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« Révolution belge de 1828 à
1839. Souvenirs personnels », par Louis DE POTTER (Bruxelles, Meline, Cans et compagnie, 1839)
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Le gouvernement se défend.- Mes
réponses. - Propositions d’accomodement.- Faux,
commis pour me faire céder. - M. Van Bommel. -
Pétitions aux états-généraux. - Lettre de Démophile à
M. Van Gobbelschroy. - Lettre de Démophile
au roi.
(page 42) Le gouvernement ne
crut pas pouvoir garder le silence. Il chargea plusieurs des étrangers qu'il
soudoyait pour le défendre dans les journaux ministériels, de me réfuter. La
première édition de ma brochure sur l'union avait été épuisée en quinze jours :
après avoir mis la dernière main à la seconde édition augmentée, qui
parut dans les premiers jours de juillet, je saisis avec
empressement l'occasion que me fournissait un de mes adversaires pour
développer mes principes sous une nouvelle forme et pour étendre et généraliser
encore plus que je n'avais fait, en y rattachant toutes les vérités de détail
qui s'offraient à mon esprit, la doctrine dont je m'étais fait l'apôtre. A la
mi-juillet parut (page 43) une
seconde brochure sous le titre de : Réponse à quelques objections, ou
éclaircissements sur la question catholique dans les Pays-Bas.
Enfin une nouvelle attaque officielle nécessita bientôt de ma part une
nouvelle défense. Je la fis paraître au mois d'août, et l'intitulai Dernier
mot à l'anonyme de Gand sur l'union des catholiques et des libéraux dans les
Pays-Bas. Elle était terminée par un appendice contenant la
réfutation, je ne crains pas de dire complète, des sophismes accumulés par un
M. Marie, ancien professeur de rhétorique en France, en faveur du monopole
universitaire français ; et par un postscriptum
sur le ministère Polignac, dont j'indiquai les fautes inévitables et dont
je prédis clairement la chute.
Je ne fais que répéter ici ce dont alors tout le monde convint, en disant
que ces réponses ne laissèrent plus aucun lieu à répliquer. J'avais rapporté
textuellement et avec le plus grand scrupule tous les arguments de mon
adversaire, et les combattant sous la forme du dialogue, je les avais
pulvérisés sans retour. C'était une question coulée à fond ; et l'union de tous
les vrais amis de la vraie liberté, quelles que fussent leurs opinions
spéculatives, philosophiques ou religieuses, allait ouvrir une ère nouvelle à
la marche progressive de l'humanité. (page
44) J'annonçai hautement et avec une conviction inébranlable, que cette
doctrine, destinée à faire le tour du monde, défierait procureurs du roi et
gendarmes, canons et baïonnettes, et ferait pâlir les ministres et tomber les
rois. Un an après, le trône de Guillaume était renversé.
Au reste, la preuve irrécusable que je n'avais pas cherché, comme le
gouvernement m'en accusa toujours, à exciter la discorde en prêchant l'union à
mes concitoyens, c'est que, du fond de ma prison, j'envoyai directement au roi
mes brochures avec des lettres d'accompagnement, dans l'une desquelles je
disais : « L'alliance qui, dans les Pays-Bas, vient d'être jurée sur l'autel de
la patrie par la philosophie et la religion, est un des événements les plus
remarquables de votre règne : il nous sera envié par les peuples civilisés des
deux mondes. »
Je n'ajouterai plus que quelques mots sur les écrits que je continuai à
lancer dans le public, afin d'y entretenir le feu sacré de la liberté, de
justifier par tous les moyens imaginables et par là même de fortifier et de
généraliser de plus en plus notre système d'opposition à l'arbitraire
gouvernemental ; mais avant de le faire, je dois consigner ici un fait
caractéristique, qui, mieux que tout autre, fera connaître à quels ennemis
j'avais affaire et les moyens dont ils (page
45) ne rougissaient pas de se servir pour me déconsidérer et me perdre.
J'étais sans cesse obsédé de gens qui, officieux en apparence, mais
officiels en réalité, venaient me faire des propositions d'accommodement. Un M.
Delemer, ancien libraire, envoyé ou du moins autorisé
par je ne sais quel ministre, et qui ne put jamais produire à la secrétairerie
d'Etat qu'un projet de recours en grâce rédigé par lui et auquel j'avais refusé
ma signature, était de ce nombre ; M. Houdin,
journaliste salarié depuis longtemps par la cour batave, comme il l'a été
ensuite par la cour belge, en était également. M. Houdin
venait au nom de M. Van Maanen, auquel, pas plus qu'à
d'autres, je ne cachai ce que je voulais parce que tout le monde le voulait, et
ce que je voulais plus fortement que personne parce que je me trouvais
moralement chargé du devoir de le vouloir pour tout le monde. Mes conditions, à
ce qu'il paraît, ne plurent aucunement au ministre de la justice, car je
n'entendis plus parler ni de M. Houdin ni de lui.
Le plus remarquable, certes, de ces entremetteurs royaux fut M. Coghen,
négociant ou banquier, et avec lequel cependant j'aurais perdu aussi peu de
temps qu'avec les autres, si, se croyant fondé à insister, il ne m'eût révélé,
pour que je l'écoutasse plus favorablement, (page 46) un fait qui m'étonna au-delà de toute expression. «
Pourquoi, me dit-il, reculer devant le gage de concorde et de paix que je
sollicite auprès de vous dans l'intérêt du gouvernement, du pays, de vos
compatriotes et dans votre propre intérêt, si de votre seul mouvement vous avez
vous-même, il y a quelque temps, demandé au roi, par une
supplique qui m'a été communiquée, d'aller passer six semaines chez vous ? Ce
que, poursuivit-il, vous désiriez pour six semaines vous sera accordé pour tout
le temps qui vous reste encore à passer sous les verrous, et vous ne serez pas
plus déshonoré pour avoir exprimé ce dernier vœu que le premier. »
Je le laissai parler jusqu'au bout, car cette révélation m'avait frappé
de stupeur. Je niai crûment ce qui était en effet un infâme mensonge ; mais je
n'en voulus en aucune manière à M. Coghen, qui ajouta foi plutôt à ce qu'il
avait vu dans les bureaux du ministère qu'à mes paroles : M. Coghen, comte futur,
ne devait pas me connaître alors, et il ne pouvait pas plus me comprendre
qu'aujourd'hui.
Ce qui seul m'importait à moi, c'était de découvrir qui avait aussi lâchement
abusé de mon nom, contrefait mon écriture, et commis le faux de signer à ma
place. Avait-on voulu se rendre utile au roi à son insu ? ou le roi avait-il
imposé à quelqu'un (page 47) de ses
valets ce genre de service ? Ce qui me faisait pencher pour cette dernière
supposition, c'est qu'on n'avait pas osé pousser cette turpitude jusqu'à
répondre à ma prétendue requête : il était cependant de devoir et de forme
qu'on le fit, et on n'avait pas manqué d'assurer à M. Coghen qu'on l'avait
fait. Quoi qu'il en soit, je rédigeai un mémoire au roi, dans lequel je
lui demandai catégoriquement communication de la pièce en question, qu'un
faussaire, disais-je, avait fabriquée pour me salir et me
perdre, de connivence, ajoutais-je, avec le ministère de la justice ou la
secrétairerie d'Etat, où avait été supprimée la réponse que le roi y avait
faite, parce qu'on y savait bien que j'aurais toujours désavoué, comme je
désavouais formellement, le contenu de ce recours en grâce et la signature dont
il était revêtu.
Le plus difficile était de faire parvenir mon mémoire sans qu'il passât
par les bureaux des ministères que j'accusais. J'en chargeai M. l'abbé Van Bommel, qui alors jouait le catholique réformateur pour
essayer de servir le clergé courtisan, les nobles serviles et le gouvernement
hollandais, et qui depuis, évêque de Liége, sert réellement les mêmes prêtres
ambitieux, la même noblesse adulatrice, mais auprès du gouvernement belge. M.
Van Bommel me fit assurer que M. de Mey, ministre secrétaire d'Etat, avait nié (page 48) l'existence de la pièce ; que
le roi également avait soutenu n'en avoir jamais entendu parler. II ne me
restait plus alors à penser, sinon que M. Coghen avait voulu me tromper : je me
contentai de croire qu'il s'était trompé. Lors de la révolution, lorsque M.
Coghen eut mis à la disposition du gouvernement provisoire ses connaissances en
matière de finances et son zèle patriotique, je lui rappelai l'anecdote de ses
visites à la prison et de ma soi-disant supplique au roi déchu. Il m'affirma de
nouveau, et sur l'honneur, qu'il avait vu et lu la pièce signée de mon nom. M.
Coghen n'avait plus à cette époque d'intérêt à me mentir ; il en avait un grand au contraire à me dire toute la vérité : j'en
conclus que l'on m'avait ourdi une trame de cour, qu'un ou deux ministres en
avaient été les complices, et probablement le faussaire en faveur, le comte
florentin Libri, dont je parlerai plus loin,
l'instrument. Quant à l'adroit prélat, je ne puis l'accuser que de
non-révélation, ce qui, dans l'espèce, où il ne s'agissait de rien moins que de
sacrifier un roi encore debout à un agitateur en prison, était pour M. Van Bommel plutôt une discrétion méritoire qu'un silence
coupable (Dans une des notes de M. Van Bommel
sur son sermon prononcé pendant le carême de
(page 49) Je reviens à ma brochure :
cette matière épuisée, je serai tout entier au récit des autres événements qui
me concernent.
A la fin d'octobre, je livrai aux presses ma pétition du 16 aux
états-généraux, pour qu'ils prissent l'initiative d'une loi qui me rendrait à
la liberté, et qui ne serait que la stricte conséquence de l'abolition,
légalisée cinq mois auparavant, du fameux arrêté-loi d'avril 1815, en
application duquel j'avais été condamné, et dont ma condamnation avait entraîné
l'abolition.
Le mois suivant (18 novembre) je publiai une Lettre de Démophile à M. Van Gobbelschroy,
sur les garanties de la liberté des Belges à l'époque de l'ouverture de la
session des états-généraux (1829 à 1830). Je ne faisais qu'y développer
l'idée (page 50) que j'avais
effleurée légèrement quelques mois auparavant dans mon Rapport d'un ministre
; savoir, que le haut fonctionnaire auquel je m'adressais, et pour qui je
conservais toute l'estime et tout l'attachement d'un ami, était au-dessous de
la tâche que lui imposaient les circonstances pour le bonheur du peuple belge
et le salut du roi. Je lui prouvai, ou plutôt je prouvai au public, que les
demi-mesures, les atermoiements, les tâtonnements n'étaient plus de saison ;
que la nation ne se laisserait plus prendre aux formes libérales, ni
tromper par des mots ; que l'union, à laquelle les injustices et les
actes d'oppression contre tous les partis avaient donné naissance, était
indissoluble aux finasseries comme à la violence ouverte ; que cette union
obtiendrait ce qu'elle voulait parce qu'elle le voulait pour tout de bon
et qu'elle ne voulait que ce à quoi elle avait droit ; qu'enfin le gouvernement devait dorénavant mettre autant de vigueur et de
franchise à satisfaire tous les partis n'ayant plus qu'un vouloir et qu'une
voix, qu'il avait mis jadis d'abandon et de ruse pour semer la division,
organiser la discorde, flatter les uns, intimider les autres, promettre aux
plus exigeants, endormir les plus faibles, corrompre et tromper tout le monde.
« Le peuple veille, disais-je, et cela suffit pour son salut. Il arrivera à son
but par les chambres, ou sans les (page
51) chambres, ou même malgré les chambres, si ses mandataires ne se
montrent pas dignes de lui. » C'était la première fois que mon langage pouvait
sembler révolutionnaire : je ne voulais cependant qu'effrayer ; car j'espérais
toujours une réforme pacifique, et j'aimais mieux l'ajourner que de risquer de
l'ensanglanter et peut-être même de la compromettre.
Cet écrit fut suivi d'une Lettre de Démophile
au roi, sur le nouveau projet de loi contre la presse et le message royal qui
l'accompagne (20 décembre.) J'y pris un ton plus grave à la fois et plus
sévère. Mon épigraphe était le serment du roi d'observer la loi fondamentale,
et celui du peuple de recevoir le roi en vertu de cette loi même ; mon début,
l'annonce d'une catastrophe inévitable et prochaine si le chef de l'Etat
continuait à se laisser tromper et égarer et persistait dans le système qui le
perdait sans retour. Je repoussai avec indignation, au nom de la Belgique, les
prétentions ministérielles de ne voir dans la loi fondamentale qu'une modification
de la monarchie pure et de gouverner les Pays-Bas paternellement.
J'accusai directement les ministres d'être des factieux qui, eux et non pas
nous comme ils auraient voulu le faire croire, troublaient réellement l'ordre
public et la bonne harmonie des citoyens, qui provoquaient à la révolte et
finiraient par opérer une révolution. Je (page 52) rappelai de nouveau sur les griefs des Belges contre le
gouvernement hollandais, et principalement sur la liberté d'enseignement, celle
de la presse et la responsabilité ministérielle, ce que j'avais si souvent dit
et imprimé ailleurs. Un formulaire gouvernemental contenant la profession de
foi du servilisme le plus passif avait été imposé à la signature de tous les
agents du pouvoir, comme condition sine qua non de la confiance du roi
et de la conservation de leurs places ; je taxai les ministres d'insolence et
de calomnie pour avoir osé nommé le message qui contenait ce formulaire message
royal, et pour avoir dit qu'il exprimait les opinions propres du
roi. Je déclarai que quiconque y adhérerait n'avait ni foi ni loi. M. de
Muelenacre, qui, au congrès constituant, après la
révolution, chercha le premier à s'opposer au peu de bien que, pouvoir
révolutionnaire, j'aurais peut-être pu faire encore ; M, de Muelenaere, tour à
tour gouverneur d'une province de l'Etat indépendant de Belgique et ministre de
Léopold, roi des Belges protocolisés ; M. de Muelenaere,
dis-je, alors encore procureur du roi Guillaume à Bruges, et pour ne pas perdre
les émoluments de cette place, adhéra pleinement, entièrement, sans restriction
et cordialement, je lui fais cet honneur, au message de son maître qui voulait
bâter, museler et exploiter les Belges, et, de peur (page 53) qu'elle ne devint séditieuse, étouffer toute opposition
quelconque, fût-ce dans le sang ! M. de Muelenaere promit la répression
scrupuleuse des abus de la presse, une fidélité inviolable à Guillaume, et toute
l'énergie et la fermeté requises contre les criminelles tentatives des
malveillants. M. de Muelenaere, je le répète, est tantôt gouverneur, tantôt
ministre pour Léopold.
Enfin, et c'est là le passage le plus remarquable de ma Lettre, j'abordai
franchement la question de la séparation des deux peuples dont le congrès de
Vienne avait si malencontreusement voulu faire une seule nation. Si, dis-je au
roi, pendant que nous prouvons tout notre attachement à la loi fondamentale qui
nous lie à vous, si les ministres déchirent jusqu'aux derniers feuillets de
cette loi et en foulent aux pieds les lambeaux, nous aussi nous finirons par
rompre un pacte qui ne peut pas nous obliger seuls ; nous reprendrons notre
indépendance : Belges et Bataves alors régleront, chacun chez eux, leurs
opinions, leurs cultes et leurs écoles, garderont leurs langues, leurs
habitudes et leurs mœurs, favoriseront leur agriculture, leur industrie ou leur
commerce comme ils l'entendront ; et tous seront d'autant plus étroitement unis
sous un même chef, qu'ils auront cessé d'être confondus dans un supplice
commun. « Voilà, (page 54) c'est
ainsi que je terminai, voilà ce que les Belges voudraient ne jamais devoir dire
à leurs concitoyens du nord ; mais ce qu'ils leur diraient sans hésiter, si les
ministres imprudents qui depuis longtemps provoquent ce langage sévère, nous
l'arrachaient enfin malgré nous, en jetant à terre la manteau de la loi sous
lequel nous avons jusqu'ici respecté leurs haillons dégoûtants et leur
misérable nudité. » II paraît que cependant personne en Belgique ne vit les
choses du même œil que moi, puisque ce ne fut que neuf mois après, et forcés
par une insurrection populaire victorieuse depuis trois semaines, que les faiseurs,
alors à la tête des affaires, articulèrent timidement l'idée d'une
séparation parlementaire et administrative que j'avais si nettement et si
positivement énoncée du fond de ma prison, et adressée à Guillaume lui-même
encore dans toute sa force et déjà irrité contre moi.