(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1871-1872)
(Présidence de M. Thibaut.)
(page 171) M. Reynaert procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.
M. de Borchgrave lit le procès-verbal de la séance du 16 décembre.
- La rédaction en est approuvée.
M. Reynaert présente l'analyse des pièces qui ont été adressées à la Chambre.
« Le sieur Crudenaire demande une loi interdisant aux cabaretiers de donner à boire aux personnes âgées de moins de 21 ans qui ne seraient pas accompagnées de leurs parents, et qu'il soit pris une mesure pour que les maisons de danse ne puissent, sans autorisation des administrations communales, arborer le drapeau national. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
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« Les sieurs L'hoir et Carlier, vice-président et secrétaire du bureau de l'association libérale du canton d'Enghien, font connaître que la pétition présentée le 12 décembre constitue un faux. »
- Même renvoi.
« Les sieurs Merken et Troquette, cultivateurs à Lethem, commune de Ruyckhoven, demandent que leurs maisons soient réunies à la commune de Bilsen. »
- Même renvoi.
« Des blessés de septembre pensionnés, mais non décorés de la croix de Fer, prient la Chambre de rétablir l'égalité des pensions entre les blessés et les décorés. »
- Même renvoi.
« Le sieur Maisière, ancien préposé des douanes, demande une augmentation de pension. »
- Même renvoi.
« Le sieur Vilkers prie la Chambre d'améliorer la position des facteurs des postes. »
M. Lelièvre. – Je demande que cette requête soit renvoyée à la commission des pétitions avec prière de faire un prompt rapport, soit à la section centrale chargée d’examiner le budget des travaux publics. »
- Adopté.
« La chambre de commerce de Charleroi demande une enquête publique sur toutes les questions qui intéressent l'exploitation des chemins de fer de Belgique et prie la Chambre de décider que la commission d'enquête sera composée de membres de l'assemblée et de représentants du commerce et de l'industrie. »
- Renvoi à la commission permanente de l'industrie avec demande d'un prompt rapport et dépôt sur le bureau pendant la discussion du crédit de 12,080,000 francs au département des travaux publics.
« Les secrétaires communaux de Niel-Saint-Trond, Vorssen et Corthys proposent des mesures pour améliorer la position des secrétaires communaux. »
- Renvoi à la commission des pétitions, avec demande d'un prompt rapport.
« Des habitants de Bruges demandent une loi consacrant le principe de l'obligation en matière d'enseignement primaire. »
- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner le projet de loi relatif à l'enseignement primaire obligatoire.
« Le sieur De Maret demande que les dispositions du projet de loi relatif à la caisse générale de prévoyance des instituteurs primaires soient rendues applicables aux pensions déjà accordées. »
~ Renvoi à la section centrale chargée d'examiner le projet de loi.
« M. Descamps, retenu chez lui par une indisposition, demande un congé de quelques jours. »
- Accordé.
M. le président. - L'ordre du jour appelle la discussion du projet de loi sur les bourses de voyage. Comme cet objet n'est pas urgent, la Chambre n'est-elle pas d'avis de continuer la discussion générale du budget de la guerre ? (Oui ! oui !)
M. Bouvier. - Ce projet de loi sera l'affaire d'un vote ; il ne tiendra pas longtemps la Chambre.
M. Delcour, ministre de l'intérieur. - Comme le projet de loi n'est pas urgent, je demande que la Chambre le mette à la fin de l'ordre du jour.
- Cette proposition est adoptée.
M. Malou, ministre des finances. - Il me paraît désirable que la discussion générale du budget de la guerre puisse se terminer aujourd'hui. Le débat semble à peu près épuisé ; je m'efforcerai d'abréger les explications dont je suis encore débiteur envers la Chambre.
Un mot d'abord sur l'un des incidents qui ont été rattachés à ce débat, sur la question relative à la citadelle du Nord d'Anvers.
Ce n'est pas pour agir spirituellement ou pour faire des restrictions mentales que je me suis approprié la déclaration faite en 1868 par l'honorable M. Frère-Orban. Je n'ai pas trouvé moyen de mieux dire ce qui a été déclaré alors. L'honorable ministre des finances de cette époque a complètement et très bien posé la question dans un sons véritablement gouvernemental ; il l'a posée avec ce caractère d'inaltérable bienveillance qui doit diriger le gouvernement dans la discussion de tous les intérêts qui s'adressent à lui.
Je m'en tiens donc à cette déclaration ; elle est tellement claire et complète que tous les commentaires, dans un sens ou dans l'autre, me paraissent absolument inutiles et qu'il m'est impossible d'en accepter aucun.
L'honorable membre nous a dit que j'avais oublié un fait ; qu'une solution avait été donnée à la suite de sa déclaration de 1868.
J'ai fait rechercher si, soit au ministère de la guerre, soit au ministère des finances, il existait des traces de cette solution ; il m'a été répondu qu'il n'y en avait aucune. Voici tout ce qui s'est passé :
Lors de la discussion de la loi approuvant la convention faite avec le docteur Strousberg, les ministres ont déclaré à la section centrale de la Chambre des représentants qu'il leur paraissait que les fronts intérieurs de la citadelle du Nord pouvaient disparaître à la condition qu'on y substituât un mur crénelé, et au Sénat, où j'avais l'honneur d'être rapporteur de la commission, cette question a été assez vivement contestée. Mais d'actes du gouvernement, je n'ai pas trouvé la moindre trace.
Evidemment, messieurs, pour décider une pareille question il fallait, sinon une loi, tout au moins un arrêté royal, une décision formelle qui fût notifiée officiellement aux parties intéressées ; aujourd'hui, il n'y a rien de notifié et de plus il n'y a absolument rien de fait.
Y a-t-il lieu de faire quelque chose en ce moment ? Le gouvernement n'est saisi d'aucune proposition ; si des propositions se produisent, nous les examinerons avec une entière bienveillance, mais nous pensons qu'il (page 172) ne peut être fait au nord d'Anvers aucun changement qui ait une mauvaise influence sur la valeur et la force du système défensif de la place.
Une seconde question nous a été adressée par l'honorable membre.
Proposerez-vous des crédits pour des travaux militaires au nord d'Anvers ?
Non, nous ne vous en proposerons pas ; mais si des changements sont demandés et si ces changements n'ont pas pour résultat d'affaiblir la force défensive d'Anvers, car je place en première ligne l'intérêt de la défense nationale, nous n'hésiterons pas à vous les soumettre.
Il est un troisième point que je signale à la Chambre.
Si des changements interviennent, il me semble impossible qu'ils soient décrétés par arrêté royal. Je crois que de pareilles questions sont nécessairement du domaine de la loi et, dès lors, si l'éventualité prévue se réalise, les Chambres auront à examiner si l'intérêt de la défense nationale est satisfait, si celui du trésor l'est également, et si les changements qu'on propose sont utiles au développement de notre métropole commerciale.
Je n'ajouterai qu'un mot à cet égard. Pas plus pour ceci que pour les questions relatives à l'armée, je ne puis admettre qu'il y ait un délai fatal, endéans lequel le gouvernement ait à se prononcer.
J'en viens maintenant, messieurs, à la motion d'ajournement.
D'après les débats de ces derniers jours, et sans rappeler les incidents qui se sont produits, la situation est, me paraît-il, celle-ci : le gouvernement déclare qu'il maintiendra l'organisation de 1868 loyalement et complètement.
Il ajoute que si des corrections doivent être faites, il n'est pas dès à présent prouvé que, pour les faire, il faudrait créer de nouvelles dépenses militaires ou modifier les bases mêmes de cette organisation.
Le gouvernement espère, au contraire, que par des combinaisons qui n'augmentent pas le chiffre des dépenses militaires, on pourra améliorer notablement les lacunes qui ont été signalées.
Nous avons également promis de hâter autant qu'il est en notre pouvoir les délibérations de la commission qui a été instituée ; et lorsqu'elle aura terminé ses travaux, nous n'attendrons ni un jour, ni une heure, pour délibérer et pour prendre une résolution, si tant est que nous ayons des résolutions à soumettre à la Chambre.
Pouvons-nous dire plus, ou autre chose ? Est-il raisonnable, est-il politique de demander au gouvernement, en lui fixant un délai de deux mois et une décade, qu'il vous apporte des propositions, alors que lui-même vous déclare, et je viens de le redire, qu'il ne sait pas s'il aura des propositions à formuler en projet de loi.
On suppose acquis au débat qu'il y aura de telles propositions ; c'est précisément ce qui est en question.
Et, chose étrange, messieurs, les membres qui font ces suppositions, qui nous enferment dans ce cercle étroit, après tout ce qu'ils vous ont dit, nous demandent des propositions non pas pour pouvoir s'y rallier, mais pour avoir le plaisir de les combattre. (Interruption.)
M. Frère-Orban. - Nous n'avons rien dit.
M. Malou, ministre des finances. - Vous n'avez rien dit ! mais vous prétendez que l'organisation de l'armée est excellente, vous prétendez que le ministre de la guerre est dans l'erreur quand il en critique certains détails et vous ajoutez, vous qui m'interrompez et l'honorable M. Pirmez, que la loi de milice est excellente.
Or, quelles propositions pourrions-nous faire qui ne touchent pas soit à la loi d'organisation, soit à la loi de recrutement ? Vous déclarez que tout est pour le mieux dans la meilleure des organisations et sous la meilleure des lois de milice possibles. Je suis donc fondé à dire que vous nous demandez des propositions pour en faire une sorte de cible que nous dresserions à votre usage et contre nous.
Bannissons toutes les équivoques, dit-on. Mais la motion d'ajournement est-elle autre chose qu'une équivoque ? On a cherché et on a très habilement trouvé une formule pour rallier les partisans et les adversaires de l'organisation militaire dans un vote unanime contre le budget de la guerre. Si ce n'est pas là une équivoque, je ne sais plus quelle est la valeur, quel est le sens des mots.
Messieurs, l'objet dont la commission consultative est saisie comprend deux ordres de questions, que sauf, meilleur avis, j'appellerai les questions administratives parce qu'il n'est point prouvé qu'il faille en saisir les Chambres. Ce sont toutes celles que mon honorable collègue et ami a si bien indiquées l'autre jour.
Enfin, la seule grosse question est celle du recrutement.
Pour celle-ci, on nous demande de vous apporter des solutions arrêtées par le gouvernement et l'on vous donne un délai de deux mois et quelques jours.
Voyons ce qui s'est passé lors de la présentation et de la discussion de la loi de milice.
La loi de milice a été présentée en 1864 et elle est entrée au bulletin officiel en 1870.
Il y a deux rapports.
Deux sessions ont été en partie remplies par la discussion de ce projet et, pour l'amener à être une loi, il a fallu six ans.
Or, à cette époque, il ne s'agissait pas de mettre en discussion les bases mêmes du système sous lequel la Belgique vit depuis 1817. Mais il s'agissait de trouver des améliorations à ce système tout en conservant les principes essentiels sur lesquels il repose.
La question, ou plutôt les questions ouvertes aujourd'hui comprennent un horizon infiniment plus vaste et s'il a fallu six ans pour corriger les vices de la loi de milice, pouvez-vous raisonnablement demander que tous les problèmes qui se rattachent à un changement de système, lorsque ce système dure depuis un demi-siècle, soient résolus par la commission et par le gouvernement dans un espace de deux mois ?
Messieurs, je vous parlais de questions nouvelles.
La guerre de 1870 et ses résultats qui ont étonné le monde ont ébloui aussi plusieurs nations.
On se disait que les succès foudroyants de la Prusse étaient exclusivement dus au service personnel et obligatoire ; cette première impression est en partie plus ou moins effacée aujourd'hui.
A côté de nous, de grandes nations elles-mêmes hésitent, discutent, examinent encore aujourd'hui s'il y a lieu d'apporter dans leur institution militaire un changement aussi radical. On nous parlait naguère de la France. Elle aussi, et c'est certainement la nation la plus intéressée à hâter une solution sur la question militaire, elle aussi paraît hésiter en ce moment. Lorsqu'un premier rapport a été fait à l'Assemblée nationale, lorsqu'on a en quelque sorte proposé des axiomes patriotiques plutôt que des articles de loi, il y a eu un moment d'immense enthousiasme. Mais aujourd'hui, nous voyons l'illustre président de la République française soutenir un système entièrement différent.
Cette autorité, messieurs, n'est pas seulement celle du chef du gouvernement d'un grand peuple ; mais, vous le savez tous, l'illustre président de la république française, s'il y avait une guerre, serait digne et capable d'être le Moltke de la France. (Interruption.)
Messieurs, vous avez tous pu lire, vous n'aurez pas eu plus que moi le temps de méditer le projet de loi nouveau qui a suivi les déclarations si catégoriques faites dans le message lu récemment à l'Assemblée nationale.
D'après mes premières impressions, le système que l'honorable M. Thiers soutient me paraît donner aux partisans du service personnel une satisfaction apparente et dans les mots, mais il aboutit, en réalité, par le mécanisme de l'ensemble, à maintenir plus ou moins le système de recrutement, avec plusieurs corrections, mais en principe tel qu'il existe en France depuis le commencement de ce siècle.
Messieurs, l'on comprend la nécessité de ce long examen ; on comprend ces hésitations de la part de la France, mais ce que personne à coup sûr ne comprendrait, ce serait que les Chambres belges voulussent, par une inexcusable précipitation, décider ces questions-là avant que les nations voisines aient pris leurs résolutions. Ce serait un acte de souveraine imprévoyance, de souveraine imprudence politique.
Nous sommes tous d'accord qu'il faut aviser, dans l'intérêt de l'armée et dans l'intérêt du pays, à améliorer notre système de recrutement. D'honorables membres pensent que la loi de milice, votée il y a quelque temps, est excellente, et que l'on a tort seulement de vouloir dès aujourd'hui qu'elle ait produit tous ses bons effets. Je n'oserais pas me prononcer d'une manière aussi absolue.
Je reconnais volontiers que la loi sur la milice a introduit de très réelles améliorations ; mais personnellement je crois que l'on ne peut espérer et réaliser de plus grands encore.
Je ne dis pas par le service personnel. Peut-être un jour, si toutes les autres nations l'ont fait, y aura-t-il des raisons suffisantes pour que l'on change plus radicalement notre système qu'on ne doit le faire aujourd'hui.
Mais, messieurs, ayant eu l'honneur de faire partie de la commission de 1867-1868, j'y ai soutenu une idée bien vieille, mais bien juste, qui a triomphé à la presque unanimité dans la commission et qui a échoué par la décision du gouvernement de cette époque, décision dont personne de nous ne connaît les motifs.
La loi de milice, à mes yeux, présente ce double vice qu'elle est à la (page 173) fois l'impôt le plus lourd et l'impôt établi le plus a rebours du bon sens et de l'équité.
Je dis que c'est l'impôt le plus lourd et, sur ce point, je n'ai pas besoin d'insister. Vous savez tous combien il pèse sur nos populations, combien il pèse sur le travail, et spécialement sur l'agriculture.
Il est le plus injustement réparti ; et, en effet, tous nos impôts ou presque tous sont proportionnels, et je n'hésite pas à le dire, c'est une vérité pratique que l'impôt de la milice est progressif, mais progressif à rebours de l'équité et du bon sens.
Il frappe les classes pauvres, les classes ouvrières infiniment plus que les classes riches ; c'est là un problème qui est digne de la sollicitude de toutes les opinions qui s'intéressent au bien-être du pays.
Ainsi, messieurs, voici l'état actuel des choses. Au moyen d'une somme de 300 francs que l’on donne à une tontine, les personnes dont la fortune est la plus grande ont satisfait à leur dette envers la patrie, et tous les malheureux qui ne peuvent point réunir ce qui est nécessaire pour remplacer leur fils, qui leur vaut infiniment plus pour leur travail que le fils du riche, sont obligés de le laisser servir, sans aucune compensation réelle pour la famille.
Depuis plus de vingt ans, en étudiant des formes diverses, car la meilleure formule est excessivement difficile à trouver, j'ai poursuivi avec une sorte de fanatisme la réalisation du système de l'exonération, et pourquoi ? Précisément parce que, au moyen de ce système, on corrigerait, dans la mesure du possible et du juste, le vice principal du régime actuel.
Le riche n'exempterait plus son fils au moyen de 300 francs ; il aurait à payer même six ou dix mille francs et j'en aurais fait deux parts, l'une pour la famille privée du produit du travail d'un de ses membres, l'autre pour améliorer la condition du militaire qui sert effectivement le pays à la place de l'exonéré. (Interruption.) « Tout cela a été examinée, » dit-on derrière moi. Fort bien ; vous l'avez examiné, la commission mixte l'avait adopté à la presque unanimité, mais à l'unanimité de tous les membres militaires.
N'est-ce pas dire qu'au point de vue de l'armée, comme amélioration des éléments qui la composent, ce système présente un grand intérêt national ? L'a-t-on rejeté parce que vous pourriez, chaque mois, donner un secours pécuniaire à la famille pauvre qui perdrait son fils ? Non. Je ne puis pas croire qu'une chose aussi juste, aussi sage n'ait pas excité toutes les sympathies.
Je reconnais toutefois que, en dehors de ces deux raisons, il pouvait y en avoir une et je n'hésite pas à vous l'indiquer.
En établissant ce système, il est évident qu'on reportait sur les classes électorales une partie des charges dont elles sont affranchies aujourd'hui. Je professe pour les équivoques une horreur profonde. Je suppose un instant, sans l'admettre, que le gouvernement puisse matériellement vous apporter, dans le délai de deux mois, une formule pour améliorer la loi du recrutement et que cette formule soit le service personnel, qu'aurez-vous fait ? Vous aurez créé la plus détestable des équivoques qu'on puisse inventer.
Et en effet, ce principe en lui-même n'est rien. Il peut recevoir vingt applications différentes. Tant que vous n'aurez pas une formule pratique avec toutes les mesures d'application et d'atténuation, vous aurez donné une énigme à deviner à la Chambre et au corps électoral.
Une des choses les plus prodigieuses, selon moi, c'est l'organisation prussienne, fonctionnant depuis un grand nombre d'années, avec le développement parallèle de tout ce qui constitue la vie des nations.
Messieurs, ce problème, lorsqu'il s'agit d'en faire l'application au corps social, comporte la discussion d'intérêts innombrables, embrassant toutes les classes de la société.
Ainsi, par exemple, personne ne veut, ni ne peut vouloir que tout se résume à transformer on quelque sorte la Belgique est une vaste caserne, qu'à songer à nous défendre, en négligeant toutes les questions qui constituent la vie sociale, la vie intellectuelle, la vie scientifique, industrielle, enfin, tout ce qui porte une nation au rang d'une puissance civilisée.
Et tous ces problèmes, je ne fais que les indiquer : il y aurait des mois à discuter sur le moyen de concilier le principe nouveau si tant est qu'il fût admis, avec les nécessités sociales qu'on ne peut méconnaître, et aussi avec les forces de nos finances.
Un mot encore, messieurs, sur ce point.
Je ne crois pas qu'il soit salutaire pour nos institutions d'improviser dans le silence du cabinet des résolutions et de les apporter à la Chambre sans que l'opinion publique ait pu les mûrir.
Voyez, messieurs, chez cette nation qui est notre maîtresse à tous pour la pratique du gouvernement libre, comment se préparent les solutions législatives. L'opinion en est saisie, elle s'en empare, des courants se produisent et avant qu'on l'apporte au parlement, il y a eu un débat préparatoire qui trop souvent a manqué dans nos annales,
S'il a été nécessaire une fois, c'est assurément cette fois-ci.
Je crois donc, messieurs, que ces considérations que j'expose en toute sincérité à la Chambre lui démontreront qu'il est matériellement impossible au gouvernement de vous apporter la solution qu'on lui veut imposer et dans le délai qu'on lui assigne. Si ce n'était pas pour nous une question de loyauté, nous accepterions l'ajournement et puis, le terme périmé, nous viendrions vous prouver, comme, nous le faisons dès à présent, qu'il a été impossible de vous apporter une solution mûrie, étudiée et complète. C'est donc, uniquement pour être francs envers la Chambre, que nous constatons dès à présent cette impossibilité qui, selon moi, est incontestable.
Nous vous promettons tout ce que nous sommes certains de pouvoir tenir, un examen complet aussi prompt que faire se peut et le désir de vous apporter des propositions, s'il y a lieu d'en faire, dès que le gouvernement sera en mesure de les formuler.
Je comprends que dans une assemblée politique on se préoccupe des élections. Je ne veux pas examiner si nos honorables adversaires ont plus de raison que nous de s'en préoccuper, bien que je le, croie, mais enfin, supposez qu'avant les élections nous posions la question telle que vous nous l'indiquez et que nous disions : Il nous faut l'exonération ou tel autre remède radical ! nous aurions créé pour le pays une situation de nature à égarer son bon sens, une véritable équivoque qui pourrait être aussi funeste, à l'une des parties qu'à l'autre.
Si, de l'examen, que nous hâterons, il résulte la nécessité de vous soumettre des propositions, je prie la Chambre d'être bien convaincue qu'en cette circonstance comme en toute autre, nous ne quitterons pas le terrain sur lequel le gouvernement doit se maintenir ; nous ferons taire les considérations et les préoccupations électorales ; nous aurons le courage du devoir.
M. Couvreur. - Messieurs, suivant l'exemple de l'honorable ministre des finances, je ne veux m'occuper que du budget de la guerre ; je motiverai une fois de plus le vote négatif que je compte émettre.
En agissant de la sorte, je crois non seulement remplir un devoir strict, mais encore exercer un droit absolu et incontestable.
Toutes les fois que je jugerai l'occasion opportune, je viendrai dans cette enceinte remettre en question une loi d'organisation que je crois détestable dans ses principes et mauvaise dans ses applications, qui a été condamnée par les autorités compétentes, dont les événements de l'année dernière ont fait ressortir les vices et les lacunes ; que des majorités plus ou moins considérables ont pu approuver dans cette assemblée, mais qui n'a pas encore rencontré, ni dans le corps électoral, ni au dehors du pays légal, cette ratification tacite, cet assentiment quasi unanime qui fait la force, la durée et l'autorité des lois.
Ces protestations, je les ferai entendre aussi longtemps que la conscription sera inscrite dans nos codes, ou du moins aussi longtemps que je ne verrai pas poindre un système de transition qui puisse conduire à sa suppression.
Mais, abstraction faite de cette raison, j'en ai d'autres, puisées dans la situation même où nous nous trouvons.
L'honorable M. Malou, dans une séance antérieure, a émis deux propositions dont je proclame avec lui la vérité : l'une, que la question de l'organisation militaire doit rester étrangère à la lutte des partis ; l'autre, qu'elle est une question nationale et que, pour la résoudre, il faut s'inspirer du patriotisme le plus pur et le plus élevé.
La question de parti ne dicte pas mon opposition. Nul ne pourra me le reprocher.
Lorsque nos amis politiques étaient au pouvoir, je les ai combattus énergiquement, loyalement, parce que, à mon avis, ils sacrifiaient trop aux préjugés militaristes.
Aujourd'hui que siège sur les bancs du gouvernement un ministère clérical de la plus belle eau, je n'ai pas besoin de m'en souvenir pour continuer la lutte : nous aurons plus d'une occasion encore de nous rencontrer sur le terrain politique. Si donc je combats aujourd'hui, c'est parce que, malgré le discours excessivement habile que vous venez d'entendre, malgré les concessions que ce discours semble nous faire, j'ai la conviction que le gouvernement actuel est et sera, en fait, le gouvernement le plus militariste que nous ayons vu siéger dans cette enceinte depuis de longues années.
Le patriotisme seul doit inspirer nos résolutions.
La Chambre me rendra cette justice que toutes les fois que, dans cette enceinte, j'ai pris la parole contre l'organisation de l'armée, j'ai parlé au nom de l'indépendance du pays, au nom de la nécessité de le défendre et (page 174) de le défendre énergiquement. C'est au nom du sentiment invoqué par les discours ministériels, que j'ai toujours protesté contre des dépenses d'autant plus extravagantes qu'elles n'assurent en aucune façon notre sécurité.
J'ai toujours soutenu que nous imposions à nos populations un maximum d'efforts pour arriver à un minimum de résultat, alors que nous devrions chercher et obtenir la solution opposée.
J'ai toujours soutenu que nous désintéressions trop le pays, et surtout les classes les plus élevées, de leurs devoirs patriotiques pour les reporter sur les classes les plus pauvres et les plus ignorantes, sur celles par conséquent qui prisent moins que nous les avantages de nos libertés, de nos biens moraux et matériels.
Malgré les discours qui ont été prononcés au banc ministériel, malgré celui que vous venez d'entendre, j'ai la conviction intime que le gouvernement cherche la force où elle n'est pas ; qu'il se leurre, en même temps qu'il nous engage dans une mauvaise voie.
Avec cette conviction, que faut-il donc que je fasse ?
Voter le budget de la guerre ?
Je n'ai qu'un moyen d'enrayer, dès à présent, la politique que j'entrevois dans l'avenir : c'est de lui refuser mon concours.
Et si j'avais pu me tromper dans le passé sur les vices de notre organisation, les événements qui se sont accomplis l'année dernière et le rapport de l'honorable ministre de la guerre suffiraient aujourd'hui pour dessiller mes yeux.
Ce rapport est la condamnation absolue, radicale de notre organisation militaire.
Dans la première phase de la délibération, d'honorables membres siégeant sur les bancs de la gauche et l'honorable ministre de la guerre ont essayé d'atténuer cette condamnation.
L'un des orateurs, l'honorable M. Pirmez, est allé jusqu'à croire que, parce que je tirais du rapport ces conclusions, j'étais prêt à adjuger à M. le ministre de la guerre tous les hommes et tous les millions qu'il pouvait nous demander.
Je n'ai pas reconnu, dans ce faux raisonnement, la sagacité de l'honorable député de Charleroi. Fidèle à mes antécédents, je me suis borné à établir, par le rapport, que le pays paye très cher, et depuis nombre d'années, un outillage défectueux qui, à l'heure du danger, ne peut pas lui rendre les services qu'il en espère.
Que répondent à cette démonstration dont le gouvernement m'a fourni les éléments, que répondent les honorables ministres de la guerre et des finances ? Ils sont dans un grand embarras ; un embarras qui serait bien comique s'il ne s'agissait pas d'un sujet si grave. C'est qu'il faut à la fois parler à l'armée et parler à la représentation nationale, et ne mécontenter ni l'une, ni l'autre. Il faut tenir toutes les portes ouvertes. Comme don Juan entre la brune Mathurine et la blonde Charlotte, entre l'armée et la Chambre, on épuise sa dialectique pour leur promettre mariage à l'une et à l'autre et éviter un esclandre.
Hélas ! messieurs, il faut que le gouvernement le sache, pour faire une omelette, il faut oser casser des œufs, M. le général Guillaume avait bien commencé, mais bientôt il a eu peur des dégâts. J'ai vu le moment, où, après avoir joué le rôle d'enfant terrible, il allait nous accuser, l'honorable M. Bouvier et moi, d'avoir inventé tout ce que nous avons lu dans son rapport et toutes les conclusions que nous en avons tirées.
Quant à moi, je compte bien ne pas abandonner si facilement la partie et je soupçonne que l'honorable ministre de la guerre ne m'en saura pas trop mauvais gré. Il nous a dit, l'autre jour, qu'il ne reculait jamais. Eh bien, non, il n'a pas reculé dans son discours de samedi : il a fait ce qu'en langage militaire on appelle un mouvement de concentration en arrière. Or, ces mouvements, bien exécutés, ne sont pas à dédaigner. Ils masquent souvent une nouvelle offensive.
L'honorable ministre de la guerre n'a donc pas attaqué la loi d'organisation. Il a seulement critiqué le mode de recrutement, et émis le désir de voir introduire le service personnel, euphémisme qui équivaut à la suppression du remplacement. Mais, messieurs, quelle est donc la base de notre organisation militaire, si ce n'est la loi sur le recrutement ? On pourrait l'améliorer, dit encore M. le général Guillaume ; mais il a bien soin d'ajouter qu'il ne croit guère à l'efficacité des moyens déposés dans la loi de 1870, et qu'il n'a qu'une confiance très limitée dans les palliatifs.
Mais le rapport ne parle pas seulement du recrutement. Il met en relief bien d'autres vices de notre organisation, et jusqu'ici le débat tel qu'il s'est engagé entre les défenseurs de la loi de 1870 et le gouvernement qui a trouvé moyen de l'attaquer et de la défendre en plusieurs actes, le débat, dis-je, n'a encore porté que sur des questions très sommaires.
Que M. le ministre de la guerre se soit trompe dans ses supputations sur l'effectif, que la classe de 1861 ait été plus ou moins habile à manier les armes nouvelles, que le mode de remplacement puisse ou ne puisse pas donner des résultats un peu meilleurs que ceux qu'il a donnés jusqu'aujourd'hui, que d'autres observations qui ont encore été présentées soient plus ou moins fondées, la question n'est pas là.
Ce qu'il faut savoir, le voici : L'armée, telle que l'ancienne organisation l'a faite, eût-elle pu remplir efficacement sa mission l'année dernière, si le pays avait été envahi et occupé ? Voilà la question.
Or, à cette question le rapport de M. le ministre de la guerre, à chaque page, à chaque ligne, répond négativement.
Et ni les atténuations que M. le ministre de la guerre, dans un intérêt de tactique parlementaire, a cru devoir y apporter, ni les rectifications de l'honorable M. Pirmez, ne peuvent changer un iota à cette réponse.
Voyons les faits : est-il vrai, messieurs, oui ou non, qu'en y mettant toute la diligence possible il ait fallu vingt-sept jours au département de la guerre pour mobiliser l'armée ?
Vingt-sept jours ! Mais en moins de temps, la Prusse, en 1866, a mobilisé toutes ses forces et a achevé la campagne de Bohême ; en moins de temps encore, en 1870, elle a remporté cinq grandes victoires et bloqué une des plus redoutables forteresses de la France ! Vingt-sept jours ! Mais la mobilisation de la Suisse n'a pas pris la moitié de ce temps ! Vingt-sept jours ! Mais dans l'entre-temps nous pouvions être envahis, conquis, annulés.
Voilà notre organisation.
Que nous n'ayons pu mettre sous les armes que 84,000 hommes, comme l'affirme M. le ministre de la guerre, ou que, dans quelques années, nous en ayons 100,000, comme le démontre l'honorable M. Pirmez, notre organisation ne présentera-t-elle pas toujours cet inconvénient que, pour constituer l'un ou l'autre de ces effectifs, nous devons faire servir, côte à côte, des classes qui n'ont aucune cohésion ni morale, ni militaire, dont les hommes ne se connaissent pas entre eux et connaissent encore moins leurs chefs ?
Qui, à la dernière mobilisation, n'a pas regretté devoir appeler sous les drapeaux tant d'hommes mariés, qui, depuis une longue série d'années, avaient complètement publié toute leur instruction militaire ; qui, déshabitués du service, étaient obligés d'abandonner leur gagne-pain et celui de leur famille, alors qu'on voyait rester dans leurs foyers des célibataires jeunes, forts, aptes au service, mais qui en étaient dispensés par les hasards du sort ou de la fortune.
Ces inconvénients ne se fussent pas produits avec une organisation appelant au service des éléments plus jeunes, des classes plus récentes.
Est-ce une bonne organisation militaire que celle qui vous oblige, du jour au lendemain, à donner l'épaulette ou l'avancement à des hommes qui, en temps ordinaire, n'eussent jamais été appelés à cet honneur, qui fussent, restés dans les positions secondaires où les retenait l'insuffisance de leur éducation militaire ou de leur instruction générale ?
Au moment où les cadres sont appelés à rendre les services les plus importants, on affaiblit leur qualité et on les encombre de non-valeurs pour de longues années. Cela est-il rationnel ?
Est-ce un bon système que celui qui est resserré dans des formes si étroites que vous ne pouvez utiliser les services ni des officiers pensionnés, ni des volontaires de la vie civile, forces plus jeunes qui, ayant reçu une instruction scientifique, pourraient mettre leur savoir et leur patriotisme au service du pays ?
Voyez ce qui se passe en Allemagne, à cet égard ; l'organisation, si rigide qu'elle soit, n'y affecte pas des formes tellement resserrées, qu'on ne puisse y faire entrer, à l'heure de la crise, les éléments dont je parle.
Et puisque j'ai attiré votre attention sur ces forces supplémentaires laissez-moi signaler le parti qu'on a toujours négligé de tirer de la garde civique.
On l'a toujours, dans les régions gouvernementales, annulée systématiquement, de propos délibéré. La droite peut aussi faire son mea culpa à cet égard. La loi primitive de 1848, élaborée par les soins de l'honorable M. Rogier, était, pour le temps où elle fut rédigée, une bonne loi, une loi patriotique. Elle a été mutilée, détruite par un mauvais esprit, par un esprit d'indifférence et d'égoïsme.
Cela ne suffisait pas, non seulement on n'a jamais voulu organiser sérieusement la garde civique, mais on lui a laissé en mains des armes ridicules. Le fusil de Van Coppernolle est devenu légendaire.
Lorsque les volontaires anglais sont venus sur le continent pour concourir à notre tir national, ils n'ont pu s'empêcher de sourire à la vue de (page 175) nos armes de pacotille. Il a fallu établir pour eux un tir spécial à longue portée.
De même, lorsque nos braves gardes civiques, pleins de zèle, sont allés à Wimbledon, ils n'ont pu concourir que dans des conditions spéciales, humiliantes pour notre amour-propre national. Il a fallu toute la gravité des événements de l'année dernière pour amener une faible amélioration dans cet état de choses.
Il y a plus : toutes les fois qu'il s'est produit, dans le pays, un mouvement pour associer des forces civiles à l'armée, ces projets ont été très mal accueillis par la bureaucratie au département de la guerre, des obstacles administratifs de tout genre ont paralysé le zèle patriotique des citoyens.
Et cela se comprend, l'expérience aurait démontré que des forces civiles bien organisées pouvaient nous permettre de réduire notre appareil militaire permanent. La concurrence, dans ces conditions, devenait dangereuse ! Il ne fallait pas la laisser naître. Mais, pour apprécier ce qu'elle eût pu devenir, il suffit de voir à l'œuvre les corps spéciaux de la garde civique. Ce ne sont pas des soldats de profession. Cependant, ils valent les meilleures troupes de l'armée pour le tir comme pour les manœuvres, et nous devons être reconnaissants à l'honorable M. Rogier du témoignage qu'il leur a rendu. Ce témoignage est mérité. Défenseurs de. la patrie, nos corps d'élite pourraient, sur un champ de bataille, rendre d'aussi bons services que nos soldats. Ils n'y démentiraient pas l'antique réputation de bravoure de nos excellentes populations.
Est-ce une bonne organisation que celle qui consacre, chaque année, de 36 à 40 millions pour nourrir, vêtir et encaserner de 30,000 à 40,000 hommes, au grand détriment de la production économique du pays, mais qui, en revanche, est obligée de laisser en souffrance les services les plus essentiels, par la raison que les sacrifices imposés au pays sont déjà très considérables et limités par la force même des choses ?
Et puisque je touche à cet objet, je signalerai en passant à l'honorable ministre de la guerre qu'en ce moment même, les rigueurs de l'hiver ont fait surgir de nouvelles plaintes sur le mauvais couchage et l'alimentation insuffisante de nos miliciens.
Je ne sais si les faits dénoncés sont vrais. Je les signale à l'attention de l'honorable ministre de la guerre. Mais s'ils sont vrais, je dis qu'ils sont une honte pour le pays et la condamnation d'une organisation qui viole la liberté des miliciens et qui, après les avoir menés de force sous les drapeaux, ne sait même pas les coucher et les nourrir convenablement.
M. Bouvier. - La presse s'est occupée de ces faits.
M. Couvreur. - Notre organisation vise à jeter de la poudre aux yeux. Elle est comme ces grands d'Espagne qui, tout ruinés qu'ils sont, exhibent encore un grand état de maison, parfaitement inutile pour leurs besoins et qu'ils ne savent pas entretenir convenablement.
Oui, il y a beaucoup d'hommes dans nos casernes ; mais nos services ne sont pas organisés ; nous avons des cadres insuffisants et mal instruits, pas assez d'artillerie de campagne par rapport à notre effectif, des forteresses trop étendues, ni train, ni matériel de génie en règle, une intendance dans un état complet de déroute, un service médical qui, s'il avait dû faire ses preuves l'année dernière, eût succombé sous le fardeau.
Voilà notre situation.
En revanche, je le répète, nous avons beaucoup d'hommes sous les armes qui deviendraient complètement inutiles après la perte d'une première bataille.
En temps de paix, ces hommes paradent bien aux revues ; ils font le service méticuleux et fastidieux des garnisons et sont absorbés par les trente-six métiers qu'on exerce à l'armée. Ils sont bouchers, boulangers, tailleurs, cordonniers, comparses au théâtre, commis aux écritures, élevés sur les bancs des écoles régimentaires, domestiques supplémentaires de madame la générale et bonnes d'enfants de madame la capitaine. Ils sont tout ce que l'on voudra et, soldats par-dessus le marché, dans leurs moments de loisirs.
Enfin, messieurs, je le demande, est-ce une organisation que celle qui livre, comme la nôtre, la défense du pays, ses destinées au hasard d'une seule bataille, à la science ou à l'inspiration d'un général ?
Que l'armée disparaisse comme l'armée française a disparu ; qu'elle soit faite prisonnière ou enveloppée dans Anvers, ce qui, pour nous, est absolument la même chose, le reste du pays est laissé sans défense, sans organisation, obligé d'ouvrir ses villes, ses villages, ses hameaux, sa capitale ; obligé de nourrir l'ennemi, de le vêtir, de l'aider même dans l’œuvre de la conquête, contre le courage désespéré de ceux qui voudraient continuer la résistance. C'est avec des pièces de cent sous tirées de nos poches qu'on bombardera Anvers, si tant est qu'on en fasse jamais le siège.
Voilà, messieurs, la situation telle que nous la montrent les événements accomplis en France, et dont nous eussions pu devenir les victimes. Et toutes les atténuations de l'honorable général Guillaume et les bons conseils qu'a pu lui donner l'honorable M. Pirmez n'y changeront absolument rien.
On a fait un appel à notre patriotisme. Je réponds, au nom de notre patriotisme, que dissimuler la vérité, c'est trahir la Couronne et le pays ; qu'une réorganisation est plus nécessaire, plus urgente que jamais, et que, sans vouloir rien précipiter quant aux réformes, ainsi que le demande l'honorable ministre des finances, il faut avoir le courage de dénoncer le mal dans toute son étendue et l'énergie de mettre, sans retard, la main à l'œuvre pour le guérir.
L'honorable ministre de la guerre le sait aussi bien que moi, quoiqu'il ne veuille pas l'avouer dans cette enceinte, si nous avions été envahis l'année dernière, nous nous fussions trouvés dans une situation pire encore que celle de la France après Metz et Sedan.
Notre armée battue, dispersée avant d'être rassemblée, prisonnière ou enfermée dans Anvers, nous eussions pu payer tribut au vainqueur, sans avoir, comme la France, les moyens de puiser encore des ressources défensives dans l'étendue de notre territoire et dans les dispositions belliqueuses de nos populations.
D'autres, messieurs, peuvent ne pas s'alarmer de cette situation, la masquer, déclarer qu'elle ne réclame pas un remède immédiat. Ce n'est pas mon impression. Je crois, au contraire, qu'il est du devoir de la représentation nationale, aujourd'hui que la situation extérieure est calme et qu'aucun danger ne nous menace, d'examiner à fond quels sont les remèdes à appliquer.
Que faut-il donc faire ?
Deux voies s'ouvrent devant nous.
Nous pouvons ou bien désarmer complètement, renvoyer tous nos soldats dans leurs foyers, ne plus vouloir que des gendarmes pour la garde de l'ordre ; au droit de la force, opposer la force du droit, n'invoquer que les traités ; nous mettre, enfin, dans une situation identique à celle du grand-duché de Luxembourg.
Cette thèse peut se soutenir. Elle n'est pas la mienne ; elle ne l'a jamais été ; elle ne le sera pas tant qu'il n'y aura pas, en Europe, un tribunal arbitral des nations chargé d'assurer l'observation stricte des traités, leur donnant des garanties pour les peuples forts comme pour les peuples faibles. Cette thèse du désarmement absolu, elle est contraire, à mon avis, non seulement à l'honneur de notre pays, à ses obligations internationales, elle est contraire aussi à ce sentiment si naturel, à cet instinct de l'homme qui le pousse, si faible qu'il soit, à résister à l'oppression et à la tyrannie.
Je ne dédaigne pas la force des traités ; je crois que l'on ne peut assez les invoquer et, certes, l'honorable ministre des affaires étrangères, comme mon honorable collègue, M. Le Hardy de Beaulieu, le lui a conseillé dans une séance antérieure, ferait une chose sage et utile en s'associant à toutes les démarches propres à étendre, en Europe, le principe des arbitrages internationaux.
Mais, sans vouloir atténuer la force des traités, je dis qu'il faut, même aux pays neutres reconnus comme tels, une organisation militaire défensive.
Quelle sera cette organisation ? Sur quels principes doit-elle reposer ?
Tout d'abord, messieurs, j'estime que dans un avenir prochain, alors que le parti libéral sera revenu aux affaires, une des premières nécessités qui s'imposera à lui sera de mettre un ministre civil au département de la défense nationale.
Un ministère de la guerre ! le mot seul est un non-sens dans un pays perpétuellement neutre.
Le ministre chargé de la défense nationale n'a pas besoin d'être un foudre de guerre, un stratège capable de commander une armée ou de faire manœuvrer des régiments sur un champ d'exercice. Il faut qu'il soit avant tout un excellent administrateur.
L'armée, comme la marine de l'Angleterre, est organisée et administrée par des administrateurs civils. Ce sont des personnages civils, des bourgeois qui ont donné à la France, et sous Louis XIV et sous les deux empires, la marine, qui a été l'une des gloires de ce pays.
J'espère que l'honorable général Guillaume ne verra rien de personnel dans ce que je vais dire ; je ne discute que la question de principe.
Voyez les difficultés que rencontre dans l'armée le choix d'un bon administrateur capable de venir défendre ici ses projets et ses actes ! On ne peut prendre le premier capitaine ou le premier major venu : il faut de toute nécessité, et dans l'intérêt de la discipline, s'adresser aux cadres les plus élevés. Mais tous les généraux ne sont pas de bons administrateurs : (page 176) Il s'en faut de beaucoup. Et ce n'est pas tout, Les armes sont jalouses les unes des autres. Si le ministre de la guerre est un général d'infanterie ou de cavalerie, les mesures qu'il prendra seront critiquées par les armes savantes ; s'il est général d'artillerie, de génie ou d'état-major, il aura bien de la peine à contenter l'infanterie ou la cavalerie. Mais dans l'un et dans l'autre cas il est lié par une foule de considérations personnelles et secondaires qui disparaîtraient avec un ministre pris dans l'ordre civil.
Une seconde réforme est à réaliser. Ce serait d'en finir avec les commissions militaires mixtes. Elles ne sont que des paravents pour couvrir la responsabilité du gouvernement dans l'aggravation des charges militaires. Lorsqu'elles ne servent pas le pouvoir, elles finissent par le juguler. Leur composition fait préjuger la solution des questions, et, sous prétexte de compétence, l'élément militaire y domine. On lui donne voix délibérative. Autant vaudrait, s'il s'agissait aujourd'hui de supprimer la dîme et les immunités ecclésiastiques, confier la solution du problème à une commission mixte dans laquelle MM. les évêques auraient voix prépondérante.
Il est très probable que, dans ce cas, la dîme ne serait pas supprimée, les intéressés jugeant qu'elle est indispensable à la prospérité de l'Etat et au salut de l'Eglise. Les militaires, membres des commissions mixtes, sont dans les mêmes conditions : ils sont parties et juges dans leur propre cause.
Je ne veux pas dire qu'il ne faille pas les entendre ni tenir compte de leurs avis, mais il faut le faire à titre consultatif et sans leur donner le pouvoir d'arrêter les principes politiques et économiques qui doivent servir de bases à toute organisation militaire.
Enfin, messieurs, et ici je me rencontre avec ce que disait tantôt l'honorable M. Malou, il faut que la réorganisation militaire soit préparée par l'opinion publique.
Il faut que l'opinion publique vienne en aide à ceux qui voudront doter la Belgique d'une organisation rationnelle. Et quel est le meilleur moyen d'arriver à ce résultat ? J'ai déjà eu l'honneur de l'indiquer dans cette Chambre : c'est une enquête parlementaire, une enquête parlementaire publique qui fasse non seulement l'éducation des membres de la commission, mais encore l'éducation de la Chambre, l'éducation du public, l'éducation de l'armée elle-même par la publication des procès-verbaux de l'enquête, à mesure qu'elle se produit et des délibérations qu'elle provoque. C'est ainsi qu'on procède en Angleterre, suivant l'exemple invoqué par l'honorable M. Malou, et c'est ainsi seulement qu'en Belgique nous pourrons arriver à un résultat satisfaisant pour tous les intérêts engagés.
Si des sacrifices plus considérables doivent être imposés au pays, s'ils doivent être imposés aux classes les plus élevées de la société, elles ne s'y refuseront pas, à condition d'être édifiées sur la nécessité et l'efficacité de ces sacrifices par le procédé que j'indique : une enquête avec une publicité entière et permanente pour toutes les délibérations de la commission.
Avant d'ouvrir cette enquête, il conviendrait naturellement d'indiquer certaines règles générales, certains principes fondamentaux de la future organisation.
La première de ces règles, c'est qu'il ne faut pas surmener le pays, lui demander des sacrifices qui dépassent ses forces, qui ne s'accordent ni avec son organisme économique ni avec ses mœurs, ses habitudes, ses traditions. Et comme les sacrifices que nous avons à demander aux populations ne sont pas illimités, il faut bien distinguer quelles sont les choses indispensables, quelles sont les choses nécessaires et quelles sont les choses superflues.
L'indispensable, ce ne sont pas les nombreux effectifs que vous tenez sous les armes en temps de paix, et qu'il faut un mois pour réunir en temps de guerre ; c'est un effectif toujours disponible sur place, un matériel et des cadres parfaits, des services toujours en état d'assurer la vie, la santé, le bien-être des défenseurs du pays.
Comme second principe, il faudrait se demander quelles obligations politiques pourront jamais entraîner la Belgique à faire usage de sa force défensive et quelle organisation peut le mieux répondre à ces obligations.
Deux éventualités peuvent se présenter : ou bien deux grandes puissances s'entendront pour nous supprimer de la carte de l'Europe, avec la complicité tacite des autres, ou bien nous serons attaqués par une de ces puissances et secourus par l'autre.
Si le premier cas se produit, il nous faudra bien succomber sous le nombre, après une résistance plus ou moins héroïque donnant des gages d'un futur réveil. Mais dans cette hypothèse, comme dans la seconde, nous avons tout intérêt à donner à la résistance un caractère populaire et à la prolonger le plus longtemps possible.
Il faut tenir le plus longtemps possible, et ne rien abandonner au hasard ; surtout ne pas risquer de bataille, et ne livrer à personne, pas même à nos alliés, ni les grandes villes, ni les points stratégiques du pays.
Nos villes doivent être en mesure de se garder et de se défendre elles-mêmes.
Il ne faut pas que Bruxelles, Liège, Gand, Mons aient la honte d'être mises à contribution par quatre uhlans ou par quatre chasseurs d'Afrique.
Ce résultat de la défense des villes même non fortifiées peut s'obtenir avec une population énergique, avec une garde civique bien organisée.
Les points stratégiques du pays, couverts par des retranchements de campagne, peuvent être défendus par la population même des cantons où ces localités stratégiques sont situées. Bien commandée par des chefs qu'elle connaît, bien encadrée, ayant avec elle des soldats de profession pour les armes spéciales, elle suffira à sa tâche sans une longue préparation militaire.
Ce système doit être complété par des bandes de partisans organisées militairement, opérant de concert avec l'armée alliée venue à notre secours, inquiétant l'ennemi, coupant ses communications, faisant enfin la guerre à la façon des paysans de la Campine lorsqu'ils luttaient contre les révolutionnaires français, et non d'après les règles classiques de l'art militaire.
Ces règles ne sont applicables qu'aux grands pays qui peuvent et veulent se donner le luxe des armées permanentes. Avec l'extension que prennent ces armées, le temps n'est plus où les petits pays pouvaient singer leurs grands voisins.
A ce jeu d'opposer en rase campagne les gros bataillons aux gros bataillons, les petits pays seront toujours vaincus.
Que doivent-ils donc faire ? Ils doivent individualiser la défense et y faire participer toute la population. II faut qu'à l'heure du danger, au moment de l'invasion, tout citoyen soit non pas un soldat de profession, comme il l'est en Prusse, mais un homme capable de manier une arme, d'obéir à un commandement, de supporter les fatigues d'une lutte où les marches et les surprises prennent la place des batailles.
Cette préparation doit lui être donnée non pas à la caserne, mais à l'école, et après l'école, dans ses foyers. Mais tout cela a été renversé. Vous repoussez l'instruction obligatoire pour les enfants de 6 à 12 ans et vous la faites subir dans les casernes à des hommes adultes.
Vous ne donnez pas, dans l'école, l'enseignement de la gymnastique, mais vous la pratiquez dans les casernes, lorsque le corps a déjà perdu une partie de sa souplesse et de son ressort. Il faut restituer à l'école ce qui appartient à l'école : l'éducation physique et morale de la nation.
Pour apprendre le maniement des armes, il ne faut pas que les hommes aillent aux cadres ; il ne faut pas qu'ils quittent leurs localités, leur métier, leur gagne-pain, le milieu dans lequel ils sont habitués de vivre ; il faut que les cadres aillent à eux.
L'exercice, le tir, les manœuvres les plus élémentaires peuvent s'apprendre, après une première préparation scolaire, par des rassemblements hebdomadaires complétés, au besoin, par un séjour très court dans les camps établis sur les points stratégiques du pays dont je parlais tantôt.
Ce qu'il faut surtout éviter, c'est d'enlever aux hommes leurs moyens de production, c'est de restreindre les ressources de leurs familles.
Les cadres eux-mêmes pourraient être combinés de façon à rester localisés, au moins en partie.
Il importe que les milices appelées à défendre le pays en danger aient des chefs connus, aimés, vivant au milieu même des populations qu'ils doivent conduire au combat.
Si la France, après ses premiers désastres de 1870, avait pu armer sa population, donner à cette population des chefs capables, connus et estimés ; si elle avait pu garnir, avec ses milices, non pas des villes fortifiées, mais des camps stratégiques ; si elle avait pu, enfin, composer ses corps de francs tireurs, non d'enthousiastes ou d'enfants perdus, mais de paysans et d'ouvriers conduits par des chefs instruits, sachant, avec leurs hommes, profiter de tous les avantages de la connaissance du terrain, elle eût tenu les armées allemandes en échec autrement qu'avec les bataillons et les régiments, très bien commandés cependant, qu'elle leur a opposés dans les plaines de la Loire et de la Sarthe. Il fallait faire une guerre de partisan, on a voulu faire une guerre savante : la guerre des batailles rangées. On devait succomber.
Un matériel parfait, des cadres d'élite, des services accessoires bien organisés, des volontaires pour les armes spéciales, - parce que ces armes demandent un long apprentissage, - et enfin, toute la population (page 177) en état de porter les armes passant pendant un temps très limité, et sans quitter ses foyers, à travers une instruction militaire appropriée a la défense localisée du pays, voilà l'esquisse rapide du système militaire qui convient aux pays neutres.
Nous qui ne ferons jamais de conquêtes, nous n'avons besoin que de citoyens armés capables de défendre leurs foyers.
D'ailleurs, l'expérience a parlé. Elle a démontré l'inutilité et l'impuissance des armées permanentes dans les petits Etats.
Lorsque en 1866 le Hanovre a été attaqué par la Prusse, il avait une armée qui valait bien la nôtre. Elle était composée de braves soldats commandés par des officiers capables. Et la preuve, c'est que cette armée, bien que surprise comme la nôtre, a tenu bravement à Langensalza. Mais l'armée vaincue, le Hanovre a fait sa soumission sans même tenter la plus petite résistance.
Cependant, en dehors de l'armée, les éléments ne manquaient pas. La noblesse féodale était fort attachée à la maison des Guelfes, les classes laborieuses, travaillées par l'Internationale, étaient hostiles à la Prusse ; les populations rurales tenaient à leur autonomie. ; une. fraction de la bourgeoisie seule, grâce à la propagande du National Verein, inclinait vers la Prusse. L'armée vaincue, il n'y a plus eu l'ombre d'une lutte. Le Hanovre a disparu.
Dans le royaume de Saxe, le sentiment national était encore plus puissant. Le roi y était populaire. L'antagonisme entre les diverses classes de la société y était moins accentué. L'armée était peu nombreuse, mais brave, bien outillée, bien commandée.
Qu'est-il arrivé ? Cette petite armée, on a dû commencer par la faire sortir du royaume. Elle est allée en Bohême grossir les forces de Benedek. Ce n'était, disait-on, qu'une retraite momentanée. En attendant, le pays livré à l'envahisseur ; les autorités prussiennes, installées à Dresde, disposaient du royaume absolument comme si la Saxe n'avait jamais eu d'armée. Le drapeau du roi flottait encore sur la forteresse de Konigstein, mais l'argent saxon payait les coups de canon qui allaient se tirer contre l'armée saxonne. Car cette armée s'est très bravement battue à Chlum et à Kœniggrats pour le compte des Autrichiens. Elle était aux endroits les plus exposés. Entraînée dans la défaite de Benedek, elle a pu aller se promener jusque près de Presbourg, dans les plaines de la Marche.
Le roi de Saxe a eu la douleur de passer en revue, au Prater, ses régiments décimés ; pendant ce temps son pays était perdu pour lui et ne tentait pas la plus petite démonstration pour protester contre la perte de sa dynastie ou de ses institutions. Si la Saxe, plus heureuse que le Hanovre, possède encore son autonomie, ce n'est pas à son armée qu'elle le doit, mais uniquement à l'intervention bienveillante de la France et aux sentiments d'estime et de sympathie que le roi de Prusse professait pour le roi Jean, un fort galant homme, très aimé de ses sujets.
La Belgique est, vis-à-vis de ses puissants voisins, dans une situation analogue à celle du Hanovre et de la Saxe. Son armée permanente sera toujours exposée être faite prisonnière, enfermée dans Anvers, emmenée en pays étranger, laissant nos populations, après un premier échec, dépourvues de toute organisation pour continuer la lutte contre l'envahisseur.
Pareil résultat n'est pas à craindre avec une organisation défensive répandue sur tout le pays, avec l'organisation que j'ai essayé d'esquisser.
Cette organisation n'est pas l'organisation de la Suisse, quoiqu'elle repose sur les mêmes principes : elle est plus consistante ; elle serait peut-être un peu plus coûteuse, mais elle ne demanderait pas au pays, ni au point de vue budgétaire, ni au point de vue de la production économique, des sacrifices aussi considérables que ceux auxquels nous nous résignons en ce moment.
Est-ce ce système ou un système analogue que poursuit le gouvernement ? Point. Plus que jamais il entre dans ses intentions de concentrer et de développer l'armée permanente proprement dite et de laisser en dehors des nécessités de la défense les éléments civils de la population. Plus que jamais, nous verrons s'aggraver les charges de l'armée permanente ainsi que ses abus et ses inconvénients.
Sans doute, le gouvernement s'en défend et s'en défendra encore. Tantôt l'honorable ministre des finances repoussait très vivement une augmentation projetée des charges militaires. Mais, derrière les dénégations, il faut voir la force des choses.
Je veux concéder que le gouvernement ne s'engagera pas prématurément, qu'il est sincère en nous demandant du temps pour examiner ; cela empêchera-t-il la logique de parler, et de parler plus haut que toutes les réticences ?
Que nous dit la logique ?
Le général Guillaume représentait, dans l'ancien cabinet, un idéal militaire qui rencontrait chez quelques-uns de ses anciens collègues de vives résistances. Plusieurs fois, ils ont failli le sacrifier. Il est resté à son poste, ses adversaires sont tombés ; et aujourd'hui l'harmonie règne de nouveau sur les bancs ministériels.
Que faut-il conclure de là ? C'est que l'honorable général Guillaume, qui n'a jamais caché ses intentions, a imposé ou imposera ses vues au gouvernement dont il est devenu un membre prépondérant. Qui oserait affirmer d'ailleurs que la question militaire ait été étrangère à la solution de la dernière crise ministérielle ?
Donc, un peu plus tôt, un peu plus tard, avec plus ou moins d'atermoiements et d'atténuations, du compromis et de concessions, nous aurons un développement considérable de l'armée permanente et de tous les services y attachés, que le ministre de la guerre s'appelle le général Guillaume ou qu'il porte un autre nom ; car les opinions que l'honorable général a exposées à cette tribune ne sont pas seulement ses opinions, ses désirs, ses aspirations : ce sont aussi les opinions et les vœux de l'armée, de ses chefs les plus capables, les plus intelligents et les plus énergiques.
Il est l'interprète de leur volonté, leur représentant. Le jour où il faiblirait dans la poursuite de ses projets, le jour où il les abandonnerait réellement au lieu de feindre des concessions, ce jour-là sa carrière ministérielle toucherait à sa fin.
Que veut donc l'armée, que veulent ses chefs ?
D'abord, ils veulent que l'on complète les cadres et les services accessoires. C'est, dit-on, une nécessité absolue. Je le veux bien ; mais, pour pourvoir à ces nécessités, il faudra dépenser encore plusieurs millions, et si vous conservez en même temps l'organisation actuelle, c'est-à-dire la permanence de 30,000 à 40,000 hommes toujours sous les drapeaux, ce n'est point par 30 millions que se chiffrera désormais le budget de la guerre, mais par 45 à 50 millions.
Le temps de présence sous les armes ne sera pas réduit : aujourd'hui, comme hier, messieurs les militaires sont intraitables sur ce point. Il leur faut trois ans au minimum pour former un soldat. Un soldat de profession dans une armée permanente, c'est possible ; et encore, en Prusse on a envoyé en campagne des hommes qui avaient subi une bien moins longue préparation ; mais cela n'est pas nécessaire, à coup sûr, pour nous qui n'avons besoin que de forces défensives.
Un soldat citoyen, qui aura subi une préparation scolaire convenable, s'il a au-dessus de lui de bons cadres, à côté de lui des armes spéciales, composées de volontaires capables et intelligents, n'a besoin ni de trois ans, ni de deux ans, ni même d'un an pour apprendre ce qu'il doit indispensablement savoir.
Le contingent annuel ne sera pas encore augmenté ; cela viendra plus tard parce que l'inconvénient de rappeler des classes trop anciennes est trop évident ; mais on obligera tout homme qui tombe au sort à marcher et à rester sous les drapeaux pendant 3, 4 ou 5 ans, selon les armes dans lesquelles on l'incorporera. Ceux qui pourront se vêtir, s'équiper, se nourrir, après avoir reçu une instruction moyenne, ne serviront qu'un an, comme en Prusse. Ce sera une odieuse inégalité, mais un allégement indirect du budget de la guerre.
Ce n'est pas moi qui regretterai le remplacement ; je l'ai toujours considéré comme un expédient regrettable, nuisible à la constitution de l'armée et n'offrant aucune garantie aux intérêts d'ordre et de conservation que l'armée peut être appelée à protéger.
Mais je déclare, dès à présent, que je ne consentirai jamais à la suppression du remplacement et le pays n'y consentira pas si cette suppression n'a pas pour corollaire une réduction très considérable de présence sous les drapeaux, une réduction qui limite le service militaire proprement dit à quelques mois ; une réduction, enfin, qui profite à tout le monde, riche ou pauvre, ou dont, au moins, tout le monde puisse s'assurer le bénéfice par une instruction et une préparation préalables et accessibles à tous.
En d'autres termes, et je ne vois vraiment pas pourquoi l'honorable général Guillaume a trouvé l'expression blessante, ce qu'il veut introduire en Belgique, c'est la « prussification » de notre armée.
Ce système a pu réussir en Prusse de 1806 à 1813, sous la pression des grands désastres nationaux et d'un sentiment patriotique fort exalté. Il a pu réussir parce qu'à cette époque la Prusse était un pays bien plus agricole qu'industriel ; il a pu se maintenir de nos jours et s'étendre sur toute l'Allemagne sous la nécessité de constituer l'unité et la grandeur de la patrie germanique ; mais si la France avait eu le bon esprit de désarmer, de renoncer à ses pensées de revanche par les armes, le système prussien serait bien près d'être abandonné en Prusse même.
(page 178) Il a été battu en brèche pendant de longues années ; il le sera encore au nom des intérêts civils. Il le sera de plus en plus à mesure que l'industrie se développera chez nos voisins. Chez nous ce système ne parviendra jamais à prendre racine. Songer à enlever à ses métiers pacifiques, pendant un terme de trois ans toute notre population mâle en âge de porter les armes, c'est un rêve irréalisable.
Un dernier mot, messieurs.
Un vote favorable au budget de la guerre dans les circonstances actuelles a pour moi une double portée.
Il sanctionne d'abord l'organisation actuelle, cette organisation dont M. le ministre de la guerre lui-même, par son rapport, a mis en relief tous les vices et toutes les lacunes. Mais ce n'est pas tout.
Un vote favorable au budget de la guerre a aussi, pour moi, cette autre conséquence d'encourager le ministre de la guerre et l'armée derrière lui dans les projets qu'ils caressent, malgré les intolérables aggravations qui doivent en résulter.
Que les antimilitaristes de la droite donnent cet encouragement. Pour moi, je dois le refuser et, comme par le passé, je voterai des deux mains contre le budget de la guerre.
M. Frère-Orban. - Messieurs, j'ai été charmé d'apprendre de. M. le ministre des finances qu'il n'avait fait ni un trait d'esprit ni une restriction mentale quand il a cité, pour s'y associer, la déclaration que j'ai eu l'honneur de faire à la Chambre que le gouvernement ne se refusait pas à examiner si l'on pouvait supprimer les fronts intérieurs de la citadelle du Nord.
C'est donc sur ce terrain exclusivement que se place le gouvernement. Il s'agit pour lui, comme il s'agissait pour nous, ni plus ni moins, de savoir si l'on peut supprimer les fronts intérieurs de la citadelle du Nord, ou s'ils continueront à subsister tels qu'ils sont aujourd'hui. La question étant ainsi posée, je ne veux pas chicaner le gouvernement sur le point de savoir si une solution a déjà été donnée à cette question. Ceci me regarde personnellement ainsi que mes honorables collègues qui ont concouru à la solution. Qu'elle ait été donnée comme je l'ai indiqué ou qu'elle ne fait pas été, le gouvernement reste libre de l'agiter de nouveau ; mais j'ai voulu constater que lorsqu'il invoquait le bénéfice de ma déclaration, ce n'était pas pour lui attribuer un autre sens que celui qu'elle a reçu et que ma déclaration était uniquement rappelée pour bien préciser que l'examen projeté doit se faire dans les limites que j'ai moi-même indiquées. Je dirai cependant que la question, en ce qui regarde le cabinet dont j'ai fait partie, a été résolue comme elle devait et comme elle pouvait l'être.
Il n'était besoin ni de décision législative ni même d'un arrêté royal. Une demande nous avait été adressée dans cette Chambre : Peut-on remplacer les fronts intérieurs par un mur crénelé ?
Ayant fait examiner, le gouvernement répond ici, dans cette même Chambre : Nous ne voyons pas d'inconvénient à ce qu'on remplace les fronts intérieurs par un mur crénelé. Mais comme ce changement n'est point nécessaire au point de vue général, qu'il ne peut servir qu'un désir ou une fantaisie, ou si l'on veut un intérêt local, c'est à la ville d'Anvers à prendre ce changement à sa charge. Nous n'avions pas à faire connaître autrement les intentions du gouvernement.
S'il avait été nécessaire de demander un crédit pour faire un travail quelconque, la Chambre eût été saisie d'un projet de loi ; si la ville avait jugé à propos d'exécuter le projet annoncé, le changement apporté à l'établissement militaire aurait alors seulement été décrété par arrêté royal. Il ne pouvait y avoir ni loi ni arrêté royal pour ne rien faire.
Au surplus, je le répète, le gouvernement est parfaitement libre dans ses déterminations. S'il ne veut pas que la question reste fermée, il peut la rouvrir. Il n'avait nul besoin d'invoquer ma déclaration ; mais comme il ne l'a fait que pour se placer sur le même terrain que celui que j'avais indiqué, je dois être satisfait des explications du gouvernement.
Mais, messieurs, je ne puis être aussi accommodant en ce qui touche la motion d'ajournement dont s'est occupé l'honorable ministre des finances. L'honorable ministre des finances s'est attaché à donner satisfaction à tout le monde, surtout aux adversaires du budget de la guerre, mais à nous point.
Il a critiqué le système actuellement en vigueur, la loi de milice, la loi de recrutement, quelque peu même toute l'organisation de l'armée. Il a été applaudi par tous ceux qui déclarent que ce qui existe ne vaut absolument rien ; il en a reçu des applaudissements bien marqués et bien sentis.
Mais, pour nous qui avons été, qui sommes, qui voulons continuer à être les défenseurs de cette institution nationale qu'on appelle l'armée, pour nous, il n'a pas la plus petite satisfaction à donner.
Le gouvernement ne sait pas s'il aura ou s'il n'aura pas de propositions à faire. Mais que signifie donc le rapport déposé par M. le ministre de la guerre ?
J'ai été au plus haut point surpris, dans notre dernière séance, quand j'ai vu l’honorable ministre de la guerre se lever pour dire qu'il combattait l'ajournement parce que cette proposition mettait en question l'organisation de l'armée !
Mais en quoi la motion d'ajournement met-elle en question l'organisation de 1'armée ? Et qui a mis en question l'organisation de l'armée ? C'est le gouvernement.
L'honorable ministre de la guerre a eu l'extrême bonté de m'apprendre à ce sujet qu'il y avait une loi de recrutement et une loi d'organisation des corps de l'armée ; que cela composait deux lois différentes et qu'on pouvait admettre la loi organique sans admettre la loi de recrutement ; que cela suffisait pour expliquer la position qu'il avait prise.
Je remercie beaucoup M. le ministre de la guerre de m'avoir éclairé à ce sujet. Je me permettrai cependant de lui faire remarquer que m'occupant depuis tantôt un quart de siècle de ces affaires, et ayant été mêlé à toutes les discussions auxquelles elles ont donné lieu depuis près de vingt-cinq ans, je croyais savoir qu'il y avait une loi de recrutement et une loi d'organisation des corps de l'armée ; je n'avais pas besoin d'être éclairé à cet égard. Mais ce que je savais aussi et ce qu'il me paraissait que M. le ministre de la guerre devait savoir comme moi, c'est que l'ensemble de ces lois constituait ce qu'on appelle l'organisation de l'armée et qu'à la base de cette organisation se trouve la loi de recrutement. Or, cette loi, vous l'avez vivement critiquée.
Elle est détestable, elle introduit dans notre armée un élément qui en est la honte et la lèpre. Ce sont vos propres expressions... (interruption) pas d'aujourd'hui mais d'autrefois, car il y a longtemps que votre sentiment est connu.
La loi organique des corps de l'armée n'est pas bonne non plus. La proportion entre les différentes armes est défectueuse, l'artillerie de campagne est insuffisante ; notre intendance est incomplète ; le. train est absent et n'a jamais existé sérieusement en Belgique ; et après avoir ainsi tout critiqué, le recrutement aussi bien que la constitution des corps, vous avez dit pourtant que « l'organisation est bonne ». Je me suis permis de demander ce qu'il y a de bon dans une pareille organisation, et c'est sans doute pour éviter de répondre que vous avez fait, pour mon instruction, votre petite dissertation sur les deux lois. Qu'en reste-t-il, au demeurant, de ces deux lois ? Elles sont à refaire, selon le gouvernement.
Ce n'est pas nous qui sommes venus faire cette déclaration à la Chambre ; c'est le gouvernement. C'est le gouvernement qui a lui-même institué une commission pour lui proposer de remédier aux vices signalés !
Et c'est lorsqu'on a fait une pareille situation, lorsqu'on a tout critiqué et tout ébranlé, lorsqu'on a institué une commission pour remettre à neuf toute cette organisation, c'est après cela qu'on vient dire, par l'organe de M. le ministre de la guerre : « Nous repoussons l'ajournement parce qu'il met en question l'organisation de l'armée ; » et par l'organe de M. le ministre des finances : « Nous ne savons pas ce que nous ferons, nous ne savons pas même si jamais nous aurons une proposition à vous faire. » Cela est-il bien sérieux ?
Que l'on puisse nous répondre : « Nous arrivons ; nous avons besoin de quelque temps pour nous prononcer, » nous le comprendrions, bien que les membres du cabinet soient tous fort au courant des questions qu'il s'agit de décider. Mais enfin, soit ; je comprends qu'il faille du temps.
N'est-ce pas assez de deux mois et demi ? Prenez-en trois. N'est-ce pas assez de trois ? Prenez-en quatre. Quatre mois doivent vous suffire amplement, puisque les questions sont déjà examinées depuis un an. Engagez-vous à nous dire, à notre rentrée après, à la mi-avril, quel est le système de recrutement que vous adoptez, quelles sont les propositions que vous avez à nous faire, et nous votons immédiatement le budget.
Mais on ne veut pas prendre cet engagement ? Et pourquoi ne le veut-on pas ? Parce qu'on transforme la question qui nous occupe en une question de partis, parce qu'on veut que la question électorale reste ouverte ; ce que, pour ma part, je ne veux pas.
On veut que la question électorale reste ouverte, on veut que les honorables membres de la droite qui, aux dernières élections, se sont engagés à demander la réduction du budget militaire, puissent persévérer dans leurs idées et venir, au mois de juin prochain, devant le corps électoral, représenter de nouveau leurs adversaires comme partisans des lourdes charges militaires, et les dénoncer à l’animadversion des électeurs, une première fois trompés et que l'on espère tromper de nouveau. Voilà ce que l'on veut. Eh bien, nous ne le voulons pas ; nous n'accepterons pas cette situation ; nous ne la subirons pas.
(page 179) Il est donc clair comme le jour qu'on pourrait parfaitement s'expliquer dans le délai que je viens d'indiquer. On pourrait faire disparaître toutes les équivoques. S'il y a des vices, qu'on nous les signale ; s'il y a des remèdes, qu'on nous les indique.
J'examinerai ; je ne me prononce contre aucune mesure qui pourrait améliorer l'armée ; je ne déclare pas d'avance que je ne voterai pas les dépenses qui seraient jugées nécessaires afin d'assurer une meilleure constitution de l'armée.
Mais je veux être éclairé ; mais je ne veux pas être joué ; non seulement je ne veux pas être joué ; mais je ne veux pas non plus que mon parti soit joué ; je veux qu'il soit clairement entendu que nous faisons une œuvre consciencieuse et nationale, et il dépend du gouvernement qu'il en soit ainsi.
L'honorable ministre des finances passant en revue diverses lois relatives à l'armée et se montrant beaucoup moins pessimiste que M. le ministre de la guerre, revenant sur des appréciations trop absolues peut-être de ce dernier, trouve qu'il y a du bon dans les lois que nous avons faites ; il trouve que nous avons introduit de grandes améliorations. Mais cependant peut-être y a-t-il encore quelque chose à faire ? La loi de milice a toujours fait sur l'honorable ministre des finances un effet fâcheux ; son cœur en a été ému ; cette loi a été établie à rebours de la justice ; elle pèse sur la classe pauvre beaucoup plus que sur la classe riche.
En quoi, s'il vous plait ? On aime beaucoup à opposer le pauvre au riche et comme vous le verrez tout à l'heure dans la discussion à laquelle je vais me livrer, il semble qu'il y ait comme un mot d'ordre donné de faire appel à l'envie et à toutes les mauvaises passions, sous prétexte de l'intérêt des malheureux et dans la vue de faire prévaloir des systèmes que je combats de toute mon âme, parce qu'ils n'auraient d'autre effet que d'opprimer les prolétaires. Je le défendrai contre ceux qui, invoquant l'intérêt du pauvre et l'opposant à celui du riche, en feraient pourtant des victimes.
En quoi, je vous prie, le système dont le principe nous régit depuis près de quatre-vingts ans fait-il peser sur la classe pauvre plus que sur la classe riche les charges du service militaire ?
Notre système est celui-ci : Tout homme valide se doit au service du pays. Mais on ne peut pas prendre tout le monde. Si tous les hommes en âge de servir étaient appelés sous les armes, non seulement les carrières libérales, l'industrie, le commerce, l'agriculture, tout serait enrayé et suspendu, mais en outre les finances du pays n'y suffiraient pas.
Que fait-on ? On détermine par un tirage au sort ceux qui doivent entrer dans l'armée permanente et ceux qui en sont exempts. S'il y a un moyen autre que celui du sort, qu'on l'indique. Mais le sort est le même pour le pauvre que pour le riche.
Dans cette catégorie se retrouvent les deux éléments : ceux qui peuvent s'exonérer et ceux qui ne le peuvent pas ; cela est vrai.
Mais en quoi le pauvre est-il lésé, puisque celui qui peut présenter quelqu'un le fera servir à sa place ?
Et puis, lorsque le partage est fait de ceux qui peuvent avoir un remplaçant et de ceux qui ne peuvent se faire remplacer, tout n'est pas terminé.
Ceux qui n'entrent pas dans l'armée permanente entrent dans la garde civique, à la condition qu'ils s'équipent à leurs frais. Les pauvres sont aussi exemptés de cette partie du service militaire. Je ne recherche pas, en ce moment si la garde civique ne pourrait être soumise à une instruction militaire plus complète ; je m'occupe du principe. Or, la garde civique, qui est chargée du maintien de l'ordre en temps de paix, peut être mobilisée en temps de guerre et, dès lors, elle serait appelée à jouer exactement le même rôle que l'armée. Où est le privilège au profit des riches ? Si un privilège a été fait au profit de quelqu'un, c'est au profit des classes les plus nombreuses et les moins heureuses de la société. Voilà le système. Il a été complété par une loi due à notre initiative, que les Chambres ont sanctionnée, qui alloue une rémunération aux miliciens, imposant, de ce chef, une charge de deux millions de francs au trésor.
Mais l'honorable ministre des finances en aurait voulu un autre, meilleur, à son avis. L'honorable ministre faisait partie d'une commission dans laquelle il avait proposé un système d'exonération qui a été repoussé, il ne sait pas pourquoi.
Mais je tiens qu'il a été assez bien réfuté d'abord dans les documents parlementaires, ensuite dans les discussions qui ont eu lieu dans les Chambres.
Quelles sont donc les raisons qui ont fait écarter votre projet ?
Le système d'exonération a été préconisé à une époque or l'on s'en préoccupait vivement en France et où l'on croyait que c'était un moyen très heureux de concilier les intérêts civils avec les intérêts de l'armée.
Nous l'avons combattu dès l'origine et depuis il a été condamné et abandonné. Nous avons dit les raisons de notre opposition dans l'exposé des motifs du projet de loi sur la milice, déposé, si mes souvenirs sont exacts, en 1862 et qui contient, je crois, la réfutation complète du rapport qui avait été fait par une commission spéciale qui avait admis le système de l'exonération.
Et non seulement cette réfutation a été faite alors, mais, dans le sein même de cette Chambre, divers projets d'exonération ont été proposés et ils ont été successivement écartés parce qu'ils ont été reconnus impraticables.
L'honorable ministre des finances paraît en avoir un en réserve ; il est un peu vague et je l'engagerai à le préciser, à le formuler, car rien ne doit plus l'arrêter aujourd'hui : il n'est plus dans la position de membre d'une commission ou du Sénat ; il est aujourd'hui à la tête du gouvernement ; il peut, que dis-je ? il doit, s'il a une idée si heureuse, la formuler et la soumettre à nos délibérations.
C'est un système, autant qu'il a été permis de le comprendre à une simple audition, en vertu duquel on ferait payer une somme très considérable par les riches pour s'exonérer du service militaire. Les riches payeraient 4,000, 5,000 et jusqu'à 6,000 francs, puis des sommes décroissantes selon la position de ceux qui voudraient s'exonérer. Et du produit de ces sommes, on ferait deux parts : l'une pour la famille du milicien qui ne peut s'exonérer, l'autre pour l'exonérant, autre nom du remplaçant.
Eh bien, ce système a été proposé, nous dit-on, mais il a été écarté ; pourquoi ? Selon l'honorable ministre des finances, - j'en crois à peine mes oreilles, - il a été écarté à cause de la répulsion qu'il avait inspirée aux classes électorales. En vérité, j'ai presque honte de devoir relever une pareille appréciation. Est-ce que vous croyez que les classes électorales répudieraient un mode quelconque d'exonération s'il avait quelque chose de pratique, de raisonnable, de juste ?
Croyez-vous qu'elle les répudierait, alors que dans les échelons inférieurs se trouvent les classes électorales qui, dans votre système, s'exonéreraient à de meilleures conditions qu'avec le remplacement ? Votre idée a été écartée et je crois que vous vous garderez bien de la formuler jamais en un projet de loi, parce qu'elle est irréalisable. Vous ne sauriez obtenir que des sommes fort insuffisantes pour constituer le fonds qui vous serait nécessaire. Vous vous faites une idée fausse de la condition de ceux qui se font remplacer. Ils ne sont pas riches, tant s'en faut, pour le plus grand nombre, et une nouvelle charge les accablerait. Vous oubliez que, dans la discussion du projet de loi sur l'organisation militaire, j'ai établi que 78 p. c. à peu près de ceux qui se sont fait remplacer en 1866 appartenaient à la classe des ouvriers, des journaliers, des domestiques, des artisans : menuisiers, cordonniers, forgerons, charpentiers, maçons, tailleurs, cultivateurs. Plus de 62 p. c. de ces mêmes individus ne payaient aucune contribution directe ou payaient des contributions inférieures à 40 francs. Voilà la classe électorale qui était à redouter ! Voilà les riches que je protégeais, en défendant le remplacement ! Voilà les riches que je défends encore aujourd'hui contre des projets qui les menacent !
Mais il est de mode, à ce qu'il semble, il est de bon ton et de bon goût de dénoncer, même au banc ministériel, les classes électorales et l'égoïsme des riches.
Les classes riches, les classes bourgeoises, les classes moyennes, elles sont égoïstes. Elles ne veulent rien faire pour les prolétaires, qu'elles tiennent sous le joug et dont elles ne veulent pas l'émancipation.
C'est, en vérité, comme un écho du thème des meetings antimilitaristes ; nous en sommes encore là.
C'était le système des meetings antimilitaristes dont nous a parlé l'autre jour l'honorable M. de Kerckhove.
Il m'a traité à ce sujet de Turc à More. (Interruption.) Je voudrais, à mon tour, le traiter un peu de More à Turc. (Interruption.)
L'honorable membre a été acteur dans le meeting de Liège. Il y a eu 3,000 ou 4,000 personnes. Il y en avait, a-t-il dit, jusque sur les toits. Les amis complaisants de l'honorable membre attestaient autrefois que l'on y avait compté 5,000 ou 6,000 personnes.
Je rends hommage à la modération de l'honorable membre : il n'en a supposé, lui, que 3,000 ou 4,000.
Cependant, nous avons à la Chambre un certain greffe qui renferme des pièces parfois intéressantes.
On a préparé, dans ce meeting, une pétition que l'on signait à la sortie et qui, d'après le compte rendu officiel, « se couvrait de milliers de (page 180) signatures. » J'ai fait prendre copie de cette pièce ; j'ai fait compter les signatures et les 5,000 ou 6,000 adhérents, les 3,000 ou 4,000 antimilitaristes montés jusque sur les toits, les milliers de signataires de la pétition, se réduisent à 992, y compris les doubles emplois faits pour grossir le nombre. Voilà tout ce que l'on a pu réunir, les passions politiques aidant, à grands renforts de réclames, par la coalition de toutes les oppositions, au milieu d'une immense agglomération de population, si l'on compte les communes voisines et dans une ville de cent mille âmes !
L'honorable membre a pris pour adhérents les 5,000 ou 6,000 spectateurs.
Voilà donc la manifestation réduite, comme on le voit, à de fort modestes proportions.
Dans cette grande assemblée on a - comment l'honorable membre a-t-il dit ? - ah ! on a, à la manière anglaise, poussé un grognement en mon honneur. L'honorable membre s'est imaginé que j'avais dû en être extrêmement ému et que c'était ce qui m'avait porté à critiquer souvent « ce grand meeting » d'antimilitaristes. Je n'ai pu en être ému, car j'ignorais ce détail piquant. Le compte rendu officiel, chose extraordinaire, ne parle pas de cet incident intéressant. Et cependant s'il avait en lieu, il me semble qu'on aurait grand soin de le faire remarquer.
Au surplus, s'il n'a pas eu lieu, c'est par oubli ; il devait avoir lieu. Ce qui m'eût le plus étonné, en effet, c'est que dans cette réunion on eût pu m'applaudir. Si l'on m'y avait applaudi, mais bien sûr j'aurais cru que j'avais fait quelque sottise... comme vous qui avez été applaudi. (Interruption.)
M. de Kerckhove. - Vous ne lui en voudriez pas tant si vous aviez été applaudi. Voilà la question.
M. Frère-Orban. - Je ne lui en veux en aucune façon. Il a mieux servi ma cause et par le spectacle édifiant de la coalition dont il était le fruit et par les discours qui y ont été prononcés, que je n'aurais pu le faire moi-même.
On y faisait beaucoup mieux que des grognements pour me couvrir de confusion ; mes amis et moi, nous y étions dénoncés en des termes qui étaient applaudis des deux mains et surtout par l'honorable membre et qui méritent d'être rappelés.
Voilà comment s'exprimait un orateur républicain :
« Quoiqu'il n'y ait pas un seul homme de cœur qui ne maudisse la conscription et les armées permanentes, ces fléaux ne sont pas encore prêts à disparaître.
« Pourquoi ? Parce que devant la nation qui dit : Je veux, il y a un ministre despote, et insolent qui dit : Je ne veux pas.
« Quels sont les principes de ces hommes ? Ils n'en ont pas : ils nous déroberaient volontiers les nôtres, pour en faire, par je ne sais quelle œuvre de sophistication ténébreuse, ce mélange de progrès et de réaction qu'on appelle le doctrinarisme.
« Ils ont repoussé la maxime antique que la grande république avait inscrite sur ses drapeaux.
« Ils font la paix avec les châteaux, ils favorisent les châteaux et ils portent le deuil dans les chaumières, pour servir les caprices dynastiques et les lâchetés bourgeoises de quelques-uns. »
Et l'honorable M. de Kerckhove battait sans doute des mains, tout au moins lorsqu'on stigmatisait « le ministre despote et insolent » et que l'on flétrissait « les caprices dynastiques et les lâchetés bourgeoises de quelques-uns. »
Nous n'avions pas nous, continué les maximes de la grande république de 93 qu’il voulait que l'on fit la guerre aux châteaux prétendument au profit des classes populaires ! Non, nous n'avons voulu faire la guerre ni aux chaumières, ni aux châteaux ; nous avons voulu la justice pour tous. Voilà notre crime.
Mais on était en présence de membres de l'Association internationale, on avait rassemblé, à son de trompe, un cénacle d'hommes qui comprenaient parfaitement les maximes que l'on mettait en avant et que nos dévots conservateurs applaudissaient.
Mais l'honorable M. de Kerckhove ne connaissait pas les doctrines de l'Internationale ; il en donne sa parole d'honneur. Il avait entendu parler de l'association internationale des travailleurs, mais elle n'avait pas encore développé ses idées, elle n'avait pas donné son programme, programme qu'il déteste. Eh ! dans cette « grande » assemblée, vous n'étiez que les porte-queues de l'Internationale.
Voici ce que votre organe à Liège même, voici ce que la Gazette épiscopale annonçait le 5 février 1868 :
« Meeting général contre la conscription.
« Un nouveau meeting, tel que notre vile n'en a pas encore vu, est convoqué, dimanche, à trois heures, dans la salle de la Renommée, pour émettre une solennelle protestation contre la conscription et les charges militaires.
« Les démonstrations jusqu'à présent organisées par les ouvriers de l'Association internationale des travailleurs ont eu leur caractère particulier ; autre et plus général sera celui de l'assemblée de dimanche.
« Toutes les classes sociales y seront représentées ; elle sera tenue en dehors de toutes les rivalités de parti ; la même réforme enfin y sera réclamée et par la voix catholique de plusieurs de nos amis les mieux connus, et par celle des orateurs des plus distingués du libéralisme indépendant.
« Sentinelles doctrinaires, garde à vous ! C'est l'heure ou jamais de signaler le fantôme rouge et noir, et de dénoncer la coalition monstrueuse.
« Dénoncez-la donc : vos dénonciations, nous en avons la confiance, n'abuseront plus personne. »
Vous voyez qu'il n'y avait ni doute, ni hésitation ; on ne se faisait aucune illusion, on savait où l'on allait. On reprenait l'œuvre commencée par l'association internationale des travailleurs. On constatait « la coalition monstrueuse, » on raillait « le fantôme rouge et noir » et bras dessus, bras dessous, on montait à l'assaut pour détruire la conscription et les charges militaires.
Cependant, comme pour avertir ces fanatiques, les journaux libéraux de Liège rappelaient, la veille et le jour même du meeting, une brochure publiée à Bruxelles et qui exposait avec une entière franchise les principes et les mobiles des promoteurs de l'agitation.
« L'armée et la royauté, disait-on dans cet écrit, sont intimement liées dans l'histoire. On ne peut renverser l'une sans ébranler l'autre.
« Le progrès politique, c'est-à-dire l'abolition de la royauté et de l'armée, a pour terme final l'avènement de la république occidentale, qui seul peut clore la crise qui agite l'Europe depuis le XVème siècle.
« Il faut de l'audace en politique, surtout de la franchise. Si nous voulons renverser l'armée, attaquons la royauté ; si nous sommes démocrates, soyons républicains. Ne séparons pas les deux champions de la réaction ; mais souvenons-nous des paroles d'un éminent révolutionnaire : Morte la bête, morte le venin ! Le venin, c'est l'armée ; la bête, c'est la royauté ! »
Et la pensée était répercutée dans le meeting, où l'on dénonçait « les caprices dynastiques et les lâchetés bourgeoises de quelques-uns. »
Vous ne saviez pas ce qu'était l'Internationale ; vous ignoriez ses doctrines ! Vous ne saviez donc pas qu'en 1865 l'Association internationale avait tenu ses grandes assises à Londres ?
Vous ne. saviez donc pas qu'en 1866 l'Association internationale avait tenu un congrès à Genève ? Vous ne saviez donc pas qu'en 1867 l'Association internationale avait tenu un congrès à Lausanne, ce fameux congrès qui eut un si grand retentissement par les doctrines qui y ont été professées ? Vous ne saviez donc pas que le congrès des travailleurs, réuni à Lausanne, avait décidé qu'il tiendrait, en 1868, sa prochaine assemblée à Bruxelles ?
Vous ne savez donc pas que le bruit de votre meeting n'était pas encore éteint, qu'éclataient dans le pays de Charleroi, les scènes douloureuses de Montigny ?
Vous ne savez pas, ou vous avez oublié, sans doute, qu'immédiatement après, nous avons eu un manifeste de l'Association internationale des travailleurs, publié deux mois après votre propre meeting ; que l'auteur de ce manifeste était le sieur Vésinier que nous avons expulsé du pays (expulsion sur laquelle le cabinet d'alors a donné des explications à la Chambre) et qui a été retrouvé membre de la Commune de Paris ?
Et quel est le langage que vous teniez dans votre meeting, aux applaudissements de tous vos amis ? Je m'abstiendrai de citer les noms de ces amis qui siégeaient au bureau du meeting. J'en pourrais retrouver jusque seules bancs du Sénat.
M. Cornesse. - Et sur les bancs de la gauche.
M. Frère-Orban. - Je montrerai tout à l'heure à quoi ils ont abouti. (Interruption.)
Je crois que vous étiez là aussi parmi les spectateurs dont a parlé M. de Kerckhove. (Nouvelle interruption.) Voici la liste des signataires de la pétition ; si vous voulez la voir, vous y trouverez les noms de vos meilleurs amis, et quelques noms qui vous touchent de très près.
Quoi qu'il en soit, écoutez le langage de M. de Kerckhove.
« Votre histoire, disait-il, est pleine de souvenirs ; elle prouve à chaque pas que Liège a toujours aimé deux choses, deux grandes choses, deux des plus grandes que Dieu ait données à l'homme sur la terre, la liberté et le travail ! (Bravos,) Or, quand on aime le travail, il est impossible d'aimer le militarisme. Quand on aime le travail, on respecte les travailleurs, et on ne consent pas à les livrer aux exigences du servage militaire (bravos) ; quand on (page 181) aime le travail, on ne consent pas à voir son pays engloutir toutes ses ressources dans cet abîme sans fond, qu'on appelle les fortifications d'Anvers, le budget de la guerre et les armées comme celles que l'on veut nous donner en Belgique. (Applaudissements prolongés.) Quand on aime la liberté, il est impossible de ne pas s'effrayer pour nos institutions, pour notre avenir, de cette ceinture d'obéissance passive dont on veut entourer notre pays. (Vive adhésion.) »
Et puis comme cela ne suffisait pas, vous mettiez la main sur la conscience, et au nom de tout ce qu'il y a de saint et de sacré vous répudiiez la conscription.
« Quant à moi, disiez-vous, dussé-je être abandonné de tous mes électeurs (je ne suis pas très inquiet sous ce rapport), je n'accepterai jamais la conscription. (Bravos unanimes.)
« Je ne puis pas l'accepter comme citoyen ; je ne puis pas l'accepter, passez-moi le mot, comme philosophe, et il m'est impossible de l'accepter comme chrétien. Elle révolte ma conscience. » (Applaudissements.)
M. Bouvier. - Et il votera le budget !
M. Frère-Orban. - Vous avez annoncé une première fois que, pour ne pas abandonner vos amis qui sont au pouvoir, vous voteriez le budget. (Interruption de M. de Kerckhove.)
Vous l'avez déclaré dans une association cléricale où les cas de conscience sont pris, comme on sait, en considération et puis, lorsque j'ai eu pris le soin de rafraîchir vos souvenirs un peu hésitants, vous avez dit ici que vous réserviez votre vote.
M. Bouvier. - Il a voté le contingent.
M. Frère-Orban. - Si l'honorable membre n'a pas connu les doctrines de l'Internationale, c'est assurément qu'il n'a pas voulu les connaître...
M. de Kerckhove. - Je demande la parole...
M. Frère-Orban. - Ce qu'il n'a pas pu ignorer, étant dans cette réunion, c'étaient d'abord les discours qu'on y tenait. Ce qu'il n'a pas pu ignorer non plus, c'est que le socialisme y avait ses représentants les plus autorisés et qui jamais, ce qui est très honorable de leur part, n'ont dissimulé leurs opinions.
Eh bien, l'assemblée vous a couronné rosiers tous en même temps. (Interruption.) Vous avez été tous acclamés et, sur la proposition du président de ce « grand » meeting, on a voté des remerciements aux orateurs, à vous, M. de Kerckhove, ainsi qu'à M. Coomans, à M. Paul Janson et à M. Robert. Vous étiez au milieu de socialistes qui ont toujours dit hautement leurs sentiments et qui ont raison de le faire puisqu'ils se déclarent convaincus.
Vous saviez donc parfaitement quels étaient vos alliés ; vous saviez quel but ils poursuivaient comme vous saviez, quant à l'armée tout au moins, ce que voulait l'Association internationale. Mais lorsque l'on signale cette étrange coalition, lorsque l'on constate également que la majorité parlementaire, produit d'une semblable coalition, se compose des éléments les plus divers, d'éléments discordants, d'éléments tout à fait contradictoires, croyants, mécréants, libres penseurs, philosophes et le reste, lorsqu'on constate cette situation, qui aura des conséquences sur lesquelles vous fermez en vain les yeux, vous nous dites, par l'organe de M. Jacobs, d'un petit air délibéré : Et pourquoi pas ? Que trouvez-vous à reprendre dans des alliances ainsi formées ? Nous avons vu M. de Mérode marcher d'accord avec M. de Potter, qui étaient certes aux antipodes lorsqu'il s'agissait de religion ; ils poursuivaient ensemble un but commun.
Certes, des personnes d'opinions très diverses peuvent fort honorablement s'unir pour faire, triompher une cause juste. Mais il y a des alliances, il y a des coalitions qui sont immorales et dangereuses.
Si l'on met simplement en commun ou si d'un côté l'on apporte seulement en société des rancunes, des haines, des convoitises, des animosités personnelles, des ambitions de parti et que, pour les assouvir, on se montre prêt à sacrifier un intérêt national de premier ordre, on fait une œuvre hautement condamnable.
Mais si des personnes très divisées d'opinions sur cent sujets différents s'unissent pour faire triompher des principes justes, comme ceux qui ont motivé l'union de MM. de Mérode et de Potter pour propager les grands principes sur lesquels repose notre Constitution : liberté de conscience, liberté d'enseignement, liberté de la presse, liberté d'association, liberté des cultes, oui, elles font bien, et l'on peut applaudir à leur union ; il ne suffit pas, toutefois, pour légitimer ces alliances, ces coalitions, qu'elles aient un but moral, qu'elles ne s'appliquent qu'à une chose licite ; il faut encore que, de part et d'autre, il y ait loyauté dans l'exécution du contrat.
Si, à la suite de la révolution de 1830, accomplie par les efforts communs, M. de Mérode s'était tourné du côté, de M. de Potter et lui eût dit : Nous voulions, mes amis et moi, renverser un gouvernement protestant ; nous avons réussi ; notre but est atteint ; nous n'en voulons pas davantage, et quant à vos principes de liberté, nous n'en voulons plus ! il y aurait eu des protestations d'indignation dans la Belgique entière contre un pareil langage.
Et pourtant c'est ce que vous faites aujourd'hui. Après avoir formé vos coalitions antimilitaristes, après avoir appelé à vous les opposants de la gauche, dont on parlait tout à l'heure en m'interrompant, vous retournez vers eux, eux qui vous ont secondé et qui ont contribué à vos succès, et vous leur dites : Le tour est fait !
Ce que nous voulions, c'était le renversement du ministère ; il est abattu ; tout est dit.
Nous nous étions déclarés antimilitaristes, nous avons proclamé partout que nous voulions la réduction des dépenses militaires ; cela est vrai ; mais pour obtenir des portefeuilles ministériels, nous avons subi la condition de ne réduire l'armée ni d'un homme, ni d'un cheval, ni d'un canon.
Convenez-en, notre position est difficile ; nous ne savons encore quel est, de préférence, et pour notre plus grande utilité quel est l'engagement que nous devons trahir.
Nous le confessons, nous avons annoncé dans les meetings que nous voterions contre le budget de la guerre ; nous en avons fait le serment dans nos associations cléricales ; mais aujourd'hui que notre but est atteint, nous devons, au moins provisoirement, voter ce budget ; soyez tranquilles toutefois ; nous nous en occuperons plus tard, et tenez, nous en reparlerons au moment des élections.
Eh bien, assurément, le moraliste le moins scrupuleux ne saurait rien louer dans une pareille attitude et vous ne pouvez en aucune façon vous justifier en vous retranchant derrière MM. de Mérode et de Potter.
Mais, messieurs, ce n'est pas seulement dans les parages d'où je viens de sortir, ce n'est pas seulement dans les meetings qu'on s'est occupé à démolir l'armée ; on l'a démolie, on lui a porté de rudes atteintes dans des régions plus élevées.
Dans les meetings, on a fait de la démocratie antimilitariste ; on fait maintenant en haut d. la démocratie militariste.
Et pour essayer de la faire triompher, cette, fois comme ailleurs, on fait appel aux plus mauvaises passions. On va répétant que ceux qui défendent le système consacré par nos mœurs et nos lois sont des égoïstes, des hommes qui ont pris en main la cause des riches contre les pauvres ; ce sont des hommes qui imposent aux pauvres l'obligation de défendre l'ordre la propriété, l'indépendance nationale, au profit des riches, qui sont exonérés.
M. le ministre de la guerre a tenu au fond ce langage, il a été tenu ailleurs, au sein de cette commission que vous avez instituée, et cela parce qu'on poursuit un but : la suppression du remplacement et l'introduction du service personnel en Belgique.
Le remplacement, c'est l'abomination de la désolation ; servir pour de l'argent, c'est méprisable. C'est pour l'honneur qu'il faut servir.
Je voudrais bien, messieurs, qu'on me montrât dans l'armée, en supprimant les remplaçants, quels sont ceux qui servent sans recevoir de l'argent en échanger de leurs services. Nous avons donc avili les miliciens en leur accordant une rémunération indépendamment de la solde qu'ils reçoivent et qui équivaut au salaire qu'ils obtiendraient communément dans la vie civile,
Depuis le caporal jusqu'au général, tout le monde est payé.
Il peut y avoir des remplaçants vicieux, des remplaçants tarés.
De mauvaises lois peuvent permettre une réduction de mauvais éléments dans l'armée.
Il faut porter remède à cet état de choses. Ces mauvaises lois ont existé ; nous les avons corrigées. Si de nouveaux vices se révèlent, qu'on les fasse disparaître.
Mais représenter le consentement à recevoir une certaine somme pour servir au lieu et place d'un autre, comme une chose indigne et malhonnête en soi, cela n'est pas sérieux.
On a pu considérer les capitulations que faisaient autrefois les cantons suisses qui fournissaient des troupes aux pays étrangers comme une chose peu convenable de la part d'un gouvernement. On a blâmé un gouvernement républicain de lever des troupes pour les mettre à la solde d'un roi absolu.
Mais on n'a pu dire qu'un Suisse qui servait dans ces conditions était déshonoré ni qu'il était un mauvais soldat.
On dit de toutes parts : Il faut faire en sorte d'obtenir pour l'armée (page 182) beaucoup de volontaires. Il faut donner une grosse prime aux volontaires et les payer largement ; on affirme que l'on aura ainsi une armée dans les meilleures conditions.
Mais qu'est-ce qu'un volontaire qui reçoit une prime pour s'engager si ce n'est un homme qui sert pour de l'argent ?
Pourquoi le remplaçant serait-il un mauvais soldat ? Est-ce parce qu'un homme se sent plus d'aptitude pour l'état militaire qu'un autre, qu'il devient un mauvais soldat ? Où a-t-on vu, en dehors des déclamations qui se font au sein de l'armée belge parce qu'on poursuit un but préconçu, où a-t-on vu attaquer les remplaçants comme on le fait ici ? On a fait ici tout ce qui pouvait être tenté pour les démoraliser, pour les rendre impossibles dans l'armée. Ils ont été honnis, injuriés, bafoués ; ils ont été signalés comme étant la honte et la lèpre de l'armée.
Dans les pays où l'on se montre plus sage, plus raisonnable, où a-t-on vu attaquer le remplacement de la même façon ? En France, pour ne parler que des faits de ces derniers temps, les soldats de marine, qui se sont si admirablement conduits, comptaient un tiers de remplaçants. La gendarmerie, cet excellent corps qui a si bien et si énergiquement résisté aux premiers efforts des communeux à Paris, la gendarmerie, comprenant 20,000 hommes, avait 10,000 rengagés à prix d'argent.
Lisez le rapport de M. Chasseloup-Laubat ; c'est lui qui le dit : S'il y avait eu un grief à formuler contre les remplaçants pour les faire disparaître, on n'eût pas manqué de l'invoquer dans les documents français qui s'occupent de la réorganisation de l'armée.
Eh bien, dans tous ceux que j'ai lus, je n'ai pas trouvé un seul mot contre les remplaçants.
La suppression du remplacement, c'est ce que l'on veut. Il y a, à ce sujet, une espèce d'idée fixe qui doit disparaître. C'est une idée fatale, au triomphe de laquelle on s'acharne depuis des années, que l'on a voulu incarner dans l'exonération et qui a pris une recrudescence nouvelle depuis qu'on a préconisé le service obligatoire et personnel.
Non, je me trompe ; on a prêché en faveur du service obligatoire et personnel, mais à la dernière heure, je ne sais pourquoi, l'honorable ministre de la guerre nous a dit : Oh ! l'on m'attribue des exagérations que je répudie ; je ne veux pas du service obligatoire, je veux simplement du service personnel. Eh bien, vous faites disparaître la plus belle auréole de vos projets.
Il y a quelque chose de séduisant en ceci : service obligatoire pour tous ; tout le monde servira dans les mêmes conditions pour défendre son pays, pour maintenir l'ordre. C'est très séduisant. Je le déclare pour ce qui me regarde, si vous m'apportez ce système, je le voterai des deux mains. Quand vous aurez trouvé le moyen de faire une armée permanente dans laquelle tous les hommes valides serviront et serviront également ; quand, tout homme étant soldat, vous aurez trouvé le moyen de conserver les lettres, les sciences, les arts ou de faire fleurir l'industrie, le commerce, l'agriculture en gardant ainsi les sources fécondes du travail pour les classes laborieuses, je crois que vous pourrez vous vanter d'avoir trouvé la pierre philosophale. Si les sciences militaires doivent un jour accomplir un pareil progrès et arriver à la solution du problème ainsi posé, nous accepterons le fruit de son œuvre avec reconnaissance.
Mais ce n'est pas cela du tout que l'on veut. Le service obligatoire pour tous est une enseigne. On veut tout autre chose, et l'honorable ministre de la guerre, lorsqu'il vous a dit qu'il se contentait du système personnel, ne vous a fait aucune espèce de concession.
En effet, lorsqu'il a été un peu pressé de dire ce que c'était que le service qui n'était pas obligatoire et qui était personnel, il nous a répondu ceci : « Tous ceux qui tombent au sort marchent. »
Ainsi d'abord vous voyez que cette « infâme » loterie militaire continue à subsister dans ce système.
M. le lieutenant-général Guillaume, ministre de la guerre. - Je ne me. suis jamais servi de pareilles expressions.
M. Frère-Orban. -- Oh, non, ce n'est pas vous ; ce sont ceux qui attaquent la conscription. Mais c'est un mot qui est ici parlementaire ; on sait qui l'a introduit dans nos discussions. Eh bien « l'infâme » loterie militaire subsiste dans ce système et les révoltes d'autrefois ne se sont pas fait entendre.
Mais comme cela n'est pas encore assez précis, et que M. le ministre de la guerre comprend qu'il doit sortir d'un vague compromettant, voici comment son idée est formulée.
« Le principe que je désire voir adopter par le pays et par la Chambre, dit-il, c'est le service personnel, c'est-à-dire la suppression du remplacement, de toute espèce de remplacement, en un mot, je désire le service comme en Prusse. »
Nous savons maintenant où nous en sommes. Nous avons quelque chose de précis et de déterminé à quoi nous pouvons nous attaquer, que tout au moins nous pouvons examiner.
Il semble résulter des paroles de l'honorable ministre de la guerre qu'en Prusse le service n'est pas obligatoire et que toute espèce de remplacement y est supprimé.
C'est ce que nous allons rechercher en consultant les lois et leur exécution, et par échange de bons procédés à M. le ministre de la guerre qui a bien voulu m'enseigner que nous avons une loi de recrutement et une loi organique des corps de l'armée, je vais communiquer le document prussien de 1814 qui renferme le principe dont nous avons à nous occuper.
Le préambule de la loi porte : « Chaque Prussien, dès qu'il a accomplit sa vingtième année, est astreint à la défense de là patrie. Afin de pouvoir concilier l’accomplissement de cette obligation en temps de paix avec l'intérêt du commerce et des carrières libérales, il sera établi les catégories ci-après en vue des services et des obligations imposées pour le service militaire. »
Ainsi, messieurs, en Prusse, tout au moins en principe et sur le papier (nous verrons tout à l'heure ce qu'il en est dans la pratique), en principe, obligation pour tous mais avec des catégories, c'est-à-dire avec des exemptions, des tempéraments, des adoucissements à la rigueur du principe, dans l'intérêt du commerce et ces carrières libérales.
En quoi consistent maintenant ces tempéraments et ces adoucissements ?
Je vais en emprunter l’énumération au discours d'un honorable général prononcé au sein de la commission instituée par le gouvernement. Ces adoucissements consistent en ajournements annuels, en dispenses et en diminution du temps de service.
Les dispenses et les ajournements peuvent être prolongés pendant tout le temps du service. « Mais, en général, continue le discours auquel j'emprunte ces faits, si des motifs de dispenses subsistent dans la troisième année et que la commission juge qu'il y a lieu de les admettre, les jeunes gens qui en sont l'objet sont classés dans la première ou la deuxième classe de réserve de recrutement, ce qui équivaut, dans ce dernier cas, à une véritable libération du service en temps de paix. »
Ce qui est ici énoncé est emprunté à une instruction ministérielle prussienne du 30 juin 1817.
Parmi les dispensés, il faut comprendre les prêtres, les instituteurs, les employés salariés par l'Etat et par les communes, pourvu qu'il soit prouvé que l'on ne pourrait les remplacer par d'autres personnes, sans préjudice notable pour l'administration qui les emploie.
A côté des ajournés et des dispensés, on trouve les volontaires d'un an. Les volontaires d'un an, c'est en thèse générale la position des jeunes gens de la classe aisée. Il y en a en tout et pour toute la Prusse annuellement 12,000 à 15,000.
Ces volontaires d'un an doivent se trouver dans les villes où il y a des garnisons ; ils ne vont pas à la caserne ; ils ne vivent pas de la vie du soldat. Ils entrent dans les rangs lorsque l'on va à la parade ou à l'exercice ; ils en sortent pour rentrer chez eux et se livrer à leurs études, à leurs affaires ou à leurs plaisirs.
Remarquez que je ne critique pas, je constate. On sait tirer en Prusse un excellent parti des volontaires d'un an pour avoir des officiers de la landwehr. Mais lorsque l'on parle de l'influence qu'exercent ces volontaires d'un an sur la moralisation de l'armée et comme éléments propres à combattre l'influence exclusive du prolétariat, au point de vue de l'ordre et de la propriété, je ne saurais pas me dispenser de faire observer combien leur nombre est limité, comment ils sont noyés dans une immense armée et qu'ils ne font guère l'éducation des prolétaires que par le contact des coudes.
Quoi qu'il en soit, ni les ajournés, ni les dispensés, ni les volontaires d'un an ne comptent dans la formation du contingent.
Or, ce contingent annuel pour la constitution de l'armée permanente, doit être fourni par la population. D'où il suit que l'on donne aux ajournés, aux dispensés et aux volontaires d'un an, des remplaçants forcés ; le remplacement, s'il n'existe pas dans la même forme qu'en notre pays, existe cependant en réalité puisqu'un homme doit servir pour un autre.
Il y a cette différence qu'il sert souvent gratis et malgré lui.
Vous verrez tout à l'heure dans quelle mesure ce remplacement existe. Je ne juge pas le régime ; je ne l'examine qu'au seul point de vue démocratique où l'on se place pour conspuer notre système.
Je dois toutefois faire une remarque puisque l'occasion s'en présente. On a coutume d'attribuer au système prussien le mérite de permettre à (page 183) l'Etat de disposer d'un très grand nombre d'hommes. Il en est sans doute ainsi, mais ce système n'est pas le seul qui puisse donner de pareils résultats et il ne faut rien exagérer.
De combien d'hommes la Prusse a-t-elle pu disposer à l'aide de son mécanisme ? Elle a disposé en 1866 de 670,000 hommes pour 20 millions d'habitants et l'Allemagne en 1870 a disposé de 1,200,000 pour 40 millions ; et encore, comme vous le savez, ce chiffre de 1,200,000 est contesté par M. Thiers qui prétend que le nombre de soldats de la Prusse ne s'est pas élevé à plus de 800,000.
La Belgique a pu faire pendant plusieurs années et saurait faire encore un effort dans la même proportion. Après 1830, nous avons eu en solde, en Belgique, 128,000 hommes pour 3,800,000 habitants.
C'est, proportion gardée, autant que la Prusse en 1866 et l'Allemagne en 1870, puisque, dans le premier cas, la proportion donnerait 127,300 hommes, dans le deuxième, 122,000 hommes pour la Belgique.
S'il ne s'agit donc que d'obtenir le nombre d'hommes nécessaire, pas n'est besoin de recourir à un système que nos mœurs repousseraient et qui infligerait, d'ailleurs, de lourdes charges à la partie la plus pauvre de la population.
Nous n'avons pas, au surplus, à constituer la plus grande armée possible. Il nous faut l'armée nécessaire.
Nous ne pouvons pas avoir la prétention de constituer une armée qui nous mettrait en mesure de résister seuls à une grande puissance quelconque. N'essayons pas de ces choses absurdes et impossibles.
Nous avons une population de 5,000,000 d'âmes ; ne faisons pas le rêve insensé d'avoir une armée égale à celle d'une nation qui recrute son armée sur une population de 40,000,000 d'âmes.
Non, ce n'est pas cela qu'il nous faut ; il nous faut une armée, l'armée nécessaire pour défendre le territoire avec nos alliés.
Si, attaqués par une grande puissance, nous n'étions point secourus, nous ne pourrions résister aux forces armées qui seraient conduites contre nous et il ne nous resterait qu'à succomber avec honneur dans la place d'armes où nous serions enfermés. (Interruption.)
Mais le secours est inévitable ; nous avons la garantie de l'Europe parce qu'il est de l'intérêt de l'Europe que la Belgique soit indépendante et neutre.
Nous avons des alliances certaines et par conséquent nous devons être armés ; nous devons l'être pour maintenir notre neutralité ; nous devons l'être pour aider nos alliés dans notre défense si nous étions attaqués.
Oui, notre défense doit être respectable ; mais cette armée de cent mille hommes que nous avons formée et cette réserve, formée par la garde civique, que nous estimons à 30,000 ou 40,000 hommes, les autorités militaires l'ont toujours déclarée suffisante ; organisons donc sérieusement cette armée et cette réserve, et alors nous aurons complètement fait notre devoir.
Il est vrai que l'on représente aujourd'hui le service obligatoire et personnel comme une sorte de panacée qui assure la victoire. Ce n'est pas par cet instrument que la Prusse a vaincu ; elle eût vaincu avec tout autre mode de recrutement. Ses succès prodigieux, deux fois répétés, sont dus à des causes trop multiples pour que je cherche ici à les pénétrer. Elle les doit surtout à son admirable corps d'officiers, à son savant état-major ; elles les doit à ses vertus militaires et civiles ; elle les doit à la pensée nationale qui a passionné toutes les âmes et entraîné la nation tout entière.
Mais je m'écarte de mon sujet. Je ne dois pas oublier que j'examine simplement la question au point de vue démocratique, qui est maintenant à la mode. Je me demande à quels signes on a découvert que l'armée était en Prusse une institution démocratique et tout au moins comment le service obligatoire et personnel ou seulement le service personnel, - comme en Prusse, - opère en faveur des classes pauvres.
Messieurs, on a très peu de données pour apprécier la manière dont se forme l'armée en Prusse. Sachez seulement que le mode qui y est suivi, tant vanté aujourd'hui à l'étranger, a été. l'objet de débats bien longs et très animés en Prusse en 1861, 1862 et 1863, c'est à cause de l'organisation de l'armée qu'un conflit a éclaté entre le roi et la chambre. La chambre, plusieurs fois dissoute, a été constamment renvoyée pour y maintenir la même opposition.
Entre autres questions qui étaient agitées alors, - ce qu'on paraît ignorer, - il y avait celle du remplacement. On se demandait si le remplacement ne devait pas être introduit pour alléger les charges militaires et faire cesser de grandes injustices. Il y avait des autorités en faveur du remplacement. Les progressistes le combattaient sous prétexte qu'il tendait à former une armée de prétoriens ; on l'attaque ici parce que les remplaçants seraient toujours prêts à déserter ou à mettre la crosse on l'air.
Le gouvernement n'a pas jugé à propos de modifier ce qui existait, et vous comprenez parfaitement qu'ayant conservé les instruments qu'il possédait, ayant fait en 1866 Sadowa, ayant vaincu la France en 1870, on n'est pas précisément sur le point de toucher aux institutions militaires en Prusse.
Cela n'empêche qu'on ne puisse les examiner attentivement quand il s'agit de les introduire chez soi.
Je ne sais pas si elles plaisent beaucoup aux Prussiens. Voici quelques chiffres qui permettent de croire qu'on n'a pas en Prusse un amour immodéré pour le système.
Un officier de l'armée prussienne, M. Von Ludighausen, a publié un livre intitulé : L'Armée prussienne. On y trouve le nombre des réfractaires pour cinq classes en 1854. Ce nombre s'élevait à 34,000.
C'était une moyenne de 6,800 par classe, ce qui aurait donné 1,360 pour la Belgique. Or, jamais que je sache le nombre des réfractaires n'a atteint une pareille proportion chez nous.
D'après un document officiel publié dans le Borsenzeitung sur le recrutement de 1861, le nombre des réfractaires, des non-découverts et des retardataires était de 66,750.
Cela ne prouve pas précisément que l'institution soit très populaire en. Allemagne.
Il serait difficile qu'elle le fût, lorsque, allant au fond des choses, on apprend ce. qu'il faut entendre par le service obligatoire et personnel.
Voici, d'après le même Von Ludighauscn, ce qui se pratiquait en 1854.
La population de la Prusse était alors de 16,737,000 habitants.
Le nombre des individus atteignant l'âge de la milice était de 177,000. Celui des ajournés des quatre années précédentes était de 264,000.
Ainsi le choix des miliciens pour 1854 portait sur 441,000 hommes.
Eh bien, de ce nombre il y eut à déduire :
1° Volontaires d'un an, 12,000 hommes.
2° Mutilations volontaires, 5
3° Indignes, 240
4° Défauts corporels, faiblesse d'esprit, 22,000
5° Ajournés, faiblesse de constitution, défaut de taille, 246,000.
6° Réclamants, 14,000
7° Motifs valables, 50,000
8° Réfractaires ou absents sans motifs valables, 34,000
Le total des pertes était donc de 378,245 hommes.
Le nombre des miliciens susceptibles d'incorporation était de 62,755 et le contingent était de 63,000 hommes ! Il n'est pas difficile de comprendre comme on opère pour arriver à un pareil résultat.
Les favorisés à un degré quelconque, ceux qui ont de la fortune, ceux qui ont des moyens d'influence tombent dans la catégorie des faibles d'esprit ou des faibles de constitution. On élimine tout ce qui peut être éliminé.
Il reste tout ce qu'il y a de plus fort, de plus vigoureux, de plus énergique dans la population, et sur 440,000 hommes on en trouve 65,000 qui sont propres au service !
Et c'est ce régime, messieurs, que l'on préconise au nom de la justice, de l'équité, de l'égalité, au nom surtout des idées démocratiques ; c'est ce régime qui doit alléger les charges du pauvre peuple, comme on dit au banc ministériel !
On vient de voir que le nombre des absents pour motifs valables était de 50,000 ; il y avait, en outre, 12,000 volontaires d'un an, ensemble 62,000 hommes pour quatre ans, soit 12,400 par année, qu'il a fallu nécessairement remplacer par 12,400 malheureux petits bourgeois, artisans ou prolétaires qui avaient le malheur de ne pouvoir être ni dispensés ni ajournés. Voilà le système.
Messieurs, pour l'année 1861, le gouvernement lui-même a fourni des éléments d'appréciation et ils concordent avec, ceux qui ont été publiés pour l'année 1854.
On s'est demandé en Prusse si cette situation pouvait se continuer, et après avoir constaté les faits, plus d'un bon esprit a eu un doute à ce sujet.
Un homme autorisé, qui est à la tête de la statistique à Berlin, qui a un nom très connu dans la science économique, le docteur Engel, après avoir publié certains renseignements statistiques relatifs à l'armée, a publié un projet qui serait destiné à faire cesser les abus dont on se plaint.
(page 184) Et savez-vous ce qu'il a proposé ? Le remplacement.
Le sieur Engel considère l'obligation du service comme un impôt d'Etat qui peut s'évaluer en argent, et partant de cette idée il conclut :
« 1° Que le système du remplacement est rationnel et mérite d'être adopté ;
« 2° Que ceux qui, par suite de défauts physiques ou pour d'autres motifs, sont dispensés de fournir personnellement la prestation du service militaire, ne sont pas, par le fait, exemptés de toute charge ; ils doivent verser à cet effet une certaine somme d'argent ;
« 3° De cette façon l'obligation générale de service serait transformée en un impôt d'Etat général que l'on acquitterait soit par le service personnel, soit par le versement d'une somme d'argent. »
Et voici un article extrait de l’Allegemeine Militar-Zeitung intitulé : La statistique et l'obligation du service militaire en Prusse, qui a été traduit pour mon usage et qui vous permettra de constater que l'on ne se dissimule pas les vices profonds du système prussien. Cet article est de 1864.
« Nous venons de recevoir, dit l'écrivain, la livraison de mars du Journal du bureau de statistique prussien, dans laquelle nous trouvons, entre autres travaux, une étude du conseiller privé, docteur Engel, « sur les résultats du recrutement en Prusse de 1855 à 1862. » Ce travail avait été annoncé dans le dernier numéro de l'année précédente du même journal et nous en attendions la publication avec impatience, parce que nous espérions qu'il nous donnerait, sur une des questions d'une importance capitale pour l'Etat, des renseignements qui, jusqu'à ce jour, nous ont fait complètement défaut.
« En effet, l'année dernière, le département de la guerre remit à la commission militaire de la Chambre des représentants des renseignements sur le recrutement opéré en 1861. Les renseignements statistiques ont été communiqués à la Börsenzeitung et nous les reproduisons ci après :
\1. Population d'après le dernier recensement, 17,758,825
\2. Population mâle, 8,789,272
\3. Jeunes gens arrivés à l'âge de 20 ans et obligés au service (Militärpflichtige), 217,458.
\4. Jeunes gens des classes antérieures obligés au service et sur le sort desquels il n'a pas encore été statué définitivement, 348,364
\5. Total de jeunes gens obligés au service, 565,802
Les chiffres suivants ne sauraient être saisis à une simple audition ; on les trouvera en note aux Annales parlementaires [Non repris dans la présente version numérisée.]. Ils se traduisent comme ceci :
Jeunes gens obligés au service militaire, 565,802
Non découverts, ajournés, volontaires d'un an, etc., 495,869
Il est donc resté pour le recrutement, 69,933.
On a levé effectivement 59,459,
et il est resté disponible pour le recrutement environ 10,500 hommes. »
Ces faits constatés, l'écrivain continue en ces termes :
« En examinant cet exposé, nous regrettons vivement la façon dont on a procédé pour les alinéas 3 et 4 ; il n'est pas possible de se faire une idée exacte du déficit subi par chaque contingent annuel.
« Dans une question de l'espèce, la lumière doit se faire complètement ; aussi voudrions-nous savoir combien de ces 217,438 jeunes gens de 20 ans indiqués, à l'alinéa 3 sont mentionnés comme non découverts (unermittelst) à l'alinéa 6, passés dans d'autres cercles à l'alinéa 7 et ainsi de suite jusqu'à l'alinéa 20.
« Les renseignements qui nous sont fournis ne permettent pas de se faire une idée exacte de la situation, et cependant la question est des plus importantes.
« Nous espérions trouver nos apaisements à ce sujet dans le travail annoncé par le docteur Engel ; mais nous avons été déçus dans notre attente. La livraison de mars contient, il est vrai, les résultats du recrutement depuis 1855 ; mais ils sont présentés de telle façon qu'il est impossible de se rendre compte du détail des opérations de chaque recrutement annuel.
« Nous avons une trop haute opinion du docteur Engel pour ne pas être convaincu que si son travail n'est pas complet à ce point de vue, c'est qu'il se sera heurté à des difficultés insurmontables.
« Tout en regrettant de ne pouvoir trouver dans ce travail des données statistiques suffisantes, nous essayerons de combler autant que possible ces lacunes.
« Voici, pour l'année 1862, les chiffres indiqués dans le travail en question :
« 1. Population d'après le dernier recensement, 18,200,710
« 2. Population mâle, 8,980,341
« 3. Jeunes gens âgés de 20 ans, 227,005
« 4. Effectif du contingent, 62,517.
« 5. Volontaires de 1 an et de 3 ans environ, 10,000
« 6. Il reste donc disponible, en 1862, pour le service, 72,517.
« Il en résulte un fait frappant, c'est qu'en Prusse, de tous les jeunes gens arrivant à l'âge de 20 ans, un tiers seulement est soumis au service militaire.
« Quant aux motifs pour lesquels les deux autres tiers ne sont pas soumis à la même obligation, les communications du gouvernement ne nous paraissent pas des renseignements suffisants ; chacun peut s'en convaincre en lisant l'exposé relatif à l'année 1861. Il est absolument impossible, avec les chiffres donnés, de se faire une idée du déficit produit dans chaque contingent annuel.
« " Ce qui ressort de l'examen de ce travail, c'est que probablement plus de la moitié des jeunes gens arrivés à l'âge de 20 ans sont rejetés comme impropres au service. Nous ne pouvons trop insister sur ce point.
« Que dire de l'état social et de l'éducation d'un peuple où la moitié des jeunes gens de 20 ans est considéré comme incapable de supporter les fatigues du service ?
« Le travail du Dr Engel nous suggère une autre remarque et des plus importantes. Parmi les dispensés du service comme impropres ,nous trouvons par année plus de 18,000 jeunes gens (alinéa 16a et b) qui n'ont pas la taille requise. Ces jeunes gens passent à la réserve, c'est-à-dire qu'ils sont exemptés du service de parade en temps de paix, tandis que, on ne sait trop pour quelle raison, ils sont, en vertu des instructions en vigueur, soumis au service militaire en temps de guerre, tout en étant considérés comme incapables de le faire en temps de paix.
« En outre on sait que chaque année un certain nombre de jeunes gens propres au service sont exemptés en vertu de leur numéro du tirage au sort. En 1862, le nombre de ces exemptés, bien que moindre que celui des années précédentes, s'est élevé à 7,000.
« Avec les 18,000 hommes n'ayant pas la taille requise, voilà donc 25,000 hommes qui, bien que propres au service, en sont exemptés chaque année, et nous sommes convaincus que le nombre des jeunes gens qui devaient chaque année, en dehors de ceux qui sont réellement appelés sous les armes, faire partie de l'armée, s'élève au moins à 30,000 hommes. Aussi sommes-nous de l'avis de M. W. Rustow lorsqu'il dit qu'en Prusse le nombre des jeunes gens propres au service est chaque année de 100,000,
« Tel est le fameux service obligatoire général en Prusse, il est tellement (page 185) général que deux tiers des jeunes gens en étar de porter les armes n'y sont pas soumis. » !
« Au premier aspect cela est assez surprenant, mais la chose s'explique aisément. Le système militaire adopté en Prusse, bien que préférable à celui des autres Etats, la Suisse exceptée, entraîne à des dépenses qui soulèvent les plaintes de la représentation nationale et celle-ci ne voterait certainement pas les fonds nécessaires à l'entretien de ces 30,000 hommes. Voilà pourquoi en Prusse le service général n'existe que sur le papier, »
Enfin, l'écrivain militaire, appréciant le projet relatif au remplacement du docteur Engel, ajoute en terminant :
« Nous savons que ces idées ont fait du chemin dans certains cercles ; aussi croyons-nous de notre devoir de protester contre elles de toutes nos forces, tant qu'on ne nous aura pas prouvé qu'il est impossible de pratiquer l'obligation générale du service, de telle sorte que tout homme valide puisse être transformé en défenseur de la patrie ».
Messieurs, la question en est là. Je ne sais quand elle sera de nouveau agitée en Prusse, mais je crois que d'après l'explication que je viens de donner à la Chambre, on cessera de nous parler du service obligatoire et personnel comme en Prusse ; on ne nous dira plus que nous voulons faire peser sur les classes pauvres la charge de la défense du pays et que c'est par le service personnel, comme en Prusse, qu'on mettra fin à cet état de choses.
Il ne faudra plus nous raconter aussi que dans notre armée, telle qu'elle est constituée, il peut y avoir des dangers sérieux, en ce qu'elle donnerait accès à la propagande des mauvaises doctrines de l'Internationale. On calomnie l'armée pour faire d'autant plus de chances au service obligatoire et personnel, lorsque l'on insinue que, telle qu'elle est constituée, elle ne présente pas de suffisantes garanties pour le maintien de l'ordre. Si des craintes pareilles pouvaient se faire jour quelque part, il y aurait autant de raisons de les manifester pour les armées allemandes.
En Allemagne, les socialistes sont nombreux, et l'armée allemande, telle qu'elle est composée, offrirait, à ce point de vue, tout autant et plus de danger que peut en offrir l'armée belge. Mais il n'y en a d'aucun côté.
On ne dira plus que c'est grâce au système personnel que l'on pourrait se montrer plus juste envers les classes les moins heureuses de la société.
Dans notre système, celui qui se fait remplacer le fait à ses frais et sans nuire à personne ; il passe dans la garde civique pour servir au maintien de l'ordre et être employé éventuellement en cas de guerre, service dont sont seuls exempts, dans notre pays, ceux qui ne peuvent pas s'habiller à leurs frais.
Un pareil régime que l'on peut critiquer si l'on veut, comme ne donnant pas toutes les garanties militaires, ne peut du moins être dénoncé comme organisant un privilège au détriment des classes pauvres de la société.
M. Malou, ministre des finances. - Je demande à la Chambre de vouloir bien, par égard pour le Sénat, fixer son ordre du jour de demain de la manière suivante :
Nomination d'un membre de la cour des comptes ;
Le budget de la dette publique ;
Les crédits provisoires qui pourront être réduits, si le budget de la dette publique était voté ;
Les deux transferts, demandés par M le ministre de la guerre, de deux crédits dont un remonte à 1861 ;
La loi sur les bourses de voyage ;
Et enfin, s'il est possible, la loi sur les denrées alimentaires.
Je fais cette proposition (interruption) parce que le débat actuel, très intéressant, je le reconnais, se prolonge plus que nous ne l'avions tous prévu et que, le Sénat étant réuni, nous pouvons employer utilement la séance de demain à ces petits projets en tout ou en partie.
M. Delaet. - Je désirerais dire quelques mots sur la question que vient d'agiter M. le ministre des finances. Après la déclaration de M. le ministre des finances, j'aurais voulu faire connaître à la Chambre l'appréciation que j'en fais au point de vue anversois. (Interruption.) Je n'aborderai pas le budget, mais je désirerais que ce point pût être vidé.
M. le président. - Il y a encore huit orateurs inscrits, M. Delaet.
M. Delaet. - En ce cas-là, je parlerai à mon tour.
M. le président. - Je vais vous inscrire.
M. de Kerckhove. - Je demande la parole pour un fait personnel.
M. le président. - L'heure est bien avancée, M. de Kerckhove.
M. de Kerckhove. - Je suis aux ordres de la Chambre, mais je tiendrais beaucoup à avoir la parole à l'entrée de la séance de demain, car je désire répondre le plus tôt possible aux procédés de M. Frère.
M. le président. - La Chambre ne voit-elle pas d'inconvénients ce que M. de Kerckhove ait le premier la parole à la séance de demain ?
- De toutes parts. - Non !
M. le président. - Vous aurez donc la parole (erratum, page 198) à la reprise de la discussion du budget de la guerre, M. de Kerckhove.
- La séance est levée à 5 heures et demie.