(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1871-1872)
(Présidence de M. Thibaut.)
(page 363) M. Wouters procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.
M. de Borchgrave donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier ; la rédaction en est approuvée.
M. Wouters présente l'analyse suivante des pièces adressées à la Chambre.
« La commune de Léau demande que le chemin dé fer à construire de Tirlemont à Beverloo passe par Léau. »
- Renvoi à la commission des pétitions, avec demande d'un prompt rapport.
« Le sieur Devos propose de faire insérer journellement aux Annales parlementaires les noms des membres de la Chambre qui ont assisté à la séance. ».
- Même renvoi.
« Le sieur Jean-Nicolas Ludovicy prie la Chambre de statuer sur sa demande de naturalisation. »
- Renvoi à la commission des naturalisations.
« M. Cornesse demande un congé d'un jour. »
- Accordé.
M. le président. - Les sections ont autorisé la lecture de la proposition de loi déposée hier. Cette proposition est ainsi conçue :
« Art. 1er. Les Annales parlementaires seront traduites en flamand.
« Il sera publié, en français et en flamand, un compte rendu analytique des séances de la Chambre et du Sénat.
« Art. 2. Les lois, les arrêtés royaux intéressant la généralité des citoyens et le compte rendu analytique seront distribués gratuitement à tous les électeurs pour les Chambres législatives.
« Chaque électeur pourra choisir entre l'édition française et l'édition flamande.-
« Art. 3. Seront punis d'une amende de 50 à 500 francs, sans préjudice d'autres peines, s'il y a lieu, tous ceux qui, par des écrits ou des discours, des dons ou des promesses, des défenses, des menaces, des abus d'autorité ou de pouvoir, des violences ou des voies de fait, auront empêché ou tenté d'empêché la circulation ou la lecture des lois, des arrêtés royaux, des Annales parlementaires ou du compte rendu analytique.
« Art. 4. En cas de récidive, l'amende ne pourra être inférieure à 100 francs et le coupable sera privé du droit de vote et d'éligibilité, pendant un an au moins et trois ans au plus.
« (Signé) J. Bara. »
M. le président. - Quand M. Bara désire-t-il présenter les développements de sa proposition ?
M. Bara. - Immédiatement, M, le président, si la Chambre y consent.
M. le président. - Vous avez la parole, M. Bara.
M. Bara. - Messieurs, le projet de loi que j'ai eu l'honneur de soumettre à la Chambre a pour but d'améliorer la pratique de nos institutions.
Dans un pays constitutionnel et parlementaire, le gouvernement doit être l'expression de la majorité du corps électoral, et le corps électoral doit être composé de citoyens à même d'émettre un vote libre, raisonné et consciencieux. Ces principes sont à l'abri de toute contestation. Un gouvernement issu d'une majorité obtenue soit par la corruption, soit par l'intimidation, soit par l'ignorance, manque de force, d'autorité et de prestige.
Le propre des pays représentatifs est d'être travaillés par des partis qui se disputent le pouvoir. Le devoir des électeurs n'est pas seulement de nommer les organes de la volonté nationale, mais de les choisir dans les partis dont ils partagent les opinions. L'élection n'est donc pas un fait purement matériel ; le choix d'un législateur, c'est une sorte de jugement prononcé sur les idées, les vœux et les projets des partis. Ce jugement n'a de valeur que si celui qui l'a rendu connaissait les idées et les projets sur lesquels il a été appelé à donner son avis.
Personne ne peut se faire illusion ; quelque rapide que puisse être le développement de l'instruction, jamais on ne verra le corps électoral exclusivement composé d'hommes capables de juger sainement les partis et leurs idées ; mais il n'en est pas moins vrai que le pouvoir législatif doit s'efforcer de diminuer le nombre des électeurs dont l'ignorance détruit la valeur dit suffrage et fausse la représentation du pays. Tout progrès dans ce sens, toute mesuré qui étendra les connaissances du corps électoral est un service rendu à nos institutions.
Parmi les notions les plus indispensables aux électeurs, aux citoyens, se placent celles de la loi, des idées et des arguments sur lesquels elle repose et celles des vues et des opinions des législateurs, des hommes politiques revêtus de la confiance publique. Aussi faut-il mettre à la disposition des électeurs les publications qui ont pour but de répandre ces connaissances ; c'est l'objet de ce projet de loi.
Dira-t-on que, sous la législation actuelle l'électeur peut, s'il le. désire, se procurer ces documents moyennant une légère dépense ? Dira-t-on que les nombreux organes de la presse suppléent au défaut de ces pièces et font suffisamment connaître les partis ? Ces objections ne paraissent pas devoir être admises. Le nombre insuffisant des abonnés au Moniteur et aux Annales parlementaires démontre que la plupart des électeurs n'en ont pas connaissance, et que le prix de ces publications, quelque faible qu'il soit, est un obstacle à leur propagation. Quant aux journaux, leurs comptes rendus et leurs appréciations sont l'objet de critiques nombreuses ; ils sont, comme les hommes politiques, soumis à l'influence des partis. Pour que l'éducation politique de l'électeur ne soit pas suspectée, pour que les accusations de passion et de partialité soient impossibles, il faut que l'électeur reçoive au moins un résumé exact des débats de nos assemblées délibérantes.
Sans doute, la distribution, même gratuite, du compte rendu analytique des discussions parlementaires ne donnera pas au pays un corps électoral entièrement au courant des idées qui divisent l'opinion publique. Soit par manque complet d'instruction, soit par ignorance de la lecture, soit par indifférence, apathie ou paresse, beaucoup de citoyens n'ouvriront même pas les documents qui leur seront remis. Mais le but que poursuit ce projet de loi n'est pas l'œuvre d'un jour ; les bienfaits qu'on en espère seront lents à obtenir, mais ils n'en sont pas moins certains. Celui qui aura refusé hier de lire, lira demain ; l'exemple de l'un entraînera l'autre, et peu à peu ce qui était d'abord l'objet de la répugnance ou une cause de fatigue deviendra une habitude et même une nécessité. De longues années ne devront peut-être pas s'écouler avant qu'on puisse constater ce résultat si (page 364) heureux pour l'avenir du pays et si capable de fortifier notre système politique.
En supposant même que la distribution du compte rendu analytique ne fasse que tripler le nombre des lecteurs des débats législatifs (le nombre des abonnés aux Annales est aujourd'hui d'environ 10,000, et il y a plus de 110,000 électeurs généraux), ce serait déjà un succès digne d'être poursuivi ; car ces nouveaux lecteurs, répandus dans le corps électoral, seront à même de réfuter bien des erreurs, de faire valoir les arguments et les raisons sur lesquels reposent les votes des députés, et de rétablir la vérité, souvent méconnue et dénaturée,
Mais il ne suffit pas de mettre à la portée de l'électeur les connaissances nécessaires ; la société doit aller plus loin, elle doit faire en sorte que l'électeur n'en soit pas détourné. Aussi le projet de loi commine-t-il des peines contre ceux qui, par intimidation, par des récompenses ou par des violences, chercheraient à empêcher la circulation ou la lecture des lois, des Annales et du compte rendu analytique. Qui pourrait dénier à la loi le droit d'assurer contre toute entreprise coupable la liberté de l'électeur de lire les discours des députés du pays, les commentaires vivants des actes législatifs, et sur quel principe pourrait-on s'appuyer pour s'arroger le droit de défendre la lecture de ces documents ? Personne ne soutiendra que le régime représentatif est une vérité, si les électeurs ne connaissent pas les idées des hommes politiques qui se présentent à leur choix et des partis qui ambitionnent le pouvoir,
Dernièrement encore, l'honorable ministre des finances, M. Malou, rendait hommage à cette vérité politique. « Sur les questions politiques, disait-il à la Chambre, c'est l'honneur ou du moins la conséquence de nos institutions, d'être divisés. Nous débattons ici, devant le pays qui doit nous juger, et nos aspirations et nos tendances ; nous échangeons nos idées et nous comparaissons ensuite tous devant le grand jury appelé à décider quel parti mérite la victoire politique. » Comment le corps électoral serait-il un juge, s'il lui était défendu de lire le pour et le contre, l'attaque et la défense, de connaître les discours des orateurs libéraux comme ceux des orateurs catholiques ?
En supposant même que des intérêts philosophiques ou religieux puissent exiger l'ignorance des idées de l'un ou de l'autre des partis, les lois constitutives du régime représentatif ne permettraient pas de les satisfaire. En effet, la société ne saurait souffrir que, dans un but quelconque, un citoyen pût se dispenser soit du service militaire, soit du payement des impôts ; or, la connaissance des lois et des idées de ceux qui les ont faites est aussi nécessaire à un peuple libre et au régime représentatif que sont indispensables à un Etat une armée et de bonnes finances.
On ne peut donc admettre sous aucun prétexte qu'on puisse impunément empêcher la lecture des lois et des discours de ceux qui ont participé à leur confection. Ne pas réprimer un pareil abus, c'est aller, du reste, à l’encontre de ce principe, base fondamentale de la société, que tous les citoyens sont censés connaître la loi.
Parmi les moyens auxquels on pourrait avoir recours pour empêcher la lecture des débats parlementaires, il faut signaler le refus de recevoir le compte rendu analytique qui, par une pression coupable, serait obtenu de certains électeurs.
La réception des débats parlementaires n'impose aucune charge à l'électeur ; celui-ci ne saurait donc ni expliquer ni encore moins justifier son refus de recevoir ces publications officielles. Un électeur qui agirait ainsi, ou subirait des influences condamnables ou céderait à des passions que la loi doit combattre. Si cet abus venait à se produire d'une manière générale et systématique, il y aurait lieu d'aviser aux moyens de le réprimer. Il deviendrait nécessaire de frapper d'incapacité pendant un certain temps l'électeur qui fléchirait ainsi devant des menaces ou des promesses. Ce serait, du reste, empêcher ces manœuvres, qui ne seront plus employées dès qu'elles ne pourront plus produire d'effet, et ainsi garantir encore la liberté et l'indépendance de l'électeur. Exclure des listes électorales le citoyen si sûr de lui-même, ou si passionné qu'il ne veut non seulement rien lire des débats parlementaires, mais qu'il considère sa demeure comme souillée par la réception de ces documents, ce serait faire acte de raison et de justice, car un pareil citoyen ne semble pas doué des qualités nécessaires pour prendre part à la gestion des affaires publiques.
Je me réserve d'user ultérieurement de mon droit d'initiative si les mesures que j'indique deviennent indispensables.
La réalisation des principes qui viennent d'être exposés exige une traduction flamande des Annales parlementaires et du compte rendu analytique.
Le Recueil des lois et arrêtés royaux est déjà publié en flamand.
Des critiques seront sans doute formulées contre le compte rendu analytique ; on ne manquera pas d'invoquer la difficulté d'une pareille analyse» ; les imperfections inévitables de ce travail, les réclamations et les mécontentements qui en seront les conséquences. Mais, il faut bien l'avouer, ce ne seront là que des prétextes employés par les adversaires quand même de toute publicité sérieuse de nos débats ; car les auteurs de ces critiques, si on leur proposait la distribution gratuite aux électeurs des Annales parlementaires complètes, ne manqueraient pas, pour la repousser, de se retrancher derrière l'énormité des dépenses. Quoi qu'il en soit, l'expérience qui s'est faite chez un peuple voisin démontre qu'il est possible d'avoir une analyse exacte et consciencieuse des débats législatifs ; et pour décréter cette mesure, on ne doit pas s'arrêter devant la crainte de quelques froissements d'orateurs trop difficiles ou trop exigeants ou de quelques imperfections qui pourront, du reste, les uns et les autres, être atténués par la publication de rectifications.
La traduction des Annales et du compte rendu, qui sera favorablement accueillie par les Flamands, peut se faire dans de bonnes conditions et promptement, sans frais considérables. Il résulte de renseignements pris à diverses sources qu'une somme de 40,000 francs suffirait annuellement à payer les traitements des rédacteurs et traducteurs, et que l'édition flamande et française du compte rendu analytique pourrait être livrée au public le lendemain des séances. Le personnel des traducteurs et rédacteurs pourrait être nommé soit par les bureaux des Chambres, soit par les Chambres elles-mêmes, soit par le gouvernement.
Une dépense, nous le reconnaissons, assez considérable résultera de l'exécution de ce projet, s'il est admis par les Chambres et par le Roi. Il serait impossible à l'auteur de la proposition de l'évaluer d'une manière exacte. Mais fût-elle, comme on le suppose, de 300,000 à 400,000 francs par an, le pays devrait se résigner à ce sacrifice, en considération du but qu'il s'agit d'atteindre et des bienfaits qui peuvent découler de cette œuvre. Combien d'erreurs, de préjugés, d'obstacles disparaîtraient si l'éducation politique du corps électoral était plus profonde ! Combien de réformes utiles et justes sont impossibles parce qu'elles ont pour adversaire l'ignorance des électeurs ! Combien le pouvoir serait plus fort, plus assuré dans sa marche, s'il pouvait sans contradiction invoquer l'appui d'électeurs éclairés ! Il faut donc, sans regarder à l'argent, étendre à toute la Belgique la publicité de nos débats, il faut qu'il n'y ait pas, dans le coin le plus reculé du pays, un électeur qui ne puisse savoir, s'il le veut, ce que nous disons, ce que nous votons, et alors nous aurons accompli un nouveau progrès et raffermi nos institutions politiques.
Il nous reste quelques courtes explications à donner sur les articles du projet.
Art. 1er et art. 2. La distribution du Moniteur aux électeurs serait une dépense considérable et infructueuse. Il suffit que les électeurs aient à leur disposition les lois et les arrêtés royaux d'intérêt général. Cette publication pourra se faire dans un supplément au compte rendu analytique et être distribuée soit tous les huit jours, soit tous les quinze jours, selon les nécessités ; ce supplément pourra aussi contenir les exposés des motifs et les rapports des sections centrales de la Chambre et des commissions du Sénat relatifs aux lois importantes.
Le gouvernement prendra les mesures nécessaires pour connaître les électeurs qui désirent l'édition française et ceux qui préfèrent l'édition flamande.
Les électeurs pour les Chambres recevront seuls le compte rendu analytique. Etendre la distribution à tous les électeurs, ce serait décréter une dépense trop considérable pour le moment. La mission des électeurs communaux et provinciaux n'est, du reste, pas la même que celle des électeurs généraux.
Art. 3. Cet article prévoit et punit tous les moyens qui peuvent être employés dans le but d'empêcher la lecture des Annales parlementaires et du compte rendu. Il est à remarquer que le délit existe par le seul fait d'avoir cherché à empêcher la lecture des débats législatifs ; peu importe que cette tentative ait ou non réussi.
Les termes dont se sert cet article, « dons, menaces, etc. », sont empruntés soit au code pénal, soit à la loi sur les fraudes électorales. Leur sens est donc fixé par la jurisprudence ou la doctrine.
Le délit prévu par cet article est un délit politique et doit être déféré au jury.
Art. 4. En cas de récidive, une amende assez forte est nécessaire, sinon la loi serait inefficace. Il paraît aussi juste de priver du droit de vote et d'éligibilité celui qui, par des moyens coupables et malgré les avertissements de la justice, cherche à priver l'électeur des connaissances qui lui sont indispensables.
Le projet de loi ne s'explique pas sur la question de savoir si les (page 365) dépenses à résulter de sa mise à exécution seront à la charge du budget du département de la justice ou de celui des Chambres. C'est un point qui pourra être décidé selon les convenances des Chambres et du gouvernement.
Tel est, messieurs, dans ses principes et dans ses dispositions, le projet qui vous est soumis, et que vous examinerez, nous en avons le ferme espoir, avec attention et bienveillance.
- La proposition est appuyée.
La discussion est ouverte sur la prise en considération ; personne ne demandant la parole, la Chambre prend la proposition en considération et en ordonne le renvoi aux sections.
M. Vleminckx. - J'ai l'honneur de déposer sur le bureau le rapport de la section centrale qui a examiné le projet de loi relatif à la restitution à la ville de Bruxelles de droits d'enregistrement.
- Impression, distribution et mise à la suite de l'ordre du jour.
M. Descamps. - J'ai l'honneur de déposer sur le bureau le rapport de la commission, de l'industrie sur la pétition d'imprimeurs-typographes et fabricants de papier qui se plaignent du régime qu'on fait subir à l'importation, en France, des livres, papiers et imprimés quelconques.
M. De Lehaye. - La Chambre a demandé un prompt rapport sur cette pétition ; je crois qu'en raison de l'importance de la question il serait bon de mettre le rapport en discussion le plus tôt possible.
M. le président. - On pourrait mettre le rapport à la suite de l'ordre du jour, sauf à fixer plus tard un jour pour la discussion.
M. De Lehaye. - Si la Chambre s'occupait vendredi de rapports de pétitions, ne pourrait-elle pas s'occuper de celle-là ? (Interruption.) Je ferai remarquer que la pétition dont il s'agit a un caractère d'urgence. Il est question d'appliquer au papier belge les 10 centimes qui ont été décrétés par le gouvernement français à charge de la production indigène ; il paraît que l'on a adopté en France un mode qui lèse les intérêts belges au profites intérêts français ; ce mode, d'après la commission, est contraire à l'esprit du traité que nous avons conclu avec la France.
Je pense qu'après la discussion du rapport le gouvernement pourrait faire connaître à notre envoyé à Paris la résolution qui aura été prise et obtenir du gouvernement français une réduction de droit en compensation de la faveur résultant de l'abonnement dont jouit l'industrie française.
M. le président. - Proposez-vous de fixer à vendredi la discussion du rapport sur cette pétition ?
M. De Lehaye. - Oui, M. le président.
- Cette proposition est mise aux voix et adoptée.
M. Reynaert (pour une motion d’ordre) . - Pour me conformer à un désir exprimé à plusieurs reprises par d'honorables membres de la commission spéciale du code de commerce, j'ai l'honneur d'annoncer à la Chambre que je me propose de présenter plusieurs amendements au projet de code de commerce. Dans le but d'apporter le moins de retard possible à la discussion de cet important projet de loi, je déposerai dès aujourd'hui ces amendements et je prierai la Chambre de bien vouloir en autoriser l'impression et la distribution.
- Adopté.
M. de Lantsheere, ministre de la justice. - Je prie la Chambre, à la suite de la motion de l'honorable M. Reynaert, de bien vouloir porter la révision du code de commerce à son ordre du jour immédiatement après la discussion des budgets.
Ce code renferme quelques titres dont la discussion est impatiemment attendue par les intéressés. Je citerai particulièrement lé titre des Commissionnaires, celui du Gage et celui des Sociétés.
M. Bouvier. - Et celui des Lettres de change aussi.
M. Guillery. - J'ai un très grand désir de voir aborder la discussion du code de commerce. Je crois pourtant qu'il y a une discussion plus importante encore. C'est celle de la proposition de loi de M. Funck, concernant l'enseignement obligatoire. La section centrale a terminé ses travaux. M. le rapporteur devait, je crois, déposer aujourd'hui son rapport ; il le fera probablement dans le cours de la séance.
Nous pourrions, me paraît-il, être en mesure de discuter cette proposition immédiatement après les budgets. Je propose donc à la Chambre d'en faire l'objet de ses délibérations aussitôt après l'adoption des budgets.
M. le président. - Il y a donc deux propositions sur l'ordre du jour : celle de M. Guillery qui demande la priorité pour la question de l'enseignement obligatoire et celle de M. le ministre de la justice qui propose de porter le code de commerce à l'ordre du jour immédiatement après les budgets.
M. Bouvier. - Je suis grand partisan de l'enseignement obligatoire et je désire vivement que le rapport que j'ai déjà demandé à plusieurs reprises arrive le plus tôt possible entre les mains de la Chambre, mais je pense que la discussion de quelques titres du code de commerce doit avoir la priorité, d'autant plus que l'assemblée s'en est déjà occupée.
Je pense donc que le code de commerce doit venir immédiatement après la discussion des deux budgets inscrits à notre ordre du jour.
M. Guillery. - Je crains que la discussion du code de commerce ne marche pas aussi rapidement que le suppose l'honorable préopinant. S'il était certain que nous discuterons la proposition relative à l'enseignement primaire obligatoire dans le cours de la session actuelle, je ne ferais d'objection à aucune proposition au sujet de la fixation de l'ordre de nos travaux. J'attache une importance capitale à ce que la proposition de l'honorable M. Funck ne reste pas dans les cartons de la Chambre. Si cette proposition ne devait pas être discutée prochainement, nous serions obligés de traiter certaines questions d'enseignement à l'occasion de la discussion du budget de l'intérieur ; tandis que, dans le cas contraire, je ne voudrais pas scinder une question aussi importante et qui exige un examen tout spécial.
Je conviens que les premiers titres du code de commerce ne donneront pas lieu à de longues discussions ; mais si nous devons discuter aussi le titre des Sociétés, je ne suis pas convaincu que nous ne devrions pas y consacrer de nombreuses séances, bien qu'un premier vote ait été émis déjà par la Chambre.
Il me semble donc que le mieux et le plus simple ce serait de fixer la discussion de la proposition de M. Funck après celle du budget de l'intérieur. Le code de commerce viendrait immédiatement après.
- La proposition de M. le ministre de la justice tendante à porter le code de commerce à l'ordre du jour après les budgets est mis aux voix et adoptée.
M. le président. - La question de l'enseignement obligatoire viendrait à l'ordre du jour après le code de commerce.
M. Jacobs. - Je demande qu'on ne règle pas dès à présent l'ordre de discussion des différents objets qui viendront après le code de commerce. Il y a différents petits projets pour la discussion desquels j'insisterai en temps et lieu.
Comme nous n'en sommes pas encore là, je demande qu'aucune décision ne soit prise dès à présent.
M. le président. - L'ordre du jour appelle la discussion du budget de l'intérieur.
La parole est à M. Reynaert sur cet objet.
M. Reynaert. - Messieurs, au risque de m'entendre adresser le reproche que je viens me faire ici l'organe des prétentions épiscopales, j'ai l'intention de traiter devant vous une question que je considère comme une question de justice dont la solution en même temps intéresse au plus haut degré la liberté de l'enseignement.
Je viens critiquer le mode qui a présidé jusqu'à ce jour à la répartition des bourses d'étude attribuées sur les fonds de l'Etat aux élèves des diverses écoles normales du pays.
Comme vous le savez, il y a en Belgique trois catégories d'écoles où se préparent les jeunes gens aux fonctions d'instituteur.
Il y a d'abord les écoles normales de l'Etat proprement dites, établies à Lierre et à Nivelles.
Il y a ensuite les sections normales qui ont été successivement adjointes aux écoles moyennes et qui sont au nombre de cinq : à Bruges, à Gand, à Huy, à Virton et à Couvin.
Viennent ensuite les écoles normales agréées qui existent à Thourout, à Saint-Nicolas, à Bonne-Espérance, à Saint-Roch, à Saint-Trond, à Carlsbourg et à Malonne. Ces écoles, fondées et entretenues par les évêques, ont été agréées et soumises au régime de l'inspection en vertu d'un arrêté royal du 17 novembre 1843.
Messieurs, l'article 28, paragraphe 1, de la loi du 23 septembre 1842, porte : « Des bourses, de 200 francs au plus chacune, seront mises annuellement à la disposition du gouvernement pour être accordées à des jeunes gens ou à des instituteurs peu favorisés de la fortune et qui font preuve d'aptitude, pour les aider à suivre les cours des écoles primaires supérieures ou des écoles normales. »
En exécution de telle disposition de la loi de 1842, le règlement général des écoles normales, en date du 28 juin 1854, a décrété que des bourses (page 366) de 200 francs au maximum peuvent être accordées aux élèves instituteurs pour les aider à payer le prix de la pension.
En fait, messieurs, depuis leur institution, ces bourses d'étude ont été distribuées entre les trois catégories d'écoles, mais dans des proportions dont l'inégalité a, d'après moi, entre autres conséquences, celle de blesser l'équité et de porter une atteinte grave à la liberté des études.
Car il va sans dire que cette inégalité a été toute au profit des écoles officielles, toute au défriment des écoles agréées.
J'ai résumé dans un tableau les indications fournies à cet égard par le dernier rapport triennal. Voici d'après ce tableau, que je ferai insérer aux Annales parlementaires comment la répartition des bourses normales a été faite pendant l'exercice 1868-1869. [Ce tableau, inséré en note de bas de page, n’est pas repris dans la présente version numérisée.]
La population des écoles normales de l'Etat, tant dans les écoles normales proprement dites que dans les sections normales, a été de 642 élèves.
Elle a été, dans les écoles normales agréées, de 571.
Les subsides accordés par l'Etat en bourses d'étude aux premières se sont élevés à 113,820 francs. Elles n'ont été que de 46,900 francs pour les secondes.
Ainsi, tandis que la différence dans le nombre des élèves était seulement de 71, il y avait, dans le chiffre des subsides, une différence de 66,920 francs et tandis que chaque élève des écoles normales officielles avait reçu en moyenne une bourse de 175 francs, chaque élève des écoles normales adoptées n'avait touché qu'une somme moyenne de 82 francs : différence d'élève à élève de 93 francs.
Mais la disproportion est plus frappante encore quand on compare isolément les sections normales et les écoles agréées. Les premiers établissements ont reçu, en 1868, un subside de 65,500 francs; leur population était de 335 élèves, soit 195 francs par élève. Or, je viens de le dire, l'élève des écoles agréées n'a touché qu'une somme de 82 francs : différence, 113 francs.
De ces divers chiffres, messieurs, il résulte que les élèves des écoles normales et des sections normales obtiennent par année plus du double de ce qui est attribué aux élèves des écoles normales libres.
On se rend facilement compte de ces résultats quand on examine les règles suivies par le département de l'intérieur dans la collation des bourses. Ces règles sont basées sur des principes différents suivant qu'il s'agit d'une école de l'Etat ou d'une école libre.
L'article 28 de la loi de 1842 exige comme condition de l'obtention d'une bourse que l'élève se trouve dans une position peu aisée, car il dit : que les bourses seront accordées à des jeunes gens ou à des instituteurs « peu favorisés de la fortune. »
D'après cela, on croirait que le gouvernement, dans la collation des bourses, devrait toujours et dans tous les cas se préoccuper plus ou moins de la situation de fortune des postulants.
Il n'en est rien. On fait usage de deux poids et de deux mesures suivant qu'il s'agit de l'une ou de l'autre des deux catégories d'écoles.
Si j'en crois, en effet, le livre de M. Léon Lebon sur l'enseignement populaire en Belgique, les élèves instituteurs des écoles normales de l'Etat reçoivent tous des encouragements, soit sur les fonds provinciaux, soit sur le trésor public, à moins qu'ils ne laissent à désirer sous le rapport de la conduite ou de l'application. Et M. Lebon ajoute « que par la circulaire du 14 mars 1868 les gouverneurs des provinces ont été dispensés de faire des instructions administratives destinées à constater la situation de fortune des parents, cette situation n'entrant pas comme élément d'appréciation dans la collation des bourses. (Bulletin administratif, t. XXII, p. 105) » (Lebon, p. 93.)
En est-il de même pour l'élève fréquentant les cours d'une école normale agréée ? Nullement.
Ici la bourse d'étude cesse d'être une règle générale ; elle est subordonnée, sous les conditions ordinaires d'application et de conduite, à la situation de fortune des parents.
Le principe inscrit dans l'article 28 de la loi de 1842 est ici remis en vigueur et pratiqué au détriment des élèves et des parents.
En effet, d'après le règlement du 15 décembre 1860, le gouverneur de la province fait une enquête administrative sur l'état de fortune des parents de tous les élèves de l'établissement qui sont en instance pour l'obtention d'une bourse. Les renseignements recueillis sont transmis par lui au directeur de l'école et celui-ci remet ensuite au gouverneur un état de propositions en faveur des élèves les moins favorisés de la fortune qui se distinguent par leur application et leur bonne conduite.
En supposant, messieurs, que ce système, théoriquement et pratiquement différent vis-à-vis des élèves des écoles normales, soit légal, est-il rationnel, est-il juste ?
Je ne le crois pas.
Malgré toutes les bonnes raisons constitutionnelles, sociales et autres, que l'on a pour combattre ce système, je l'aurais compris, à la rigueur, avant 1861 ; car, avant cette époque, il n'y avait, entre les écoles normales privées et les écoles normales de l'Etat, d'autre similitude que l'inspection.
Les premières écoles existaient encore sous l'empire de leurs règlements spéciaux, telles qu'elles avaient été reconnues en 1843. Quoique dirigées avec sagesse, elles n'offraient peut-être pas, sous plusieurs rapports, les garanties désirables au point de vue de l'instruction. On était donc, dans une certaine mesure, fondé à dire qu'elles ne pouvaient pas être placées, en ce qui concerne l'obtention des bourses, sur un pied d'égalité avec les écoles de l'Etat.
Mais, depuis 1861,1a situation est complètement changée; la similitude, qui auparavant se rapportait à un seul point, est devenue générale et complète. Les règlements en vigueur ont été abrogés et remplacés par le règlement d'administration générale du 15 décembre 1860. Depuis lors, tout est devenu commun entre l'école officielle et l'école libre ; elles ont le même règlement, le même programme des études, le même mode d'examen, la même composition du jury, la même inspection et le même contrôle du gouvernement.
Toutes choses étant ainsi égales entre les institutions normales de l'Etat et les institutions normales agréées, et ces dernières offrant par conséquent des garanties tout aussi sérieuses que les premières, il semble que, depuis 1861, on aurait dû, dans la collation des bourses, sinon réaliser une égalité parfaite, tout au moins se rapprocher chaque jour davantage de cette égalité.
Eh bien, messieurs, c'est le contraire qui est arrivé. Les statistiques accusent nettement une tendance toujours croissante de faveur pour les élèves des écoles de l'Etat et de défaveur pour ceux des écoles libres.
Si, en effet, je compare les exercices de 1862-1863 et de 1868-1869, je trouve que le chiffre du subside, eu égard au nombre des élèves, a augmenté d'un côté et diminué de l'autre.
En 1862-1863, la population des écoles de l'Etat était de 392 ; la part moyenne de chaque élève dans le subside était de 160 francs. En 1868-1869, le nombre des élèves était de 642 et le chiffre moyen par élève de 175 francs, soit 250 élèves en plus et 15 francs de subside en plus.
Dans les écoles agréées en 1862-1863, la population était de 386 et en 1868-1869 de 571, soit une augmentation de 185 élèves; tandis que le chiffre des subsides par élève, qui était en 1862-1863 de 91 francs, était descendu en 1868-1869 à 82 francs, soit une diminution par élève de 9 francs.
Ainsi, messieurs, vous le voyez, tandis que, dans les écoles libres, le mouvement ascensionnel de la population était suivi, dans une proportion égale et au delà, par une majoration de subsides, dans les écoles adoptées, (page 367) au contraire, l'augmentation du nombre des élèves avait pour effet d'amener une diminution du chiffre des subsides.
De telle sorte que, pour ces derniers établissements, des règlements plus sévères, un programme plus étendu, des examens plus difficiles et, en toutes choses, une réglementation plus conformes aux désirs et aux vœux du gouvernement se traduisaient en un rétrécissement des bourses d'étude.
Et cependant le gouvernement n'avait pas été sans reconnaître lui-même les résultats salutaires de l'assimilation complète établie entre les diverses écoles normales ; car voici ce que je lis dans le Rapport triennal 1861-1863 : « Un arrêté royal du 15 décembre 1860 a modifié les conditions auxquelles doivent se soumettre les écoles normales privées destinées à la formation d'instituteurs primaires pour obtenir ou conserver les avantages résultant de l'agréation aux termes de l'article 10 de la loi du 23 septembre 1842. L'on a appliqué à ces écoles les dispositions réglementaires en vigueur dans les établissements normaux de l'Etat, spécialement en ce qui concerne l'admission des élèves, le programme des cours et les examens. L'émulation résultant de ce système de parfaite égalité n'a pas tardé à se faire sentir. Chaque année, le jury d'examen peut constater de nouveaux progrès dans les différents établissements, progrès qui, en tournant au profit des bourses d'étude normales, contribueront de plus en plus au développement de l'enseignement primaire. »
Tel est, messieurs, le résultat que l'on a obtenu dans le passé et que l'on obtient actuellement encore.
Pourquoi alors a-t-on persévéré jusqu'à ce jour dans ce système d'inégal traitement en ce qui concerne les bourses d'étude ? Pourquoi cette énorme différence dans les chiffres et pourquoi cette règle différente, que pour les uns il ne faut tenir aucun compte de la situation de fortune, tandis que pour les autres une situation de fortune peu aisée est une condition indispensable ?
Un pareil régime est-il compatible avec les principes qui forment la base de notre enseignement public ? La liberté de l'instruction et la liberté des études, pour ne pas parler de la liberté de conscience, ne sont-elles pas, au contraire, par la mise en pratique de ce régime, cruellement atteintes et ouvertement violées ?
Je laisse à l'honorable M. Bara le soin de répondre à cette question. Voici ce que je lis dans son rapport sur le projet de loi relatif aux fondations et aux bourses d'étude :
M. Pirmez. - Il s'agit du projet de loi sur le vol des bourses.
M. Reynaert. - Précisément.
« Pour que la liberté de l'enseignement soit sincère et porte d'heureux fruits, il faut que d'aucune manière, soit par des faveurs du pouvoir, soit par des secours et de bourses, l'élève ne soit attiré dans un établissement plutôt que dans un autre. Il n'y a plus de liberté si l'on obtient des élèves au moyen de bourses, si on force les familles peu aisées à envoyer leurs enfants à un établissement déterminé, si la conscience des familles est mise en opposition avec leur intérêt. Le triomphe de la vérité et le progrès dépendent de l'enseignement, et quel obstacle n'y apporte-t-on pas, si on oblige la jeunesse à se former l'intelligence et le cœur selon telle ou telle doctrine, si on dit aux jeunes gens pauvres : Vous prendrez nos idées ou vous resterez sans instruction faute de ressources pécuniaires ; vous viendrez dans nos écoles ou vous n'irez pas ailleurs ? Un pareil langage ne pouvait être tenu par l'enseignement public, à plus forte raison doit-on l'interdire à l'enseignement privé. »
Et plus loin l'honorable M. Bara ajoutait :
« Il était temps de mettre fin à une pareille injustice et de faire cesser cette violation en fait de la plus importante de nos libertés, la liberté de l'enseignement. Ce sera un honneur pour le gouvernement d'avoir osé enfin attaquer cet abus et de l'avoir fait disparaître. Désormais les familles enverront leurs enfants où elles voudront, selon les inspirations de leur conscience ; elles décideront elles-mêmes quel enseignement est le meilleur, et elles ne se trouveront plus dans la nécessité de faire le sacrifice de leurs convictions pour obtenir des bourses. Désormais la liberté de la conscience aura une nouvelle garantie. »
M. Bouvier. - Il force l'assimilation.
M. Frère-Orban. - Vous partagez donc ces idées ?
M. Reynaert. - Pas tout à fait. (Interruption)
Je dirai, messieurs, contrairement à ce que soutenait l'honorable M. Bara, que si ces principes ont été appliqués aux bourses privées, fondées par la générosité des familles avec des ressources individuelles, à plus forte raison doit-on soutenir la nécessité de les mettre en pratique quand il s'agit des bourses gouvernementales dont les ressources sont puisées dans le trésor public, propriété commune formée par la contribution de tous les citoyens.
Aussi, messieurs, dans l'enseignement supérieur, les 60 bourses de 400 francs chacune, créées en vertu de la loi du 15 juillet 1849 et autrefois réservées exclusivement aux universités de l'Etat, sont-elles aujourd'hui également réparties entre les quatre universités du pays. Dans le rapport triennal de 1862 à 1864, je vois que les bourses universitaires ont été distribuées de la manière suivante : 15 à Bruxelles, 15 à Gand, 16 à Liége, 14 à Louvain.
C'est, à une unité près, l'égalité parfaite.
Par une flagrante contradiction dans l'enseignement primaire, làoOù l'égalité des subsides aurait pour fondement, non seulement comme dans l'enseignement universitaire, un même jury et un même diplôme, mais des règlements, des programmes et une inspection identiques, on continue à tenir aux élèves des écoles normales le langage condamné par l'honorable M. Bara dans son rapport ; on leur dit : « Vous préférerez nos écoles aux autres, car si vous êtes sans ressources pécuniaires, vous trouverez chez nous seulement de quoi suppléer à cette absence de fortune. Et si vous ne venez pas chez nous, non seulement vous ne recevrez pas l'instruction, mais vous ne la donnerez pas aux autres. La carrière de l'enseignement sera fermée pour vous. »
Et cependant, les droits sont égaux ; car les jeunes gens qui se destinent aux pénibles fonctions d'instituteurs sont tous également à la disposition du gouvernement, et plus tard, quand ils auront commencé leur carrière, ils auront tous les mêmes devoirs à remplir ; tous concourront, au même titre et au même degré, au milieu de sacrifices et de privations de tout genre, à cette œuvre, grande et utile entre toutes, de l'instruction et de la mobilisation du peuple.
Messieurs, comme je le disais en commençant, c'est donc une question de justice en même temps qu'une question de liberté.
En se plaçant à ce double point de vue, les chiffres ont une importante signification.
Dans les écoles de l'Etat, les sommes restées à charge des parents étaient, en 1862-1863, de 50,620 francs ; en 1865-1866, de 75,755 francs ; en 1868-1809, de 88,342 francs, tandis que dans les écoles privées le montant de ces sommes était, en 1862-1863, de 81,147 francs ; en 18653-1366, de 107,620 francs, et en 1868-1809, de 137,754 francs.
De sorte que, dans les premières écoles, de 1862 à 1869, l'augmentation a été de 37,722 francs, et dans les secondes, de 56,607 francs.
Différence énorme, si l'on songe que les sacrifices soutenus par les parents des élèves des écoles agréées se répartissent sur un nombre de têtes beaucoup moins grand que dans les écoles officielles. Tandis qu'en effet la somme des sacrifices personnels a été de 241 francs par élève dans les premiers établissements, elle a été seulement de 173 francs dans les seconds.
Je le répète, ces chiffres ont leur signification.
Il en résulte qu'une véritable punition est infligée aux parents quand, mettant à profit une de nos plus précieuses libertés constitutionnelles, ils ont la malheureuse idée de choisir telle école plutôt que telle autre.
Mais je ne sais si cette question n'est pas, avant tout, une question de loyauté.
Car, en présence de ce système, où est encore la libre et loyale concurrence sur laquelle les établissements adoptés ont certainement pu et dû compter lorsqu'ils ont abdiqué leur indépendance pour se soumettre aux règlements de l'Etat ?
Par l'arrêté de 1860, cela est indubitable, un véritable contrat s'est établi entre l'épiscopat et l'Etat. Les évêques doivent fournir les bâtiments, le mobilier et tout le matériel nécessaire ; ils doivent payer les professeurs et pourvoir à toutes les autres dépenses ; ils doivent organiser un enseignement conforme au type de l'Etat et assurer à celui-ci toutes les garanties désirables au point de vue de l'instruction : tout cela, les évêques l'ont loyalement observé et pratiqué jusqu'à ce jour.
Croyez-vous, messieurs, que l'Etat n'a pas contracté d'autre engagement que celui de laisser conférer à leurs élèves dûment diplômés les fonctions de l'enseignement ? Croyez-vous qu'il soit resté libre, non pas devant la lettre du contrat, mais devant son esprit, de faire en sorte, par une répartition inégale de subventions, que les établissements libres, créés et entretenus à grands frais, soient obligés de vivoter ou tout au moins ne puissent que difficilement soutenir la concurrence ?
Non, telle ne pouvait pas être la signification des obligations contractées par l'Etat.
Toutes les institutions normales étant assujetties aux mêmes règles, toute distinction, fout privilège devait désormais disparaître pour faire place à une sérieuse et libre émulation.
(page 368) Et cela devrait être d'autant plus vrai, qu'il est impossible de nier les services rendus à la chose publique par les établissements dont je défends la cause.
je ne parle pas des services signalés rendus dans le domaine même de l'instruction. Les écoles normales agréées jouissent à juste titre de la confiance de tous. Depuis de longues années, et avant même qu'il existât un enseignement normal de l'Etat, il en est sorti des légions d'instituteurs qui ont rempli leurs modestes mais utiles fonctions avec zèle et avec dévouement. Sous ce rapport, ces écoles ont droit à une reconnaissance universelle.
Mais je veux parler d'un autre ordre d'idées ; je parle surtout des énormes sacrifices pécuniaires qui ont été épargnés au gouvernement par la satisfaction que ce besoin impérieux de l'instruction normale a trouvée dans les écoles libres.
Savez-vous, messieurs, combien les deux écoles normales proprement dites de Lierre et de Nivelles ont coûté à l'Etat depuis leur établissement en 1844 jusques et y compris 1865 ?
Elles ont coûté environ deux millions et demi.
« Et en y comprenant, dit M. Lebon, les subsides des provinces, les dépenses supportées par les villes de Lierre et de Nivelles, les frais pour les services ordinaires des écoles d'application, les indemnités allouées au jury d'examen, etc., on arrive à ce résultat que, dans l'espace de vingt-trois ans, de 1844 à 1866, il a été dépensé en tout, pour l'enseignement normal dans les établissements de Lierre et de Nivelles, une somme qui ne doit guère être inférieure à 4 millions, soit, en moyenne, environ 175,000 francs, ou 87 francs par établissement. Et cette dépense grandit encore chaque année. »
Et pour les sections normales, savez-vous, messieurs, quel est, en chiffres ronds, le montant des frais que ces écoles occasionnent annuellement a l'Etat ?
Ce chiffre s'élève, en moyenne, à 155,000 francs.
Les dépenses de l'Etat seront notablement augmentées par la création des deux nouvelles écoles normales, dont l'établissement a été décrété en 1866.
Eh bien, si l'on compare ces chiffres à ceux des bourses qui sont annuellement accordées aux sept écoles normales privées, soit par le gouvernement, soit par la province, n'est-il pas clair que ces écoles ont permis à l'Etat de réaliser des économies considérables ?
II y a donc, en quelque sorte, en dehors de toutes les raisons alléguées, un motif de reconnaissance qui devrait porter le gouvernement à distribuer ces moyens d'encouragement avec une égale, mesure entre toutes les écoles normales, quelle que soit leur origine et quelle que soit leur dépendance.
Dans l'exposé des motifs pour la création des nouvelles écoles, l'honorable M. Vandenpeereboom, alors ministre de l'intérieur, disait :
« Il est à espérer que de nouvelles écoles normales privées, susceptibles d'adoption, viendront à s'établir et qu'ainsi on ne sera pas dans la nécessité d'augmenter ultérieurement le nombre des institutions de l'Etat. »
Oui, certes, voilà une chose hautement désirable au point de vue de nos finances et au point de vue du développement de l'instruction ; mais si le gouvernement veut sincèrement qu'elle se réalise, qu'il commence par la rendre possible.
Or, le seul moyen, c'est d'assurer aux établissements privés qui existent déjà, comme à ceux qui pourraient être créés dans l'avenir, des conditions d'égalité qui leur permettent, par une noble et féconde rivalité, de soutenir la concurrence avec les établissements similaires fondés et entretenus par l'Etat.
Il n'est pas juste que de nombreuses familles qui concourent, dans la mesure de leurs ressources, à alimenter le trésor public soient privées d'une bourse ou n'obtiennent qu'une bourse plus modique, uniquement parce que leurs enfants fréquentent telle école plutôt que telle autre.
Il n'est pas juste que l'on traite d'une manière différente des jeunes gens qui ont les mêmes droits et sont assujettis aux mêmes obligations. Ces jeunes gens n'appartiennent ni au gouvernement ni à l'épiscopat ; ils appartiennent au service de l'instruction et, à ce titre, ils ont tous également droit aux mêmes encouragements.
Je ne demande pas une chose impossible. Je ne demande pas l'égalité absolue des bourses. Ce serait ne rien comprendre ni au texte de la loi, ni aux nécessités auxquelles ces bourses sont destinées à subvenir.
Je demande l'égalité distributive et, comme base de cette égalité, une même règle, un même principe pour tous les élèves de toutes les écoles normales.
Je ne demande pas non plus que l'on enlève aux uns pour donner aux autres. Les élèves des écoles normales ont leurs bourses ; qu'il les gardent et qu'on les augmente même si c'est nécessaire. Mais si les dotations annuelles ne suffisent pas pour élever au même niveau les bourses des élèves des écoles privées, je demande que le gouvernement considère comme une impérieuse nécessité et comme un indéclinable devoir de solliciter de nouveaux subsides dans le but d'être mis à même de réaliser une mesure aussi conforme, non seulement aux intérêts les plus vitaux de la nation, mais à la liberté de l'enseignement, à la justice distributive et aux sentiments de reconnaissance qui devraient tous nous animer.
M. de Haerne dépose le rapport de la section centrale qui a examiné la proposition de loi de M. Funck sur l'enseignement obligatoire.
- La Chambre ordonne l'impression et la distribution de ce rapport. Elle statuera ultérieurement sur la mise à l'ordre du jour.
M. Bouvier. - Messieurs, dans la séance d'hier, l'honorable ministre de l'intérieur a fait deux déclarations d'une extrême importance : l'une, relative aux sections préparatoires annexées aux écoles moyennes, contraire à l'avis de la section centrale, avis que je tiens comme réactionnaire au premier chef, puisqu'elle considère ces sections comme de véritables écoles primaires devant être soumises aux prescriptions de la loi de 1842 et notamment à l'inspection ecclésiastique. L'honorable ministre n'a pas hésité à nous dire que la loi de 1850 leur était exclusivement applicable. Je l'en félicite, c'est une leçon de modération dont je voudrais qu'on profitât sur les bancs de la droite.
La deuxième déclaration de l'honorable ministre a également une haute importance et c'est à titre de protestation que j'ai demandé la parole.
En effet, messieurs, à l'avenir, quand il s'agira de la nomination des instituteurs, les certificats seront mis sur la même ligne que les diplômes,
Dans la séance d'hier, l'honorable M. Pirmez a caractérisé le système que va faire prévaloir l'honorable ministre de l'intérieur, comme une véritable révolution dans l’enseignement primaire. Pour ma part, je n'hésite pas à dire que cette interprétation de la loi de 1842 constitue un véritable coup d'Etat contre l'enseignement inférieur.
En effet, messieurs, cette déplorable innovation ne tend à rien moins qu'à substituer l'élément ecclésiastique, ignorantin, à l'élément laïque. C'est un acheminement vers les lettres d'obédience.
- A droite. - Oh ! oh !
M. Bouvier. - Vous avez beau crier : Oh ! oh ! je n'en reste pas moins convaincu que ce sont là les tendances vers lesquelles aboutiront forcément les doctrines dont l'honorable ministre de l'intérieur se constitue l'apôtre.
Ces lettres d'obédience ne sont autres que celles qu'un supérieur donne à des religieux ou à des religieuses appartenant aux ordres religieux et que le gouvernement reçoit comme équivalant à un certificat de capacité. Elles mènent à l'abêtissement d'une nation.
En France, ces lettres d'obédience sont en honneur.
Voilà la pente que nous descendons, si M. le ministre de l'intérieur accepte les certificats de capacité comme un des meilleurs moyens pour peupler nos écoles communales.
Aujourd'hui, d'après la jurisprudence administrative consacrée au département de l'intérieur, il faut, pour entrer dans une école communale, être muni d'un diplôme délivré par un établissement normal. C'est la règle. Ce n'est que dans le cas où il ne se présente pas d'instituteurs diplômés, cas bien rare, bien exceptionnel, qu'on a recours à ce système déplorable, fatal, des certificats, système dont, les inconvénients ont déjà été flétris dans cette enceinte en ce qui touche l'enseignement universitaire.
Messieurs, j'avais réclamé la parole pour demander au ministre de l'intérieur si les quatre écoles normales décrétées par la loi de 1866, étaient aujourd'hui construites ; mais en présence du système que l'honorable ministre veut introduire en Belgique, nous n'aurons plus besoin d'écoles normales.
Nous aurons les congrégations religieuses (interruption) comme à Rome, qui deviendront la pépinière des instituteurs de nos enfants et dont le nombre ne fera que croître et embellir. Car il faut bien le proclamer, le cléricalisme n'admet pas l'école de l'Etat. Ostensiblement il n'ose pas encore en demander la suppression, mais ses efforts persévérants tendent à la faire disparaître ; son esprit est là et je crains qu'un jour, si nous ne nous mettons en garde, notre pays ne devienne une vaste capucinière.
(page 369) M. Sainctelette. - (Nous donnerons son discours.) [Ce discours n’a pas été retrouvé].
(page 369) M. le président. - La parole est à M. le ministre de l'intérieur.
M. Delcour, ministre de l'intérieur. - Il faut que j'aie été bien mal compris hier par M. Bouvier pour que cet honorable membre puisse me prêter les intentions qu'il vient de m'attribuer. A l'entendre, ce que j'ai eu l'honneur de vous déclarer au sujet de la nomination des instituteurs communaux devrait nous conduire d'abord à une révolution, ensuite à un coup d'Etat.
Or, je tiens à le répéter, mon intention est de ne pas m'écarter, en quoi que ce soit, de la lettre ni de l'esprit de la loi de 1842.
Je prie la Chambre de m'accorder un moment d'attention.
Vous savez quel est le système de la loi de 1842 ; le texte de cette loi est d'une clarté frappante : l'article 10 proclame d'abord le principe que la nomination des instituteurs appartient aux conseils communaux ; il établit ensuite une limite au choix de la commune en exigeant qu'il soit fait parmi les normalistes, c'est-à-dire parmi les jeunes gens qui, après avoir passé, dans les écoles normales ouïes écoles agréées, le temps déterminé par la loi, auront obtenu le diplôme de capacité.
Le même article, dans son paragraphe dernier, accorde aux conseils communaux une faculté : celle de choisir, avec l'autorisation du gouvernement, des instituteurs non diplômés.
Vous n'ignorez pas, messieurs, comment cette dernière disposition a été entendue ; on l'a comprise dans ce sens, que les communes doivent, dans tous les cas, choisir des personnes qui présentent des garanties de capacité constatées par un certificat.
Quant au certificat - et l'on m'a posé hier une question à ce sujet, - il est délivré de diverses manières suivant les différentes provinces. J'ai recherché quelles avaient été, sous ce rapport, les décisions de mes honorables prédécesseurs, et voici ce que j'ai trouvé :
Dans certaines provinces, l'examen est subi en présence de l'inspecteur provincial ou de son délégué.
Ailleurs, le gouverneur est autorisé à adjoindre à l'inspecteur provincial d'autres membres qui sont désignés par lui ; et c'est devant cette commission que l'examen est subi et que la constatation se fait.
Dans d'autres provinces encore, on suit une autre marche : les aspirants instituteurs dont il s'agit doivent se présenter devant les commissions d'examen instituées pour les écoles normales.
Veuillez remarquer, messieurs, que tout cela est réglé par des dispositions particulières ; il n'existe pas de règlement absolu, général ; il n'y a que des décisions particulières. C'est ainsi que l'une de ces dispositions, que je viens de rappeler, appartient à M. Rogier, une autre à M. Vandenpeereboom. et la troisième est l'œuvre de je ne sais plus lequel de mes honorables prédécesseurs.
M. Vandenpeereboom. - De M. De Decker.
M. Delcour, ministre de l'intérieur. - Voilà donc la situation. Vous voyez que la loi présente des garanties suffisantes : d'une part, le choix de la commune ; d'autre part, l'autorisation du gouvernement, laquelle aujourd'hui est déléguée aux gouverneurs ; en troisième lieu, la constatation de la capacité par un certificat. J'ai recherché, dans le dernier rapport sur la situation de l'enseignement, le nombre des différentes catégories de nominations. J'y ai trouvé que, pendant la période de 1866 à 1869, il a été nommé 1,968 instituteurs et institutrices.
Parmi ces nominations, 1,701 ont porté sur des élèves normalistes et 267 seulement ont été autorisées en vertu du paragraphe final de l'article 10 de la loi.
Telle est donc, messieurs, la manière dont les choses se pratiquent. Lorsqu'un conseil communal se décide à prendre un instituteur ou une institutrice non diplômée, ce choix est entouré des garanties les plus sérieuses, et il ne s'exerce que dans des conditions particulières, exceptionnelles, et généralement lorsqu'il ne se présente pas d'instituteurs normalistes.
Eh bien, messieurs, je ne songe pas à changer cette pratique ; mon intention, au contraire, est de maintenir les principes établis. A ce propos, laissez-moi vous rappeler encore ce qui s'est passé en 1842.
Trois systèmes étaient en présence : l'un consistait à attribuer aux communes, exclusivement et sans garantie aucune, la nomination des instituteurs.
On voulait ainsi consacrer l'application complète et littérale des principes de la loi communale. Ce système était défendu notamment par M. Delfosse.
Venait un second système, tendant à la centralisation, qui voulait que la nomination fût, dans tous les cas, soumise à l'autorisation ou à l'agréation du gouvernement.
Entre ces deux opinions extrêmes s'est placée la transaction dont je vous ai parlé et qui se trouve formulée dans l'article 10 de la loi sur l'enseignement primaire. Les communes nommeront les instituteurs, mais en les choisissant parmi les normalistes. Toutefois on leur reconnaît la faculté de nommer des jeunes gens qui n'ont pas obtenu de diplôme : seulement cette faculté ne pourra être exercée que sous l'agréation du gouvernement, et présentera par conséquent toutes les garanties désirables.
Eh bien, messieurs, c'est là le système, légal qui a été suivi jusqu'aujourd'hui, le seul possible et que j'entends donc maintenir.
Que peut-on me demander de plus, puisque, en définitive, je vous donne l'assurance que j'exécuterai la loi telle qu'elle est dans sa lettre et dans son esprit ?
M. Pirmez. - Changerez-vous la jurisprudence actuelle ?
M. Delcour, ministre de l'intérieur. - Il ne s'agit pas de la jurisprudence actuelle. Je trouve dans la loi de 1842 ce principe que les instituteurs seront choisis parmi les normalistes.
M. Frère-Orban. - C'est la règle.
M. Delcour, ministre de l'intérieur. - Il n'est point parlé de règle. (Interruption.) Après ce principe, nous en trouvons un autre dans le paragraphe 3.
M. Frère-Orban. - Pas du tout ; c'est une exception. « Toutefois, dit la loi, les conseils communaux pourront... »
M. Delcour, ministre de l'intérieur. - Messieurs, je crois, en vérité, que vous voudriez me faire dire ce qui n'est pas dans ma pensée et tirer de mes paroles des inductions qu'elles ne comportent pas. (Interruption.)
Je viens de déclarer que la règle générale c'est que l'on choisira les instituteurs parmi les normalistes.
Que si les communes s'écartent de cette règle générale, dans des cas particuliers, le gouvernement examinera, sous sa responsabilité, s'il y a lieu, oui ou non, d'accorder l'autorisation nécessaire.
C'est le second principe que j'ai indiqué hier ; et je ne puis en modifier la portée, car il complète l'a sincère application de la loi. (Interruption.)
On a parlé aussi, messieurs, des sections préparatoires annexées aux écoles moyennes.
Je vous ai dit hier ce que je pense là-dessus ; et comme je tiens à ce que l'on me prête pas des intentions qui ne sont pas les miennes, que je ne puis admettre non plus que l'on donne à mes paroles une portée qu'elles n'ont pas, je répéterai en deux mots ma pensée tout entière.
Les sections préparatoires sont créées en vertu de la loi du 1er juin 1850. Elles ont donc une existence légale. Or, il n'appartient pas à un ministre de modifier la loi, ni de rapporter des mesures qui, prises en exécution de la loi même, en forment le complément.
A ce point de vue, je maintiens, ainsi que je l'ai dit hier, la situation légale qui existe.
J'ai déclaré que je n'ai pas l'intention de modifier la loi de 1850 et que, si l'avenir révélait au gouvernement la nécessité d'une modification, je viendrais en toute confiance exposer mes idées devant la Chambre et je ne craindrais pas d'assumer la responsabilité de mes actes.
Cette déclaration, qui est consignée aux Annales parlementaires, je la maintiens tout entière.
M. Pirmez. - Messieurs, on a souvent répété que la loi de 1842 est une loi de transaction. Mais je crois bien que, tout en voulant la maintenir, en proclamant son caractère transactionnel, on oublie à chaque instant ce qui a été concédé par le parti politique qui est aujourd'hui au pouvoir.
Hier nous entendions dire par l'honorable ministre de l'intérieur que la loi de 1842 est une loi dans laquelle on peut appliquer ce qu'on appelle les principes de la décentralisation. C'est en invoquant ces principes de décentralisation, dont souvent on ne se rend pas bien compte, que M. le ministre de l'intérieur nous disait qu'il voulait laisser les communes nommer leurs instituteurs, même non diplômés, lorsqu'elles en trouvaient capables de remplir convenablement les fonctions de l'enseignement.
Messieurs, je crois que l'idée que M. le ministre de l'intérieur se fait de la loi de 1842 lorsqu'il parle de la décentralisation est une idée essentiellement contraire aux bases de la loi de 1842.
Qu'est-ce que la loi de 1842 ? Mais c'est une loi qui a restreint les droits des communes, leur a imposé une série d'obligations, les a mises sous une surveillance constante dans l'intérêt de l'enseignement primaire.
Avant la loi de 1842, les communes étaient libres d'organiser leur enseignement ; l’enseignement primaire était complètement communal ; ce que (page 370) la loi de 1842 est venue faire, c'est placer, à cet égard, les communes sous le contrôle et la direction de l'Etat.
On a donc restreint la liberté communale par cette loi de 1842 dont vous êtes les défenseurs ; vous en sapez la base plus que ne peuvent le faire ses plus ardents ennemis quand vous parlez de décentraliser. Admettez la décentralisation, qu'aurez-vous quant à l'enseignement religieux ? Mais une série de communes supprimeront l'enseignement religieux. La décentralisation, mais c'est ce que l'on demande précisément quand on veut soustraire les communes à l'inspection ecclésiastique.
Je ne vous blâme pas de mettre la loi de 1842 en pratique ; elle existe et jamais je n'en ai demandé la révision ; mais ne venez pas dire que vous la maintiendrez si vous adoptez les principes de la décentralisation. Cette loi a voulu que l'Etat eût un contrôle sur l'enseignement ; elle a voulu que le plus grand nombre des instituteurs fussent formés par l'Etat, et en admettant que les communes puissent choisir presque indifféremment leurs instituteurs parmi les aspirants diplômés et les aspirants non diplômés, ce serait porter atteinte à une des bases du contrat qui a été passé.
Je sais bien que M. le ministre déclare vouloir respecter la loi de 1842.
Mais, qu'il me permette de le lui dire, sa déclaration n'est pas exempte d'une équivoque que je veux faire disparaître.
Je demande à M. le ministre de l'intérieur : Avez-vous, oui ou non, l'intention de maintenir la jurisprudence existante quant à la nomination des instituteurs ?
Et cette jurisprudence, je la précise. La voici :
On doit nommer des instituteurs diplômés ; lorsqu'il s'en présente, ils ont droit à la préférence. Il faut, pour nommer des instituteurs non diplômés, qu'il ne se présente pas de diplômés ou qu'il y ait des circonstances tout à fait exceptionnelles qui autorisent ces nominations.
Voilà la jurisprudence ; je la pose clairement et nettement. Je me permets de demander à M. le ministre de l'intérieur : Acceptez-vous, oui on non, cette jurisprudence ?
M. Bouvier. - Il ne répond pas.
M. de Theux, membre du conseil des ministres. - Je demande la parole.
M. Pirmez. - Je suis charmé que l'honorable comte de Theux demande la parole. ; car j'aurai à invoquer tantôt son opinion sur la question qu'a soulevée l'honorable M. Reynaert. Il pourra me répondre sur ce point.
Le silence de l'honorable M. Delcour sur ma question se traduit par ce qu'il nous a dit tantôt : Je ne m'explique pas sur cette jurisprudence ; j'appliquerai la loi dans son texte et son esprit.
Eh bien, je m'étonne de cette réponse de la part d'un jurisconsulte aussi éminent que l'honorable M. Delcour. Si quelqu'un demandait à la cour de cassation si elle est disposée à maintenir sa jurisprudence sur une question de droit, que diriez-vous si elle répondait : qu'elle appliquera la loi dans son esprit et dans sa lettre ?
Mais la jurisprudence a pour objet précisément d'expliquer les lois sur le sens qui n'apparaît pas à première vue ou sur lesquelles on n'est pas d'accord.
Or, s'il y a un conflit entre l'honorable M. Delcour et moi sur l'interprétation de la loi de 1842, ce n'est pas me répondre que de me dire : J'appliquerai la loi.
J'ai donc le droit de dire : Il y a une jurisprudence claire, nette et précise ; la maintenez-vous ou vous proposez-vous de la changer ? Si vous me dites : Je maintiens la jurisprudence, je retire mes observations et je félicite M. le ministre de l'intérieur. Si, au contraire, il me dit : Je veux modifier la jurisprudence, je déclare qu'il y a infraction de la loi de 1842, qu'un des principes qui a servi de base à cette loi est entamé et que la transaction n'est pas exécutée.
Le dissentiment me paraît d'autant plus évident, que M. le ministre de l'intérieur vient de rappeler une discussion où nous avons été en lutte. J'appliquerai nous dit-il, les principes que j'ai soutenus dans l'affaire d'Enghien.
Mais dans l'affaire d'Enghien nous avons appliqué un système contraire à celui de l'honorable membre, puisqu'il le combattait. Or, ce système n'est que le maintien d'une jurisprudence admise depuis un grand nombre d'années par les divers ministres qui se sont succédé et entre autres par l'honorable M. De Decker.
L'honorable M. Delcour adoptera donc une jurisprudence tout autre, c'est-à-dire que, lors même qu'il y aura des normalistes convenables, il permettra néanmoins de nommer d'autres candidats.
Or, est-ce là une application vraie de la loi ?
Messieurs, lorsque dans une loi on trouve une prescription formelle, générale, comme celle-ci :
« Les conseils communaux choisissent leurs instituteurs parmi les candidats qui justifieront avoir fréquenté une école normale » ; et si nous trouvons ensuite une disposition conçue en ces termes : « Toutefois les conseils communaux peuvent, avec l'autorisation du gouvernement, choisir des candidats ne justifiant pas de l'accomplissement de cette condition » ;
Quelqu'un niera-t-il qu'il y ait une règle et une exception ?
Nous avons dans la loi communale une disposition qui porte que le Roi prendra le bourgmestre dans le sein du conseil communal, mais une disposition additionnelle porte que néanmoins il peut, sur l'avis conforme de la députation, le nommer hors du conseil ; est-ce qu'il serait possible de soutenir que le Roi peut également prendre le bourgmestre dans le sein du conseil communal ou en dehors du conseil ?
Est-ce que tout le monde ne comprend pas qu'il y a là deux règles juxtaposées, mais une règle obligatoire dans presque tous les cas, et une exception ne pouvant régir qu'un petit nombre de faits ?
Nos textes sont ici semblables :
La règle est le candidat diplômé ; l'exception est le candidat non diplômé.
J'aborde maintenant le point qu'a traité l'honorable M. Reynaert.
Je vais vous démontrer que la majorité a, dans l'application qui a été faite de la loi de 1842, plus qu'il ne lui a été promis, plus que l'honorable M. de Theux ne demandait et que c'est d'une pareille situation, qu'on n'espérait pas, que l'on se plaint aujourd'hui.
Mais avant d'aborder ce point spécial, que l'honorable M. Reynaert me permette de le remercier d'avoir fait un si bel éloge de la loi sur les bourses d'étude.
L'honorable membre a adopté les idées qui forment la base du rapport de l'honorable M. Bara sur cette loi, et non seulement cité les paroles de mon honorable ami en se les appropriant, mais il a démontré que le respect de l'égalité, le respect de la liberté et le respect de la conscience individuelle obligeaient le gouvernement à admettre les principes inscrits dans la loi sur les bourses d'étude.
Il faut reconnaître, à entendre l'honorable M. Reynaert, qu'on a fait un grand pas depuis le jour où la loi sur les bourses d'étude était la loi de spoliation, de vol et de brigandage.
A défaut d'autres progrès, c'en est toujours un à inscrire.
Tout en constatant ce fait, je dois dire à l'honorable membre qu'il a invoqué les principes de cette loi pour les appliquer à une matière qui ne les comportait nullement.
Est-ce qu'il s'agit ici de la liberté d'enseignement, de la liberté d'étudier où l'on veut ?
Est-ce un droit, pour ceux qui se destinent à l'enseignement public, de se soustraire aux études préparatoires que l'Etat organiserait dans l'intérêt de son enseignement ; est-ce un droit pour ceux qui aspirent à être professeurs ou instituteurs d'aller puiser l'enseignement où il leur plaît ?
Je serais très curieux de savoir comment l'honorable M. Reynaert pourrait affirmer un pareil principe.
S'il en était ainsi, la loi de 1842 serait la plus inconstitutionnelle des lois, et il faudrait immédiatement la supprimer. II n'y a pas de possibles que. des écoles normales de l'Etat ou des écoles normales agréées ; tout le monde a le droit d'établir une école normale en Belgique. Cependant la loi de 1842 veut que les personnes qui désirent obtenir un diplôme d'instituteur étudient dans une école normale de l'Etat ou dans une école agréée.
Or, si nous étions ici dans une matière de liberté, la loi de 1842 serait la violation la plus manifeste de la liberté d'enseignement ; on n'aurait pas le droit d'exiger l'agréation des écoles privées, on n'aurait pas le droit de les inspecter, ni d'attacher un privilège à leur fréquentation. Mais nous sommes dans un tout autre ordre d'idées ? De quoi s'agit-il ? De former des instituteurs pour les établissements publics.
Or, l'Etat n'a-t-il pas le droit d'établir des écoles où les personnes destinées à ses établissements puiseront l'enseignement qui leur est nécessaire, comme les particuliers peuvent instituer des écoles normales pour y former des professeurs pour les établissements privés.
Si la loi de 1842 avait établi une seule école normale, sous la direction de l'Etat, la législature eût usé de son droit, en organisant la préparation à l'enseignement primaire comme il organise l'enseignement primaire lui-même.
Il a été fait une large concession ; je ne veux pas revenir sur cette concession, mais je demande à ne pas la voir dépassée. L'Etat a donc concédé qu'on pourrait étudier dans les écoles normales (page 371) agréées ; il a été plus loin : non seulement il a admis la concurrence a ses établissements, mais il a encore subsidié les établissements rivaux. Et c'est parce qu'il a fait cette concession, qui est une concession de pure bienveillance, purement gratuite, que l'on prétend aujourd'hui qu'il doit donner aux écoles agréées les mêmes bourses qu'aux écoles de l'Etat !
On ne parle aujourd'hui que des bourses, mais si l'argumentation de M. Reynaert était vraie, pourquoi ne pas l'appliquer aux professeurs comme aux élèves et au matériel comme au personnel ? Pourquoi, tenant le même langage que celui que nous avons entendu, ne viendrait-on pas dire : « Les écoles agréées rendent des services comme les écoles de l'Etat ; donnez les mêmes subsides aux élèves ; donnez le même traitement aux maîtres ; donnez les mêmes bâtiments à tous ? »
L'un découle de l'autre, mais, comme quand on est dans une mauvaise voie on recule devant les conséquences, M. Reynaert a sagement reculé au moment où l'on aurait aperçu le vice de son argumentation.
Je disais donc que nous sommes dans une matière où une concession a été faite ; je veux que cette concession demeure, mais je veux aussi qu'elle demeure dans les limites où elle a été accordée. Or, savez-vous quelle a été cette limite ? Il a été entendu en 1842, et il a été répété par M. de Theux dans le premier rapport qu'il a présenté sur l'enseignement primaire, que les écoles normales de l'Etat fourniraient les deux tiers des instituteurs et que les écoles agréées en fourniraient le tiers.
Lorsque M. de Theux a fait ce rapport, la proposition, si je me rappelle bien, était renversée. Comme il était surtout appuyé par les partisans des écoles agréées, l'honorable M. de Theux a eu bien soin de faire valoir qu'il avait été beaucoup plus loin qu'on n'était convenu de le faire en faveur des écoles agréées. On avait promis, dit-il, de prendre un tiers des élèves. Nous vous donnons les deux tiers. Ne vous plaignez donc pas.
On me rappelle que M. Nothomb, ayant eu des réclamations de la par de l'épiscopat et ayant eu à résister à certaines exigences, fit valoir cette circonstance qu'on lui avait donné plus qu'on ne lui avait promis.
Mais, en nous tenant même au rapport de M. de Theux, que je n'ai pas sous la main parce que je ne m'attendais pas à cette discussion, nous constatons que, de son aveu, les écoles agréées ont fourni un plus grand nombre de normalistes que celui qu'on leur avait promis de prendre.
Aujourd'hui dans quelle situation sommes-nous ? Nous venons de voir que les écoles normales de l'Etat devaient fournir les deux tiers des normalistes.
Combien en fournissent-elles ? Donnent-elles plus des deux tiers ? Telle est la question à résoudre pour savoir si la transaction est violée contre les écoles agréées.
Or, les écoles normales de l'Etat fournissent seulement la moitié des instituteurs. Voilà la situation dont on se plaint. Nous sommes donc bien loin de la transaction de 1842. Ce n'est pas assez de donner plus qu'il n'a été promis. On veut davantage encore.
L'honorable M. Reynaert qui se plaint de cette situation, cependant si favorable, voudrait que par des subsides on augmentât encore le nombre des normalistes fournis par les écoles agréées.
Vous allez voir que, si ce système réussissait, on arriverait à faire le vide complet dans les écoles normales de l'Etat.
M. Bouvier. - C'est ce qu'on veut.
M. Pirmez. - Les subsides pour les bourses n'ont jamais été répartis nulle part d'après le nombre des élèves. Ainsi, dans l'enseignement supérieur, par suite encore d'une espèce de convention qui est conservée, on les distribue par université.
L'université de Louvain, qui a plus d'élèves que l'université de Gand, n'a pas plus de bourses que celle-ci. La répartition se fait ainsi en vue d'un certain équilibre à maintenir.
Quelle est donc la base logique en matière de répartition de bourses normales ? C'est d'en accorder les deux tiers aux écoles de l'Etat et un tiers seulement aux écoles agréées. On reste ainsi dans les termes de la transaction de 1842 ; et je pense même, sans avoir vérifié le fait, que c'est la base qui a été adoptée pour répartir les subsides entre les écoles de l'Etat et les écoles agréées. Aussi ce que demande l'honorable M. Reynaert est-il une véritable réaction contre la loi de 1842.
Si son opinion pouvait prévaloir, on ne tarderait pas à voir le vide se former dans les établissements de l'Etat. Et, en effet, messieurs, tous les avantages que l'Etat peut donner aux normalistes figurent au budget ; de sorte qu'on peut connaître parfaitement ce qu'un normaliste de Lierre ou de Nivelles reçoit de l'Etat. Mais il n'en est pas de même des écoles agréées ; de sorte que, connaissant le chiffre qu'on donne aux écoles de l'Etat, si l'on admet que les subsides doivent être répartis par parts égales, il suffira à ceux qui protègent les écoles agréées d'ajouter un subside, si minime qu'il soit, à celui de l'Etat pour que la concurrence devienne impossible de la part des écoles de l'Etat.
Et cela existe déjà aujourd'hui ; voici comment.
Je ne me rappelle pas précisément quel est le prix de la pension dans les écoles de l'Etat et dans les écoles agréées ; mais je crois ne pas me tromper en disant que le prix de la pension est plus élevé dans les premières que dans les secondes. Si donc vous donnez un même chiffre de bourses aux deux catégories d'écoles, il est clair comme le jour qu'il y aura avantage à déserter les écoles de l'Etat au profit des écoles privées.
Rien n'empêchera, d'ailleurs, grâce aux donations secrètes, grâce aux fidéicommis occultes, de demander, dans les écoles agréées, un prix de pensionnat moindre que celui qui est demandé aujourd'hui. Il n'y a pas le moindre doute que les écoles de l'Etat ne succombent dans une lutte aussi inégale.
On donnerait ainsi, d'une manière déguisée, les avantages aux élèves des écoles agréées.
Mais que devient dès lors le principe d'égalité et de liberté de conscience de M. Reynaert ?
La conscience des élèves ne sera-t-elle pas violentée lorsque le subside de l'Etat étant distribué d'une manière égale, on arrivera à faire payer dans les écoles agréées des pensions moins élevées ?
Evidemment l'honorable M. Reynaert n'a pas vu les conséquences auxquelles il arriverait.
J'engage M. le ministre de l'intérieur à résister à de pareilles demandes.
Je l'engage, s'il veut maintenir la loi de 1842, à ne pas en violer la transaction.
Sans doute, la loi de 1842 ne court aucun danger aujourd'hui ; mais les majorités ne durent pas toujours.
Je ne crois pas qu'il soit bon de forcer, par une réaction dans l'application de cette loi, ceux qui ne l'ont jamais combattue, à se joindre à ses adversaires.
M. de Theux, membre du conseil des ministres. - Messieurs, une chose m'étonne, c'est qu'après des paroles aussi claires qu'a prononcées l'honorable ministre de l'intérieur, un doute soit encore possible quant à l'application de l'article 10 de la loi.
On dit que M. le ministre de l'intérieur ne maintiendra pas, telle qu'elle est, l'application de la loi de 1842 et qu'il fera déserter les écoles normales de l'Etat et les écoles normales adoptées, et l'on demande que M. le ministre de l'intérieur déclare qu'il maintiendra la jurisprudence de ses prédécesseurs.
Mais M. le ministre de l'intérieur, heureusement pour lui, peut maintenir l'application de la loi sans s'engager à suivre la jurisprudence de ses prédécesseurs dans toute son étendue. (Interruption.)
Pour prendre un pareil engagement, il faudrait que M. le ministre de l'intérieur connût tous les cas dans lesquels la jurisprudence a été engagée.
M. le ministre de l'intérieur ne peut pas déclarer qu'il a adopté une jurisprudence dont il ne connaît pas tous les faits. (Interruption.) C'est ce que vous lui avez demandé ; vous lui avez demandé de s'engager à respecter toute la jurisprudence suivie par ses prédécesseurs. Or, qu'a-t-on dit, à certaine époque, quant à la loi de 1842 ? On a dit qu'on la corrigerait administrativement et l'honorable ministre de l'intérieur, qui sait parfaitement tout ce qui a été dit, ne veut pas prendre l'engagement qu'on réclame de lui : il déclare, au contraire, qu'au lieu d'appliquer la loi administrativement il l'appliquera législativement.
- Voix à gauche. - Très bien !
M. de Theux, membre du conseil des ministres. - Voilà la situation et vous forceriez M. le ministre de l'intérieur à parler pendant une heure qu'il ne vous dirait pas autre chose. (Interruption.) Messieurs, cela n'est pas sérieux, cette discussion ; il est évident que ce sont des cas particuliers. Il y a une règle générale, qui est de choisir les instituteurs parmi les élèves diplômés et M. le ministre ne peut qu'appliquer la loi. Maintenant il y a des exceptions.
- Voix à gauche. - Ah ! ah !
M. de Theux, membre du conseil des ministres. - Mais, messieurs, les exceptions sont autorisées et déterminées par la loi. (Interruption.) Mais encore une fois, cela est clair comme le jour et je ne conçois pas de discussions de ce genre ; cela n'est pas sérieux.
Messieurs, on a parlé aussi de l'article 27 de la loi sur l'enseignement moyen.
Que fait-on et que veut-on faire relativement à cet article 27 ? On veut, dans certaines communes, supprimer l'enseignement primaire pour se (page 372) soustraire à l'inspection ecclésiastique. II faut s'expliquer très franchement.
Voilà où l'on veut arriver. Eh bien, voilà ce que M. le ministre de l'intérieur ne veut pas et ne peut pas vouloir. M. le ministre de l'intérieur ne peut consentir à l'application de l'article 27 de la loi sur l'enseignement moyen que là où le besoin s'en fait sentir et il ne peut pas donner les mains à des machinations qui auraient pour but et pour résultat la suppression de la loi sur l'enseignement primaire dans certaines communes ; il ne peut pas donner les mains à de pareilles manœuvres.
La loi sur l'enseignement primaire est la règle générale quant à l'enseignement primaire, et la loi de 1850 contient une disposition pour des cas où un besoin se ferait sentir. Mais jamais une commune ne peut arriver à supprimer complètement la loi sur l'enseignement primaire pour se réfugier dans la loi sur l'enseignement moyen. Cela n'est pas permis.
On a rappelé ce que j'ai signalé dans le rapport triennal que j'ai soumis aux Chambres. J'ai rappelé ce qui a été dit ; mais jamais il n'a été dit dans un rapport sur l'enseignement primaire que les deux tiers des élèves diplômés devraient appartenir aux écoles normales de l'Etat. On a examiné des probabilités. On a dit qu'il était probable que les deux tiers des élèves diplômés appartiendraient aux écoles normales de l'Etat. C'est une supposition et rien de plus. Il eût été absurde de dire autre chose, lorsque la loi ne contenait pas la disposition formelle que les deux tiers des instituteurs devaient appartenir aux écoles normales de l'Etat. Or, le législateur s'est bien gardé de dire cela, parce que c'eût été une absurdité.
M. Vandenpeereboom. - Je n'ai que deux mots à dire en réponse au discours que vient de prononcer l'honorable M. Delcour. Je croyais y répondre plus longuement, mais la déclaration que vient de faire l'honorable comte de Theux me rassure sur bien des points et c'est surtout pour en prendre acte que j'ai demandé la parole. L'honorable comte de Theux nous déclare que la nomination des candidats diplômés doit être la règle et que, par exception seulement, il autorisera les communes à nommer des candidats non diplômés.
Eh bien, si ce principe est admis par M. Delcour, je déclare qu'il peut immédiatement se lever et dire à la Chambre, pour rassurer tout le monde, qu'il suivra la jurisprudence adoptée par ses prédécesseurs. Notre jurisprudence n'a pas été autre et je remercie l'honorable comte de Theux d'avoir bien voulu faire cette déclaration, qui est, je dois le dire, beaucoup plus claire que celle de l'honorable ministre de l'intérieur. Nous voilà donc d'accord avec M. de Theux.
J'aime à croire que l'honorable ministre de l'intérieur partage ces idées et qu'il pense aussi que l'instituteur communal diplômé doit être la règle et que, seulement dans des cas exceptionnels, les communes peuvent nommer des candidats non diplômés, et, bien entendu, après que ceux-ci auront subi les épreuves qui ont été créées par des dispositions administratives.
S'il en est ainsi, si telle est la pensée de M. Delcour comme elle est celle de M. de Theux, nous serons presque d'accord.
L'honorable M. Delcour suivra donc ainsi la jurisprudence qui a été admise par ses prédécesseurs. C'est, du reste, la loi.
Puisque j'ai la parole, il est un autre point sur lequel je désire faire une simple observation.
L'honorable M. Delcour a déclaré qu'il maintiendra les sections primaires adjointes aux écoles moyennes de l'Etat, mais il déclare en même temps qu'il ne reculerait pas, si la nécessité lui en était démontrée, devant une révision de la loi de 1850.
Cette deuxième déclaration ne dit rien. C'est un si, un en-cas, une restriction mentale.
Il me semble que l'honorable membre, qui siège depuis longtemps dans cette enceinte, pourrait bien nous dire s'il reconnaît cette nécessité. Nous avons intérêt à savoir si le gouvernement a des arrière-pensées.
Quand on vient dire : « Je ne reculerais pas devant une modification de la loi de 1850 si la nécessité m'en était démontrée, » ou bien c'est une banalité, ou bien c'est qu'on a quelque arrière-pensée. ; C'est sur ce point que je prie l'honorable M. Delcour de nous dire s'il croit qu'il y a lieu de modifier la loi de 1830, qui fonctionne depuis vingt ans.
M. de Theux, membre du conseil des ministres. - Je demande la parole pour présenter une observation à la Chambre : c'est que, dans les deux opinions, on est intéressé, au même degré, à choisir de préférence des instituteurs formés dans les écoles normales. C'est là en effet que les vrais principes de la loi de 1842 sont et doivent être enseignés ; c'est par la discipline des écoles normales que les bons instituteurs se forment de préférence ; mais d'excellents instituteurs peuvent cependant se former par d'autres moyens, et il ne faut pas les exclure ; mais il faut en même temps l'application la plus générale de la loi de 1842.
(page 373) M. de Rossius. - Messieurs, je ne suis pas aussi rassuré que paraît l'être l'honorable M. Vandenpeereboom. Je prends donc la parole afin d'être éclairé, ne demandant pas mieux d'ailleurs que de croire au maintien de l'ancienne jurisprudence qui a fixé la signification et la portée de l'article 10 de la loi de 1842.
Dans la séance d'hier, une déclaration formelle a été faite, et c'est cette déclaration qui ne me permet pas d'écarter tout doute, malgré le discours de l'honorable comte de Theux.
Interprétant l'article 10 de la loi de 1842, l'honorable M. Delcour disait hier :
« Ainsi, le système est bien simple : il faut, avant tout, voir si des normalistes se présentent. Mais si les communes, pour des raisons particulières qu'elles ont à apprécier... »
Remarquez ces mots, messieurs : « Pour des raisons particulières qu'elles ont à apprécier. »
« Si, dit l'honorable ministre, les communes, pour des raisons particulières qu'elles ont à apprécier, choisissent des instituteurs munis du certificat de. capacité, le gouvernement, sous peine de porter atteinte à l'indépendance communale, ne pourrait, sans de graves motifs, méconnaître le vœu des communes. »
Voilà le langage qui a été tenu par l'honorable M. Delcour, langage contre lequel s'est élevé l'honorable. M. Pirmez et contre lequel je me suis permis de protester à mon tour.
Dans la pensée de l'honorable ministre, la commune a donc le. droit, lorsqu'elle se trouve en présence d'un candidat diplômé et d'un candidat sans diplôme, de choisir ce dernier. L'appréciation des motifs de la commune n'appartient pas au gouvernement. (Interruption de M. Dumortier.)
M. le président. - Pas d'interruption...
M. de Rossius. -J'engage M. le président à laisser M. Dumortier formuler sa petite interruption ; elle peut éclairer le débat ; je cherche la lumière ; M. Dumortier déclare-t-il que la commune doit être libre dans son choix ?
M. Dumortier. - Si un candidat diplômé communiste ou international se présente, la commune est-elle obligée de l'accepter ? Non !
M. de Rossius.- Ainsi, du moment que la commune déclare qu'elle a des raisons particulières pour choisir le candidat non diplômé, le gouvernement devra lui accorder l'autorisation ! Voilà la théorie de M. le ministre de l'intérieur. Si je faisais un mauvais procès à M. le ministre, si je m'emparais de paroles qui ont pu lui échapper dans la discussion, je comprendrais les protestations de la droite. Mais cette doctrine, énoncée hier, est la reproduction d'une opinion ancienne, le résumé du discours que l'honorable M. Delcour, aujourd'hui ministre, prononçait dans l'affaire d'Enghien.
Que disait, dans la séance du 23 janvier 1868, l'honorable M. Delcour ?
« Les communes, disait-il appréciant la valeur de l'article 10 de la loi de 1842, les communes peuvent donc choisir encore des candidats non diplômés. L'unique différence entre ces derniers et les candidats diplômés, c'est que leur nomination est soumise à l'agréation du gouvernement.
« Eh bien, qu'est-il sorti de cette discussion ?
« A mon avis, la proclamation d'une grande vérité, d'un grand principe : que le pouvoir communal est seul compétent pour nommer les instituteurs communaux. L'article 10 a repoussé le système de centralisation, et par une sage combinaison, a concilié la prérogative de la commune avec l'intérêt général.
« Lee. candidats munis d'un diplôme présentent une garantie que n'offrent pas les autres ; tel est le motif qui justifie l'intervention du gouvernement dans le second cas.
« Ce principe donne lieu à une conséquence que la Chambre a déjà pressentie. Si le gouvernement entend exécuter la loi selon son esprit, il ne doit user du pouvoir que lui confère l'article 12 de la loi qu'avec la plus grande circonspection ; sinon, il porterait atteinte, non seulement au droit des communes consacré par l'article 84 de la loi communale et par l'article 10 de la loi de 1842, mais il violerait l'article 108 de la Constitution. »
Ainsi, pour l'honorable ministre de l'intérieur, dans cette discussion de l'affaire d'Enghien comme dans celle qui a été soulevée hier, le droit de la commune est entier. Elle peut procéder au choix d'un instituteur en écartant le diplômé au profit du non-diplômé. C'est son droit, et à moins de motifs de premier ordre, à moins, par exemple, que vous n'ayez pas confiance dans la moralité du candidat, vous, gouvernement, vous serez contraint de donner à la commune l'autorisation qu'elle sollicite. Est-ce là la jurisprudence que l'on entend faire prévaloir au département de l'intérieur ? Ou bien - et j'espère que l'honorable M. De Lehaye, qui tantôt m'interrompait, comprendra la portée de ma demande - ou bien entend-on maintenir l'ancienne jurisprudence, qui disait à la commune : « Du moment qu'un candidat diplômé se présente, vous devez procéder à sa nomination. Ce n'est que quand des circonstances impérieuses se présenteront, circonstances dont l'appréciation m'appartient en dernier ressort, ce n'est qu'alors que vous pourrez être autorisée par moi à choisir un instituteur non diplômé. »
Je pense, M. De Lehaye, qu'il existe plus qu'une nuance entre ces deux systèmes.
Nous avions donc raison d'insister. L'honorable M. de Theux nous a dit : « Que voulez-vous de plus ? M. le ministre de l'intérieur appliquera la loi dans son esprit et dans sa lettre. »
Nous demandons à l'honorable chef du cabinet ce que le gouvernement entend par l'esprit de la loi.
Il ne suffit pas de dire dans une assemblée délibérante, sous un régime de responsabilité ministérielle, qu'on appliquera une loi dans son esprit et dans sa lettre ; on doit des explications au parlement qui les réclamé.
Vous avez une politique nouvelle ? Quelle est-elle ? Appliquerez-vous, dans la matière que nous débattons, la jurisprudence ancienne, celle du département de l'intérieur, la jurisprudence constante, ou bien ferez-vous prévaloir une jurisprudence nouvelle, celle que l'honorable M. Delcour nous a annoncée, une jurisprudence conforme à l'appréciation qu'il faisait de la loi de 1842 dans la discussion de l'affaire d'Enghien ? Car l'honorable ministre, dans la séance d'hier, nous a dit, et il nous a répété dans celle d'aujourd'hui, qu'il appliquerait les principes qu'il avait affirmés dans la discussion de l'incident d'Enghien.
Je demande donc encore une fois que l'honorable M. Delcour se prononce formellement. Il ne me suffit pas que l'honorable comte de Theux fait quelque peu jeté par-dessus bord, dirai-je. (Interruption.) Mais sans doute. L'honorable comte de Theux vient de nous dire : La nomination des diplômés, c'est la règle et cela restera la règle. Eh bien, si cela reste la règle, il faut que ce soit dans la mesure que voici ; c'est que la commune n'a pas, en principe, le droit d'écarter le candidat diplômé.
- Voix à droite. - Ah ! ah !
M. de Rossius. - Mais évidemment ; et il faut des motifs très péremptoires pour que la commune puisse se départir de cette règle et pour que le gouvernement approuve la dérogation à la règle, l'appréciation de ces motifs lui étant réservée en dernière analyse.
Je demande donc de la façon la plus positive, et j'attends une réponse non moins positive, si l'honorable M. Delcour maintiendra la jurisprudence ancienne du département de l'intérieur, cette jurisprudence qui a relevé le niveau de l'instruction primaire en Belgique ; cette jurisprudence qui est indispensable pour que ce niveau continue à s'élever encore.
(page 372) M. Delcour, ministre de l'intérieur. - En vérité, messieurs, si l'honorable M. de Rossius avait bien voulu lire mon discours d'hier, il n'aurait pas pris la parole aujourd'hui, car ce discours répond littéralement à la question que l'honorable membre persiste à me poser.
Que vient de faire l'orateur ? Il s'est arrêté aune de mes phrases ; or, tout le monde sait que, pour connaître l'opinion d'un homme, il faut prendre l'ensemble de ses paroles.
Il a prétendu que je m'étais borné à exprimer cette pensée qu'il serait permis à la commune de déroger au principe général consistant à prendre les instituteurs parmi les normalistes. Eh bien, messieurs, maintenant que j'ai rétabli le débat sur son véritable terrain, permettez-moi de vous lire mes propres paroles d'hier :
« Ainsi le système est bien simple : il faut, avant tout, voir si des normalistes se présentent. Mais si les communes, pour des raisons particulières qu'elles ont à apprécier, choisissent des instituteurs munis du certificat de capacité, le gouvernement, sous peine de porter atteinte à l'indépendance communale, ne pourrait, sans de graves motifs, méconnaître le vœu des communes.
« M. Pirmez. - Vous n'aurez plus d'élèves dans vos écoles normales.
« M. Delcour, ministre de l'intérieur. - Nous voulons, au contraire, développer l'école normale.
« M. Pirmez. - Du tout.
« M. Delcour, ministre de l'intérieur. - Je vous demande pardon. Ces instituteurs auront obtenu un certificat de capacité et l'intervention du gouvernement, sans lequel la nomination ne peut avoir lieu, présente toute garantie.
« La loi est claire, les instituteurs seront pris parmi les normalistes et ce ne sera que dans des cas particuliers et exceptionnels que les conseils communaux useront de la faculté que leur accorde le paragraphe 3 de l'article 10 de la loi de 1842. Le gouvernement sera juge de cette situation et la Chambre appréciera ses actes. »
Telles sont, messieurs, les propres paroles que j'ai prononcées hier. Je n'ai rien à y ajouter.
M. de Rossius. - Il y en a pour tous les goûts.
(page 373) M. Sainctelette. - Les observations que j'ai à présenter à la Chambre ont trait à l'enseignement.
Je parlerai d'abord de l'enseignement supérieur.
Une commission a été chargée par l'honorable M. Kervyn d'étudier et de proposer les modifications qu'il pourrait y avoir lieu d'introduire dans le système et dans les programmes des examens pour l'obtention des grades académiques.
Il y a plus d'un an que cette commission a été nommée. L'an dernier, M. le ministre de l'intérieur insistait vivement sur la (page 374) nécessité de supprimer le plus tôt possible les cours à certificat. Je désire savoir de lui quelles résolutions cette commission a prises sur les questions qui lui ont été soumises, si elle a formulé des conclusions et quand son rapport sera déposé.
Depuis plus de dix ans, on parle en Belgique de la suppression des certificats.
Les deux côtés de la Chambre sont d'accord à reconnaître la nécessité d'en venir là.
Depuis plus de dix ans, cette question si importante pour l'avenir des études universitaires est ajournée de session en session.
Je prie M. le ministre de l'intérieur de déposer un projet de loi avant la fin de la session, de telle sorte que nous puissions l'examiner et étudier le rapport de la commission pendant les vacances. Il faut que cette question soit l'une des premières au rôle de la session prochaine.
Mais quelles que soient les modifications proposées par la commission, qu'on rende obligatoires certains cours aujourd'hui facultatifs, ou qu'on les supprime, qu'on augmente ou qu'on restreigne le programme des examens, il est des mesures qu'il faut prendre en tout étal de choses.
Ainsi quant à l'enseignement supérieur de la géographie, l'important n'est pas de savoir à quel grade académique on l'ajoutera ou si l'on en fera l'objet d'un grade académique nouveau, mais bien de savoir s'il y aura un enseignement supérieur de la géographie.
Si je suis bien informé, le conseil de perfectionnement de l’enseignement moyen s’est occupé de cette question. Il a émis un avis favorable à la création d’une chaire spéciale.
Quels sont, sur ce point, les projets du département de l'intérieur ?
J'en dirai autant de la nécessité de créer sans retard des chaires de langue et de littérature allemandes, de langue et de littérature anglaises, de langue et de littérature italiennes. Une loi récente fait de la connaissance de ces langues et de ces littératures une cause de préférence en matière de bourses de voyage. Or cette loi restera lettre morte ou, si l'on veut qu'elle produise quelque effet, il faut organiser l'enseignement supérieur de ces langues et de ces littératures.
Je passe aux questions relatives à l'enseignement moyen.
Il me paraît qu'il faut attacher une importance considérable à la réorganisation de l'enseignement moyen. D'abord, parce que l'enseignement moyen est la préparation nécessaire de l'enseignement supérieur. Vous aurez beau modifier les programmes, changer le système des examens, tant que la préparation sera ce qu'elle est aujourd'hui, vous n'obtiendrez, en matière d'enseignement supérieur, que des résultats tout à fait imparfaits. En second lieu, il faut bien reconnaître que pour un grand nombre d'hommes l'enseignement supérieur devient aujourd'hui presque inaccessible.
La dépense que nécessite le séjour dans les grandes villes universitaires restreint nécessairement le nombre des élèves. Peu de pères de famille peuvent pendant quatre, cinq et même six ans envoyer leurs fils à l'université.
Beaucoup d'hommes qui plus tard seront appelés à remplir des fonctions importantes, à exercer une grande influence sur les destinées de la commune, de la province, de la patrie même, doivent nécessairement borner leurs études à l'instruction moyenne.
De ce point de vue, il est à désirer que l'enseignement moyen ait désormais des limites plus étendues et plus rationnelles que celles qui lui sont fixées aujourd'hui, qu'il soit complété par l'établissement de cours d'adultes.
Il faut que, sur les questions qui sont à l'ordre du jour dans les sociétés modernes, les professeurs de l'enseignement moyen puissent donner aux adultes des leçons complémentaires, qu'ils fassent de certaines questions l'objet d'une série de conférences. Cette idée est soulevée en France. Je crois que l'on peut s'en promettre des résultats précieux.
Deux réformes importantes sont à introduire dans l'enseignement moyen. Il faut nécessairement changer complètement le système d'enseignement des langues anciennes. Il faut organiser sérieusement l'enseignement des langues modernes.
Je reste très grand partisan de l'enseignement des langues anciennes. Je crois, comme la plupart des orateurs qui ont pris la parole dans la séance d'hier, que la connaissance des langues anciennes est l'élément indispensable de toute instruction générale. Je crois que l'instruction générale doit être plutôt littéraire que scientifique, qu'elle doit avoir pour but la connaissance de la langue et de la littérature grecques, tout autant que de la langue et de la littérature latines.
Mais je crois aussi, avec l'honorable M. Pirmez, qu'il y a toute une révolution à faire dans les méthodes.
Pourquoi consacre-t-on, dans nos collèges, beaucoup plus de temps à l’enseignement du latin qu'à l’enseignement du grec ? Ce n'est pas que la langue latine soit supérieure à la langue grecque ; c'est le contraire qui est le vrai. Ce n'est pas non plus que la littérature latine soit plus riche que la littérature grecque ; chacun sait qu'à quelque point de vue qu'on se place la littérature grecque l'emporte sur la littérature lutine.
Les poètes épiques, lyriques, dramatiques, les orateurs, les philosophes, les polygraphes de la Grèce ont été de beaucoup supérieurs à leurs successeurs latins.
Pourquoi donc cette préférence très grande accordée à l'étude du latin ?
Mais c'est parce que, depuis l'invasion de l'Europe par les Barbares, le latin a toujours été la langue non seulement des lettrés et des savants, mais des hommes d'affaires.
C'était la langue de l'Eglise, quand l'Eglise était le seul pouvoir resté debout de la société ancienne ; c'était la langue des monastères, quand les monastères étaient les seules écoles du monde.
Pendant très longtemps le latin a été la langue de la diplomatie, de la jurisprudence, de la science. Il n'y a pas un demi-siècle que les cours se donnaient en latin à l'ancienne université de Louvain, et l'université catholique de Louvain elle-même a publié en latin les premiers manuels de philosophie.
Voilà pourquoi, dans les collèges des jésuites, l'on exerçait les élèves à parler le latin, à écrire en latin.
Or, en ce qui concerne les langues anciennes, l'enseignement de nos collèges est en grande partie resté fidèle aux traditions et aux méthodes des jésuites.
Mais aujourd'hui que la langue latine a cessé d'être employée dans les affaires et dans la science, aujourd'hui que personne ne parle plus le latin et n'écrit plus en latin, quelle raison de continuer à suivre dans nos collèges les procédés d'il y a cent ans ? Pourquoi des thèmes, des narrations, des discours en latin, pourquoi surtout des vers latins ? Pourquoi à l'étude approfondie de la grammaire française ajouter l'étude plus approfondie encore de la grammaire latine et de la grammaire grecque ?
Dieu merci ! la grammaire grecque et la grammaire latine que, il y a vingt-cinq ans, l'on nous mettait entre les mains pendant les trois premières années étaient bien assez complètes.
Aujourd'hui, on ne les trouve plus suffisantes ; et les grammaires grecques et latines qui ont cours aujourd'hui dans les collèges sont encore plus volumineuses, plus complètes et surtout plus indigestes que celles que nous avons été condamnés à étudier.
L'enseignement de la langue grecque et de la langue latine devrait aujourd'hui, ce me semble, se restreindre à la version.
La version est autant peut-être, même plus que les mathématiques, une excellente école du jugement et du goût.
La version est aussi la principale et peut-même la seule étude véritable d'une langue morte. Avec la version, on atteint donc le double but que l'on doit se proposer dans l'étude d'une langue morte : former le jugement et le style des élèves, leur apprendre à connaître une belle littérature. Il faut donc conserver dans l'enseignement la lecture raisonnée des grands écrivains grecs ou latins de l'antiquité païenne. Mais je crois qu'on peut se borner à cela et supprimer, pour le latin, comme déjà on a fait pour le grec, les vers, les discours, les narrations et même les thèmes.
L'effort qu'on épargnera par là il faut le consacrer à l'enseignement des langues modernes. Cet enseignement est devenu pour nous d'une nécessité impérieuse.
Non seulement, le latin a cessé d'être la langue universelle, mais il y a aujourd'hui trois langues indispensables pour vivre dans le monde : la langue française pour les races latines, la langue anglaise que parle presque tout le nouveau monde, et la langue allemande qu'une population immense parle dans le nord-est de l'Europe.
Le monde moderne est plus grand que ne l'était le monde ancien, et trois langues aujourd'hui font l'office que remplissait la langue latine dans le monde ancien.
D'un autre côté, la civilisation est surtout devenue industrielle ; elle a aujourd'hui deux aspects, au lieu d'un qu'elle avait autrefois. Elle n'est plus exclusivement agricole ; elle est principalement industrielle.
Or, l'industrie n'est autre chose que l'application de certaines sciences, de sciences exactes qui, toutes, doivent leur développement aux sociétés modernes, qui, toutes, n'ont que faire du grec et du latin. Comprenez-vous un cours de mécanique donné en grec, un cours d'exploitation des mines ou de construction des chemins de fer donné en latin ? Pas plus évidemment que vous ne pouvez comprendre un professeur de sciences exactes étranger à la connaissance de certaines langues modernes ; un (page 375) professeur de chimie ne sachant pas l'allemand ; un professeur de mécanique ne sachant pas l'anglais.
Eh bien, aujourd'hui, à l'école normale des sciences annexée à l'université de Gand, à cette école destinée à former de jeunes professeurs de sciences exactes, il n'y a aucune chaire de langues modernes.
L'enseignement des langues modernes est donc une conséquence nécessaire de l'organisation nouvelle de la société. Mais cet enseignement n'est pas moins important au point de vue de la gymnastique intellectuelle.
Que disent les plus grands défenseurs de l'étude des langues anciennes ? C'est que, dans cette étude, il faut voir autre chose que le résultat immédiat, qu'il faut compter pour beaucoup le résultat lointain, le développement de certaines facultés de l'esprit.
Cela serait-il vrai seulement des jeunes gens qui se destinent à l'enseignement ou à la pratique du droit ou de la médecine ? Evidemment non.
Les jeunes hommes qui se destinent à l'enseignement ou à la pratique des sciences exactes ont besoin de tout autant de facultés et des mêmes facultés.
Ils ne peuvent consacrer à l'étude des langues anciennes, dont ils n'auront jamais occasion de faire emploi, le temps que cette étude comporte, mais ils auront, dans la pratique de leur profession, mille occasions de recourir à des auteurs modernes, de lire la littérature technique de l'étranger.
Pourquoi donc ne pas les familiariser avec les langues et les littératures modernes ? Parce que, à le faire, on atteindra un résultat immédiat, s'ensuit-il que le but lointain ne sera pas obtenu ?
Que reproche-t-on aux élèves des écoles techniques ? De manquer d'imagination, d'élégance dans l'exposé de leurs idées. Mais les littératures modernes seraient-elles moins richement dotées à cet égard que les littératures anciennes ? On sait bien que non et qu'il n'y a aucune raison de se promettre, pour le développement des facultés intellectuelles d'un homme, moins de résultats de l'étude des littératures modernes que de celle des littératures anciennes.
Jusqu'à présent, nous avons très peu réussi dans l'enseignement des langues étrangères.
J'en puis citer une preuve. La société de géographie cherche des traducteurs ; elle a les mains pleines d'excellentes publications anglaises, allemandes, russes.
Je n'ai pas besoin de vous dire qu'il n'y a pas, en Belgique, de traducteurs du russe, mais le nombre de personnes en état de traduire des ouvrages techniques même anglais ou allemands est excessivement restreint, plus restreint qu'on ne s'en fait idée.
Quelles sont les causes de cet état de choses ? Quelles sont les causes de l'imperfection des résultats acquis jusqu'à présent dans l'étude des langues étrangères ? il faut le dire : la principale est la mauvaise organisation de cette étude telle qu'elle résulte de nos lois. Ce sont les défauts de cette organisation que je vais chercher à démontrer en quelques mots.
(page 372) - Des membres. - A demain !
M. le président. - M. Anspach demande un congé de deux jours.
- Accordé.
La séance est levée à 5 heures.