autorités séculières, créé un peu
partout un enseignement exclusivement catholique, catholique jusqu’aux moelles,
dans lequel, après une courte tentative de réaction sous le philosophe Joseph
Il, et après une autre non moins vaine sous le protestant Guillaume fIer, on s’était résigné à ne plus chercher la moindre
garantie de neutralité en faveur des fils des autres confessions.
Le projet de loi de 1850, sans qu’il
y parût trop, était, à cet égard, toute une révolution, et il intéressait
d’autant plus les représentants de la bourgeoisie, dont les fils peuplaient les
collèges, que c’était celle-ci qui gouvernait seule. A une conception locale et
familiale de l’enseignement on allait, rompant avec une vieille tradition,
substituer une puissante machine, actionnée par un moteur unique, et dont les
rouages compliqués supposaient une organisation bureaucratique et la
constitution d’un corps d’Etat, celui des préfets et des (page 49) professeurs, étrangers à la ville où ils enseignaient et
soustraits à toutes les dépendances de clocher. En même temps, l’unité de
programmes allait avoir pour effet de passer le même rouleau sur toutes les
mentalités sans tenir compte des particularités individuelles, des variétés
natives de l’esprit provincial, avec ses joliesses et ses mesquineries,
également chères à la médiocrité bourgeoise et, en général, à tous les
conservatismes.
Comment donc s’expliquer l’hostilité
de tant de libéraux qui trouvaient l’émancipation, consacrée cette loi,
insuffisante et inopérante à la fois ?
En fait, ils n’avaient tort qu’à
demi, car si émancipation pouvait
être notable, elle ne devait pas
nécessairement l’être, et elle ne fut telle qu’en apparence. Dès 1854, nous
voyons, par la convention d’Anvers, un cabinet de gauche restituer au prêtre
tous ses pouvoirs dans les collèges, et un ministre ira jusqu’à prévenir
l’hostilité du clergé de la capitale contre l’athénée de celle-ci, en cherchant
à déplacer le seul membre du corps enseignant, dont les écrits pussent offusquer
la théocratie. Et si ces indications ne suffisent pas à notre édification, on
en demandera de plus assurées aux catholiques eux-mêmes, qui, revenus au
pouvoir, déclarent à leurs amis qu’on peut s’arranger de la loi de 1850 et
compter sur une application (page 50)
conforme à leurs principes philosophiques. « L’enseignement littéraire,
dira M. Deschamps, en janvier 1856, peut
être en harmonie avec le cours de religion professé dans l’établissement ; jamais il ne peut y être contraire. »
Voilà qui lève tous les doutes ; voilà qui nous éclaire aussi sur la légitimité
d’une opposition libérale.
* *
*
Cette opposition ne désarmera guère
que sur le seul terrain où Charles Rogier marcha de compagnie avec les esprits
radicaux de son parti. Il le fit, il est vrai, dans des conditions et à une
date où il n’y avait nulle compromission à déborder les frontières du vieux
libéralisme et à se montrer interventionniste quand même. Toutefois, les
catholiques, que l’antipathie rendait attentifs et clairvoyants, ne s’y laissèrent
pas prendre et l’accusation de socialisme, que déjà en 1850 Mgr de Haerne, on l’a vu tantôt, élevait contre ses initiatives
scolaires, ne lui fut pas non plus ménagée en matière sociale. Elle fut répétée
si souvent que si l’on voulait éplucher les discours des droitiers en 1848-1849
et jusqu’aux environs de 1851, on les trouverait remplis, et comme redondants,
d’échos des événements parisiens. Partout ils voient la (page 51) menace du socialisme, du communisme ou des thèses
anarchistes.
Ils n’ignoraient pas que Rogier avait
eu sa crise fourriériste, sur laquelle son biographe,
M. Discailles, nous a fourni d’intéressantes
indications (La plus intéressante est assurément ce fragment d’une
lettre écrite tout à la fin de la carrière de Rogier et où, s’adressant à
Michel Chevalier, avec lequel il entretint un long commerce épistolaire, il dit
ceci : « Il paraît qu’il est devenu de bon ton de se moquer du Saint-Simonisme. Je voudrais bien savoir où les
réformateurs d’aujourd’hui ont été chercher leurs idées et ce qu’ils ont
inventé depuis. Pour moi, j’en veux à la révolution de 1830 tout autant qu’à
celle de 1848 d’avoir arrêté dans leur développement pacifique, et retardé pour
longtemps peut-être dans leur application, ces principes révélés à et par
Saint-Simon et Fourrier, et que des extravagants et des drôles ont si
tristement gâtés et compromis. ») ; ils savaient qu’en 1830 il
s’était improvisé le chef d’une légion d’ouvriers, auxquels, dans la cour du
Palais des princes-évêques, à Liège, il promettait la liberté et la gloire,
sinon la fortune ; qu’un peu plus tard il s’était fait, dans l’organisation
militaire, le défenseur des officiers pauvres, dont on ne voulait plus, parce
qu’il en était de peu instruits et de mal policés ; que lors des troubles du
Hainaut, qui furent comme un premier essai (page 52) de la tentative de révolution sociale de 1886, il avait
manifesté plus de pitié que de colère et qu’il avait eu d’indulgentes paroles
pour « tous ces braves gens valant mieux que cent mille coups de fusil » ;
qu’il avait plus d’une fois, du haut de la tribune nationale, exprimé le voeu ardent que le peuple fut appelé à profiter, lui aussi,
de la révolution ; enfin, qu’il avait organisé l’enseignement populaire et créé
l’enseignement professionnel avec une singulière ténacité et malgré les
oppositions de droite et de gauche, ne concédant qu’aux scrupules religieux, et
intraitable sur tout le reste.
Il n’en fallait pas davantage pour
rompre les digues à toute une éloquence indignée de certains parlementaires qui
n’avaient, en somme, rien appris des événements. Mais, comme l’a dit un jour
Ampère, en parlant de ce réactionnaire de génie que fut Chateaubriand :
« Toute cette éloquence semble bien pauvre à côté de la réponse de
quelques ouvriers, auxquels M. de Bonstetten demandait comment ils vivaient : -
Nous n’avons tout au plus que du pain à manger et quelques herbes crues
arrachées dans les champs. - Et quand vous êtes malades ? - Nous mourons.
Ils mouraient ou ils couraient risque
de mourir de faim, ces ouvriers flamands que la crise industrielle devait
atteindre si cruellement, aux environs (page
53) de 1847, et c’est pour eux que Rogier fera décréter de grands travaux
publics ; c’est pour eux, pour les usiniers de Liége et les mineurs du Hainaut
surtout qu’il proposera, dès cette année-là, l’intervention de l’Etat dans un
système d’assurances qui n’excluait pas la liberté. Le 29 juin 1849, il dépose
le projet de loi instituant une caisse générale d’assurances sur la vie et, à
l’occasion de dépôt et des discussions parlementaires auxquelles donna lieu son
initiative, si nouvelle en Europe, il va pouvoir formuler sa doctrine :
« Voici doit être, dans les Etats modernes, le rôle du gouvernement : il
doit se mettre en rapport avec les diverses classes de la société et
particulièrement avec les classes déshéritées, avec les classes souffrantes,
pour tâcher de leur apporter plus de bien-être, de moralité et d’allégement à
leurs maux. »
Après avoir défendu ce rôle de tuteur
qu’il entendait assigner à l’Etat, après avoir montré que sans l’intervention
de celui-ci, toute une série d’institutions bienfaisantes ne seraient pas
capables de généraliser les services pour lesquels elles avaient été fondées,
il s’élève avec énergie contre l’expectative à laquelle ses contradicteurs
entendaient condamner le pouvoir « Vous croyez, ajoute-t-il, que nous sommes
ici pour prononcer de beaux discours, pour faire ou pour entendre des
dissertations (page 54)
académiques... Je crois que le pays, que les classes inférieures surtout, ont
assez de beaux discours, de beaux sentiments, de belles dissertations, qu’il
leur faut des actes tangibles et visibles, de la bienfaisance réelle en chair
et en os, et non pas ces belles paroles dont on les a longtemps bercées et qui,
en définitive, n’ont concouru qu’à accroître leur mécontentement et leurs
prétentions. » Un an plus tard, le ministre déposait un projet de loi relatif
aux sociétés de secours mutuels et, dans la séance du 18 février 1851, il
annonçait une autre proposition « qui aurait pour but de pourvoir aux besoins
accidentels des ouvriers ».
Était-ce là du socialisme, comme on
le répétait sans cesse à droite ? (On le répétait tant et si bien
qu’un jour M. Lebeau, l’un des fondateurs de la monarchie belge, impatienté de
l’abus qu’on faisait de ce terme, alors comme maintenant, crut devoir
administrer certains catholiques : « Je dirai à nos honorables collègues
qu’il faut craindre d’abuser de ces accusations de socialisme et de communisme.
Si vous les prodiguez ainsi à tout propos et chaque fois qu’on essaie, après de
longues et prudentes études, d’introduire dans notre législation une innovation
qui n’en est pas une pour d’autres peuples de l’Europe, vous émoussez d’avance
l’arme dont vous vous servez avec tant de légèreté... » Et Frère-Orban,
deux jours plus tard, de s’écrier avec un haussement d’épaules : « Je ne prends
plus au sérieux cette expression de socialiste ; on nous l’a adressée trop
souvent dans cette discussion. » Quant à Rogier, plus osé peut-être dans son
langage, il reprendra le mot pour compte et il dira : « Si c’est être
socialiste que de prendre des mesures propres à assurer du travail aux classes
laborieuses, à augmenter leur bien-être, à leur créer des ressources nouvelles,
tout homme sensé doit se déclarer socialiste. »)
Non, de l’Etatisme, tout au (page 55)
plus. Rien qui rappelle ici le rôle providentiel dont rêve, pour le pouvoir
central, la chimérique imagination des marxistes. « ... Le rôle du gouvernement
est d’éclairer, de stimuler, d’encourager, de récompenser enfin les efforts de
ceux qui travaillent... Il doit mettre en train les choses, indiquer les moyens
à employer. C’est assez. »
Poursuivant son exposé, Rogier dira
que, depuis longtemps, il a « professé cette doctrine d’une large intervention
de l’Etat dans les travaux publics » ; mais il ajoutera qu’un correctif
ou, si l’on veut, une limitation, est nécessaire. « … Il faut une division en
matière administrative, comme en toute autre matière» (1849). Le libéralisme
historique, même tendu à l’extrême, - et il l’était ici - n’est, ne peut être
jamais l’abolition négation de l’effort individuel ; mais, dans la mesure de
son intervention tutélaire, il variera (page
56) suivant les hommes, les lieux et les circonstances.
Et ainsi s’explique l’attitude de
Charles Rogier, que lors de la construction des premiers chemins de fer belges,
il voulut assurer la primauté, autant que la priorité d’action gouvernementale
; ainsi se découvrent les raisons qui, déjà en 1835, le déterminèrent à
revendiquer pour l’Etat la propriété et le droit d’exploitation des mines de
houille non encore concédées. On conçoit d’autant mieux l’émoi provoqué par
cette dernière initiative qu’il s’agissait d’une des sources les plus larges de
la prospérité nationale et qu’aujourd’hui encore, même à gauche, une telle
doctrine compte peu de partisans. Rogier n’avait cure de ces obstacles, et son
biographe nous a révélé la minute d’une lettre écrite, à cette date, par lui à
Michel Chevalier, le grand économiste français ; en voici le passage essentiel
« Donner à l’industrie des
moyens de transport économiques, c’est sans aucun doute un grand avantage qu’on
lui fait ; mais ne serait-ce rien que lui donner des moyens de production à bon
compte, ou du moins des garanties contre l’éventualité de prix excessifs dans les
moyens de production ? Une partie de ma proposition, si je ne me trompe, va à
ce but et je ne considérerai ce but comme complètement atteint que lorsque le
gouvernement, se faisant banquier, assurera aussi à bon compte l’argent. Routes, charbon et peut-être fer et argent
fournis à bon (page 57) compte par le gouvernement à l’industrie
générale, voilà ce le progrès aidant, il faudrait parvenir successivement à
établir comme base de la constitution des intérêts matériels, qui ont sans
doute autant de droits d’être garantis et protégés que les intérêts politiques.
N’est-ce pas d’une belle clairvoyance
et aussi une belle audace ? Et la clairvoyance devient presque de la divination
heureuse, lorsque dans un passage ultérieur de cette lettre, Rogier prévoit la naissance
« de puissantes associations matériellement plus puissantes que l’Etat lui-même
», associations dont l’œuvre d’accaparement économique serait un danger public.
Dès 1835, les trusts de la fin du XIXème siècle sont désignés et définis par un
politique, qui n’a pas oublié les leçons de l’histoire, et qui sent que les
lois agraires du passé n’étaient que le prodrome anodin des réactions étatistes
de notre temps, provoquées par la coalition redoutable des intérêts
particuliers de l’industrie.
Mais ces constatations ont une autre
portée. Elles nous prouvent que chez Rogier, et vraisemblablement chez d’autres
libéraux du temps, le goût des solutions démocratiques ne fut pas le résultat
d’une mode passagère, ou d’une pression opérée par les événements sur les
hommes. Il y en eut tant, de ces convertis de 1848-49, dont le zèle devait
tiédir, une fois le péril écarté ! Pour Rogier, (page 58) les réformes sociales sont et seront toujours une
préoccupation aussi essentielle que les réformes politiques. Sans doute
l’indépendance du pouvoir civil ne l’a jamais trouvé sceptique ou tiède ; mais
il a dépensé beaucoup moins d’éloquence que Frère-Orban à la proclamer et à la
défendre. Des besognes plus concrètes le sollicitaient ; c’est à elles qu’il
voua sa vie, et le jour où il déposa, comme on dit vulgairement, le tablier, il
put se rendre cette rare et suprême justice qu’il n’avait jamais failli à sa
noble mission de conducteur de peuples.
A Michel Chevalier, qui lui avait
exprimé son admiration étonnée au sujet d’une retraite toute volontaire, du
moins à l’apparence (Il
est très certain que des divergences de vues entre Frère-Orban et lui n’ont pas
été étrangères à sa résolution. On y reviendra ailleurs),
il pouvait donc écrire ceci : « Il ne suffit pas de faire une belle entrée
dans un ministère, il faut prendre garde à ne pas manquer sa sortie, et je
pense que la mienne est faite dans des conditions convenables... La droiture et
le bon sens ont été le secret principal de mon succès, et, par-dessus tout,
j’ai eu de la chance. » (Lettre du 22 janvier 1868.) De la chance, c’est-à-dire
une détermination tout individuelle, est-ce le mot ? Il eût été plus exact de
dire qu’il était venu à son heure. La (page
59) chance, pour un homme politique, c’est la complicité des faits, c’est,
si l’on veut, l’opportunisme d’une providence qui daigne sourire, comme la
bonne fée, à ceux qui lui plaisent. Eh bien, Rogier fut touché de la baguette
par une bonne fée, mais il sut, et c’est science rare, ne pas contrarier, par
frivolité ou par entêtement, l’orientation que lui indiquait son génie ; il
suivit la courbe longue, et parfois capricieuse, sans dévier un seul instant.
Charles Rogier mourut le 27 mai 1885.
Le libéralisme, en tant que pouvoir censitaire, l’avait précédé dans la tombe ;
car il y avait près d’un an que la majorité électorale avait échu à ses
adversaires. Ceux-ci, pendant cinquante-quatre ans, avaient laissé faire ; ils
avaient été ou impuissants comme gouvernement ou relégués dans l’opposition ;
maintenant ils allaient se mettre à l’oeuvre pour la
première fois, avec une énergie active ; ils allaient secourir aux méthodes de
la démocratie, que la main défaillante de Rogier n’avait pu expérimenter, et
que la main encore ferme de Frère-Orban avait repoussées. Pourquoi il en fut
ainsi, c’est ce que l’analyse de la personnalité et de la carrière de cet autre
politique nous permettra peut-être d’établir.