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« Révolution belge de 1828 à
1839. Souvenirs personnels », par Louis DE POTTER (Bruxelles, Meline, Cans et compagnie, 1839)
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Je prends parti. - Ignorance des
agents du pouvoir. - Mon emprisonnement. - Les assises. - J'attaque au lieu de
me défendre. - Condamnation. - Emeute.
(page 20) Mon premier progrès
fut de bien distinguer les hommes des doctrines qu'ils professaient, et, tout
en condamnant celles-ci, de ne pas mettre pour ce seul motif ceux-là hors du
droit commun. Un second progrès fut tout naturellement la conséquence de celui
qui l'avait précédé : il consista à ne plus admettre de culpabilité personnelle
comme résultant de la profession de doctrines, quelque mauvaises d'ailleurs qu'elles me parussent et même qu'elles fussent en effet. Je
manifestai cette modification importante de mes idées dans un article que je
fis insérer au Courrier des Pays-Bas. J'y disais que le
jésuitisme n'est pas un crime prévu par la loi et par conséquent punissable
devant elle ; que le nom, les habits et le caractère même de jésuite ne
constituent pas un coupable ; que la justice humaine ne peut (page 21) prononcer ni sur des opinions ni
sur des abstractions, mais seulement sur des faits, et que, quand des actes
réellement incriminables sont dénoncés devant elle, elle doit se tenir en garde
contre toute acception de personnes et ne condamner que celui qui le mérite,
jésuite ou non. J'y insinuais que le gouvernement avait peut-être voulu catégoriser
pour perdre les oppositions de toutes les couleurs à la fois, en en faisant
un seul faisceau, étiqueté jésuites ; et je conseillais, si cette
supposition avait quelque fondement, de suivre son exemple, en catégorisant à
notre tour les souteneurs QUAND
MÊME... du gouvernement, sous le nom de ministériels ; et
j'invoquais contre eux, non pas la résistance matérielle, encore moins la
violence d'agression, mais uniquement l'opinion publique, en ces termes qui,
plus tard, devinrent les mots d'ordre de tous les amis de la liberté belge : Honnissons,
bafouons les ministériels !
Le gouvernement avait laissé passer des attaques bien plus virulentes
dans la forme que n'était la mienne. Mais sentant toute la portée de celle-ci,
il crut devoir sévir. Le Courrier des Pays-Bas fut
incriminé. C'était un commencement d'action. Je résolus sans hésiter d'y donner
suite, pour que ce devint une action réelle, et une action où mes efforts, mes
sacrifices, mes peines, mes blessures, produiraient (page 22) quelque bien pour ceux contre qui le pouvoir engageait une
guerre à mort. Je me déclarai, par une lettre insérée au Courrier, l'auteur
de l'article inculpé ; ce qui, selon l'interprétation hollandaise de la loi sur
la presse, ne mettait aucunement l'imprimeur, éditeur du journal, hors de
cause, mais ce qui seul pouvait faire d'un procès ordinaire une affaire
politique propre à mettre nos griefs et nos droits sous leur véritable jour.
Cité à comparaître devant le juge d'instruction, je fis tous mes arrangements,
préparai mon paquet pour la nuit, fis mes adieux à ma mère, à ma femme et à mon
jeune enfant, et, après quelques demandes du juge et mes réponses, toutes
également fort insignifiantes, j'allai, comme je l'avais prévu, coucher en
prison.
C'était le 15 novembre 1828. Quelques jours de retraite et les nouvelles
que je recevais du dehors, car, outre ma mère et ma femme, mes nombreux amis
obtinrent assez facilement la permission de me voir, me firent bientôt
connaître le véritable état des choses. Le gouvernement était au repentir
d'avoir fait du bruit de ce qui, sans cela, n'aurait peut-être été remarqué de
personne ; au lieu d'un journal à réprimer, il s'exposait de gaieté de cœur à
avoir tout un parti à combattre : cependant il ne voulait pas reculer ;
seulement il aurait lui-même atténué les conséquences (page 23) de sa démarche, et dans quelques semaines tout eût été
oublié. Ce n'était nullement là mon intention. Un seul coup d'œil jeté autour
de moi suffit pour me convaincre que, jusqu'à un certain point du moins, je
serais compris et soutenu par mes compatriotes. D'ailleurs le gant m'avait été
jeté ; ce m'eût paru une lâcheté que de le laisser par terre ; on m'avait
provoqué et fait monter sur la brèche ; je ne crus point devoir consentir
débonnairement à en descendre, et je me préparai plus encore à l'attaque qu'à
la défense.
Le 19 décembre, je comparus devant la cour d'assises, où je fus
transporté en voiture, sous la garde de quatre gendarmes, malgré mes protestations
contre la violence qu'on faisait à ma volonté, qui était de m'y rendre à pied.
Je devais, avant toute autre chose, chercher à élargir le cercle dans lequel le
ministère public voulait resserrer les débats. A cet effet, avant l'ouverture de ceux-ci, je demandai : 1° la publicité entière
de l'audience, que les arrêtés royaux avaient rendue illusoire sous plusieurs
rapports, et entre autres en ordonnant illégalement le huis clos pour
l'audition des témoins ; 2° la garantie du jury, que d'autres arrêtés royaux
nous avaient enlevé de même ; 3° l'emploi de la langue française, que toujours
des arrêtés royaux avaient proscrite, au mépris de (page 24) nos droits constitutionnellement reconnus dans la loi
fondamentale. Mes avocats, MM. Van de Weyer et Van Meenen
(aujourd'hui celui-ci premier président du tribunal suprême, celui-là
ambassadeur à Londres pour le royaume de Belgique !), posèrent des conclusions
qui furent rejetées par arrêt. Dès lors tout avait changé de face. De simple
journaliste imprudent, je m'étais fait séditieux, pour parler la langue du
pouvoir, et même aspirant révolutionnaire ; et je m'aperçus que je n'en serais
plus quitte pour une simple amende, comme les juges-commissaires avaient reçu
les instructions de m'infliger.
Malgré l'arbitraire évident de tout ce qui avait rapport à mon affaire,
le gouvernement voulait cependant conserver les apparences de la légalité. Je
fus à cet effet reconduit le lendemain aux assises par huit gendarmes, et la
formalité des débats fut reprise (20 décembre) ; ce ne fut qu'après qu'ils
eurent été clos que je fus admis à dire aussi quelques paroles. C'était là que
j'attendais mes adversaires : m'empressant de reporter la question sur son
véritable terrain, au lieu de chercher à disculper un
article de journal, je plaidai audacieusement en faveur du redressement de tous
les griefs dont se plaignaient les Belges et que j'énumérai, savoir : la
censure préalable, nommément celle des imprimeurs qui, constitués (page 25) responsables des écrits, ne
consentaient naturellement plus à rien publier qu'ils n'eussent auparavant
châtré de tout ce qui leur paraissait pouvoir les compromettre ; la
non-responsabilité ministérielle, ce qui faisait des Pays-Bas une monarchie
régie par le bon plaisir ; le défaut d'organisation légale et définitive du
pouvoir judiciaire, d'où résultait la dépendance des juges, véritables agents
passifs du gouvernement ; la privation du jury, dont l'intervention est le seul
moyen de conciliation entre l'opposition et le pouvoir, qui, sans lui, se font une
guerre aveugle et brutale ; le gothicisme des codes, et principalement du code
pénal, offrant encore beaucoup de lois déraisonnables et inhumaines, nullement
en harmonie avec les lumières du siècle et le perfectionnement de l'humanité ;
la proscription de la langue française, violation du droit naturel de tous, et
véritable confiscation à l'égard de plusieurs pour lesquels l'imposition, à un
âge avancé, d'un idiome nouveau était une condamnation au silence absolu et
partant à la misère ; le monopole de l'enseignement, dont le gouvernement
faisait un moyen de préparer les générations futures, à l'acceptation passive
de son despotisme ; la violabilité, en
un mot, de tous les droits politiques, civils et naturels, qui, bien que
garantis par la loi fondamentale, nous étaient (page 26) enlevés pièce à pièce par des arrêtés royaux, et ne
laissaient subsister de cette loi fondamentale jurée par le roi, qu'un simple
nom, une lettre morte, sans force et sans valeur.
Ce discours fut écouté, même par les juges, dans un silence religieux,
puis couvert par le public d'une triple salve d'applaudissements. La salle
était comble, et j'appris ensuite qu'au dehors et jusque dans les rues
adjacentes, malgré la pluie qui tombait, il n'y avait pas moins de monde
attendant avec anxiété le jugement qui allait être prononcé. La délibération
fut longue : il paraît même que le président, n'osant prendre sur lui de fixer
la peine, envoya demander les ordres du maître. Ils furent dictés par la colère
; et la cour étant rentrée en séance, le président lut d'une voix altérée
l'arrêt qui, en vertu d'un arrêté royal de 1815, me condamnait, pour avoir cherché
à susciter la défiance et la désunion et à troubler le bon ordre, à mille
florins d'amende et dix-huit mois de prison. A peine ces derniers mots
eurent-ils été proférés, que la salle retentit des huées et des coups de
sifflet du public, auxquels bientôt répondirent ceux de tout le peuple. II me
serait aussi impossible de décrire ce moment d'effervescence, qu'il le fut
alors aux nombreux agents déguisés du pouvoir de le calmer. Je fus conduit hors
de l'enceinte par une porte (page 27)
dérobée qui menait au vestibule ; on m'y fit attendre à l'écart, tandis que le
public évacuait la salle et qu'à la faveur de l'obscurité les juges se soustrayaient
à la fureur populaire en fuyant à pied et par des issues secrètes. Comme on
s'aperçut que le peuple ne se laissait pas induire en erreur par les assurances
qu'on lui faisait donner à chaque instant que j'étais déjà retourné en prison,
il fallut bien finalement songer à m'y ramener en effet, et l'on me fit monter
dans une voiture introduite dans la cour, et où trois gendarmes se placèrent
auprès de moi. A peine avions-nous passé la porte, que les vociférations les
plus énergiques d'à bas le ministère ! à bas Van Maanen
! mêlées aux cris de vive de Potter ! firent une épouvantable
explosion autour de la voiture. Je l'avoue, ce fut là un des moments les plus
solennels de ma vie, et il me paya amplement, par l'espoir d'un meilleur avenir
pour ma patrie, des maux personnels que je m'étais attirés volontairement pour
le faire poindre.
Le tumulte allait croissant. Les chevaux ne pouvaient faire un pas, et je
sentis que l'on soulevait la voiture d'un côté pour la faire verser. Mes sbires
eurent peur, et l'un d'eux voulait même descendre : c'était fait de lui s'il
l'eût tenté ; je le retins, et mettant la tête à la portière, je demandai que
l'on me permit de donner l'exemple de l'obéissance à la loi, seul (page 28) moyen pour parvenir à réformer
les lois injustes et mauvaises. Aussitôt la voiture commença à marcher, mais
entourée d'une foule immense qui l'empêchait d'aller, sinon au pas, et
poursuivie du concert toujours plus explicite de bénédictions pour moi et de
clameurs contre mes adversaires. Au détour d'une rue une voix cria : Au
palais du roi ! Soit qu'on ne l'entendit point, soit qu'on ne fût pas
encore assez exaspéré pour s'en prendre directement au chef de l'État, nous
continuâmes à avancer vers l'hôtel du ministre de la justice, devant lequel il
fallait nécessairement passer pour rentrer à la prison. La voiture fut de
nouveau forcé à s'arrêter, et le nom de Van Maanen,
qui ce soir-là avait chez lui une brillante société, fut hurlé par des milliers
de citoyens, accompagné des épithètes les plus outrageantes. Ce dernier tribut
payé au plus acharné de mes persécuteurs, je repassai le guichet des
Petits-Carmes, et je remontai à ma chambre, salué des cris de vive de Potter
! qui assourdirent les oreilles ministérielles une partie de la nuit,
pendant que ses carreaux et ses meubles étaient brisés à coups de pierres et
que, s'il avait osé faire la moindre démonstration hostile, il était menacé
personnellement d'un traitement encore bien plus terrible.
Une anecdote qui, mieux que tout ce que je pourrais (page 29) dire, fait connaître l'esprit public de cette époque,
mérite d'être consignée ici : le président des assises qui m'avaient condamné,
M. Kersmaker, faisait régulièrement sa partie de
dominos à un des cafés les plus fréquentés de la ville. La première fois qu'il
y reparut après mon procès, les bons bourgeois, ses partenaires, lui
déclarèrent ouvertement que dorénavant il ne trouverait plus avec qui jouer. La
suite a prouvé qu'ils avaient bien jugé leurs compatriotes.