(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1871-1872)
(Présidence de M. Thibaut.)
(page 563) M. Wouters procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.
M. Hagemans donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier ; la rédaction en est approuvée.
M. Wouters présente l'analyse suivante des pièces adressées à la Chambre.
« Le sieur Gouders demande que le projet de loi relatif à la caisse de prévoyance en faveur des instituteurs primaires admette pour base de calcul de la pension les cinq années des revenus les plus élevés de l'instituteur. »
- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner le projet de loi.
M. le président donne lecture d'une lettre de M. le président du Sénat informant la Chambre que le sieur Fr. Duvivier, sergent-major au 6e régiment de ligne, ayant retiré sa demande de naturalisation ordinaire, il ne sera donné aucune suite au projet de loi qui la lui conférait.
- Pris pour notification.
« Le sieur Devos prie la Chambre de fixer le plus tôt possible l'époque de la dissolution des conseils communaux et de déterminer quelle partie de la Chambre devra être soumise aux élections cette année. »
- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner le projet de loi portant dissolution des conseils communaux.
« Le sieur Fronville, soldat au 8ème régiment de ligne, prie la Chambre de lui faire obtenir son congé. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Des brasseurs à Wasmes et Quaregnon prient la Chambre de rejeter le projet de loi relatif à l'accise sur la bière.
« Même demande de brasseurs à Herve, Verviers, Hodimont, Ostende, Cudenbourg, Eerneghem, Mons, Enghien, Jemmapes et autres communes du Hainaut. »
« Même demande de brasseurs à Bruges qui proposent de réduire à 2 francs le droit actuel de 4 francs par hectolitre de cuve-matière. »
- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner le projet de loi.
(page 574) a href='/personne/CornesseP/'>M. Cornesse. - Je viens répondre aux attaques dirigées contre moi par l'honorable M. Bara.
Dans le discours qu'il a prononcé à la séance du 24, l'honorable membre a traité différents sujets. II a parlé de la loi sur la mise à la retraite des magistrats et de la loi sur les fondations en faveur de l'enseignement. Il a parlé de la grâce de Depoorter, des banquets qui nous ont été donnés dans différentes villes, enfin des nominations judiciaires et notariales. Je le suivrai successivement sur ces différents terrains.
En ce qui concerne la loi sur la retraite de la magistrature et celle sur les fondations de bourses, l'honorable M. Bara a émis une théorie qu'il m'est absolument impossible d'admettre et qui consiste à dire que parce qu'on a combattu une loi dans l'opposition on est moralement obligé, quand on arrive au pouvoir, de la rapporter. Cette théorie est complètement fausse. Autre chose est de combattre une loi dans l'opposition ; autre chose est d'en proposer le retrait quand elle est passée dans les faits, quand elle est exécutée.
Où en serions-nous, messieurs, où en serait le régime parlementaire si l'opposition, devenue majorité, devait défaire toutes les mesures qu'elle a combattues ? Nos travaux deviendraient un véritable jeu de raquette ; nous serions occupés à tisser une véritable toile de Pénélope. L'énergie parlementaire s'épuiserait à mettre, en pratique la maxime que faire et défaire c'est toujours travailler ; ce ne serait plus du régime représentatif sérieux, ce serait véritablement du gâchis ; nous amoncèlerions des ruines pour réédifier des lois qui seraient détruites à leur tour le lendemain.
On s'explique donc parfaitement qu'une opposition ait pu combattre vivement une loi sans qu'arrivée au pouvoir, elle s'empresse de la détruire. Il ne faut pas en induire la conséquence que M. Bara en a tirée, qu'une grande opinion répudie pour cela tous ses antécédents, que les lois combattues par elle doivent être réputées bonnes, excellentes, irréprochables ; qu'il n'y a désormais aucun grief à diriger contre elles. Mais, dit l'honorable M. Bara, en ce qui concerne la loi sur la magistrature, elle a été combattue comme inconstitutionnelle et c'était une raison de la rapporter.
Je ne partage pas non plus, en ce point, la manière de voir de l'honorable M. Bara. Il y a un seul pouvoir compétent pour trancher ces questions constitutionnelles, c'est le pouvoir législatif, et quand le pouvoir législatif a résolu une question de droit constitutionnel, et qu'en conséquence de cette décision une loi a été appliquée, il est évident que cette loi peut rester debout sans qu'on ait le droit d'accuser de palinodie l'opposition qui l'a combattue.
(page 575) Si j'avais eu l'honneur de siéger dans cette Chambre, j'aurais soutenu l'opinion que l'article 100 de la Constitution, qui porte que les magistrats sont nommés à vie, ne peut être interprété dans ce sens qu'ils peuvent être mis à la retraite à un âge déterminé.
Mais la question une fois tranchée par la seule autorité compétente, on peut s'incliner devant le fait accompli. On ne pourrait plus rendre leurs places aux magistrats mis à la retraite, ni destituer ceux qui les ont remplacés. Si l'on retirait la loi comme inconstitutionnelle, il y aurait donc, dans nos cours et tribunaux, des positions inconstitutionnellement acquises et inconstitutionnellement enlevées. Le mal est irréparable.
Mais voyez où l'on en arriverait : la loi serait retirée par nous. Lorsque nos adversaires reviendraient aux affaires, ils la rétabliraient ; ils mettraient à la retraite les magistrats que nous aurions maintenus et ils procéderaient de nouveau à un rajeunissement de la magistrature. Ce serait, de notre part, un véritable rôle de dupes. Nous ne sommes pas disposés à le jouer.
Le retrait de la loi ne pourrait avoir lieu qu'à condition de pouvoir créer une situation stable et définitive.
Mais cette loi est-elle donc parfaite, parce qu'on l'applique ? M. Bara a-t-il le droit d'en être si fier ? Messieurs, elle est une contrefaçon de ce qui a été fait en France en 1852 ; les imitations françaises sont aujourd'hui à la mode ; l'honorable M. Bara, spécialement, va volontiers cherché des exemples dans le régime impérial, il lui fait volontiers des emprunts ; notre loi de 1867 est précisément un de ces emprunts. Il y a eu, en France, vingt années d'expérience du décret du 1er mars 1852. L’expérience a été très longue et à quoi a-t-elle abouti ? A constater que les effets de cette mesure étaient, à beaucoup de points de vue, détestables.
Et si l'honorable M. Bara veut être édifié sur les conséquences du décret impérial dont notre loi n'est qu'une imitation, il n'a qu'à lire un article de la Gazette des Tribunaux, du 11 novembre 1871, où sont cités les témoignages des autorités judiciaires et législatives les plus imposantes relevant les tristes résultats constatés en France du décret du 1er mars 1852. Ce décret, a dit un des magistrats les plus éminents de France, a fait à la magistrature un mal incalculable ; il l'a privée de ses plus respectables lumières, il a déchaîné l'ardeur des convoitises, il a produit le scandale des fortunes trop rapides, des avancements prématurés ; il a profondément altéré le respect de la vieillesse.
L'expérience en Belgique est encore, très courte ; la loi n'est appliquée que depuis cinq ans ; il faut laisser au temps le soin de révéler si les avantages en compensent les vices et les défauts. Il est un résultat certain constaté dès aujourd'hui : elle augmente notablement les charges du trésor public.
Du 1er octobre 1844 à fin mars 1867, c'est-à-dire dans une période de 23 ans, le total des pensions a été de 180,632 francs ; dans la période de moins de quatre ans, du 1er septembre 1867 au 1er avril 1871, il a atteint le chiffre de 577,076 francs.
Le trésor paye en ce moment six traitements de premiers présidents pour les deux cours d'appel de Bruxelles et de Liège.
L'honorable M. Bara, en introduisant dans nos lois cette disposition, a rendu à la magistrature, je le crains beaucoup, un fort mauvais service. Il a fait décider législativement que les magistrats ne sont plus nommés à vie, que les magistrats peuvent être mis à la retraite, comme tous les autres fonctionnaires publics, à un âge déterminé.
La loi actuelle fixe les âges de 70, 72 et 75 ans. Mais une nouvelle loi pourrait fixer d'autres âges. L'égalité, quant à la mise à la retraite, est donc établie entre les membres de la magistrature et les autres fonctionnaires. Eh bien, je demande quelle bonne raison, ce système étant admis, on peut invoquer pour justifier que la magistrature obtient pour pension l'intégralité des traitements, tandis que les pensions des autres fonctionnaires publics à tous les degrés, sauf, je pense, dans l’enseignement supérieur, sont, en vertu de la loi de 1844, réduites à un taux très minime. Je crains beaucoup que l'on ne parvienne pas à justifier, par des raisons décisives et durables, l'introduction de cette faveur, le maintien de ce privilège exceptionnel.
M. Bara. - J'ai répondu dix fois.
M. Cornesse. - Je serai charmé de vous entendre répondre une fois encore.
Mais je redoute, je le répète, qu'en faisant décréter le principe de l'égalité entre les magistrats et les autres fonctionnaires publics sous le rapport de la faculté de la mise à la retraite, vous n'ayez introduit en germe, dans votre loi, le principe de l'égalité sous le rapport du taux de pensions.
Je n'insiste pas, du reste, sur les défauts de cette loi. Le temps et l'expérience, je le répète, feront connaître ultérieurement s'il y a lieu de la maintenir, de la supprimer ou de la corriger.
De même, messieurs, pour la loi sur les fondations de bourses d'étude.
Parce qu'on ne la rapporte pas aujourd'hui, immédiatement, en résulte-t-il que l'opposition d'autrefois répudie son passé, qu'elle reconnaît que tous les principes que cette loi décrète sont des principes justes, honnêtes, irréprochables ?
Mais pas le moins du monde, messieurs. Aujourd'hui, en pratique, le retrait de cette loi entraînerait de grandes difficultés. Les communes et les provinces ont été envoyées en possession des fondations pour l’enseignement primaire. Les fondations sont entrées dans leur patrimoine ; des écoles ont été créées. Tout cela devrait être bouleversé ; le désarroi serait jeté dans une foule de services publics.
En ce qui concerne les fondations de bourses, les administrations spéciales sont anéanties ; il faudrait les reconstituer et démolir tout ce qui existe. Il y aurait là des difficultés pratiques très considérables.
Lorsque l'honorable M. Frère-Orban, qui n'avait pas seulement critiqué dans l'opposition la loi sur l'or, mais qui en avait fait une question de cabinet, est rentré au pouvoir, n'a-t-il pas invoqué les difficultés pratiques pour expliquer qu'il ne rapporterait pas cette loi qui devait, selon lui, entraîner de. si grands malheurs pour notre pays ?
Vous le voyez donc, messieurs, l'honorable. M. Bara adresse à la droite des reproches qui ne sont pas fondés. La droite ne chante pas la palinodie en s'inclinant devant les faits accomplis. Elle n'est pas obligée de revenir sur les mesures qu'elle a critiquées dans l'opposition et elle donne en cela un grand exemple de modération. Elle est fidèle à son programme et nous n'avons pas promis de revenir sur ces lois.
Vous nous avez dit souvent : Vous avez promis une politique d'apaisement et de trêve et vous n'êtes pas fidèles à cette politique. Et quand nous y sommes fidèles à ce point que, faisant taire peut-être jusqu'à un certain point nos convictions intimes, nous laissons subsister, pour éviter des débats irritants et passionnés, vos œuvres les moins méritoires, vous venez nous reprocher de chanter la palinodie. Que voulez-vous donc que nous fassions ? Quand nous ne faisons rien, nous sommes inconséquents et illogiques ; et si nous revenions sur les mesures que vous avez décrétées, vous feriez entendre les plus violentes clameurs, vous crieriez à la réaction ; vous diriez que nous sommes intolérants, exigeants, exclusifs, que nous abusons de notre majorité, que nous voulons rétablir les abus d'un autre âge. Quoi que nous fassions, nous ne pouvons vous satisfaire, nous le savons bien, mais heureusement vous n'êtes pas le pays ; nous sommes convaincus que l'immense majorité de la Nation approuve la modération et la sagesse dont nous avons fait preuve et elle saura nous le témoigner aux prochaines élections. (Interruption.)
M. Bouvier. - Allons donc !
M. Van Wambeke. - Attendez les élections, M. Bouvier, vous en aurez la preuve !
M. Bouvier. - Oui, oui ! nous verrons si cela durera.
M. Cornesse. - Je passe à un autre sujet.
L'honorable M. Bara m'a reproché, en termes amers, la grâce que j'ai accordée à Depoorter, un des condamnés de Saint-Genois.
Mon intention n'est pas, messieurs, de renouveler, dans cette enceinte, les débats auxquels cette triste affaire a donné lieu, puisque j'y suis provoqué par l'honorable M. Bara, je veux seulement établir, devant la Chambre, que cette grâce est l'exercice le plus naturel, le plus légitime, le mieux justifié de la prérogative, que la loi accorde au souverain de corriger ce que les condamnations judiciaires peuvent avoir d'exagéré ou d'injuste.
Messieurs, Depoorter a été arrêté le 22 août 1868 ; sa grâce lui a été accordée le 30 octobre 1870. Il avait été condamné à 5 ans. II a été pendant tout le temps de sa détention soumis au régime cellulaire, et l'honorable avocat général près la cour d'appel de Gand dit, dans son rapport, que Depoorter a été soumis à ce régime dans l'intention favorable de diminuer la durée de sa peine.
Arrêté le 22 août 1868, Depoorter, s'il avait été soumis au régime dé l'emprisonnement en commun, eût dû, sans la grâce, rester en prison jusqu'en 1873 ; mais la peine ayant été subie en cellule, il devait, d'après la loi de 1870, être libéré le 13 avril 1872 ; il ne lui restait donc à faire, messieurs, que dix-sept mois ; il avait subi deux ans et près de trois mois d'emprisonnement cellulaire.
Il est donc inexact de dire que j'ai fait au condamné grâce complète et entière, il avait subi beaucoup plus de la moitié de sa peine, et je n'hésite pas à dire, messieurs, que, en toute hypothèse, c'est là une expiation plus que largement suffisante, à raison du peu de gravité des faits qui lui étaient reprochés.
M. Bouvier. - J'ai fait le rapport sur l'affaire de Saint-Genois.
(page 576) a href='/personne/CornesseP/'>M. Cornesse. - Après m'avoir entendu, vous reconnaîtrez que le sieur Depoorlcr a largement payé sa dette à la justice, en supposant même que la condamnation prononcés contre lui ne serait pas contestable.
Depoorter a été arrêté le 22 août sur de simples soupçons et pour une autre affaire que celle pour laquelle il a été ultérieurement poursuivi et condamné. Quand Depoorter a été arrêté- notez-le bien, le crime qu'on lui a imputé plus tard n'était pas encore connu ; il n'était pas encore créé.
Cette affaire Depoorter, messieurs, est la plus curieuse, la plus originale, la plus étrange en même temps que la plus triste dont fassent mention les annales judiciaires.
Depoorter a été poursuivi pour une tentative d'incendie qui aurait été commise dans la nuit du 15 au 16 juillet ; or, à la date du 22 août, cette tentative d'incendie était encore un mythe. Personne n'en avait soupçonné ni encore moins révélé l'existence.
Je ne puis pas entrer ici dans tous les détails de cette affaire ; l'honorable M. Reynaert, qui est inscrit, se chargera sans doute de l'accomplissement de cette tâche. Je dois cependant, au point de vue de la grâce, insister quelque peu sur les grandes lignes et nous verrons après cet exposé que j'emprunterai à l'acte d'accusation et au rapport sur la grâce, quelles objections vous aurez à faire à un acte dont je revendique hautement la responsabilité, dont je me fais honneur et que je poserais encore aujourd'hui sans hésiter.
Messieurs, voici le libellé de l'acte d'accusation : « Jules Depoorter est accusé d'avoir à Saint-Genois, pendant la nuit du 15 au 16 juillet 1868, manifesté la résolution de mettre le feu à des bâtiments ou au moins à une meule d'avoine appartenant à Edouard Delebecque, par des actes extérieurs qui forment un commencement d'exécution de ce crime, et qui n'ont été suspendus ou n'ont manqué leur effet que par des circonstances indépendantes de la volonté de l'auteur, soit pour avoir coopéré directement à son exécution. »
Vous l'aurez remarqué, messieurs, il y a une alternative : tentative d'avoir incendié des bâtiments, ou tout au moins une meule ! Voulez-vous savoir comment l'acte d'accusation retrace les faits constitutifs de la tentative. Ecoutez :
« On a constaté, porte l'acte d'accusation, que l'individu ainsi reconnu avait tenté de mettre le feu à la brasserie de M. Delebecque, ou au moins à une meule d'avoine placée à proximité. Pierre Delcampe a trouvé au fond du fossé qui sépare son champ de la propriété de Delebecque, une mèche de paille de la longueur de l'avant-bras et de l'épaisseur de trois doigts. Cette mèche contenait à l'intérieur un morceau de toile grise ; elle était brûlée à l'un des bouts. Cette découverte a eu lieu justement à l'endroit par où s'est échappé l'individu surpris par Adolphe Buysens.
« En fouillant le fossé, on y trouva encore une allumette phosphorique à moitié brûlée. Sur le verger de Delebecque était établi alors, tout près des bâtiments, une meule d'avoine ; sur le mur de ces bâtiments, en face de cette meule, on a vu les traces du frottement d'allumettes phosphoriques, et au pied de ce mur, en cherchant à terre, on a découvert deux allumettes !! L'ensemble de ces circonstances montre clairement que l'individu mis en fuite par Adolphe Buysens, dans la nuit du 15 au 16 juillet, a été interrompu par celui-ci dans sa tentative d'incendie. »
Tels sont, messieurs, les éléments constitutifs de la tentative, révélés par l'accusation.
Je ne veux pas rechercher si ces éléments étaient suffisants pour faire tomber les faits sous l'application de la loi pénale. Je m'incline devant la chose jugée. Mais ce que j'avais le droit et le devoir de faire lorsque j'ai été saisi de la requête de Depoorter, c'était d'examiner la gravité des faits qui lui étaient imputés. C'est précisément ce que j'ai fait. J'ai remarqué qu'il n'y a pas eu dans cette affaire le moindre préjudice pour personne ; qu'il n'y a pas eu la plus légère atteinte soit au bâtiment, soit à la meule. Depoorter n'a, du reste, été condamné que pour tentative d'incendie de la meule. L'alternative a disparu dans le verdict.
L'individu qu'on avait soupçonné être Depoorter et qui a été condamné comme étant Depoorter était sorti d'une remise attenante à la brasserie.
On n'a pas vu sur lui ni dans ses mains de traces accusatrices ; l'accusation à cet égard a été complètement stérile. On n'a pas même constaté que l'incendiaire se serait approché de la meule. On n'a découvert, a un moment rapproché, ni mèche incendiaire, ni allumette phosphorique ; absolument rien.
M. Bouvier. - C'est une plaidoirie que vous faites.
M. Cornesse. - Mais vous me forcez à me défendre contre vos attaques injustes. C'est vous qui m'avez amené sur ce terrain et qui transformez la Chambre en cour de justice.
M. Bouvier. - Il y a un arrêt.
M. Cornesse - Il y a toujours un jugement ou un arrêt quand le droit de grâce s'exerce... M. Bara m'a reproché d'avoir fait une injustice, d'avoir posé un acte de partialité politique pour servir les intérêts de mes amis. Je me justifie, je le fais d'une façon péremptoire et irréfutable, et je souhaiterais volontiers à M. Bara de n'avoir jamais posé d'actes plus inattaquables et moins répréhensibles que celui qu'il me reproche.
Je continue. On a, donc trouvé au fond d'un fossé une prétendue mèche incendiaire et une moitié d'allumette chimique ; on a vu sur la muraille des traces du frottement d'une allumette, et au pied de la muraille deux allumettes.
Quand ces découvertes ont-elles eu lieu ? Est-ce le jour même, le lendemain, à une époque rapprochée ? Non, messieurs, c'est au milieu et à la fin de septembre !
Et voilà pourquoi j'ai pu dire tantôt que cette affaire est la plus curieuse, la plus extraordinaire, la plus triste qui se puisse imaginer. Depoorter était en prison depuis le 22 août. On ne trouvait rien contre lui. Les soupçons n'avaient pas abouti, l'instruction était complètement stérile ! c'est alors que, dans le courant de septembre, on découvre au fond d'un fossé et à côté de cette remise et de cette brasserie une prétendue mèche incendiaire et des allumettes phosphoriques, et après cette découverte tardive, faite en septembre, on ne sait trop comment, on édifie contre Depoorter l'accusation d'avoir tenté d'incendier ou bien les bâtiments ou bien la meule !
Voilà, messieurs, les circonstances de cette affaire.
M. Bouvier. - Il brise les arrêts.
M. De Lehaye. - Nous ne brisons pas les arrêts.
M. Cornesse. - Voilà les faits que j'avais à examiner. Je les ai puisés dans l'acte d'accusation et dans le rapport de l'avocat général sur la requête en grâce. C'est là que j'ai trouvé mes éléments d'appréciation ; c'est à l'aide de ces documents officiels que je suis arrivé à cette conviction que cette tentative d'incendie était sans gravité.
Sur la question d'auteur, la question de culpabilité de Depoorter, quels étaient donc les éléments principaux fournis par l'accusation ?
Je veux bien admettre que le ministre de la justice ne doit pas réviser dans son cabinet les arrêts de la justice ; il ne peut cependant proposer une grâce sans porter atteinte à la chose jugée, sans réduire ou anéantir la peine prononcée par les juges. Mais tous les criminalistes reconnaissent que le doute sur la culpabilité est un motif de grâce et que celui qui accorde la grâce a pour mission et pour devoir de se rendre compte des charges qui ont amené la condamnation.
Quelque bonne que soit l'organisation des tribunaux et de la procédure criminelle, des erreurs peuvent se commettre et être judiciairement irréparables. Le droit de grâce est le dernier recours que la société offre à l'innocent condamné par erreur et qui ne peut plus faire réformer l'arrêt par aucune voie légale.
MM. Haus et Tielemans enseignent positivement ce principe et si je n'avais déjà trop abusé des moments de la Chambre (interruption), je citerais in terminis le langage qu'ils tiennent sur ce point.
En fait, l'honorable M. Bara lui-même, dans différents rapports que j'ai sous la main, a invoqué comme motif de grâce le doute qui peut planer sur la culpabilité.
Dans l'affaire Depoorter, je n'ai pas tenu compte de ces doutes. Je le pouvais cependant, je pouvais me demander quelles ont été les preuves invoquées pour établir la culpabilité de Depoorter. Ces preuves, je dois le dire, me paraissent bien fragiles.
Un témoin, Adolphe Buysens, avait vu, pendant la nuit, un homme d'une taille élevée, portant une grande barbe, s'enfuir de la remise de Delebecque. Il l'avait poursuivi et, à la lueur des éclairs, il avait remarqué que le fuyard ressemblait parfaitement à Depoorter. Permettez-moi de vous lire le texte même de l'acte d'accusation ; voici comment il rapporte l'affaire :
« La nuit qui suivit la dévastation de son tabac, Adolphe Buysens, veillant sur ses autres récoltes, entendit vers minuit du bruit dans la remise attenante à la brasserie de l'échevin Delebecque. Croyant que c'était un chien de garde qui se remuait, il siffla en se dirigeant de ce côté ; mais bientôt il vit un individu sortir par la porte du verger. Il s'écria : « Est-ce vous, Delebecque ? » L'individu ne répondit pas et prit la fuite. Adolphe Buysens le poursuivit pendant cinq minutes, mais, ayant vu le fuyard traverser une haie, il n'osa aller plus loin, craignant que d'autres individus (page 577) n'y fussent cachés. Il alla de suite avertir de cette rencontre l'échevin Delebecque, qui se trouvait encore au cabaret d'Oscar Devos.
« Le temps était orageux. A la lueur des éclairs, Adolphe Buysens a vu que l'individu, mis en fuite par son arrivée, était d'une taille élevée et portait une grande barbe.
« Il a déclaré à son frère Désiré que cet individu ressemblait parfaitement à Depoorter. Devant le juge d'instruction, il a maintenu cette appréciation. »
Eh bien, devant la cour d'assises, Buysens comparaissant comme témoin prétend, sous la foi du serment, qu'il n'a jamais tenu le propos qu'on lui attribue. Son frère confirme cette déclaration ; voilà donc l'unique témoin qui se rétracte et, le croirait-on quoique devant la cour d'assises la procédure soit essentiellement orale, malgré cette rétractation, le jury a prononcé un verdict de culpabilité.
Buysens, le témoin qui s'était rétracté, fut arrêté comme faux témoin et plus tard condamné à une année de prison.
Tels étaient, messieurs, en dehors de certaines circonstances accessoires, les éléments de preuve établissant la culpabilité de Depoorter. Le jury, qui ne doit pas, qui ne peut même pas motiver son verdict, ni rendre compte des moyens par lesquels il s'est convaincu, le jury, qui ne doit se décider que d'après son intime conviction, a prononcé souverainement sur la culpabilité de Depoorter.
Je ne mets pas en doute la loyauté, la sincérité de cette décision ; mais je puis dire, sans porter atteinte à la chose jugée et sans excéder mon droit, que les éléments de conviction dans cette affaire étaient excessivement fragiles, laissaient planer un doute, de l'incertitude sur la culpabilité et qu'on a vu très souvent des accusés acquittés, contre lesquels pesaient des charges beaucoup plus lourdes.
Maintenant qu'était-ce que Depoorter ? Il était, dites-vous, un simple instrument, un instrument du fanatisme religieux et des passions politiques. Cette affaire de Saint-Genois a été, en effet, un instrument politique dont les journaux se sont emparés. On va vu un moyen de libéraliser les Flandres, un moyen de rendre dans les Flandres le clergé odieux en l'accusant de toutes les noirceurs et de toutes les infamies. (Interruption.)
Eh bien, s'il est vrai que Depoorter, ce pauvre sabotier, n'était qu'un simple instrument, je demande si la peine qu'il a subie n'était pas, en regard des faits, une réparation beaucoup plus que suffisante, une satisfaction même exagérée ? Depoorter est père de quatre jeunes enfants ; pendant sa détention, sa femme et ses malheureux enfants ont été plongés dans la misère la plus profonde.
Depoorter avait des antécédents excellents, irréprochables ; jamais il n'avait été impliqué dans aucune poursuite ; sa conduite en prison était une conduite modèle !
Et parce que j'ai fait grâce à ce malheureux, après deux ans et trois mois de détention, en présence de tous les faits que j'ai rappelés, vous venez me reprocher d'avoir commis un acte injuste, partial, un acte de complaisance politique ; vous m'accusez de porter atteinte à la chose jugée, à la considération de la magistrature, de me faire le protecteur des incendiaires !
Je proteste, au nom de la vérité, je proteste, au nom de l'honneur du gouvernement, contre ces indignes accusations ! L'arrêté que j'ai eu l'honneur de proposer à la signature royale était un acte juste, un acte impartial, un acte nécessaire ! (Interruption.)
La Chambre et le pays le reconnaîtront certainement, après les explications que j'ai fournies. (Interruption.)
C'est bien à vous, en vérité, M. Bara, qu'il sied de m'adresser des reproches en matière de grâces. Vous avez eu l'audace de me dire que j'accordais des grâces contre le sentiment des procureurs généraux. On serait tenté de croire, en vous entendant, que vous ne l'avez jamais fait. Eh bien, j'ai voulu me rendre compte de vos actes, de ce que vous avez fait pendant que vous étiez au département de la justice. J'y ai trouvé des grâces nombreuses et fort intéressantes.
J'ai fait faire une statistique de celles qui ont été accordées contre l'avis des parquets.
M. Bara. - Il y a des distinctions.
M. Cornesse. - Ah ! oui, il y a toujours des distinctions pour vous, je sais que vous êtes un casuiste habile et que rien n'embarrasse.
J'ai donc fait faire une statistique ; j'ai pris trois mois au hasard, les mois d'avril, mai, juin 1870, les derniers mois de votre gouvernement. Et qu'ai-je trouvé ? C'est que, sans tenir compte des requêtes en grâce pour les condamnations de simple police, vous avez en ces trois mois accordé 87 grâces, contrairement à l'avis des parquets !
M. Bara. - Et vous aussi, en plus grand nombre. Si vous pouviez me donner les dossiers, je vous le prouverais.
M. Cornesse. - Je veux bien accepter la comparaison et vous auriez la palme. Mais n'est-il pas étrange, inouï qu'avec de tels antécédents, vous veniez dresser contre moi, devant le pays, un acte d'accusation pour avoir accordé une grâce contre l'avis des parquets. Vous faites toujours comme si vous n'aviez pas d'antécédents, vous oubliez vos faits et gestes. Ah ! quand on a, comme vous, que la Chambre me pardonne la trivialité de l'expression à raison de sa justesse, autant de lignes sur les cornes, on devrait être moins agressif, plus circonspect envers ses adversaires.
Vous n'avez pas révisé les arrêts de la justice, dites-vous. Vous avez fait mieux. Vous avez, en matière de grâce, commis une flagrante inconstitutionnalité. Vous avez suspendu de votre plein chef l'exécution des lois. (Interruption.)
La peine de mort existe dans nos lois ; elle y a été maintenue malgré vous. Elle y a été maintenue récemment encore après des discussions longues et approfondies.
Eh bien, qu'avez-vous fait à propos de la peine de mort ? Vous avez déclaré que, poursuivant une expérience, tant que vous seriez ministre de la justice, aucune exécution capitale n'aurait lieu en Belgique. Je dis que par cette déclaration faite en termes généraux et absolus, vous avez gêné l'exercice de la prérogative royale, vous vous êtes mis au-dessus de la loi et vous en avez suspendu l'exécution ! C'est ce système inconstitutionnel qui a valu au pays l'inappréciable bienfait de la grâce accordée à l'intéressant Dessous-le-Moustier ; et si Tropman avait eu la chance de commettre ses exploits en Belgique, il aurait eu certainement la vie sauve !
Messieurs, l'honorable M. Bara, par un véritable tour de force, a trouvé moyen de rattacher l'affaire Depoorter à la question des banquets dont mes anciens collègues et moi nous avons été honorés dans différentes villes du pays. Il me force ainsi à en dire un mot.
Je ne veux pas examiner si le droit d'interpellation en pareille matière doit être reconnu dans la Chambre, si le droit d'interpellation existe de membre à membre pour des faits qui se sont passés ou pour des discours prononcés au dehors ?
Il n'y a pas là, me paraît-il, matière à fait personnel ni à interpellation ; nous ne pouvons être responsables dans la Chambre que de ce que nous y disons ; si un membre de la Chambre fait un discours en dehors de cette enceinte, il use du droit de citoyen ; chacun est libre de lui répondre également en dehors de la Chambre. Si le discours a été publié dans les journaux, le droit de réponse existe pour ceux qui croient avoir à se plaindre.
Je me rappelle que l'honorable bourgmestre de Bruxelles, interpellé un jour ici à l'occasion de son fameux discours à la Grande-Harmonie, a opposé une fin de non-recevoir.
M. Anspach. - J'ai déclaré que je ne changeais rien à ce que j'avais dit.
M. Cornesse. - Je ne fais cette objection, notez-le bien, que pour le bon ordre et la régularité de nos débats ; car, ainsi que mon honorable ami, M. Wasseige, l'a déclaré dans l'avant-dernière séance, nous n'avons rien à rétracter de ce que nous avons dit dans les banquets.
J'ai dit à Verviers que le pays savait que les clameurs de la rue avaient été organisées et soudoyées. Je le maintiens. Pendant que j'étais au département de la justice, il m'est arrivé plusieurs rapports constatant qu'on avait vu certaines personnes dans les groupes distribuant de l'argent aux braillards, qu'on avait vu des jeunes gens payer à boire à une bande d'ouvriers qui prenaient part aux manifestations.
Il m'est passé sous les yeux quatre ou cinq rapports constatant des faits de l'espèce. Il y a donc eu de l'argent distribué, des clameurs soudoyées.
M. Bara. - Par qui ?
M. Cornesse. - Je l'ignore et ne sais ce que l'enquête judiciaire a révélé à cet égard.
M. Bouvier. - Où ?
M. Bara. - La police secrète ne vaut pas.
M. Cornesse. - L'honorable M. Bara n'a pas songé à contester la valeur des rapports de la sûreté publique quand il faisait partie du gouvernement ; c'est pour le ministre une source d'informations.
Du reste, c'est l'honorable membre qui a nommé le fonctionnaire qui est actuellement à la tête de la sûreté publique, et il a sans doute confiance dans la direction qu'il imprime à cette partie de l'administration.
Messieurs, je n'ai accusé personne, je n'ai même pas dit : Is fecit cui prodest.
Mais ce qui est incontestable, c'est qu'il y a eu de l'argent distribué dans (page 578) les groupes, c'est qu'il y a eu des boissons payées et j'ai pu dire que les clameurs de la rue avaient été soudoyées. (Interruption.) Oui, les clameurs de l'émeute ont été soudoyées...
M. Bouvier. - Il n'y a pas eu d'émeute.
M. Cornesse. - Il n'y a pas eu d'émeute !
- Un membre à gauche. - Qui soudoyait l'émeute ?
M. Cornesse. - M. le bourgmestre de Bruxelles a sa police sous la main ; il a pu dès lors s'enquérir des individus qui distribuaient de l'argent. (Nouvelle interruption.)
Je n'ai nullement songé à vous accuser personnellement d'avoir provoqué et soudoyé l'émeute. (Nouvelle interruption à gauche.)
Je m'attendais à vos clameurs et à cette mise en scène. Elles étaient annoncées depuis longtemps.
- Un membre. - C'est vous qui les provoquez.
M. Cornesse. - Elles ne m'émeuvent en aucune façon et elles ne m'empêcheront pas de dire toute ma pensée.
M. Bara s'est posé en défenseur de la population de Bruxelles que je n'ai nullement attaquée. Moi aussi, je considère la grande majorité de cette population comme honorable, honnête.
Cette population libérale, je la respecte, je la respecte assez pour croire qu'elle ne descend pas dans la rue pour jeter la calomnie et l'outrage aux pouvoirs publics, aux ministres du Roi et aux élus de la nation. La population de Bruxelles comprend ses devoirs ; elle sait à quelles conditions la prospérité énorme dont jouit la capitale peut être maintenue et conservée ; elle sait à quoi nous exposent les désordres de la rue ; elle sait à quels dangers l'exposent ces manifestations ; l'honorable ministre des finances disait hier avec infiniment de raison et d'éloquence que si ces manifestations devenaient périodiques et se renouvelaient, nous serions arrivés à la période de décadence des nations libres. Non, Bruxelles ne veut pas, comme Paris, avoir ses journées.
Les journées révolutionnaires ont perdu Paris.
M. Bouvier. - Il ne fallait pas soulever la conscience publique.
M. Cornesse. - Ce sont les journées révolutionnaires qui, en détruisant le respect de l'autorité et de l'ordre légal, ont amené la France à la triste situation où nous la voyons se débattre.
Je n'ai donc pas attaqué la population de Bruxelles. Et le reproche qu'on nous adresse est au moins étrange.
Nous venons de faire une loi qui appelle un très grand nombre d'habitants de cette population à l'exercice du droit de suffrage ; nous avons abaissé le droit de suffrage à 10 francs ; quand nous sommes descendus à ce taux, qui donc nous a critiqués ? Mais l'honorable M. Anspach tout le premier. (Interruption.)
Il était un adversaire ardent de l'abaissement du cens électoral.
M. Anspach. - Sans la garantie de l'instruction.
M. Cornesse. - L'honorable M. Anspach disait alors que nous faisions une œuvre mauvaise, dangereuse, que nous appelions au suffrage des ignorants, des fanatiques, des gens incapables d'apprécier les situations politiques. Voilà donc toute une catégorie de cette population honnête, honorable, selon moi, mise en interdit, déclarée incapable et indigne d'exercer les fonctions politiques dans le choix des mandataires.
En parlant ainsi, vous attaquiez plus directement la population de Bruxelles que je ne l'ai fait en flétrissant d'une épithète méritée les scandaleuses manifestations de la rue.
Mais n'y a-t-il pas par hasard dans la population de Bruxelles, dans celle qui est descendue dans la rue, de mauvais éléments, des éléments qu'on peut soudoyer à peu de frais ?
Mais l'honorable M. Bergé, représentant de Bruxelles, a dit dans cette enceinte qu'aux manifestants se mêlaient des gamins et des voyous.
« Ainsi, disait-il le 13 décembre 1871, peut-on rendre l'opinion libérale responsable de quelques carreaux cassés ?
« Mais n'avons-nous pas eu un professeur de l'université de Bruxelles victime d'écarts de ce genre ; N’avons-nous pas vu les mêmes faits se produire à l'égard de la propriété de personnes parfaitement inoffensives et n'ayant aucune couleur politique ?
« Quel argument pourrait-on tirer des faits de cette nature qui sont inévitables au milieu de manifestations auxquelles se mêlent des gamins et des voyous ? »
L'honorable M. Anspach lui-même, dans un discours qu'il a prononcé dans cette Chambre, a déclaré que quand il y a des manifestations du genre de celles qui ont eu lieu à Bruxelles, il se mêle nécessairement aux manifestants des éléments dangereux.
« Ne savez-vous pas, a-t-il dit, que quand il y a des émotions populaires, il arrive souvent dans les grandes agglomérations comme Bruxelles, que de mauvais éléments s'y joignent et qu'elles deviennent répréhensibles et fâcheuses ? »
Elles le sont toujours, selon moi ; le désordre de la rue n'est jamais excusable ; mais a-t-on songé à accuser MM. Bergé et Anspach d'avoir calomnié toute la population bruxelloise en tenant ce langage ?
Mais c'est trop parler de cette mauvaise querelle que l'on nous fait et j'arrive, messieurs, au chapitre des nominations judiciaires.
Je m'étonne que l'honorable député de Tournai se soit chargé du rôle d'accusateur. Je m'en étonne d'abord parce que lui-même a encouru, pour ses propres actes, pour ses nominations, les attaques les plus graves, les reproches les mieux mérités.
Il a été accusé d'avoir voulu à tout prix, libéraliser la magistrature, d'avoir voulu en faire un corps disposé à lui venir en aide dans ses entreprises contre les catholiques, d'avoir poursuivi ce système avec un acharnement inouï.
Permettez-moi, messieurs, de vous dire ce que lui disait, en 1870, ici même dans cette Chambre, un honorable membre de cette assemblée, un vétéran de nos luttes parlementaires, le compatriote de M. Bara, l'honorable M. Dumortier. « On a vu, disait-il, dans presque tous les tribunaux, des hommes, dont la médiocrité est proverbiale, primer des hommes de mérite ; tout le monde s'est dit : Par qui serons-nous jugés ? Vous composez les pouvoirs judiciaires pour un seul parti ; vous recrutez les magistrats parmi vos serviteurs électoraux ! vous jetez la boue sur l'hermine du juge en faisant toutes ces nominations injustes, et vous vous irritez de ce qu'on montre cette boue dont votre main malfaisante l'a flétrie. Vos actes, il n'est pas d'expression assez énergique pour les qualifier. »
Eh bien, franchement, quand on a été l'objet de pareilles attaques, on est mal venu à se poser en accusateur d'autrui. (Interruption.)
L'honorable M. Bara disait du reste que ces attaques l'émouvaient peu ; en 1870, il se souciait médiocrement, disait-il. des attaques dirigées contre ses nominations ; ces critiques étaient une ritournelle obligée de la discussion de tous les budgets de la justice ; tous ses prédécesseurs, sans exception, avaient été attaqués à propos de leurs nominations et ils ne s'en étaient aucunement émus. C'était de la tactique, c'était une arme d'opposition.
Aujourd'hui pourtant nous voyons l'honorable M. Bara jouer le rôle qu'il blâmait chez autrui.
Il eût bien fait de laisser cette mission à d'autres membres de la gauche, mais il est possible qu'il n'eût trouvé personne pour la remplir.
L'honorable membre a fait une statistique ; or, messieurs, il avait fait entendre contre la statistique produite par l'honorable M. Wasseige des reproches tels, que franchement un peu de pudeur aurait dû l'empêcher de remplir cet office. (Interruption.)
J'emploie le mot « pudeur », non pas dans le sens privé, mais dans le sens purement politique.
Voici, messieurs, comment s'exprimait l'honorable M. Bara. Ecoutez, messieurs, c'est assez curieux ; M. Bara parle toujours ici comme s'il n'avait pas d'antécédents, mais malheureusement il en a beaucoup ; il les oublie trop, ce qui fait qu'il joue souvent un assez triste rôle ; quand on les lui rappelle, il fait alors une assez triste figure.
« L'honorable membre a dressé une statistique, disait-il à mon honorable collègue M. Wasseige ; il range dans trois catégories tous les candidats nommés ; il les divise en catholiques, libéraux et douteux... L'honorable membre est plus instruit que moi ; je connais, parmi les personnes nommées des candidats qui appartiennent à l'opinion libérale, d'autres qui appartiennent à l'opinion catholique.
« Mais ce qu'il me serait impossible de faire, c'est une statistique semblable à celle que l'honorable membre a dressée.
« On va, par je ne sais quels moyens, scruter les consciences ; on recherche les opinions des personnes dont le gouvernement a fait choix ; on surveille tous leurs actes, et cela doit être puisqu'il y a des douteux ; on attend leurs actes pour les classer définitivement.
« Mais, si l'on se permet cette inquisition dans l'opposition, je demande au pays à quel sort les magistrats et les fonctionnaires seront exposés, si les catholiques reviennent au pouvoir ? La statistique de l'honorable membre deviendra un document contre tous les fonctionnaires. Si, dans l'opposition, on s'occupe de rédiger la liste des suspects et des non-suspects au point de vue politique, je demande ce que ces fonctionnaires deviendraient si nos adversaires revenaient au pouvoir. »
C'est ainsi, messieurs, que M. Bara qualifiait les statistiques. C'était un moyen d'inquisition odieux, une chose qu'il lui était impossible de faire, un dénombrement de suspects.
(page 579) Aussi, messieurs, a-t-il employé pour tâcher de masquer sa palinodie sur ce point (interruption), il a essayé d’un moyen à grand effet. Il vous a dit : Si l’on doute de la sincérité de ma statistique, je veux bien constituer le bureau de la Chambre juge de mes affirmations.
Voyez-vous, messieurs, le bureau de la Chambre constitué en tribunal d'inquisition, pour scruter les consciences, pour faire comparaître devant lui tous les candidats nommés, tous les magistrats, tous les notaires qui ont été pourvus d'emplois ? Franchement la proposition est nouvelle, mais elle n'est ni sérieuse, ni raisonnable, ni pratique et l'honorable membre propose de faire jouer au bureau de la Chambre un rôle parfaitement ridicule et parfaitement odieux.
Mais l'honorable M. Bara fait mieux. L'honorable M. Wasseige avait fait une statistique complète. Il y avait compris toutes les nominations, aussi bien les promotions et les avancements que les entrées dans la magistrature. L'honorable M. Bara dresse une statistique à sa mode. Il avait besoin de produire un certain effet ; il avait besoin d'émouvoir les esprits. Que fait-il ? Il élimine de la statistique tous les éléments qui le gênent, parce qu'ils feraient descendre à un chiffre insignifiant l'écart entre les deux opinions. Il ne tient pas compte des promotions et des avancements. Ce sont là, dit-il, pour la plupart des nominations forcées. Mais d'abord, les nominations dans les parquets ne sont jamais forcées, et ce sont ces nominations que j'ai faites en plus grand nombre. Elles sont toujours libres ; le ministre les fait comme il l'entend, n'ayant d'autre guide que sa conscience.
Eh bien, si vous aviez fait votre statistique consciencieusement et complètement, si vous y aviez compris les magistrats promus et avancés, vous seriez arrivé à un chiffre bien différent ; au lieu de 3 ou 4 p. c., vous auriez trouvé un tiers de libéraux nommés.
Je n'accepte d'ailleurs pas vos chiffres ; vous avez fait une statistique de haute fantaisie.
Ce que j'affirme, c'est que je ne me suis jamais enquis des opinions des candidats, pour en faire un titre d'exclusion ou de préférence. (Interruption.) Jamais ! Lorsque j'ai eu à faire des nominations, j’ai consulté les titres, et quand j'ai rencontré un libéral, je ne l'ai jamais repoussé à cause de ses opinions politiques.
Du reste, à moins que vous ne changiez vos batteries, à moins que vous ne veniez aujourd'hui formuler d'autres reproches que ceux que vous m'avez adressés dans votre discours, vous ne songerez pas à m'accuser d'avoir préféré un catholique à un libéral ayant plus de titres ; je n'ai jamais fait d'exclusion pour motif d'opinion politique ; je n'ai jamais consulté que les titres, l'ancienneté, les services rendus, la capacité, l'honorabilité. Voilà les considérations qui m'ont toujours déterminé. Je pourrais, pour certaines nominations notariales notamment, faire appel à des membres qui siègent sur les bancs de la gauche et ils ne manqueraient pas de me rendre ce témoignage que les nominations de leur ressort, je ne les ai faites qu'en consultant les titres des candidats en présence.
Messieurs, j'ai nommé beaucoup de. catholiques, dit-on ; je n'ai pas à ma disposition les moyens d'inquisition dont dispose M. Bara, mais la chose serait vraie qu'il ne faudrait pas le moins du monde s'en étonner ; ce serait chose toute naturelle, je m'étonne encore que dans la statistique qu'on nous oppose, il se trouve encore des libéraux ; ils étaient tellement pourvus que la graine des candidats libéraux devait être épuisée ; nos amis, au contraire, les catholiques, les conservateurs, étaient depuis longtemps impitoyablement exclus de toutes les fonctions judiciaires ; ils étaient à l'index à raison de leurs opinions politiques ; ils avaient donc tous des titres d'ancienneté, et il serait dès lors naturel que dans les nominations que j'ai faites les candidats catholiques fussent en majorité.
- Un membre. - C'est pour rétablir l'équilibre.
M. Cornesse. - Mais nous sommes encore bien loin décompte ; l'égalité est loin d'être rétablie.
Assez longtemps, messieurs, les catholiques ont été réduits à la famine, assez longtemps ils ont été traités en parias pour qu'on ne leur reproche pas les petits avantages dont ils ont pu jouir depuis 1870.
M. Bara a fait un grand nombre de nominations : la loi sur la mise à la retraite lui a fourni l'occasion de nommer un très grand nombre de magistrats.
M. Bara a fait depuis 1867, dans la magistrature et dans le notariat, 643 nominations.
D'après la statistique de M. Wasseige, il y avait dans ce nombre 69 catholiques seulement.
Savez--vous ce que nous trouvons, malgré l'ère de réparation qui s'est ouverte pour nos amis ?
643 nominations faites par M. Bara, dont 69 attribuées à des catholiques.
Il reste pour les libéraux 574 nominations auxquelles j'ajoute seulement, si vous le voulez, 4 nominations faites par moi. Aux 69 nominations faites avant 1870, en faveur des catholiques, j'ajoute les 85 que vous me prêtez, et je trouve en total pour les libéraux 578 nominations ; pour les catholiques, 154 nominations. *
L'écart est encore de A424 en votre faveur. Que d'années de règne il faudrait aux catholiques pour rétablir l'égalité en leur faveur !
Les libéraux sont donc encore largement pourvus à notre détriment.
Il suffit d'ailleurs de jeter les yeux sur presque tous les tribunaux. Où sont les catholiques ? Où étaient donc les catholiques au tribunal et au parquet de Liège ? Je n'en connaissais pas un seul avant 1870.
Où sont les catholiques à Gand, à Bruxelles et à Tournai ? (Interruption.)
C'est un fait qui crève les yeux, qui est patent pour tout le monde. Vous aurez beau vous défendre, les nominations que vous avez faites dans la magistrature ont été dictées par des motifs politiques ; elles sont allées exclusivement à vos amis ; ce système, vous l'avez suivi avec persévérance et vous n'en avez dévié que dans des cas très rares et tout à fait exceptionnels : c'est de notoriété publique.
M. Bara a parlé de journalistes que j'aurais nommés. Prenez-y garde, M. Bara ; vous vous engagez là sur un terrain brûlant pour vous. Je veux m'abstenir de toute personnalité. Je ne citerai pas de noms propres. Mais je connais un tribunal où vous avez nommé quatre journalistes. Un de ces journalistes a été nommé substitut, deux autres ont été nommé juges ; un quatrième juge suppléant...
M. Bara. - Citez-les.
M. Cornesse.- Je ne veux pas, je le répète, citer des noms propres, et ce que je dis n'a rien de désobligeant pour les magistrats dont je parle. Niez-vous le fait ? Vous pouvez demander des renseignements à vos côtés, et vous les obtiendrez immédiatement.
Et parmi ces journalistes que vous avez nommés, il s'en trouvait dans une position exceptionnelle.
Vous avez nommé un journaliste qui, pour articles écrits dans un journal, avait eu un duel à raison duquel il avait été condamné. Il avait eu pour témoin un autre journaliste. Eh bien, qu'avez-vous fait ? Vous avez pourvu le premier journaliste d'une place de substitut, vous avez pourvu l'autre d'une justice de paix et le troisième témoin de ce duel a été également pourvu d'une place de juge.
Voilà ce que vous avez fait, presque en même temps, pour trois de vos amis dans les circonstances que je rappelle, et si je voulais revenir sur la question que je traitais tout à l'heure, la question des grâces, je pourrais vous dire quelle a été là votre justice distributive dans l'octroi des grâces. Non seulement vous faisiez grâce à l'un des duellistes et à ses deux témoins, mais vous les faisiez entrer dans la magistrature. Quant à l'autre auteur du duel et à l'un de ses témoins, vous les jetiez en prison, et vous les y reteniez au grand scandale de l'opinion publique indignée ! Voilà comment vous teniez la balance de la justice égale entre tous.
Vous me direz que ceux-ci n'avaient pas demandé leur grâce. Mais qu'est-ce que cela fait ? La grâce s'accorde d'office ; la grâce est une prérogative qui s'exerce spontanément par le souverain sous le contreseing du ministre. Et si vous le contestez, je vous demanderai, M. Bara : Si un condamné à mort n'avait pas demandé sa grâce, lorsque vous étiez ministre, l'eussiez-vous fait exécuter ? Non, sans doute, parce que la grâce, je le répète, est un acte spontané qui n'a pas besoin d'être provoqué et qui doit être posé d'office lorsque la justice distributive réclame l'égalité entre les condamnés.
Messieurs, on m'a reproché de nommer des Langrandistes. Langrandistes ! C'est un mot que vous nous jetez incessamment à la tête ; je pourrais en dire ce que Pascal disait du mot « tison d'enfer. »
Vous croyez avoir tout dit quand vous nous dites : Vous avez nommé des Langrandistes ! Je ne sais à qui vous faites allusion.
Il y a eu dans le pays certains agents de ces malheureuses affaires, qui y ont perdu beaucoup d'argent. Ceux qui ont perdu sont généralement tous catholiques ; et c'est pour les protéger que vous voulez proclamer la déchéance et l'indignité du parti catholique !
C'est là une des choses que j'ai dites à Verviers. Est-ce que tous les catholiques qui ont perdu dans les affaires Langrand ou qui y ont été mêlés d'une manière quelconque, honnête et loyale, doivent être déclarés indignes et incapables ?
(page 580) Ces affaires doivent-elles entraîner la déchéance et l'indignité de tous leurs tenants et aboutissants catholiques ?
Vous voudriez en arriver là, nous le savons, mais le pays apprécie et discerne le but politique que vous poursuivez en nous jetant sans cesse à la tête cette épithète de Langrandistes. Je ne sais, je le répète, à qui vous faites allusion.
Vous avez sans doute des informations secrètes ! Vous avez un système d'espionnage organisé à propos des nominations.
M. Bara. - Elles sont publiques.
M. Cornesse. - Les rapports officiels des autorités ne mentionnent pas comme un titre d'indignité ou d'incapacité le fait d'avoir participé aux affaires Langrand.
Les magistrats qui font les rapports n'ont jamais signalé cette qualité comme une cause d'indignité ou d'incapacité pour arriver aux fonctions publiques.
J'ai nommé des agents d'affaires, avez-vous dit ; si vous scrutez votre conscience, vous pourrez en trouver plus d'un qui a été nommé par vous, notamment à Gand. Vous avez nommé, là, contrairement à l'avis de la chambre des notaires, je pense, un certain agent d'affaires qui a eu dernièrement des infortunes avec la discipline judiciaire.
Je distingue d'ailleurs entre les agents d'affaires ; il y en a qui sont la lèpre des campagnes ; ce sont les agents d'affaires de profession ; ils soufflent la discorde entre les citoyens qu'ils exploitent, ils font intenter de mauvais procès ; ils placent le notariat dans une condition d'infériorité ; certains notaires, oubliant leur dignité, les servent et dégradent ainsi l'institution à laquelle ils appartiennent ; ces agents d'affaires-là sont la lèpre des campagnes, la lèpre du notariat et il faut tâcher d'extirper, autant que possible, ce chancre.
J'étais disposé à y aider de toutes mes forces quand j'étais au gouvernement, et j'engage vivement mon honorable successeur à aider à l'extirpation de ce mal.
Mais il y a des agents d'affaires que vous avez en quelque sorte créés et inventés ; ce sont nos amis, candidats notaires, qui, après avoir longtemps sollicité, ont toujours été impitoyablement exclus des fonctions publiques.
Ceux-là sont des agents d'affaires malgré eux, des agents d'affaires forcés.
Ils ont été obligés de trouver dans une gérance d'affaires honorables de quoi se soutenir eux et leurs familles. Ceux-là je ne les ai pas exclus impitoyablement.
J'ai même, en certains cas, considéré leur nomination comme la réparation d'anciennes injustices. Si j'ai nommé quelques-uns de ces rares agents, je ne crains pas de l'avouer hautement et le notariat des deux Flandres ne m'en saura pas mauvais gré.
Il est curieux vraiment de voir M. Bara se poser aujourd'hui en protecteur des notaires des Flandres. Il recommande avec une bienveillance extrême, à toute la sollicitude de l'honorable ministre de la justice, la triste situation des notaires des Flandres. Ils sont, paraît-il, fort à plaindre, ils sont beaucoup trop nombreux ; il faudrait arriver à en supprimer une bonne partie pour améliorer le sort de ceux qui sont en exercice. M. Bara recommande ce point à toute la sollicitude de M. le ministre de la justice.
Ce qu'il y a de plaisant dans tout ceci, messieurs, c'est que l'honorable M. Bara a eu l'occasion de mettre ses théories en pratique et qu'il s'en est bien gardé ; pendant près de cinq ans de ministère, il n'a supprimé dans les Flandres qu'un seul notariat.
Il a eu cependant à pourvoir à une quantité considérable de notariats vacants. Je crois que, rien que dans l'arrondissement de Gand, il a eu à pourvoir à 22 notariats pendant son administration, et il n'en a supprimé aucun.
Et aujourd'hui il s'apitoie sur le sort des malheureux notaires flamands et il voudrait que les catholiques arrivés au pouvoir se hâtassent de faire une besogne devant laquelle il a reculé en parfaite connaissance de cause.
Il y avait, en effet, au département de. la justice, un projet préparé, que M. Bara n'a pas voulu accueillir, et qui tendait à la suppression dans les Flandres de 24 ou 25 notariats.
M. Bara n'a pas voulu mettre ce projet sur le méfier ni le faire voter par la Chambre. Loi» de diminuer le chiffre des notaires, il les a augmentés dans beaucoup de localités.
Par une loi du 30 mai 1868, il a augmenté de sept le nombre des notaires de Bruxelles.
A Anvers, ce nombre a été augmenté de deux ; à Gand, il a été augmenté de trois.
A Liège également, le nombre de notaires a été augmenté de trois.
Eh bien, messieurs, je ne sais si, pour Gand et les autres localités, une augmentation du nombre d'emplois était réclamée par des considérations d'intérêt général ; mais je puis affirmer qu'à Liège le besoin de notaires nouveaux ne se faisait pas sentir et que personne n'y demandait la création de nouveaux notariats, lorsque l'arrêté royal créant trois nouveaux emplois a été porté. On a soutenu même, si je ne me trompe, que l'arrêté royal était illégal ; dans tous les cas, il y avait doute à cet égard ; je crois que la légalité de la mesure était incontestable, mais il y avait controverse. Eh bien, malgré le doute légal, on a passé outre. (Interruption.)
Vous avez donc tort, M. Bara, de venir aujourd'hui vous intéresser, en apparence, au sort des notaires des Flandres, puisque vous avez refusé de faire, quand vous étiez ministre, ce que vous conseillez maintenant à notre honorable successeur.
Du reste, vous avez, je pense, relativement au notarial, des idées toutes particulières et qui vous sont propres. Vous avez développé dans cette Chambre l'idée de la liberté du notariat. Je suppose, que vous persistez dans ces principes et qu'un jour, si le hasard des événements vous ramène au pouvoir, nous vous verrons produire à cet égard une œuvre qui aura eu le temps de mûrir. Je ne sais s'il y a un exemple à puiser en France sur ce point.
Je crois, messieurs, avoir répondu à toutes les objections faites par l'honorable M. Bara ; permettez-moi de terminer par une réflexion générale : Quand nous sommes arrivés au pouvoir, nous succédions à un gouvernement libéral qui l'avait occupé pendant 23 années, sauf une petite parenthèse de 2 années ; ce gouvernement libéral avait inauguré son règne en 1847, vis-à-vis des fonctionnaires publics, en commençant par immoler trois gouverneurs et dix-sept commissaires d'arrondissement.
Ce gouvernement libéral, je ne lui en fais pas un reproche, je constate simplement un fait, a eu toujours la main très ferme à l'égard des fonctionnaires publics ; il n'a jamais toléré le moindre écart ; les affaires Vansoust, Vandenbroeck et Molinari seraient là pour l'attester au besoin ; sous le gouvernement libéral, vous avez eu une loi d'organisation judiciaire qui vous a permis de reconstituer une magistrature nouvelle ; vous avez eu à pourvoir à une quantité considérable d'emplois, et l'on sait que vous consultez toujours, dans vos choix, l'intérêt de votre opinion ; cela n'est pas étonnant, car vous l'avez dit vous-mêmes ; l'intérêt de votre opinion, vous le confondez avec celui du pays et vous prétendez toujours servir le pays en soignant vos propres intérêts.
Or, messieurs, à notre avènement, qu'avons-nous fait ? Nous n'avons pas destitué un seul fonctionnaire, même politique, nous avons laissé intacte toute cette vaste machine gouvernementale, officielle et bureaucratique, que vous avez montée et organisée avec un soin si jaloux ; nous n'avons pas même déplacé, contre son gré, un seul agent du gouvernement ; cependant, dans tous les gouvernements constitutionnels, il s'opère de grands changements dans le personnel des administrations publiques, lorsqu'un nouveau parti prend le pouvoir.
Nous avons donné, nous, cet exemple de modération inouï en Europe de ne briser aucune existence et de ne remplacer aucun fonctionnaire.
Oui, messieurs, nous avons eu tellement confiance dans la bonté de notre cause ; nous avons cru si bien avoir pour nous le sentiment du pays que nous avons accepté de gouverner avec des instruments presque exclusivement libéraux.
Nous ne nous sommes pas trompés et nous avons obtenu une majorité imposante.
Mais ce grand exemple de modération, joint à celui de ne pas avoir fait rapporter les lois que nous ne faisions que supporter et que nous avions énergiquement combattues, ce grand exemple de modération, vous n'en tenez aucun compte. Vous nous accusez d'être injustes, exagérés, partiaux. C'est de l'injustice et de l'ingratitude, et la conscience publique vous donnera tort ; elle dira que les reproches que vous formulez contre nous sont iniques et que nous avons le droit de vous les renvoyer.
M. Van Humbeeck. - J'ai l'honneur de déposer le rapport de la commission du projet de révision du code de commerce sur divers titres du livre II. Ce rapport comprend toutes les dispositions relatives au droit maritime à l'égard desquelles de nouvelles conclusions n'avaient pas encore été présentées depuis la dissolution des Chambres.
- Ce rapport sera imprimé et distribué.
M. le président. - La parole est à M. Reynaert.
M. Reynaert. - Je suis à la disposition de la Chambre. Mais je crois devoir l'avertir que j'en aurai pour longtemps et que je ne pourrai pas finir aujourd'hui.
- Des membres. - Parlez ! Parlez i
M. Reynaert. - S'il est entendu que j'aurai la parole demain au commencement de la séance, je laisserai la parole à un autre membre.
- Des membres. - Non ! non ! parlez !
M. Bara. - Finissons l'affaire Depoorler.
M. Reynaert. - Je ne suis pas le seul inscrit. L'honorable M. Van Overloop l'est également.
- Des membres. - Parlez !
M. Reynaert. - Je viens, à mon tour, répondre à un défi. L'année dernière, dans un débat politique, l'honorable M. Bara, interrompu par moi, m'a mis au défi de prouver la non-culpabilité de Depoorter et il m'a reproché de reculer devant la discussion. J'ai accepté ce défi et je viens lui prouver aujourd'hui que je n'avais aucun motif de reculer devant la discussion.
Du reste, défendre l'acte posé par l'honorable M. Cornesse, c'est me défendre moi-même.
J'ai sollicité la grâce de Depoorter avec la dernière insistance ; j'ai présenté au ministre un mémoire dans lequel les faits sont racontés, examinés, discutés ; j'ai poussé la vivacité et la fréquence de mes démarches jusqu'à l'importunité.
Si donc l'ancien ministre a la responsabilité de sa signature et si, comme vous venez de l'entendre, il assume pleinement cette responsabilité, j'ai, moi, indubitablement, devant le pays, devant la Chambre, devant ma conscience, une grande part de responsabilité morale dans cet acte que j'ai provoqué et dont j'ai poursuivi à outrance la réalisation.
Cette responsabilité, je la revendique comme un droit, je la réclame comme un honneur.
Oui, messieurs, j'ai rencontré un homme dont le malheur m'a profondément touché. Il y a quelques années, cet homme vivait heureux ; entouré de sa femme et de ses enfants, il travaillait à la sueur de son front pour leur donner la vie, une vie non exempte de privations, une vie dure, presque pauvre, mais indépendante et honnête.
Un jour, au milieu des circonstances que vous connaissez, cet homme, dont le passé était à l'abri de tout reproche, fut soupçonné d'avoir trempé dans un complot d'incendie et de destruction de récoltes, dans lequel on avait impliqué indistinctement toutes les personnes notoirement dévouées à l'opinion catholique. Depoorter était, lui, un des membres les plus zélés du Cercle musical : il fut porté sur cette liste d'accusation collective, en tête de laquelle figuraient deux journalistes catholiques et tous les prêtres de Saint-Genois.
Sous l'inculpation de ce crime imaginaire, il fut arraché à sa famille, à son travail et jeté en prison.
Vous vous rappelez peut-être, messieurs, en quels termes, en 1868, à cette même tribune, je dénonçai à l'indignation du pays cette mise en prévention et cette arrestation de Depoorter, à une époque, notez-le bien, où j'ignorais de la manière la plus complète les prétextes qui y avaient donné lieu.
Je disais à la séance du 9 décembre ;
M. Reynaert. - C'est chez Delbecque que le parquet, arrivé à Saint-Genois, établit son quartier général.
Voici, messieurs, en quels termes l’Economie de Tournai, dans un article du 28 août, reproduit par l’Echo du Parlement, annonçait cette nouvelle à ses lecteurs :
« Le quartier général du camp improvisé à Saint-Genois est installé chez M. l'échevin Delbecque, l'un des chefs actifs et courageux du parti libéral de Saint-Genois, qui a, toute affaire cessante, donné les renseignements et aidé l'autorité par tous les moyens possibles ; c'est là que M. le procureur du roi interroge, reçoit et expédie les ordres nombreux que nécessite la mystérieuse affaire des incendies de Saint-Genois. »
« C'est donc chez Delbecque, messieurs, vous venez de l'entendre, que (page 564) s'accomplissait toute l'instruction judiciaire ; c'est là qu'on faisait venir les témoins ; c'est là que les interrogatoires avaient lieu ; c'était Delbecque qui donnait les renseignements et indiquait les suspects.
« Je vous laisse juges, messieurs, de la convenance de ce procédé.
« Mais il faut que je vous dise que cette conduite du parquet eut pour effet de répandre dans la commune les bruits les plus désastreux et les plus compromettants au point de vue de la justice.
« On prétendait à Saint-Genois et on y prétend encore que Delbecque satisfaisait ses haines personnelles et que le parquet était entre ses mains un docile instrument de vengeance. (Interruption.)
« Et il faut bien le reconnaître, messieurs, les événements semblent donner quelque fondement à ces accusations si graves.
« En effet, voici ce qui arriva : Le parquet était installé chez Delbecque depuis le 18 août ; quatre jours après, c'est-à-dire le 22 août, on arrêta le nommé Depoorter, sabotier, qui, le 24 février 1864, avait été le principal témoin dans l'affaire correctionnelle de l'échevin Delbecque.
« Le 21 septembre, on arrêta les deux frères Delplanque, dont l'un avait été la victime des violences de Delbecque et sur la plainte duquel il avait été condamné. »
Et plus loin je disais :
« L Echo du Parlement, antérieurement déjà, avait annoncé l'arrestation de Depoorter, de la manière suivante : le parquet a fait procéder à a l'arrestation d'un individu sur lequel pèsent, paraît-il, de graves soupçons ; c'est un nommé Jules Depoorter, sabotier, membre de la musique cléricale dite Des Ecorcheurs de peau. »
« Jugez, messieurs, si le correspondant de l'Echo du Parlement était bien renseigné. »
Voilà, messieurs, comment je m'exprimais dans la séance du 9 décembre 1868.
Nous avons su depuis que le correspondant de l'Echo du Parlement n'était autre que Delbecque lui-même.
Depoorter arrêté et incarcéré, on s'aperçut bientôt que le complot d'incendie et de destruction de récoltes manquait de toute base sérieuse et que, produit en public, il était destiné à échouer misérablement devant la discussion.
On abandonna la prévention de complot contre Depoorter. Mais on le maintint en prison. Un autre crime plus précis que le premier était venu au jour.
Depoorter fut accusé d'une tentative d'incendie ; vous avez entendu tantôt dans quelles conditions incroyables, dans quelles conditions absurdes s'est accomplie cette tentative : tentative prétendument accomplie sur la propriété de Delbecque, prétendument découverte par le domestique de Delbecque ; de Delbecque, chez qui se trouvait le parquet ; de Delbecque, que Depoorter, comme témoin, avait fait condamner correctionnellement ; de Delbecque, qui était le correspondant de l'Echo du Parlement.
Circonstances étranges, que j'ignorais au moment où je parlais devant vous, et qui viennent singulièrement fortifier le soupçon que j'exprimais dans les paroles dont j'ai eu l'honneur de vous donner lecture.
Vous connaissez le reste. Depoorter fut condamné par la cour d'assises de la Flandre occidentale à cinq années de réclusion. Il passa dans une prison cellulaire plus de deux ans.
Entre-temps, sa femme et ses enfants étaient abandonnés à la commisération publique et, à certains moments, pour ne pas mourir de faim, sa femme dut dévorer la honte et la douleur suprême d'aller frapper à la porte du bureau de bienfaisance et de tendre la main à la charité de ceux-là mêmes qu'elle considérait comme les persécuteurs de son mari.
Eh bien, messieurs, à cet homme qui a subi toutes les avanies, qui a souffert toutes les tortures physiques et morales imaginables, à cet homme qui a été traité comme le dernier des misérables par la presse doctrinaire, après avoir été flétri par une cour d'assises comme un criminel et qui, cependant, devant mon âme et conscience, était innocent, j'ai tendu une main secourable ; et je lui ai dit, ou plutôt j'ai dit à sa femme, quand, affolée par la douleur, elle venait implorer ma pitié, je lui ai dit :
« La justice a voué votre mari à l'opprobre ; elle l'a abreuvé de souffrances ; elle vous a jetés, vous et vos enfants, dans la misère et dans la honte. Eh bien, tout ce que j'ai d'influence, tout ce que j'ai d'énergie, je l'emploierai à faire restituer à votre mari sa liberté. »
Et l'honorable M. Cornesse peut dire si j'ai tenu parole.
Mais je lui disais encore : « Il ne me suffira pas de rendre votre mari à sa liberté, à son travail, à votre affection ; je veux lui rendre son honneur.
« La tâche qui a été infligée à son nom, je l'effacerai ; je ferai en sorte qu'il ne doive pas la transmettre à vos enfants ; il y a dans une de nos lois une disposition qui me donne le droit de réhabiliter votre mari. Vos ennemis l'ont fait condamner en produisant contre lui un faux témoignage. Je ferai condamner le faux témoin et votre mari trouvera dans cette condamnation le moyen de faire déchirer l'arrêt dont il a été la victime. »
Après bien des démarches j'obtins la liberté de Depoorter. J'en serai éternellement reconnaissant à mon honorable ami, M. Cornesse.
Mais tous mes efforts, soit pendant l'incarcération de Depoorter, soit après son élargissement, pour obtenir sa réhabilitation restèrent impuissants devant un opiniâtre déni de justice.
Depoorter à peine condamné avait lui-même dénoncé le faux témoin.
La justice n'avait pas fermé l'oreille ; elle avait écouté sa plainte. Mais savez-vous ce qu'elle fit ?
Par une cruelle et dérisoire moquerie elle ouvrit, non pas contre le faux témoin, mais contre Depoorter lui-même, une instruction nouvelle, basée sur un délit nouveau ; et puis, quand on eut bien acquis la conviction du faux témoignage, on se déclara satisfait, on invoqua un article du code pénal pour interrompre l'instruction, on refusa d'entendre des témoins qui devaient rendre la preuve du faux témoignage éclatante comme la lumière du jour, et sans aucune forme de procès, sans rapport, sans décision de la chambre du conseil, on laissa tomber l'affaire et il n'en fut plus question.
J'intervins, au bout de quelques mois, pour rompre ce silence intéressé, Depoorter étant absent et privé de ses droits civils et politiques, je réunis un conseil de famille et lui fis nommer un curateur. Ce curateur, qui était le frère de Depoorter, adressa à M. le procureur du roi, à Courltai, une plainte nouvelle, dans laquelle il se constitua partie civile.
Cette plainte fut communiquée à M. le ministre de la justice et à M. le procureur général près la cour d'appel de Gand.
Ce dernier s'empressa d'envoyer à M. le procureur du roi une défense formelle de poursuivre.
Et comme il fallait bien chercher à expliquer cette inexplicable conduite, on agença le mieux possible quelques bribes bien choisies de cette ancienne et partiale instruction qui avait été faite en l'absence de Depoorter et contre lui, on invoqua quelques arguties juridiques et la conclusion fut, non seulement que le faux témoin devait jouir de l'impunité, mais que, si on ne se taisait pas sur cette affaire, le parquet pourrait bien se trouver dans la nécessité de faire revivre cette instruction surannée et de faire traduire Depoorter devant le tribunal correctionnel.
A cette impudente menace, je réponds par un défi. Je défie le parquet d'oser la mettre à exécution ; je lui prédis honte et confusion.
Messieurs, devant ces dénis, de justice répétés et systématiques, je donnai le conseil à Depoorter de faire un appel à l'opinion publique et de faire comparaître devant ce tribunal souverain les parjures. C'est ce qu'il fit. Sous forme de lettre à M. le ministre de la justice, il fit imprimer une brochure qui porte pour titre : L'Affaire de St-Génois et le Parquet de Gand. Lettre de Jules Depoorter, sabotier à Saint-Genois, à M. Prosper Cornesse, ministre de la justice. Erreur judiciaire. Réhabilitation, Faux témoignage, Refus de poursuivre.
Si la brochure, quoique imprimée depuis l'année dernière et tirée à un grand nombre d'exemplaires, n'a pas vu le jour plus tôt, c'est que, à raison des accusations graves qu'elle contient, je ne voulais la produire en public que contraint et forcé.
Que donc la responsabilité en retombe sur celui qui par ses incessantes provocations m'a obligé de prendre la parole.
Voici, messieurs, cette brochure. Elle porte la signature de Depoorter. J'aurai l'honneur de vous en donner lecture. C'est donc Depoorter lui-même qui, s'adressant à votre loyauté et à votre conscience, vient réclamer de vous et de l'opinion publique la réhabilitation que la justice lui refuse.
M. Bara. - Ce ne sera pas lourd.
M. Reynaert. - Oh ! rien n'est lourd pour vous.
« Monsieur le ministre,
« Qu'il me soit permis, avant de vous exposer l'objet de ma supplique, de vous adresser une parole de reconnaissance.
« En m'accordant la grâce, vous avez ouvert les portes du cachot où je gémissais depuis plus de deux ans, accablé par le déshonneur, abîmé par le chagrin ; loin de ma pauvre femme, qui, pour soutenir une vie misérable, était obligée de tendre la main à nos plus cruels ennemis ; loin de mes quatre petits enfants, qui,, sans mesurer toute l'étendue du malheur qui avait frappé leur père, étaient plongés dans le plus affreux désespoir à la pensée qu'ils n'allaient peut-être jamais plus le revoir !
(page 565) « Merci, M. le ministre, pour votre œuvre de miséricorde : merci pour moi-même, merci pour ma femme, merci pour mes enfants !
« Je viens aujourd'hui vous supplier de mettre le comble à votre bienveillance en m'accordant votre haute et puissante intervention, à l'effet de me faire obtenir de la magistrature belge, dont vous êtes le chef suprême, la justice qu'elle me refuse, une justice tardive mais nécessaire.
« Traîné devant une cour d'assises comme incendiaire, condamné par le verdict du jury, je n'ai cessé de protester de mon innocence, et je protesterai jusqu'à la dernière heure de ma vie.
« Mais maintenant que j'ai recouvré ma liberté et l'exercice de mes droits de citoyen, je me croirais le plus vil des hommes, si à mes légitimes et énergiques protestations je ne joignais la mise en œuvre de tous les moyens que la loi met à ma disposition pour revendiquer ma réhabilitation.
« Trop longtemps j'ai été abreuvé de vilenies et de cruelles souffrances !
« L'heure de la réparation est venue.
« Je l'obtiendrai, sinon devant les tribunaux, au moins devant l'opinion publique.
« Simple artisan, travaillant de mes mains à procurer à ma famille le pain de chaque jour, j'apprécie ce que c'est que l'honneur. Faute d'autre héritage, je serais le plus heureux des hommes si je pouvais transmettre à mes enfants un nom qui ne porte plus le stigmate d'une condamnation criminelle.
« Aux termes de la loi, ma réhabilitation judiciaire ne peut être obtenue que par un seul moyen. (445 C. pr.)
« Ce moyen existe, mais je me trouve impuissant à en user devant l'attitude prise par la magistrature.
« Poignante et intolérable situation, à laquelle j'espère vous intéresser, M. le ministre, en vous racontant successivement toutes les circonstances qu'il vous importe de connaître.
« Je fus condamné par arrêt de la cour d'assises de la Flandre occidentale, en date du 1er avril 1869, à cinq années de réclusion pour avoir tenté, dans la nuit du 15 au 16 juillet 1868, de mettre le feu à une meule d'avoine appartenant à Edouard Delbecque, brasseur à Saint-Genois.
« Détenu préventivement depuis le 22 août 1868, je subis ensuite ma peine à la prison cellulaire de Gand jusqu'au mois de novembre dernier, époque à laquelle j'obtins ma grâce.
« Peu de temps après ma condamnation, au commencement du mois de niai 1869, agissant d'après les conseils de mon défenseur, Me Herreboudt, j'envoyai au parquet de Bruges une plainte contre le nommé Charles Sabbe, charpentier à Helchin, du chef d'un faux témoignage dont je l'accusais de s'être rendu coupable, comme témoin à charge, à l'audience du 27 mars.
« Quelques jours plus tard, M. Van Maldeghem, substitut du procureur du roi à Bruges, informa Me Herreboudt qu'on avait bien reçu au parquet de Bruges ma plainte et qu'on venait de la transmettre au parquet de M. le procureur général à Gand.
« Depuis cette époque, ni Me Herreboudt, ni moi, ne reçûmes aucune information du parquet ; ce qui me porta à réitérer ma plainte à la date du 23 juin 1869.
« Nouveau silence, nouvelle inaction.
« Croyant que le parquet invoquait peut-être, pour ne pas agir, mon interdiction légale, mon frère, Edouard Depoorter, nommé curateur à la requête de ma femme, renouvela, à la date du 28 septembre 1870, la plainte entre les mains de M. Deneckere, procureur du roi à Courtrai, et se constitua partie civile dans la plainte même. Une copie de cette plainte fut envoyée à vous, monsieur le ministre, et à M. le procureur général Wûrth, à Gand.
« Enfin, à la date du 24 novembre 1870, à peine remis en liberté, j'écrivis deux lettres, la première à M. le procureur du roi à Courtrai, la seconde à M. le procureur général à Gand. pour demander si aucune suite n'allait être donnée aux diverses plaintes adressées au parquet.
« Aucune réponse ne fut donnée, aucun acte d'instruction ne fut posé.
« J'appris, au contraire, quelque temps après, à mon grand étonnement, que défense formelle avait été faite de poursuivre.
« Et cependant, monsieur le ministre, je suis intimement convaincu de deux choses : la première, c'est qu'il y a eu faux témoignage ; la seconde, c'est que ce faux témoignage a pesé d'un grand poids dans la balance de la cour d'assises et a été la cause principale de ma condamnation.
« Le premier point sera démontré plus loin.
« Quant au second, il est tellement certain, tellement au-dessus de toute contestation, pour quiconque a suivi avec attention et avec bonne foi les débats de la cour d'assises, qu'il pourrait se passer de démonstration.
« Oh ! sans doute, on avait dressé contre moi des charges et accumulé des preuves, j'aurais mauvaise grâce de le nier, ma condamnation a été poursuivie et prononcée avec tous les dehors d'une procédure régulière et irréprochable. Mais quelles charges et quelles preuves !
« Quand on les examine froidement, sans prévention, en dehors des passions, alors ameutées contre moi, on est forcés de se convaincre que toutes se résument en un faisceau de suspicions et de présomptions habilement imaginées et adroitement groupées.
« Devant les cours d'assises, l'expérience de chaque jour l'enseigne, il faut une double, une triple évidence, une évidence qui crève les yeux, pour amener le jury à prononcer un verdict de culpabilité.
« Le jury de la Flandre occidentale, dans cette occurrence, dérogea à cette constante et universelle pratique, et se contenta, pour me condamner, d'une clarté plus que douteuse.
« On citera une vieille maxime et on dira que je suis mauvais juge dans ma propre cause.
« Mais outre que j'ai pour moi l'irréfragable témoignage de ma conscience, qui m'a rendu capable de supporter avec résignation et avec calme toutes les rigueurs que j'ai souffertes, toutes les iniquités que j'ai subies, grâce à Dieu ! ma protestation s'appuie sur d'irrécusables raisons.
« Si ma culpabilité était, je ne dirai pas évidente, mais étayée par des preuves quelque peu sérieuses, comment a-t-il pu se faire que la chambre du conseil de Courtrai se soit prononcée pour le non-lieu à la majorité des voix ?
« Il n'a tenu, en effet, qu'à la voix du juge d'instruction, qui avait informé contre moi, qui était pour ainsi dire juge et partie dans la cause, que je ne fusse renvoyé des fins de la poursuite, comme le furent les frères Delplanque, après quelques mois de détention préventive. Ceci est un fait que j'affirme sans crainte de contradiction. Si ma condamnation était la conséquence naturelle et nécessaire des faits révélés contre moi par l'instruction écrite ou verbale, comment la nouvelle de ma condamnation a-t-elle pu être assez puissante pour soulever dans l'opinion publique une douloureuse et irrésistible émotion ?
« Certes, ce n'est pas moi qui ai pu constater ce fait, mais il m'a été affirmé par les personnes les plus dignes de foi. Et puis la grâce qui m'a été accordée ne signifierait-elle rien ? Je sais que vous ne pouvez la considérer, M. le ministre, que comme un exercice de la plus haute et de la plus noble prérogative de la Couronne, comme un acte de clémence royale, comme un complément, jamais comme un correctif de la justice. Comme ministre de la justice et comme avocat, vous professez pour la chose jugée trop de respect pour pouvoir reconnaître à cet acte un autre caractère, aussi longtemps que l'injustice ou l'erreur ne vous auront pas été démontrées à l'évidence.
« Toutefois, je sais que votre attention a été sérieusement appelée sur ce point et j'ai la consolante et ferme conviction que dans votre pensée même la faiblesse des moyens invoqués contre moi n'a pas été la dernière des raisons qui ont emporté votre détermination.
« Je n'ai pas l'intention, M. le ministre, de discuter ou de réfuter ces moyens. Cette réfutation n'entre pas dans le cadre d'une lettre qui a pour objet, non d'établir mon innocence, mais de signaler à votre appréciation un fait qui doit exercer sur ma réhabilitation, que je poursuis, une influence décisive, et de vous prier d'ordonner les mesures nécessaires pour la répression du crime que je dénonce.
« En conséquence, je me bornerai à résumer brièvement les principales charges que l'on fit valoir contre moi, soit dans l'acte d'accusation, soit dans les débats devant la cour d'assises.
« Je n'insisterai que sur un seul point comme se rattachant intimement au fait incriminé, c'est-à-dire sur la découverte même de la tentative d'incendie et sur les circonstances concomitantes ou postérieures
« A cette fin, je laisserai raconter par M. l’avocat général Depaepe-lui-même comment cette découverte fut faite ; voici en quels termes il s'exprime à ce sujet dans l'acte d'accusation :
« La nuit qui suivit la dévastation de son tabac, Ad. Buysens, veillant sur les autres récoltes, entendit vers minuit du bruit dans la remise attenante à la brasserie de l'échevin Delebecque. Croyant que. c'était un chien de garde qui se remuait, il siffla en se dirigeant de ce côté ; mais bientôt il vit un individu sortir par la porte du verger. Il s'écria : Est-ce vous, Delebecque ? L'individu ne répondit pas et prit la fuite. Ad. Buysens le poursuivit pendant cinq minutes ; mais ayant vu le fuyard traverser une haie, il n'osa aller plus loin, craignant que d'autres individus n'y fussent cachés. Il alla de suite avertir de cette rencontre Delebecque, qui se trouvait encore au cabaret d'Oscar Devos.
« Le temps était orageux. A la lueur des éclairs, Adolphe Buysens a vu que l'individu, mis en fuite par son arrivée,, était d'une taille élevée et (page 566) portait une grande barbe. Il a déclaré à son frère Désiré que cet individu ressemblait parfaitement à Depoorter. Devant le juge d'instruction, il a maintenu cette appréciation.
« On a constaté que l'individu ainsi reconnu avait tenté de mettre le feu à la brasserie de Delebeeque ou au moins o une meule d'avoine placée à proximité. Pierre Delcamp a trouvé, au fond du fossé qui sépare son champ de la propriété de Delebeeque, une mèche de paille de la longueur de l'avant-bras et de l'épaisseur de trois doigts. Cette mèche contenait à l'intérieur un morceau de toile grise ; elle était brûlée à l'un des bouts. Cotte découverte a eu lieu justement à l'endroit par où s'est échappé l'individu surpris par Adolphe Buysens. Eu fouillant le fossé, on y a trouvé encore une allumette phosphorique à moitié brûlée. Sur le verger de Delebeeque était établie alors, tout près des bâtiments, une meule d'avoine ; sur le mur de ces bâtiments, en face de cette meule, on a vu les traces du frottement d'allumettes phosphoriques ; et au pied de ce mur, en cherchant à terre, on a découvert deux allumettes. L'ensemble de ces circonstances montre clairement que l'individu mis en fuite par Ad. Buysens dans la nuit du 15 au 16 juillet, a été interrompu par celui-ci dans sa tentative d'incendie. »
« Voilà, M. le ministre, la tentative d'incendie nettement formulée, et au dire de l'acte d'accusation, clairement démontrée.
« En quoi consiste cette démonstration ? On vient de le voir : Buysens, à la lueur des éclairs, aurait constaté ma ressemblance avec l'individu mis en fuite par lui, et on aurait trouvé, à proximité du même endroit, une mèche de paille et trois allumettes phosphoriques.
« On sait que, devant la cour d'assises, Buysens nia énergiquement m'avoir désigné, soit à son frère, soit au juge d'instruction, et que ses dénégations lui valurent une année d'emprisonnement. Mais il ne les maintint pas moins sans fléchir, et devant le tribunal correctionnel de Bruges, et devant la cour d'appel de Gand, et au fond de sa prison, malgré les fréquentes et vives sollicitations auxquelles il fut en butte
« Mais je laisse de côté toutes les circonstances qui se rapportent au témoignage de Buysens, pour m'attacher exclusivement au fond même de la tentative.
« Une chose mérite surtout d'être notée : c'est la réticence de l'acte d'accusation en ce qui concerne les dates.
« Quand Buysen s a-t-il mis en fuite l'individu sortant de la remise de Delebeeque ?
« L'acte d'accusation le dit : dans la nuit du 15 au 16 juillet. Mais quand Delcamp a-t-il trouvé une mèche de paille et une allumette à moitié brûlée ?
« Mais quand encore a-t-on découvert sur le mur des bâtiments, en face de la meule, des traces du frottement d'allumettes phosphoriques et au pied du mur deux allumettes ?
« L'acte d'accusation ne le dit pas.
« Est-ce dans cette même nuit du 15 au 16 juillet, par des recherches faites immédiatement à la clarté d'une lanterne ou à la lueur des éclairs ? Ou bien est-ce le lendemain, à la lumière du jour ?
« Encore une fois, l'acte d'accusation n'en dit rien.
« Mais les faits sont enchevêtrés, entortillés de telle façon dans la narration de M. l'avocat général De Paepe ; la date du 15 au 16 juillet, seule indiquée, est placée si étrangement à la fin même de cette narration, de manière à embrasser tous les divers incidents qui en font l'objet, que l'on doit inévitablement croire que tout s'est passé en même temps, et que l'incendiaire a été surpris et interrompu dans son crime en quelque sorte d'une manière flagrante.
« Eh bien, il n'en est rien.
« L'individu avait été vu par Buysens dans la nuit du 13 au 16 juillet.
« Les traces phosphoriques furent découvertes après le 10 septembre (voir les dépositions de Delcamp et de Ghuys. Audience du 26 mars Echo de Parlement) !
« Le brandon de paille fut trouvé par Deleamp a la fin de septembre (Audience du 26 mars Echo du Parlement) !
« Ainsi plus de deux mois séparaient le fait signalé par Buysens de ceux invoqués par l'accusation pour lui donner son caractère pénal.
« Aussi Buysens n'avait-il nullement songé à une tentative d'incendie. L'intention criminelle était restée pour lui un mystère. Il avait cru voir une grande barbe et une taille élevée ; il n'avait rien vu de plus.
« Voilà pourquoi, à peine remis de sa frayeur, dans cette même nuit du 15 au 16 juillet, il alla trouver Jérémie Vanwynghene, témoin à charge, et lui dit : « prenez garde à votre tabac ; je viens de voir un individu qui a sans doute de mauvaises intentions. » (Audience du 24 mas, Echo du Parlement).
« Et pas plus que son domestique, l'échevin Delebeeque ne soupçonnait l'existence d'une tentative.
« A l'instant même, Buysens avait couru signaler le fait mystérieux, observé par lui, à l'échevin Delebecque qui, à cette heure avancée de la nuit, était à faire des libations chez le cabaretier Devos.
« Delebecque ne porta point plainte et, si l'on veut se donner la peine de relire les nombreux articles qu'il adressa à cette époque à l’Echo du Parlement, on verra que tout y est signalé, sauf cette prétendue tentative d'incendie.
« La justice, qui recevait les inspirations et les soupçons de Delebecque, la justice, qui siégeait dans la maison de Delebecque, lequel cumulait les fonctions d'échevin de la police et de correspondant de l’Echo du Paiement, la justice ne songeait pas davantage à une tentative d'incendie.
« Ces circonstances sont péremptoirement établies par l'instruction verbale.
« A l'audience du 23 mars, Me Herreboudt posa à l'échevin Delebeeque la question que voici :
« Comment se fait-il que le témoin, après avoir reçu la confidence de son ouvrier, n'ait pas déposé une plainte ? »
« M. le président : Il n'y avait pas de tentative. »
« Le témoin : Cette tentative a été signalée, mais la tentative n'a pas été perpétrée. »
« Et, de son côté, le juge d'instruction Deblauwe, rappelé, dit : que l'on n'avait pas fait rapport de cette tentative, parce qu'elle n'avait pas eu réellement lieu. »
« Il n'y avait pas de tentative ; elle n'avait pas été perpétrée ; elle n'avait pas eu réellement lieu : et cependant j'avais été préventivement arrêté à la date du 22 aout.
« De sorte que le parquet avait escompté l'avenir, car, comme j'ai eu l'honneur de le dire, la tentative d'incendié ne vint au jour qu'au mois de septembre suivant, alors que, par un hasard tout à fait fortuit, on trouva les prétendus instruments incendiaires.
« Tentative d'incendie d'une nouveauté remarquable, exécutée en deux actes, dont le premier n'était autre chose que la présence physique d'un homme sur le terrain d'autrui ; dont le second, plus récent que le premier de deux mois, consistait dans la trouvaille d'une couple d'allumettes et d'une poignée de paille !
« Ces deux faits furent soudés ensemble, comme cause et effet, par une présomption en vertu de laquelle on décida souverainement que c'était l'homme à la barbe qui avait nécessairement manié, dans un dessein criminel, les allumettes et le brandon.
« Mais quand il s'agit de déterminer l'objet sur lequel avait porté cette tentative d'incendie, la perplexité dut être grande.
« Etait-ce sur la maison de Delebecque ? Etait-ce sur la remise ? Etait-ce sur la brasserie ? Etait-ce plutôt sur la meule d'avoine qui se trouvait là ?
« De tout cela Buysens n'avait rien vu.
« M. l'avocat général De Paepe trancha la difficulté et formula son (page 567) accusation en disant que Depoorter avait tenté d'incendier les bâtiments ou tout au moins une meule d'avoine.
« Il désignait in globo tout ce qui, sur la propriété de Delebeeque, était susceptible d’être incendié. De cette façon, il se croyait sûr de ne pas se tromper.
« Mais la difficulté, tranchée dans l'accusation, se représenta dans le jugement, il fallait bien finir par spécifier.
« Le jury, dans sa haute sagesse, décida que la tentative avait en réalité porté sur la meule d'avoine. Mais la raison de cette préférence du jury pour la meule, je suis, hélas ! encore à l'ignorer et je l'ignorerai probablement jusqu'à la fin de mes jours.
« Seulement, je me rappelle que mon avocat me dit un jour en riant qu'il croyait qu'on s'était prononcé pour la meule parce que vers cette époque on n'incendiait à Saint-Genois que des meules !
« Telle était la valeur réelle, monsieur le ministre, de l'unique preuve directe.
« Mais autour de cette preuve se trouvent groupés d'autres faits, d'autres présomptions d'un ordre tout à fait indirect et secondaire.
« J'avais été dénoncé par le vacher Vandeputte et suspecté par Vanoverschelde, autre condamne de Saint-Genois.
« Un soir, la fille Deleersnyder, servante du cabaretier Devos, aurait surpris une conversation entre ma femme et moi. J'aurais dit : « Ils sont si malins à Courtrai ; tout sera découvert ; le notaire payera tout, » et d'autres choses de ce genre.
« J'étais, au dire de l'acte d'accusation, d'une intelligence active, d'une parole hardie, d'un caractère audacieux.
« J'avais fait des caricatures et j'avais raillé les administrateurs de la commune.
« J'étais membre de la musique cléricale et très lié avec les frères Delplanque.
« J'étais aux abois et capable de tout faire pour de l'argent. »
« Voilà bien le résumé fidèle des charges révélées contre moi, soit par l'instruction secrète, soit par l'instruction publique et que l'on trouve formulées en termes à peu près identiques dans l'acte d'accusation.
« Eh bien, je vous le demande, M. le ministre, en supposant tous ces faits dûment constatés, établis avec une indiscutable certitude, si vous aviez été membre du jury, auriez-vous osé me condamner ?
« Quoi ! couvert d'opprobre, condamné à cinq années de réclusion, arraché à mon foyer domestique et à mon travail, alors que ma femme et mes enfants mouraient de faim, jeté dans une prison cellulaire comme incendiaire : - pour avoir été, sans une ombre de preuve et avec des rétractations postérieures, dénoncé par Vandeputte et suspecté par Vanoverschelde ; - pour avoir été membre d'un cercle catholique ; - pour avoir fait des caricatures et pour avoir ridiculisé un bourgmestre ou un échevin ; - pour avoir causé avec ma femme, dans l'intimité, de choses qu'on n'a jamais comprises ni pu comprendre ; - pour avoir eu des relations d'amitié avec les frères Delplanque qui, eux aussi, furent incarcérés pendant trois mois sans que l'on ait jamais su pourquoi ; - finalement, pour avoir été prétendument reconnu, à la lueur d'un éclair, dans la nuit du 15 au 16 juillet, sur la propriété de Delebecque, sans autre feu que le feu du ciel mais chose juridiquement incroyable, avec cette circonstance qu'au mois de septembre suivant les nommés Delcamp et Ghuys trouvèrent des allumettes et de la paille !... »
Qu'il me soit permis, messieurs, d'interrompre ici un instant le récit de Depoorter pour le compléter dans un point essentiel.
Le fait imputé à Depoorter, tel qu'il est, en ne lui donnant aucune qualification juridique, c'est-à-dire le fait de s'être trouvé dans la nuit du 15 au 16 juillet sur la propriété de Delebeeque, était-il sérieusement établi ? En d'autres termes, est-ce bien Depoorter qui avait été vu par Buysens ?
On l'entend, c'est la question d'identité qui se pose ici avec un intérêt pressant.
Depoorter, au dire de l'acte d'accusation, avait été signalé par Buysens comme étant l'individu reconnu par lui à la lueur d'un éclair.
Jusqu'à quel point cette allégation de l'acte d'accusation était-elle vraie ?
La preuve principale, pour ne pas dire l'unique preuve de l'allégation attribuée à Buysens résultait d'un procès-verbal dressé par M. le juge d'instruction Gondry.
Voici en quels termes M. Gondry, à l'audience du 25 mars, rendit compte des dires de Buysens :
« Adolphe Buysens déclara avoir dit d'abord qu'il avait vu un homme barbu, de taille moyenne. Une seconde fois il dit qu'à la lueur d'un éclair l'avait vu l'homme à une distance aussi rapprochée que d'ici au président. J'ai dit à Buysens que, au vu des lieux, il aurait dû reconnaître l'individu. Il me dit qu'il ne l'avait pas reconnu et n'avait pas de soupçons. Le lendemain des traces de souliers ayant été constatées, j'ai encore questionné Ad. Buysens, qui m'a dit avoir eu des soupçons sur Depoorter et les avoir communiqués à son frère et à un troisième. Un autre se rapprochait du personnage, un nommé Bytebier, dont l'alibi a été constaté. »
Ainsi, au lieu d'une affirmation catégorique, d'abord une dénégation, ensuite le doute, le soupçon, l'hésitation, l'incertitude.
Mais devant la cour d'assises, Buysens prétendit énergiquement que sa déclaration avait été mal comprise, que jamais son intention n'avait été de désigner Depoorter, que si une pareille dénonciation était actée au procès-verbal, c'était bien certainement le résultat d'un malentendu.
Le frère de Buysens, appelé comme témoin à charge, confirma ces dénégations et soutint avec non moins d'énergie que jamais son frère ne lui avait nommé Depoorter.
Enfin, M. le juge d'instruction Deblauwe, qui, lui aussi, avait interrogé Buysens, déclara qu'il avait interpellé le témoin sur le point de savoir s'il avait reconnu l'individu, si ce n'était pas Depoorter, et qu'il avait répondu : « que c'était possible, mais sans pouvoir l'affirmer. »
Et ce renseignement avait paru si insignifiant, et à cause de cela si peu digne de foi, que le juge d'instruction n'avait pas même pris la peine de l'acter au procès-verbal.
Mais il y a plus :
Ces déclarations si vagues, si douteuses, si incertaines avaient été précédées d'autres déclarations qui prouvent que l'impression reçue par Buysens excluait l'affirmation même la moins positive.
Dans l'audience du 24 mars, on posa au témoin à charge, Jérémie Vart Wynghene, les questions suivantes :
D. - Dans la nuit du le au 16 juillet, Adolphe Buysens n'est-il rien venu vous dire ?
R. - Entre 11 heures et minuit, il est venu me dire de faire attention à mon tabac.
D. - Y avait-il de l'orage ?
R. - Je ne sais trop.
D. - Des éclairs ?
R. - Oh ! oui ; il a dit qu'il avait cru reconnaître Delebeeque et a vu que ce n'était pas lui.
D. - Pourquoi est-il venu chez vous ?
R. - Pour que je préserve mon tabac.
Me Herreboudt. - Buysens n'a-t-il pas reconnu cet homme ?
D. - Buysens n'a rien ajouté ?
R. - Non, rien absolument.
Buysens donc, qui cette nuit-là même, était allé faire à Jérémie Van Wynghene la recommandation de garder son tabac, loin de désigner Depoorter, dit qu'il a cru reconnaître Delbecque lui-même : telle avait été sa première impression et ce n'est qu'après avoir trouvé Delebecque dans le cabaret Devos, qu'il avait reconnu son erreur.
A la lueur d'un éclair, Buysens avait vu un homme portant une barbe, mais il n'avait pas constaté son identité. Voilà pourquoi, dans ses conversations comme dans ses nombreux interrogatoires, Buysens varia sans cesse. Tantôt c'était Depoorter, tantôt c'était Delebeeque, tantôt c'était Bytebier, tantôt c'était tel autre.
Et quand il désignait telle ou telle personne, ce n'était pas de l'identité qu'il parlait, mais d'une simple ressemblance.
Il avait vu une barbe, et toutes les barbes de Saint-Genois furent tour à tour suspectées.
Mais c'est sur Depoorter qu'on l'interrogea spécialement, et on l'interrogea avec une telle insistance, parait-il, avec un tel désir d'avoir une réponse affirmative, que Buysens se plaignit hautement dans le public d'être circonvenu et violenté par les magistrats instructeurs.
Il s'en plaignit, messieurs, et l'honorable M. Dumortier vint ici, à cette tribune, se faire l'écho de ses doléances.
Voici en quels termes l'honorable membre parla de ce fait dans la séance du 16 décembre 1868 :
« Au lieu de chercher les provocateurs parmi ceux qui se trouvent en relations avec Vandeputte, on va les chercher du côté opposé, et on arrive à quoi ? A des arrestations arbitraires. On emprisonne Depoorter, et la semaine dernière encore, des interrogatoires ont eu lieu pour chercher le moyen de justifier ces emprisonnements arbitraires ; on a fait venir Buysens, le même qui avait poursuivi un homme qui allait vers les meules de Delebeeque ; on a voulu lui faire dire que c'était Depoorter qu'il avait vu, Buysens a protesté que c'était faux.
« Le juge d'instruction a insisté et cet homme de cœur a eu le courage (page 568) de dire : Vous m'appelez pour dire la vérité et vous voulez me faire dire un mensonge ! (Interruption.)
« J'affirme ces faits... (Nouvelle interruption.) Messieurs, quand on a fait des arrestations arbitraires, et qu'on est poursuivi dans le parlement, il faut bien chercher à justifier les actes que l'on a commis. »
Ne l'oubliez pas, messieurs, on était alors au mois de décembre 1868.
Eh bien, nonobstant cette protestation anticipée et courageuse de l'honorable M. Dumortier, six mois plus tard Buysens fut condamné, comme faux témoin, à une année d'emprisonnem ent, pour avoir, devant la cour d'assises, persisté dans ses déclarations antérieures.
Maintenant, messieurs, je ferme la parenthèse et je reprends la narration de Depoorter...
« ... Mais ces charges, ces présomptions en elles-mêmes si faibles, dont quelques-unes si puériles, dont d'autres si grossièrement anti-juridiques, furent, à l'improviste, renforcés un des derniers jours de l'instruction par une déposition d'une gravité incontestable.
« Je veux parler de la déposition que je dénonce et du témoin que je veux poursuivre en faux témoignage. Sabbe déclarait à l'audience du 27 mars :
« Que le 2 août 1868, vers 9 heures et demie du soir, étant à proximité du nouveau cimetière de Saint-Genois, il avait entendu craquer les arbres ; qu'il avait vu un individu venir de là, suivre la rue du Café et se diriger vers le cabaret de Marcou ; qu'il avait cru reconnaître Depoorter ; que, désireux de voir de plus près l'homme que les ténèbres l'empêchaient de reconnaître, il l'avait suivi au cabaret de Marcou et avait constaté que c'était Depoorter ; que c'était donc bien Depoorler qui, à la date du 2 août, t'était rendu coupable d'un bris d'arbre au nouveau cimetière de Saint-Genois. »
« Comprend-on l'extrême importance de cette déposition ? comprend-on quelle funeste et décisive influence elle dut exercer sur la conscience du jury ?
« Accusé d'avoir à la date du 15 au 16 juillet tenté d'incendier les propriétés de Delebecque, j'aurais donc commis, le 2 août suivant, un nouveau méfait au cimetière de Saint-Genois : Sabbe m'aurait surpris en flagrant délit, il aurait entendu craquer les arbres, il m'aurait vu, il m'aurait reconnu chez Marcou !
« Encouragé, enhardi par l'impunité acquise jusqu'à ce jour à mon premier crime, j'aurais continué le cours de mes sinistres exploits en brisant les arbres du cimetière ?
« Après cela, pouvait-on encore nier que je faisais partie du soi-disant complot dont on affirmait l'existence avec une imperturbable assurance dans la presse et dans l'acte d'accusation, et dont le programme consistait à incendier les propriétés, à détruire les récoltes, à briser les arbres ?
« Aussi, quand cette grave accusation fut produite contre moi, une émotion vive se manifesta au banc de la défense. Voici un échange de paroles qui eut lieu à l'audience :
« Me Herreboudt : Je désire savoir si le ministère public se basera sur ce fait ? »
« M. Van Maldeghem : L'accusation se basera sur tout ce qu'elle découvre. »
« Me Herreboudt : J'espère que la défense aura le temps de faire une contre-instruction. »
« Me Delaey : « Cette déposition est une surprise. »
« M. le président : Les accusés n'ont-ils rien à dire ? »
« Depoorter : C'est un mensonge ! »
« Oui, je le répète, c'était un mensonge, un odieux, un infâme mensonge !
« Le temps et les souffrances que j'ai endurées depuis n'ont fait qu'accroître la légitime indignation que je ressentis à ce moment !
« Je sais ce que l'on dit pour excuser Sabbe, pour atténuer la criminalité du fait qu'il a posé contre moi.
« Sabbe, dit-on, a été témoin malgré lui. Un jour, étant à moitié ivre, il avait, révélé les faits qu'il prétendait connaître à J.-B. Delebecque, négociant à Helchin, et cousin de l'échevin Delebecque de Saint-Genois. J.-B. Delebecque rapporta les propos de Sabbe à la gendarmerie, et Sabbe, malgré ses protestations et sa répugnance, fut cité comme témoin devant la cour d'assises.
« Tout cela peut être plus ou moins vrai. Mais à ce compte que devient la conscience du témoin ? que devient 1a sainteté du serment ? que devient la justice ?
« Où donc sont les témoins qui comparaissent de plein gré et de gaieté de cœur devant un tribunal correctionnel ou devant une cour d'assise ? Combien de témoins ne feraient pas défaut chaque jour si on n'avait pas, pour les contraindre, l'exploit d'un huissier et l'amende comminée par le ode de procédure criminelle ?
« Comment ! il serait permis, je ne dirai pas de mentir à la vérité et de faire un faux témoignage ; - personne n'oserait soutenir une pareille énormité ; - mais il serait permis d'excuser un pareil méfait par la raison que le témoin a été témoin malgré lui !
« Veut-on savoir d'où venait l'indécision de Sabbe ?
« Du remords qu'il ressentait au fond de sa conscience d'avoir calomnié un innocent. Il était dans le trouble, dans l'hésitation ; il éprouvait une vive répulsion à comparaître comme témoin ; il disait à son délateur, Jean Baptiste Delebecque : « Je dirai que vous mentez. »
« Par cette menace, le malheureux espérait échapper à la criminelle étreinte d'un premier mensonge. Mais c'était trop tard : il devait se parjurer pour servir les coupables desseins de mes ennemis !
« Une fois lancé dans la voie où il s'était si témérairement engagé, Sabbe paya d'audace.
« Il ne broncha, ni ne recula, et la crainte d'avoir le sort de Buysens aurait suffi, au besoin, pour étouffer les soulèvements de sa conscience.
« La déposition de Sabbe avait été faite le 27 mars.
« Le bruit s'en étant aussitôt répandu à Saint-Genois et dans les localités voisines, plusieurs personnes, qui connaissaient la fausseté de l'allégation de Sabbe, protestèrent hautement et quelques-unes d'entre elles allèrent même spontanément s'offrir à la défense comme témoins.
« De ce nombre fut la femme Verriest, épouse Marcou, qui, à l'audience du 31 mars, donna à Sabbe un démenti formel et énergique, en disant qu'à la date du 2 août, ni Depoorter ni Sabbe, n'avaient mis le pied dans son cabaret, ni l'après-midi ni le soir.
« De ce nombre encore fut la femme Wannyn, veuve Valckc, qui déclara, d'une manière non moins catégorique, que le 2 août Depoorter avait été chez elle, en compagnie des frères Froidure, depuis 9 heures jusqu'à 10 heures du soir.
« La contradiction était flagrante.
« Aussi Sabbe fut-il rappelé devant le jury à cette même audience du 31 mars et confronté avec les témoins Verriest et Wannyn. Il persista, néanmoins, dans ses affirmations mensongères.
« Et cependant ces témoins n'avaient certainement pas été suscités pour les besoins de la cause. Le 5 août, c'est-à-dire le lendemain de la perpétration du bris d'arbres, Edouard Delebecque avait, comme échevin de la police, ouvert une enquête ; il avait interrogé les femmes Verriest et Wannyn sur les personnes qui, la veille, avaient été dans leur cabaret ; et leur réponse avait été identique à celle qu'elles firent plus tard devant la cour d'assises.
« Sabbe était donc doublement coupable : convaincu de mensonge après sa déposition du 27 mars, il renouvela son imposture à l'audience du 31 mars ; et même plus tard la répéta une troisième fois devant le juge d'instruction.
« Alors se passa un fait sur lequel j'ai l'honneur, M. le ministre, d'appeler toute votre attention.
« A peine incarcéré, comme je l'ai déjà dit, je dénonçai Sabbe à M. le procureur du roi de Bruges.
« Une instruction fut ouverte à Courtrai et confiée à M. le juge d'instruction Gondry.
« Mais contre qui pense-t-on que cette instruction fut dirigée ? contre le témoin Sabbe dont la fausseté avait éclaté devant la cour d'assises ? Non, contre moi-même.
« Sans aucune notification, je fus mis en prévention et poursuivi du chef d'un bris d'arbres que j'aurais commis à la date du 2 août au nouveau cimetière de Saint-Genois !
« A l'audience du 27 mars, répondant à une observation de mon défenseur, Me Herreboudt, qui disait : « qu'il continuerait cette instruction à peine commencée, » M. le président avait répondu : « J'espère que vos efforts pourront aboutir, » et M. le substitut Van Maldeghem avait ajouté : « J'y contribuerai de toutes mes forces. »
« Eh bien, voilà comment le parquet tint parole.
« L'article 61 du code pénal porte : « Lorsqu'un crime concourt soit avec un ou plusieurs délits, soit avec une ou plusieurs contraventions, la peine du crime sera seule prononcée. »
« Le parquet qui requit l'information et le juge qui la dirigea passèrent à pieds joints au-dessus de cet article, et s'engagèrent dans une véritable impasse judiciaire.
« L’action ne pouvant pas aboutir contre moi, elle ne pouvait avoir d'autre (page 569) résultat que de prouver que le public avait tort de prétendre que de faux témoins avaient été produits dans l'affaire Saint-Genois.
« Quoi qu'il en soit, on connut à peine à Saint-Genois l'existence d'une instruction nouvelle, que l'on y suscita toute espèce de témoins.
« L'acharnement contre moi y redoubla à la pensée que j'allais être disculpé et Sabbe confondu ; car on y connaissait la fausseté de Sabbe.
« On y eut recours à tous les moyens et on eut même la chance de rencontrer un homme qui poussa la complaisance jusqu'à être le compare de Sabbe et à se faire le complice de ses mensonges.
« Cet homme, c'est X... dont les allégations furent catégoriquement démenties et ont dû être reconnue fausses par M. le juge d'instruction lui-même.
« Mais tous ces efforts échouèrent misérablement et M. Gondry dut bientôt se convaincre que Sabbe, en m'accusant de bris d'arbres, en avait audacieusement imposé à la cour d'assises.
« Les femmes Vérriest et eannyn furent entendues de nouveau et persistèrent dans leurs déclarations antérieures avec une inébranlable fermeté.
« La femme Wannyn rapporta même une circonstance de laquelle il résulte que Sabbe avait fait l'aveu de sa propre turpitude.
« Elle raconta au juge que se trouvant à Bruges, où elle avait été confrontée avec Sabbe, elle s'était rencontrée avec lui après l'audience au cabaret Craenenburg, et que là, en présence d'un grand nombre de personnes, elle lui avait reproché sa conduite ; et que Sabbe lui avait répondu : qu'en effet il n'avait pas dit la vérité !
« Deux autres témoins qui, appelés à Bruges par la défense, y étaient arrivés tardivement, et n'avaient pu par conséquent contredire Sabbe, furent cités au cabinet de M. Gondry. C'étaient Joseph Descamps, cultivateur à Espierres, et sa femme Françoise Willendaele.
« Ces témoins, d'une honorabilité reconnue, déclarèrent, à M. le juge d'instruction que le jour des courses d'Helchin, c'est-à-dire le 2 août, Sabbe avait passé toute la journée chez eux ainsi que la nuit du 2 au 3 août ; que Sabbe avait dîné, soupe et couché chez eux et qu'ainsi il était matériellement impossible qu'il eût été à Saint-Genois le jour et à l'heure indiqués par lui.
« Cités trois ou quatre fois devant M. le juge d'instruction, les époux Descamps affirmèrent invariablement la même chose.
« Cependant, considérés comme des menteurs et fatigués de se l'entendre dire, les époux Descamps, avant de subir un de leurs derniers interrogatoires, allèrent trouver un avocat du barreau de Courtrai et lui dirent que leurs affirmations les plus catégoriques étaient taxées de menso »nges.
Dans cette entrevue, l'avocat exhorta vivement les époux Descamps à ne rien dire que la vérité et leur demanda si d'autres personnes pouvaient confirmer leur témoignage. Ils lui remirent une liste de onze personnes, dont quelques-unes avaient vu Sabbe chez eux dans la journée ou le soir du 2 août, dont d'autres connaissaient des circonstances de nature à confondre Sabbe.
« L'avocat recommanda aux époux Descamps de remettre cette liste à M. le juge d'instruction, d'en demander l'insertion au procès-verbal et de ne pas le signer, si cette insertion n'était pas faite.
« L'interrogatoire fini, les époux Descamps ne purent dire à l'avocat si M. Gondry avait tenu compte de leur demande.
« J'aurai l'honneur, M. le ministre, afin que vous puissiez apprécier les faits en parfaite connaissance de cause, de mettre sous vos yeux les noms de ces onze témoins et de vous indiquer sommairement les renseignements qui devaient être communiqués par chacun d'eux. [suit la liste des 11 témoins, non reprise dans la présente version numérisée.]
« Eh bien, M. le ministre, de ces onze témoins, dont les uns devaient confirmer les dires des époux Descamps, dont les autres devaient achever de confondre Sabbe par des faits nouveaux, M. Gondry en appela un ou deux dans son cabinet ; il jugea inutile d'interroger les autres.
« On me dira peut-être qu'une étude tardive lui avait révélé l'existence de l'article 61 du code pénal et l'impossibilité d'aboutir.
« Mais une fois l'instruction commencée, était-ce à lui de statuer sur ce point ? Son devoir n'était-il pas, après comme avant cette découverte, de scruter consciencieusement les faits et de porter ensuite la cause devant la chambre du conseil ?
« Ou bien, si légalement il pouvait lui être permis d'interrompre pour ce motif l'information, n'est-il pas certain au moins qu'aux termes de l'article 127 du code d'instruction criminelle, il devait en faire rapport à cette même chambre du conseil et solliciter de sa part une ordonnance ?
(page 570) « Telle eût été, certainement, dans cette hypothèse, la règle à suivre.
« Mais, si mes renseignements concordent avec les faits, je serais autorisé à croire, M. le ministre, que rien de semblable ne fut pratiqué.
« A un certain moment, le silence se fit. Ni à Courtrai, ni à Saint-Genois, ni ailleurs, on n'entendit plus parler de cette affaire, et actuellement j'en suis encore à ignorer quelle situation m'a été faite.
« La seule chose que je sache est une chose négative : je sais que cette instruction n'a pas eu pour résultat de me renvoyer en police correctionnelle.
« Mais y a-t-il eu en réalité un rapport ? Y a-i-il eu une ordonnance de non-lieu, conformément aux articles 127 et 128 du code de procédure criminelle ? Cette ordonnance de non-lieu était-elle basée sur l'article 61 du code pénal ou sur l'absence d'indices suffisants ?
« Je l'ignore. Après comme avant l'instruction, aucune notification quelconque ne m'a été faite.
« Il est, cependant, difficile de croire que M. le juge d'instruction Gondry n'ait pas même songé à provoquer une ordonnance par un rapport fait à la chambre du conseil.
« Il est universellement admis, comme une chose élémentaire, que le réquisitoire du ministère public a pour effet de saisir, non seulement le juge d'instruction aux fins d'instruire, mais aussi la chambre du conseil aux fins de statuer.
« Et il n'est pas moins indubitable qu'une fois saisi, le juge d'instruction n'a pas le droit de se dessaisir lui-même, ni de dessaisir la chambre du conseil.
« De sorte que si M. Gondry avait méconnu ces règles fondamentales, il aurait incontestablement posé un acte illégal et m'aurait placé dans cette singulière et pénible position de me trouver encore en ce moment sous le coup d'une inculpation contre laquelle je n'aurais ni le droit ni le moyen de me défendre.
« Mais si tout est incertitude, monsieur le ministre, relativement au résultat de l'instruction dont j'ai été l'objet, je sais mieux à quoi m'en tenir en ce qui concerne la poursuite qui devrait être dirigée contre Sabbe.
« C'est en vain que j'ai dénoncé le faux témoin.
« C'est en vain que mon curateur, Edouard Depoorter, a renouvelé ma plainte et s'est constitué partie civile.
« Le parquet refuse de poursuivre.
« Un crime lui est connu, lui est régulièrement dénoncé par des personnes dénommées, signant de leur nom, se portant garantes des frais judiciaires : et le parquet demeure dans l'inaction !
« Rien cependant ne semble justifier la conduite de M. le procureur général.
« S'il est une règle certaine en droit criminel, c'est que la poursuite devient obligatoire dès l'instant où les frais éventuels en sont garantis par la constitution d'une partie civile.
« M. Faustin Hélie, dans son Traité d'instruction criminelle, n° 2288, p. 35, s'exprime sur ce point avec une netteté qui exclut tout doute.
« Nous nous bornons à rappeler, dit cet auteur distingué, les deux règles que nous avons essayé de poser.
« La première est que le ministère public a le droit d'apprécier les dénonciations et les plaintes, et qu'il peut s'abstenir de requérir une information, soit lorsqu'elles lui parussent dénuées de preuves, soit lorsqu'elles ont pour objet des faits dont la répression n'intéresse pas l'ordre général.
« La deuxième est que ce droit d'appréciation cesse lorsque le plaignant s'est constitué partie civile, parce que cette constitution est une garantie que la plainte est sérieuse, et qu'il y a lieu dès lors de la soumettre à un examen judiciaire, sauf à la chambre du conseil à déclarer qu'il n'y a pas lieu à suivre. » (Voir Dalloz, v° Instruction criminelle, n°63, 64 et 65.)
« Alors même donc que ma plainte paraîtrait dénuée de preuves, qu'elle présenterait tous les dehors d'une dénonciation inconsidérée et téméraire, le parquet ne pourrait pas se soustraire au devoir d'ouvrir une instruction.
« Telle est la règle légale, et aucune considération de fait ou de droit ne peut la faire fléchir.
« Que l'on ne dise pas, comme on serait peut-être tenté de le faire, que, dans l'espèce, l'information faite par M. Gondry a prouvé l'inanité de ma plainte.
« Que l'on ne dise pas non plus que dans le fait imputé à Sabbe ne se rencontrent pas les caractères juridiques du faux témoignage.
« Cette double fin de non-recevoir est inadmissible.
« Si l'examen judiciaire, auquel le parquet est obligé de se livrer, venait à révéler plus tard, soit le non-fondement de ma plainte, soit l'absence de criminalité, la chambre du conseil ne manquerait pas de statuer sur ces points par une ordonnance de non-lieu.
« Mais il n'appartient pas au parquet de s'arroger ce droit, il ne peut pas préjuger les questions soulevées par une plainte, alors qu'étant accompagnée d'une constitution de partie civile, elle échappe à son appréciation.
« Après cela, est-il possible de contester sérieusement le fondement de mon action, soit en fait, soit en droit ?
« Et d'abord, en fait, pour quiconque a lu avec attention les lignes qui précèdent, est-il douteux que la déposition de Sabbe soit contraire à la vérité ? Ce fait n'a-t-il pas été établi avec une lumineuse clarté ? Et pour ceux chez qui le doute ne serait pas entièrement dissipé, n'y aurait-il pas au moins témérité de prétendre que mon action est dénuée de preuves ?
« Que l'on n'invoque donc pas, je le répète, l'instruction de M. le juge Gondry : si un fait est incontestablement acquis, c'est que cette instruction a été incomplète et défectueuse.
« Dirigée contre moi, on s'est plu à n'entendre dans cette instruction que les témoins à charge ; on a considéré comme des menteurs ceux qui me disculpaient et on n'a point interrogé les personnes qui pouvaient apporter dans cette affaire le plus de lumière.
« Il faut donc bien le dire, un pareil argument ne serait pas une raison sérieuse, mais un misérable prétexte.
« Serait-on plus fondé à soutenir, en droit, que la déposition de Sabbe, ne se rapportant pas directement au fait incriminé, ne peut être punissable comme faux témoignage ?
« Je ne le pense pas.
« La déposition de Sabbe était une preuve indirecte de la prétendue tentative d'incendie. Elle constituait, on ne peut le nier, une puissante présomption de culpabilité. Comme telle, le ministère public l'a fait valoir avec une vive insistance, et, certes, l'effet qu'elle a produit sur l'esprit du jury a été considérable, j'en appelle à tous ceux qui ont assisté à ces tristes débats.
« Voici, au surplus, la solution que donne à cette question Dalloz, au mot Faux témoignage, n° 12 :
« Il a même été jugé que la fausse déclaration faite aux débats suffirait pour constituer le faux témoignage, lors même que la fausseté porterait sur un fait étranger à l'accusation, s'il pouvait en résulter une impression favorable ou défavorable.
« Il s'agissait, dans l'espèce, d'une prévention de viol, et le témoin avait ajouté qu'il était à sa connaissance, ce qui fut prouvé faux, que l'accusé avait commis le même crime dans une autre occasion. Il est bien certain que ce fait, bien que complètement étranger à l'accusation, portait néanmoins préjudice à l'accusé, en ce sens qu'il pouvait exercer une grande (page 571) influence sur la décision du jury. Aussi est-ce avec raison que la peine du faux témoignage a été appliquée. » (Voir dans le même sens : Dalloz/, v° Faux témoignage, n° 11, Chauveau et Hélie, Théorie du Code pénal, t. II, p. 189, n°3052, 3054 ; Belgique judiciaire, t. I, p. 1653 ; arrêt de la cour provinciale de la Frise, du 26 septembre 1843 ; arrêt de la cour des Pays-Bas, du 8 décembre 1847 ; arrêt de la cour de Chambéry, du 14 février 4867.)
« Ainsi, on le voit, de quelque manière que l’on envisage la conduite du parquet, elle est injustifiable. De toutes parts, elle se heurte contre les faits les plus certains, contre les vérités les plus incontestables.
« Une chose est désormais hors de doute : si le parquet ne poursuit pas, il se met en opposition avec les règles les plus essentielles du code de procédure.
« Et voilà un fait grave ; car la malignité publique ne manquera pas de se demander si, par hasard, le parquet n'obéit pas à des préoccupations extrajudiciaires.
« Ne dira-t-on pas, en effet, que la vraie cause de l'inaction du parquet, c'est la crainte de voir aboutir une instance criminelle contre Sabbe à ma réhabilitation et à une révision du procès de Saint-Genois .
« Et certes, on ne peut se le dissimuler, ma plainte contient en germe la révision de ce procès.
« Or, M. le procureur général doit savoir, mieux que moi, que le vacher Vandeputte n'a cessé de faire, dans sa prison, les révélations les plus étranges, qui auraient pour effet, si on y prêtait l'oreille, de faire surgir un tout nouveau procès de Saint-Genois, un procès antipode du premier, dans lequel en verrait les rôles renversés d'une manière stupéfiante !
« Voilà, M. le ministre, les faits et les considérations que je désirais soumettre à votre haute appréciation, espérant que vous trouverez, dans votre éminente position et dans les prérogatives qui s'y rattachent, le moyen de faire cesser cet état de choses.
« Aux efforts que je ne cesse de faire pour obtenir ma réhabilitation judiciaire, le parquet oppose l'inertie ; de plus, par le mépris des règles tracées dans le code d'instruction criminelle, il me tient sous le coup d'une prévention contre laquelle je suis dans l'impossibilité de me défendre et qu'il lui reste loisible d'exhumer et de faire revivre quand il lui plaira.
« Je viens vous supplier, M. le ministre, de briser ces résistances et de mettre un terme à ces illégalités.
« Innocent, j'ai été flétri en cour d'assises par une condamnation criminelle, et pendant plus de deux ans j'ai vécu dans les indicibles tourments d'une prison cellulaire.
« Je ne pourrais dire au juste à quelle funeste cause doit être imputé un aussi lamentable malheur.
« Mais ce qui est certain : c'est que j'ai été condamné en dépit de toute justice.
« Quoi qu'il en soit de la résolution que vous prendrez, M. le ministre, dès à présent j'en appelle à l'opinion publique, comme au tribunal souverain, avec la ferme confiance qu'elle saura bien faire un équitable partage des responsabilités : me rendre, à moi, la justice qui m'est due ; venger l'innocence, le droit, la vérité, et contre les scandales du faux témoignage, requérir et prononcer, avec une implacable sévérité, le juste châtiment d'un jugement réprobateur.
« Je vous prie d'agréer, M. le ministre, l'hommage du profond respect avec lequel j'ai l'honneur de me dire.
V »otre très reconnaissant et très humble serviteur, J. Depoorter.
« Saint-Genois. »
Ici finit la lettre de Depoorter. De cette lettre il résulte :
1° Qu'il est impossible de voir, dans le fait pour lequel Depoorter a été condamné à cinq années de réclusion, le caractère de la tentative d'incendie ; que l'arrêt de la chambre des mises en accusation, l'acte d'accusation et l'arrêt de la cour d'assises n'ont tenu aucun compte de la loi pénale ;
2° Que l'identité même de Depoorter n'a pas été constatée ; que Buysens, le seul témoin produit pour établir cette identité, a protesté de la manière la plus énergique avant, pendant et après sa déclaration à la cour d'assises, comme il proteste encore aujourd'hui contre les assertions du procès-verbal d'un de ses interrogatoires ;
3° Que le faux témoignage de Sabbe semble hors de toute contestation ; que cette circonstance donne ouverture à la demande en réhabilitation, prévue par l'article 445 du code de procédure criminelle et que cette demande formulée à diverses reprises par Depoorter, dans un acte régulièrement dressé, avec constitution de partie civile, n'a été suivi d'aucun effet jusqu'à ce jour, parce que M. le procureur général de la cour d'appel de Gand refuse avec obstination de requérir une instruction ;
4° Qu'ainsi, par le fait de M. le procureur général, non seulement Depoorter se trouve empêché d'exercer ses droits les plus incontestables et les plus légitimes, aux termes de nos lois de procédure, mais qu'un crime de faux témoignage régulièrement dénoncé au parquet est resté impuni ;
5° Que Depoorter est encore à l'heure actuelle sous le coup d'une prévention de bris d'arbres, que de ce chef a eu lieu contre lui une instruction par les soins de M. le juge Gondry ; mais que dans cette instruction, dans laquelle le prévenu n'a pas été entendu et dont il n'a pas même été informé, on a refusé d'appeler de nombreux témoins qui étaient à même de renseigner la justice, et que finalement il n'a jamais été fait rapport sur cette instruction et que la chambre du conseil n'a jamais été appelée à statuer.
- Un membre. - Il faudrait qu'on eût le dossier.
M. Reynaert. - Je ne demande pas mieux. Qu'on le mette à la disposition de la Chambre.
M. Demeur.- Est-ce que cela va durer encore longtemps ? C'est un scandale !
M. Reynaert. - C'est à un scandale que je réponds.
Et maintenant, messieurs, la main sur la conscience, faisant un appel à votre loyauté et à votre justice, je vous le demande, est-il parmi vous un seul membre - si j'en excepte l'honorable M. Bara - qui oserait blâmer l'honorable ancien ministre de la justice d'avoir sollicité, pour Depoorter, la clémence royale ?
Jamais, il est permis de le dire, l'exercice du droit de grâce n'a revêtu un caractère plus élevé, car, quoiqu'il doive nous en coûter de le proclamer, il est certain que la grâce, dans l'espèce, n'a pas seulement été le complément de la justice, mais qu'elle en a été le correctif.
C'est la conclusion de mon discours et ma réponse à l'honorable M. Bara.
Ah ! certes, messieurs, si quelqu'un dans cette enceinte devait s'interdire rigoureusement de réveiller cette affaire de Saint-Genois, c'est bien l'honorable M. Bara.
L'affaire de Saint-Genois, qui ne le sait ? a été son œuvre : œuvre de passion, de rancune et de corruption ; œuvre de dégradation et d'avilissement pour le pouvoir ; œuvre de déconsidération et d'abaissement pour la magistrature.
M. Bara. - Je demande la parole pour un rappel au règlement. Il n'est pas permis, dans cette enceinte, d'injurier un grand pouvoir public, institué par la Constitution ; il n'est pas permis de traîner dans la boue les arrêts de la justice.
Je dis que si nous autorisons ce dévergondage de paroles, nous donnons aux populations le plus triste et le plus déplorable des spectacles. (Interruption de M. De Lehaye.) Taisez vous, M. De Lehaye, vous n'avez pas la parole !
Je ne comprends pas comment un ancien procureur du roi peut s'associer à M. Reynaert, qui vient déclarer dans cette Chambre que l'arrêt qui a condamné un incendiaire a été le complet avilissement de la magistrature...
M. le président. - M. Bara, vous n'avez pas maintenant la parole pour répondre à M. Reynaert ; vous avez demandé et je vous ai accordé la parole pour un rappel au règlement.
M. Bara. - Eh bien, M. le président, je vous demande si vous trouvez, dans votre impartialité de président, qu'il soit permis dans cette Chambre de venir déclarer que la magistrature, ce grand pouvoir de l'Etat reconnu par la Constitution, que la magistrature s'est avilie ; je vous demande de déclarer s'il est permis d'injurier ici tous les hommes honorables qui, soit dans le tribunal de Courtrai, soit dans la cour d'appel de Gand et dans la cour d'assises de Bruges, ont pris part au jugement des crimes de Saint-Genois ?
M. le président. - Je ne laisserai pas insulter la magistrature comme magistrature.
M. Demeur. - Mais c'est fait...
M. le président. - Les faits que M. Reynaert a révélés ont été posés exclusivement par des magistrats du parquet.
M. Demeur. - Et au jury.
M. le président. - Il faut qu'ils soient discutés complètement.
M. Bara. - Ainsi c'est permis, M. le président ?
(page 572) M. le président. - Je ne puis empêcher M. Reynaert de parler ; il faut qu'il s'explique.
M. Reynaert. - Je trouve étrange que vous veniez ici défendre la magistrature ; vous, M. Bara, vous qui, il y a quelques jours à peine, insultiez un des magistrats les plus considérables du pays en l'accusant d'avoir posé un acte de complaisance ! Vous, défendre la magistrature ! vous qui avez frappé sur son siège, au moment où l'heure de la retraite allait sonner, un magistrat qui pendant sa longue carrière judiciaire avait été un type de loyauté, d'indépendance, de fidélité au devoir, comme il avait été l'honneur de la magistrature belge !
- Une voix à gauche. - Il ne s'agit pas de cela.
M. Reynaert. - Je vais vous dire de quoi il s'agit ; non, il ne s'agit pas de la magistrature, il s'agit du libéralisme judiciaire, de cette magistrature qui descend de son siège pour se lancer dans l'arène politique ; mais alors le magistrat n'est plus qu'un adversaire ordinaire soumis aux règles inexorables de la lutte.
Maintenant je continue et je vous dis de nouveau : C'a été son œuvre...
M. Bara. - Je demande la parole pour un rappel au règlement.
M. Dumortier. - Je demande que M. Bara cite l'article du règlement qu'il invoque.
M. Bara. - C'est une affaire vidée ; on a toujours le droit de prendre la parole pour un rappel au règlement.
L'honorable président a demandé à M. Reynaert des explications.
M. le président. - Pardon.
M. Jacobs. - Vous n'avez pas compris.
M. le président. - Les faits que M. Reynaert reproche à certains magistrats sont très graves.
M. Bara. - M. Reynaert, parlant des décisions de la chambre des mises en accusation et de la cour d'assises, des actes du parquet et de la chambre du conseil même, M. Reynaert a dit que ces décisions et ces actes constituaient l'avilissement de la magistrature. Il a dit aussi que le verdict du jury était l'abaissement de la magistrature.
M. Jacobs. - Du tout.
M. Bara. -Je demande une seconde fois au président et à la Chambre s'il est permis de traiter de cette façon l'un des grands pouvoirs constitutionnels de l'Etat, le pouvoir judiciaire, et je demande à M. le ministre de la justice s'il n'a rien à répondre aux attaques qui sont lancées ici contre la magistrature.
M. le président. - M. Reynaert n'a incriminé que des actes du parquet, il a signalé des faits trop graves, et il est entré dans l'exposé d'actes tels que vous devez désirer l'entendre jusqu'au bout.
M. Reynaert. - Je n'ai accusé ni le jury, ni la magistrature. J'ai rapporté des faits et s'ils sont déshonorants pour certains magistrats, n'ai-je pas le droit de les dénoncer ? Est-ce moi qui en ai la responsabilité ?
M. Bara. - C'est un scandale.
M. Jottrand. - Vous devriez avoir le courage de publier tout cela sans vous couvrir de l'inviolabilité parlementaire.
M. Reynaert. - Je dis donc que c'est l'œuvre de M. Bara et que pour l'accomplir rien ne lui coûta.
Le domicile des citoyens fut violé.
La presse fut tracassée, vinculée ; les journalistes jetés en prison ; leurs papiers et leurs registres saisis et confisqués.
Le clergé fut poursuivi, honni, déshonoré. On inventa à sa charge un complot d'incendie et de destruction de récolte. Cinq de ses membres furent ignominieusement accusés comme auteurs ou complices d'incendie et, l'un d'entre eux, pour échapper à une arrestation arbitraire, dut quitter la Belgique et vivre en exil pendant plus de cinq mois.
Les frères Delplanque, à qui l'on n'a jamais pu imputer d'autre grief que celui d'être membres d'une société de musique, subirent plus de trois mois d'incarcération et de séquestration.
Le sieur Vandenberghe, éditeur du Jaer 30, fut retenu en prison pendant plus de huit jours.
Vous vous taisez en ce moment ; c'est ici que vos protestations seraient de mise.
Et, finalement, devant la cour d'assises, avant le verdict du jury, un débordement d'invectives contre les personnes les plus honorables ; et, au bout de tout cela, comme couronnement de cette œuvre de réprobation, la condamnation d'un honnête père de famille à cinq années de réclusion, et la condamnation à quinze et à dix années de travaux forcés de deux autres personnes qui gémissent encore actuellement en prison et sur la culpabilité desquelles plane un doute affreux !
Comme il eût été mieux avisé M. Bara en ne remuant pas cette honte de son ministère, en ne rappelant pas devant vos yeux l'affligeant spectacle et le douloureux souvenir de toutes les turpitudes...
M. le président. - M. Reynaert, vous vous êtes servi de quelques expressions qui ne sont pas parlementaires, je vous engage à les retirer.
M. Reynaert. - Si j'ai employé des expressions qui ne sont pas parlementaires, je les retire.
M. Jacobs. - Que ce soit un exemple pour la gauche.
M. Reynaert. - Je disais donc, messieurs, que M. Bara n'aurait pas dû rappeler à vos souvenirs toutes les injustices qui ont été commises dans cette affaire sous son inspiration et par ses instructions.
M. Bara. - Vous mentez et vous savez que vous mentez. (Interruption.)
- Des membres à droite. - A l'ordre !
M. Bara. - Je m'explique, messieurs. M. Reynaert vient de dire que l'instruction de Saint-Genois a été dirigée sous mes inspirations et d'après mes instructions ; c'est textuel et c'est écrit, ce que vient de dire M. Reynaert.
Or, cela est complètement faux, de la dernière fausseté ; ni verbalement, ni par écrit, je n'ai donné le moindre ordre ni la moindre instruction dans l'affaire de Saint-Genois ; jamais je n'ai eu à donner des instructions sur aucun acte de cette affaire ; cette affaire a été instruite, dans son entière indépendance, par le juge d'instruction et le procureur général ; je défie mes adversaires qui ont le dossier, je défie M. le ministre de la justice de trouver dans toute l'affaire de Saint-Genois une seule ligne émanée de moi, un seul mot prescrivant la moindre chose relativement à l'instruction de l'affaire de Saint-Genois !
Et voilà un collègue qui appelle la haine sur moi, qui vient dire que c'est moi qui me suis rendu coupable de turpitudes....
MpT. - Le mot est retiré, M. Bara.
M. Bara. - ... qui m'accuse d'avoir fait condamner un innocent par la cour d'assises ! Voilà, M. le président, à quoi cet homme passe son temps, depuis plus d'une heure ; il s'évertue à me discréditer de cette façon, sans aucune preuve.
Quand je lui ai dit qu'il mentait, il le savait bien, puisque cette affaire avait déjà été discutée ici, qu'il n'y avait trouvé aucune preuve de cette calomnie, que c'était d'après mes instructions et mes inspirations que l'instruction des crimes de Saint-Genois avait été dirigée. Et malgré cela, il renouvelle ses attaques ; il les renouvelle malgré les démentis qu'il avait déjà reçus de ma part.
Dans ce moment, je pouvais donc légitimement prononcer la parole dont je me suis servi, c'était l'expression de mon indignation en présence d'attaques qui m'avaient laissé indifférent pendant plus d'une heure. Mais je ne pouvais pas assister plus longtemps sans protester à ce dénigrement de la magistrature. Je ne pouvais pas admettre qu'un condamné par la bouche d'un de ses avocats vienne ici flétrir d'honorables magistrats, un procureur général, un avocat général, un substitut du procureur du roi et un jury national qui n'a fait que son devoir.
Je ne pouvais pas admettre qu'à propos d'incendiaires qui ont été condamnés par la justice belge, qu'à propos de crimes qui ont épouvanté une pauvre petite commune de la Flandre, on vienne jeter l'injure et la calomnie sur tout ce qu'il y a de plus respectable.
Mon expression n'est pas parlementaire, mais le discours de mon collègue regorge d'expressions qui ne le sont pas non plus. C'est un tissu d'injures, un tissu d'outrages pour la magistrature belge !
M. le président. - Je vous engage à retirer l'expression dont vous vous êtes servi.
M. Bara. - Si mon adversaire retire son allégation que j'ai dirigé l'instruction des affaires de Saint-Genois, je retirerai mon expression.
- Voix à droite. - Non ! non !
MpT.- M. Reynaert a retiré les mots de honte et de turpitudes. Je vous engage à retirer aussi l'expression dont vous vous êtes servi. Il n'est pas permis de dire à un collègue qu'il a menti.
M. Bara. - Je ne retire rien du tout.
M. le président. - J'en suis au regret, mais je suis obligé de prononcer le rappel à l'ordre.
M. Reynaert. - Comme je n'ai nullement le désir de me faire rappeler à l'ordre, je n'emploierai pas le terme dont M. Bara s'est servi.
Mais je viens vous dire, M. Bara, que j'ai de quoi vous couvrir de confusion !
Vous avez oublié, comme on vous l'a dit tantôt, votre passé. Mais vous avez encore oublié autre chose, vous avez oublié votre propre écriture ! Vous ne savez donc plus qu'il existe à la cour des comptes un état de (page 573) débours et de frais de voyage du procureur général de Gand et du procureur du roi de Courtrai ? Vous ne savez donc pas que ces deux magistrats sont venus vous trouver et que de votre propre main vous avez écrit, sur la pièce dont je viens de parler, que si ces magistrats étaient venus à Bruxelles, c'était pour conférer avec vous sur l'instruction de l'affaire de Saint-Genois ?
L'état de débours du procureur du roi de Courtrai dit en propres termes : « Voyage de telle date à Bruxelles pour conférer avec M. le ministre de la justice sur l'affaire de Saint-Genois. »
Il faut que toute votre conduite vienne au jour. Il faut que le pays sache ce que c'est que ce prétendu défenseur de la moralité publique. Il faut que les voiles se déchirent, il faut que le pays vous connaisse tel que vous êtes.
Voici ce qui est arrivé. A la suite de l'affaire de Saint-Genois, M. le procureur général, désirant rentrer dans ses déboursés, adresse à M. le ministre de la justice un état de frais de route. Cet état est envoyé à la cour des comptes. La cour des comptes refuse de viser. Elle dit : Nous comprenons que les magistrats de Gand et de Courtrai soient allés à Saint-Genois pour l'exercice de leurs fonctions. Mais ce que nous ne comprenons pas, c'est qu'ils soient venus à Bruxelles. Ils n'avaient rien à faire à Bruxelles.
C'est alors probablement que M. Bara a écrit la note dont j'ai parlé tantôt. Mais la cour des comptes n'en a pas moins persisté à refuser le payement.
Alors M. Bara s'est adressé ailleurs pour obtenir le payement de cet état ; il n'a pas réussi, et, au dernier jour de la session, il est venu nous demander un crédit supplémentaire dans lequel il avait glissé ces dépenses de telle manière que personne ne put les y découvrir !
Et vous niez que vous avez été consulté par le procureur général et par le procureur du roi ! Et vous niez que le procureur général soit venu quinze fois chez vous pour conférer sur l'affaire de Saint-Genois !
Quant aux injures de M. Bara, je ne lui dirai qu'une chose, c'est que je les dédaigne.
M. De Lehaye (pour un fait personnel). - Je suis véritablement étonné que M. Bara ait fait appel à mon ancienne qualité. Qu'ai-je dit ? M. Bara s'est plaint de ce que disait M. Reynaert et j'ai répondu que c'était lui qui avait provoqué. N'est-ce pas M. Bara qui a fait un crime à M. Cornesse de la grâce accordée au malheureux Dcpoorter ? C'est cette allégation qui a provoqué le discours de M. Bara.
M. Bara. - Je ne puis pas rester sous le coup des paroles de M. Reynaert. Il a dit qu'il avait la preuve que je suis intervenu dans l'affaire de Saint-Genois parce que le procureur général ou d'autres magistrats sont venus à Bruxelles.
Eh bien, ce fait non seulement m'engage à maintenir ce que j'ai dit, mais il prouve la profonde ignorance de celui qui a voulu éclairer la Chambre.
Pour un très grand nombre d'affaires, les magistrats se rendent auprès du ministre de la justice et lui font part de ce qui arrive. Mais dans l'affaire de Saint-Genois les magistrats y ont été amenés par la presse cléricale et par M. Reynaert lui-même.
Quand l'affaire était en instruction, toute la presse cléricale a pris feu, elle s'est livrée à des attaques de toute nature contre le parquet de la cour d'appel de Gand. On a dit que c'était la haine, la passion qui le guidait. Chaque jour les officiers du parquet étaient l'objet d'accusations odieuses. Que faisait le procureur général ? Accablé sous la besogne que lui donnait cette affaire, il venait à Bruxelles auprès de son chef pour s'expliquer des injures qu'on lui adressait et pour le mettre à même de le défendre en cas d'attaques à la Chambre, comme le juge d'instruction est venu, lors de la discussion, protester lui aussi par écrit contre les injures dont il avait été l'objet dans cette Chambre.
Est-ce que dans l'affaire Doulton, dans l'affaire Langrand même et dans d'autres, M. le procureur général de Bruxelles n'est pas venu m'entretenir dans mon cabinet ? Est-ce que le même procureur général ne venait pas me prier d'une affaire importante de Charleroi ? Je pourrais citer vingt affaires dont les magistrats sont venus m'entretenir, et ces faits se passent sous tous les ministères, catholiques ou libéraux.
Maintenant, je désire faire une motion.
Messieurs, vous venez d'entendre un défenseur de l'ordre et de la légalité faire l'apologie d'un homme qui a été poursuivi et condamné par la cour d'assises comme incendiaire. Je ne sais si M. le ministre de la justice entend laisser passer sans réponse les attaques dirigées contre un arrêt de la justice et contre les magistrats des parquets de Courtrai, de Bruges et ceux du parquet du procureur général de Gand.
Mais dès maintenant je dis à M. le ministre de la justice que s'il ne le fait pas, il ne peut pas laisser la situation telle qu'elle est. Il est évident que personne ici ne peut répondre à M. Reynaert. M. le ministre de la justice lui-même se trouverait fort embarrassé de discuter les faits, et il le pourrait qu'il ne le ferait probablement pas parce qu'il soutiendra qu'il ne peut pas transformer la Chambre en cour de révision.
Mais il y a à Gand un procureur général, un avocat général qui a porté la parole dans l'affaire Saint-Genois pour soutenir l'accusation ; le gouvernement ne croirait-il pas de son devoir et de toute équité d'appeler, comme commissaires du gouvernement dans cette chambre, ces honorables magistrats... (Interruption à droite.)
Oh ! voilà votre système ! Vous avez comploté de venir faire ici l'apologie de l'incendiaire. On a fait une brochure qui n'a pas paru, pour laquelle on aurait pu craindre des poursuites et à laquelle on a voulu donner la publicité du Moniteur, pour la répandre dans les campagnes et l'inviolabilité d'un document parlementaire ; on est venu lire ici cette brochure, parce qu'on était certain de ne pas rencontrer de contradicteurs sérieux. Et maintenant que nous demandons que ceux qui ont soutenu l'accusation puissent venir répondre à la plaidoirie de la défense, on se récrie. Eh bien, votre stratagème est jugé... (Interruption.)
Vous avez voulu pouvoir ourdir à votre aise une œuvre calomnieuse contre la magistrature, vous la produisez et quand on vous demande d'être mis à même de détruire votre échafaudage, vous reculez. Vous ne parlez donc que parce que vous êtes certain de ne pas trouver de contradicteurs. Eh bien, je doute que M. le ministre de la justice approuve cette manière de faire.
M. Dumortier. - Défendez vous-même les magistrats en cause…
M. Bara. - Je n'ai pas à les défendre ; je n'ai pas à m'occuper des faits de l'affaire de Saint-Genois ; je ne m'en suis jamais occupé. Quand j'étais ministre de la justice, vous avez attaqué avec M. Reynaert les magistrats qui ont pris part à l'instruction des crimes de Saint-Genois, je les ai défendus.
J'ai dit que la magistrature n'avait fait que son devoir ; j'ai produit à la Chambre les pièces que les magistrats m'ont envoyées pour prouver qu'ils n'avaient fait que leur devoir. J'ai toujours soutenu que le ministre de la justice n'avait pas à discuter les faits de l'instruction judiciaire. Aujourd'hui, nous nous trouvons en présence d'une condamnation et c'est l'arrêt de la justice que l'on remet en question. Non seulement on remet en question l'arrêt de la cour d'assises, mais on discute tous les faits de la procédure et toute l'instruction préparatoire que je n'ai jamais vue.
On vient discuter tout ce qui a été dit à la cour d'assises. Ce plaidoyer que vous avez déjà produit devant la cour d'assises, l'avocat général l'a réfuté ; si vous voulez le répéter dans cette enceinte, laissez au moins y venir ce magistrat, ayez le courage de lui dire en face à lui et aux autres magistrats que vous accusez, ce que vous venez lui dire dans cette enceinte et nous verrons si vous aurez encore la même ardeur et la même audace. Mais non, vous ne parlez que lorsque vous pouvez le faire à l'écart, sans rencontrer de contradiction sérieuse.
Je demanderai à M. le ministre de la justice s'il ne doit pas cette réparation aux magistrats. Quoique la Chambre ne soit pas destinée à être témoin de pareils débats, vous avez le droit de nommer des commissaires. On en a désigné dans plusieurs affaires. Vous devez donner aux magistrats qui ont été attaqués par M. Reynaert les moyens de se défendre. Si, vous ne le faites pas, votre conduite sera sévèrement appréciée par l'opinion publique.
M. de Lantsheere, ministre de la justice. - Il est extrêmement regrettable de voir la Chambre se transformer à chaque instant en cour de justice, tantôt pour émettre son opinion sur des instructions qui n'ont pas encore abouti, tantôt pour discuter l'œuvre de la justice alors que cette œuvre est accomplie.
Il est nécessaire que l'action de la justice soit toujours indépendante et qu'elle soit toujours respectée. L'intérêt de la Chambre, l'intérêt du pays, celui de la justice elle-même s'opposent à ce que cette tribune soit transformée tour à tour en banc d'accusation ou de défense. Il n'est pas possible assurément de renouveler ici le procès de Saint-Genois ; l'honorable préopinant doit en juger ainsi comme moi-même. Cependant, la proposition qu'il fait d'introduire ici soit le procureur général de Gand, soit l'avocat général qui a formulé l'acte d'accusation, n'aurait d'autre résultat que de transformer une assemblée législative en cour de justice, de faire du banc du gouvernement le siège du ministère public, du banc de M. Reynaert le banc de la défense, et de vous-mêmes, messieurs, non plus des législateurs, mais des jurés.
Cette situation est évidemment inacceptable et je suis persuadé que l'honorable membre, quand il aura réfléchi, n'insistera pas. La seule chose (page 574) qu'il puisse désirer, la seule chose que la Chambre ait le droit d'attendre, c'est que la magistrature trouve dans le ministre de la justice le défenseur de tous les actes légitimes ; j'espère bien à cet égard ne point faillir à mon devoir.
Je ne connais pas l'instruction de Saint-Genois, je ne sais jusqu'à quel point les faits relevés par M. Reynaert sont exacts, mais je les examinerai, et ce n'est qu'après cet examen que je saurai si, comme il me semble l'avoir entendu, un magistrat, un membre du parquet refuse de poursuivre un crime qui lui est dénoncé.
J'aurai à examiner aussi jusqu'à quel point, dans le discours de l'honorable membre, telles appréciations, telles qualifications s'appliquent à des actes de la magistrature ou aux actes de l'honorable préopinant.
Ainsi l'honorable membre a parlé d'une œuvre de dégradation et d'avilissement.
Mais a-t-il dit que la magistrature se fût dégradée ? a-t-il dit qu'elle se fût avilie ? Non, messieurs.
- Voix à gauche. - Il l'a dit.
M. de Lantsheere, ministre de la justice. - Il ne l'a pas dit. Il a dit que vous, M. Bara, étant ministre de la justice, vous aviez fait une œuvre de dégradation et d'avilissement de la magistrature. (Interruption.) C'est ainsi que j'ai compris les paroles de l'honorable M. Reynaert. Ce n'est pas là une accusation contre la magistrature.
Du reste, M. Reynaert pourra s'expliquer et je pourrai lire son discours qu'il m'a été impossible de suivre dans tous ses détails. Mais, quoi qu'il en soit, et bien que M. Reynaert soit mon ami, je promets à la Chambre que si dans ses paroles j'en trouve quelqu'une qui puisse, d'une manière quelconque, dans une mesure quelconque, porter atteinte à la dignité, à la délicatesse la plus scrupuleuse de la magistrature, je me ferai un devoir de la relever.
M. Bara. - M. le ministre de la justice, en commençant, a voulu faire allusion à un débat récent qui a eu lieu dans cette Chambre au sujet de la nomination de M. De Decker.
A cet égard, je n'ai aucun reproche à me faire, attendu que dans tout ce débat j'ai continuellement dit que je ne m'occupais pas des faits judiciaires qui avaient été relevés par l'instruction ; mais le gouvernement ayant appelé au poste de gouverneur une personne impliquée dans les affaires Langrand, j'ai blâmé cet acte gouvernemental et j'ai apporté ici, à l'appui de ce blâme, des actes publics de la justice, des écrits des curateurs.
Maintenant je ne puis pas admettre le système de l'honorable ministre. Si le ministre ne donne pas satisfaction à la magistrature, je formerai un vœu dans le sens que j'ai indiqué tout à l'heure. Le fait dont il s'agit est très grave.
Le discours de M. Reynaert va paraître aux Annales parlementaires. Il est une attaque directe contre l'arrêt de la cour d'assises qui a condamné le nommé Depoorter. M. Reynaert a dit que la magistrature avait commis des injustices, qu'elle avait fait procéder à des arrestations arbitraires.
M. le ministre de la justice dit qu'il n'entend pas discuter les faits, qu'il ne les connaît pas, qu'il les examinera.
Mais, messieurs, si M. le ministre examinait les faits, s'il les discutait, se chargerait-il alors de réviser l'arrêt de la cour d'assises ? Est-ce ce qu'il veut faire ?
M. de Lantsheere, ministre de la justice. - Non ! non !
M. Bara. - Cela n'est pas possible.
Je demanderai alors si M. le ministre de la justice ne compte rien faire. Je lui demanderai s'il n'entend pas faire respecter un arrêt attaqué d'une manière aussi violente à la tribune nationale. Je lui demanderai si toutes ces attaques vont rester sans réfutation ; je suppose que M. le procureur général de Gand envoie une réfutation à M. le ministre de la justice, M. le ministre de la justice viendra-t-il lire son mémoire à la Chambre ?
M. de Theux, membre du conseil des ministres. - Cela ne s'est jamais fait.
M. Bara. - Cela ne s'est jamais fait, dit l'honorable M. de Theux. Mais alors, voilà la situation dans laquelle nous allons nous trouver : un arrêt de la cour d'assises aura été attaqué de la manière la plus violente, la magistrature et le jury auront été outragés, et M. le ministre de la justice ne fera rien ! M. le ministre de la justice a parfaitement le droit de venir lire ici les rapports qu'on lui envoie ; il peut parfaitement, si M. le procureur général de Gand lui adresse un rapport, en donner lecture à la Chambre et réfuter ainsi le plaidoyer de M. Reynaert.
J'appelle sur un point l'attention du gouvernement ; si le gouvernement, ne donne pas satisfaction à la magistrature, ce sera un coup fatal porté au pouvoir judiciaire.
M. Van Humbeeck. - Je pense que la Chambre désire lever bientôt la séance, mais je tiens à lui soumettre une proposition qui me paraît mériter son approbation.
Le débat qui vient d'avoir lieu se prolongera probablement pendant les séances suivantes et chacune des paroles qui ont été prononcées aujourd'hui a son importance.
II y a dans les discours des nuances qui peuvent faire naître des appréciations très divergentes. Je demanderai donc que la sténographie des différents discours qui ont été prononcés aujourd'hui soit conservée jusqu'à ce qu'une décision du bureau permette de l'anéantir.
M. Bara. - Le discours de M. Reynaert était écrit. Ses paroles n'ont pas été recueillies par la sténographie.
M. Van Humbeeck. - Certaines parties ont dû être recueillies.
Je demande que la sténographie soit conservée, pour empêcher qu'on ne se livre à des récriminations à propos de changements qui y auraient été apportés. Il est certain que ces changements peuvent avoir une importance dont ne s'occupe pas celui qui les fait. Ma proposition n'a donc rien de blessant pour personne,
M. le président. -La sténographie des discours doit être conservée pendant cinq jours à partir du jour où ils ont été prononcés.
M. Reynaert. - Messieurs, je voulais ajouter un mot à ce que j'ai dit précédemment ; c'est qu'il est véritablement étrange d'entendre M. Bara dire que j'ai accusé la cour d'assises et le jury ; j'ai eu si peu la pensée d'incriminer les intentions qu'en tête de la brochure se trouve : Erreur judiciaire.
Je suis d'autant plus étonné des paroles de M. Bara que c'est lui qui m'a porté le défi de prouver la non-culpabilité de Depoorter et qui m'a reproché de reculer devant la discussion. Pour vous en convaincre, il suffit de lire son discours de l'année dernière.
- La séance est levée à 5 heures et demie.