« La Belgique sous le règne de Léopold Ier. Etudes d’histoire contemporaine »,
par J.J. THONISSEN
2e édition. Louvain, Vanlinthout et Peeters,
1861, 3 tomes
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TOME 1
CHAPITRE III - LA HOLLANDE PENDANT
ET APRES LA CAMPAGNE
(Août 1831)
3.1. La question de l’absence de
déclaration préalable à la reprise des hostilités
(page 99) Dans sa proclamation du 4 Août 1831, le roi Léopold
accusait la Hollande
d'avoir méconnu à la fois les engagements résultant d'une suspension d'armes et
les principes qui régissent les peuples civilisés.
Ce reproche n'était que trop
fondé.
La fusillade durait encore
lorsque, le 5 Octobre 1830, Guillaume Ier invita l'Autriche, la France, la Grande-Bretagne, la Prusse et la Russie, en leur qualité de
signataires des traités de Paris et de Vienne, à délibérer sur les moyens de
mettre un terme aux troubles qui avaient éclaté dans les provinces méridionales
du royaume. Les circonstances étaient pressantes. L'armée des Pays-Bas était en
(page 100) dissolution; nos
volontaires, exaltés par la victoire, allaient envahir le Brabant septentrional
et la Flandre
zélandaise.
La demande de Guillaume 1er fut
accueillie. Après quelques notes échangées entre lord Aberdeen, ministre des
affaires étrangères de Guillaume IV, et M. Falck, ambassadeur des Pays-Bas près
le gouvernement britannique, les plénipotentiaires des cinq cours se réunirent
en Conférence à Londres et invitèrent M. Falck à se joindre à leurs
délibérations.
Le 7 Novembre au soir, deux commissaires de la Conférence, MM. Bresson
et Cartwright, arrivèrent à Bruxelles avec le premier protocole. Ce document
diplomatique, daté du 4 Novembre, renfermait la proposition d'un armistice. On
engageait les parties belligérantes à se retirer réciproquement derrière la
ligne qui séparait, avant le 30 Mai 1814, les possessions du Prince-Souverain
des Provinces-Unies de celles qui y avaient été jointes pour former le royaume
des Pays-Bas.
Le 10 Novembre, le gouvernement provisoire
de Bruxelles adhéra à la proposition de la Conférence.
MM. Bresson et Cartwright
portèrent cet acte d’adhésion à Londres. Ils revinrent bientôt à Bruxelles,
munis d’un deuxième protocole, daté du 17 Novembre.
Cette fois, après avoir annoncé
que le roi Guillaume adhérait de son côté au protocole du 4 Novembre, les
plénipotentiaires des cinq cours proposaient une suspension d'armes, en attendant que la ligne d'armistice fût
définitivement fixée par des commissaires nommés de part et d'autre.
Le 21 Novembre, à quatre heures du
soir, le gouvernement belge, cédant encore une fois aux vœux de la Conférence, accepta la
suspension d'armes et expédia, sur tous les points où les troupes se trouvaient
en contact, l'ordre de cesser les hostilités à l'instant où un ordre analogue y
arriverait de la part de la
Hollande.
Cet exemple fut suivi à La Haye. Le 25 Novembre, le
ministre de la Guerre
fit cesser les hostilités. Deux jours après, le ministre de la Marine fit lever le blocus
de nos ports.
Il est évident que, dès ce moment,
il existait entre les deux armées une suspension d'armes applicable à toutes
les parties du territoire. La convention particulière conclue, le 5 Novembre,
entre le général Chassé et les autorités militaires d'Anvers, disparaissait (page 101) dans la convention générale
résultant de l'acceptation réciproque du protocole n° 2 (Note de bas de
page : L'acceptation du
protocole n° 2 par le gouvernement hollandais, et par suite l'accession de ce
gouvernement à une suspension d'armes applicable à toutes les parties du
territoire, ne sauraient être révoquées en doute. Cette acceptation est
attestée, non-seulement par la cessation effective des hostilités, mais encore
par les protocoles de la
Conférence (n° 2 et 3) , et même par les dépêches et les déclarations
des plénipotentiaires hollandais à Londres. Le 30 Novembre, M. Falck notifia
aux plénipotentiaires des cinq cours l'entière adhésion du roi son maître à
leur protocole du 17 Novembre 1830 (V. Huyttens, Disc. du congrès nat., T. IV,
p. 207). Or, il importe de le remarquer, la Conférence avait
proposé la suspension d'armes sans assignation de terme. Sous ce rapport, toute
discussion est impossible. La pensée des parties contractantes se manifeste à
l'évidence dans les termes du protocole n°5 : « Il doit être entendu que la
cessation des hostilités est placée sous la garantie des cinq cours; il ne
s'agit plus de savoir, dans la négociation relative à l'armistice, si les
hostilités seront on ne seront pas reprises, mais simplement de tracer la ligne
de démarcation qui doit séparer les troupes respectives... Un renouvellement
d'hostilités serait en opposition ouverte avec les intentions salutaires qui
ont dicté les démarches faites par les cinq puissances pour arrêter l'effusion
du sang. » (Papers relative to the affairs of Belgium, A, p. 9.))
A la vérité, la suspension d'armes
n'était qu'une mesure provisoire; elle devait faire place à l'armistice auquel
les deux parties avaient adhéré en principe, par l'acceptation du deuxième
protocole; mais, nonobstant ce caractère provisoire de la convention, la
cessation des hostilités n'en avait pas moins été consentie de part et d'autre
sans assignation de terme. Si l'on admet que l'une des parties eût le droit de
mettre fin à des engagements contractés envers l'autre et envers la conférence,
on avouera du moins que le droit des gens et les lois de l'honneur lui
faisaient un devoir de fixer le jour à l'avance et d'une manière expresse. La Hollande ne l'a pas fait.
Qu'importe que le général Chassé, invoquant une convention remplacée par des
engagements postérieurs, ait dénoncé les hostilités au commandant de la
garnison belge d'Anvers ? D'un côté, ce n'était qu'une mesure partielle,
uniquement applicable à la garnison de la citadelle; de l'autre, l'armée
hollandaise n'avait pas attendu l'expiration du délai fixé par Chassé. Le
général avait dénoncé les hostilités pour le soir du 4 Août: dans la matinée du
2 août, le prince d'Orange franchissait la frontière !
Des publicistes hollandais
soutiennent que le gouvernement de La Haye avait dénoncé les hostilités à la Conférence de Londres. La Hollande, disent-ils,
n'avait contracté qu'avec les représentants des cours alliées; (page 102) libre de tout engagement
envers les chefs de la révolte, elle se conformait strictement au droit des
gens en dénonçant la suspension d'armes aux membres de la Conférence.
Voyons si cette excuse est fondée.
Protestant contre les bases de
séparation proposées par la
Conférence, Guillaume 1er déclara, le 12 Juillet 1831, que le prince Léopold, s'il acceptait la
souveraineté et prenait possession du trône, serait considéré comme placé par
cela seul dans une attitude hostile, et comme un ennemi (Note de bas de
page : Lettre du baron
Verstolk de Soelen à la
Conférence de Londres (Huyttens, loc. cit., t. IV, p. 288)).
La menace était vague. Considérer
comme son ennemi un prince placé à la tête d'un peuple en révolution, conserver
à l'égard de ce prince une attitude menaçante, dire qu'on n'accorderait pas son
amitié au chef du gouvernement belge, c'était manifester des intentions peu
conciliantes, mais ce n'était pas dénoncer les hostilités. Le droit des gens
exige des déclarations explicites; il ne se contente pas de locutions
équivoques, de menaces indécises.
Les membres de la Conférence, il est
vrai, conçurent des soupçons et voulurent les dissiper. Le 21 Juillet, ils
engagèrent le gouvernement des Pays-Bas à munir ses représentants des pouvoirs
nécessaires pour discuter et signer un traité définitif; et, sous ce rapport,
un paragraphe du message de la
Conférence, destiné à répondre à la protestation du 12
Juillet, doit spécialement fixer l'attention. « Nous nous flattons, disaient
les plénipotentiaires, que le roi, toujours ami de la paix, ne repoussera pas
ce moyen d'en assurer le bienfait à ses peuples et à l'Europe. L'espoir que
nous donnent, sous ce rapport, les dispositions de Sa Majesté, s'accorde
d'autant mieux avec celles des cinq cours que, garantes de la suspension
d'armes qui a eu lieu dès le mois de Novembre, Les cours sont tenues, par des
engagements solennels, QUI SUBSISTENT DANS TOUTE LEUR FORCE, de prévenir une
reprise d'hostilités (Papers
relative to the affairs of Belgium, A, 1re partie, p. 77. - Huyttens, t. IV, p.
296)
Le gouvernement de La Haye ne
tarda pas à répondre à cette invitation. Le 1er Août, le ministre des Affaires
étrangères (M. Verstolk de Soelen) annonça à la Conférence que les
instructions et les (page 103)
pouvoirs nécessaires avaient été envoyés aux plénipotentiaires des Pays-Bas à
Londres. La dépêche de M. Verstolk arriva le 3 Août: la veille les hostilités
avaient été reprises sur toute la ligne, depuis Maestricht jusqu'à la Zélande. On avait
recommencé la guerre, au moment où l'on manifestait à la Conférence l'intention
de négocier un traité de paix définitif ! Est-ce là ce qu'on appelle dénoncer
une suspension d'armes?
La note de M. Verstolk renfermait,
à la vérité, quelques phrases à double entente. « Selon les intentions du roi,
disait le ministre, je me trouve dans le cas d'ajouter que Sa Majesté s'est
déterminée à appuyer la négociation par des moyens militaires; détermination
devenue doublement impérieuse depuis les derniers événements qui viennent de se
passer en Belgique, où l'on a vu un prince se mettre en possession de la
souveraineté... et jurer sans restriction une constitution dérogeant aux droits
territoriaux de S. M. et de la
Hollande.» - Mais était-il possible de voir dans ces lignes
l'annonce d'un recours immédiat aux armes? Ne fallait-il pas, au contraire, les
interpréter en ce sens que le roi allait augmenter ses armements pour donner un
nouvel appui aux démarches de ses négociateurs à Londres? N'oublions pas
d'ailleurs que, le jour où M Verstolk rédigeait sa note, l'ordre de reprendre
l'offensive était déjà transmis aux chefs de l'armée hollandaise.
La reprise des hostilités avait
été si peu dénoncée à la
Conférence que celle-ci, de son propre aveu, apprit la levée
de boucliers par la voie des journaux.
A quelque point de vue qu'on se
place, la reprise des hostilités et l'invasion de la Belgique, sans
déclaration préalable, constituent une violation manifeste des principes du
droit des gens, une surprise indigne des glorieux antécédents de la Hollande (Note de bas de
page : Déjà avant la
protestation du 12 Juillet, les plénipotentiaires hollandais avaient plus d'une
fois parlé d'un recours. aux armes, mais toujours en termes voilés et même de
manière à faire supposer que le cabinet de La Haye ne voulait envahir que le
territoire qui lui avait été assigné par la Conférence. Dans
une note du 21 Mai, ils déclarent qu'à partir du 1er juin, la Hollande se regardera
comme libre d'agir de la manière que les circonstances lui paraîtront exiger,
mais toujours dans le seul et unique but de parvenir à l'ordre de choses que
l’acte de séparation a reconnu juste et convenable. Dans une note du 10 juin,
la même pensée se manifeste avec plus de précision. Les plénipotentiaires
hollandais s'y expriment de la manière suivante: .... « Les Belges ayant laissé
passer le terme du 1er Juin, le roi est ...... parfaitement libre de recourir
aux mesures nécessaires pour rétablir son autorité légitime à Venloo, par
exemple, et dans tout autre district lui appartenant et situé HORS DU
TERRITOIRE BELGE, DECLARE NEUTRE. » (Papers relative to the affairs of Bclgiwn,
B, pc partie, no 16.) - Ces menaces ne concernaient donc pas le territoire
belge proprement dit; elles n'avaient en vue que le territoire assigné à la Hollande par les
protocoles de la Conférence
et encore occupé par nos troupes; bien plus, la note du 10 Juin reconnait
expressément la neutralité, l'inviolabilité du territoire assigné à la Belgique. D'ailleurs,
en fût-il autrement, encore eût-il fallu dénoncer la reprise des hostilités en
termes explicites. Dire qu'on se croit en droit de recourir aux armes, ce n'est
pas faire une déclaration de guerre.)
3.2. Les motivations
hollandaises de la rupture d’armistice
(page 104) Un autre problème historique a donné lieu à de longues
dissertations.
On s'est demandé si l'invasion de la Belgique, après
l'élection du prince de Saxe-Cobourg, n'était pas un acte de démence, même au
point de vue de la politique hollandaise.
Quelles pouvaient être les
conséquences de cet appel aux armes?
Avant l'acceptation des dix-huit articles
(Voir ci après le chapitre V), la défaite de l'armée belge eût entraîné, sinon
la restauration pure et simple, au moins la restauration avec une séparation
administrative et la vice-royauté du prince d'Orange. Au contraire, après
l'arrivée du roi Léopold, l'invasion de nos provinces était, en dernier
résultat, la guerre avec l'Angleterre et la France. On peut
admettre que les sympathies de l'Autriche et de la Prusse, même après
l'acceptation des dix-huit articles, restaient acquises au monarque hollandais;
mais il est facile de comprendre que ces sympathies ne suffisaient pas pour
pousser ces puissances dans les hasards d'une guerre générale. La Pologne n'était pas encore
domptée, l'Italie frémissait sous le joug, le génie de la révolution n'était pas
irrévocablement vaincu en Allemagne. Si Guillaume Ier avait l'espoir d'amener
une conflagration européenne, ses vœux étaient bien téméraires.
S'il faut ajouter foi au comte Van
der Duyn de Maasdam, alors gouverneur de La Haye, la Russie seule était prête à
fouler aux pieds les engagements contractés par ses plénipotentiaires à
Londres. Dans une note écrite pendant la campagne du mois d'Août, M. Van der
Duyn atteste ce fait dans les termes suivants: « Tandis que le prince de
Lieven, ambassadeur de Russie et membre de la Conférence, ... (page 105) concourt depuis plus d'une
année à une négociation pacifique des grandes puissances, approuve et signe au
nom de son souverain les protocoles pacifiques, l'empereur Nicolas écrit de sa
belle main à son beau-frère (le prince d'Orange) et à sa sœur, qu'il approuve
la levée de boucliers et fait des vœux pour la bonne réussite de
l'expédition... La lettre autographe de l'empereur est un fait certain; je le
tiens de la personne qui a tenu dans ses mains et lu cette belle et curieuse
pièce » (Note de bas de page : Notices et souvenirs biographiques du comte Van der Duyn de
Maasdam et du baron de Capellen, recueillis, mis en ordre et publiés par leur
ami le baron C.-F. Sirtema de Grovestins, p. 300 et 301). Mais la Russie elle-même, réduite à
l'isolement, ne pouvait s'exposer aux périls d'une guerre avec l'Angleterre et la France, pour replacer les
provinces belges sous le sceptre de Guillaume Ier.
Faut-il en conclure que la reprise
des hostilités fût une bravade inutile, un acte de représailles plein de
dangers, une entreprise conçue par la démence et la haine? Nous n'oserions
répondre affirmativement.
Si l'armée hollandaise, au lieu de
perdre plusieurs jours en reconnaissances méticuleuses, s'était vigoureusement
portée en avant, il est probable que, dès le 7 Août, ses canons eussent été
braqués sur les hauteurs de St-Josse-ten-Noode. Les soldats du prince d'Orange
pouvaient occuper Bruxelles avant l'arrivée des troupes françaises, Des
démonstrations orangistes se seraient produites sur une vaste échelle; des
négociations se seraient engagées; la Conférence de Londres se serait empressée
d'intervenir, et les bases de la séparation eussent été largement modifiées aux
dépens de la Belgique.
Les actes postérieurs de la Conférence prouvent
assez que cette supposition n'est pas une hypothèse gratuite.
Un journaliste français, établi à
La Haye et transformé en historien officiel de la campagne des dix jours, a
parfaitement exposé la question au point de vue hollandais. « Il y a des gens,
dit-il, qui demandent, avec quelque simplicité, si la Hollande a bien ou mal
fait d'entreprendre la campagne des dix jours, et si la nullité du résultat ne
prouve pas l'inutilité de l'entreprise. Il faut répondre à ceux qui parlent
ainsi, qu'il n'y a point de nation qui n'ait besoin de se constituer un système
politique, et que le système politique de la Hollande ne pouvait
consister que dans les principes suivants: 1° Ne pas (page 106) dépendre entièrement de la politique européenne; car
toute puissance qui est assez faible pour s'y résoudre perd jusqu'à l'ombre de
l'indépendance. 2° Éviter la collision des partis qui aurait fourni trop de
prise à l'ennemi du dehors. 3° Montrer par des preuves positives qu'on était
disposé à tous les sacrifices d'or et de sang, pour lutter avec avantage contre
la Belgique.
4° Attaquer les Belges, qui depuis un an peignaient à l'Europe abusée les
Hollandais comme des lâches; faire preuve de courage et réfuter ainsi la
calomnie les armes à la main. 5° Obtenir des conditions équitables de
séparation, et les obtenir par la victoire, puisque c'était le seul moyen d'y
parvenir. 6° Répondre à la division provoquée entre le peuple hollandais et la
dynastie qui le gouverne, en se serrant autour du trône et en ne formant qu'un
cœur à toute la nation. 7° Enfin, tracer avec la pointe de l'épée les limites
des vieilles Provinces-Unies, sans y être inquiété sans cesse par un voisin
turbulent et jaloux. » Quelques pages plus loin, l'historien ajoute: «
Souvenirs des vieux temps ! vous êtes sortis de la tombe, car les froids
calculs du siècle n'auraient pas suffi pour animer tant de cœurs généreux !
Souvenirs des vieux temps ! c'est à vous que la Hollande doit sa gloire
nouvelle ! Le peuple qui s'illustre et s'honore travaille pour la postérité »
(Durant, Dix jours de campagne ou la Hollande en 1831, p. 195 et 201). Tels étaient en
effet les sentiments qui, dès le début de la campagne, s'étaient manifestés
dans toutes les classes de la nation hollandaise.
3.3. L’exaltation nationale
Le 5 Août, au moment où le prince
d'Orange établissait son quartier général à Gheel, M. Verstolk de Soelen lut à
la tribune des États Généraux un exposé des motifs qui avaient déterminé le
gouvernement à reprendre les hostilités. Le ministre ne dissimulait pas les
dangers de l'entreprise; il avouait que l'Europe, fortement ébranlée, n'avait
d'autre principe que le maintien de la paix générale, et ne trouverait aucune
condition trop onéreuse pour la
Hollande, pourvu qu'elle conduisît à ce but; mais il ajouta, au
milieu des applaudissements unanimes de l'Assemblée: « S'il arrivait que
le sang de nos braves fût répandu sans fruit; s'il arrivait même que le trône
et la patrie fussent ébranlés dans leurs fondements, la conscience de n'avoir
baissé l'étendard du Lion que devant une force majeure dirait à l'Europe
impartiale et à la juste postérité, que nous fûmes un peuple uni avec (page 107) son roi, obéissant aux lois,
fidèle au sol qui l'a vu naître et, dans sa chute même, digne du respect du
monde.»
Accueillant ces paroles avec
enthousiasme, les deux Chambres des États Généraux s'empressèrent d'y conformer
leur langage et leurs actes. Une députation commune fut chargée de porter au
roi une adresse votée à l'unanimité des suffrages. Les lignes suivantes
suffiront pour signaler les tendances de ce document parlementaire: « Après une
épreuve prolongée de longanimité, le glaive est enfin tiré. Au premier signal
donné par Votre Majesté, une armée, rassemblée avec des efforts soutenus de
zèle et de constance, et composée de l'élite des citoyens de tout rang et de
toute condition, a marché avec un enthousiasme exemplaire au-devant de
l'ennemi, sous les auspices du noble héros dont le sang a déjà coulé pour la
patrie.... La nation s'identifie avec son gouvernement. Elle prouve ainsi
qu'aujourd'hui comme autrefois elle est prête à sacrifier sa vie et ses biens à
la conservation de son honneur et de son indépendance, et qu'elle préfère tout
risquer dans ces circonstances extrêmes plutôt que de subir volontairement le
joug de conditions déshonorantes » (Note de bas de page : Recueil de pièces diplomatiques,
publié à La Haye, t. I, p. 271-282. - Depuis la réorganisation de l'armée, la
guerre était populaire en Hollande. Quelques mois avant l'invasion, un journal
belge, entretenant ses lecteurs des résistances que le cabinet de La Haye
rencontrait au sein des États Généraux, avait dit que les projets de Guillaume
trouveraient un obstacle dans le courage et les lumières de M. Van Dam van
Ysselt. Pour toute réponse, le membre désigné leva un bataillon de tirailleurs,
se mit à leur tête et écrivit au journal de La Haye: "Je leur répondrai
sur le champ de bataille." Ce fait seul suffit pour marquer la tendance de
l'opinion publique).
L'enthousiasme ne connut plus de
bornes lorsque les salves de l'artillerie annoncèrent à la population de La
Haye la déroute de l'armée de Daine. On voyait déjà les troupes hollandaises
aux portes de la capitale des rebelles. On fixait le jour où les Belges
seraient heureux de se jeter aux pieds du prince d'Orange. Maint patriote se
promettait le bonheur de saluer bientôt la bannière victorieuse des Nassau au
fronton des palais de Bruxelles.
Malheureusement cette joie
patriotique fut de courte durée. Le 8 Août, à trois heures de l'après-midi, le
comte de Larochefoucauld notifia à M. Verstolk de Soelen l'intervention de la France. Le comte remit
au ministre une lettre du général Sébastiani, annonçant que les (page 108) Hollandais auraient à
combattre une armée française, s'ils ne se retiraient immédiatement derrière la
ligne d'armistice fixée par la
Conférence de Londres. On connaît les suites de cette
notification.
Ce fut le 11 Août que les deux
Chambres des États Généraux reçurent officiellement communication de l'ordre
royal qui prescrivait au prince d'Orange de reprendre le chemin du Brabant
septentrional. Montant à la tribune, le ministre des affaires étrangères
déclara que toutes les chances avaient été pesées avant la reprise des
hostilités, que !'intervention de la
France avait été prévue, que cette prévision s'était réalisée
et que les troupes allaient reprendre leurs cantonnements à. la frontière. La
fin du discours était, cette fois encore, en harmonie avec l'exaltation
patriotique des auditeurs. « Nonobstant ce résultat, s'écriait M. Verstolk,
,l'histoire et l'impartiale postérité témoigneront, qu'au milieu de l'Europe
paralysée la Hollande,
s'unissant d'un accord unanime au chef de l'Etat, a su maintenir sa vieille
gloire et n'a jamais hésité à se montrer libre dans son langage, libre dans ses
actes; que, dans les circonstances les plus difficiles où jamais État se soit
trouvé, elle a entrepris l'une des plus grandes actions que mentionnent les
annales de l'histoire, et qu'en peu de jours elle a su forcer une autre nation,
possédant une population double de la sienne et qui avait osé calomnier le
courage de ses guerriers, à abandonner tout espoir de se sauver par ses propres
forces » (Recueil de pièces diplomatiques, t. I, p. 294).
Cette exaltation de pensée et de
langage n'était pas entièrement dépourvue de fondement. Au point de vue de la
justice et du droit des gens, l'invasion de la Belgique, sans
dénonciation préalable de la suspension d'armes, est un acte blâmable; mais les
résultats de l'agression furent incontestablement avantageux à la Hollande. La défaite
de Daine et le combat de Louvain firent oublier les honteuses déroutes de
Bruxel1es, de Walhem et de Berchem. La campagne de 1831 rétablit l'honneur des
armes hollandaises; elle ranima le courage de la nation et de l'armée; elle
resserra les liens qui les unissaient à la dynastie d'Orange. Tout en blâmant
une agression brutale, les nations étrangères cessèrent de parler avec mépris
de ce peuple de deux millions d'âmes qui, malgré les menaces de la diplomatie,
avait osé envahir un territoire dont l'indépendance et la neutralité étaient
garanties par la Conférence
de Londres.
(page 109) Le retour de l'armée victorieuse devint pour la Hollande le signal d'une
longue série de démonstrations patriotiques.
Des croix de bronze, faites du
métal d'une partie de l'artillerie prise à l'armée de Daine, furent remises à
tous ceux qui, sur terre ou sur mer, avaient pris part aux opérations
militaires dirigées contre la
Belgique. Des centaines de nominations et de promotions
eurent lieu dans les Ordres de Guillaume et du Lion néerlandais. Le prince
d'Orage, promu au grade de feld-maréchal, reçut en don deux bouches à feu
conquises à Wimmertingen. De toutes parts des adresses de félicitation
arrivèrent au gouvernement et aux troupes. Les dames elles-mêmes firent frapper
des médailles commémoratives (Note de bas de page : Dans son excellente Histoire
numismatique dc.la révolution belge, M. Guioth a décrit ces médailles. La plus
curieuse est incontestablement celle qui a été exécutée aux frais des dames de
Leyde. Au revers on lit, dans une couronne tressée de roses, Hulde van Leydsche jonkvrouwen aan
vaderlandsliefde en heldenmoed. 1830-1831. V. à l'Appendice l'arrêté royal
concernant la croix de bronze (L H.)).
Une popularité bruyante fut
désormais le lot du prince héréditaire. Sa condescendance envers les Belges
pendant les premiers jours de la révolution, ses proclamations d'Anvers, son
exil volontaire de Londres, la disgrâce dont l'avait frappé le roi son père,
tous les griefs éphémères ou fondés disparurent comme par enchantement. On ne
voyait plus en lui que le héros de Waterloo et le vainqueur de l'armée
révolutionnaire.
Allant au devant des vœux des
habitants, la régence de La Haye avait décrété que le retour de l'héritier du
trône ferait l'objet d'une ovation populaire. La fête eut lieu le 23 Août.
Aussitôt que la voiture où se trouvaient le prince et ses enfants parut à
l'entrée de la ville, le peuple détela les chevaux et entraîna le carrosse sous
une véritable voûte de guirlandes et de draperies flottantes, où l'étendard
orange se déployait glorieusement à côté de la bannière tricolore de la
république batave. La garde communale de La Haye, qui devait servir d'escorte,
voulut en vain maintenir l'ordre tracé par le programme officiel; elle disparut
dans les flots des spectateurs. Profondément ému, le visage baigné de larmes,
le prince prodiguait des signes de gratitude au peuple qui remplissait les
rues, aux groupes dispersés de la milice citoyenne, aux dames qui garnissaient
les fenêtres et mêlaient leurs acclamations à celles de leurs concitoyens.
Jamais le cri national d’Oranje boven ! n'avait
été poussé avec un sentiment plus vif, avec un enthousiasme plus unanime.
(page 110) Du haut du balcon du palais, Guillaume Ier contemplait
cette scène émouvante, et bientôt il vit son fils littéralement porté au
vestibule de la demeure royale. S'arrachant alors aux démonstrations
populaires, le prince gravit l'escalier et se jette dans les bras de son père;
mais la foule les appelle à grands cris, et la famille royale tout entière,
groupée au balcon du palais, vient recevoir; sa part des acclamations unanimes
du peuple de la capitale. ..
A Amsterdam, où la famille royale
s'était rendue à la prière de l'administration communale, on vit le même
enthousiasme et les mêmes fêtes.
Là aussi le prince héréditaire put
se convaincre qu'il avait définitivement reconquis les sympathies populaires.
L'armée eut son tour. Le 29 Août,
le roi, accompagné de tous les membres de sa famille, se rendit à la bruyère de
Woensel, où il passa en revue un corps de 54,000 hommes, composé des 2e et 3e
divisions, de la division de réserve, de l'artillerie et de la cavalerie
légère. Le lendemain, dans les bruyères de Gilze, la première division, deux
régiments de cuirassiers, un régiment de lanciers, une batterie d'artillerie de
campagne et une section d'artillerie légère obtinrent la même faveur. A Woensel
et à Gilze, le roi félicita avec émotion les élèves des Universités qui avaient
pris les armes pour la défense de son trône. La conduite de ces jeunes
volontaires avait enthousiasmé la Hollande. Lorsqu'ils
quittèrent l'armée pour reprendre le chemin des études, toutes les villes
placées sur la route se firent un devoir de leur préparer une réception
solennelle. Ces hommages étaient mérités. La conduite des étudiants hollandais
avait été aussi noble que courageuse. Ils n'avaient voulu ni titres ni
épaulettes: tous portaient l'habit de soldat, et chacun de leurs bataillons
présentait l'aspect d'un bataillon ordinaire. C'est un exemple de dévouement et
d'abnégation qui figurera toujours avec honneur dans les annales de la Hollande.
3.4. Critiques
Tout ce qui précède prouve assez
que nous savons comprendre les démonstrations patriotiques de nos voisins. Ces
manifestations unanimes honorent la
Hollande, et nous nous garderons de les blâmer; mais il est
permis de se demander si le patriotisme néerlandais n'a pas exagéré la valeur
des soldats et les talents militaires des généraux. Le patriotisme a ses
exigences, mais la vérité ne perd jamais ses droits.
On trouve dans quelques relations
hollandaises les détails d'une prétendue conversation entre le roi Léopold et
le maréchal Gérard, au (page 111)
sujet des talents militaires déployés par le prince d'Orange. Le roi ayant
prononcé quelques paroles dédaigneuses à l'adresse de son rival, le maréchal
lui aurait répondu: « Ne vous y trompez pas, Sire; il y a du Napoléon dans les
dernières manœuvres du prince d'Orange » (Note de bas de page : Durant, loc. cit., p. 192. - Nous
rapportons cette conversation imaginaire pour montrer à quel diapason
l'exaltation patriotique était montée chez nos anciens frères du nord).
Ce récit est évidemment une fable. Le roi Léopold avait trop de prudence,
d'expérience et de dignité pour tenir ce langage; le maréchal Gérard
connaissait trop bien l'histoire pour comparer aux grandes et foudroyantes
manœuvres de Napoléon la marche lente et méticuleuse de l'armée hollandaise.
Le plan de campagne était
habilement conçu; mais, nonobstant les succès obtenus, l'histoire dira que
l'exécution a laissé immensément à désirer. Le prince généralissime mit cinq
jours à aller de la frontière à Diest (dix lieues), et cependant il n'avait
rencontré d'autres obstacles que des escarmouches d'avant-postes. Un temps
précieux fut perdu en reconnaissances inutiles. Le 6 Août, après trois journées
de manœuvres insignifiantes, l'armée entière conserva ses positions et prit du
repos pour réparer ses forces (V. le quatrième bulletin de l’armée du prince
d’Orange). Le 6 Août, après la déroute de l'armée de la Meuse, le prince reste
immobile et permet à Daine de se retirer paisiblement sur Liége. Les jours
suivants, il marche avec la même lenteur, la .même indécision, et ce n'est que
le 11 Août qu'il arrive avec le gros de ses forces à Tirlemont. Ce n'est pas
ainsi que procédait Napoléon ! Le jour où le quartier général du prince fut
établi à Gheel, l'empereur eût déjà canonné les boulevards de Bruxelles. Si
l'ordre que Daine reçut dans la matinée du 5 Août n'avait pas été révoqué; si
même, après le combat de Houthalen, ce général eut agi avec l'énergie qu'on lui
supposait, le plan si laborieusement élaboré à La Haye serait devenu, sinon
impraticable, au moins d'une exécution difficile. Le combat de Louvain atteste
la science militaire et la bravoure du prince; mais, là même, son ardeur
chevaleresque trouva des obstacles dans la lenteur timide de ses généraux. On
s'avançait au pas ordinaire, là où il eût fallu s'élancer au pas de course.
Ces réflexions rétrospectives
n'ont pas pour but de faire surgir des récriminations entre deux peuples
qu'unissent aujourd'hui des (page 112)
intérêts réciproques et qui peut-être, à une époque peu éloignée, seront
appelés à défendre leur indépendance sur les mêmes champs de bataille. Nous
avons raconté avec impartialité la défaite de l'armée belge; mais cette
impartialité même nous fait un devoir de protester contre des exagérations
destinées à exalter les exploits de l'une des deux nations au détriment de
l'autre. N'oublions pas que l'invasion fut une surprise et que tous les
éléments d'une résistance sérieuse manquaient aux .Belges.
Quoi qu'il en soit, l'armée
hollandaise resta cantonnée dans le Brabant septentrional, prête à reprendre
l'offensive au premier symptôme de désunion entre les puissances. Mais la Conférence de Londres,
cette fois parfaitement unie, eut soin de parer à toutes les éventualités.
Le 29 Août, un armistice de six
semaines fut conclu par la médiation et sous la garantie des cinq Cours. Le 10
Octobre, cet armistice fut prolongé jusqu'au 25 du même mois (Note de bas de
page : Protocoles n° 34 et
47. Recueil de pièces diplomatiques, publié à La Haye, T. 1, p. 298, et T. II,
p. 80. - Le 11 Septembre, les plénipotentiaires belges et hollandais avaient
consenti à l'échange des prisonniers de guerre).
Peu de temps avant l'expiration de
ce délai, la Conférence
fit un nouvel effort. Sir Bagot, ambassadeur d'Angleterre à La Haye, reçut de
lord Palmerston l'ordre de proposer une nouvelle suspension d'armes à M.
Verstolk de Soelen. Celui-ci répondit avec hauteur: « Les puissances son t
libres de s'armer contre les mesures du roi quand il en adoptera, et également
libres de s'armer contre son silence. Le roi n'est pas obligé de faire
connaître d'avance ses intentions, et lors même qu'il y serait obligé, il pourrait
survenir dans les temps actuels beaucoup de circonstances qui changeraient les
intentions dont Sa Majesté aurait fait part.»
La Conférence répondit à
son tour en invitant le gouvernement anglais à envoyer une flotte sur les côtes
de la Hollande,
avec ordre de prendre au besoin les mesures propres à amener une prompte
cessation d'hostilités. Les plénipotentiaires des cinq puissances convinrent en
outre que, si cette première mesure était insuffisante, ils arrêteraient
immédiatement le choix des moyens nécessaires (Note de bas de page : Protocole no 50. Ibid., p. III. - La
dépêche de sir Bagot, renfermant son entretien avec M. Verstolk de Soelcn, se
trouve rapportée au Papers relative to the affairs of Belgium, A, p. 151. Elle
est datée du 21 Octobre 1831. Voici le passage que nous avons traduit: « M. de
Verstolk replied, that that was a question entirely for the consideration of
those Powers; that they were free to arm themselves against the King's
measures, when he should take them, and equally free, if they should think
propre, to arm themselves against his silence; that His Majesty was in noway
bound to give notice of what might be his intentions, when the armistice should
have expired; and that, even if he was, much might arise, at any hour, in a limes
like the present, to change those intentions »).
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