(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1871-1872)
(Présidence de M. Thibaut.)
(page 995) M. de Borchgrave procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.
M. Wouters donne lecture du procès-verbal de la précédente séance ; la rédaction en est approuvée.
Il présente ensuite l'analyse suivante des pièces adressées à la Chambre :
« Les sieurs De Saegher, Perninck et autres membres de la société dite : Vooruit, à Bottelaere, demandent que la loi réglemente l'usage de la langue flamande ou française dans toutes les affaires judiciaires et devant tous les tribunaux. »
« Même demande des sieurs de Hovre, Remy et autres membres de la société dite : Jong- en Leerzuchtig, à Bottelaere. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Par dépêche en date du 1er mai, M. le ministre de la justice transmet, avec les pièces de l'instruction, deux demandes de naturalisation. »
- Renvoi à la commission des naturalisations.
« Par messages en date du 1er mai,- le Sénat informe la Chambre qu'il a donné son adhésion aux projets de loi :
« 1° Portant augmentation du personnel des tribunaux de première instance de Bruxelles et de Nivelles ;
« 2° Qui autorise le gouvernement à renouveler le contrat de la compagnie des Lits militaires. »
- Pris pour notification.
« M. Allard, retenu par une indisposition, demande un nouveau congé. »
« M. David et M. Vanden Steen, empêchés, demandent un congé d'un jour. »
- Ces congés sont accordés.
Les sections de mai se sont constituées comme suit.
Première section
Président : M. Kervyn de Volkaersbeke
Vice-président : M. Lefebvre
Secrétaire : M. Hermant
Rapporteur de pétitions : Van Outryve d’Ydewalle
Deuxième section
Président : M. Lelièvre
Vice-président : M. Visart (Léon)
Secrétaire : M. Drion
Rapporteur de pétitions : Berten
Troisième section
Président : M. de Smet
Vice-président : M. Van Iseghem
Secrétaire : M. Magherman
Rapporteur de pétitions : Van Hoorde
Quatrième section
Président : M. de Macar
Vice-président : M. Le Hardy de Beaulieu
Secrétaire : M. d’Andrimont
Rapporteur de pétitions : Defuisseaux
Cinquième section
Président : M. Julliot
Vice-président : M. Van Overloop
Secrétaire : M. Vanden Steen
Rapporteur de pétitions : Vander Donckt
Sixième section
Président : M. De Lehaye
Vice-président : M. Biebuyck
Secrétaire : M. Pety de Thozée
Rapporteur de pétitions : de Clercq
M. Muller. – J’ai l’honneur de déposer le rapport de la commission qui a examiné la proposition de loi de MM. David et d Andrimont, tendant à la réunion des hameaux de Dolhain-Baelen et de Limbourg.
M. Vermeire. - J'ai l'honneur de déposer le rapport de la commission d'industrie sur la pétition de la chambre de commerce et des fabriques d'Anvers demandant que la loi du 22 décembre 1871, relative à la libre entrée des denrées alimentaires, soit prorogée jusqu'au 1er janvier 1873.
M. Guillery. - J'ai l'honneur de déposer le rapport de la commission des naturalisations sur une demande de naturalisation ordinaire.
- Ces rapports seront imprimés et distribués et mis à la suite des objets à l'ordre du jour.
M. le président. - La parole est continuée à M. Frère.
M. Frère-Orban. - La Chambre a remarqué le grand travail auquel s'est livré l'honorable M. Demeur dans le but de rechercher quelle est la somme que le gouvernement doit laisser dans les mains de son (page 996) caissier et de déterminer ainsi quel est le fonds disponible qui peut être placé en valeurs productives.
Ses recherches ont été fort étendues. L'honorable membre a fait un travail long et fatigant. Il a additionné de longues colonnes de chiffres pour découvrir quelle était jadis l'encaisse dont l'Etat avait besoin pour faire face à ses services. Il a scruté à ce point de vue les opérations de la Société Générale et a comparé des situations qui n'ont aucune analogie entre elles.
Je crois, quelque reconnaissance que nous devions à l'honorable membre pour s'être donné cette peine, que s'il avait bien voulu s'adresser à une personne au courant de ces sortes d'affaires, il aurait eu, en peu de mots, sans grande difficulté, la solution qu'il cherchait.
Le gouvernement a un caissier, le ministre des finances dispose sur ce caissier et il ouvre des crédits : rien de plus simple que de déterminer, par suite de ce fait, quelle est la somme nécessaire que le gouvernement doit laisser entre les mains de son caissier.
Seulement, s'il s'arrêtait là, il ne resterait rien puisqu'il a disposé de tout. Il doit donc laisser quelque chose en sus de ces crédits ouverts et des mandats créés. Puis, il ne faut pas se dissimuler que l'encaisse est disséminée dans 30 ou 40 caisses sur divers points du pays.
On peut, à l'aide de ces données, déterminer, en quelque sorte mathématiquement, quelle est, en moyenne, l'encaisse disponible du trésor.
Maintenant ces laborieuses recherches auxquelles l'honorable membre s'est livré avaient un double but : c'était de savoir, en premier lieu, quelle somme l'encaisse de l'Etat mettait ainsi à la disposition de la Banque, et, ensuite, quelle pouvait être l'influence de l'encaisse de l'Etat sur l'encaisse métallique de la Banque.
L'honorable M. Balisaux a exprimé une opinion qu'il est important de rencontrer. L'honorable membre nous à dit que s'il s'agissait de placer l'encaisse disponible du trésor en valeurs tirées de la Belgique sur l'étranger, c'est-à-dire par des industriels et commerçants de Belgique sur l'Allemagne, la France, l'Angleterre et autres pays, il applaudissait des deux mains à la proposition qui était faite ; mais que s'il s'agissait au contraire de valeurs tirées de l'étranger sur l'étranger, ce que l'on nomme communément le papier de haute banque, alors il protestait énergiquement.
Je comprends, messieurs, à un certain point de vue, que si ceux qui disposent sur l'étranger pour les marchandises qu'ils lui fournissent, étaient assurés, et par conséquent leurs banquiers surtout, d'un réescompteur qui s'appelle le trésor et qui ferait ses opérations par l'intermédiaire et aux risques et périls de la Banque, ce serait une chose qui nous serait éminemment profitable. On ferait opérer dans tous les pays étrangers à l'aide de cet intermédiaire assez respectable qui s'appelle la Banque.
Mais si on devait procéder de la sorte, je protesterais incontinent à mon tour et je demanderais la suppression de la faculté qu'on veut accorder au gouvernement.
Vous comprenez parfaitement que les dispositions de ce genre, quelque sécurité qu'elles présentent, quelque bonnes que soient ces valeurs, n'offriraient, dans le portefeuille de l'Etat, aucune des garanties de la nature de celles que nous cherchons.
A la moindre crise, indépendamment de la difficulté d'opérer ces recouvrements sur les places étrangères, ces valeurs pourraient être tout à fait stériles dans les mains de l'Etat.
Que cherchons-nous ? Nous voulons que l'Etat ait une encaisse dont il puisse disposer dans les circonstances exceptionnelles, extraordinaires ; et nous la plaçons en valeurs productives. Mais il faut que ces valeurs soient d'une nature toute spéciale, qu'on soit assuré de leur prompte réalisation, quels que soient les événements.
Or, c'est ce qui arrive avec le papier dont nous nous occupons ; c'est ce papier que prend actuellement la Banque, c'est ce papier, qui, muni de la signature des Rothschild, des Hope, des Baring ou d'autres maisons du même ordre, devient un titre considéré comme de l'or en barre.
C'est là ce qu'il faut à l'Etat ; c'est également ce qu'il faut à la Banque, pour réaliser, en cas de crise, les valeurs qu'elle a dans son portefeuille, afin de faire servir au profit du pays les capitaux qu'elle avait placés, et qui se trouvent à l'étranger.
Je suis persuadé, sans avoir consulté l'honorable ministre des finances, que c'est la réponse qu'il fera l'honorable M. Balisaux.
M. Malou, ministre des finances. - Avec un petit tempérament.
M. Frère-Orban. - Soit ; je ne m'opposerai pas au petit tempérament s'il peut ramener M. Balisaux à l'opinion de M. le ministre des finances.
Quant au second but que l'on a en vue, il me paraît inutile de démontrer que placer une partie quelconque de l'actif disponible de la Banque en valeurs étrangères, ne peut changer les conditions de l'encaisse, puisque l'on se borne à faire ce qui se fait déjà, à cette différence, qui est toute l’innovation, que le profit, au lieu de rester à la Banque, appartiendra désormais à l'Etat.
Eh bien soit, nous dit-on ; mais il n'est pas nécessaire que la Banque fasse 14 ou 15 p. c. de bénéfices et si l'on peut réduire ses bénéfices en laissant une encaisse plus productive, on le doit, car, dit l'honorable M. Dansaert : « C'est le travail national qui a fourni les moyens financiers de la Banque par la circulation gratuite qu'il a assurée aux billets émis. » Je commence par déclarer que s'il y a un moyen légitime de réduire les profits de la Banque, de mettre un frein à ces profits, je serai très disposé à l'admettre et cela par une considération qui me paraît dominer ici : pour éviter des récriminations contre la Banque. Après tout, si son capital continuait à produire un intérêt suffisant, il n'y aurait pas grand mal.
Mais je relève d'abord l'erreur dans laquelle me paraît verser l'honorable M. Dansaert.
L'honorable membre souscrit, je suppose, des billets à ordre, des lettres de change, ou bien il les revêt de son endos ; or, quand on voit sur une de ces valeurs la signature de M. Dansaert, qui est honorable et solvable, on dit : Je prends ces valeurs, et on les passe même de main en main exactement comme de la monnaie.
On se libère, on acquitte des obligations à l'aide de cet engagement souscrit par l'honorable M. Dansaert. Mais si on disait à l'honorable M. Dansaert : C'est le travail national qui vous a fourni les moyens financiers de faire vos opérations, il hausserait les épaules. Et tous, nous dirions avec lui : ce n'est pas le travail national qui m'a valu cela, c'est parce que je suis honorable et solvable qu'on a pris les billets qui étaient revêtus de ma signature. Et cette solvabilité et cette confiance, je les dois à mon travail personnel, et pas du tout au travail national. J'ai usé de mon crédit ; je le dois à ma solvabilité. Eh bien, c'est absolument et identiquement la même chose pour la Banque Nationale. Quelle différence pouvez-vous voir entre l'un et l'autre cas ? Il n'y en a pas.
La Banque a souscrit une obligation qui s'appelle un effet payable au porteur et à vue et, comme on a une confiance absolue dans la Banque, on accepte ses billets ; dans ce cas, c'est le crédit de la Banque qui est en circulation, comme ce serait, dans l'espèce que je viens d'indiquer, le crédit personnel de l'honorable M. Dansaert.
Maintenant, les profits dont on parle diffèrent-ils de ceux qu'on fait dans des opérations de ce genre, bien entendu lorsque l'opération réussit, car on ne voit jamais que les opérations heureuses ? On ne voit jamais que ceux qui parviennent à monter au haut du mât de Cocagne ; quant à ceux qui se rompent le cou ou qui tombent mutilés au pied du mât, il n'en est pas question.
La Société Générale n'a-t-elle pas donné à ses actionnaires des bénéfices semblables à ceux qui ont été distribués par la Banque Nationale, et même des bénéfices encore plus considérables ? Incontestablement. La Banque Liégeoise ne se trouve-t-elle pas dans le même cas ? L'honorable M. Dansaert n'a-t-il pas fait honneur à l’Union du Crédit de Gand d'avoir donné 14 p. c. à ses associés ? Tous les jours on nous envoie des comptes rendus de banques existantes dans ce pays et qui donnent à leurs actionnaires des bénéfices aussi élevés ou plus élevés que ceux que distribue la Banque Nationale !
M. Boucquéau. - Comment peut-on comparer ces choses-là ? C'est absolument comme si vouliez comparer le revenu de la terre à celui d'une industrie très dangereuse.
M. Frère-Orban. - Nous verrons si le public ne juge pas comme moi et comment il classe les actions des divers établissements de crédit.
Nous supposons, pour le moment, l'action telle qu'elle était à sa valeur nominale et le bénéfice calculé de 14 ou 15 p. c. sur cette valeur primitive.
Ce qu'il faut considérer, c'est ce que ferait la Banque Nationale si elle avait ses 50 millions libres ; mais on lui dit : Vous ne ferez pas tout ce que vous voudrez, vous ne ferez pas certaines spéculations, vous vous bornerez à certaines opérations déterminées.
Il faut aussi examiner comment ces actions se placent dans le commerce ; si l'on ne s'occupe que des actionnaires primitifs, de ceux qui ont acquis les actions au prix de 1,000 francs, il est parfaitement vrai qu'ils en retirent un intérêt de 14 p. c, mais les actions qui étaient aux mains des fondateurs ont passé toutes dans les mains du public ; elles ont été successivement capitalisées à 5, 6, 7 p. c. selon les temps ; le public a trouvé que c'était un excellent placement qui offrait moins de risques que le placement dans une banque ordinaire, et qui s'opérait dans de meilleures conditions, grâce à l'avantage que présentent la circulation de la Banque Nationale et la nature de ses opérations.
(page 997) On a donc capitalisé l’action qui se vend sur le pied de 5, 6, 7 p. c. ; quand on parle de 14 ou 15 p. c., on ne considère que les actionnaires primitifs, car les possesseurs actuels ont un intérêt très modéré. Il est aujourd'hui parfaitement constaté, d'ailleurs, que les banques libres donnent souvent plus de profits que les banques d'émission.
En Angleterre, les banques ordinaires qui n'ont pas d'émission distribuent des sommes plus considérables que la Banque d'Angleterre.
Il y a quelques années, un actionnaire de la Banque d'Angleterre se plaignit vivement de ce que le dividende ne fût pas plus élevé ; il fit remarquer que les joint-stock banks distribuaient 17 p. c. et jusqu'à 20 p. c, et il prétendait que la Banque d'Angleterre devait en faire autant.
La banque connue sous le nom de London and Westminster Bank, qui n'a souffert dans aucune crise, établissement colossal qui reçoit des dépôts énormes et n'a pas d'émission, a donné régulièrement 25 et jusqu'à 50 p. c. à ses actionnaires.
Il fut répondu à cet actionnaire : « qu'il n'y avait pas d'analogie ; que la Banque d'Angleterre, comme banque d'émission, était obligée par sa charte à tenir une plus grande réserve métallique en proportion avec ses dettes, que les banques dont il était question ; que, tandis que ces dernières ne tiennent en caisse que tout juste ce qui est nécessaire aux besoins journaliers, et placent leur capital et les dépôts qu'ils reçoivent, d'une manière productive, quoique toujours disponible, la Banque d'Angleterre, pour qu'elle remplisse ses devoirs envers le pays, doit tenir une très forte proportion de ses fonds improductifs ; que la sécurité de la circulation en dépend, ainsi que les opérations du commerce qui doit toujours pouvoir trouver chez elle la quantité d'espèces qui lui est nécessaire. »
Et voilà les raisons qui font que les banques libres sont souvent plus productives que les banques d'émission.
C'est, en effet, la Banque d'Angleterre, comme ici la Banque Nationale, qui permet à toutes les autres banques qui sont en dessous d'elle de disposer de tous leurs capitaux, d'en tirer profit, de n'avoir pour ainsi dire aucune espèce de réserve métallique et de trouver dans le réescompte de leurs valeurs le moyen de faire face à tous leurs engagements.
En tout temps, messieurs, le public qui ne voit pas les services rendus mais qui voit les bénéfices réalisés, le public qui voit qu'en émettant des promesses on peut gagner une somme considérable, et qui trouve qu'un morceau de papier ne coûte presque rien, le public qui ne voit pas les charges mais qui suppute les bénéfices, qui compte ce que l'actionnaire de la Banque a reçu et non les avantages que la Banque a procurés au trésor et à la communauté, est très porté à attribuer une influence exagérée aux avantages qui résultent de l'émission, aux avantages qui résultent de la circulation du papier.
Lès critiques qui se font entendre ici se font entendre également ailleurs ; elles se sont produites en Angleterre notamment à une certaine époque, et il n'en est plus guère question aujourd'hui. Le parlement a demandé et on lui a soumis un compte officiel dressé par ordre de la chambre des communes, établissant « le compte des bénéfices réalisés par la Banque d'Angleterre par l'émission de ses billets, ses fonctions de caissier de l'Etat et de gérant de la dette publique. »
C'est ce que nous avions à faire pour la Banque Nationale.
Eh bien, messieurs, j'ai fait dresser, d'après les mêmes bases, un calcul qui va vous rendre compte des bénéfices obtenus par la Banque Nationale à l'aide de sa circulation et de la disponibilité des fonds du trésor. Vous verrez que par des procédés différents je suis arrivé à des résultats identiques à ceux qui ont été signalés hier par mon honorable ami, M. Pirmez.
Je vais prendre, messieurs, la période la plus défavorable à la Banque : la dernière période décennale, pendant laquelle la circulation a été la plus considérable et l'encaisse du trésor la plus élevée. Il y a peu de probabilité même que cette encaisse continue à être aussi élevée parce qu'il est peu probable que, dans le même espace de temps, on fera autant d'emprunts qui viendront s'ajouter aux excédants de recettes qui constituent l'encaisse de l'Etat.
Je prends donc cette situation :
La circulation moyenne des dix années de 1862 à 1871 s'élève à 141,144,060 fr.
La moyenne du compte du trésor, après déduction du montant des mandats et des crédits ouverts, s'élève, pour cette période, à 42,133,060 fr.
Ensemble, 183,277,120 fr.
A déduire un tiers pour constituer la réserve métallique, 61,092,375 fr.
Reste 122,184,747 fr.
Si l'on prend les bénéfices réalisés pendant cette période décennale, on trouve que le capital moyen de 122,184,747 a donné, proportionnellement au bénéfice total, un bénéfice brut de 3,221,847 francs.
Que faut-il déduire de cette somme ?
Il faut en déduire la part proportionnelle afférente aux frais généraux, qui, d'après le compte rendu de l'exercice 1871, s'élève à 25 p. c, soit 741,714 francs. Restent 2,483,135 francs.
(erratum, page 1026) Il faut en défalquer ensuite 3 p. c. des bénéfices attribués à l'administration, 74,493 fr. 99 c ; deux tiers du dixième de la somme des effets restés en souffrance, soit 51,900 francs ; deux tiers du dixième de la patente, qui a atteint, en dix ans, le chiffre de 749,286 fr. 10 c. soit 49,952 fr. 40 c. Ces trois sommes réunies s’élèvent au chiffre de 176,376 fr. 39 c. à déduire. De telle sorte qu'il ne reste comme bénéfice net que 2,306,786 fr. 61 c.
Maintenant, quelles sont les charges ? Qu'est-ce que la Banque fait pour l'Etat, pour le public, de divers chefs ? Voilà ce que nous devons rechercher. Car évidemment c'est le prix de la concession qui lui est faite. Eh bien, l'Etat a d'abord reçu sa part des produits qui lui est attribuée par la loi. Ceci représente, pour la période décennale de 1862 à 1871, par année, une somme de 428,696 francs.
On a donné depuis lors une extension très considérable au service du caissier de l'Etat.
Il est beaucoup plus important qu'il ne l'était à l'époque où le service était fait par la Société Générale.
Les recettes et les dépenses ont été beaucoup plus élevées ; donc si l'on voulait rémunérer proportionnellement le service du caissier de l'Etat, il y aurait lieu d'élever notablement ce que l'on payait autrefois.
Je prends simplement la somme qui était allouée à la Société Générale, soit 283,000 francs.
Un nouveau service a été confié à la Banque ; c'est une partie du service de la dette publique, qui engage la responsabilité de la Banque, qui place sous sa garantie 90 millions de valeurs. Elle est obligée de faire le service de la conversion des titres nominatifs en titres au porteur et réciproquement ; on peut estimer la dépense effectuée à 106,200 francs.
D'autres charges encore ont été imposées à la Banque, également dans l'intérêt du public ; elle rend de nombreux services au Crédit communal, et elle doit faire gratuitement le service de la caisse d'épargne et de retraite.
C'est tout autre chose qu'un simple service de recettes et de dépenses ; cela est beaucoup plus onéreux, tellement onéreux, que si on voulait en charger un particulier, personne ne consentirait à l'entreprendre. Recevoir des millions en dépôts fractionnés pouvant descendre jusqu'à un franc, en passer écriture et en tenir une comptabilité complète, ce serait se ruiner.
Eh bien, nous allons appliquer à ce service le tarif qui réglait anciennement le service du caissier de l'Etat. Je veux rendre toute contestation impossible.
On devrait de ce chef et sur cette base attribuer à la Banque une somme d'ailleurs très modique de 16,000 francs.
On voit donc que si, d'une part, la Banque a profité en moyenne, pendant ces dix dernières années, d'un bénéfice de 2,306,786 fr. 61 c., résultant du concours des ressources puisées dans la circulation et la partie disponible du compte du trésor, cette somme a été absorbée par des charges qui s'élèvent au moins à 833,896 fr.
D'où il suit que, déduction faite des charges, le bénéfice pour la Banque se réduit à 1,472,890 fr. 91 c.
C'est là le seul profit que fait la Banque par les deux ressources que nous examinons. Or, la somme de 1,472,890 fr. 61 c. représente, et rien de plus, 3/4 p. c. du capital de 183,277,120 francs, montant de la circulation moyenne et de la moyenne du solde disponible du trésor.
Or, la circulation, comme nous l'avons vu, c'est le crédit même de la Banque ; il est favorisé dans une large mesure par l'admission des billets dans les caisses publiques ; voilà l'avantage que l'Etat procure et dont il est juste de faire la part. Quant à l'encaisse disponible du trésor, elle ne fructifiera plus désormais au profit de la Banque.
Cependant on a critiqué la convention faite avec la Banque et l'on a dit que les avantages qui lui avaient été accordés étaient trop considérables
Je pourrais négliger ce côté de la question. Ce n'est pas mon affaire. Je (page 998) n'ai pas à m'en occuper, et je suis persuadé que l'honorable ministre des finances ne sera nullement en peine de justifier la combinaison qu'il a proposée.
Mais il semble, à entendre certains orateurs, qu'on a fait à l'origine un cadeau magnifique à ceux qui ont constitué la Banque Nationale. L'honorable M. Balisaux a dit à ce sujet :
« Faut-il croire, messieurs, aux affirmations de l'honorable rapporteur de la section centrale quand il dit dans son rapport que longtemps les actions de la Banque Nationale n'ont inspiré qu'une médiocre confiance. Parmi les hommes les plus expérimentés du pays, beaucoup ne leur voyaient pas d'avenir.
« Voyons, messieurs, s'écrie M. Balisaux en lisant ces paroles : soyons sérieux. En 1850, il y avait comme aujourd'hui des hommes capables et expérimentés, il y en avait surtout dans les conseils d'administration de la Société Générale et de la Banque de Belgique.
« Eh bien, ces hommes expérimentés se disputaient les actions de la Banque Nationale...»
Eh bien, je vais apprendre à l'honorable membre ce qu'il ignore complètement : ce qu'il suppose avoir été si avidement recherché a été longtemps repoussé et après avoir été subi plutôt qu'accepté, tenu en très médiocre estime par la plus notable partie de ceux qui en étaient gratifiés. II a fallu vaincre une résistance des plus vives, des plus opiniâtres et très prolongée, comme le constate la correspondance qui repose au département des finances, pour arriver à constituer la Banque.
M. Balisaux. - Non pas pour leur faire prendre des actions, mais pour faire renoncer par la Société Générale au privilège qu'elle avait.
M. Frère-Orban. - Attendez un instant ; je vais mettre la réalité à la place de votre roman.
La conviction était alors proclamée et écrite, « qu'il n'y avait pas de place en Belgique pour une institution de ce genre » ; on n'avait aucune foi dans son avenir. J'étais considéré comme un esprit aventureux, imbu de théories qui devaient conduire le pays dans une voie périlleuse. J'avais la conviction, moi, que si l'on parvenait à séparer l'élément financier de l'élément industriel, confondus auparavant, on arriverait à faire une position qui serait à la fois excellente pour les établissements anciens et excellente aussi pour une institution nouvelle, dégagée alors des embarras et des complications qu'entraînent la direction et la responsabilité d'une multitude de vastes établissements industriels.
Cette conviction n'était pas très partagée. L'un des hommes les plus résolument opposés était le comte Meeus, gouverneur de la Société Générale, où il exerçait une influence prépondérante. Il a donné la preuve de la fermeté de ses convictions en prenant le moins possible d'actions de la banque à fonder ; - entendez-vous, M. Balisaux ? - en en prenant le moins possible et en s'en débarrassant le plus vite possible.
Il y avait 25 millions d'actions à partager ; à raison de son importance et de sa position, la Société Générale devait prendre tout au moins la moitié des actions ; elle n'en a pris que pour 10 millions.
M. Malou, ministre des finances. - Vos souvenirs sont incomplets sur ce point.
M. Balisaux. - Combien a-t-elle pris d'actions ?
M. Frère-Orban. - Dix millions.
M. Pirmez, rapporteur. - Et la Banque de Belgique quinze.
M. Balisaux. - Ils ont tout pris. La Banque Liégeoise n'en a pas voulu ; elle a préféré conserver son privilège.
M. Frère-Orban. - Jamais il n'en a été question.
M. Malou, ministre des finances. - Non, jamais.
M. Frère-Orban. - Cela est encore du pur roman.
M. Muller. - Elle s'en est plainte.
M. Frère-Orban. - Voici un fait qui est décisif sur ce point, qui montre combien la supposition de M. Balisaux est hasardée et qui prouve l'exactitude de l'assertion de l'honorable rapporteur de la section centrale. Dès l'année 1854, la Société Générale ne possédait plus une seule action de la Banque Nationale.
M. Demeur. - Elle avait revendu ses actions avec un bénéfice de 33 p. c
M. Frère-Orban. - Elle les a revendues avec une légère prime qui a varié, je crois, de 100 à 200 francs par action. S'il avait été dans la croyance générale, comme on le suppose aujourd'hui, que l'affaire était magnifique, splendide ; qu'elle devait avoir un merveilleux succès ; que, dans un temps donné, les actions de la Banque, aussi favorisées que celles de la Société Générale, devaient monter jusqu'à valoir 5,000 francs, on les aurait conservées et l'on aurait ainsi gagné 20 millions de francs.
L'incrédulité était si grande et si générale, à l'exception d'un certain nombre de personnes qui partageaient ma conviction, cette incrédulité était telle, que j'ai eu les plus grandes peines du monde à constituer l'administration de la Banque.
On croyait me rendre un service personnel en acceptant les fonctions d'administrateur ; beaucoup ont refusé. Mais aujourd'hui que l'on est en face d'un succès, en face d'une affaire réussie, on dit : C'est fâcheux ; les actionnaires ont trop reçu.
M. Balisaux. - Je ne vous accuse pas d'avoir donné trop. Je reproche au gouvernement de vouloir donner encore aux actionnaires de la Banque Nationale une somme de 14,500,000 francs.
M. Frère-Orban. - Nous allons y venir. Allons progressivement.
M. Balisaux. - Je vous demande pardon de vous interrompre.
M. Frère-Orban. - Oh ! ce n'est rien ; je ne m'en plains pas ; cela éclaire souvent le débat.
M. Malou, ministre des finances. - Ou cela l'allonge.
M. Frère-Orban. - L'honorable M. Balisaux, qui s'est manifestement trompé pour le passé, reproche donc au gouvernement les avantages qu'il propose de faire aux actionnaires. Il les estime même à 14,500,000 et il revient demander triomphalement que l'on verse cette grosse somme dans les caisses de l'Etat.
Je ne me plains pas que ce côté de la question soit examiné ; je pense même que c'est utile : on fait très bien de scruter d'une manière approfondie la situation quant aux avantages que l'on fait aux actionnaires. Mais tâchons d'être sérieux.
Lorsque l'honorable M. Balisaux dit : « L'action vaut intrinsèquement 1,800 à 1,900 francs, c'est le privilège que l'on paye 1,000 à 1,100 francs »... (Interruption.) Ce sont vos propres paroles, l'honorable M. Balisaux se trompe. Sans doute, l'espérance de voir se prolonger la durée de la Banque a une certaine valeur qui peut être escomptée ; sans doute, les profits éventuels que l'on peut espérer, si la Banque continue a prospérer, constituent encore une valeur qui peut être escomptée ; mais que l'on paye 1,000 ou 1,100 francs le prétendu privilège que nous connaissons et qu'à ce titre, l'Etat s'en attribue le prix, cela n'est évidemment pas soutenable. Il faudrait d'autres raisons pour se décider. L'action de la Banque ainvariablement suivi le taux des bénéfices, à toutes les époques ; elle a été capitalisée à 5, 6 et 7 p. c. selon les temps ; il y a dix ans, lorsqu'il n'était nullement question du renouvellement du contrat avec la Banque, lorsque personne ne s'en préoccupait, comment se capitalisaient les actions ? Mais comme, aujourd'hui, un peu plus, un peu moins, cela dépendait des circonstances ; les conditions étaient cependant bien différentes : ce n'était pas, comme on l'appelle, un privilège ou un monopole nouveau que l'on escomptait, il n'en était pas question. Lorsque l'on dit : Nous pouvons rembourser les actions à 1,700 ou 1,800 francs, liquider, en d'autres mots, la première affaire qui est arrivée à son terme, en constituer une nouvelle, prendre tout ou partie des actions nouvelles, les émettre au profit du trésor et réaliser un bénéfice de plusieurs millions ; on ne dit rien qui soit exorbitant en soi. Il n'y a rien à répondre au point de vue où se place l'honorable M. Balisaux.
L'honorable membre se place en face des actionnaires primitifs. Il leur dit : Vous avez payé une certaine somme : 1,000 francs pour l'action, 800 francs pour la réserve ; on vous remboursera ce que vous avez payé ; donc, vous n'avez pas à vous plaindre.
Mais l'honorable membre, en disant cela, n'a au fond rien dit ; les actionnaires primitifs sont aujourd'hui très rares. Presque toutes les actions ont passé successivement dans les mains du public.
Elles ont été achetées par une série de détenteurs nouveaux à 1,900, 2,800, 2,900 francs. Elles ont passé, par héritage, en mains tierces, dans les mêmes conditions. Manifestement, elles ont été données en partage, pour leur valeur, au taux de la Bourse.
Rembourser ces actions à 1,800 francs, qu'est-ce que cela signifie ? Sans doute, rigoureusement, on pourrait en venir à un acte pareil, qui serait cependant excessif. On pourrait dire aux actionnaires : Vous avez fait une mauvaise spéculation. Vous vous êtes trompés ; tant pis ! Vous avez cru que la durée de la Banque serait prolongée au profit de la même compagnie. Il n'en sera rien ! Je reconnais qu'en strict droit, il n'y a rien à répondre à cet argument. Mais, équitablement, est-ce possible ?
Voilà la véritable question qu'il faut poser.
M. Balisaux. - On rendra les spéculations de bourse beaucoup plus prudentes qu'elles ne sont aujourd'hui.
(page 999) M. Frère-Orban. - Il ne s'agit pas ici de la moindre spéculation de bourse ; il s'agit de placements sur lesquels on n'agiote pas.
M. Balisaux. - On a fait monter les actions de la Banque Nationale trop au-dessus de leur valeur réelle.
M. Frère-Orban. - Vous n'avez rien prouvé parce que vous n'avez pas prouvé qu'on capitalise ces actions pour obtenir un revenu de 5 ou de 6 p. c.
Ainsi je prends un exemple : il y a dans le Hainaut, que vous connaissez bien, tels charbonnages dont on mange cependant le fonds avec les revenus et dont les actions sont capitalisées et se vendent couramment au taux de 5 ou de 6 p. c. (Interruption.) Vous le reconnaissez ; c'est une valeur de placement.
Vous voyez bien que votre argument ne prouve absolument rien ; on n'agiote pas plus dans un cas que dans l'autre. Il s'agit simplement de ce qu'on a confiance dans le produit de cet établissement et qu'on se croit assuré qu'on continuera à recevoir régulièrement 5 ou 6 p. c. de son argent. (Interruption.)
Je prie l'honorable M. Balisaux de ne pas se hâter : je marque une position et je crois que je le fais bien nettement. Je constate la position que vous pouvez prendre vis-à-vis des actionnaires nouveaux ; je constate que vous avez parfaitement le droit de leur dire : Je n'ai pas pour mission de garantir vos intérêts ; j'ai le droit de disposer des actions que vous avez achetées, sans me préoccuper du prix auquel vous les avez payées ; seulement, je me demande si l'honorable ministre des finances, qui est placé devant une pareille situation, n'a pas eu, lui, à rechercher comment il devait agir pour servir complètement l'intérêt public sans froisser l'intérêt privé.
Voilà la question.
Il y avait deux voies à suivre pour cela. Il y a celle que nous venons de discuter. On servait l'intérêt public et on exécutait l'intérêt privé. L'honorable ministre des finances a dit : « Je vais servir l'intérêt public sans nuire inutilement à l'intérêt privé. »
Au lieu de prendre un capital immédiat et actuel par la réalisation des actions, je vais prendre une rente, une part des profits, ce qui sera absolument la même chose. Il n'y a guère que l'honorable M. Balisaux qui puisse vouloir qu'on prenne à la fois le capital et la rente : le capital, c'est-à-dire 12 à 14 millions, comme il l'estime et, en outre, la rente.... (Interruption.) C'est ce que vous voulez manifestement ou je ne sais plus compter.
Vous laissez aux actionnaires toutes les charges qui leur incombent aujourd'hui ; vous adoptez les nouvelles propositions du ministre des finances ; vous voulez qu'on garde tous les avantages stipulés au profit du trésor, vous voulez même les accroître encore et vous greffez sur le tout la vente des actions nouvelles au profit du trésor.
M. Balisaux. - Vous exagérez. On offre une rente en échange de ces 14 millions. Est-ce que je demande à prendre pour le trésor ces 14 millions et une rente qui représente ce capital ? Non. J'ai même dit : Reprenez les 5 p. c, mais ces 14 millions dans la poche des actionnaires, non ; dans la caisse du trésor, oui.
M. Frère-Orban. - Je n'exagère rien ; je suis de la plus rigoureuse exactitude. Vous maintenez tous les avantages stipulés par le gouvernement ; vous ne retranchez rien de ses propositions ; au contraire, vous proposez que le bénéfice de l'escompte au delà de 4 1/2 p. c. et plus tard, successivement, au delà de 3 1/2 p. c, sont attribué à l'Etat ; et de plus vous voulez disposer des actions nouvelles.
Vous me dites maintenant : Reprenez les 5 p. c, c'est-à-dire que vous renoncez à votre amendement relatif au produit de l'escompte. Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Quand je vous montre que vous prenez à la fois le capital et la rente, il s'agit de la part des profits que le gouvernement a stipulés, il s'agit de l'ensemble des avantages qu'il s'est assurés, il s'agit du sixième, qu'il a porté au quart.
C'est l'annuité au profit de l'Etat, vous la maintenez. D'où je conclus que manifestement vous prenez des deux mains ; vous prenez à la fois un capital et une rente. Cela est tellement inique que l'on ne peut y voir que le résultat d'une erreur et qu'il est impossible de s'y arrêter.
L'une ou l’autre chose, je l'admets.
En effet, pour montrer l'erreur dans laquelle on a versé, il suffit de rappeler ce qu'on a dit avant qu'on eût vu un peu clair dans la question : « Nous demandons que vous fassiez ce qu'a fait le gouvernement des Pays-Bas. Il sait compter. »
Vous vouliez donc faire tout ce que le gouvernement des Pays-Bas a fait, c'est-à-dire placer les actions à votre profit. C'était là votre pensée. Eh bien, je suis certain que si l'on disait aux actionnaires de la Banque Nationale : Nous allons vous faire les conditions qui ont été faites à la Banque des Pays-Bas, ceux-ci s'empresseraient d'accepter avec reconnaissance, avec enthousiasme.
Il est possible que je me trompe ; je ne suis pas banquier ; je n'ai pas l'esprit porté aux spéculations ; je n'en ai jamais fait en ma vie et il est possible que je sois mauvais juge de ces sortes de questions ; mais les réflexions que je fais me semblent justes et je les soumets à l'assemblée.
Il y a donc deux moyens d'obtenir des sommes plus ou moins considérables des actionnaires de la Banque Nationale : c'est de prendre ces sommes directement, immédiatement en capital ou de les prélever par une participation annuelle dans les bénéfices.
Le deuxième moyen ne blesse personne, ne nuit à personne, et il peut même donner à l'Etat une somme plus considérable que le premier. Le résultat peut dépasser de beaucoup le capital que l'on voudrait prélever maintenant. L'Etat a perçu de fort grosses sommes ; il en percevra de plus fortes à l'avenir.
Tout se réduit donc à déterminer quelle est la part de profit qu'il faut attribuer à l'Etat.
Chaque fois que l'on veut faire prendre, à l'égard de la Banque, une mesure qui lui serait directement ou indirectement onéreuse, on lui de constituer un monopole, de jouir d'un privilège.
J'ai réduit ce faux grief à sa juste valeur, dans la première partie de cette discussion. Mais je dois ajouter que l'on se place sur un terrain très glissant en parlant de monopole à propos de la Banque ; la terre aussi est un monopole et la société fait beaucoup de choses pour en garantir la possession à ceux qui en jouissent.
Le propriétaire s'enrichit en dormant. Il profite des dépréciations monétaires. La valeur de son bien va toujours en s'accroissant. Il n'y est absolument pour rien ; il n'agit pas ; il ne fait absolument aucun effort pour obtenir ce résultat. Et il continuera d'en être ainsi, car la valeur qu'il possède s'étend de jour en jour, en raison du développement de la population et de la richesse publique.
Et je le répète, personnellement, il n'y est absolument pour rien. Est-ce une raison de venir dire : Où est la part de l'Etat ?
Ah ! je crains bien que lorsqu'on nous parle ainsi, on n'arrive à son insu, malgré soi, à éveiller des sentiments qui ne sont que trop vivaces au fond des cœurs. On est toujours sûr de l'approbation d'un certain public avide quand on dénonce ceux qui prospèrent, ceux qui s'enrichissent. Je crois, en effet, qu'il y a bien peu d'hommes qui, en pareil cas, disent avec Virgile : Non invideo, sed miror ! Je n'envie pas, mais j'admire.
C'est le sentiment de l'envie que l'on inspire et que l'on flatte, et que l'on ferait mieux de comprimer.
Pour nous, messieurs, nous n'avons qu'une chose à faire ; nous avons à chercher ce qui est légitime.
Eh bien, cherchons quel est le principe de justice que l'Etat peut invoquer et appliquons-le fermement.
Le principe de justice à appliquer est celui-ci : l'Etat a droit à une part des profits de la Banque, dans la proportion des avantages qu'il lui fait ; au delà, les bénéfices de l'Etat n'auraient plus aucune raison d'être. Sur la quotité, on peut varier, c'est une question d'appréciation. Mais l'honorable M. Pirmez a fait à cet égard une observation qu'il est bon de ne pas perdre de vue : c'est que la part de l'Etat ne peut pas excéder certaine limite, parce que l'Etat aura d'autant moins d'influence sur la Banque qu'il aura prélevé une plus large part de son avoir, soit qu'on lui donne le bénéfice à faire sur les actions nouvelles, soit qu'on procède par une participation annuelle qui excéderait la part légitime qui lui revient. Si l'Etat entrait dans cette voie, le jour où il voudrait user du droit, que lui confère l'article 25, de constituer des banques en concurrence, on lui répondrait avec raison : Vous nous avez fait des conditions telles, qu'il serait inique de nous ravir encore les avantages qui nous restent.
II importe donc, dans l'intérêt public, de mesurer exactement ce qu'il faut équitablement faire en pareille circonstance ; il faut qu'on puisse dire à la Banque, le jour où l'on usera des droits qui résultent de la loi : Vous savez que vous avez contracté sous l'empire de conditions raisonnables, qui ne vous donnent pas le droit de protester aujourd'hui contre les mesures que l'Etat veut prendre dans le seul intérêt de la communauté.
C'est dans le même ordre d'idées qu'on a parlé des bénéfices des comptoirs. Le comptoir peut être envisagé sous deux points de vue : les conventions avec la Banque, les relations avec le public.
Quant aux conventions avec la Banque, les relations sont exclusivement d'intérêt privé ; quant aux rapports avec le public, les relations sont d'intérêt général. Sur le premier point, les parties qui contractent sont (page 1000) souverainement appréciatrices des risques et des garanties qui les couvrent. Les administrateurs, les associés des comptoirs sont, vis-à-vis de la Banque Nationale, des banquiers assureurs ; ils sont indéfiniment et solidairement responsables.
Que vous dit, à ce propos, l'honorable M. Balisaux ?
Voici tel comptoir dans lequel l'aval donné porte sur 14 millions au moins, toujours en cours, et la fortune personnelle des associés ne couvrirait pas les sommes endossées.
Ainsi parle l'honorable M. Balisaux.
Et je réponds d'abord : Qu'importe ? C'est l'affaire de la Banque ; elle en subira les conséquences. Ensuite, demandez donc quel est le banquier qui satisferait à tous ses engagements si tous ses débiteurs venaient à sombrer, et comment il couvrirait l'aval qu'il a donné sur les effets qui ont passé par son portefeuille. Si le portefeuille de la Banque venait à périr, si ses débiteurs disparaissaient, si l'on cessait de payer les effets à leur échéance, que deviendrait la Banque ? Elle tomberait.
L'assurance ne couvre que le risque et le risque n'est pas que rien, absolument rien ne sera payé. Il est étonnant qu'il faille apprendre une vérité aussi élémentaire à un banquier ; mais il ne l'ignore point ; il n'a opposé des millions à la fortune personnelle des assureurs que dans l'espoir d'amuser des badauds. Et voyez la puissance du raisonnement : - Il y a là un comptoir, dit l'honorable membre, dirigé par des administrateurs dont la fortune personnelle ne pourrait pas répondre, non pas du risque, mais de la somme totale des effets escomptés ! On peut, par conséquent, réduire la prime qu'on leur paye pour l'assurance. Est-ce assez prodigieux ?
M. Balisaux. - Prime qui est payée par le public...
M. Frère-Orban. - Le public n'a rien à voir là dedans...
M. Balisaux. -... et qui monte à 1,500,000 francs.
M. Frère-Orban.- Si même elle était de 10 millions, étant en proportion du risque, qu'est-ce que cela ferait ? Cette prime est payée par la Banque.
Il est inconcevable que l'honorable membre introduise pareille question dans les débats de la Chambre. Je demande à quel titre nous pouvons discuter les conditions auxquelles la Banque juge à propos de s'assurer contre les risques courus par l'escompte ? C'est là une affaire exclusivement privée. Vous n'avez trouvé qu'une raison pour introduire cette question dans le débat : c'est de prétendre que cette prime d'assurance de 1,500,000 francs, payée aux comptoirs pour couvrir les risques, exercerait une influence sur le taux de l'escompte.
Cette théorie est à la hauteur des doctrines qui ont été défendues au sujet du capital et de l'encaisse métallique. Le prix du loyer des capitaux est réglé par la loi immuable de l'offre et de la demande.
Qui peut imaginer sérieusement que la rémunération plus ou moins grande accordée pour l'un ou l'autre des services de la Banque peut exercer une influence quelconque sur le marché local, et à plus forte raison sur le marché général des capitaux ?
Est-ce que de pareils éléments peuvent influer sur la hausse ou la baisse des capitaux ?
Il n'y a pas plus de raison, à ce point de vue, de discuter les arrangements de la Banque avec les banquiers assureurs qui forment ses comptoirs, qu'il n'y en aurait de discuter le mode d'opérer des banquiers qui escomptent à la Banque Nationale ; j'aurais, selon la thèse incroyable de l'honorable membre, le droit de les traduire à la barre de la Chambre, et de leur dire : Que percevez-vous pour mettre votre nom sur les effets que vous portez à la Banque ? Vous percevez une grosse commission, et vous vous enrichissez ainsi ! Vous ne vous contentez pas d'un modeste escompte. Vos exigences exercent une fatale influence sur le prix des capitaux ! Pourquoi donc vous faites-vous payer si cher ? (Interruption.)
M. Boucquéau. - Il y a plusieurs banquiers, mais il n'y a qu'une seule banque.
M. Balisaux. - Vous avez reconnu que vous n'êtes pas banquier, vous venez de le prouver.
M. Frère-Orban. - L'assemblée prononcera entre vous et moi : elle décidera s'il est possible d'admettre que parce qu'un banquier rémunérera plus ou moins bien ses employés, ses agents, le taux de l'escompte sur la place sera plus ou moins élevé ; que s'il les paye mal, l'escompte sera à meilleur marché ; il est possible que, dans la banque de l'honorable membre, les choses se passent ainsi ; mais cela est tellement contraire aux plus simples notions économiques qu'il doit me permettre, à, moi, qui ne suis point banquier, de n'être pas de son avis. Si l'idée que met en avant l'honorable membre est exacte, on ne comprend pas. qu'il veuille imposer à la Banque l'obligation de payer à l'Etat de fort grosses sommes, car il doit en conclure qu'il va élever d'une manière permanente le taux de l'escompte.
Ainsi, au point de vue de l'intérêt général, nous n'avons pas à nous occuper des conventions que la Banque fait avec ses comptoirs, pour assurer partout, au taux qu'elle fixe elle-même, l'escompte du papier de commerce.
Mais, puisque votre attention a été portée sur cette affaire privée, nous pouvons nous demander si, pour couvrir les risques, 1/4 p. c. du produit de l'escompte est une quotité ou une prime d'assurance trop élevée ?
L'escompte est variable ; quand il est de 2 1/2 p. c. comme il a été pendant deux ans, et qu'il n'est en moyenne que de 3.89 comme nous l'avons vu, je me demande si le 1/4 p. c. qui couvre les risques est suffisant.
(erratum, page 1026) Je me demande si le 1/4 p. c. qui couvre les risques est suffisant. Vous avez reçu des plaintes à ce sujet. On prétend que cette quotité est trop faible et qu'elle est un obstacle, dans certaines localités, à l'institution de comptoirs de la Banque. Un des honorables membres de cette assemblée, qui a défendu les motions d'ajournement, ce qui montre assez qu'il n'est pas suspect de partialité en faveur des institutions dont nous nous occupons, me disait l'un de ces jours passés - et je ne crois pas être indiscret en citant son opinion - que lorsque la Banque prélève les trois quarts du produit de l'escompte garanti par les comptoirs et abandonne seulement un quart à ceux qui couvrent tous les risques, elle fait trop peu d'avantages à ces derniers.
M. Couvreur. - Je m'expliquerai.
M. Frère-Orban. - Je ne vous ai pas nommé et vous n'êtes pas seul de cet avis ; mais je suis sûr que vous confirmerez ce que je viens de dire.
J'ai un des miens engagé dans une association d'escompte. Je ne pouvais agir, vis-à-vis de lui, que par voie de conseil ; or, on m'a demandé mon avis avant de le déterminer à entrer dans une affaire où l'on opère à ses risques et périls, comme en toute autre affaire, de commerce et dans laquelle on met son nom et sa fortune. J'avais vu certains particuliers perdre 400,000 francs, 500,000 francs dans ces opérations, d'ailleurs parfaitement honorables.
J'ai hésité beaucoup sur l'avis à émettre. Je ne suis pas de ceux qui ne voient toujours que le beau temps, le ciel bleu, le calme. Je pense quelquefois aussi à l'orage ; je pense aux crises ; nous en sommes heureusement assez préservés dans notre petit pays.
Mais pourtant, en 1870, la crainte est venue : j'ai vu bien des personnes trembler, j'ai vu bien des gens qui pouvaient croire qu'ils étaient à la veille de leur ruine. Quand on a placé sa signature sur des milliers d'effets de négociants qui peut-être ne sauront pas payer le lendemain, on commence à se demander si l'on ne renoncerait pas volontiers aux 10,000, 15,000, 20,000 francs qu'on était très heureux de gagner, pour ne pas courir les risques auxquels on est exposé.
Mais, à côté de l'intérêt privé qui est engagé dans les comptoirs et que je viens d'examiner, il existe un intérêt général. La Chambre a le droit de s'occuper des comptoirs d'escompte, de leur composition, de leur organisation et de la manière dont ils satisfont aux légitimes exigences du commerce et de l'industrie.
Messieurs, je puis dire des comptoirs ce que j'ai eu l'honneur de dire de la Banque à son origine.
A l'origine, rien n'était plus difficile que de constituer des comptoirs. Autrefois les établissements de crédit que nous avions, la Société Générale et la Banque de Belgique, avaient des succursales en province ; elles avaient escompté en province, elles avaient fait de mauvaises affaires et, depuis 1842, la Société Générale avait supprimé ses succursales en province, sauf, je crois, celle de la ville d'Anvers.
Partout ailleurs, elle les avait supprimées depuis 1842, à raison des pertes qu'elle avait subies. Ce n'était pas encourageant pour la constitution de comptoirs, composés de personnes qui étaient conviées à y mettre leur nom, leur fortune, leur honorabilité. Et c'est ainsi qu'à l'origine, contre le désir que j'émettais, des banquiers seuls acceptaient la direction des comptoirs, parce qu'eux seuls avaient l'habitude de ces sortes d'opérations et qu'ils croyaient pouvoir en assumer la responsabilité.
Aujourd'hui, que l'éducation économique est faite sous ce rapport, il ne manque plus d'amateurs de ces fonctions d'administrateurs de comptoirs. Mais, je le répète, à ce point de vue, les comptoirs sont soumis aux investigations de la Chambre.
Leur composition est-elle bonne ? Répondent-ils aux besoins du public ? Ne se trouve-t-il pas, dans leur composition, des éléments qui soient de nature à nuire aux industriels, aux banquiers, aux commerçants ?
Voilà ce que la Chambre a le droit d'examiner. Je suis d'accord, et ce fut toujours mon sentiment, qu'il est désirable que les banquiers ne figurent plus désormais parmi les membres des comptoirs.
C'est le droit et le devoir de la Chambre également de faire en sorte que, dans la gestion de la Banque, l'intérêt public ne soit jamais méconnu.
Dans cet ordre d'idées, on a demandé une plus grande intervention de l'Etat ou du public dans la gestion, dans l'administration, dans la surveillance ou le contrôle de la Banque. Un honorable membre a proposé, par exemple, qu'il y ait des censeurs élus par la Chambre des représentants.
Messieurs, à la rigueur on peut concevoir une banque d'émission fondée par l'Etat, gérée par lui, par des directeurs et des employés nommés par lui. Cela n'a rien d'absolument irrationnel. Seulement, un pareil système est entouré de mille inconvénients formidables. Et d'abord il est clair qu'une banque ainsi constituée tomberait dans les errements habituels des administrations, et qu'on s'endormirait paisiblement en percevant son (page 1001) traitement. Ce serait peu ; on pourrait peut-être certains remèdes à cela. Mais une banque ainsi gérée serait un danger permanent. Il est évident qu'à toute crise, à tout événement, au milieu de toute pénurie d'argent, il y aurait une telle pression exercée sur le gouvernement pour qu'il mît ses fonds à la disposition de l'intérêt privé, qu'il serait incessamment exposé à soulever contre lui les plus violentes hostilités et à compromettre le pays.
Qu'a-t-on fait ? On a, pour éviter cet inconvénient et beaucoup d'autres, sur lesquels il est inutile d'insister, on a cherché à concilier les deux intérêts, l'intérêt privé et le contrôle, dans l'intérêt de l'Etat, dans l'intérêt du public, sur ceux qui sont appelés à gérer ainsi tout à la fois, dans l'intérêt public et dans l'intérêt privé.
De là, la nomination du gouverneur de la Banque par le gouvernement, nomination qui n'est pas définitive, qui est quinquennale. De là, la nomination d'un commissaire du gouvernement auprès de la Banque ; de là, le droit conféré au gouvernement de s'opposer à tout acte qui serait contraire à l'intérêt général ; de là, le pouvoir dont est armé le gouvernement par la loi, si l'on manque à l'intérêt public, de créer d'autres établissements.
Lorsque le projet de loi, qui est devenu la loi de 1850, a été soumis à la Chambre, un honorable membre de l'assemblée de cette époque, qui était lié avec Wilson, le célèbre fondateur de l'Economist, lui adressa ce projet, pour lui demander son avis.
Wilson était un homme d'un mérite éminent, qui est parvenu à une haute position dans l'Etat par sa seule capacité. Il était à cette époque membre du gouvernement anglais ; il a été depuis chancelier de l'échiquier dans l'Inde.
Il examina, d'une manière approfondie, le projet de loi et il donna son avis par écrit. Cet avis me fut communiqué.
Wilson, partisan de la liberté de l'émission, auteur du livre intitulé Currency and Banking, ouvrage qui fait autorité en ces matières, déclara le projet irréprochable au point de vue des principes ; mais il y fit deux objections, capitales à ses yeux : il critiqua le projet d'avoir réservé la nomination du gouverneur à l'Etat.
Il critiqua encore plus vivement l'article qui donne au gouvernement le pouvoir de s'opposer à toute mesure contraire à la loi, aux statuts ou aux intérêts de l'Etat.
Que l'on puisse, dit-il, s'opposer à des mesures qui seraient contraires à la loi ou aux statuts, cela est juste ; mais s'opposer aux mesures qui seraient prétendument contraires à l'intérêt de l'Etat, c'est un pouvoir dangereux conféré à un gouvernement, c'est un pouvoir beaucoup trop considérable, arbitraire, sans frein, sans limite, et dont l'Etat seul est le juge.
J'ai persisté cependant à maintenir dans le projet de loi les deux propositions, parce que j'ai cru qu'elles étaient en harmonie avec nos idées, avec nos mœurs, et qu'elles répondaient à des objections qui pouvaient, au début, se faire jour contre une trop grande liberté laissée à la nouvelle institution.
Aujourd'hui, on voudrait aller plus loin. Mais si vous voulez introduire dans la gestion de la Banque, dans le contrôle de la Banque, des élus de la Chambre des représentants, il est clair que vous allez y mêler les intérêts politiques de la manière la plus dangereuse pour tous et que le gouvernement, quel qu'il soit, y sera compromis.
Voulez-vous y introduire des personnes étrangères à la politique, des représentants de l'industrie et du commerce ? Mais alors vous comprenez que vous allez donner droit d'action sur les capitaux à des personnes tierces qui n'y ont absolument aucun intérêt.
Il y a, du reste, une intervention plus marquée de cet intérêt particulier que vous voulez faire représenter. Ainsi, la Banque a organisé à son siège principal un comité d'escompte qui est composé de personnes autres que les censeurs et les administrateurs.
Quant aux comptoirs, en thèse générale, dès qu'ils sont bien composés, leur intérêt se confond avec celui du public. Ils ont intérêt à développer leurs affaires, à ménager leur clientèle, à répondre aux convenances des négociants. La Banque n'a souvent à se défendre que contre la facilité que montrent les comptoirs à accepter les valeurs qui leur sont présentées.
On demande maintenant autre chose : c'est de rendre les billets payables dans toutes les agences de la Banque ; on demande tout au moins une réforme analogue à celle qui se trouve dans la loi hollandaise, je veux parler de la faculté de pouvoir échanger les billets dans toutes les agences, à moins qu'il n'y ait pas de fonds.
Messieurs, obliger toutes les agences à opérer l'échange, c'est impossible. Quant au principe de la loi hollandaise, il ne fait que consacrer ce qui se passe chez nous en pratique ; la Banque Nationale fait opérer la conversion dans tous les comptoirs, si des fonds s'y trouvent.
Je pense qu'il y a quelque chose de mieux à faire, de plus utile pour la Banque, pour l'intérêt public, pour tout le monde, quelque chose de plus conforme à l'idée préconisée par l'honorable M. de Lhoneux, dont je viens d'examiner la proposition, qui ne change rien, comme on le voit, à ce qui existe dans la réalité.
Dans certains moments, le public se presse à tous les guichets de la Banque pour opérer l'échange des billets. Pourquoi se précipite-t-on ainsi à la Banque ? Il y a une portion du public peu éclairée qui s'imagine qu'il y a danger à ne pas exiger immédiatement le payement des billets ; mais il y a une partie sérieuse qui croit devoir se présenter à l'échange, parce qu'elle aura des engagements à acquitter et qu'elle ne pourra se libérer avec des billets de banque, si le créancier refuse de les accepter.
Ceux qui sont dans cette situation peuvent avoir à redouter un protêt, c'est-à-dire une grave atteinte à leur crédit. Ils cherchent donc à se prémunir contre une aussi déplorable éventualité. De là le danger qui menace la Banque et l'encaisse métallique de la Banque.
Depuis quarante ans on a trouvé, en Angleterre, un moyen de remédier à cette situation. J'ai hésité à le proposer en 1850 et je ne l'ai pas fait, dans la crainte de soumettre trop d'innovations à la fois. Mais je crois qu'avec la connaissance que le public possède aujourd'hui des billets de banque, on pourrait introduire le système anglais sans inconvénients et assurément avec avantage pour tous. Il s'agirait d'insérer dans la loi une disposition ainsi conçue :
« Le billet de la Banque Nationale est un moyen légal de libération, qui peut en conséquence servir à faire des offres réelles, aussi longtemps que la Banque les paye en monnaie métallique. »
Dans ces conditions, le détenteur de billets de la Banque aurait une parfaite sécurité.
Si ce système ne devait pas soulever trop d'objections, je le proposerais par amendement ; mais je ne voudrais pas qu'il fût une occasion de prolonger la discussion. On pourra revenir sur la mesure dans un autre moment opportun.
On a adressé enfin un autre reproche à la combinaison proposée.
« Faudra-t-il donc attendre trente ans, a-t-on dit, pour organiser le crédit foncier, le crédit industriel, le crédit agricole ? »
Je ne comprends pas d'abord que la prorogation de durée de la Banque Nationale soit un obstacle quelconque à ce qu'on puisse organiser le crédit foncier. Je ferai remarquer, en second lieu, que le crédit industriel se confond avec le crédit commercial. (Interruption de M. Jottrand.) C'est là l'affaire des banques libres ; la commandite de l'industrie n'est pas l'affaire d'une banque d'émission, et sur le terrain de la libre concurrence il est complètement satisfait à ce que le crédit exige, sous ce rapport ; de nombreux établissements y pourvoient, indépendamment de ce que font sur une vaste échelle les banquiers particuliers.
On a créé récemment de nombreuses compagnies qui répondent à cet intérêt.
Quant au crédit foncier, j'ai moi-même, à une certaine époque, présenté un projet qui a été voté par la Chambre et soumis au Sénat, et dont il n'a plus été question. L'indifférence avec laquelle on l'a laissé mourir ne témoigne pas qu'il fût bien vivement désiré. Pour les propriétaires et les industriels, en dehors de la Banque Nationale, nous avons aussi organisé un crédit connu sous le nom de Caisse d'épargne. Cette caisse, telle qu'elle est instituée en Belgique, ne l'est pas à l'instar des caisses d'épargne de France et d'Angleterre. C'est une véritable banque ; elle opère comme banque ; elle a aujourd'hui un capital considérable ; elle a une somme de 25 millions, qui est effectivement à la disposition des propriétaires, des industriels, des commerçants, pour des opérations qui sont en dehors de celles que la banque peut faire ; pour des valeurs qui ne sont pas commerciales, qui ont un terme plus éloigné que celui qui est prescrit par les statuts de la banque. Ces opérations se font par l'intermédiaire de cet établissement de crédit qui s'appelle la Caisse d'épargne et dont le service est fait par la Banque Nationale. Les comptoirs, en province, à des conditions débattues entre eux et l'administration de la Caisse d'épargne, servent d'intermédiaires pour ce genre d'affaires.
Quant au crédit populaire, nous nous en sommes aussi occupés. L'honorable M. Bara a proposé sur la matière un projet de loi préparé avec le concours d'un homme dévoué, qui s'est spécialement occupé de cette question.
Ce projet de loi a provoqué entre mon honorable collègue et moi et entre les divers membres du cabinet, un échange de notes, d'observations et d'études qui composeraient un volume. Ce projet ne ressemble pas (page 1001) précisèment aux autres projets qui ont été élaborés ailleurs. Nous avons tâché de faire quelque chose de plus complet et de plus satisfaisant que ce qui a été fait dans d'autres pays. C'est l'instrument, c'est l'organisation des sociétés coopératives et partant des banques populaires.
Quant au crédit agricole, je l'avouerai, messieurs, avant de rentrer dans l'obscurité et d'aller m'asseoir aux premières loges, en simple spectateur, disposé à applaudir cordialement a tout ce qui se fera de bien dans l'intérêt du pays, j'avais rêvé d'organiser le crédit agricole. On sait les mille projets enfantés à ce sujet. Il faut ici se défendre contre les illusions et les espérances trompeuses ; il y a sans doute beaucoup à faire, mais il faut savoir exactement ce que l'on veut et ce que l'on peut faire.
Quand nous parlons du crédit agricole, nous parlons du crédit personnel et non du crédit réel, qui est dans la catégorie du crédit foncier.
Ce crédit agricole personnel doit procurer des fonds pour des opérations à court terme ; il doit faciliter toutes les transactions qui ont pour objet l'achat et la vente des matières premières et des produits fabriqués ; il est absolument de la même nature que le crédit commercial et industriel que l'on se procure par l'intermédiaire de la Banque Nationale. (Interruption.)
Oui ; il y a des opérations qui ont besoin d'un plus long terme que celui des opérations commerciales ordinaires. Ce n'est pas là une grande difficulté.
La loi qui institue la Banque Nationale ne parle pas du terme, mais de la nature des engagements. Les statuts seuls ont indiqué la durée, de telle sorte que, s'il y avait nécessité de modifier les statuts pour permettre d'escompter des effets dont le terme dépasserait trois mois, il n'y aurait pas d'obstacle sérieux à introduire une modification dans les statuts. Mais ce n'est pas le moment de nous occuper de ce point.
Les industriels et les commerçants n'obtiennent pas, par l'intermédiaire de la Banque Nationale, des fonds de placement, mais simplement des fonds de roulement.
Ils ne peuvent acheter, à l'aide de ces crédits, des usines, des maisons, des machines propres à activer leurs établissements.
De même le crédit agricole ne pourrait donner les moyens d'acheter la terre ni même d'y faire des améliorations.
Ces opérations ne peuvent être faites qu'à long terme. Ce sont, comme pour l'industrie et le commerce, des achats et des ventes de matières premières, des achats et des ventes des matières produites.
Pour les crédits à long terme, l'industriel et le commerçant, tout aussi bien que l'agriculteur, doivent s'adresser à d'autres établissements de crédit que la Banque Nationale.
Cette pensée étant ainsi bien précisée, l'objet bien défini, je crois que nous ne courons pas le risque de nous égarer dans le domaine des utopies, et que nous ne ferons rien espérer que nous ne puissions tenir.
Voici ce que nous disons.
Il n'y a pas de raison plausible pour que l'industriel qui se nomme agriculteur ne jouisse pas du même crédit que l'industriel ordinaire, limité dans les termes du problème tel que je viens de le poser.
Mais, messieurs, il faut que l'industriel agricole se soumette aux mêmes conditions, absolument, identiquement aux mêmes conditions que l'industriel ordinaire.
Quelles sont ces conditions ? Les marchands ont inventé le crédit commercial ; ils ont rompu avec des traditions, avec des habitudes mauvaises et une loi civile défectueuse. Ils ont fini par imposer leurs habitudes à eux, leur loi à eux aux juristes.
Qu'est-ce qui fait le crédit commercial ? C'est la certitude d'être payé à l'échéance.
En conséquence, les inventeurs du crédit commercial ont voulu des formes promptes et rapides pour assurer le payement et, en cas de résistance, ils ont introduit pour sanction la peine de mort commerciale. La peine de mort commerciale, c'est la faillite.
Grâce à cette mesure, qu'ils appliquent très exceptionnellement, puisque le nombre des faillites est très rare eu égard à la grande masse des négociants, ils engagent le commerçant à remplir ses obligations à jour fixe. C'est l'honneur du négociant de payer à l'échéance. S'il ne paye pas à l'échéance, il y a pour lui une menace de ruine et de déshonneur ; de là ces grands efforts, cette activité, cette énergie, ce dévouement, ce zèle de tous pour faire face aux obligations à l'échéance.
Eh bien, messieurs, il faut qu'il en soit ainsi ailleurs ; il faut qu'on acquière aussi dans les classes agricoles la conviction qu'il y a nécessité de payer à l'échéance. Dans ces conditions, le producteur de grain, de lin, de colza, de garance, d'animaux de boucherie, de toutes les denrées enfin qui sont indispensables, se trouvera exactement dans les mêmes conditions que l'industriel ordinaire qui produit du fer, des tissus de laine ou de calicot et il jouira de tous les avantages du crédit qui sont conférés aujourd'hui à l'industriel et au commerçant.
Peut-être, - mais on peut attendre ce que l'expérience enseignera, - peut-être certaines modifications seront-elles nécessaires à la loi civile en ce qui touche le privilège du propriétaire et d'autres dispositions analogues. Mais il n'y a là rien d'essentiel.
Messieurs, quel sera le moyen d'arriver à faire fonctionner un pareil crédit ? L'organisme est tout trouvé ; nous l'avons. Quatre ou cinq propriétaires, dans une circonscription rurale déterminée, se réuniront. Ces propriétaires solvables, offrant des garanties, connaissant parfaitement leur circonscription, les besoins de crédit des cultivateurs qui s'y trouvent, éclairés sur leur solvabilité, sur leur honorabilité, feront fonction de comptoir de la Banque Nationale dans la circonscription qui aura été désignée. Les effets couverts de leur aval arriveront, comme ceux des négociants et des fabricants, dans le portefeuille de la Banque, et le crédit agricole sera constitué.
Messieurs, en étudiant cette question, j'avais remarqué dans le livre de M. de Lavergne sur l’agriculture et la population, qu'il avait été chargé, à certaine époque, par le gouvernement français de faire un voyage en Allemagne et en Angleterre pour aller y étudier la question du crédit agricole. Il avait, disait-il, consigné les résultats de son voyage dans un rapport adressé au gouvernement. Sans entrer dans des développements, il donnait quelques aperçus très lumineux de ses idées sous ce rapport et il arrivait à la conclusion que je viens de signaler : Pourquoi l'industriel agriculteur serait-il traité autrement que l'industriel ordinaire ? J'ai cherché à connaître le rapport de M. de Lavergne. Je n'ai pas pu l'obtenir. Mais une lettre de M. de Lavergne y a supplée assez complètement.
M. de Lavergne, après avoir dit qu'il ne s'était pas cru autorisé à publier un rapport qui ne lui appartenait pas, puisqu'il avait été demandé par le gouvernement, s'exprime ainsi :
« A l'époque où mon rapport a été écrit, il était fort question de papier-monnaie sous toutes les formes ; j'insistai surtout sur l'inutilité d'une nouvelle espèce de billets de banque. La mode des billets au porteur étant un peu passée par suite de l'abus que l'on a fait de toutes les variétés du crédit, on n'en parle plus autant, jusqu'à nouvel ordre. J'insistai aussi sur l'inutilité de modifications sensibles à la législation, comme la suppression du privilège du propriétaire, la mobilisation des immeubles par destination, etc. Je développai cette idée que le crédit d'agriculture ne pouvait être que personnel et non réel ; j'ajoutai qu'il me paraîtrait chimérique d'établir une distinction entre le crédit agricole et le crédit commercial, et je concluais en proposant l'établissement d'un comptoir d'escompte dans chaque arrondissement, pour escompter toute sorte de papier, agricole ou non.
« Suivant moi, chaque comptoir devait être indépendant, formé d'actionnaires locaux, surveillé par eux, n'ayant que la somme de frais généraux absolument nécessaire et escomptant ses propres billets, à ses risques et périls, au plus prochain comptoir de la Banque de France. Je ne doutais pas qu'il ne fût possible, avec un peu de persévérance, de fonder un pareil comptoir dans chacun de nos 300 arrondissements, au capital moyen de 500,000 francs. Les cultivateurs les plus habiles et les plus solvables en auraient seuls profité d'abord, concurremment avec les commerçants, et, peu à peu, l'usage se serait répandu dans la masse agricole. J'entrais à cet égard dans des développements que je regrette de ne pouvoir mettre sous vos yeux. »
Ainsi, vous le voyez, messieurs, il y a concordance parfaite entre les idées de M. de Lavergne et celles que je viens de vous exposer. Cette opinion ne peut pas se produire sous un patronage meilleur. M. de Lavergne est, à la fois, un économiste des plus distingués et un agronome d'une grande expérience. Il connaît, à la fois, les règles économiques et les besoins de l'industrie agricole.
Il ne se prononce pas d'une manière aussi catégorique que je l'ai fait sur le caractère commercial que doivent avoir les opérations agricoles ; mais la force des choses et les conditions essentielles du crédit conduisent nécessairement à cette conséquence.
Cependant, je ne me dissimule pas que ce qui paraît fort simple à première vue est entouré de difficultés graves et sérieuses.
Il y aura d'abord les préjugés à vaincre et la routine à combattre ; il faudra donner d'autres habitudes aux agriculteurs, et ce n'est pas une tentative qui ait chance d'aboutir promptement.
Il faudra maintenir le crédit agricole dans ses véritables bornes, l'empêcher de s'égarer ; ce sera un des côtés les plus périlleux de l'entreprise.
Il est hors de doute qu'on cherchera à obtenir, sous cette forme, des crédits à découvert, à emprunter même pour commettre ce que M. de Lavergne (page 1003) appelle a la folle d'emprunter pour acheter de la terre. « Il faudra de grands efforts pour faire comprendre que ce n'est pas pour faire des prêts de ce genre que l'institution fonctionne en faveur de l'agriculture.
Pour réussir, pour faire l'éducation économique des campagnes, il faudra du temps, une patience inaltérable, une prudence consommée, une volonté énergique et persévérante.
Ce sera, messieurs, l'œuvre imposée à la Banque Nationale dans la seconde période de son existence, si le gouvernement et les Chambres estiment, comme moi, que le moment est venu de faire un nouveau pas dans la voie du progrès.
M. Couvreur. - L'honorable membre qui vient de se rasseoir a traité l'importante question qui nous occupe avec toute l'autorité que lui donnent une profonde connaissance de la matière, une longue pratique des affaires et un admirable talent d'exposition.
Aussi n'est-ce pas sans une certaine hésitation, qu'appelé à parler après lui, j'aborde la tache périlleuse de marquer les points ou nous sommes en dissentiment.
A défaut de la puissance d'argumentation de l'honorable membre, j'apporterai du moins dans ce débat un esprit dégagé de tout intérêt, même de celui, très respectable d'ailleurs, qui attache l'auteur de la loi de 1850 à la défense de son œuvre. Nous qui critiquons cette œuvre, nous n'avons, nous ne pouvons avoir contre la Banque Nationale aucun sentiment d'hostilité et encore beaucoup moins un sentiment de jalousie pour sa prospérité. Je ne suis ni actionnaire de la Banque, ni escompteur à ses bureaux, et si mes observations peuvent y perdre comme valeur pratique, on voudra bien reconnaître qu'elles sont à l'abri de tout soupçon de partialité. Je juge l'institution au point de vue de la science ; sa prospérité ne m'émeut que si je crains qu'elle ne se développe au détriment de l'intérêt général.
Les deux orateurs qui jusqu'ici ont défendu le projet se sont étonnés de n'avoir rencontré, de la part des opposants, aucune théorie nouvelle, servant de point de départ à une attaque en règle. Ils en ont éprouvé comme un désappointement. Il eût été si doux de trouver en nous des démolisseurs, il eût été plus doux encore de nous démolir.
Mais quelle opinion nos honorables contradicteurs ont-ils donc de notre tact et de notre jugement ? Ne fait pas du neuf qui veut. Et tel qui croit faire du neuf ne fait souvent que du très vieux, autrement habillé. Nos honorables contradicteurs ont-ils pu croire sérieusement qu'eussions-nous un système de toute pièce à opposer à celui qui est en vigueur, nous viendrions en demander, en cette matière, l'application du jour au lendemain ? C'est pour le coup qu'on nous traiterait d'anarchistes et de révolutionnaires. Il me semble cependant que depuis que nous siégeons dans cette enceinte, nous avons donné assez de gages de la modération de notre esprit.
Oui, nous pouvons aspirer à un idéal supérieur, le rappeler sans cesse, défendre nos principes lorsque nous voyons prévaloir des principes contraires, mais où donc avons-nous mérité l'injure d'être assimilés à des songe-creux, à des esprits sans consistance, coureurs d'aventures, toujours disposés à appliquer leurs théories sans tenir compte des obstacles que leur opposent les circonstances et le temps ? Le corps électoral heureusement nous connaît mieux qu'on ne feint de nous connaître, qu'on ne s'efforce de nous dépeindre à ses yeux. Il nous a rendu justice dans le passé, il nous rendra encore justice dans l'avenir.
Fussions-nous tous convaincus que le système sur lequel repose la Banque Nationale est mauvais ; fussions-nous tous d'accord sur le système nouveau qui doit le remplacer, encore hésiterions-nous, et à bon droit, à demander le renversement de ce système et son remplacement par celui qui aurait nos préférences. Entre la situation d'hier et celle de demain, il faudrait une transition. Personne ici n'est disposé à méconnaître cette nécessité.
A ce point de vue, je ne puis donc pas condamner le projet de loi.
Mais ce projet ne se borne pas à maintenir ce qui existe. Il tend encore à le consolider et à le perpétuer. Il va plus loin. Il semble insinuer que nous ne pourrions même plus mettre en question les principes engagés dans la loi de 1850. Voici, en effet, comment s'exprime l'exposé des motifs :
« En étudiant les faits accomplis, les résultats acquis, nous pensons que le principe de la prorogation de l'octroi de la Banque Nationale ne peut être sérieusement contesté. En d'autres temps comme en d'autres pays, les questions si souvent controversées de l'unité ou de la pluralité des banques d'émission, de la liberté plus ou moins absolue de ces banques, ont été et pourront encore être utilement débattues : après l'expérience que nous avons faite et les succès obtenus par l'institution que la loi du 5 mai 1850 a fondée, les tentatives de progrès par un changement de système seraient à bon droit considérées comme aventureuses, sinon comme ennemies du bien actuel et futur. »
Cette pensée que la liberté des banques est une thèse désormais condamnée pour la Belgique n'est qu'indiquée dans l'exposé des motifs. Mais elle s'accentue d'une singulière façon dans une lettre adressée au ministre des finances par la Banque Nationale, à propos des griefs de la chambre de commerce de Verviers contre la conduite de la Banque pendant la dernière crise.
Voici ce que je lis dans cette lettre :
« S'il est une question sur laquelle la lumière s'est faite après les importantes enquêtes qui ont eu lieu tant en France qu'en Angleterre sur l'organisation des banques, c'est bien celle de l'unité de l'émission.
« L'enquête provoquée en dernier lieu par la Banque de France où les économistes, les financiers de toutes les opinions et de tous les pays ont été successivement entendus est venue, en quelque sorte, fermer l'ère des discussions sur ce point. »
Une affirmation aussi absolue doit provoquer une dénégation non moins absolue. Non, l'ère de ces discussions n'est pas close, et il suffit de parcourir l'enquête invoquée pour constater combien est grand encore le nombre des financiers et des économistes qui n'ont pas voulu reconnaître, qu'en matière de banque plus qu'en toute autre matière commerciale ou politique il y ait lieu de s'écarter du principe si fécond de la liberté. J'ajoute que les faits qui se sont passés, il y a deux ans, en Belgique, ne sont pas de nature à ébranler les convictions des adversaires du monopole de la Banque.
Je demande pardon à l'honorable M Frère de me servir encore de ce terme malgré la démonstration à laquelle il s'est livré hier et que j'espère rencontrer tantôt.
Je dirais bien : avantages concédés à la Banque, mais la circonlocution serait un peu longue. Qu'on me passe donc jusqu'à nouvel ordre le mot « monopole. » Nous verrons plus tard s'il y a monopole et quelle est sa nature.
En faisant ces réserves en faveur de la liberté, je ne me dissimule pas qu'elles n'ont aucune utilité pratique immédiate.
Mais je suis bien obligé de suivre l'honorable préopinant sur le terrain où lui-même a engagé le débat en nous donnant, qu'il me soit permis de le dire en passant, un admirable argument en faveur d'une révision périodique de la loi.
En effet, si ses théories sont justes, si les nôtres sont fausses, l'intérêt de son œuvre commande d'empêcher l'erreur de se propager. Pour nous, je le répète, qui ne pouvons pas supprimer d'un coup l'ordre de choses établi sans jeter la perturbation dans le pays, pour nous, nous trouverions dans ces discussions périodiquement renouvelées, de cinq ans en cinq ans, de dix ans en dix ans, et enrichies toujours de faits nouveaux puisés dans l'expérimentation, un critérium pour nos doctrines, un frein pour le système que nous combattons et l'espoir de préparer sa future destitution en montrant au pays que ses intérêts seraient mieux sauvegardés par la liberté que par toute autre combinaison.
Une objection favorite des partisans de la loi de 1850, celle qui frappe le plus les esprits, c'est que la liberté des banques a existé en Belgique et qu'elle n'y a pas produit les bienfaits que promettent les partisans de ce système, puisque la circulation fiduciaire de toutes les banques réunies était bien inférieure à la circulation de la Banque Nationale et que, par deux fois, l'Etat a dû venir au secours de deux de nos grands établissements financiers compromis par leurs émissions.
Pour bien apprécier la valeur de l'argument, il faut se reporter à la situation économique du pays à l'époque où s'établirent les premières banques d'émission. Il vivait encore sous la terreur du papier-monnaie, des assignats.
Entre le papier-monnaie et le billet de banque, le public ne faisait pas de distinction. Il les repoussait l'un et l'autre. Sous l'empire de ces erreurs et de ces préjugés, la liberté des banques ne pouvait pas naître.
La Société Générale cependant émit des billets et presque aussitôt elle obtint la faveur de les faire recevoir dans les caisses de l'Etat et de devenir son caissier. C'était un privilège qui déjà rendait la concurrence très difficile. En fait, cela rompait l'équilibre de la liberté. Je signale l'argument à l'attention de la Chambre, parce qu'il attaque dans sa base toute une démonstration à laquelle s'est livré hier l'honorable M. Frère.
Plusieurs établissements cependant tentèrent la lutte. Que fit alors la Société Générale ? Aujourd'hui qu'elle se repose sur ses lauriers et que son administration a changé de mains, je ne l'offenserai pas en disant que dans le passé elle n'a jamais beaucoup aimé la libre concurrence. Lorsque nous reprîmes, en 1854, l'agitation pour la liberté commerciale, nous la rencontrâmes au premier rang de nos adversaires, Pendant longtemps, elle (page 1004) fut une des citadelles de la protection pour les houilles, les fers et les fontes. Il y a une dizaine d'années, nous la vîmes encore, dans le bassin de Mons, tenter de recourir au procédé, si désastreux pour les intérêts de pays et si contraire aux lois économiques, d'une limitation de la production de la houille, en vue de maintenir les prix.
Au lieu de chercher son avantage dans la solidarité des intérêts, elle crut toujours le trouver dans leur antagonisme. Elle ne vit dans les autres banques que des ennemies, des rivales. Ses caisses repoussaient avec la plus grande sévérité tous les billets autres que les siens.
Il n'est pas étonnant que, sous l'effet de cette triple cause : préjugé du public contre le billet de banque, privilège de la Société Générale quant à l'admission de ses billets dans les caisses de l'Etat, exclusion de ses caisses des billets des autres banques, la circulation fiduciaire du pays avant 1848 n'ait pas marché de pair avec son développement économique.
L'une de ces banques, la Banque de Belgique eut recours alors à un système ingénieux. Elle mit à la disposition soit des autres banques, soit des banquiers qui lui inspiraient confiance, une somme déterminée en billets de banque, avec obligation de s'en servir dans leurs opérations d'escompte, moyennant un intérêt de 2 ou 3 p. c. Cet intérêt, toutefois, ne courait, sur la somme prêtée, qu'à partir du jour où le premier billet de banque de la série délivrée se présentait en remboursement au guichet de l'établissement bruxellois. C'était une prime indirecte accordée à la circulation, chaque banquier ayant intérêt à encourager la confiance de ses clients. Aussi ce moyen n'eût-il pas manqué de porter ses fruits sans la catastrophe qui mit en péril l'existence même de la Banque de Belgique.
Quelle fut la cause de cette catastrophe ? Une concurrence effrénée, une émission exagérée dépassant tous les besoins du commerce ? Non pas. Le désastre fut dû à un vice d'organisation général à cette époque, non seulement dans la constitution de la Banque de Belgique, mais encore dans celle de la Banque de Flandres et dans celle de la Société Générale, où la même cause finit par produire le même effet.
Si la Banque de Belgique fut obligée de suspendre ses payements, si la Société Générale en fit autant en 1848, si la Banque de Flandres traversa des crises analogues, c'est que toutes ces Banques, alléchées par les gros bénéfices de l'industrie, avaient créé des billets à vue pour constituer des capitaux qu'ils immobilisaient.
Or, chaque fois que le titre exigible à présentation ne sera pas couvert par une rapide reconstitution de l'encaisse qui le garantit, des crises seront inévitables et l'une des dispositions les plus sages de la loi de 1850 est celle qui limite les opérations de la Banque Nationale à l'escompte, à l'achat des métaux précieux et au prêt sur fonds publics.
Le régime qui a été en vigueur en Belgique de 1830 à 1850 n'a jamais été un régime de liberté. Le qualifier tel, c'est se contenter de peu. La liberté a de plus grandes exigences et elle peut hardiment répudier l'héritage qu'on essaye de lui assigner.
L'exemple de la Suisse est aussi souvent invoqué contre le système de la liberté des banques. Ce pays, avec une population de 2 1/2 millions d'habitants, n'a qu'une circulation fiduciaire de 20 millions, soit 7 francs par tête d'habitant. La Belgique, grâce au monopole de la circulation, la voit s'élever au chiffre de 250 millions, soit 48 francs par tête d'habitant. Et là-dessus on triomphe, sans se demander si le résultat ne réunit pas autant d'avantages que de périls ! La Suisse est un pays tout aussi industriel que la Belgique. Ce pays, qui en 1815 n'exportait que des fromages et des soldats pour les rois absolus, chiffre aujourd'hui son commerce par milliards et fait flotter son pavillon jusque dans les mers de l'extrême Orient, lui le gardien des Alpes ! En est-il donc réduit à faire toutes ses transactions avec de la monnaie métallique ? Pas le moins du monde. Si sa circulation en billets de banque n'atteint que 20 millions, c'est que, grâce à la multiplicité de ses banques, il a vu se développer chez lui des formes de circulation plus perfectionnées que le billet de banque.
Je dis des formes plus perfectionnées, parce que le billet de banque est à ces formes multiples : écritures de compensation, virements, accréditifs, comptes courants avec chèques, etc., ce que la patache est aux chemins de fer.
Or, si ces formes ne se développent pas en France et en Belgique, comme elles se sont développées en Angleterre et en Allemagne, c'est à la Banque qu'il faut en faire remonter la cause. Elle a plus d'intérêt à développer la circulation de ses billets qu'à créer un clearing house et à décupler ses écritures.
A l'exemple non probant de la Belgique d'autrefois où la liberté des Banques n'a pas eu le temps de se développer, les partisans de ce système peuvent opposer l'exemple de l'Ecosse où le système a fonctionné depuis la fin du XVIIème siècle jusqu'en 1845. Quinze banques y travaillèrent en concurrence pendant le XVIIIème siècle ; vingt-neuf banques ont fonctionné jusqu'à l'acte restrictif de 1845. Aujourd'hui encore, ce pays, moins peuplé que la Belgique - il n'a guère que 3 millions et demi d'habitants, - compte onze banques indépendantes avec 700 comptoirs, établis jusque dans les plus petites localités.
Sept cents comptoirs, messieurs ! Nous devrions en avoir un millier. Allez donc demander à la Banque Nationale de les établir, elle à qui nous sommes encore réduits à demander, avec l'honorable M. Dansaert, qu'elle veuille bien organiser dans toutes les localités du pays un service d'encaissement !
Bien que ces Banques fixent mensuellement, par des délégués réunis à Edimbourg, le taux de leurs escomptes et des intérêts de leurs comptes courants et qu'elles soient, sous ce rapport, plus ou moins dans la dépendance de la Banque d'Angleterre, il y a cependant entre elles, à côté du contrôle qu'elles exercent les unes sur les autres, une véritable concurrence, surtout sous le rapport de l'accroissement de leur clientèle.
Dès qu'une banque a établi un comptoir ou une succursale dans un village, les autres banques suivent son exemple. Les comptoirs naissent ainsi comme les champignons et les Ecossais ne trouvent pas qu'ils en aient trop. En effet, l'activité multiple de ces comptoirs s'exerce surtout au profit d'une plus grande vulgarisation du crédit. Ils sont à la fois banques d'escompte, banques d'avances et caisses d'épargne. Leurs dépôts, qui étaient en 1844 de 750 millions de francs, atteignaient, en 1866, 1 milliard 511 millions ; en 1868, 1 milliard 571 millions.
Les billets émis par ces banques s'échangent entre elles deux fois par semaine, Ils ne circulent donc que pendant un très petit nombre de jours et fonctionnent comme les chèques à Londres.
Les Ecossais, peuple industrieux, sensé, intelligent, point aventureux, sont unanimes à reconnaître que la liberté des banques a été une des causes les plus puissantes de leur prospérité.
La liberté des banques a eu en Ecosse deux grands résultats : le premier, c'est qu'elle a familiarisé la population, non seulement avec la circulation fiduciaire, mais avec tous les fonctionnements du crédit. C'est là une grande garantie contre les révolutions sociales et contre les paniques financières.
Il n'est pas de paysan, pas d'ouvrier qui ne sache ce que c'est qu'une banque, un compte courant, un billet, un chèque ; il n'en est pas un qui ne soit intéressé à la prospérité du comptoir de son village, soit comme actionnaire, soit comme déposant, soit comme escompteur.
Mais y eût-il même en Ecosse des adversaires du capital, encore seraient-ils frappés d'impuissance, s'ils voulaient mettre la main sur la fortune publique du pays. Cette fortune ne se centralise nulle part.
Rappelez-vous, messieurs, ce qui s'est passé chez nous en 1870, ce qui se fût passé à Paris lors du règne de la Commune, si la Banque de France n'avait pas été protégée par l'énergie d'un habile financier, M. de Ploeuc, et le bon sens d'un ancien négociant, M. Beslay, engagé dans le mouvement ultra-révolutionnaire, mais plaçant la fortune et l'honneur de la France au-dessus du succès de ses alliés politiques. Otez ces deux hommes, mettez la Banque dès l'origine de la Commune entre les mains des fanatiques qui avant de succomber ont mis le feu aux quatre coins de leur ville et dites-moi ce que devenait la France !
Et nous-mêmes que deviendrions-nous, si demain, soit une insurrection communiste, soit un conquérant étranger, mettait la main sur l'encaisse, les dépôts, le portefeuille de la Banque, sur tout ce qu'elle possède, soit à elle, soit pour compte de tiers ? Comment, la seule invitation du ministre des finances de transférer l'encaisse à Anvers et de faire rentrer toutes les ressources liquides a suffi pour créer la panique que vous connaissez. Mais qu'eût-ce donc été si les événements avaient justifié et développé la panique ?
D'aussi grands dangers ne sont pas à craindre dans un pays où fonctionne la liberté des banques. L'éparpillement des ressources les met plus à l'abri du danger. La vie même, frappée au cœur de la nation, reflue vers les extrémités. Chez nous, une fois le cœur frappé, tout resterait paralysé.
Avec leurs succursales et leurs comptoirs, les banques d'Ecosse ne viennent pas seulement en aide au commerce et à l'industrie, surtout aux petits métiers qui ne connaissent guère l'accès direct de la Banque Nationale ; mais aussi à l'agriculture qui y est exploitée grâce à cette circonstance, industriellement, avec toutes les ressources de la technique de la science.
Et qu'il me soit permis d'ouvrir ici une parenthèse à l'adresse des agriculteurs très intéressés à la loi que nous discutons et devant lesquels, l'honorable M. Frère vient de faire luire l'espoir de l'établissement d'un crédit, spécial pour leurs opérations.
(page 1005) Ce n'est pas d'hier que l'agriculture demande une part des avantages que na Banque Nationale assure au commerce. Diverses réclamations nous sont parvenues. Elles reposent sur cette idée erronée, et dont l'honorable M. Frère a déjà fait justice, que la Banque Nationale avec son organisation actuelle, puisse faire des avances sur des opérations non réalisées.
D'un autre côté cependant, on ne saurait méconnaître que plus l'agriculture se développe, plus elle devient intensive, plus elle doit faire d'avances à la terre sous forme d'engrais, plus elle doit attendre la transformation de ses récoltes en espèces, plus aussi le besoin de crédit se fait sentir pour elle. Or, aujourd'hui, ce crédit lui fait complètement défaut et par le fonctionnement même de la Banque Nationale qui draine le crédit jusque dans les campagnes au profit de ses opérations d'escompte, il se raréfie de plus en plus autour d'elle.
En d'autres pays, on a cherché le remède dans la fondation d'établissements de crédit spéciaux pour l'agriculture. L'honorable M. Frère vient d'esquisser un projet par lequel la Banque Nationale pourrait se compléter par des opérations analogues à celles auxquelles se livre en France le Crédit agricole.
La Chambre n'attend pas de moi que je vienne ainsi ex abrupto examiner le projet que vient de développer l'honorable député de Liège. Ce serait une présomption dont je ne me rendrai pas coupable. Seulement qu'il me soit permis de faire remarquer que c'est encore là de la centralisation. Je ne veux pas nier que le projet nourri par l'honorable membre ne puisse rendre de grands services à l'agriculture et de plus grands aux actionnaires de la Banque, mais à coup sûr il n'en rendra pas autant que n'en rendent et n'en ont rendu à l'Ecosse les banques libres.
En France, si le Crédit foncier a donné 10, 12, 15 p. c. à ses actionnaires, c'est parce qu'il a au moins autant contribué aux transformations des grandes villes de France qu'à l'amendement de ses terres, et quant au Crédit agricole, je soupçonne que ses plus brillantes opérations portent sur ses relations avec l'industrie viticole.
Pour moi, le jour où l'agriculture voudra à son tour jouir des bénéfices du crédit, le jour où elle étudiera ces questions plus sérieusement qu'elle ne l'a fait aujourd'hui, ce jour-là l'heure du privilège de la Banque aura sonné, pour faire place au règne de la liberté des banques.
Cette liberté assurera la prospérité de l'agriculture mieux que toutes les combinaisons qu'on pourra greffer sur le fonctionnement de la Banque Nationale.
Elle seule met en présence l'homme dont le métier est de bien placer de l'argent et l'homme qui cherche à emprunter, dans des conditions telles que le premier puisse pleinement apprécier et mettre en valeur les qualités personnelles de l'autre.
Pour s'en convaincre, il suffit de comparer le fonctionnement des banques d'Ecosse dans les campagnes de ce pays avec celui du Crédit agricole et foncier en France.
M. Pirmez, rapporteur. - Pourquoi ne pas créer des banques comme en Ecosse ?
M. Couvreur. - Avec la banque libre, il n'existe entre le capitaliste et l'emprunteur qu'un seul intermédiaire, qui est la banque elle-même, son agent accrédité sur place, dans le village, où connaît le fort et le faible de chaque habitant. Avec le Crédit agricole, il faut compter sur l'intervention : 1° de l'agent local qui négocie le prêt ; 2" des administrateurs qui le consentent ; 3° du capitaliste qui prête à la banque agricole.
Il faut payer tous ces agents et perdre tout le temps qui s'écoule entre l'apparition des capitaux à la Banque et leur arrivée à l'agriculteur. Quel mécanisme compliqué ! Que de temps, de mouvements et de négociations, là où les banques libres opèrent si vite, si simplement, si directement !
Je passe sous silence cet inconvénient bien autrement grave que la Banque agit sans concurrence, ainsi que ses agents et que, dans cette condition, il est difficile d'obtenir beaucoup d'activité et d'esprit d'invention.
M. Lefebvre. - J'ai l'honneur de déposer le rapport sur le projet de loi autorisant le gouvernement à concéder deux chemins de fer de Comines et de Menin à la frontière française.
- Impression, distribution et mise à la suite de l'ordre du jour.
M. le président. - Voici la composition de la commission spéciale chargée d'examiner le projet de loi relatif à un échange d'immeubles entre la ville d'Anvers et le gouvernement : MM. de Kerckhove, Gerrits, Kervyn de Volkaersbeke, Orts et Tesch.
Il est entendu, messieurs, que la Chambre continuera demain la discussion du projet de loi sur la Banque Nationale et qu'elle ne s'occupera pas des pétitions.
- La séance est suspendue à 5 heures.
La séance est reprise à 8 heures.
M. le président. - La parole est continuée à M. Couvreur.
M. Couvreur. - Par une interruption formulée tantôt pendant que j'exposais le fonctionnement des banques d'Ecosse et les services qu'elles ont rendus à ce pays, l'honorable M. Pirmez m'a fait observer que ces banques pouvaient se fonder également dans notre pays.
C'est une erreur. Pour fonctionner, ces banques ont besoin de la liberté de l'émission. Le monopole de la Banque Nationale les étouffe en germe.
Il est au crédit ce qu'est, dans une forêt, un arbre aux puissantes racines, aux rameaux touffus. Il empêche toute végétation autour de lui.
Mais, objecte l'honorable M. Frère, où prenez-vous ce monopole ? Il n'existe pas. Vous n'entendez rien à l'économie de la loi de 1850. Elle est basée sur un système sui generis, unique en ce monde jusqu'au jour où la Hollande l'a imité. C'est vrai. Le système est nouveau et je n'avais pas besoin du discours de l'honorable préopinant pour l'apprendre. C'est le monopole avec le masque de la liberté !
Le monopole avec le masque de la liberté ! Mais tous les particuliers ont le droit, en Belgique, de fabriquer de la monnaie de banque. La Banque de Liège en émet pour deux millions.
- Un membre. - Trois millions !
M. Couvreur. - Soit, trois millions. On pouvait concéder un monopole, dit encore l'honorable député de Liège. On ne l'a pas fait. Que parlez-vous de la liberté des banques d'Ecosse ? Mais cette liberté n'existe pas en Ecosse. Elle a été retirée par l'acte de 1845. Elle existe en Belgique. Tout particulier peut émettre des billets de banque, s'il parvient à les placer.
Des particuliers peuvent s'associer pour jouir des mêmes droits pourvu qu'ils s'engagent solidairement, ainsi que cela existe en Ecosse.
Ce qui est défendu, c'est l'émission par des sociétés anonymes, sans l'autorisation d'une loi. Rien de plus. Quant au prétendu monopole de la Banque Nationale, il n'est que le résultat d'obligations imposées à la Banque, mais rien n'empêche le législateur de susciter une concurrence à la Banque si elle manque à ses devoirs ; de lui enlever le service du caissier de l'Etat. Et quant à l'admission de ses billets dans les caisses de l'Etat, il dépend d'un simple ordre du ministre des finances d'arrêter cet état de choses.
Donc la liberté des banques, la liberté de l'émission n'existe pas en Ecosse ! C'est vrai. Elle n'y existe plus depuis la loi restrictive de 1845, tout comme elle n'existe plus en Angleterre depuis 1844. Sous ce rapport, l'honorable M. Frère-Orban ne nous a rien appris que nous ne sussions déjà. Mais elle y a existé et c'est parce qu'elle y a existé, tant là qu'en Angleterre, que les banques locales ont pu naître et prendre racine dans le pays et lui rendre tous les services qu'elles lui ont rendus. Pensez-vous sérieusement que le même résultat eût pu se produire sous le régime de la loi de 1844 ? Pensez-vous sérieusement que, soit des particuliers isolés, soit des particuliers associés solidairement vont pouvoir émettre utilement du papier de banque à côté d'un grand établissement comme la Banque Nationale si ce n'est pour des besoins très restreints et très locaux ? Mais cette liberté-là, messieurs, c'est la liberté laissée au sauvage de se battre sans armes, sans bouclier, contre un chevalier armé de pied en cap. Quel est l'homme doué d'un peu de bon sens, du sens des affaires, qui s'engagerait dans une voie pareille contre un établissement admirablement organisé, disposant d'une clientèle énorme et, de plus, associé de l'Etat pour ses opérations ? Ce serait la lutte d'un enfant contre une armée !
Mais le monopole de fait est tellement puissant que la loi disparaîtrait demain, avec les avantages qu'elle concède à la Banque, que celle-ci, rien que par la puissance de ses capitaux, de son organisation, de ses relations, de sa clientèle, de la confiance qu'inspire son papier, conserverait, pendant longtemps encore, la haute main sur le crédit du pays. Il faudrait, pour la déposséder, ou une grande crise ou des abus flagrants, répétés, persistants, de son autorité. Et encore, dans ce cas, la lutte ne s'engagerait pas sans le concours de capitaux étrangers intéressés à venir faire à la Banque la concurrence sur son propre terrain.
Est-ce qu'à défaut des particuliers, se sera l'Etat qui suscitera la concurrence, soit en créant ou en laissant se créer une seconde banque à côté de la première, soit en retirant seulement à celle qui existe les avantages que lui concède la loi ? Sans doute, tout cela le gouvernement ou le législateur peuvent le faire. Mais le feront-ils ? Iront-ils ainsi, sans de très (page 1006) graves motifs, jeter la perturbation dans toutes les affaires. Et, en attendant, que stimulant avez-vous contre les petites négligences du monopole ?
Qui prendra l'initiative d'une loi pareille ? Un simple député. Il serait bien reçu ! Le gouvernement ? Mais comment sera-t-il juge de la nécessité en ces matières délicates ? Et, s'il reconnaît la nécessité, osera-t-il poursuivre l'œuvre de donner satisfaction à l'intérêt public ?
Mais enfin soit, il s'exécute. Il y a deux banques : la mère et la fille ; la grande banque, l'ancienne ; la petite, la nouvelle ; la fille de M. Frère, la fille de M. Malou. Est-ce que ces deux banques vont nécessairement se faire concurrence ? Mais elles pourraient bien s'entendre comme larrons en foire et l'obstacle aux besoins multiples du crédit serait doublé ! Au lieu d'une puissance financière, nous en aurions deux. Ce n'est pas encore là de la liberté.
Cette faculté laissée au gouvernement, comment voulez-vous qu'il en use ? Le ministre des finances pourrait fermer ses caisses aux billets de la Banque. Mais je l'en défie, eût-il mille fois raison de le faire. Il ne garderait pas son portefeuille vingt-quatre heures.
M. Frère-Orban. - Il créerait d'abord une seconde banque.
M. Couvreur. - C'est pour le coup qu'il faudrait barricader la rue de la Loi. Comment ! il y a deux ans l'honorable M. Tack enlève à la Banque l'encaisse du trésor... je me trompe, il ne l'enlève pas, il le déplace, il le met en sûreté ; et cette simple mesure, bien moins grave à coup sûr que le refus des billets dans les caisses de l'Etat, met le feu aux poudres et précipite la panique. Un haro général éclate contre le ministre, et la Banque n'est pas la dernière à crier plus fort que tout le monde.
Laissons donc, messieurs, cette dialectique imaginée pour les besoins de la cause. C'est un monopole indirect, un monopole réglementé et limité, je le veux bien, contenu, révocable, temporaire, mais c'est un monopole. Et l'honorable M. Betz, ministre des finances, l'auteur de la loi néerlandaise, dont on invoquait hier l'opinion comme ayant un grand poids dans la question, ne s'en est pas caché, tout en tenant à ses adversaires un langage analogue à celui de l'honorable M. Frère. Il a reconnu que c'était un monopole, mais un monopole réglementé. J'ajoute, pour l'édification de la Chambre, qu'à cette époque la chambre néerlandaise placée, elle aussi, en face de la nécessité de renouveler le privilège de la Banque d'Amsterdam, a cependant donné 16 voix contre 45 à l'article premier de la loi qui en renfermait le principe, c'est-à-dire que dans ce parlement, où siègent un si grand nombre d'hommes versés dans les questions financières et économiques, seize membres ont ratifié par leurs votes les principes que je développe en ce moment.
Le grand argument des partisans du système actuel repose surtout sur l'unité de circulation. C'est pour assurer cette unité qu'ils forcent la nature du billet de banque et qu'ils sacrifient la liberté qui eût pu leur assurer les mêmes avantages.
Il est incontestable que cette unité de circulation est un grand bienfait. Il serait bien malheureux pour le monopole de n'en donner aucun. Celui de l'unité de circulation se réalise très facilement par lui et ce résultat doit tout d'abord frapper les esprits superficiels. C'est ainsi qu'à l'origine de toutes les sociétés on trouve le despotisme, qui est aussi un monopole et qui promet d'assurer le bien-être général mieux que les formes compliquées de la liberté. Mais la question est de savoir si cette unité par la liberté ne s'achète pas au prix d'une violation flagrante de la nature même du médium de circulation.
Je dis qu'on viole la nature du médium de circulation et je le prouve.
Pour légitimer l'unité de circulation telle qu'elle résulte du monopole, on assimile le billet de banque à la monnaie. On le considère comme une monnaie particulière, appelée monnaie de banque, et on assigne à l'Etat sur l'émission de cette monnaie des droits régaliens.
Et d'abord qu'est-ce que cela signifie monnaie de banque ? Je le sais, le terme est reçu dans le langage de la science économique. Je crois même qu'il a été trouvé par un homme qui avait compris toute la puissance du crédit, par l'Ecossais Law ; car je l'ai déjà rencontré dans les brochures du XVIIIème siècle, exaltant les mérites du système qui devait faire de la France un Eldorado.
Qu'est-ce que cela de la monnaie de banque ? Je voudrais bien qu'on m'en donnât une définition légale. Le législateur l'a toujours évité. Ni la première loi française sur la Banque de France, ni la loi belge de 1850, ni la loi néerlandaise de 1864, ni la loi anglaise ne définissent le billet de banque et la définition qu'en donne une loi française de 1807, je pense, rigoureusement interprétée, s'applique à l'émission de valeurs de commerce qui n'ont rien du caractère des billets de banque.
Pour moi, je ne connais qu'une espèce de monnaie, la monnaie métallique. Quant à la monnaie de banque, en temps de crise intense, elle devient de la monnaie de singe.
Le billet de banque, le banknote n’est pas de la monnaie. Ce n’est qu’un signe de monnaie. Avec du papier on ne fait pas de la monnaie. C'est un simple titre, une promesse, une obligation payable à vue et au porteur, un billet à ordre, dépouillé des garanties de l'endossement et qui circule d'autant mieux que celui qui l'a émis inspire plus de confiance et que le remboursement peut s'en opérer avec plus de facilité, en tout lieu et en toutes circonstances.
On ne peut pas trop insister sur ces vérités banales, parce que les partisans des banques privilégiées ne sont que trop disposés à affirmer que le billet de banque est de la monnaie, qu'un billet de mille francs est l'équivalent d'un sac de mille francs, sauf à réclamer ou à faire réclamer le cours forcé, le jour où la faillite, c'est-à-dire l'impuissance de faire honneur à leurs engagements, vient frapper à leur porte.
L'honorable M. Pirmez, avec la souplesse d'esprit qui le caractérise, a trouvé un argument nouveau en faveur de la Banque privilégiée. C'est que l'Etat a des recettes et des payements si nombreux à faire, des sommes si considérables à garder, des transmissions de fonds d'un lieu à l'autre si fréquentes, que son service financier seul constitue le mouvement d'affaires d'une banque. D'où cette conséquence qu'il est légitime qu'il se fasse banquier par personne interposée. Je ne veux pas examiner en ce moment si l'importance du service financier de l'Etat n'a pas été exagérée, si d'autres combinaisons en dehors de celle qui a prévalu ne pourraient pas être mises en usage pour obvier aux inconvénients que signale l'honorable rapporteur. Mais je me demande comment il ne s'est pas aperçu qu'il donnait un argument irréfutable aux partisans des Banques d'Etat et de l'organisation du crédit par l'Etat.
Il est dangereux de vouloir trop prouver, de vouloir avoir trop raison. Je croyais que l'honorable membre appartenait comme moi, en économie politique, à l'école individualiste et décentralisatrice. Il n'a même pas eu un coup de chapeau pour le principe de la liberté. Cela ne lui eût rien coûté, ni empêché d'établir que les circonstances ne permettaient pas de réaliser ce principe et qu'il fallait encore admettre, à titre de transition, le système du privilège. Mais élever ce système à la hauteur d'un principe, soutenir la loi de 1850, non comme la loi d'une ère de transition, mais comme une chose juste et légitime en théorie, j'avoue, que de sa part, et dans l'état actuel de notre société, cela m'a surpris.
Si le service financier de l'Etat, la nécessité de rendre productif l'encaisse du trésor et d'asseoir sur des bases solides la circulation fiduciaire autorise l'Etat à organiser le crédit commercial, pourquoi l'Etaltne crée-t-il pas une banque dont il serait l'unique actionnaire ?
M. Muller. - Ce serait joli !
M. Couvreur. - L'honorable M. Muller m'interrompt pour me dire que ce serait joli. Je ne préconise pas l'idée, moi, tant s'en faut ; je constate qu'elle ne répugne pas trop à l'honorable rapporteur.
- Un membre. - Zllons donc !
M. Couvreur. - Je n'ai pas le rapport sous les yeux, mais c'est l'impression qui m'en est restée. Evidemment son auteur n'adopte pas l'idée, mais il déclare qu'elle ne froisse pas la raison,- ce qui prouve qu'il se fait une singulière idée des fonctions et des devoirs de l'Etat, - et il ne la combat que par la difficulté et les dangers de son application.
Ce sont ces considérations seulement, qui ne touchent pas au principe, qui portent l'honorable rapporteur à reconnaître comme condition de la solution du problème, la nécessité de l'intervention de l'Etat et la nécessité de l'intervention de l'intérêt privé.
Je prédis à l'honorable député de Charleroi que s'il n'a pas d'autres arguments à opposer aux partisans de la Banque d'Etat substituée à la Banque Nationale, le renouvellement du privilège nous mène tout droit à cette création, logiquement renfermée d'ailleurs dans les théories dont il s'est fait le parrain.
Ce qui dans notre pays a motivé la confiance dans le billet de Banque, ce qui fait la base et la véritable raison de l'unité de circulation est-ce la bonne organisation de la Banque, la prudence qui a présidé à ses opérations ?
Dans une certaine mesure, oui. Mais ce qui, bien plus que ces raisons, a contribué à ce résultat ; ce qui fait que le paysan, le fermier, l'ouvrier accepte aujourd'hui les billets de banque les yeux fermés, ce n'est pas le portefeuille, ou l'encaisse, ou le capital de la Banque, toutes choses que le vulgaire, la masse du public ne connaît pas. Non, ce qui fait essentiellement la sécurité, ce qui a permis à la Banque de pousser jusqu'à 250 millions sa circulation fiduciaire, c'est la garantie morale que l'Etat a donnée à ces billets en les recevant dans ses caisses, en les assimilant à la (page 1007) monnaie. Que demain M. le ministre des travaux publics ferme aux billets les guichets de chemin de fer ; que M. le ministre des finances les refuse chez les receveurs des contributions, vous verrez ce que deviendra cette brillante circulation qui a permis à la Banque de réaliser chaque année des bénéfices équivalent à 15 p. c. du capital que ses actionnaires ont engagé dans ses opérations.
Le public a été frappé de cette considération. Il s'est dit que la grosse part des bénéfices allait aux actionnaires ; la plus faible, avec tous les ristournes, à l'associé qui donne la caution. Ces réflexions devaient forcément découler du système de la loi de 1850. Elles ont pesé sur les Chambres et sur le gouvernement. La conséquence en a été que depuis le premier octroi de la concession, l'Etat n'a cessé de réduire les bénéfices de la Banque et de faire sa part plus belle.
Le service du caissier de l'Etat est devenu pour la Banque de plus en plus lourd. En 18065 l'Etat s'est attribué le produit de l'escompte excédant 6 p. c. Aujourd'hui, il renforce encore ces mesures.
Mais où ces mesures doivent-elles s'arrêter ? Pourquoi l'Etat s'attribue-t-il, par l'article 2 du projet de loi, le bénéfice résultant pour la Banque de la différence, entre l'intérêt de5 p. c. et le taux de l'intérêt perçu par cette institution ? Pourquoi l'Etat s'arrête-t-il à 5 p.c. Pourquoi pas à 4 1/2, à 4, à 3 1/2 p. c. ? Où est ici le critérium des droits respectifs des deux associés, l'Etat et la Banque ? Pourquoi celle-ci prend-elle la part du lion, alors qu'elle n'aurait droit tout au plus qu'à un intérêt fixe représentant les risques que court son capital de garantie et un tantième comme instrument de travail faisant valoir le crédit que la nation veut bien lui consentir en acceptant ses billets de banque et en s'exposant, en cas de crise prolongée, à tous les malheurs du cours forcé.
L'honorable M. Pirmez et l'honorable M. Frère se sont livrés à des calculs assez compliqués pour établir la part de bénéfice qui revient aux actionnaires. Leurs discours n'ayant pas encore paru aux Annales, il est difficile de contrôler leur chiffre. Ils sont arrivés à réduire l'un à 1 p. c. l'autre à 3/4 p. c. le bénéfice qui résulte pour la Banque de la circulation garantie par l'Etat. Mais dans les développements de ces supputations, l'honorable M. Pirmez nous a dit qu'il fallait laisser à la Banque le bénéfice de ses dépôts, alors qu'il est bien évident que le chiffre si considérable de ces dépôts est déterminé surtout par la confiance qu'inspire la Banque à raison de son association avec l'Etat. Ce seul fait jette dans mon esprit un doute sur l'impartialité qui a présidé aux calculs de l'honorable membre.
Trois forces créent, avec l'ordre et le règne des lois, la prospérité des nations : la circulation des idées, la circulation des produits, la circulation des capitaux.
Celui qui est maître de ces trois forces est maître de la vie sociale. Nos codes politiques ont pourvu à la libre circulation des idées. Par nos routes, nos canaux, nos chemins de fer, la suppression des droits de barrière, l'abaissement des taxes sur les canaux, les bas tarifs des postes, des télégraphes, des chemins de fer, nous avons essayé d'assurer la circulation facile, rapide, économique des produits.
Monopoliser la circulation des idées serait impossible. Mais admettriez-vous que l'Etat remît entre les mains d'une compagnie, pour un terme de trente ans, le droit d'exploiter nos postes, nos télégraphes, nos routes, nos canaux et nos chemins de fer, contre une part minime dans les bénéfices de cette exploitation ? Evidemment non. Pourquoi alors faites-vous, pour la circulation du crédit, où la concurrence est autrement facile, ce que vous ne toléreriez jamais dans le domaine des transports ? Pour moi, je ne puis m'expliquer cette contradiction que par l'ignorance où le public est encore de ces questions et par la puissance du privilège concédé.
Un parasite peut vivre longtemps sur un être vivant sans l'affaiblir, tant qu'il ne s'attaque qu'aux organes extérieurs. Mais quand il touche à la sève, quand il vit sur la sève, il peut, à son gré, en gouverner l'essor. La circulation du crédit est au corps social ce que la sève est à la vie organique. Et vous remettez le soin de régler cette circulation, par une délégation de la puissance publique, à des hommes dont l'intérêt est d'en extraire, à leur profit, les sucs les plus nutritifs !
Il y a là, messieurs, un privilège énorme et les abus de ce privilège sont instinctivement ressentis par les classes laborieuses qui l'alimentent aux dépens de leur travail, et auxquelles vous donnez des armes redoutables pour leurs futures revendications.
Vous êtes, dès à présent, les associés de la Banque, vous le serez plus encore à l'avenir. Cette association donne au trésor public un revenu d'un million. Dans quelques années, ce revenu pourra être doublé. Or, qu'est-ce que ce revenu ? C'est un impôt que vous prélevez sur le commerce, sur le public escompteur, Un impôt de 20 centimes par tête et par habitant. Combien la statistique renseigne-t-elle en Belgique de commerçants et d'industriels, 200,000 à 300,000 ? Tous escomptent en dernière analyse par la Banque. Voilà donc un impôt de 4 francs par tête de commerçant, dont ils font l'avance et qui doit se répercuter. Encore une fois, de quel droit prélevez-vous cet impôt, et surtout de quel droit venez-vous nous demander de vous l'assurer pour un terme de 30 années, et d'aliéner ainsi, pour toute une génération, le droit qu'ont les citoyens de consentir et de refuser annuellement les taxes publiques.
Que devenons-nous, messieurs, que devient le régime constitutionnel si le gouvernement peut ainsi, en aliénant des parcelles de la puissance publique, non pas à tous les citoyens, mais à une catégorie déterminée de citoyens peu nombreux, s'assurer des ressources qui échappent au contrôle incessant de la nation.
Je nie que vous ayez le droit de prélever cet impôt. Un monopole n'est légitime que s'il parvient à faire mieux que la liberté et à condition de n'être pas pour le trésor public une source de revenus.
Les escompteurs de la Banque sont en droit de réclamer le remboursement de votre part de bénéfice dans les opérations de la Banque. Vous invoquez le service que vous rendez au commerce. Laissé libre, il eût trouvé à se pourvoir lui-même. Il ne vous a pas attendu pour créer les mille rouages de son activité. Mais passons. Ce que vous faites, vous le faites dans l'intérêt du commerce, dites-vous. Mais alors que pouvez-vous répondre à ceux qui vous disent : Faites votre part plus large et donnez-nous le crédit pour ce qu'il vous coûte à vous-même.
Si vous me dites que votre droit, le droit de l'Etat est de s'occuper de l'organisation du crédit commercial et d'en tirer profit, mais alors il faut aussi, au nom de la justice distributive et de l'égalité de tous les citoyens devant la loi, qu'à la création de la Banque Nationale s'ajoute toute une série d'œuvres nouvelles.
L'Etat, moyennant un prélèvement plus ou moins considérable, devra faire pleuvoir la manne du crédit non seulement sur le commerce, mais sur toutes les autres branches de l'industrie nationale. Il devra se faire non seulement banquier, par personne interposée, le banquier des banquiers ; il devra encore organiser le crédit foncier, le crédit agricole, instituer des caisses de travaux publics, des comptoirs d'entrepreneurs, agir enfin partout où l'activité privée n'agit pas ou n'agit pas assez vite ni assez bien.
Et comme il n'est pas moins important d'assurer l'alimentation, le vêtement et le chauffage de tous les citoyens que l'escompte du papier de quelques-uns, il deviendra légitime que l'Etat s'empare de la terre qui produit le grain, des mines qui donnent la houille, des boulangeries qui fabriquent le pain, que sais-je ? Car ce qui est juste, bon et utile pour une classe de citoyens l'est pour tous et MM. les docteurs de l’Internationale sont de terribles logiciens.
Le socialisme est le très légitime enfant du monopole.
Ces conséquences, messieurs, je le sais bien, on les repoussera. J'en force à dessein le tableau pour bien marquer la filiation des idées, mais ce qu'on voudra bien reconnaître, c'est que s'il est légitime que l'Etat contracte une association avec la Banque, il est légitime aussi qu'il devienne responsable, moralement et matériellement, de tous les actes de la Banque et des conséquences de ces actes.
En d'autres termes, toute la fortune, tout le crédit du pays seront remis, à un moment donné, entre les mains d'un seul homme : le ministre des finances. S'il est capable, intelligent, énergique, il pourra, en capitaine habile, surmonter les périls d'une crise, mais si ces qualités lui font défaut, voyez à quels dangers vous exposez tout le pays ! Une seule mesure malhabile, inopportune, mal exécutée et vous êtes au bord de l'abîme ! Que j'aime mieux, devant la perspective de tels désastres, la liberté des banques. Elle du moins, si elle peut aussi s'égarer, ne crée pas des ruines aussi universelles, ne frappe pas des blessures aussi incurables.
Et ici, messieurs, je ne raisonne pas en théorie. Les faits parlent. Qu'avons-nous vu en 1870 ?
Alors éclata si bien la solidarité de la vie de la Banque et du gouvernement que toute la crise n'eut pas d'autre origine. Nous en sommes encore à nous demander lequel des deux associés commit à cette époque les fautes les plus graves.
Le ministre des finances souffla-t-il ses frayeurs à la Banque ? Est-ce l'administration de la Banque qui perdit la tête ? A qui remonte la responsabilité du transfert de l'encaisse opéré de la façon la plus indiscrète, comme si l'on avait voulu, de gaieté de cœur, jeter le trouble dans les esprits ? A qui remonte la responsabilité de ces cris qui réclamaient le cours forcé, de toutes les erreurs commises à cette époque et dont les conséquences ont persisté, jusqu'à ce que les événements d'une part et la (page 1008) sagesse du public de l'autre eussent remis toutes choses en leur place. Les procès-verbaux des délibérations ouvertes à cette époque et la correspondance échangée entre la Banque et le département des finances font toucher du doigt tous les dangers que renferme la constitution d'une banque, soit d'Etat, soit mixte.
Un de ces dangers, le cours forcé, il est vrai, a pu être évité, grâce à la fermeté du gouvernement. Mais si la Banque avait failli à ses engagements, l'Etat n'eût-il pas dû intervenir ? Et cette obligation ne sera-t-elle pas plus grande encore dans l'avenir ? Comment ! l'Etat sera associé aux opérations de la Banque pour les bénéfices seulement. Pendant vingt et trente ans, il les encaissera et, à l'heure de la faillite, il restera sourd aux réclamations, aux besoins de ceux qui, au temps de prospérité, auront fourni ces bénéfices.
Voilà, messieurs, comment la loi et ses dispositions, même celles qui ont été le plus favorablement reçues par l'opinion, mènent fatalement à une immixtion de plus en plus grande de l'Etat dans des opérations pour lesquelles il n'est pas compétent. Mais si ces risques doivent être courus, pourquoi ne pas les prendre avec toutes leurs compensations ? Pourquoi ne pas faire pour le crédit commercial ce que l'Etat fait déjà pour les postes, les télégraphes, les chemins de fer ? Ainsi raisonne la logique populaire.
Le gouvernement et les Chambres ont déjà obéi à cette logique en attribuant à l'Etat, en 1865, le bénéfice de l'escompte au delà de 6 p. c. Ils y obéiront encore par la loi qui nous est soumise. Nous sommes sur la pente qui nous mène fatalement à la Banque d'Etat. Et cela doit être, parce qu'il n'y a que deux systèmes logiques en cette matière : ou le système de la liberté qui, par la concurrence, corrige les abus de la liberté, ou le monopole attribué, non à des particuliers pour leur profit, mais à l'Etat pour le profit de tous.
Quant au système en vigueur, c'est un système hybride, un système de transition, qui pourra se maintenir plus ou moins longtemps, selon la prudence que ceux qui en ont la direction mettront à le faire fonctionner, mais qui est condamné à disparaître.
- A la demande de l'orateur, la séance est suspendue pendant un quart d'heure ; elle est reprise à 9 heures et demie.
M. le présidentM. Couvreur. - Il me reste à examiner le projet de loi en lui-même, abstraction faite des principes qu'il peut soulever. Ici, je regrette que le gouvernement, ayant à s'occuper du renouvellement du privilège de la Banque, au lieu de grossir sa part de bénéfices au lieu de s'engager plus avant dans une solidarité dangereuse, n'ait pas consacré les sacrifices qu'il a imposés aux actionnaires à l'amélioration de l'instrument créé par la loi de 1850.
Un fait incontestable aujourd'hui, surtout après les événements de l'année dernière, c'est que la Banque n'a pas pu répondre à toutes les parties du programme que lui a tracé son auteur.
Ce que j'en dis n'est ni pour blâmer la Banque, ni pour critiquer la loi qui l'a instituée. Cette loi, le système étant donné, est une des meilleures que je connaisse. J'admets encore que la Banque l'a fidèlement observée, qu'elle a fonctionné avec sagesse et, ce qui est plus précieux, avec honnêteté ; qu'elle a, dans la mesure du possible, donné satisfaction aux intérêts commerciaux, qu'elle a suivi le développement des affaires et qu'elle est arrivée à un haut degré de prospérité. Mais elle devait faire plus que cela ; elle devait, surtout en temps de crise, justifier les promesses faites en son nom, faites dans l'intérêt du privilège contre la liberté.
Ces promesses n'ont pas été dégagées. La Banque n'a pas été à la hauteur des circonstances. Pour s'en convaincre, il suffit de se rappeler les événements de 1871 et de les mettre en regard du passage que voici de l'exposé de la loi de 1850 :
« Les banques doivent être organisées de manière à pouvoir venir au secours du pays dans les moments difficiles, atténuer les effets des crises, en escomptant à des taux raisonnables quand les capitaux deviennent rares. Loin d'être une cause d'embarras, elles doivent contribuer à diminuer l'intensité des crises. »
Cette impuissance de la Banque à tenir, en 1870, les engagements pris en son nom n'a pas surpris les spécialistes. Je ne veux pas, à cette heure avancée, prolonger le débat en faisant le procès à la Banque pour ses anciennes fautes. Je me borne à constater un fait indéniable : c'est qu'aux événements de 1870, la Banque n'a pas été à la hauteur de ses obligations.
J'aurais donc voulu que l'attention du gouvernement se portât sur les moyens de mettre la Banque, sinon à l'abri de ces bourrasques, du moins dans la possibilité d'y mieux résister.
J'aurais voulu aussi, dans le nouveau contrat, quelques garanties en plus pour l'exécution des promesses de la Banque quant au développement futur de ses services.
On parle de la nécessité d'établir le système des comptes courants, de créer de nouveaux comptoirs, de développer le service des accréditifs et des chèques, etc.
Ce sont là de très belles choses, et cela fait bien comme promesse. Mais un tiens vaux mieux que deux tu auras. A ces belles paroles, j'aurais préféré quelque stipulation bien précise, bien tangible, dûment inscrite dans le contrat dont on nous demande le renouvellement.
Le million que va gagner l'Etat ne me tente pas. J'ai montré tantôt les dangers au point de vue des principes qui résultent des bénéfices indirects que l'Etat retire de la convention. Je m'intéresse davantage aux services que la Banque peut et doit rendre au commerce.
Sur un point, le gouvernement a donné satisfaction à la nécessité de consolider la circulation fiduciaire de la Banque, aujourd'hui hors de proportion avec son capital. Il propose, de porter ce capital à 50 millions, soit une augmentation de 12 1/2 millions environ.
Toutefois, il convient d'observer que cette augmentation de capital est contrebalancée par l'impossibilité où se trouvera désormais la Banque de compter dans son encaisse les fonds disponibles du trésor. Or, c'est cette encaisse surtout, qu'à mon avis, il convient de renforcer par l'augmentation du capital et même, sous ce rapport, j'eusse vu avec satisfaction l'Etat se réserver la faculté, inscrite dans la loi néerlandaise, d'augmenter, au besoin, le capital au delà même de 50 millions, si l'on en reconnaît la nécessité à un moment donné.
C'est dire, messieurs, que je ne partage pas les idées suggérées par le rapport de la section centrale, et développées par les honorables MM. Pirmez et Frère, de ne pas donner suite à l'augmentation du capital. Je sais bien que, dans une certaine mesure, cette augmentation rendra plus difficile encore la concurrence que les capitaux privés peuvent faire à la Banque pour l'escompte. Sous ce rapport, je devrais être opposé à la mesure ; mais je suis bien obligé de raisonner dans l'hypothèse du système de la loi de 1850, et de viser à donner plus de garanties à la circulation fiduciaire qu'elle a créée.
Sans doute, au point de vue des garanties des créanciers de la Banque, il n'y a pas lieu d'augmenter son capital. Mais il n'en est pas de même au point de vue des facilités que l'augmentation du capital de la Banque lui offrira de conserver à son encaisse la proportion statutaire et de retarder ainsi les élévations de l'escompte.
L'honorable M. Frère nous disait hier que la Banque opère avec son crédit et qu'aucun économiste ne soutient cette théorie de la nécessité d'un capital considérable pour constituer une forte encaisse.
Cette affirmation est trop absolue, et sur une interruption que je lui ai faite en citant le nom de M. Cernuschi, M. Frère m'a répondu que, dans une enquête faite en Angleterre, les hommes les plus compétents, les financiers les plus distingués avaient défendu la même opinion que lui.
Le raisonnement de l'honorable membre est juste en temps normal, lorsqu'il n'y a pas de crise, lorsqu'il n'y a pas ce qu'on appelle un run vers la Banque ; mais l'argument perd de sa valeur lorsque viennent les tempêtes.
Un navire, dans les temps calmes, peut flotter avec peu de lest ; lorsque l'orage gronde, il doit être bien calé. Or, c'est le rôle que le capital doit remplir dans une banque d'émission.
Cette question a été très approfondie dans l'enquête française. Je n'ai pas l'intention de lire le résumé de cette partie des dépositions recueillies. Mais je signale à l'attention de l'honorable M. Frère cette circonstance : que des théories analogues à celles qu'il a développées hier ont été soutenues aussi bien dans les enquêtes anglaises que dans l'enquête française : par les hommes de finance, par les banquiers de la Cité, par les administrateurs de la Banque intéressés dans le débat, tandis que les économistes, plus impartiaux, se sont prononcés pour la plupart, en faveur de l'existence d'un fort capital ou de sa mobilisation là où il est placé en fonds publics.
M. Frère-Orban. - La mobilisation est une tout autre question.
M. Couvreur. - Je vous demande pardon. Les arguments invoqués dans l'enquête, comme vous le verrez par les citations que je mettrai aux (page 1009) Annales parlementaires, répondent directement aux critiques que vous avez présentées. [Ces citations, insérées en note de bas de page, ne sont pas reprises dans la présente version numérisée.]
Je dis donc que, dans cette enquête, les administrateurs de la Banque de France ont soutenu la même théorie que l'honorable M. Frère. Eux aussi se sont prononcés contre l'augmentation du capital. Mais bon nombre d'économistes, très désintéressés dans la question et fort compétents, ont soutenu la thèse qui a été développée ici par l'honorable M. Demeur et par l'honorable M. Dansaert.
Je laisse de côté les opinions des chambres de commerce de France. En très grande majorité, elles demandaient également la mobilisation du capital de la Banque.
M. Frère-Orban. - La situation n'est pas la même. Nous avons un capital qui est engagé dans les affaires et la Banque de France n'a pas de capital dans les affaires. Qu'on demande en France la mobilisation ou la réalisation du capital, cela se comprend ; mais cela ne fait rien au principe.
M. Couvreur. - L'honorable membre me permettra de ne pas répondre à l'interruption. L'heure est avancée et je ne me soucie pas de prolonger le débat. Je me borne a répéter qu'il faut augmenter le capital pour augmenter l'encaisse.
La discussion ne sera pas terminée demain et les honorables membres qui, les premiers, ont marqué leur dissentiment avec l'honorable M. Frère sur ce point auront le loisir de lui donner la réplique qu'il sollicite en ce moment.
Qu'il me soit permis toutefois de faire observer en passant que c'est encore là un des avantages de la pluralité des banques. Elles aspirent plus facilement les capitaux improductifs, elles les gardent plus facilement sous forme d'espèces monnayées. Une grande banque centralisée, comme la nôtre, est plus en butte à des attaques contre son encaisse ; elle est plus disposée aussi à faire fructifier cette encaisse et à la tenir trop près de la limite du tiers de sa circulation, par des opérations qui peuvent devenir dangereuses si une crise éclate à l'improviste et qui, même en temps ordinaire, se traduisent en hausses de l'escompte au moindre retrait des fonds déposés.
Selon que le cours de l'or ou de l'argent est plus ou moins favorable, il peut se faire que la Banque accumule dans ses caves de l'or plutôt que de l'argent. Il se peut aussi qu'elle ait de l'argent en quantité suffisante, mais non monnayé.
Il y a là un double danger, auquel il faut parer, surtout depuis que l'or a cours légal en Belgique.
Dans le premier cas, l'encaisse de la Banque disparaîtra bien avant que les échéances du portefeuille puissent le reconstituer.
Dans le second cas, la Banque sera à la merci du plus ou moins d'activité avec laquelle la Monnaie de Bruxelles ou d'autres établissements pourront transformer ses barres d'argent en pièces de cent sous.
J'estime donc qu'il faut augmenter le capital de la Banque, pour renforcer l'encaisse.
M. Frère-Orban. - Vous confondez l'encaisse avec le capital.
M. Couvreur. - Pas du tout. Je dis que le capital de la Banque doit être placé principalement dans son encaisse ; et en émettant cette manière de voir, je ne fais que répéter une opinion qui a été développée avec beaucoup de sagacité dans l’enquête française par un des économistes les plus distingués de l’Autriche, M. le baron de Hock.
Je disais donc que l'encaisse de la Banque doit, de préférence, se constituer par son capital et en pièces de cinq francs.
Si, au mois de juillet 1870, la monnaie de Bruxelles, au lieu de battre 800,000 francs par jour, n'avait pu en frapper que la moitié, si ses balanciers se fussent brisés, la Banque aurait dû ou fermer ses guichets, ou violer la loi, ou obtenir le cours forcé.
(page 1010) M. Frère-Orban. - Les pièces de cinq francs s'achètent comme toute autre marchandises. Il s'agit d'y mettre le prix.
M. Couvreur. - En temps ordinaire, oui ; en temps de crise, non. En 1870, la Banque a vainement demandé à la France les espèces dont elle avait besoin. Et si la Monnaie de Bruxelles lui avait fait défaut, elle eût été dans la situation que je viens de préciser. Cependant, je reconnais que si on accorde à la Banque le cours légal de ses billets, comme le propose l'honorable M. Frère, ce qui tend à renforcer le privilège, on peut se dispenser d'augmenter le capital, et l'on n'a plus à se préoccuper autant de la disponibilité de l'encaisse, pour se couvrir contre des demandes de remboursement se produisant, à un moment donné, avec une trop grande précipitation.
Je crois aussi qu'il eût été sage d'enlever à la Banque la faculté de prêts sur fonds publics. Les prêts sur fonds publics favorisent le plus souvent des spéculations de bourse et entraînent à des immobilisations de capitaux incompatibles avec les attributions et le caractère d'une banque de circulation.
Les statuts de la Banque fixent le rapport entre la circulation et l'encaisse à un tiers, avec faculté de descendre jusqu'au quart.
Je suis d'accord avec l'honorable député de Liège que ce rapport dépend de beaucoup de circonstances : de la confiance qu'a le pays dans sa circulation fiduciaire, de la moyenne des échéances du portefeuille, etc. Il dépend surtout, et c'est un point que la Banque perd peut-être trop de vue, il dépend surtout du commerce que le pays fait avec l'étranger et du plus ou moins d'étendue de ce pays.
Dans un pays comme la France, les espèces métalliques ne disparaissent pas aussi facilement que dans un pays comme la Belgique. Un petit pays, ayant un commerce international très développé, une grande étendue de frontières, des voies de transport très perfectionnées, a besoin d'une encaisse plus considérable qu'un grand pays vivant sur lui-même et moins bien outillé.
La Banque Nationale, sous ce rapport, n'agit peut-être pas avec toute la prudence voulue. Elle réduit trop son encaisse, elle le tient trop près des limites statutaires, elle s'expose trop à devoir hausser l'escompte à la moindre baisse dans le chiffre de ses dépôts. Sous ce rapport, je crois qu'elle ferait bien de tenir compte des excellents conseils que lui a donnés l'honorable M. Demeur et des critiques que j'ai entendu formuler contre ses agissements par des financiers distingués de l'Angleterre et de la Hollande. Je ne suis pas bullioniste comme MM. Cernuschi, Modeste et autres économistes, au point de soutenir qu'il n'y a de circulation fiduciaire admissible que celle qui est garantie par un dépôt équivalent en espèces métalliques. Mais j'estime que plus notre circulation financière tend à monter, plus il faut que la Banque fasse preuve de prudence et de circonspection. L'élévation du taux de l'escompte et l'existence même de la Banque ne doivent pas être à la merci d'un brusque retrait de capitaux déposés en comptes courants.
Il en résultera peut-être que la moyenne de l'escompte, au bout de l'année, sera un peu plus élevée dans les temps calmes ; mais en revanche, ses écarts seront moins brusques. Or, pour que le commerce soit prospère, il lui importe d'avoir moins l'escompte bas ou facile, que de l'avoir toujours régulier. L'escompte à trop bas taux favorise les entreprises hasardées ; le taux fixe, régulier est indispensable aux entreprises de longue haleine.
Tout en insistant sur la nécessité de forcer plutôt le rapport dans un sens favorable à l'encaisse, nous ferions peut-être chose prudente de supprimer dans la loi la disposition qui limite au quart le point extrême en dessous duquel la Banque ne peut descendre et d'abandonner au gouvernement le soin de rester juge des nécessités qui peuvent se produire. La disposition est ainsi formulée dans la loi hollandaise et cela est plus juste que ce qui existe chez nous. Il vaut mieux armer le gouvernement d'un pouvoir exceptionnel et dont il ne fera évidemment usage, sous sa responsabilité, que dans les cas les plus extrêmes, que de l'exposer à violer la loi ou à faire sauter la banque.
Le fonctionnement des comptoirs demanderait bien aussi quelques réformes. Je ne veux pas insister sur un point qui me paraît acquis : c'est qu'il y a lieu d'écarter de l'administration de ces établissements les banquiers qui peuvent être intéressés à favoriser leurs propres opérations. Je passe aussi sur l'observation que l'honorable M. Pirmez a faite pour nous dénier le droit d'examiner les remises plus ou moins considérables que la Banque fait aux administrateurs des comptoirs. En tant que ces remises réagissent sur le fonctionnement du crédit, elles sont parfaitement de notre compétence. Cela me donne le droit d'expliquer la portée d'une observation que j'avais présentée à l'honorable M. Frère-Orban dans une conversation particulière à laquelle il a fait allusion dans son discours.
J'avais dit, en effet, à l'honorable membre que je n'étais pas favorablement impressionné par les procédés de la Banque quant à la rétribution des administrateurs de ses comptoirs, ces procédés ne me paraissant propres ni à favoriser la création de comptoirs ou d'agences en province, ni à développer les services que la Banque peut et doit rendre à raison même du privilège qui lui a été concédé. Depuis quelques années, la Banque a augmenté le nombre de ses comptoirs ; mais ce nombre est encore loin de suffire aux besoins du pays et les comptoirs ne fonctionnent pas comme ils devraient fonctionner. Comment la Banque procède-t-elle à l'égard de ses comptoirs ? Elle alloue aux administrateurs un quart pour cent sur le taux normal de l'escompte en les rendant solidairement responsables des effets escomptés. Elle-même, sans risque aucun, garde pour elle les trois quarts du produit des opérations.
Cette façon d'agir a un double inconvénient. Ou bien, comme l'a signalé l'honorable M. Balisaux, l'administrateur ne prend pas son risque au sérieux et encaisse d'énormes profits sans peine aucune, ou bien il fait sa besogne en conscience, il tient compte des risques et, dans ce cas, sa rétribution est insuffisante et repose sur des bases injustes.
Vendre des marchandises et être ducroire pour la totalité du placement, quel est le commissionnaire qui consentira à faire de telles opérations ? Etre ducroire, cela vaut plus de 1 p. c.
Cependant, la Banque trouve des administrateurs pour ses comptoirs. Parfois même ces places sont très briguées. C'est que, parmi les candidats, les uns ne voient que les bénéfices, sans voir les risques, tandis que les autres recherchent les avantages indirects de la position.
Celui-ci accepte pour faciliter ses affaires ou celles de ses parents et amis, cet autre pour dominer sa clientèle, tel autre encore pour contrarier un concurrent. Il n'est pas jusqu'à l'esprit de parti qui ne s'en mêle et qui, en temps d'élection, ne rende le papier commercial bon ou mauvais selon les préférences de MM. les administrateurs.
Ce sont là les conséquences du monopole. Ce que la Banque est pour tout le pays, le comptoir l'est pour son cercle d'action. Qui paye ces conséquences ? Le commerce.
Responsables des risques, les administrateurs des comptoirs - je parle de ceux qui ont le sentiment de leur situation - n'acceptent que les effets qui leur paraissent au-dessus de toute chance de perte.
Trop faciles avec les personnes qui pourraient au besoin se passer de la Banque, ils ne le sont pas assez avec des négociants moins riches, avec les débutants. Tandis que, dans les succursales des banques d'Ecosse, ce sont surtout les débutants intelligents qu'on encourage parce que, s'ils sont plus audacieux et donnent lieu à plus d'affaires, on peut aussi les suivre et les surveiller de plus près. Chez nous, ils sont écartés d'emblée et obligés de s'adresser à des banquiers dont les comptoirs ont déjà écrémé la clientèle. Le résultat le plus clair de ce système, c'est que tous les avantages de l'institution sont réservés aux gros bonnets. Les petits en pâtissent.
Pourquoi la Banque ne pourrait-elle pas accorder à ses comptoirs une commission variable suivant la qualité du papier, avec un maximum par exemple de 1 1/2 p. c. ? Dans ces conditions, elle pourrait accorder le bénéfice de ses relations à toute personne ou à toute association de personnes qui lui en feraient la demande en présentant des garanties d'honorabilité et de solvabilité proportionnées aux opérations engagées.
Si ces personnes pouvaient avoir des billets de banque contre du papier de commerce dont elles seraient garantes par l'apposition de leur signature, une concurrence salutaire s'établirait entre les diverses agences de la Banque. Le contrôle du papier en deviendrait plus difficile, dira-t-on. C'est à la Banque de lever la difficulté.
J'ignore comment les banques d'Ecosse en usent, sous ce rapport, avec leurs nombreuses agences ; comment elles les rétribuent, tout en se tenant en garde contre les pertes qu'elles peuvent leur faire subir. Mais peut-être y aurait-il là plus d'un emprunt utile à leur faire ? (Interruption.)
M. Couvreur. - Sans doute les banques d'Ecosse sont organisées autrement. Les agents ne sont, pour la plupart du temps, que des commis. Le risque est beaucoup plus divisé que chez nous.
Je n'ai pas, sous ce rapport, d'idées arrêtées ; mais je crois que la Banque pourrait étudier le système en vigueur en Ecosse pour étendre davantage ses services en province. De cette façon, nous pourrions peut-être arriver à combiner, dans une meilleure mesure, quelques-uns des avantages des banques d'Ecosse avec ceux d'une banque unique.
Messieurs, l'heure est avancée. Je suis très fatigué et ne présenterai plus qu'une seule observation : c'est celle qui touche à l'inconvénient qu'il peut y avoir à abandonner à un trop petit nombre de personnes le droit de disposer de la fortune, de l'honneur, de la considération des industriels et des commerçants du pays.
(page 1011) Pour obvier à cet inconvénient, l'honorable M. de Lhoneux a proposé un système qui me paraît peu efficace. Son conseil général, analogie à celui qui existe à la Caisse d'épargne, n'aurait guère d'autorité. Je voudrais indiquer un autre procédé.
Il est bien évident que si la Banque Nationale était organisée comme une union de crédit, c'est-à-dire si l'escompteur était en même temps actionnaire, il retrouverait sous forme de dividende ce qu'il aurait payé en trop sur ses bordereaux. Mais, à défaut d'une pareille organisation, on peut s'en rapprocher même avec la forme anonyme.
Aujourd'hui, pour assister utilement aux assemblées générales de la Banque, pour exercer sur les délibérations de la société une action quelconque, il faut être propriétaire de dix actions inscrites en nom. Ces dix actions représentaient à l'origine un capital de 10 à 12 mille francs. Aujourd'hui elles constituent déjà une petite fortune. Ce n'est plus 10 mille, mais 30 mille francs, au cours de la bourse, qu'il faut posséder pour être admis aux assemblées générales de la Banque. Quel est l'industriel, le commerçant qui ira retirer pareille somme de ses affaires ou en payer l'intérêt, s'il engage ses actions, pour se donner le stérile plaisir de participer à des délibérations sur lesquelles, isolé, il ne peut exercer aucune action et pour y présenter des observations repoussées à l'avance par les intérêts coalisés des administrateurs ?
Si une somme de 5,000 francs suffisait pour être actionnaire effectif de la Banque, le commerce serait moins exposé à voir ses intérêts à la merci d'un petit nombre de familles, entre les mains desquelles les actions de la Banque s'immobilisent comme fonds de placement et qui finiront pas constituer dans le pays une véritable oligarchie financière.
On l'a dit avec raison. Il est de l'essence de toutes nos institutions de porter en elles ou à côté d'elles un contre-poids.
Où est, dans l'organisation de la Banque, ce contre-poids aux abus de l'arbitraire et du bon plaisir dans la distribution du crédit ? Une extension considérable du nombre des actionnaires dans le monde commercial et industriel serait un palliatif.
Si les statuts étaient modifiés dans le sens que j'indique, il conviendrait aussi de stipuler que toutes les fois que l'action atteindra un multiple de 1,000 francs, elle se divisera de façon que le capital de 5,000 francs quelle que soit la valeur de l'action, assurera le bénéfice d'une voix virile dans les délibérations des assemblés générales de la Banque Nationale.
Par ce procédé, l'institution se démocratiserait ; les griefs, les plaintes, les observations, fondées ou non, pourraient se faire entendre jusque dans le sein des assemblées générales. Aujourd'hui, ce contrôle n'existe pas, parce que les titres sont concentrés dans un trop petit nombre de mains, qui traitent en famille les intérêts du crédit public.
M. Malou, ministre des finances. - Il y a au delà de 500 actionnaires.
M. Couvreur. - Et 50 qui vont aux assemblées générales. Je me borne ce soir à ces observations. En fait d'amendements, il n'en est qu'un sur lequel j'insisterai lorsque nous le discuterons, c'est un amendement qui limiterait la durée du privilège ou plutôt qui nous permettrait d'en réviser la constitution dans une dizaine d'années. Il s'agit d'une matière extrêmement grave.
La science économique fait chaque jour des progrès ; d'ici à cinq ou dix ans, des nécessités nouvelles peuvent se révéler, des formes de crédit nouvelles peuvent se découvrir. Nous ne devons pas trop lier l'avenir. Sur bien des points, la lumière n'est pas encore faite. Elle ne peut pas l'être par une discussion menée à toute vapeur.
Revenons-y donc dans quelques années et étudions, en attendant, le mouvement des idées qui se produisent dans le domaine de la science financière.
Mais j'en ai dit assez pour aujourd'hui.
- La séance est levée à 10 heures.