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2e
édition. Louvain, Vanlinthout et Peeters, 1861, 3
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TOME 3
(page 85) Depuis l'établissement du
trône constitutionnel, deux partis puissants, se disputaient les suffrages du corps
électoral. Ces partis étaient largement représentés au sein des Chambres ;
mais, chaque fois qu'un problème important était discuté à la tribune, la
classification en catholiques et en libéraux disparaissait, pour faire place, à
une majorité nouvelle, composée de fractions appartenant aux nuances modérées
des deux camps rivaux. Une majorité mixte se plaçait au-dessus des
dissidences politiques, secondait les efforts des ministres et dotait le pays
des institutions que réclamait l'ère nouvelle ouverte par la révolution de
Septembre. C'était cette majorité mixte qui avait prêté son concours à tous les
actes essentiels de la politique intérieure et de la diplomatie nationale : la
fondation de la royauté belge, les Dix-huit Articles, le chemin de fer, l'organisation
judiciaire, l'organisation de la province et de la commune, l'organisation de
l'enseignement supérieur, le traité de paix avec la Hollande. C'était à cette
majorité mixte que M. Lebeau lui-même s'était adressé dans toutes les crises
qu'il avait rencontrées dans sa carrière ministérielle. Il lui devait le rejet
de la demande d'enquête formée à la suite des désastres de 1831 (Voyez t.
I, p. 201), la ratification parlementaire de la convention
du 21 Mai (Voyez t. II, p. 135), le rejet de l'acte d'accusation
dressé par M. Gendebien (Voyez t. II ; p. 140)
: Pleins de confiance dans les lumières, le patriotisme et l'impartialité du
pouvoir central, les hommes (page 86)
modérés.de chaque parti, rejetant toute pensée d'opposition systématique, se
contentaient de veiller au maintien des droits de leurs coreligionnaires
politiques. Le gouvernement était placé dans une sphère supérieure.
Tels étaient les rapports
respectifs du pouvoir et des Chambres, lorsque les amis de M. Devaux se mirent
à célébrer les avantages d'une majorité exclusivement libérale. A leurs yeux,
la majorité mixte, bonne et utile lorsque la question extérieure dominait
toutes les autres, devait maintenant céder le pas à une majorité homogène.
« Une phase est fermée, » disaient-ils, « une autre phase est ouverte ; la
première phase, où nous avons eu besoin de cette majorité, c'était celle où la
question extérieure était dominante.» A leur avis, une période nouvelle datait
du jour de l'acceptation du traité du 19 avril.. La trêve conclue en présence
de l'ennemi commun avait perdu sa raison d'être, son but et par suite son
utilité, le lendemain de la victoire. Il fallait à l'avenir une majorité
homogène, et cette majorité devait être libérale et avoir à sa tête un
ministère libéral. En principe, le directeur de la Revue nationale, dont
on appliquait ici les maximes, ne condamnait pas l'existence des cabinets
mixtes. Il se serait contenté d'un ministère dans lequel l'opinion libérale eût
occupé une place prépondérante. Mais cette combinaison, acceptable en théorie,
lui semblait irréalisable en fait, et dès lors la prépondérance libérale devait
nécessairement se produire à l'aide d'une administration homogène.
En présence de ces deux
systèmes contradictoires, la tâche dévolue à la prérogative royale offrait une
importance extrême. Quelle direction fallait-il imprimer à l'administration
générale du pays ? Était-il nécessaire, indispensable, de mêler le gouvernement
aux luttes ardentes des partis ? Convenait-il de transformer les ministres en
agents politiques d'une majorité homogène ? L'heure était-elle venue de
proclamer que l'union patriotique de 1830, cette union qui se prévalait déjà
d'une consécration historique de dix années, fut un accident au lieu d'un
principe, une trêve passagère au lieu d'un progrès dans la vie politique du
peuple belge ? Tels étaient, à part les personnes et les intérêts privés mêlés
à la crise, les importants problèmes que le roi était appelé à résoudre par le
choix de ses ministres.
M. Lebeau, l'homme le plus
influent du cabinet de 1840, demandait la dissolution des Chambres, ou du moins
la dissolution du Sénat, comme un moyen de faire disparaître la majorité
parlementaire qui, (page 87) depuis
dix ans, avait loyalement secondé les efforts de la royauté nationale. Mais
cette politique à outrance, cet appel aux passions populaires, étaient loin
d'être unanimement approuvés dans les rangs de l'opinion libérale. Plusieurs
membres du Sénat et de la Chambre des Représentants qui, le 2 et le 17 Mars,
avaient voté en faveur des ministres, effrayés des luttes implacables où l'on
s'exposait à jeter le pays, manifestaient hautement le désir de rentrer dans
les voies de la modération, de la paix, de la concorde et de la tolérance
politique. A leur avis, la majorité du parlement n'avait pas mérité l'arrêt de
proscription prononcé par M. Lebeau ; ils disaient que les Chambres étaient
composées de manière à fournir un appui suffisant à tout gouvernement qui
n'affecterait pas de planter son drapeau dans l'un des deux camps rivaux, La
dissolution leur semblait en même temps inutile et dangereuse.
Au nombre de ces hommes
d'État restés fidèles aux traditions de 1830, M. Nothomb figurait en première
ligne. Consulté par le roi, il fit vivement ressortir les dangers d'une
dissolution totale ou partielle, au moment où la presse avait partout
surexcité les passions du corps électoral.
Donner au chef de l'État le conseil
de conserver les Chambres, c'était prendre l'engagement de se charger au besoin
de la succession des ministres qui professaient l'opinion contraire. M. Nothomb
ne recula point devant la responsabilité que l'acceptation de cette tâche
entraînait dans les circonstances épineuses où se trouvaient le parlement et la
nation. Le roi, dont la sagesse redoutait les éventualités de l'intronisation
d'un gouvernement de parti, dans un pays aussi peu étendu que la Belgique,
remit à l'ancien ministre des Travaux publics le soin d'organiser une
administration nouvelle.
Dès
cet instant la crise ministérielle marcha rapidement vers sa solution. Le
nouveau cabinet fut formé le 13 Avril 1841. Il était composé de MM. de
Muelenaere, aux Affaires étrangères ; Nothomb, à l'Intérieur ; Van Volxem, à la
Justice ; comte de Briey, aux Finances ; Desmaisières, aux Travaux publics ; le
général Buzen, à la Guerre. Parmi les cinq ministres qui appartenaient à la
Chambre des Représentants, trois avaient émis un vote favorable au cabinet
précédent, dans la célèbre séance du 2 Mars. Un seul ministre, le comte de
Briey, appartenait au Sénat. C'était encore une fois une administration mixte.
Si MM. de Muelenaere et de Briey pouvaient être classés (page 88) dans les rangs des catholiques, MM. Nothomb,
Van Volxem, Desmaisières et Buzen appartenaient à l'opinion
libérale (MM. Nothomb, Van Volxem et Buzen avaient voté en faveur du cabinet
Lebeau. M. de Muelenaere était absent. M. Desmaisières avait seul voté contre
l'adoption du budget des travaux publics. Le comte de Briey avait émis au Sénat
un vote favorable à l'adresse. - Quelque temps après sa formation et avant
qu'il eût comparu devant les Chambres, le cabinet subit une modification dans
son personnel. M. de Muelenaere, qui avait accepté le portefeuille des Affaires
étrangères avec répugnance, se retira le 5 Août 1841. Il fut remplacé par le
comte de Briey, et ce dernier, quelques mois plus tard, par M. Smits, directeur
de la banque de Belgique. M. de Muelenaere resta membre du conseil. Cette
modification resta sans influence sur les vues politiques du ministère. C'était
toujours un cabinet mixte. - Un autre changement eut lieu le 5 Février 1842.
Par suite du décès du général Buzen, le portefeuille de la Guerre fut remis au
général de Liem).
Publié sous la forme d'une
circulaire du ministre de l'Intérieur aux gouverneurs de province, le programme
du nouveau cabinet était l'expression fidèle des idées de tolérance et de
modération qui avaient dirigé le choix de la couronne. Arborant hautement le
drapeau de l'Union, M. Nothomb déclara qu'il avait repoussé la dissolution
totale ou partielle du parlement, parce que les Chambres, telles qu'elles
étaient constituées, lui semblaient suffire au gouvernement du pays. Au lieu de
gouverner à l'aide d'un parti victorieux imposant ses volontés au parti vaincu,
jusqu'à ce que bientôt il succombe à son tour, il déclarait vouloir puiser ses
forces dans un système de transaction loyale, en replaçant le pouvoir dans une
sphère où pouvaient se rencontrer les hommes modérés de
toutes les nuances. Il voulait d'une manière sincère fixer le
gouvernement sur le terrain des opinions modérées. Il n'était l'avènement ni
d'un parti politique ni d'une classe sociale, mais l'organe libre et impartial
du pays considéré dans son ensemble. On remarqua surtout la
phrase suivante : « De malheureuses dénominations ont été jetées dans le
public. En appeler aujourd'hui au pays, ne fût-ce que par la dissolution du
Sénat, c'eût été inviter la nation à se partager en deux camps, à se livrer
bataille et à décider au nom de quel parti le pays serait gouverné jusqu'aux
élections prochaines, destinées à renouveler le même combat. Chef, non
d'un parti, mais de la nation, le Roi ne pouvait autoriser une lutte à la fois
aussi dangereuse et aussi inefficace. »
La circulaire se terminait
par l'expression d'une crainte patriotique (page 89) que les événements postérieurs n'ont que trop justifiée. «
Si cet essai ne réussissait pas, disait M. Nothomb, nous le verrions échouer
sans regret pour nous-mêmes ; nous tomberions fidèles à nos antécédents et sans
nous sentir amoindris. Notre chute serait accueillie avec joie par les opinions
extrêmes ; car, au delà du ministère actuel, il
n'y aurait probablement plus à opter qu'entre deux combinaisons également
exclusives. Deux partis seraient peut-être pour longtemps en présence, se
passionnant chaque jour davantage, absorbant toutes les nuances intermédiaires,
convoitant le pouvoir, l'obtenant tour à tour par d'inévitables réactions et
l'exerçant alternativement, non dans l'intérêt général, mais au détriment l'un
de l'autre. - Ce serait un grand malheur que de réduire le
gouvernement à cette alternative. Nous osons le dire : le
cabinet actuel est le point culminant d'une situation. Après lui, il faut
presque inévitablement que le pouvoir se porte à droite ou à gauche. » (Moniteur du 14 Avril 1841).
On a dit que le langage du ministre
de l'Intérieur manquait à la fois de modestie et de vérité (Van den Peereboom, Du gouvernement représentatif en Belgique, t.
II, p. 2). Cette réflexion ne peut être que le résultat
d'un examen superficiel. Le cabinet du 13 Avril est bien réellement le point
culminant d'une situation. Avant lui, c'est l'époque de l'union entre les
catholiques modérés et les libéraux modérés ; c'est, pour nous servir d'une
expression parlementaire, le gouvernement du pays par les deux centres coalisés
; c'est l'époque où MM. Lebeau, Rogier, Devaux, Nothomb, Ernst, Goblet et
d'Huart s'appuyaient sur la même majorité que MM. de Theux, de Muelenaere,
Raikem et Dechamps. Après lui, c'est la période où la division en catholiques
et en libéraux passe rapidement du pays dans les Chambres législatives ; c'est
la phase des partis homogènes ; c'est la lutte grandissant sans cesse, avec des
alternatives diverses ; c'est la discorde et la haine remplaçant l'alliance
patriotique conclue en présence de la domination étrangère.
L'idée essentielle du
système politique adopté par M. Nothomb, la pensée fondamentale de son
programme, c'était qu'il ne fallait ni une majorité catholique, ni une majorité
libérale, mais une majorité mixte et conciliante, composée d'hommes modérés
appartenant aux deux (page 90)
opinions rivales, faisant les affaires du pays et jugeant les actes du gouvernement,
non pas en se plaçant au point de vue des intérêts exclusifs d'un parti, mais
en s'élevant toujours aux considérations larges et généreuses de la justice, du
droit et de l'intérêt général.
Les catholiques
accueillirent le programme ministériel avec une bienveillance sincère. Quoique
la majorité des portefeuilles fût confiée à des hommes appartenant à l'opinion
libérale, ils n'hésitèrent pas un instant à donner leur concours au cabinet
formé par M. Nothomb. Ils n'avaient jamais convoité la possession exclusive du
pouvoir ; il leur suffisait que l'opinion à laquelle ils se faisaient gloire
d'appartenir ne fût pas systématiquement exclue de la direction des affaires
nationales ; ils se contentaient de ne pas être officiellement frappés
d'ostracisme. Ils étaient heureux de voir répudier les doctrines de la Revue
nationale.
Les choses se passèrent
d'une tout autre manière dans les rangs de leurs adversaires.
La presse libérale fut
unanime à blâmer les hommes qui avaient eu le courage de se charger de la
succession politique de MM. Rogier. et Lebeau. Chose étrange ! les mêmes
journalistes qui avaient si amèrement reproché aux catholiques le procès de
tendance intenté au ministère précédent, les
hommes qui avaient proclamé sur tous les tons qu'il fallait des actes et non
des soupçons pour combattre les ministres, en un mot, tous les partisans du
dernier cabinet entamèrent une polémique virulente et implacable. Ils
paraissaient ne pas se douter que cette attitude hostile constituait un procès
de tendance bien autrement caractéristique que celui qui avait amené la
retraite des amis de M. Devaux. Les ministres étaient en majorité choisis dans
les rangs de l'opinion libérale ; on n'avait aucun acte à leur reprocher ; ils
avaient déployé la bannière de la modération, de la justice et de
l'impartialité ; et cependant on les dénonçait à l'indignation de toutes les nuances
du libéralisme, on leur jetait à la face les épithètes flétrissantes de
transfuges et de traîtres, on leur faisait une guerre à outrance ! On poussa
l'imprudence et la haine au point de faire un appel direct aux passions
populaires. C'était, disait-on, un ministère plébéien que le Sénat avait
culbuté par une adresse inconstitutionnelle ; c'était une guerre déloyale, que
l'aristocratie de la naissance et de l'or avait déclarée à des ministres
appartenant aux classes moyennes ! (page
91) Par cela seul que le cabinet formé par M. Nothomb n'était pas
exclusivement composé de libéraux, il était représenté comme assujetti, à
toutes les exigences de l'influence occulte.
Cette
polémique ardente ne fut pas entièrement stérile. Au milieu de l'effervescence des
passions politiques, les libéraux avancés organisèrent leurs phalanges, et de
nombreuses défections éclaircirent les rangs des unionistes ; mais la tendance
générale du corps électoral se maintint cependant dans la voie des saines idées
gouvernementales. La majorité catholique-libérale, dont le ministère réclamait
le concours et que voulait anéantir M. Lebeau, sortit plutôt fortifiée
qu'affaiblie des élections du 12 Juin 1841 (Des appréciations contradictoires
remplissent les journaux de l'époque. Les événements postérieurs donnèrent gain
de cause aux partisans du ministère).
Heureux de ce résultat, les
ministres se préparaient à comparaître devant les Chambres, lorsque tout à coup
leur attention et celle du pays furent absorbées par une folle tentative de
restauration orangiste.
Le traité du 19 Avril,
l'admission incontestée de la Belgique dans la famille des États européens, la
reconnaissance de sa dynastie par Guillaume Ier lui-même, la présence d'un
envoyé belge à la cour de La Haye, celle des ambassadeurs des souverains de la
Sainte-Alliance à Bruxelles, toutes ces preuves irrécusables de la vitalité du
régime issu de la révolution de Septembre avaient profondément découragé les
orangistes. Acceptant désormais la dissolution du royaume des Pays-Bas comme un
fait accompli, la plupart d'entre eux se préparaient à passer dans les rangs du
parti libéral.
Mais cette transformation
politique de l'orangisme ne s'était pas effectuée sans quelques protestations
isolées. Un certain nombre de conspirateurs incorrigibles persistaient à rêver
la chute du trône national et le retour de la famille d'Orange. Plusieurs
circonstances, qu'il est indispensable de rappeler ici, avaient contribué à
entretenir leurs illusions.
Malgré son caractère
éphémère et la nullité de ses résultats, l'alliance conclue entre les
orangistes et les républicains, en Novembre 1838, avait fait entrevoir la
possibilité de grouper dans un seul faisceau tous les adversaires du
gouvernement national (Voyez ci-dessus, p. 8). Avec cet aveuglement qui
distingue les passions politiques, on nourrissait l'espoir (page 92) de faire entrer dans une ligue formidable toutes les
fractions mécontentes du pays. On voulait exploiter toutes les passions,
coordonner toutes les résistances, ameuter toutes les haines ; et l'on se
disait que, si le trône de Léopold était brisé dans la tourmente, la dynastie
de 1814 aurait bientôt repris sa place à Bruxelles.
Une démarche imprudente de M.
de Potter vint fournir un nouvel aliment à ces folles espérances.
En 1839, pendant son séjour à Paris, l'ex-membre du
gouvernement provisoire avait communiqué à M. Van Gobbelschroy,
ministre de l'Intérieur sous Guillaume Ier, un projet de fédération
hollando-belge. Profondément humilié par l'acceptation des Vingt-quatre
Articles, toujours prêt à oublier ses griefs personnels quand l'intérêt général
lui semblait en cause, M. de Potter s'était sérieusement occupé du « rappel de
la séparation entre la Hollande et la Belgique.» Il ne reculait ni devant la
fédération, ni même devant l'union intime des deux peuples séparés en 1830. La
fédération toutefois lui semblait préférable. Chaque Etat aurait exercé sa
souveraineté propre ; mais il n'y aurait eu qu'un seul chef du pouvoir
exécutif. Pour le surplus, on aurait placé chaque peuple sur le pied de la plus
parfaite égalité. On aurait anéanti toutes les restrictions douanières, et la
fraternité entre les deux nations eût été tellement complète que les membres de
l'une auraient acquis chez l'autre la plénitude des droits politiques par une
année de domicile. Un congrès fédéral composé de dix pensionnaires, nommés
par la législature des deux pays, aurait résolu les questions intéressant toute
la communauté, telles que le contingent militaire et les lois de douanes (Voy. pour ce projet les Souvenirs
personnels de M. de Potter, t. II ; pp. 146, 298 et 303 ; le Mémoire
adressé à la Chambre des Représentants par le comte Van der Meere,
le 25 Février 1856 (Annales parl. 1856, p.
1145) et la réponse de M. de Potter (Annales
parl. 1856, p. 1383)).
Un orangiste belge, porteur de cette utopie politique,
fut envoyé à La Haye. Guillaume Ier, effrayé du nom de de Potter, se renferma
dans une prudente réserve ; mais, tout en refusant de s'exprimer d'une manière
catégorique, il fit suffisamment entendre qu'il verrait avec grand plaisir
propager et développer ces idées par les amis qu'il avait conservés en
Belgique. Puisque l'homme dont le nom avait servi de drapeau au mouvement
populaire de 1830 parlait lui-même du (page
93) rétablissement
du royaume des Pays-Bas, le roi devait naturellement se dire que tout espoir
n'était pas perdu pour les princes de sa maison. M. de Potter se retira de la
scène, mais sa démarche avait contribué à faire renaître des espérances aussi
insensées que coupables (M. de
Potter, après la rédaction de son projet de fédération, resta complètement
étranger à toutes les manœuvres que nous allons rapporter (Voy.
sa lettre adressée à la Chambre des Représentants, citée p. 92)).
Un militaire qui portait la cocarde belge et les
épaulettes de général devint la cheville ouvrière de l'intrigue. En 1840, un
complot orangiste s'ourdit à Bruxelles. Le comte Van der Meere,
général de brigade en disponibilité, s'associa l'ex-général Van der Smissen, et ces deux hommes, dépourvus de toute influence
personnelle, se crurent assez forts pour briser le trône constitutionnel du
premier roi des Belges.
Jamais conspirateurs ne procédèrent avec plus de
légèreté, d'imprudence et de maladresse.
Il suffisait qu'un homme fût mécontent pour qu'on lui
fit immédiatement des offres. Une plainte, un murmure semblait autoriser les
confidences les plus dangereuses. Tout officier qui se plaignait de ne pas
avoir obtenu l'avancement auquel il se croyait le droit de prétendre était
entouré, fêté, ébloui de promesses magnifiques. Un soldat qui se laissait
régaler dans un cabaret, en proférant quelques injures à l'adresse de ses
chefs, voyait aussitôt porter son nom sur la liste des conspirateurs les plus
intrépides. Deux canons, fondus à Anvers pour compte des conjurés, furent
expédiés à Bruxelles par le chemin de fer de l'Etat ! Les boulets destinés à
ces canons furent fondus avec si peu de mystère que le général Buzen put y
assister sous un déguisement. Le secret de la conjuration était, dans toute la
force des termes, le secret de la comédie. Le gouvernement, mis au courant par
des révélations spontanées, laissa conduire l'intrigue jusqu'au jour où il eut
sous la main des pièces de conviction suffisantes pour motiver l'intervention
de la justice criminelle.
Les moyens d'exécution n'ont jamais été clairement
indiqués par les chefs du complot. S'il faut ajouter foi à quelques dépositions
recueillies dans l'enquête judiciaire, on aurait mis le feu au magasin qui renfermait
les fourrages de la garnison de la capitale ; les soldats seraient accourus
sans armes pour éteindre l'incendie ; pendant leur absence, on se serait emparé
des casernes, des fusils et des munitions (page
94) ; on aurait mis en état d'arrestation les principaux
dépositaires de l'autorité publique ; on aurait agi de la même manière à
l'égard des membres de la famille royale, et finalement on aurait proclamé
l'avènement de Guillaume II, l'union politique de la Belgique et de la
Hollande, avec une simple séparation administrative.
L'intervention de quelques agents de police suffit
pour, dissiper ces rêves de cerveaux malades. Cette ridicule échauffourée, que
le peuple nomma « la conspiration des paniers percés,» se termina par une
condamnation en cour d'assises.
Ce n'étaient pas les menées
des orangistes que le ministère devait redouter. Il avait des ennemis à la fois
plus nombreux et plus habiles. Désormais 'enveloppé dans la guerre faite aux
catholiques, il se trouvait, au sein des Chambres aussi bien que dans la
presse, en présence d'une opposition vive et compacte.
La lutte dont nous avons déjà signalé la tendance et la
marche (Voyez t. I, p.
260 et suiv., t II, p. 248 et suiv.) s'était ranimée avec une
vigueur nouvelle. Déçus des espérances qu'ils avaient fondées sur l'avènement
du cabinet de 1840, les chefs du libéralisme extrême s'étaient empressés de
réchauffer leur propagande à l'aide de griefs nouveaux. A l'épouvantail de t-l'influence occulte ils ajoutèrent la dîme
et la main-morte.
Dans les derniers mois de 1840, on avait réimprimé à
Namur un livre intitulé Explication des premières vérités de la religion, ordinairement
désigné sous le nom de Grand catéchisme de Namur. Comme tous les
ouvrages de ce genre publiés au dix-huitième siècle, celui-ci renfermait
plusieurs passages sur l'obligation de payer la dîme à l'Église. Le chef du
diocèse n'avait ni approuvé ni autorisé la réimpression du catéchisme. De même
que pour les nombreuses éditions publiées depuis cinquante ans, on s'était
servi de l'imprimatur de 1796.
Poussant aussitôt un cri d'alarme, la presse
ultralibérale affecta de redouter le rétablissement de la dîme au profit du
clergé belge du dix-neuvième siècle ! Le moyen semblait admirablement choisi
pour jeter le trouble et l'inquiétude dans les campagnes, où les représentants
catholiques comptaient un nombre considérable d'électeurs fidèles. La manœuvre
fut exploitée sur une vaste échelle. On inonda les villages (page 95) de journaux et de libelles
annonçant le rétablissement de la dîme comme une preuve nouvelle de
l'incorrigible rapacité du clergé. Des émissaires, chargés de commenter ces
mensonges et d'accroître le nombre des dupes, parcoururent toutes les communes
populeuses. On vit même des propriétaires, intimement convaincus de
l'impossibilité absolue du rétablissement de la dîme, insérer dans les baux une
clause portant que le fermier n'aurait aucun recours contre le bailleur, « en
cas que la dîme fut rétablie par les Évêques.» Aveugles volontaires, ils
voulaient ébranler l'autorité morale du prêtre, affaiblir les croyances
religieuses des masses, au moment où les ennemis de la société préparaient ces
théories anarchiques et sauvages dont la révolution de Février a été la première
et faible manifestation !
La ruse était grossière, mais elle n'en fit pas moins
des dupes. Il fallut que l'évêque de Namur adressât au clergé de son diocèse,
avec ordre de la lire dans toutes les églises, une circulaire annonçant qu'il
n'avait jamais songé, pas plus que ses collègues de l'épiscopat, au
rétablissement de la dîme. « La réimpression du grand catéchisme, disait le
vénérable prélat, s'est faite sans notre participation et même à notre insu.
S'il est dit dans le titre nouvelle édition corrigée, ce titre lui-même a été emprunté
aux éditions précédentes. Il suffit d'ouvrir ce livre pour voir qu'il ne porte
pas d'autre approbation que celle de 1796 ; il suffit d'une simple
confrontation des textes pour s'assurer qu'il n'est que la reproduction sans changement aucun, de
cette édition de 1796, sauf que l'imprimeur y a mis, comme de coutume, le
millésime de l'année courante. Tel est cependant le fait dont certaines
personnes et certains journaux se sont emparés, pour répandre un bruit absurde
auquel ils ne croient pas eux-mêmes, et pour semer ainsi le trouble et
l'inquiétude dans les esprits... Nous chargeons MM. les curés de déclarer
formellement de notre part, en toute occasion, comme nous déclarons ici
nous-même, que nous n'avons jamais eu l'intention de rétablir le paiement de la
dîme et que cette pensée ne nous est jamais venue à l'esprit... » (Journ. hist. et litt., t. VIII (1841), p.
67). La déclaration était nette, précise et formelle ; mais, nous l'avons
déjà dit, les partis politiques ne se laissent pas aisément arracher leurs
griefs imaginaires. Même au diocèse de Namur, la dîme (page 96) continua à figurer parmi les armes
électorales. Bien plus : un représentant de Bruxelles eut le triste courage de
reproduire cette accusation absurde dans l'enceinte de la Chambre ! (Voy. les discours de MM. Brabant et Verhaegen, dans la
séance de la Chambre des Représentants du 2 Décembre 1841. - Plusieurs prélats
imitèrent l'exemple donné par leur collègue de Namur. Dans son mandement de carême
de 1842, Mgr l'évêque de Gand disait : « Le clergé ne désire pas l'impôt des
dîmes ; il n'en veut même pas, et il serait le premier à réclamer, si, ce
qui est impossible, le projet de leur rétablissement venait à être conçu. »)
La
dîme fut suivie de la main-morte. La
dîme et la main-morte, c'était le rétablissement de
l'ancien régime rêvé par une coalition de nobles et de prêtres !
Le prétexte de ce nouveau
grief était tout aussi futile.
Dans la séance de la Chambre
des Représentants du 10 Février 1841, MM. Brabant et Dubus avaient fait la
proposition de conférer à l'université catholique de Louvain la qualité et les
droits de personne civile. Renvoyé à l'examen des sections, ce projet y avait
reçu un assentiment à peu près unanime ; seulement, pour enlever tout prétexte
à des insinuations malveillantes, et aussi pour garantir les droits du trésor,
la section centrale avait limité le taux du revenu et frappé les propriétés à
acquérir d'un impôt exceptionnel de 4 p. c.. Réduite à ces proportions
étroites, la demande était si peu dangereuse que le ministère de 1840, dont les
sympathies libérales n'étaient nullement douteuses, avait résolu de ne pas lui
susciter l'obstacle de l'influence gouvernementale (Voici le
projet de loi. « Art. 1er. L'université établie à Louvain, dont l'acte
d'érection est annexé à la présente loi, est déclaré personne civile. - Art. 2.
Cet établissement ne peut acquérir, soit à titre onéreux, soit à titre gratuit,
n’aliéner les biens acquis, qu'en vertu d'une autorisation spéciale du roi. -
Art. 3. Les dons et legs seront acceptés, les acquisitions et les aliénations
faites et les actions judiciaires suivies, au nom de l'université, par le
recteur, ou, à son défaut, par le vice-recteur. - Art. 4 : Indépendamment de la
contribution ordinaire, il sera perçu annuellement, au profit du trésor public,
sur les immeubles acquis par cet établissement, quatre pour cent du revenu fixé
par la matrice du rôle. - Art. 5. Lorsque les acquisitions autorisées en vertu
de la présente loi auront constitué, au profit de l'université, un revenu de
300,000 francs en biens de toute nature, il ne pourra être accordé
d'autorisation ultérieure. Cette dotation ne pourra comprendre des biens
immeubles que jusqu'à concurrence de 150,000 francs en revenus fixés par la
matrice du rôle.- Art. 6. Les deux articles précédents ne sont pas applicables
aux bâtiments qui seraient acquis pour être affectés au service de l'université
ou des pédagogies. » Voici la répartition des votes dans les sections de la
Chambre : 1ère Section : La proposition est adoptée à l'unanimité des 6 membres
présents. 2ème Section : Adoptée par 6 membres ; 3 s'abstiennent. 3ème Section
: Adoptée par 6 voix contre 2. 4ème section : Adoptée à l'unanimité des 5
membres présents. 5ème Section : Adoptée par 7 voix contre 2. 6ème Section :
Adoptée par 6 voix contre 1 (Voy. Documents
imprimés par ordre de la Chambre, 1840-1841, n°170).
(page 97) La pensée d'attribuer à un grand établissement
national la qualité de personne civile était en réalité très simple, très
naturelle et surtout très inoffensive. Les universités de Liége et de Gand
étaient largement dotées par le trésor public ; le budget de 1841 contenait
pour elles un crédit de 606,800 francs, et cette somme énorme ne comprenait pas
même les pensions assez élevées que l'État payait à d'anciens membres du corps
professoral. L'université de Bruxelles, établie dans la capitale, au milieu de
conditions économiques impossibles à réaliser en province, prélevait
annuellement 40,000 francs sur les deniers des contribuables (Voyez. Quelques mots sur la
proposition de MM. Dubus et Brabant, p. 34. Louvain, Vanlinthout,
1841) Placée dans une ville secondaire, l'université
catholique était la seule qui ne demandât rien aux finances de l'État et de la
province. Vivant de subsides librement fournis par les catholiques, elle
rendait au pays des services immenses et gratuits. La proposition de MM.
Brabant et Dubus n'avait d'autre but que de donner une position plus stable à
un établissement, qui faisait honneur à la Belgique et qui, sans contredit,
était le résultat le plus important que la liberté d'enseignement eût produit
dans nos provinces.
Dans tous les pays et à
toutes les époques, l’esprit de parti est ingénieux à grossir et à dénaturer
les faits qui lui portent ombrage ; mais c'est surtout en Belgique que cette
puissance d'exagération se manifeste dans les luttes politiques. La proposition
de MM. Dubus et Brabant eut un immense retentissement dans la presse. Elle
devint un sujet de colère pour les uns, un objet de terreur pour les autres. Le
moyen-âge allait reparaître, avec toutes ses iniquités et tous ses privilèges ;
des propriétés incommensurables allaient être soustraites à la circulation ; le
sol national allait être frappé d'une immobilité stérile ; les corporations
anéanties en 1789 allaient revivre et s'emparer de toutes les richesses ; le
trésor allait perdre ses ressources indispensables ; la Constitution allait
être violée dans ses dispositions fondamentales ; la liberté d'enseignement
allait elle-même recevoir une atteinte irréparable ! La proposition de MM.
Dubus et Brabant était la résurrection de (page
98) la main-morte, l'abandon
des grands principes de 1789, la réhabilitation de l'ancien régime ! Et ces
exagérations, ces craintes absurdes ne se produisaient pas seulement dans les
colonnes des journaux politiques ; sous une forme plus ou moins déguisée, plus
ou moins adoucie, elles se manifestaient dans les adresses des conseils
communaux de quelques villes qui, sortant encore une fois du cercle de leurs
attributions, avaient cru devoir adresser des plaintes à la Chambre des
Représentants (Voy. les
adresses des conseils communaux de Gand et de Liége, à la suite de la brochure
intitulée : Quelques
mots sur la main-morte. Bruxelles,
1841)
Pas un atome de vérité ne se
trouvait au fond de ces clameurs étourdissantes. Ceux qui se plaignaient de la
résurrection de la main-morte ne pouvaient ignorer
qu'ils vivaient depuis leur enfance au milieu de milliers d'établissements de main-morte disséminés dans tous les districts du royaume.
La personnification civile appartenait aux communes, aux bureaux de
bienfaisance, aux fabriques d'église, aux séminaires, aux fondations de bourses
d'études, aux hospices. Le moyen âge n'allait pas reparaître parce que, parmi
quinze à vingt mille personnes civiles, on demandait place pour une personne
civile de plus.
La Constitution n'était
violée en aucune manière. La liberté d'association, pas plus que la liberté
d'enseignement, n'était en cause. Le Congrès national a proclamé les libertés
d'association et d'enseignement, mais il laisse au législateur ordinaire la
faculté d'accorder ou de refuser la personnification civile. Est-ce que le
droit d'acquérir des immeubles accordé à l'université de Louvain empêchait la
fondation d'écoles ou de sociétés nouvelles ? Est-ce que, le lendemain du jour
où cette faculté aurait été accordée à l'institution catholique, les autres
établissements se seraient trouvés dans la nécessité de produire des
certificats de capacité avant de pouvoir ouvrir leurs chaires ? Il était tout
aussi puéril de parler de l'absorption du sol national, puisque le maximum du
revenu immobilier était fixé à 150,000 francs de rente. Il était absurde de
protester contre la spoliation du trésor, puisque l'impôt
extraordinaire de 4 % suffisait amplement pour tenir
lieu des droits de mutation. Il était odieux de crier au
monopole, puisque la lice restait largement ouverte à toutes les concurrences.
L'université de Louvain ne demandait autre chose que de pouvoir vivre un jour (page 99) de ses revenus, comme elle
vivait actuellement des subsides fournis par les catholiques.
Les gouvernements les plus
jaloux de leur autorité, les plus ombrageux à l'endroit de l'influence
religieuse, n'ont jamais refusé aux établissements d'utilité publique, issus de
l'esprit d'association, le droit de posséder et d'acquérir des immeubles. En
France, en Angleterre, en Allemagne, en Russie même, les souverains se sont
contentés de régler l'exercice de ce droit de telle manière que, dans son
application, il soit sans danger pour l'État, pour le trésor public et pour les
familles, L'université catholique offrait incontestablement et au plus haut
degré le caractère d'un établissement d'utilité publique. Ainsi que le disaient
les auteurs de la proposition, « elle avait réalisé les espérances qu'en
avaient conçues les amis de la liberté d'enseignement et du progrès des
sciences. Son organisation des plus complètes, le principe éminemment social
sur lequel elle s'appuyait, la sagesse de ses règlements, les études fortes et
solides qui en étaient la conséquence, lui avaient mérité la confiance des
pères de famille. Les nombreuses admissions de ses élèves aux grades
académiques attestaient ses succès et les services qu'elle rendait à l'État » (Moniteur du 12 et
du 17 Février 1841). Sans demander une obole au
trésor public, elle fournissait chaque année une instruction élevée et solide à
des centaines d'élèves appartenant à toutes les classes de la société. Son
caractère d'institution d'utilité publique s'était manifesté à la dernière
évidence, et tout homme non prévenu avouera que la section centrale de la
Chambre avait pris des précautions plus que suffisantes pour écarter tous les
abus éventuels de la personnification civile. Nécessité d'un arrêté royal pour
chaque acquisition, paiement d'un impôt extraordinaire, limitation du revenu
total, limitation des acquêts immobiliers : que pouvait exiger de plus
l'administrateur le plus jaloux de l'influence gouvernementale ? Aucune
législation européenne ne renfermait des garanties analogues.
Par une inconcevable
aberration de l'esprit de parti, une mesure destinée à garantir l'exercice de
la liberté d'enseignement, à rendre cette liberté efficace et féconde, à
maintenir une émulation large et généreuse dans la sphère de l'instruction
supérieure, était représentée (page 100)
comme un premier
pas en arrière dans les voies du privilège et du monopole. « La liberté
d'enseignement est garantie par la Constitution, disait le rapporteur de la
section centrale, et tous nous voulons qu'elle soit réelle. Cependant quand
deux établissements sont richement dotés, et qu'à côté d'eux s'élève un établissement libre,
dont l'existence
n'est point assurée, dont les ressources ne sont pas positives, la liberté
existe-t-elle de fait, en ce sens qu'elle puisse produire tous les résultats que le pays attend d'une
véritable émulation ? Est-ce donc entraver la liberté ou la seconder, que de
proposer des
garanties d'existence et de stabilité pour un établissement dont nous avons démontré la haute
utilité, et qui est destiné à produire, dans l'intérêt même des études, cette émulation
véritable ? On conçoit l'opposition que rencontrerait une proposition tendant à
demander au trésor de l'État la dot d'une institution privée et rivale de ses établissements ; mais ici on
ne demande aucun sacrifice à l'État. On demande simplement que la législature, comme elle en a
le droit, permette à ceux qui ont fondé un établissement d'utilité publique, de
l'asseoir sur des bases définitives, pour rentrer ainsi dans les véritables
conditions de la liberté.» (Rapport
de M. de Decker au nom de la section centrale, p. 7). La personnification civile de
l'université catholique était sans danger pour les universités de l'État ; elle
ne mettait aucunement obstacle à ce que celles-ci continuassent à recevoir
chaque année du budget une dotation bien supérieure. Elle ne détruisait pas
davantage l'égalité de position entre l'université de Louvain et l'université
libre de Bruxelles, puisque celle-ci était parfaitement en droit de solliciter
une faveur identique. La résurrection de la main-morte
n'était qu'un épouvantail dont on se servait pour alarmer et agiter les masses (On trouve une réponse péremptoire à toutes les objections
dans un écrit remarquable intitulé : Examen de la proposition de MM. Dubus
et Brabant, tendant à conférer à l'université catholique de Louvain la qualité
de personne civile. Louvain, Octobre 1841).
Malheureusement la question fut étrangement dénaturée
par la presse. Une foule de moyens furent mis en œuvre pour égarer l'opinion
publique. Un pamphlétaire de Liège alla jusqu'à prétendre que les collectes
annuelles pour l'université de Louvain dépassaient 1,400,000 fr. L'université
ayant déjà amassé un capital de plus de vingt-quatre millions (page 101) il était bien temps,
disait-il, « qu'elle cessât de disputer un morceau de pain aux pauvres.» (Journ. hist. et litt., 1841, p.24). On fit si bien qu'on réussit
à produire une agitation factice. Le ministère s'alarma ; l'influence du nonce
apostolique, Mgr Fornari, lui-même circonvenu par des
suggestions intéressées, se fit sentir, et les évêques, par amour de la paix,
déclarèrent renoncer à la mesure que les Chambres se montraient disposées à
prendre dans l'intérêt de l'université catholique. Par un mouvement libre et
plein de générosité, ils abandonnèrent une pensée grande et féconde, dont la
réalisation, tout en prêtant une force nouvelle au principe de la liberté
d'enseignement, eût épargné à l'État lui-même, dans un avenir plus ou moins
éloigné, bien des embarras et des discussions irritantes (Déjà dans son programme communiqué
aux gouverneurs de province, M. Nothomb avait manifesté l'intention de
solliciter l'abandon de la proposition Brabant-Dubus. On y lisait : « Une
proposition qui se rattache à l'exercice de la liberté de l'enseignement a,
dans ces derniers temps ; excité de vives préoccupations ; sans rien préjuger
sur le fond de cette proposition, le désir du gouvernement est qu'elle ne soit
discutée qu'à l'époque où l'organisation de l'instruction publique recevra son
complément. Cet ajournement, nous avons lieu de le croire, ne rencontrera pas
d'obstacle. Si définitivement il venait à être reconnu que cette proposition,
faite d'ailleurs dans des intentions louables, renferme des dangers, elle
serait, nous en avons la conviction, abandonnée par ceux-là mêmes qui croient
en avoir besoin. »)
Du reste, la dîme et la main-morte, ces épouvantails si bruyamment annoncés, si
largement exploités par la presse, n'étaient que des prétextes. Après comme
avant le retrait de la proposition, les ministres et les catholiques se
trouvèrent en face des mêmes rancunes, aux prises avec les mêmes passions, en
butte aux mêmes attaques. On cherchait à déconsidérer le cabinet, parce qu'il
avait eu le courage de prendre la place de l'administration précédente ; on
voulait briser l'influence des catholiques, parce que leur présence aux
Chambres faisait obstacle à l'avènement d'un ministère libéral homogène :
Momentanément
privée de la dîme et de la main-morte, l'influence
occulte ne tarda pas à trouver un nouveau renfort dans les lois
réactionnaires.
Ces lois, qui occupent une large place dans la
polémique du temps, méritent une mention spéciale.
Par une circulaire datée du 19 Mars 1841, M. Liedts, ministre de
(page 102) l'Intérieur
dans le cabinet précédent, avait appelé l'attention des gouverneurs des
provinces sur les conséquences pratiques du mode de nomination des bourgmestres
et des échevins, introduit par la loi communale de 1836. « Plusieurs
circonstances d'une nature assez grave, disait le ministre, ont été portées à
ma connaissance… L'expérience doit vous avoir appris, avec précision et par des
circonstances matérielles, si le mode de nomination consacré par la loi laisse
aux bourgmestres et aux échevins la faculté de remplir, avec tout le zèle
désirable, leurs fonctions en ce qui concerne la police, ou s'il n'est point de
nature à paralyser l'indépendance de ces fonctions. » Il priait en
conséquence les gouverneurs des neuf provinces de réunir en faisceau tous les
cas dans lesquels la mollesse ou l'inertie des chefs des administrations
locales devait être attribuée à la crainte de mécontenter les électeurs. « Je
n'ai pas besoin, ajoutait-il, d'insister sur les dangers d'une législation sous
l'empire de laquelle des faits de l'espèce peuvent s'accomplir. » (Voy. le texte de la circulaire au Moniteur du 12 Mai 1842,
Suppl.)
Une enquête sévère fut la conséquence de cette
circulaire ministérielle. Tous les commissaires d'arrondissement furent consultés
sur la question de savoir s'il n'y avait pas lieu de remédier, par une
disposition législative, à certains inconvénients signalés dans la marche des
administrations communales. Ces fonctionnaires, que leur position mettait
parfaitement en mesure de seconder les vues du gouvernement, recueillirent les
avis des autorités locales, constatèrent les abus, recherchèrent les causes et
indiquèrent le remède. Leurs rapports, résumés et examinés par les gouverneurs,
arrivèrent au département de l'Intérieur lorsque M. Liedts n'était plus
ministre.
Les autorités provinciales
étaient à peu près unanimes à demander une réforme sérieuse. Un gouverneur
était membre de la Chambre et avait été, à ce titre, dispensé de répondre.
Parmi les huit autres, sept déclarèrent qu'il était urgent d'accorder au roi la
faculté de choisir, au moins dans certains cas, le bourgmestre hors du conseil
communal. Le gouverneur ad intérim du Luxembourg fut seul d'avis que, dans sa province, la nécessité d'un
changement dans le mode de nomination des chefs de l'autorité locale ne se
faisait guère sentir. Partout ailleurs un grand nombre de bourgmestres
s'étaient beaucoup trop préoccupés (page
103) de l'éventualité de leur réélection, et, par suite, de la crainte de
mécontenter les électeurs influents de la commune. L'exécution des lois et des
règlements sur la police, sur les chemins vicinaux, sur la chasse, sur la
milice, sur la garde civique, sur la fermeture des cabarets, s'était mainte
fois ressentie de cette préoccupation dangereuse (L'enquête
administrative se trouve au Moniteur du
12 Mai 1842. 2e et 3e Suppl.)
Éclairé par l'enquête
ouverte sous les auspices de l'administration de 1840, M. Nothomb, de même que
son prédécesseur, croyait que la part de la prérogative royale devait être renforcée
dans la nomination des chefs de la commune. Le 24 Janvier 1842, il présenta à
la Chambre des Représentants un projet de loi autorisant le chef de l'État à
nommer le bourgmestre hors du conseil parmi les électeurs de la localité. Il ne
voulait pas anéantir le mode de nomination consacré par la loi de 1836 ; il
demandait simplement que le roi fût investi du pouvoir de choisir
exceptionnellement le bourgmestre parmi les électeurs, « pour des motifs
graves, la députation permanente du conseil provincial entendue.
» L'exposé des motifs disait, et cette déclaration fut plusieurs
fois répétée dans le cours des débats : « Il s'agit de conférer au gouvernement
la faculté de sortir des limites étroites que la loi actuelle a établies ; mais
les cas où il sera amené à en faire usage seront nécessairement très rares.
Pour user de l'exception, il faudra à la fois que la nécessité
en soit constatée et le succès certain. Ce serait se tromper que de croire que
l'exception puisse devenir la règle générale. Ce qu'il faut voir avant tout
dans la mesure proposée, c'est l'effet moral. On ne forcera pas le gouvernement
à recourir à l'arme qu'on lui donne, précisément parce que l'on saura qu'il
n'est point désarmé.» Le ministre ne cherchait pas davantage à assurer au bourgmestre
nommé hors du conseil une prépondérance quelconque dans le sein de ce corps
électif. L'élu du gouvernement obtenait voix délibérative dans le collège
échevinal ; mais, comme président du conseil communal, le projet ne lui
attribuait que voix consultative dans toutes les matières d'un intérêt
exclusivement local. On le voit : M. Nothomb était loin de réduire les
franchises communales aux limites étroites du projet élaboré sous les auspices
du ministère libéral de 1832 (Voy. le
projet et l'exposé des motifs au Moniteur
du 29 Janv. 1842).
(page 104) Il eût mieux valu, peut-être, ne pas toucher à la loi de 1836. Des abus
incontestables s'étaient manifestés dans huit provinces ; ces abus étaient
graves, et la pensée de les extirper devait naturellement se présenter à
l'esprit du ministre de l'Intérieur, chargé de maintenir le respect de la loi
et la dignité du pouvoir à tous les degrés de la hiérarchie administrative.
Mais n'était-il pas préférable d'attendre les leçons d'une expérience plus
longue, plus décisive ? Six années à peine s'étaient écoulées depuis la mise en
vigueur de la législation nouvelle. Rien ne prouvait que l'action de la
conscience publique, successivement manifestée dans les résultats du scrutin
électoral, n'eût pas suffi pour réduire le nombre et la gravité des abus dont
on se plaignait à juste titre. L'instabilité de la législation offre aussi des
désavantages qu'un gouvernement éclairé ne doit jamais perdre de vue.
L'opportunité de la présentation du projet était
contestable ; mais l'opposition, toujours à la recherche de griefs nouveaux,
n'eut garde de placer le débat sur le terrain des faits et de l'expérience. Le
projet du ministère fut représenté comme le premier symptôme d'une redoutable
conspiration que le parti rétrograde avait ourdie contre toutes les
libertés chères aux Belges, Chose étrange ! les hommes qui, en 1834, voulaient
accorder au roi la faculté de nommer le bourgmestre, non seulement hors du
conseil, mais même hors de la commune ; ceux qui, à cette époque, attribuaient
au chef de l'État, non seulement le droit de destituer le bourgmestre et les
échevins, mais même le pouvoir exorbitant de dissoudre les conseils communaux
et de les remplacer par des commissions provisoires ; en un mot, ceux qui
rêvaient alors l'omnipotence du pouvoir central, étaient aujourd'hui les
premiers à jeter la pierre aux ministres. Comme toujours, la presse se fit un
devoir de grossir les faits, d'alarmer et d'agiter les masses. Les franchises
communales allaient disparaître sous les trames d'une faction liberticide ;
l'œuvre de 1830 allait être ébranlée dans ses bases, parce que M. Nothomb
réclamait pour le roi la faculté exceptionnelle de nommer le bourgmestre hors
du conseil, parmi les électeurs de la commune, lorsque « des motifs
graves » rendraient cette mesure indispensable ! Vue à travers le prisme
des passions politiques, la solution d'un point de droit administratif se
transformait en attentat contre la souveraineté nationale.
Au sein des Chambres, les débats furent longs,
passionnés et parfois (page 105)
orageux. La Chambre des Représentants y consacra dix-huit séances. On vit
reparaître les dissidences qui avaient rendu les discussions de la loi
communale si longues, si confuses, si incohérentes, et plusieurs orateurs
reproduisirent des systèmes successivement écartés en 1836. Mais l'intérêt
principal du débat se concentra sur les attaques vives et habiles des chefs de
l'opposition. Oubliant que la commune conservait toutes les attributions,
toutes les libertés que lui donnaient les lois précédentes ; oubliant surtout
que la faculté réclamée par le cabinet était, de sa nature même, une mesure
exceptionnelle, plusieurs députés affectèrent de voir le tombeau des franchises
locales dans une simple prérogative administrative donnée à des ministres
responsables. M. Nothomb Jlur répondit en quelques
mots qui résumaient parfaitement la nature et la portée de la loi nouvelle. «
Le but de la loi, disait-il, tient à une idée morale : c'est qu'il faut que le
bourgmestre nommé dans le conseil sache qu'il peut rester bourgmestre,
quoiqu'il ne soit pas réélu membre du conseil… Pour que ce but soit atteint,
pour que cette pensée morale soit réalisée, il n'est pas nécessaire. que le
gouvernement fasse à chaque instant usage de la faculté qui lui est donnée ; il
faut seulement que la faculté existe, que la possibilité de l'exercice de cette
faculté soit connue… Il est de l'intérêt du gouvernement de faire l'usage le
plus sobre, le plus circonspect de la faculté qu'il vous demande.» La Chambre accueillit ces raisons et
adopta le projet par 51 voix contre 35. Le Sénat ne tarda pas à en faire autant
par 34 voix contre 7 (Ainsi que nous l'avons dit, de notables dissidences se manifestèrent dans
le cours des débats. La loi votée par les Chambres n'est pas la reproduction
textuelle du projet déposé par M. Nothomb. Le ministre demandait l'autorisation
de nommer le bourgmestre hors du conseil, « pour motifs graves, la
députation permanente du conseil provincial entendue. » La section centrale
de la Chambre des Représentants supprima les mots pour motifs graves, parce
que, disait-elle, ils ne donnaient par eux-mêmes aucune garantie et que, de
plus, le choix ainsi motivé serait nécessairement blessant pour le conseil
communal. Elle supprima de même l'obligation de prendre l'avis de la
députation permanente, afin d'éviter les conflits toujours fâcheux entre le
gouverneur, représentant du pouvoir central, et la députation provinciale,
déléguée de l'élément populaire. Elle trouvait des garanties suffisantes dans
la responsabilité ministérielle, la nature exceptionnelle de la mesure, et
surtout dans l'influence dont le bourgmestre a besoin pour remplir
convenablement son mandat. - Dans la séance du 14 Mai, M. Malou avait déposé un
amendement destiné à déclarer incompatibles les qualités de conseiller communal
et les fonctions de bourgmestre ; mais cet amendement, accueilli par
la section centrale, fut repoussé par la Chambre. - La loi fut promulguée le 30
Juin 1842. Elle renferme, outre la faculté de nommer le bourgmestre hors du conseil,
une disposition très importante ayant pour but d'attribuer au bourgmestre seul
l'exécution des lois et des règlements de police, à moins que, sous sa
responsabilité, il n'ait délégué ce pouvoir à l'un des échevins (Voy. le Moniteur du 25 et du 29 Janvier, du 18
Février et du 22 Mars, du 12 au 31 Mai, et du 1er au 10 Juin 1842)).
(page 106) Dans le cours de ces longs débats, une autre proposition,
qui obtint aussi un grand retentissement dans la presse et devint l'objet d'une
loi séparée, avait été faite par le comte de Theux.
Le système du fractionnement
sert de base à nos lois électorales. Les membres des Chambres sont élus par
arrondissement ; la représentation provinciale est élue par canton. M. de Theux
voulait que, de la même manière, la représentation communale fût élue par les
diverses sections de la commune. Il proposait d'accorder à chaque quartier des
villes le droit d'élire un nombre de conseillers en rapport avec le chiffre de
sa population. Comme les conseils communaux, dans l'esprit de la Constitution,
ne doivent s'occuper que d'intérêts administratifs et locaux, il lui semblait
juste et rationnel de fournir à tous les besoins, souvent très divers d'un
quartier à l'autre, une représentation réelle et proportionnée à leur
importance. C'était l'application d'un système qui, depuis dix ans,
fonctionnait sans inconvénient en France. Là aussi on avait voulu atténuer les
effets de ces coalitions électorales de deux ou trois quartiers populeux,
toujours faciles à former, mais toujours funestes aux intérêts collectifs de la
communauté. L'Angleterre, sous le ministère de lord J. Russell, était entrée
dans la même voie, et les deux chefs de l'opposition, lord Stanley et Robert
Peel, y avaient applaudi de toutes leurs forces. Ces deux hommes d'État firent
loyalement l'aveu qu'il était utile, juste, nécessaire, de donner à tous les
intérêts locaux la faculté de faire entendre leur voix au sein de la
magistrature communale.
En cherchant à faire passer
cette règle dans les lois belges, M. de Theux n'avait d'autre mobile que le
désir de rendre sincère et complète une représentation qui, dans l'économie de
notre droit constitutionnel, ne doit offrir aucun caractère politique. En fait,
l'électeur, obligé de voter par des scrutins de listes pouvant contenir jusqu'à
trente noms, est privé de toute liberté réelle. A moins qu'il ne veuille (page 197) annuler
son suffrage, îl est presque toujours obligé
d'adopter une liste toute faite. Les inconvénients attachés à ce régime étaient
si bien connus que, plus d'une fois, les Chambres avaient été saisies de
demandes d'érection de communes nouvelles, parce que certaines sections ne
parvenaient pas à se faire représenter d'une manière convenable. Sans doute,
avec le fractionnement du collège électoral de la commune, les coalitions sont
encore possibles ; mais la minorité de la ville a du moins la certitude de
faire entendre sa voix. C'est en vain qu'on allègue contre ce système
l'apparition inévitable des intérêts rivaux de la localité. Ce sont précisément
ces intérêts qui doivent apparaître dans la représentation locale.
Par malheur, depuis la crise
ministérielle de 1840, la politique s'était glissée dans les délibérations de
l'hôtel de ville. Au lieu de nommer des hommes chargés de la gestion des
intérêts administratifs de la localité, on nommait des coreligionnaires
politiques, disposés à prêter à leurs partisans l'appui de l'influence
officielle dans les luttes électorales pour la province et pour les Chambres.
Au lieu de se renfermer dans le cercle de leurs attributions administratives,
plusieurs conseils communaux votaient des adresses, bravaient les Chambres et
donnaient des leçons à la couronne. Il était naturel que, dans ces
circonstances, la proposition de M. de Theux fût complètement dénaturée sur les
bancs de l'opposition et dans la presse. C'était en vain que l'ex-ministre,
avec cette loyauté qui le caractérise, protestait de la pureté de ses intentions
et déclarait n'avoir en vue qu'une réforme purement administrative. On
l'accusait de n'avoir d'autre mobile, d'autre désir, d'autre but que
d'introduire une minorité catholique dans les conseils libéraux des grandes
villes. Comme si les opinions politiques se répartissaient par quartier et par
rue, à peu près comme la police, les marchés et les eaux potables !
La majorité de la Chambre
des Représentants fut à la fois plus éclairée et plus juste. Malgré les clameurs
de l'opposition et les menaces de la presse, elle adopta le système proposé par
M. de Theux, après y avoir introduit quelques changements d'une importance
secondaire (La Chambre vota la loi, par 48 voix coutre 38
; le Sénat, par 26 contre 15 (Voy. le Moniteur du 15
du 21 Mai, du 10 au 18, du 25 et du 26 Juin 1842).
On conçoit sans peine que
ces échecs successifs n'étaient pas de (page
108) nature
à calmer
l'ardeur des hommes qui enveloppaient le ministère et les catholiques dans une
haine commune. Chaque jour allongeait la liste des griefs qu'ils alléguaient à
l'appui de leurs plaintes incessantes. Jadis, ils avaient l'influence occulte,
la domination sacerdotale et l'Encyclique de 1832. Plus tard, ils avaient
découvert la dîme et la résurrection de la main-morte.
Aujourd'hui, ils possédaient de plus le grief des Lois
réactionnaires.
C'est en
effet sous cette dénomination si peu juste, si peu loyale, qu'on désignera désormais les
deux lois que nous venons d'analyser.
Cependant, au sein des Chambres, le ministère
continuait à recevoir un appui plus que suffisant pour gouverner avec l'énergie
et la dignité que réclamaient les circonstances. Le chef du cabinet occupait
une position d'autant plus favorable que, pour justifier son attitude
politique, il pouvait se borner à invoquer les propres antécédents de ses
adversaires. Resté fidèle au drapeau de l'union, continuant à gouverner à
l'aide d'une majorité mixte, il se trouvait en face d'adversaires qui, pendant
dix années, avaient eux-mêmes repoussé les maximes intolérantes qu'ils
inscrivaient aujourd'hui sur leur bannière. Aussi ne trouve-t-on pas, dans nos
annales parlementaires, une session aussi fructueuse, aussi bien remplie que
celle qui suivit l'avènement du ministère de 1841. Indépendamment des actes
très importants que nous avons analysés, les Chambres votèrent des lois sur la
réparation des pertes occasionnées par les événements de guerre de la
révolution, sur l'institution des conseils de prud'hommes, sur les
distilleries, sur les rapports commerciaux avec la France et sur l'exécution de
plusieurs travaux d'utilité générale, Mais l'acte le plus considérable de la
session fut incontestablement le vote d'une loi sur l'enseignement primaire,
question vitale pour le bonheur et le progrès moral des masses, problème
immense qui dep.uis 1834 attendait vainement sa
solution.
Ici un coup d'œil
rétrospectif devient encore une fois indispensable.
Dans la sphère de l'instruction primaire, comme
ailleurs, la destruction du monopole gouvernemental avait eu pour résultat de
faire ressortir l'influence fécondante de la liberté. De 1830 à 1840, le nombre
des enfants admis aux écoles primaires s'était accru de 160,000, c'est-à-dire
de 92 pout cent, et le nombre des écoles elles-mêmes
s'était élevé de 4,046 à 5,189 ; encore ce nombre ne comprenait-il pas (page 109) des centaines d'écoles
dominicales établies dans la plupart des provinces. Au moment de la révolution,
le nombre des enfants recevant J'instruction élémentaire était à celui des
habitants du royaume dans la proportion de 1 à 14. Dix ans plus tard, ce nombre
était dans la proportion de 1 à 9 et même, dans une province, celle de Namur, dans la proportion de 1 à 6.
Tandis que les écoles privées devenaient chaque jour
plus nombreuses, les sommes destinées à l'instruction primaire suivaient une
progression largement ascendante dans les budgets de l'État, des provinces et
des communes. En dix ans, les subsides de l'État s'étaient élevés à 2,718,096
fr. ; c'était une distribution moyenne de plus de 270,000 fr. par année,
c'est-à-dire, un tiers de plus que la somme consacrée à ce service dans les provinces méridionales des
Pays-Bas. En 1840,
les sommes payées par le trésor public, les provinces, les communes et les
bureaux de bienfaisance s'étaient élevées, pour le traitement des instituteurs
et pour une seule année, à près de 900,000 fr. : résultat d'autant plus
remarquable que, sur le nombre total, il y avait 2,284 écoles privées qui ne
recevaient aucun subside du trésor public. En comparant ces résultats aux faits
qui se passaient, à la même époque, en Angleterre, en France, en Hollande et en
Prusse, on s'aperçoit que la Belgique marchait à grands pas vers la hauteur où
s'étaient placées les nations les plus renommées pour le perfectionnement de
l'instruction primaire (Voy. les p.
99 et 375 à 394 du rapport décennal présenté aux Chambres le 28 Janvier 1842,
par le ministre de l'Intérieur (Bruxelles, Remy, 1842, in-8°). Voy, aussi le rapport fait au nom de la section centrale de
la Chambre des Représentants par M. Dechamps, Moniteur du 21 Août 1842. M. Dechamps a établi une comparaison
complète entre la Belgique et les États voisins. En France, la proportion du
nombre des élèves à celui des habitants était de 1 à 11 1/2 ; en Prusse de 1 à
8, en Angleterre de 1 à 27, en Hollande de 1 à 8,30). Et qu'on ne s'imagine pas
que la libre concurrence, tout en multipliant le nombre des écoles, avait abaissé
le niveau de l'enseignement. .Pendant les deux années qui suivirent la
révolution, il y eut un désordre momentané. Plusieurs communes, réagissant
contre le monopole hollandais, supprimèrent les subsides portés à leur budget.
Une foule d'excellents instituteurs furent sacrifiés comme orangistes. Mais cet
égarement momentané, auquel les passions politiques n'étaient pas étrangères,
fit bientôt place à des idées plus saines et plus équitables. Le mouvement de
réparation et (page 110) de progrès fut surtout
sensible à partir de l'organisation provinciale et communale de 1836. A côté
des écoles primaires modèles fondées par le gouvernement néerlandais et
maintenues par le gouvernement belge, plusieurs conseils provinciaux créèrent,
soit des écoles normales proprement dites, soit des bourses d'étude destinées à
fournir aux aspirants le moyen de puiser ailleurs une instruction convenable.
On institua des jurys, des inspections, des concours, des épreuves pour les
établissements subsidiés. Des efforts sérieux furent ainsi tentés pour le
perfectionnement des méthodes, et l'État eut soin de subordonner désormais son
assistance à des conditions sévères. Enfin le clergé, toujours si dévoué aux
véritables intérêts du peuple, n'était pas resté en arrière. Encouragé par les
subsides du gouvernement, il avait établi des écoles normales à St-Roch, à
Bonne-Espérance, à St-Trond et ailleurs. Partout régnaient l'activité,
l'émulation, la vie, le progrès (D'après
des renseignements communiqués aux Chambres, sur la situation des écoles au 31
Décembre 1841, 2,923 instituteurs suivaient la méthode d'enseignement
simultané, 606 la méthode d'enseignement mutuel, et 2,003 la méthode
d'enseignement individuel ; mais M. Dechamps a fait la remarque qu'on avait eu
le tort de comprendre, dans ce dernier chiffre, ceux qui employaient une
méthode mixte et ceux, assez nombreux, qui n'avaient pas fait connaître leur
méthode).
Quand on jette
un regard sur ce tableau déjà si bien rempli, on hésite d'abord à admettre la
nécessité de l'intervention du législateur ; mais, quand on pénètre au fond des
choses, on ne tarde pas à se convaincre des avantages d'une loi organique de
l'enseignement primaire. L'article 17 de la Constitution exige que la loi règle
elle-même l'enseignement donné aux frais de l'État, et il est difficile de ne
pas comprendre sous cette dénomination l'enseignement donné aux frais des
provinces et des communes. Les prescriptions constitutionnelles, toujours si
importantes et si respectables, n'étaient pas complètement observées : des
ordonnances provinciales et locales réglaient ce qui devait été réglé par la
loi. D'un autre côté, il n'était pas inutile d'introduire l'uniformité dans les
efforts tentés par les provinces et les communes. En faisant converger leur
action parfois discordante vers un but commun et bien déterminé ; en prévenant les écarts, en
signalant les écueils à éviter et les progrès à admettre, on devait
nécessairement accroître l'importance des résultats. Une loi était désirable. (page 111) Mais quelle devait être cette
loi ? Quelle était l'attitude que le gouvernement devait prendre pour concilier
les droits de l'État avec le principe constitutionnel de la liberté
d'enseignement ? Quelles étaient les mesures à prescrire pour conserver à
l'instruction primaire ce caractère religieux et moral, sans lequel, de l'aveu
de tout homme éclairé, elle ne tarde pas à devenir dangereuse pour le repos du
corps social et le bonheur des classes inférieures ?
La solution de ces grands problèmes offrait des
difficultés considérables.
Dans le gouvernement et dans les Chambres, sur les
sièges de la majorité aussi bien que dans les rangs de l'opposition, tous
voulaient que l'enseignement élémentaire fût avant tout religieux et moral. M.
Nothomb et M. de Theux s'exprimaient à cet égard de la même manière que MM.
Lebeau, Rogier et Verhaegen. Mais si l'enseignement primaire devait avoir ce
caractère, il fallait nécessairement se procurer le concours des ministres du
culte. Et comment obtenir ce concours sans sacrifier, soit les droits du
pouvoir civil, soit les prérogatives constitutionnelles de l'autorité
religieuse ? Comment éviter les conflits ? Comment garantir, dans cette sphère
éminemment sociale, l'indépendance réciproque et les droits respectifs des deux
puissances ? D'un autre côté, la Constitution proclame pour l'enseignement
primaire, de même que pour l'instruction d'un degré plus élevé, le principe de
la liberté la plus absolue, Ce principe, promptement transporté dans le domaine
des faits, avait produit, depuis la révolution, les résultats immenses que nous
avons signalés. Sous peine de méconnaître les vœux les plus manifestes du
Congrès national, sous peine de violer la charte constitutionnelle, il fallait
tenir compte des actes accomplis sous la protection du droit public ; il
fallait, en un mot, non pas faire la guerre, mais, en tant que de besoin,
suppléer à la liberté.
Le projet présenté en 1834 (Voy. t. II, p. 229) était beaucoup trop vague ;
il offrait plutôt les apparences d'un programme que d'une loi. Il voulait que
chaque commune possédât son école ; mais il ne disait pas ce qu'il convenait de
faire lorsque des écoles privées avaient suffisamment satisfait à tous les
besoins. Il exigeait que l'enfant pauvre reçut une instruction convenable ;
mais il n'indiquait ni en quel endroit ni de (page 112) quelle manière cette obligation devait être remplie. Il proclamait
l'enseignement inséparable de l'éducation religieuse et morale ; mais il
gardait le silence sur le mode d'application de ce principe salutaire. Au lieu
de résoudre un problème épineux, le projet se bornait à dire que l'enseignement
de la religion serait donné sous la direction de ses ministres. L'intervention
du gouvernement n'était réglée que d'une manière tout à fait insuffisante. On
ne parlait de l'État que pour lui imposer l'obligation de fournir des subsides
; encore avait-on oublié d'indiquer comment et à quelles conditions ces
subsides devaient être accordés. Ainsi que nous l'avons dit, le projet de 1834
pouvait servir de programme, de guide, de cadre ; mais il n'offrait aucun des
caractères que doivent réunir les lois d'une application usuelle.
Toutes les lacunes étaient comblées, toutes les
difficultés pratiques étaient heureusement résolues dans le nouveau projet
élaboré par M. Nothomb (Les amendements
au projet de 1834, présentés par M. Nothomb et qui forment tout un système
nouveau, se trouvent au Moniteur du 1er Juillet 1842.) L'esprit et la tendance du
système qu'il offrait à la sanction de la législature, et que celle-ci admit à
peu près sans modification, se révèlent parfaitement dans les lignes suivantes,
empruntées au rapporteur de la section centrale de la Chambre des Représentants
: «Nous n'avions pas à rechercher, disait M. Dechamps, quel principe doit
servir de fondement à notre loi ; ce principe, c'est la liberté constitutionnelle de l'enseignement,
liberté que non-seulement nous devons ne pas violer, mais dont nous devons avec sincérité
favoriser le développement... Il ne s'agit pas de créer une instruction
primaire en Belgique : elle existe aussi florissante que dans des pays qui ont
acquis, sous ce rapport, une haute réputation. Il ne faut que corriger quelques
abus, diriger le mouvement commencé, régulariser quelques positions prises,
encourager les efforts déjà faits. L'État ne doit pas, en fondant lui-même
partout des écoles, établir une concurrence organisée avec les écoles existantes ; il ne doit pas
détruire, mais féconder
; son action ne doit pas dominer, elle n'est que supplétive et protectrice.»
Après avoir analysé la législation de l'Angleterre, de l'Allemagne, de la
France et des États-Unis, pour prouver que dans tous ces pays le but du
législateur avait été de rendre l'instruction primaire profondément religieuse
; après avoir invoqué, à l'appui de la (page
113) même thèse, l'opinion de M. Guizot, de. M. Villemain, de M.
Cousin et de Robert Peel, M. Dechamps ajouta : « La question est de savoir si
la législation de l'instruction primaire, en Belgique, doit former une
exception parmi celles des peuples civilisés ; si l'éducation, c'est-à-dire,
l'instruction religieuse et morale, doit être exclue de nos écoles, pour n'y
laisser qu'une instruction mécanique et dérisoire ; si nos institutions et nos
mœurs nous font une obligation, en Belgique, d'adopter pour base de notre
système d'instruction les principes qui sont regardés dans tous les pays et par
tous les hommes d'État que cette matière a préoccupés, comme subversifs de
toute idée sociale, et comme devant ruiner à la longue toute moralité dans le
peuple. Si cela était, ce serait l'accusation la plus grave que l'on pût
formuler contre nos institutions, contre nos mœurs, contre l'état de notre
civilisation ; ce serait déclarer que la Belgique repose sur une Constitution
tellement mauvaise, que les mauvaises lois lui sont seules applicables.»
Heureusement telles n'étaient pas les exigences des libres institutions
inaugurées en 1830. L'honorable rapporteur n'eut pas de peine à en fournir des
preuves irrécusables : « L'école publique fondée aux frais des contribuables,
pour être constitutionnelle, doit ne pas être hostile au vœu des populations
mêmes. .Nous connaissons des localités protestantes et juives, mais nous ne
connaissons pas de localités rationalistes ou athées. Or, l'école où manquerait
l'enseignement religieux serait évidemment une école rationaliste, et l'État,
qui en instituerait une semblable, se heurterait contre la liberté de
conscience et la liberté des cultes d'une manière bien plus formelle que si on
établissait, aux frais de tous, une école catholique pour une population protestante,
une école protestante au milieu d'une commune catholique. - Des écoles rationalistes pourront
exister, sans doute, mais elles seront des écoles privées entretenues par ceux qui
consentiront à confier leurs enfants à de tels instituteurs. La liberté d'enseignement existe,
ceux-là ont le droit de s'en servir, mais ils ne peuvent aller jusqu'à prétendre que la commune, la
province ou le gouvernement puisse créer, aux frais de la majorité, un
enseignement qui blesserait tous les cultes à la fois, et qu'il serait du
devoir du clergé de combattre, selon l'expression de M.
Cousin. » (Moniteur du 21 Août 1842).
(page 114) En
appliquant loyalement ces règles, le gouvernement avait pris pour base les
principes suivants : obligation pour chaque commune d'avoir au moins une école
; obligation pour chaque commune de fournir gratuitement l'enseignement aux
enfants pauvres ; nécessité de la réunion de la morale et de la religion à
l'enseignement primaire ; obligation imposée à l'État et à la province
d'accorder des subsides en cas d'insuffisance des ressources communales.
Ces principes fondamentaux
constituaient toute la loi. La tâche du ministère et des Chambres se bornait à
combiner ces bases, d'une part, avec la liberté constitutionnelle de l'enseignement
et de l'Église, de l'autre, avec les faits nombreux qui, depuis 1830, s'étaient
accomplis dans le domaine de la réalité. On parvint à ce résultat à l'aide de
concessions réciproques.
L'obligation imposée à
l'État et à la province de venir en aide aux communes, pas plus que le devoir
imposé à celles-ci de fournir gratuitement l'instruction primaire aux enfants
pauvres, n'était de nature à provoquer des controverses irritantes. Tout
l'intérêt politique du débat se concentrait sur les deux autres bases acceptées
par Ics ministres.
En
principe, l'obligation de fonder une école pesait sur la commune ; mais cette
règle comportait une double exception : d'un côté, la commune était dispensée
de l'accomplissement de cette obligation, lorsque le nombre et la qualité des
écoles privées suffisaient pour répondre à tous les besoins ; de l'autre, elle
était autorisée à adopter comme école communale une institution privée offrant
les garanties nécessaires. De cette manière, toutes les exigences raisonnables
de la liberté obtenaient satisfaction.
Il était bien plus difficile
de formuler les règles destinées à garantir l'exécution du principe fondamental
en vertu duquel l'instruction primaire devait comprendre l'enseignement
religieux et moral.
Le langage de M. Nothomb
était clair et digne. « Pas d'enseignement, disait-il, surtout pas
d'enseignement primaire sans éducation morale et religieuse ; et nous
entendons par éducation religieuse l'enseignement d'une religion
positive. Nous sommes tous d'accord sur ce principe, c'est notre point de
départ. Nous rompons, il faut le dire, et le dire tout haut, nous rompons avec
les doctrines philosophiques du dix-huitième siècle qui avaient prétendu
séculariser complètement l'instruction et constituer la société sur des bases (page 115) purement rationalistes. Nous
ne voulons pas d'une instruction exclusivement civile ; nous proclamons
l'instruction inséparable de l'éducation, nous voulons un enseignement complet,
et nous ne voyons d'enseignement complet que dans
l'instruction jointe à l'éducation.» - «
Cela posé, ajoutait le ministre, par qui la religion sera-t-elle enseignée ?»
Là était en effet toute la
question.
Le gouvernement se trouvait
en présence de plusieurs systèmes.
En Allemagne et dans une partie de la Suisse,
on exigeait que l'instituteur produisît un certificat constatant son aptitude à
donner l'enseignement religieux. En France, on avait placé un ecclésiastique
dans le comité local et un autre ecclésiastique dans le comité d'arrondissement
chargés de la surveillance de l'enseignement primaire. En Angleterre et aux
États-Unis, l'instruction religieuse était donnée par l'instituteur ; mais
toute école publique se trouvait soumise à deux inspections, l'une civile,
l'autre ecclésiastique, et tout subside était refusé à l'établissement qui ne
remplissait pas les conditions exigées par les deux autorités.
Les deux premiers modes ne
pouvaient être admis.
En France, le système des comités avait
misérablement échoué.
Institués en 1833, ils
étaient déjà complètement désorganisés en 1840. Ils ne se réunissaient plus
dans 41 départements, et dans les autres ils ne s'assemblaient que d'une
manière très irrégulière. Partout d'ailleurs l'influence religieuse avait été
entièrement annulée : le prêtre n'avait qu'une voix sur cinq.
En Allemagne et en Suisse,
les certificats n'avaient pas non plus répondu à l'attente de l'État et de
l'Église. Ce système offre de grandes difficultés dans l'exécution. Il donne
lieu à des conflits incessants, à des ressentiments implacables. Le clergé craint
d'exercer son droit ; il s'abstient, et bientôt le pouvoir civil se passe de
son contrôle, au détriment de l'éducation religieuse et morale. La loi devient
inutile, et la garantie qu'elle veut donner aux familles est complètement
illusoire.
Le système de la double inspection était plus
rationnel, plus efficace, plus conforme à nos traditions constitutionnelles.
Mais ici il fallait nécessairement tenir compte
de l'état de choses créé par la révolution de 1830. Le clergé est indépendant.
Il peut lui-même
(page 116) user de la liberté
d'enseignement. Son droit d'abstention ne peut pas même être discuté. Si l'on
veut obtenir son concours, on doit offrir à l'Église des conditions
raisonnables.
A cet effet, on eut recours à l'application des règles
suivantes. On plaça en tête des matières obligatoires l'enseignement de la
religion et de la morale. La direction de cet enseignement fut confiée aux
ministres du culte professé par la majorité des élèves de l'école ; mais on
reconnut aux familles dissidentes le droit d'exiger que leurs enfants fussent
dispensés d'assister à l'instruction religieuse. On accorda au chef du culte
professé dans l'école le droit d'inspection pour l'enseignement religieux et
moral, et l'on stipula que les subsides de la commune ne pourraient être
accordés qu'à l'école dans laquelle cet enseignement serait véritablement
donné. On décida que les livres exclusivement destinés à l'enseignement
religieux et moral seraient approuvés par le clergé de chaque confession, les
autres livres par le gouvernement, et les ouvrages mixtes par le gouvernement
et par le clergé. De cette manière, les droits des deux puissances étaient
maintenus et conciliés, sans abaissement pour l'État, sans périls et sans
humiliation pour l'Église.
Ces règles une fois admises, les autres dispositions de
la loi devenaient des détails secondaires. On conserva aux conseils communaux
le droit de nommer l'instituteur, mais on leur imposa l'obligation de le
choisir parmi les candidats ayant fréquenté, pendant deux années au moins, les
cours d'une école normale soumise au régime d'inspection établi par la loi. On
prit en même temps des précautions contre la négligence ou le mauvais vouloir
des administrations locales, en accordant au gouvernement, d'une part, le droit
de suspendre et de révoquer l'instituteur incapable ou indigne, de l'autre, la
faculté de faire une nomination d'office dans le cas où le conseil communal
resterait en défaut de pourvoir à l'emploi.
Dès l'instant où l'on voulait sincèrement que
l'instruction primaire fût religieuse et morale, il n'était pas possible de
refuser le droit de surveillance et d'inspection aux ministres du culte de la
majorité des élèves de l'école. C'était le seul moyen de rendre cette partie de
l'enseignement sérieuse et efficace. Exclure le prêtre de l'école, placer
l'enseignement de la religion et de la morale sous la direction exclusive du
pouvoir politique ; se borner à inscrire cette partie essentielle de (page 117) l'éducation parmi les
matières obligatoires, c'eût été s'engager dans une voie dangereuse. La Chambre
des Représentants était trop éclairée pour ne pas se placer au-dessus des
insinuations malveillantes d'une partie de la presse. Elle procura à M. Nothomb
un succès bien rare dans nos annales parlementaires, en votant l'adoption du
projet par 75
voix contre 3 (Les opposants étaient MM. Delfosse,
Savart et Verhaegen (Moniteur du
31 Août 1842). - Au Sénat la loi fut adoptée à l'unanimité des suffrages(Moniteur du 22 Septembre)).
M. Nothomb avait dérouté toutes les prévisions et tous
les calculs de ses adversaires. Depuis le jour de la formation du cabinet
jusqu'au moment de la réunion des Chambres, les organes de l'opposition
n'avaient pas cessé de lui prédire une chute honteuse, à l'heure même où il se
présenterait devant les délégués du corps électoral. Il comparut devant le
parlement le 10 Novembre 1841, et le discours du trône, loin de demander grâce
pour le ministre, annonça la présentation de plusieurs projets de loi d'une importance
majeure ; et les Chambres, loin de se montrer hostiles, prirent une attitude
pleine de bienveillance et de modération. Alors l'opposition changea de langage
à la tribune et dans la presse. Elle cessa d'annoncer la mort prochaine du
cabinet ; elle avoua qu'il pourrait prolonger son existence pendant une ou deux
années, à condition toutefois d'être bien humble et de se renfermer dans
l'inaction la plus complète. M. Rogier défia le ministre de l'Intérieur de
faire mettre à l'ordre du jour le projet de loi sur l'instruction primaire. «
C'est là, disait-il, que j'attends la majorité mixte.» (Moniteur du 18 Décembre 1841)
Nouvel espoir, nouvelle déception ! Non seulement le
projet fut mis à l'ordre du jour, mais il fut adopté à la presque unanimité des
suffrages. Ce cabinet, qu'on avait dépeint comme tremblant à la seule pensée de
l'heure où il devrait comparaître devant les Chambres, resta en présence des
Chambres pendant onze mois, et toutes les questions indiquées dans le discours
du trône reçurent leur solution. Ouverte le 10 Novembre 1841, la session ne fut
close que le 24 Septembre 1842, et, moins de deux mois après, le ministère,
comparaissant de nouveau devant le parlement, osa mettre les paroles suivantes sur les lèvres du chef
de l'État : « Je
n'ai qu'un vœu à former, c'est qu'à tous égards la session (page 118) nouvelle ne
soit, pour le, pays et pour moi, que la continuation de la
session précédente. » Cette fois encore, le roi annonça la présentation de
plusieurs lois importantes ; puis, à la grande satisfaction des Chambres, il
déclara que les dernières difficultés résultant de la séparation de la Belgique
et de la Hollande avaient été résolues dans une négociation directe entre les
deux gouvernements intéressés (Moniteur du 9
Novembre 1842. - Le traité final avec la Hollande porte la date du 5 Novembre
1842. Le même jour les plénipotentiaires des deux peuples avaient signé à La
Haye une convention de commerce et de navigation intérieure. Ces deux actes
furent promulgués le 5 Février 1843. - Le traité de 1839 avait laissé plusieurs
problèmes sans solution. Immédiatement après sa promulgation, on avait été
forcé de nommer une commission spéciale pour tracer les limites des deux
royaumes, une seconde commission chargée de régler l'écoulement des eaux des
Flandres, une troisième investie de la mission d'arrêter le montant des péages
et le règlement général de la navigation, une quatrième chargée de procéder au
transport de la dette, à l'extradition des archives et à l'examen de certaines
réclamations de sujets belges. Malgré le zèle des membres de ces diverses
commissions, les conférences, tantôt interrompues et tantôt reprises,
semblaient devoir se prolonger à l'infini, lorsque le ministère belge fit au
cabinet de La Haye la proposition de résoudre toutes les difficultés à la fois,
en les réunissant pour en faire l'objet d'une négociation directe entre les
deux gouvernements. Ce plan fut agréé par la Hollande ; de nouvelles
conférences s'ouvrirent à ta Haye et produisirent le traité du 5 Novembre 1842.
Nous croyons inutile d'entrer dans les détails des deux conventions signées à
cette date. Les développements donnés au récit des négociations de 1838 et de
1839 suffisent pour fournir au lecteur l'intelligence de tous les problèmes
essentiels. On peut d'ailleurs consulter le rapport du comte de Briey, ministre
des Affaires étrangères (séance du 25 Novembre 1842), et celui fait par M.
Donny au nom de la section centrale de la Chambre des Représentants (séance du
25 Janvier 1843)).
Ce fut dans le cours de
cette deuxième session que M. Nothomb obtint l'un des plus beaux triomphes
oratoires que l'homme d'Etat puisse ambitionner.
On avait remarqué que
plusieurs individus, à l'approche des élections et en vue de se procurer la
qualité d'électeur, s'étaient soumis au payement d'un impôt dont ils ne
possédaient pas les bases. Celui-ci prenait une patente pour l'exercice d'une
profession qui n'avait jamais été la sienne ; celui-là déclarait un cheval de
luxe qu'il n'avait jamais possédé ; un troisième se gratifiait de deux ou trois
domestiques imaginaires.
Aussitôt
que cet abus fut signalé au gouvernement, le ministre de l'Intérieur ordonna
une enquête administrative.
Les
résultats de cette investigation officielle furent loin de (page 119) répondre
aux espérances de l'opposition libérale de la Chambre des Représentants. On
avait soupçonné l'existence d'une puissante association de propriétaires
catholiques, consacrant des sommes immenses à l'organisation d'un vaste système
de fraudes électorales. Cette accusation avait été largement exploitée au sein
du parlement et dans la presse, lorsque l'enquête vint prouver, à la dernière
évidence, que ces abus, qui se réduisaient à des actes individuels, n'étaient
imputables ni à l'une ni à l'autre des deux grandes opinions nationales. Au
lieu d'une conspiration redoutable organisée avec mystère, on ne trouva que des
tentatives isolées et locales. On constata 635 déclarations suspectes, dont les
auteurs appartenaient à peu près en nombre égal aux deux camps rivaux (M. Nothomb
allait même plus loin : « Ces tentatives, dit-il, sont dues à toutes les
opinions, et je n'hésite pas à dire que les 393 déclarations de patentes, sur
le total de 635 déclarations suspectes, sont dues en majeure partie à l'opinion
que l'on voudrait présenter comme complètement hors de cause).
Le gouvernement n'en crut pas moins devoir prendre des mesures pour maintenir
dans notre système électoral la sincérité qui en fait la base essentielle. Il
soumit à l'approbation de la législature une série de mesures que celle-ci
adopta, quelques semaines plus tard, à une majorité considérable (Loi du 1er
Avril 1845).
L'opposition s'était imaginé
que ce terrain était propre à servir de champ à une nouvelle bataille
parlementaire. Avec une grande habileté, elle s'efforça de prouver que
l'ancienne majorité avait disparu depuis le traité de paix, qu'un classement
nouveau s'était opéré depuis cette époque ; et à l'appui de cette argumentation
elle citait des noms de l'ancienne majorité qui figuraient aujourd'hui dans la
minorité, et d'autres noms qui, appartenait jadis à la minorité, se trouvaient
maintenant parmi les soutiens de la politique ministérielle. C'était étrangement
dénaturer la question. Sans doute, plusieurs membres de la Chambre s'étaient
placés, depuis trois années, sous une bannière qu'ils n'avaient pas suivie
pendant une grande partie de leur carrière parlementaire. Les luttes
incessantes de la tribune et de la presse n'en fournissaient que trop de
preuves ! Mais ce fait, très regrettable sans doute, ne concernait que les
individus et ne portait aucune atteinte aux doctrines elles-mêmes. Ce que
voulait le ministre de l'Intérieur, ce qui constituait la base de son système,
ce qui depuis deux ans (page 120) faisait sa force et sa
gloire, c'était l'existence d'une majorité mixte composée de libéraux et de
catholiques. Ce qu'il repoussait, ce qu'il condamnait comme funeste au pays, ce
qu'il rejetait comme l'antithèse des principes fondamentaux du pacte
constitutionnel de 1831, c'était le gouvernement à l'aide d'une majorité
homogène, c'est-à-dire purement libérale. Or, il fallait fermer les yeux à la
lumière, il fallait nier l'évidence, pour ne pas avouer qu'une majorité mixte
et modérée existait toujours au sein des Chambres et servait d'appui aux
ministres.
M. Nothomb fit ressortir cette vérité avec un rare
bonheur. Pas, un contemporain n'aura perdu le souvenir de l'effet immense que
produisit son langage à la fois ferme et modéré, éloquent et lucide. On
remarqua surtout les accents pathétiques qu'il trouva dans la partie de son
discours où il fut amené à parler de sa vie passée et de l'abandon de ses amis
politiques. Il rappela à M. Lebeau les paroles suivantes, que l'honorable
membre avait prononcées dans une discussion politique de 1833 : « C'est au
centre que j'ai planté ma bannière, c'est là que je resterai, dût-on me taxer
de doctrinaire, de juste-milieu et d'autres graves anathèmes, inintelligibles
pour ceux-là mêmes qui les prodiguent !» Et lorsque l'ancien ministre de la
Justice lui cria que cette bannière était le drapeau du libéralisme, M. Nothomb
lui répondit aussitôt : « Vous vous trompez. Ce n'était le drapeau ni de l'un
ni de l'autre camp ; il eût été absurde de le prétendre ; on ne pouvait planter
au centre le drapeau de l'un des deux camps ; au centre, l'un et l'autre de ces
drapeaux se fussent trouvés déplacés. Et si vous vous étiez emparé du drapeau
du libéralisme pour le planter au centre, que devenait le camp libéral,
désormais sans drapeau ? » Il termina son discours par quelques mots
profondément sentis, qui produisirent une impression visible sur tous les bancs
de la Chambre. « Il y a, s'écria-t-il, « dans la vie des jours douloureux ;
c'est le jour où Fox et Burke se séparent. C'est le jour des grands conflits
entre les missions politiques et les amitiés privées. Les amitiés privées
viennent quelquefois à se briser : mais ne se forme-t-il pas de grandes amitiés
politiques, en quelque sorte, entre les hommes d'État et les assemblées
délibérantes ? N'était-ce pas une grande amitié politique que cette alliance,
qui a si longtemps existé entre vous et la majorité mixte, devenue tout à coup,
en Avril 1841, l'objet de votre proscription ? N'avez-vous rien éprouvé ce
jour-là ? N'avez-vous pas hésité lorsqu'il s'est agi de (page 121) quitter le terrain commun où
nous étions depuis dix ans et de rompre avec cette vieille majorité, en la
jetant comme une proie aux passions du pays. » (Discours du 18 Mars 1843. Le discours
de M. Nothomb, dont tous les contemporains ont conservé le souvenir, a été
publié en brochure, avec une introduction et des notes. Brux. Deltombe,
1843, in-8°)
Ces paroles éloquentes trouvèrent un écho sympathique dans
le cœur de tous les membres de la majorité des deux Chambres. C'était avec un
profond regret que les hommes fidèles au programme de 1830 voyaient M. Lebeau
et M. Rogier, qui avaient rendu tant de services au pays, se faire les alliés,
les défenseurs, les chefs de cette même fraction du libéralisme que, dans les
phases les plus importantes de leur carrière ministérielle, ils avaient
constamment rencontrée parmi leurs adversaires les plus implacables. C'était
avec une douloureuse surprise que les catholiques se voyaient réduits à
combattre deux promoteurs de l'Union,
deux conseillers du Régent, deux fondateurs de l'indépendance
nationale, deux chefs de cette majorité mixte qui, depuis la réunion du
Congrès, avait résolu tous les grands problèmes de la politique belge. La crise
de 1841 semblait avoir élevé une barrière infranchissable entre la majorité des
Chambres et les ex-ministres que l'adresse du Sénat avait privés de leurs
portefeuilles. Le grand parti de l'ordre se fractionnait en deux camps hostiles,
pendant que la démagogie européenne étendait sa propagande, préparait ses armes
et multipliait chaque jour ses phalanges militantes.