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2e
édition. Louvain, Vanlinthout et Peeters, 1861, 3
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TOME 3
(page 131) Cette fois encore la tâche dévolue à la
royauté offrait une importance du premier ordre.
Les élections de 1845 avaient affaibli, mais
non pas anéanti la majorité mixte sur laquelle s'appuyait le ministère formé
par M. Nothomb ; elle se montrait toujours nombreuse, unie et compacte. Le roi
était trop profondément dévoué aux principes constitutionnels pour ne pas tenir
compte de ce fait essentiel, qui caractérisait en quelque sorte la situation
politique ; il connaissait trop bien les exigences du régime parlementaire pour
ne pas savoir que les manifestations hostiles de Bruxelles et d'Anvers ne
suffisaient pas pour anéantir la prépondérance légitime de la majorité des
Chambres. Mais, tout en respectant ces vérités constitutionnelles, tout en
rendant hommage au patriotisme et à la modération de nos assemblées
législatives, il redoutait les inconvénients d'une lutte implacable, qui tendait
à pousser vers la fraction extrême du libéralisme cette nuance modérée du
parti, que les journalistes, toujours imbus des idées françaises, nommaient le
centre gauche du parlement belge. Il crut que l'avènement du parti libéral
modéré, avec des conditions rassurantes pour les autres opinions représentées
dans les Chambres, suffirait pour opérer une réconciliation durable entre les
hommes éminents des deux grands partis nationaux. Il espérait que les
catholiques se montreraient encore une fois assez désintéressés pour appuyer le
pouvoir, même aux mains des libéraux, aussi longtemps que ceux-ci
n'affecteraient pas un langage blessant et ne prendraient pas une altitude
menaçante à l'égard d'une grande opinion religieuse et politique, largement
représentée dans toutes les classes de la nation.
(page 132) Guidé
par cet espoir, le roi jeta les yeux sur M. Rogier ; il
allait confier à l'ex-ministre la mission de former le cabinet nouveau,
lorsqu'une circonstance inattendue vint brusquement y mettre obstacle.
Dans une entrevue confidentielle entre M. Rogier et un haut fonctionnaire attaché à la cour, le député d'Anvers manifesta des prétentions incompatibles avec les prérogatives de la couronne, la dignité des Chambres et la pratique sincère du gouvernement constitutionnel. Voulant réaliser les théories de M. Devaux, et sachant que ces théories étaient antipathiques à la majorité toujours unioniste du parlement, M. Rogier n'avait rien trouvé de mieux que de s'assurer la soumission de ses adversaires politiques, en tenant constamment suspendue sur leur tête la menace d'une dissolution imminente des Chambres. Il voulait que le roi s'engageât à user de cette importante prérogative du trône, non pas dans la prévision de tel ou tel conflit nettement déterminé d'avance, mais d'une manière générale, sans condition, sans réserve et pour ainsi dire machinalement, chaque fois que la mesure serait requise par les ministres. Le pouvoir modérateur de la royauté devenait une arme, un bouclier ministériel, un instrument de guerre aux mains de M. Rogier ! (M. Rogier ne s'était pas opposé à ce que cette conversation fut rapportée au roi, et celui-ci en fut immédiatement informé. Voir pour les explications ultérieures les pages suivantes).
Le chef de l'Etat comprenait trop bien
le rôle de la royauté constitutionnelle pour se plier à ces prétentions
étranges. Il renonça au concours éventuel de M. Rogier ; mais, toujours guidé
par le même désir de pacifier les esprits, il n'en persista pas moins dans son
projet de confier les portefeuilles ministériels à des hommes appartenant au
libéralisme gouvernemental. Il fit successivement appeler M. d'Huart, M. Dolez
et M. Leclercq ; il leur offrit une liberté entière dans le choix de leurs
collègues. Tous refusèrent pour des raisons étrangères à la politique (Ann. parl, de 1845-46, p. 41, 48 et 75).
Fatigué de ces tentatives infructueuses,
qui, contrairement aux allégations d'une partie de la presse, montraient assez qu'il
n'existait aucune incompatibilité entre le trône et l'opinion libérale, le roi
prit le parti de faire un appel au patriotisme de son représentant près de la
cour (page 133) de Londres. Puisque
les chefs du libéralisme modéré refusaient le pouvoir, ou ne voulaient
l'accepter qu'à des conditions humiliantes pour la couronne, le roi espérait
que M. Van de Weyer, placé à la tête d'une combinaison mixte, avec ses idées et
ses antécédents libéraux bien connus, réussirait à enlever à la lutte une
partie de son ardeur et de son importance. Dans la situation où se trouvait le
parlement, c'était le seul moyen d'éviter un ministère purement catholique.
Le 27 juillet, M. Van de Weyer débarqua
à Ostende ; le, 30 juillet, il était ministre de l'Intérieur.
M. Van de Weyer possédait les qualités
du rôle que lui destinait la confiance royale. Soldat de la presse militante
pendant les dernières années du royaume des Pays-Bas, il s'était rallié l'un
des premiers à l'union patriotique de 1828. Membre du Congrès, il défendit dans
l'enceinte de l'assemblée constituante les doctrines qu'il avait popularisées
comme journaliste. Diplomate à Londres, son influence, ses travaux et son nom
se trouvaient associés à tous les actes importants qui avaient légitimé la
révolution devant l'Europe. Placé dans une sphère élevée et brillante,
l'acceptation d'un portefeuille n'était pas pour lui une satisfaction donnée à
l'ambition personnelle. Eloigné pendant quinze années du théâtre de nos
querelles politiques et religieuses, il n'avait ni échecs à réparer, ni
rancunes à satisfaire, ni vengeances à exercer. Il arrivait au pouvoir sans
aucun de ces engagements compromettants qui se contractent dans l'ardeur d'une
lutte dirigée contre l'ennemi commun. Libéral avoué et sincère, il pouvait
inspirer une confiance entière à ses coreligionnaires politiques.
M. Van de Weyer, qui ne croyait pas que
les principes de l'union dussent être relégués parmi les utopies patriotiques,
s'adressa d'abord aux ministres démissionnaires. Trois d'entre eux, MM.
d'Anethan, Dupont et Dechamps, qui consentirent à rester au pouvoir, reçurent
les portefeuilles de la Justice, de la Guerre et des Affaires étrangères. Le
roi compléta le cabinet en confiant le département des Travaux publics à M.
d'Hoffschmidt, membre du parti libéral, et celui des Finances à M. J. Malou,
l'un des orateurs les plus distingués de l'opinion catholique. Le comte de
Muelenaere conserva la position qu'il occupait dans l'administration
précédente. M. d'Huart fut nommé ministre d'Etat et membre du conseil. Composé
de cette manière, le cabinet offrait à tous les partis les garanties de
probité, de capacité et de modération qu'on est en droit de rencontrer (page 134) chez les hommes chargés de la
direction des intérêts collectifs du pays (M. Van de Weyer aurait voulu déterminer M.
d'Huart à se charger d'un portefeuille. L'honorable député de Virton refusa
pour des causes étrangères à la politique).
Est-il nécessaire de le dire ? Cette
fois encore la presse libérale se montrait unanime à blâmer énergiquement la
composition du ministère. Auteur d'une publication récente où les croyances des
catholiques étaient peu ménagées ; époux d'une protestante ; père d'enfants
élevés dans le protestantisme ; adepte fervent et avoué du rationalisme
moderne, M. Van de Weyer, l'un des fondateurs de l'Université libre de
Bruxelles, fut soupçonné de subir, lui aussi, l'influence occulte du clergé
supérieur !
A cette accusation générale, devenue
depuis quinze ans l'arme favorite du journalisme, se joignaient les cris et les
manœuvres d'une formidable coalition d'espérances déçues, d'ambitions
froissées, de rancunes implacables. Aux yeux des chefs du libéralisme militant,
la chute de M. Nothomb devait être le signal de la résurrection du cabinet de
1840. Toutes les haines qui s'agitaient autour de l'ex-ministre de l'Intérieur
se liguèrent brusquement contre M. Van de Weyer. Avant qu'il eût manifesté son
installation par un acte quelconque, avant qu'il eût produit son programme,
avant qu'il eût ouvert la bouche, tous les partisans des doctrines de M. Devaux
s'unirent pour lui déclarer une guerre à outrance. Le chef du cabinet était
d'autant plus coupable que son alliance avec plusieurs collègues de M. Nothomb
était un démenti de plus donné aux théories du député de Bruges.
Les Chambres se réunirent le 11 novembre
1845. L'opposition fit l'essai de ses forces dans la discussion de l'adresse en
réponse au discours du trône (Une session extraordinaire avait été ouverte le 16 et close
le 24 septembre. Toutes ses séances avaient été consacrées au vote de quelques
mesures urgentes réclamées par la crise des subsistances, dont nous parlerons
plus loin. De commun accord les débats politiques avaient été ajournés à
l'ouverture de la session ordinaire).
La tendance de la lutte fut nettement
caractérisée dès le début. S'adressant au ministre de l'Intérieur, M. Devaux,
le regard hautain et la voix vibrante, s'écria : « Qui êtes-vous ? Pourquoi
est-on allé vous chercher au-delà de la mer ? » (Voy. le discours de M.
Devaux ; Annales parlementaire, p. 36).
(page 135) Au
moment où ces paroles étranges furent prononcées par un homme aussi grave que
M. Devaux, un mouvement d'indicible surprise parcourut tous les bancs de la
Chambre. « Au premier abord, dit un témoin de cette scène, elles parurent
puériles : peu s'en fallut qu'elles n'excitassent un instant l'hilarité de
l'assemblée. Bientôt ce fut comme un éclair ! toute la
situation s'illumina d'une clarté soudaine : il y avait là toute une révélation
! Chacun comprit, à l'instant, que, dans la personne des deux orateurs,
c'étaient deux époques, deux systèmes, qui se rencontraient, qui
s'interrogeaient. » (M. de Decker, Quinze ans, p. 10).
C'étaient en effet deux doctrines, deux systèmes,
deux époques qui s'interrogeaient à cette heure solennelle. Le patriote de
l'Union, le libéral de 1830, longtemps éloigné du théâtre de nos luttes
irritantes, étranger aux rancunes et aux haines de la tribune et de la presse,
revenu d'outre-mer dans toute la ferveur de ses convictions généreuses, se
trouvait en face de l'homme d'Etat exalté par le combat, aigri par la défaite,
égaré par la théorie pleine de périls de la prédominance nécessaire d'un parti
politique. C'était le libéralisme tolérant, généreux et désintéressé de 1830,
mis en suspicion par le libéralisme étroit, ambitieux et exclusif de 1845 (On comprendra sans
peine que ces lignes n'ont rien de désobligeant pour le caractère personnel de
M. Devaux. C'est aux doctrines et non à l'homme que s'appliqua notre
appréciation).
M. Van de Weyer fut admirable de
franchise. Il ne pensait pas que la Belgique dût user de son indépendance et de
sa liberté pour se partager en deux camps toujours prêts à se ruer l'un sur
l'autre et à rendre tout gouvernement impossible. A son avis, répudier les
principes de l'union, déclarer l'union impossible, c'était renier les principes
mêmes de la Constitution ; c'était déchirer tous nos titres à l'estime de
l'Europe ; c'était jouer le jeu des ennemis de notre indépendance, qui avaient
toujours considéré l'union comme une chimère. « Nous sommes parvenus,
disait le ministre, à signer de commun accord le pacte social le plus libéral
du monde ; et aujourd'hui qu'il ne s'agit que du développement partiel de nos
institutions, nous serions divisés en deux camps ennemis ! nous lutterions sans
cesse ; il n'y aurait plus de rapprochement possible !... Ce serait déclarer
que nous nous sommes étrangement trompés, et que tout ce qui s'est fait de
grand, de beau, de patriotique (page 136)
n'a plus de prix à nos yeux. » Resté franchement et invariablement
libéral, M. Van de Weyer voulait suivre les inspirations d'une politique
libérale, non pas contre les catholiques, mais avec les
catholiques ; et, en professant ces sentiments, il ne faisait que maintenir des
principes que tous pouvaient invoquer avec un légitime orgueil patriotique.
Répondant ensuite aux interpellations ironiques de M. Devaux, il déclara
nettement qu'il était arrivé d'outre-mer pour défendre la royauté, pour
maintenir son prestige, pour la préserver d'une abdication virtuelle. Il
concevait qu'un ministère, à la veille de se former, fit ses conditions et,
prévoyant une divergence d'opinions sur un problème déterminé, réclamât, en cas
de dissentiment avec les Chambres, la faculté de les dissoudre ; mais exiger
cette faculté quels que soient les débats qui s'élèvent, tenir suspendue cette
arme redoutable sur la tête des membres du parlement, pour faire passer un
parti de l'état de minorité à l'état de majorité, c'était demander, disait-il,
l'abdication virtuelle de la couronne ; c'était exposer la royauté, sans
laquelle la Belgique n'existerait point, à des humiliations que les amis du
trône et du pays devaient repousser de toutes leurs forces ; c'était tenir la
représentation nationale sous la menace d'un véritable coup d'Etat
parlementaire ; c'était professer des doctrines qui, ailleurs, exposeraient
leur auteur au danger d'une mise en accusation (Afin de maintenir l'ordre et la clarté
du récit, nous résumons ici les divers discours que M. Van de Weyer a prononcés
dans ces discussions mémorables).
Fréquemment interrompu par les murmures
de la gauche et des tribunes, le ministre n'eut pas de peine à s'apercevoir de
l'impression profonde que ses paroles produisaient sur la grande majorité de la
Chambre. C'était en vain que M. Rogier, marchant sur les traces de M. Devaux,
crut devoir s'écrier à son tour : « Qui êtes-vous ? Pourquoi êtes-vous venu au
ministère ?« Il n'obtint d'autre résultat que d'engager un débat long et confus
sur la portée des doctrines constitutionnelles qui étaient attribuées par son
ancien collègue du gouvernement provisoire. Ce débat eut pour effet de prouver
que le personnage auquel M. Rogier avait fait ses confidences n'était pas
chargé de lui offrir la mission de reconstituer le cabinet ; mais il en résulta
de même que M. Rogier ne s'était pas opposé à ce que ses exigences hautaines
fussent communiquées au roi. M. Van de Weyer, qui connaissait le terrain, qui
était (page 137) parfaitement initié
à tous les détails de la crise, fit apercevoir toute la gravité de l'incident
par ces simples paroles : « Si vous n'aviez pas fait au pouvoir les conditions
dont j'ai parlé, vous seriez à ma place, et je serais à Londres. » (Séance du 18 novembre, Ann.
parl.,
p. 47. Voy. surtout la
déclaration lue par M. Van de Weyer au début de la séance du 22 novembre 1845, Ann.
parl.,
p. 73. - C'était en vain que, dans la séance du 17 novembre (Ann. parl., p.
38), M. Rogier, dont nous admettons d'ailleurs les intentions loyales, déclara
que, dans l'hypothèse où la dissolution éventuelle aurait trop vivement répugné
au roi, il se serait contenté d'une autre voie qui eut pu avoir la même
signification et conduire au même résultat. « Si la signification et le résultat
devaient être les mêmes, qu'importait la question de forme ? Nous verrons
M. Rogier produire des prétentions identiques au mois de mars 1846).
Cette lutte oratoire était visiblement
dominée par des préoccupations personnelles. C'était en vain que le ministre de
l'Intérieur se prévalait d'une vie tout entière consacrée à la défense et à la
propagation des doctrines libérales. C'était en vain que M. Dolez se portait
garant des idées éminemment libérales de M. Van de Weyer. C'était tout aussi
inutilement que M. Verhaegen lui-même le rangeait parmi « les apôtres de la
philosophie du XVIIIe siècle.« Malgré ses protestations corroborées par celles de ses
collègues ; malgré ses dénégations appuyées sur des preuves irrécusables, M.
Van de Weyer s'était fait l'instrument des ambitions cléricales, le canal par
lequel l'influence occulte continuait à se glisser dans les régions
officielles. Débats étranges et pleins d'enseignements salutaires ! M. Rogier
ne comprend plus le langage de son collègue du gouvernement provisoire, de son
ami de 1830 ; il lui demande ironiquement : « Qui êtes-vous ! »
M. Devaux, réduisant le débat à des
proportions mesquines, reproche à M. Van de Weyer de s'être improvisé général
avant d'avoir servi comme simple soldat dans l'armée du libéralisme ! (Ann. parl, p. 37) Les hommes qui, pendant quatre années,
avaient épuisé leur verve à flétrir le procès de tendance intenté à
l'administration de 1840 trouvaient équitable, logique et naturel d'intenter un
procès de tendance au cabinet de 1845. « En 1841, disait avec raison le comte
de Muelenaere, des hommes sages, des hommes sérieux et réfléchis croyaient que
l'opposition n'avait pas le droit de juger un ministère d’après l'esprit
qui avait présidé à sa formation ; ils croyaient, à cette époque, que
l'opposition n'avait pas le droit de juger (page 138) un ministère d'après ses tendances et ses opinions, aussi
longtemps que ces opinions n'avaient pas été mises en pratique ou formulées
dans les actes. Que voyons-nous aujourd'hui ? » (Ann. parl., p. 86)
Ces inconséquences et ces contradictions
ne pouvaient être sanctionnées par la législature. Puissamment secondé par tous
les membres du conseil, M. Van de Weyer obtint une victoire éclatante.
Au lieu d'une adhésion franche et
complète à la politique ministérielle, la commission chargée de la rédaction de
l'adresse avait proposé de dire au roi : « Sire, ce n'est pas sans une émotion
profonde que nous avons entendu V. M. évoquer le souvenir des quinze années de
travaux consacrées à la consolidation de notre indépendance et de notre
prospérité nationale. Ces heureux résultats, auxquels V. M. a si puissamment
concouru, lui assurent la continuation de notre dévouement et de la confiance
dont le pays entoure le roi qui s'est dévoué à ses destinées. »
En l'absence d'actes importants et
significatifs de la part des ministres, la commission n'avait pas sérieusement
discuté la question de savoir si le cabinet devait être accueilli avec
confiance ou avec défiance ; elle s'était renfermée dans une réserve prudente,
en laissant à chacun de ses membres la liberté entière de son vote à l'égard
des amendements qui pourraient être présentés dans le cours des débats (Voy. la déclaration du
rapporteur, M. de Decker ; Annales parlementaires,
p. 35). Mais M. Van de Weyer ne voulut pas se contenter de cette
adhésion tacite ; après avoir nettement exposé son programme, il se croyait en
droit de réclamer un vote de confiance. Il proposa de compléter le sens de
l'adresse par un amendement ainsi conçu : « La Chambre aura à se rappeler que
la Constitution, sur laquelle s'appuie la nationalité belge, est l'œuvre de la
conciliation entre les hommes modérés de toutes les opinions. Persuadés comme
vous, Sire, que ce même esprit de conciliation doit, pour le bonheur du pays,
présider à la direction de ses plus chers intérêts, nous venons offrir à Votre
Majesté l'assurance du concours bienveillant que nous sommes disposés à prêter
au gouvernement dans l'examen des mesures qui nous seront soumises. »
Après six jours de discussions
passionnées, l'adresse renfermant cet amendement fut votée par 63 voix contre
25. Un seul membre s'était abstenu (Séance du 22 novembre 1846).
(page 139) Ce
résultat attestait énergiquement l'existence d'une majorité unioniste forte et
compacte, toujours fidèle aux traditions généreuses de 1830, toujours prête à
donner son concours à tout cabinet pénétré des idées de conciliation qui
avaient présidé au vote du pacte constitutionnel. Cette majorité avait survécu
aux attaques de la presse, aux manifestations électorales de quelques centres
populeux, à la défection des chefs du libéralisme doctrinaire. Elle pouvait
encore subir plus d'un échec sans se trouver dans la nécessité de livrer le
pouvoir aux expérimentations dangereuses d'une politique exclusive. Les amis et
les adversaires du cabinet commençaient à croire à sa longévité parlementaire (La politique
traditionnelle de 1830 avait trouvé des défenseurs éloquents dans MM. de
Muelenaere, d'Huart et de Decker. En joignant à leurs
discours les explications détaillées fournies par les ministres à portefeuille,
on obtient la preuve la plus complète du caractère éminemment national des
doctrines personnifiées dans le cabinet forme par M. Van de Weyer).
Sortis victorieux de la lutte, les chefs
de tous les départements ministériels s'efforcèrent d'activer et d'améliorer
les divers services confiés à leur garde. Des lois sur les entrepôts de
commerce, sur la chasse, sur l'avancement des officiers dans les armes
spéciales, sur le règlement définitif des comptes des cinq premières années de
l'administration nationale, furent successivement votées par les Chambres ; el
si les travaux du parlement ne marchaient pas toujours avec la célérité
désirable, c'était uniquement à cause des tracasseries et des entraves que
l'opposition se plaisait à semer sur les pas des ministres.
Pour la première fois des questions
purement théologiques furent portées à la tribune de la Chambre des
représentants. Au lieu de rompre quelques lances en faveur des prérogatives du
pouvoir civil, que nul ne songeait à révoquer en doute ; au lieu de se borner,
comme jadis, à blâmer l'intervention du clergé dans les luttes électorales, on
se plaçait hardiment sur le terrain du droit canon el de la discipline
ecclésiastique, pour faire la guerre aux synodes, aux évêques, au pape. A
l'occasion de la discussion du budget de la Justice, un député de Bruxelles,
M., de Bonne, crut devoir longuement entretenir ses collègues du problème de
l'inamovibilité des desservants. Invoquant tour à tour Van Espen
et, Benjamin Constant, Thomassin. et deLolme, Tabaraud et Saint-Léon, le cardinal Gonsalvi
et M. Cacault, Grotius et Fra Paolo (page 140) Sarpi, Durand de Maillane et
le dictionnaire de l'Académie française ; s'appuyant sur les conciles de Nicée,
d'Antioche, de Calcédoine, de Carthage, d'Arles, de Sardique,
de, Nîmes et de Trente ; formulant des règles canoniques et citant des textes
latins avec l'aplomb d'un bachelier qui défend ses thèses, M. de Bonne finit
par conclure en faveur de l'inamovibilité des prêtres modestes qui se vouent
aux soins spirituels que réclame la population des villages. L'orateur n'oublia
pas même de renouveler le vieux débat de la résidence des dignitaires
ecclésiastiques, parce que l’évêque de Liége avait eu l'audace de se rendre à
Rome, pour soumettre au chef de l'Eglise la solution de quelques doutes qu'il
avait conçus dans l'administration de son diocèse ; et à cette occasion l'élu
des libéraux de Bruxelles rappela que les prélats devaient avoir « une
conscience timorée et sensible à la piété et à la religion. »
L'enceinte parlementaire semblait
transformée en Sorbonne du XVIe siècle. Etrange spectacle dans un pays où la
Constitution interdit au gouvernement toute intervention dans la nomination et
dans l'installation des ministres des cultes ! (Séance du 12 février
1846. Ann. parl., p. 640 à 649). Mais ce qui
était plus étrange encore, c'était l'attitude grave et recueillie avec laquelle
les chefs de la gauche écoutaient cette homélie politico-religieuse. Ce fut en
vain que M. le ministre de la Justice fit ressortir à l'évidence, lit en
quelque sorte toucher du doigt l'incompétence du
pouvoir politique sur le terrain où le député de Bruxelles avait transporté la
discussion.
M. Verhaegen vint à son tour plaider la
cause des prêtres catholiques, victimes de l'action arbitraire « du haut
clergé. » M. Lebeau lui-même prêta l'appui de son talent à la défense
d'une thèse dont le moindre inconvénient était son inopportunité manifeste. Le
clergé inférieur ne se plaignait en aucune manière du soi-disant despotisme des
évêques ; depuis 1830, un accord parfait, une harmonie constante avaient régné entre les desservants et leurs supérieurs
ecclésiastiques. Depuis la révolution, trois prêtres, frappés de révocation,
avaient adressé leurs doléances aux journaux et au ministre de la Justice.
Etait-ce une raison suffisante pour jeter un cri d'alarme du haut de la
tribune, pour citer les évêques à la barre des Chambres, pour appeler
l'attention du pays sur les prétendus dangers qui menaçaient la paix de l'Eglise
? Les journaux catholiques ne virent qu'une tactique de parti dans cette tendre
sollicitude (page 141) que les chefs
du libéralisme manifestaient si brusquement à l'égard d'une partie influente du
clergé national. Les desservants restèrent unis à leurs évêques, et l'incident
soulevé par M. de Bonne n'eut d'autre résultat que d'entraver les débats de la
Chambre et d'alarmer les catholiques sur les tendances religieuses de leurs
adversaires. Le budget de la Justice fut adopté par 55 voix contre 3.
Malgré l'ardeur déployée par ses
antagonistes, le cabinet se trouvait dans une situation on ne peut plus
favorable. Dès son premier combat, il avait obtenu le concours des deux tiers
de la représentation nationale ; et cette majorité imposante, si rare dans les
Etats constitutionnels, lui semblait acquise pour tous les problèmes
essentiels. Il pouvait longtemps encore déjouer les complots et dissiper les
espérances des adversaires de la politique unioniste.
Des dissidences intérieures,
complétement inattendues, amenèrent tout à coup une crise ministérielle, à la
grande surprise des Chambres et du pays. Formé le 30 juillet, recevant le
baptême parlementaire le 22 novembre, le cabinet était en pleine dissolution le
25 février, sans qu'un seul vote des Chambres eût contrarié les vues ou heurté
les susceptibilités des ministres.
Au moment de leur entrée au pouvoir, M.
Van de Weyer et ses collègues s'étaient mis d'accord sur les principes qui
devaient présider à la marche générale de
l'administration. Cet accord était surtout indispensable pour l'important
problème de l'enseignement moyen donné aux frais de l'Etat, dont la solution se
faisait attendre depuis plusieurs années. La base et le faîte de l'enseignement
public avaient reçu la sanction législative ; il fallait de toute nécessité
combler la lacune intermédiaire.
Les ministres convinrent de prendre pour base le projet de loi présenté à la Chambre des représentants par M. Rogier, le 30 juillet 1834, en y ajoutant toutefois « les développements indiqués par l'expérience. » Le discours du roi annonça la présentation d'un nouveau projet de loi, et, dans le cours des discussions de l'adresse, les membres du cabinet parlèrent, à plusieurs reprises, de l'homogénéité de leurs vues au sujet de l'instruction moyenne.
Malheureusement cette homogénéité
n'existait que pour le point de départ de la législation nouvelle ; elle
disparut et fit place à un dissentiment profond et sans remède, le jour où il
s'agit d'entrer dans les (page 142) détails
et d'arriver à l'application des règles admises en thèse générale.
En 1840, le ministère libéral, par
l'organe de M. Liedts, avait déclaré qu'il acceptait le projet de 1834 comme
base de sa politique en matière d'enseignement. En 1841, pendant les débats qui
se terminèrent par l'adresse du Sénat, MM. Lebeau, Leclercq et Rogier se
prononcèrent dans le même sens. Ils se firent même un devoir de déclarer que
si, dans le cours de la discussion, on découvrait des modifications propres à
fortifier les garanties religieuses des familles, ils
s'empresseraient de les admettre. En 1842, pendant les mémorables discussions
de la loi sur l'enseignement primaire, tous les chefs du libéralisme répétèrent
cette profession de foi politique ; tous déclarèrent vouloir le maintien du
projet de loi de 1834 ; M. Devaux, entre autres, s'écria qu'il ne voulait rien
de plus, rien de moins. (Voy. le discours prononcé
pur M. Dechamps, dans la séance du 23 avril 1846, Ann. parl., p. 1110). Or, c'était précisément ce projet qui avait reçu l'assentiment
des collègues de M. Van de Weyer ; et non seulement ils l'avaient accueilli,
mais ils avaient consenti à lui donner les développements que l'expérience des
dix dernières années pouvait avoir signalés comme nécessaires ou utiles.
Le projet de 1834 demandait la création de trois athénées royaux, placés sous la direction exclusive du gouvernement. En dehors de ces institutions modèles, il laissait aux communes la libre administration de leurs établissements d'instruction secondaire, que ceux-ci fussent ou non subsidiés par le trésor public. Il posait en principe que des subsides seraient accordés, sans autre condition que celle de leur utilité, en cas d'insuffisance des ressources communales. Il déclarait obligatoire l'enseignement de la religion, et confiait cet enseignement aux ministres du culte. Le mode d'intervention de l'autorité religieuse devait être réglé par voie administrative.
Au lieu de se contenter de ces bases
admises par MM. Rogier, Devaux et Lebeau, M. Van de Weyer demandait : 1° la
création de dix athénées royaux ; 2° 1'élablissement de dix collèges communaux,
dont le gouvernement seul eût nommé le personnel enseignant ; 3° la défense
d'adopter un établissement privé faite à toutes les villes du royaume, à
l'exception de celles qui n'auraient ni athénée royal ni collège communal ; et,
même dans cette hypothèse, le gouvernement devait s'abstenir (page 143) d'accorder un subside
quelconque aux villes qui useraient de cette faculté ; 4° l'autorisation pour
le gouvernement d'établir des écoles primaires supérieures dans toutes les
villes privées d'athénée et de collège ; 5° l'annulation de tous les
arrangements intervenus entre les communes et des tiers, avec défense, pour
l'avenir, de faire des arrangements de ce genre ; 6° l'enseignement de la
religion donné par les professeurs sous la surveillance des curés de la
paroisse, ou pouvant être donné par un ministre du culte, pourvu que le
concours du clergé fût réglé par la loi ; 7° l'organisation légale des
inspections et des concours.
Certes, il y avait loin de ce projet à
celui de 1834 ! Les collègues de M. Van de Weyer consentirent néanmoins à
l'accepter en grande partie. Ils ne repoussaient ni la création d'un plus grand
nombre d'établissements officiels, ni même une intervention plus active de
l'Etat dans la direction des écoles subsidiées ; mais ils ne considéraient ni
comme juste, ni comme conforme à l'esprit de la Constitution et des lois
organiques, le système d'après lequel la commune, ayant à supporter une large
part de la dépense, n'aurait pas obtenu une part proportionnelle dans la
direction et dans la surveillance des écoles moyennes. Adoptant la présomption
établie par le projet de 1834, ils voulaient au contraire que les conseils
communaux fussent censés être, quant à l'enseignement secondaire, les
représentants et les organes des pères de famille, et que dès lors, malgré
l'abstention de l'autorité religieuse dans quelques communes et malgré son
concours obtenu dans d'autres, on pût continuer à subsidier, moyennant le
contrôle de la législature, les établissements communaux ou adoptés réellement
utiles et organisés conformément aux vœux des populations (Nous empruntons
textuellement cette dernière phrase aux expliquons données par les ministres
démissionnaires (Moniteur du 5 avril 1846)). Il leur semblait surtout équitable que les
communes non subsidiées conservassent le droit de mettre librement des locaux
et des secours pécuniaires à la disposition d'un tiers, sauf le contrôle
financier de la députation permanente du conseil provincial.
Quant à l'enseignement religieux, ils
persistaient à le placer parmi les matières obligatoires, au moins dans les
athénées de l'Etat, et à demander qu'il fût exclusivement donné par les
ministres du culte professé par la majorité des élèves. Ils pensaient enfin que
le mode de concours de l'autorité religieuse devait être déterminé par des (page 144) arrangements administratifs. «
Persuadés que ces arrangements seraient conclus dans un esprit de sage
modération,... et que l'autorité religieuse n'userait pas du droit
constitutionnel d'abstention, lorsque son concours serait réclamé sous des
conditions honorables et utiles, ils n'hésitaient pas cependant à déclarer que
si, contre toute attente, des conditions incompatibles avec l'indépendance du
pouvoir civil étaient faites en certains cas, les établissements n'en
subsisteraient pas moins. On le voit : les collègues de
M. Van de Weyer étaient à tous égards fidèles aux conditions de leur entrée au
pouvoir. Ils se montraient plus libéraux que MM. Lebeau et Rogier en 1841, plus
libéraux que M. Devaux en 1842, puisqu'ils consentirent à élargir, au profit de
l'action du pouvoir, les bases du projet de 1834.
On se trouvait en présence de deux théories inconciliables. Ce fut en vain que M. Van de Weyer et M. d'Hoffschmidt présentèrent des projets de conciliation. Le ministre de l'Intérieur voulait introduire un système nouveau, basé sur l'omnipotence de l'action gouvernementale ; les autres membres du conseil, fidèles à leur programme, refusaient d'abandonner les principes fondamentaux du projet qu'ils avaient admis comme point de départ en s'associant à la fortune ministérielle de leur collègue (Au sein du conseil, les opinions s'étaient fractionnées de la manière suivante : M. Van de Weyer fut seul de son avis. M. d'Hoffschmidt présenta un projet transactionnel. Les autres ministres persistèrent à vouloir se rapprocher autant que possible du projet de 1834. — Nous nous sommes borné à indiquer les points principaux du litige (Voy. les explications détaillées citées à la note précédente).
Après de longs débats, tous les
ministres offrirent leur démission, et le roi chargea M. Van de Weyer de la
tâche de former une administration nouvelle sur les bases du programme
primitivement admis par le cabinet démissionnaire (Voy. les explications
données par M. Van de Weyer : séance du 7 mars 1846).
Au lieu de chercher de nouveaux
collaborateurs sur les bancs des Chambres, M. Van de Weyer, qui avait
subitement reconquis toute sa popularité dans le camp libéral, usa des pouvoirs
qu'il tenait de la confiance royale pour faire une dernière tentative auprès de
ses collègues, « dont il tenait à ne pas se séparer ; dont il estimait et
honorait les talents, le caractère, la droiture et la sincérité, et avec
lesquels (page 145) il avait dirigé,
dans le plus parfait accord, dans l'harmonie la plus constante, les affaires du
pays (Ann. parl. p. 924). »
Cette démarche loyale et désintéressée
fut suivie d'un nouvel examen de toutes les questions sur lesquelles avait
porté le dissentiment ; mais, après de longues et mûres délibérations, on fut
unanimement convaincu que l'accord était impossible et que les démissions de
tous les ministres devaient être maintenues.
M. Van de Weyer, dégoûté du pouvoir,
alla reprendre son poste de ministre plénipotentiaire à Londres. On doit rendre
hommage à son talent, à sa franchise, à la pureté de ses intentions ; mais il
est impossible de ne pas admettre que, dans son projet de loi sur
l'enseignement moyen, le ministre de l'Intérieur commit la faute grave de
s'écarter considérablement du programme du cabinet. L'acceptation du projet de
1834 figurait parmi les conditions offertes à tous les membres du conseil : or,
le jour même où il s'agit de satisfaire à ces conditions, de remplir
cette promesse, d'exécuter cet engagement, M. Van de Weyer produisit des
théories nouvelles que les auteurs du projet de 1834 eussent repoussées de
toutes leurs forces !
On conçoit que, contrarié de voir sans
cesse mettre son libéralisme en suspicion, le ministre diplomate éprouvât le
désir d'obtenir des concessions dans le sens des idées de la gauche ; on
comprend que, devenu le représentant des doctrines libérales au pouvoir, il se
crût obligé de tenir largement compte des verdicts
électoraux de Bruxelles, d'Anvers et de Liége. Mais quel reproche pouvait
l'atteindre, quel soupçon d'apostasie pouvait ternir son libéralisme, lorsque
ses collègues se montraient plus libéraux que M. Rogier, plus avancés que le
directeur de la Revue nationale ?
Aller au-delà, suivre en matière
d'enseignement les inspirations de la nuance extrême représentée par M.
Verhaegen, c'était oublier bien vite les principes et les doctrines qu'il avait
naguère défendus avec tant de raison, d'éloquence et de courage ; c'était commettre une erreur d'autant plus
déplorable que la dislocation du cabinet, résultat d'un accident facile à
éviter, ne pouvait manquer d'être immédiatement invoquée comme une preuve de
l'impossibilité absolue de l'existence des ministères mixtes. Aussi
l'opposition s'empressa-t-elle d'exploiter largement ce thème. M. Devaux
s'écria : « L'union n'est plus des choses (page
146) de ce monde ; elle est morte...., elle«est
devenue de l'histoire et a dû disparaître de la politique pratique (Revue nationale, T. XIII, p. 235 et 236). Comme si le
gouvernement à l'aide des centres n'avait existé en Belgique que du jour où M.
Van de Weyer, répondant à l'appel du roi, consentit à partager le pouvoir avec
MM. d'Anethan, Dechamps et Malou !