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Chambres des représentants de Belgique
Séance du mercredi 22 novembre 1871

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1871-1872)

(Présidence de M. Thibaut.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 37) M. Wouters fait l'appel nominal à 2 heures et un quart.

M. Hagemans donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier ; la rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la Chambre

M. Wouters présente l'analyse suivante des pièces adressées à la Chambre.

« Des habitants d'une commune non dénommée demandent une loi pour réglementer le travail des enfants dans les mines et les fabriques. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« D'anciens fonctionnaires civils pensionnés et des veuves pensionnées demandent une augmentation de 10 p. c. sur le taux de leurs pensions. »

- Même renvoi.

« Le conseil communal de Linckhout prie la Chambre de procéder à la révision de la loi du 18 février 1815 sur le domicile de secours et spécialement de réduire à une année consécutive le temps nécessaire pour acquérir un nouveau domicile de secours. »

- Même renvoi, avec demande d'un prompt rapport.


« Par dépêche, en date du 20 novembre, M. le président de la cour des comptes fait connaître que M. Léonard-Charles Heyvaert donne sa démission de conseiller à cette cour et transmet la lettre par laquelle M. Heyvaert demande cette démission. »

- Pris pour notification.


M. le président. - La Chambre désire-t-elle fixer dès à présent un jour pour l'élection d'un conseiller à la cour des comptes en remplacement de M. Heyvaert, démissionnaire ? On pourrait fixer cette élection à mardi ou mercredi en huit, c'est-à-dire à quinzaine.

- Cette proposition est adoptée.


M. Charles Van Outryve d'Ydewalle demande, par lettre du 20 novembre courant, un congé de quelques jours.

- Ce congé est accordé.

chambre des représentants.- session ordinaire de 1871-1872.

Interpellation relative à la nomination de M. De Decker comme de gouverneur du Limbourg

M. le président. - L'ordre du jour appelle, en premier lieu, l'interpellation annoncée par M. Bara.

M. Cornesse, ministre de la justice. - Messieurs, dans la séance du 17 novembre, l'honorable M. Bara a annoncé qu'il entendait faire usage, pour son interpellation, des documents relatifs à la faillite Langrand-Dumonceau et il m'a invité à les procurer à mon collègue de l'intérieur. Il a ajouté que j'avais le droit et le devoir de les lui fournir.

Lorsque j'ai pressé l'honorable membre de me dire quels étaient les documents dont il voulait se servir, il s'est gardé de rien préciser, et il a répondu qu'il tenait des copies de ces pièces de l'ancien juge-commissaire à la faillite, M. Vanderstraeten, qui l'avait autorisé à s'en servir dans l'intérêt de la moralité publique.

Cette déclaration de M. Bara avait une importance, une gravité qui n'auront échappé à personne.

Le juge-commissaire à une faillite, dans laquelle il y a poursuite du chef de banqueroute frauduleuse, peut-il prendre copie des pièces saisies, disposer de ces copies au profit d'un tiers, et pareil abus peut-il devenir le point de départ d'une discussion devant la Chambre ?

Il y avait là une question de moralité publique qui méritait d'être éclaircie.

A l'issue de la séance, je mandai dans mon cabinet M. le procureur général près la cour d'appel de Bruxelles, je lui rendis compte de ce qui avait eu lieu à la Chambre et le priai de me faire un rapport sur les faits.

Ce rapport m'est parvenu et je demande la permission d'en donner communication à la Chambre.

« Bruxelles, le 21 novembre 1871.

« Monsieur le ministre,

« Satisfaisant à la demande verbale que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser, je m'empresse de vous faire connaître à quel usage servent en ce moment les documents, papiers et correspondances saisis en cause du sieur Langrand-Dumonceau et à quelle autorité ils sont confiés.

« Lorsque, à la suite de la déclaration de faillite du Crédit foncier (page 38) international (25 mai 1870), le juge d'instruction eut reçu la mission d'informer sur « la banqueroute simple ou frauduleuse, à raison de tous les faits délictueux qui auraient pu se pratiquer dans cette société, » et que, plus tard, le sieur Langrand eut été mis personnellement en état de faillite (5 décembre 1870), il devint indispensable de réintégrer en Belgique, une masse considérable de papiers dont le dépôt avait été effectué à Paris, rue Monceau, 66, et sur lesquels les scellés furent apposés à la requête des curateurs, dès le 15 février 1871.

« A cet effet, la justice et MM. les curateurs se concertèrent, et leurs efforts furent couronnés d'un plein succès. M. le juge d'instruction Célarier adressa, le 17 mars 1871, à son collègue du tribunal de la Seine, une commission rogatoire aux fins de saisir les papiers du failli. Mais cette commission ne put être exécutée : votre département, M. le ministre, se vit entravé par les règles admises en cette matière ; le gouvernement belge n'autorisant pas, en Belgique, l'exécution de délégations d'un juge étranger, ayant pour objet des visites domiciliaires ou des saisies, par voie de réciprocité, il ne réclame pas des gouvernements étrangers l'exécution de pareilles délégations (dépêche de M. le ministre de la justice du 25/27 mars 1871, troisième direction, cinquième bureau, n° 1716, C. R.).

« De son côté, mon honorable prédécesseur, M. Mesdach de ter Kiele, s'était mis en rapport avec M. le procureur général près la cour d'appel de Paris, priant ce magistrat, par dépêche du 15 mars 1871, n°2480, de faire les diligences nécessaires pour que les documents fussent mis à sa disposition ; et bientôt il apprit par une dépêche en date du 18 du même mois, n°1648, C. G., émanant du parquet de Paris, que les papiers placés sous scellés au domicile de Langrand-Dumonceau avaient été livrés à M. Poelaert, curateur à la faillite, pour être mis à la disposition du parquet de Bruxelles. Il résulte, en effet, d'une lettre de M. Paul-Dauphin, avoué à Paris, que, dès le lundi 13 mars, maître Poelaert avait emporté avec lui les papiers pour les communiquer au procureur général à Bruxelles.

« Comme vous le voyez, M. le ministre, ces démarches ne tendaient pas seulement à réintégrer les papiers du failli dans l'intérêt de la masse représentée par les curateurs ; il s'agissait de plus, et tout spécialement, de les mettre sous la main de la justice répressive pour servir de pièces à conviction.

« Tel fut l'objet de la dépêche officielle que, à la date du 17 mars 1871, M. le juge d'instruction Célarier adressa à MM. les curateurs du Crédit foncier international. « Je désire qu'il soit bien entendu, disait le magistrat instructeur, que si déjà vous étiez entrés en possession de quelques-unes desdites pièces récemment découvertes rue Monceau, 66, à Paris, ces pièces, comme toutes celles trouvées antérieurement rue Royale, 28, rue Joseph II, n°25, et ailleurs, doivent être considérées comme saisies par nous. » Le texte intégral de cette dépêche officielle, dont je reproduis ici un extrait, ne laisse aucun doute sur la saisie judiciaire, comme pièces à conviction, de tous les documents découverts à Paris et ailleurs, saisie dont la forme sommaire est réglée par l'article 585 ci-après cité.

« Dès ce moment, le parquet eût eu le droit de faire déposer au greffe tous ces documents ; et MM. les curateurs n'y eussent eu, désormais, accès que par la voie régulière, aux termes de l'article 585 de la loi du 18 avril 1851.

« Le parquet crut, néanmoins, pouvoir user de ménagement dans l'intérêt exclusif des créanciers de la faillite ; aussi n'exerça-t-il pas son droit avec toute la rigueur que la loi autorisait. II est de notoriété que si ces papiers eussent été, après la saisie, déposés au greffe et soustraits aux investigations quotidiennes et incessantes des curateurs qui, au lieu d'avoir ces papiers sous la main, eussent dû en lever des extraits sur réquisitions, l'administration de la faillite serait devenue d'une difficulté extrême et l’intérêt des créanciers risquait d'être compromis. C'est pourquoi le parquet, tout en pratiquant la saisie, permit à MM. les curateurs de compulser à leur gré tous les documents, en même temps que MM. les experts se livraient à leurs investigations, à la requête de la justice répressive.

« Ce fut dans cette situation, M. le ministre, que je trouvai la procédure lorsque je fus appelé à prendre la direction du parquet de la cour d'appel. Je ne me crus pas obligé de modifier cet état de choses et de réclamer la ponctuelle exécution de l'article 585 ; je m'abstins donc d'être plus sévère que ne l'avait été mon honorable prédécesseur, si scrupuleux observateur des lois et promoteur si énergique des poursuites dirigées contre le sieur Langrand.

« Cette situation se prolongea sans qu'aucun inconvénient fût signalé, lorsque tout récemment l'on porta à ma connaissance que le secret, qui est de l'essence des procédures préparatoires en matière répressive, allait être violé avec éclat et d'une manière systématique et que le public allait être initié à la connaissance de nombreux documents puisés parmi les papiers saisis.

« Lorsque je me fus assuré que, en effet, l'abus allait s'accomplir, je m'empressai de signaler à M. le juge Célarier les conséquences de cette divulgation inopportune, si contraire à la bonne règle ; et comme il m'avait été affirmé que l'auteur de l'indiscrétion surprise à la confiance du parquet n'était autre que M. Vanderstraeten, qui avait, jusque dans ces derniers temps, rempli les fonctions de juge-commissaire à la faillite, j'engageai vivement M. le juge Célarier à ne rien négliger pour empêcher la publication des documents empruntés au dossier judiciaire.

« Le magistrat instructeur comprit qu'il était de son devoir de mettre tout en œuvre pour maintenir le secret de sa procédure et des pièces saisies qui en sont les annexes. A cet effet, il adressa, sous la date du 14 novembre 1871, n°1479, une lettre énergique à MM. les curateurs. Mais ses protestations furent vaines, et le lendemain, M. Vanderstraeten, qui plus que tout autre, en son ancienne qualité de juge-commissaire, eût dû garder un silence religieux sur la teneur des documents auxquels il n'avait eu accès qu'en cette qualité et par tolérance du parquet, se permit d'adresser à MM. les curateurs une lettre, en date du 15 novembre, dans laquelle il revendiqua comme un droit l'abus d'autorité qui caractérise son indiscrétion.

« De mon côté, je signalai l'incident à M. le procureur du roi et je lui prescrivis en même temps de prendre, sur-le-champ, les mesures propres à éviter de semblables surprises dans l'avenir..

« Dans cette situation, M. le ministre, satisfaisant autant qu'il est en moi à votre demande, je viens respectueusement, mais avec toute la liberté que m'impose la grande responsabilité de mes fonctions, vous soumettre mon avis sur les éventualités qui se préparent.

« La justice répressive a poursuivi jusqu'à ce jour la difficile mission qui lui est confiée, en restant dans l'atmosphère calme et sereine qui est et doit rester son domaine. Pour cela, le secret, qui est le caractère propre des procédures criminelles, doit être scrupuleusement respecté. (Faustin Hélie, Traité de l'instruction criminelle, t. 5, paragraphes 307, p. 45 ; paragraphe 352, p. 526 et suivantes. Dalloz, Rép.Inst. crim., n° 456.) Initier le public aux investigations d'une procédure incomplète et en voie d'élaboration ; jeter dans l'arène des passions du jour des lambeaux de documents empruntés à des pièces saisies, qu'il est essentiel de compulser dans toutes leurs parties et de rapprocher des explications des intéressés pour en saisir la portée véritable ; livrer à des discussions anticipées et tout à fait intempestives les actes de ceux dont la justice recherche, en ce moment même, et le rôle et la responsabilité, ce serait dévier complètement des règles si sages qui président à l'administration de la justice, entraver la marche de la procédure et faire manquer peut-être le but légitime que le parquet poursuit avec persévérance, mais dans l'indépendance de son ministère, luttant contre des difficultés sans nombre, mais nourrissant l'espoir d'achever son œuvre de manière à donner pleine satisfaction à tous, tant à ceux qu'on accuse qu'à ceux qui dénoncent.

« A ce sujet, je ne puis m'empêcher de rappeler les considérations, si décisives, développées par la cour de Toulouse, dans un procès célèbre. « Attendu, dit l'arrêt, qu'il serait souvent bien difficile d'arriver à la manifestation de la vérité si, pendant la première période, le prévenu initié à la connaissance des démarches des magistrats qui s'attachent à la découvrir, pouvait, parce qu'il connaîtrait le résultat de leurs investigations, en rendre les effets inutiles par la disparition des preuves du crime, par ses manœuvres, par l'usage d'influences dangereuses sur des témoins faciles à intimider ou à égarer. » (Arrêt du 2 août 1847. Dall.. R. P. 1847. 2.157.) Et Mittermaier ajoute, à un autre point de vue : « Ne faut-il pas attendre que la prévention soit admise, que le prévenu soit mis en jugement pour divulguer des charges qui peuvent lui nuire ? » (Traité de la preuve, p. 58. Faustin Hélie, t. 5, § 552, p. 528.)

« Je me plaisais à supposer que les personnes qui croyaient pouvoir divulguer les documents dont l'usage n'appartient qu'au parquet et aux curateurs, dans les limites de l'article 585 précité, n'avaient point pesé les conséquences de leurs actes.

« Depuis la lettre de M. Vanderstraeten, en date du 15 novembre, cette illusion m'est enlevée. Mais aujourd'hui encore je me refuse à croire que ces personnes, auteurs d'entraves regrettables et d'une audacieuse infraction aux règles qui président au cours de la justice, persistent à vouloir aggraver le mal que leurs inqualifiables indiscrétions ont engendré.

« En terminant, j'ai l'honneur, M. le ministre, de vous faire connaître, à votre demande, que M. De Decker n'est en ce moment l'objet d'aucune prévention.

« Je tiens à votre disposition, M. le ministre, les liasses de papiers que (page 39) MM. les curateurs m'ont communiquées, et j'aurai l'honneur de vous les transmettre aussitôt que vous en exprimerez le désir,

« Le procureur général,

« Ch. Simons. »

En présence de ce document, la Chambre comprendra qu'il m'est impossible de produire devant elle les pièces d'une poursuite judiciaire, en cours d'exécution pour contrôler ou discuter les copies que M. Bara doit à l'étrange complaisance de M. Vanderstraeten.

Je ne sais comment M. Bara, qui a été pendant cinq ans ministre de la justice, comprenait ses droits et ses devoirs envers la magistrature.

Quant à moi, je ne connais pas de moralité publique contre le droit. (Interruption.)

Je ne consentirai donc pas àm'associer à la violation d'un secret que je considère comme une garantie d'ordre public et j'assume la responsabilité de ce refus devant la Chambre et le pays. (Interruption.)

M. Dansaert. - Messieurs, je demande, la permission de. rectifier différents passages de la lettre de M. le procureur général à M. le ministre de la justice.

M. le procureur général ignore ce qui s'est passé au parquet avant sa nomination. Il ignore complètement que les papiers dont il s'agit appartiennent aux créanciers, qui tous ont le droit d'en prendre connaissance quand il s'agit d'arriver à la découverte de la vérité dans leur intérêt. Si nous avions attendu que le parquet agît pour entrer en possession de ces documents, nous ne les aurions jamais eus.

M. Bouvier. - Voilà de la moralité.

M. Dansaert. - Ces pièces étaient la propriété de la faillite et elles n'ont été saisies entre nos mains que lorsque nous-même nous l'avons demandé. Et voici pourquoi nous l'avons demandé : Lorsque la faillite de Langrand a été déclarée au mois de décembre 1870 et j'ai eu l'honneur de la déclarer...

- Voix à gauche. - Très bien !

M. Dansaert. - ... lorsque cette faillite a été déclarée, on a demandé à la cour d'appel l'infirmation du jugement du tribunal de commerce. C'est alors que le juge-commissaire a fait une démarche près de M. le procureur général pour le prier de faire saisir ces papiers entre les mains des curateurs, afin que si, par hasard, notre jugement était infirmé, le failli n'eût pas pu rentrer en leur possession sans le consentement de la justice criminelle.

Voilà la vérité. (Interruption.)

M. Cornesse, ministre de la justice. - Qu'est-ce que cela prouve ?

M. Dansaert. - Cela prouve que vous n'avez saisi les papiers que lorsque déjà ils étaient entre les mains des curateurs, qui ont le droit et le devoir d'en donner connaissance à tous les créanciers, à tous les intéressés, afin de les éclairer.

M. Jacobs, ministre des finances. - Allons donc !

M. Dansaert. - Je vous le prouverai, M. le ministre.

M. Bouvier. - Il n'y a pas deux morales.

M. Dansaert. - Quand tout récemment les bruits que vous connaissez se firent autour de certaine publication, je demandai des renseignements plus détaillés au juge-commissaire. Je prie la Chambre de m'autoriser à lui donner lecture des explications qu'il m'a communiquées. Voici comment M. le juge-commissaire s'exprimait :

« Bruxelles, le 14 novembre 1871.

« Monsieur le président,

« Vous m'avez demandé quelques renseignements au sujet de la publication des documents saisis à Paris, par les curateurs à la faillite Langrand-Dumonceau.

« Je m'empresse de vous les donner.

« Il importe de noter, avant tout, que la chute des sociétés Langrand a eu un grand retentissement dans le pays ; elle a semé la ruine et la consternation dans plusieurs milliers de familles. Vous n'ignorez pas que, dans la seule faillite du Crédit foncier international, plus de cinq mille créanciers, représentant plus de dix-huit millions de francs, ont été admis au passif de la faillite, et que le capital de la société était réparti entre cinq mille six cents actionnaires.

« J'ai voulu que la lumière fût faite sur les causes de ce désastre et qu'elle le fût d'une manière complète ; j'ai voulu que ceux qui pouvaient en être les auteurs fussent recherchés et contraints de s'expliquer.

« La loi sur les faillites m'en faisait un devoir.

« Ce devoir était pour moi d'autant plus impérieux qu'il s'agissait d'un désastre sans précédent dans les annales financières du pays, et son accomplissement n’allait pas sans difficultés, à raison surtout de la fuite du failli, qui, au risque des peines de la banqueroute, ne s'est pas rendu aux convocations faites en conformité de l'article 482 sur les faillites ; à raison aussi de la nature des titres de créances lesquels sont au porteur, répandus en Belgique et à l'étranger, et par conséquent aux mains de personnes qui ne peuvent pas être toutes individuellement convoquées.

« Pour que vous puissiez apprécier la gravité de ces affaires, je vous remets ci-joint une copie du rapport que la loi sur les faillites m'oblige à adresser au parquet. »

Je tiens ici, messieurs, ces documents ; mais je n'en donnerai pas lecture à moins que la Chambre ne l'exige.

- Voix à gauche. - Lisez ! lisez !

M. Dansaert. - « La faillite personnelle d'André Langrand-Dumonceau, le fondateur de ces diverses sociétés, a fourni les éléments nécessaires pour mettre au jour tous les moyens qui ont été employés pour enrichir les uns et appauvrir les autres.

« Cette faillite, vous le savez, a été déclarée par jugement du 3 décembre 1870.

« En vertu de ce jugement, les curateurs ont, le 1er février 1871, requis l'apposition des scellés chez le failli à Paris.

« Lorsqu'il s'est agi d'obtenir la levée de ces scellés et de dresser l'inventaire, des difficultés ont surgi parce que le jugement déclaratif de la faillite n'était pas de plano exécutoire en France. Comme il importait, dans l'intérêt de l'instruction, que les curateurs fussent mis, sans aucun retard, en possession de tous les documents qui pouvaient se trouver au domicile du failli, j'ai cru devoir demander qu'une commission rogatoire fût immédiatement envoyée au parquet de Paris pour obtenir la saisie de tous ces documents.

« Cette commission n'a pas été envoyée. Le gouvernement, invoquant des précédents diplomatiques, a refusé de l'expédier.

« Les curateurs, d'après mes instructions, parvinrent heureusement à obtenir, dans un bref délai, du tribunal de première instance de la Seine, l'exéquatur du jugement de faillite, et, après la levée des scellés, ils prirent possession de nombreux documents, qui furent ensuite transportés à Bruxelles.

« Le jugement déclaratif de faillite était frappé d'appel ; pour le cas où il eût été réformé et pour rendre impossible la restitution des pièces que le failli aurait réclamées, j'ai cru prudent de demander au parquet la saisie de toutes les pièces entre les mains des curateurs ;. l'instruction ouverte au sujet des affaires Langrand conservait ainsi, dans tous les cas, les éléments indispensables pour la connaissance de la vérité.

« L'expérience m'avait appris qu'il ne fallait négliger aucune mesure de prudence.

« A l'époque du sursis, je m'étais adressé à M. de Bavay, alors procureur général, pour obtenir le concours du parquet, dans le but d'empêcher tout déplacement des pièces qui existaient au siège social. Ce concours m'avait été refusé ; j'assumai alors la responsabilité de constituer un gardien, auquel l'ordre fut donné d'exercer la plus rigoureuse surveillance. Je ne tardai pas à acquérir la conviction que cette mesure de prudence n'avait pas été inutile. Le jour même où cet ordre avait été donné, M. Maltby, vice-consul d'Angleterre, se présentait, après la fermeture des bureaux, au siége social, en vertu d'instructions transmises par les liquidateurs officiels nommés par la cour de chancellerie, qui lui ordonnaient de prendre possession de toutes les pièces appartenant à la société, et de les transporter à l'ambassade d'Angleterre, pour les mettre à l'abri des investigations de. la justice belge.

« Par suite du refus du gardien que j'avais établi, M. Maltby fut dans l'impossibilité d'exécuter sa mission. Si elle, avait pu être accomplie, il devenait impossible, aux tribunaux belges de poursuivre une instruction sérieuse.

« La lecture des documents saisis à Paris m'a donné la conviction la plus absolue de l'existence de manœuvres frauduleuses de toute nature employées pour s'emparer des capitaux du public. Ces documents ont une importance considérable ; il doit en être fait usage dans un grand nombre de procès ; j'ai donc cru devoir ordonner l'autographie des pièces qui offraient le plus d'intérêt, tant pour en assurer la conservation que pour faciliter l'étude des affaires.

« J'ai eu l'honneur de vous en remettre un exemplaire, et je n'hésitai pas à les communiquer à tous ceux qui pouvaient en avoir besoin pour m'éclairer dans l'accomplissement de la mission dont m'investivit l'article 485 de la loi sur les faillites.

« Une partie des documents saisis à Paris se trouve rapportée d'ailleurs dans un mémoire imprimé par les soins des curateurs, avec mon autorisation, (page 40) à l'occasion d'un procès pendant entre la faillite de l'International et le sieur Terrade.

« Il ne m'a pas paru que la saisie, par le parquet, des documents trouvés à Paris pût être un obstacle à leur publication. C'est à ma demande, d'accord avec les curateurs, et c'est là un point qu'il importe de ne pas perdre de vue, que le parquet a pratiqué la saisie entre les mains de ceux-ci ; sans moi, aucune saisie n'eût été opérée.

« Dans l'accomplissement de la mission qui lui est imposée par la loi, le juge-commissaire ne relève que de sa conscience et du tribunal ; il m'a semblé que, dans l'intérêt des actionnaires et des obligataires des sociétés Langrand, il était indispensable d'user de la publicité pour mettre en lumière les moyens frauduleux à l'aide desquels la bonne foi du public a été surprise, et pour arriver ainsi à la découverte aussi complète que possible de la vérité.

« A l'époque du sursis, les administrateurs eux-mêmes disaient n'avoir rien à redouter de la publicité ; qu'au contraire, elle devait établir qu'ils avaient loyalement exercé les fonctions dont la confiance des actionnaires les avait investis.

« En recourant à la publicité, je n'ai fait qu'accomplir dans cette circonstance mon devoir de juge et d'honnête homme, et je soumets, sans crainte, ma conduite à l'appréciation de tous les honnêtes gens.

« Agréez, monsieur le président, l'assurance de ma haute considération.

« Félix Vanderstraeten. »

Ce langage, messieurs, est d'un honnête homme. Je l'approuve sans réserve et, pour le moment, je pense inutile de rien y ajouter.

(page 41) Avant d'entamer mon interpellation, permettez-moi de répondre un mot à M. le ministre de la justice.

L'honorable ministre vous a lu un rapport de M. le procureur général Simons, blâmant la conduite de M. le juge-commissaire Vanderstraeten. Ce rapport, j'ai le regret de le dire, parce que j'estime M. le procureur général Simons, n'est qu'un acte de complaisance politique. (Interruption.)

Vous allez en avoir, messieurs, immédiatement la preuve.

Toutes les pièces dont je me servirai, ce que je n'ai pas dit la fois dernière, sont en réalité tombées dans le domaine public au vu et au su de M. le procureur général Simons. Ces pièces sont publiées ou invoquées 'ans un mémoire autographié des curateurs qui a été communiqué à M. le procureur général Simons et qui est entre les mains du défendeur au procès. Quand M. le procureur général a vu ces pièces, il n'a, que je sache, rien écrit aux curateurs. Il ne s'est pas plaint qu'on les eût publiées ou invoquées ; et aujourd'hui que je veux m'en servir, il blâme cette publicité. Voici l'écrit ; il est autographié, il a été remis à l'avocat du défendeur, M. le procureur général en a eu un exemplaire. Il a dû le lire ; c'était son devoir. Il n'a pas protesté ; il n'a rien écrit aux curateurs ; il n'a rien écrit au juge-commissaire ; il n'a rien écrit à M. le ministre de la justice, et aujourd'hui, à la demande du ministère, il blâme l'usage qui a été fait de ces pièces à sa connaissance, il vient flétrir un honnête homme en pleine Chambre. (Interruption.)

Il connaissait donc ces pièces ; il savait l'usage qui en avait été fait et cet usage, messieurs, était indispensable ; il était impossible de liquider la faillite Langrand, il était impossible de faire obtenir aux créanciers ce qu'ils doivent avoir si ces pièces n'étaient pas entre les mains des curateurs.

Suivre, au surplus, le système du procureur général, ce serait, messieurs, un déni de justice pour tous les citoyens qui ont des droits contre Langrand et ses sociétés ; ce serait, sous prétexte de légalité, profiter abusivement du secret de l'instruction criminelle qui a été établi dans l'intérêt de la vérité et de la justice, pour enlever aux victimes tous moyens de faire valoir leurs droits.

Le secret judiciaire n'a pas ce but, et, s'il l'avait, ce qui n'est pas, il serait immoral. M. le procureur général a eu, en écrivant son rapport, la faiblesse de ne pas résister au gouvernement, et je suis convaincu qu'en réfléchissant, il regrettera ce qu'il a pu dire de désagréable pour un homme qui a servi les intérêts de la faillite, de la morale et de la justice.

Qu'on ne croie pas en Belgique que les procureurs généraux sont contre les victimes des catastrophes financières de M. Langrand ; si pareille opinion s'accréditait, ce serait un malheur.

Les procureurs généraux, tout en veillant aux droits des prévenus, ne doivent pas oublier ceux qui ont été victimes et dupes.

Nous avons vu naguère, en France, un avocat général, M. Oscar de Valée, écrire un livre contre les manieurs d'argent, qu'on ne puisse pas dire en Belgique qu'un procureur général paraisse les soutenir au détriment des honnêtes gens. (Interruption.)

Je dois encore rencontrer un point de la fin du rapport de M. le procureur général. M. le procureur général dit que M. De Decker n'est pas en prévention, c'est inexact ; M. De Decker est en prévention, M. le. procureur général paraît ne pas avoir revu son dossier, car il existe un réquisitoire du mois de mai 1870, alors que j'étais encore ministre de la Justice ; ce réquisitoire fait porter l'instruction sur tous les actes de Langrand-Demonceau et tous les actes des administrateurs de ses sociétés, par conséquent, sans être nommé, M. De Decker, administrateur des sociétés Langrand, est compris d'une manière générale dans la prévention. Ses actes sont l'objet de l'investigation de la justice, il est donc prévenu aux termes du droit.

M. le ministre de la justice ne nous a donné que le rapport du procureur général Simons, il serait intéressant d'avoir la correspondance de M. le procureur général Mesdach de ter Kiele et celle du parquet de Bruxelles, De plus, M. le ministre de la justice s'est engagé à nous donner les rapports sur l'interpellation de M. Dumortier. Je prie instamment M. le ministre de la justice de ne pas se borner à nous donner connaissance des rapports de M. Simons, et je lui demande de vouloir bien produire toutes les pièces dont je viens de parler. S'il ne le fait pas, j'aurai le droit de supposer qu'il entend cacher à la Chambre une partie de la vérité.

Ce point vidé, j'entame mon interpellation.

C'est avec tristesse que j'entre dans ce débat qu'on aurait dû écarter de nos travaux ; mais j'y suis provoqué par les actes du gouvernement, et aujourd'hui je ne pourrais le déserter, sans être accusé de manquer à l'accomplissement d'un devoir impérieux.

Je n'ai nullement pour but de soulever l'indignation ni d'agiter les populations. Les affaires Langrand sont connues et jugées depuis longtemps, au point de vue financier et moral.

Je sais que les notions d'honneur, de délicatesse paraissent bien obscurcies, même dans les régions les plus élevées ; que le désintéressement, la modération dans le gain, que les vertus privées tendent pour certaines personnes à être mises au nombre des vieilleries et à amoindrir les hommes plutôt qu'à les élever. Il règne dans tout le pays comme une atmosphère pestilentielle ; il n'y a plus qu'une chose qui paraisse élever aujourd'hui, c'est l'argent ; il n'y a plus qu'une chose qui semble pouvoir agiter les hommes, c'est l'appât de l'or.

Mais, espérons-le, nous triompherons de cette situation, le mal sera vaincu grâce à la constitution robuste et saine du pays. L'indignation contre les affaires Langrand existe dans tous les cœurs honnêtes et elle ne fera que s'étendre. (Interruption.)

Eh bien, ceux que ne séduit pas la morale nouvelle, cette morale nouvelle qui coïncide avec le triomphe de la religion dans la politique, ceux-là ont des devoirs à remplir, que, pour leur honneur et pour l'avenir du pays, ils ne peuvent négliger. (Interruption.)

Ces devoirs, messieurs, j'entends les remplir ; je me préoccupe peu de conséquences de mon discours, car c'est le gouvernement qui m'a forcé à entamer ce débat.

J'ajoute que j'ai presque un droit personnel à prendre part à cette discussion, car, depuis des années, que d'attaques n'ont pas été dirigées contre moi et mon honorable ami, M. Frère ! que d'attaques ne subissons-nous pas encore ! On nous représente dans le pays comme étant la cause de la ruine de milliers de familles ; on dit que c'est nous qui avons dépouillé les pauvres paysans des Flandres. Et nous n'aurions pas le droit de nous défendre, et de montrer l'iniquité et l'odieux de cette accusation !

Messieurs, j'ai un regret, je dirai même que c'est presque un remords.

Si quand, en 1865, je suis arrivé au pouvoir, j'avais eu la fermeté, l'énergie de prendre sur moi d'ordonner des poursuites contre les sociétés Langrand, que de millions sauvés ! que de familles arrachées peut-être à la ruine !

J'ai eu peur ; j'étais jeune ; j'ai écouté les clameurs d'une presse soudoyée par Langrand. J'ai écouté mes amis politiques qui me disaient : On vous accusera de mêler la politique à la justice ; et je n'ai pas fait mon devoir.

J'aurais pu éviter une grande partie du mal, messieurs, et ce sera le remords de toute ma vie de ne pas l'avoir fait. (Interruption.)

Je n'ai pas l'intention, messieurs, d'exposer à la Chambre l'histoire complète des sociétés Langrand, comment ont disparu les nombreux (page 42) millions qui leur ont été confiés. Il faudrait pour cette besogne de longs jours ou plutôt de longues semaines.

Ne vous y trompez pas : tout ce qui concerne cette catastrophe fameuse sera connu ; ce sera pour la Belgique la plus triste page de son histoire. Chaque jour apportera sa révélation malgré tous les obstacles et la vérité sur chaque chose et chaque homme sera définitivement connue. Qu'on ne s'y méprenne pas et qu'on cesse de répéter que les affaires Langrand sont des affaires privées ; qu'on n'a pas plus le droit d'y regarder que de scruter le portefeuille d'un banquier ou les livres d'un commerçant. Les affaires Langrand ne sont pas des affaires et n'ont jamais été des affaires. Elles sont nées de la politique ; elles ont vécu par la politique et rien que par la politique. Les actions et les lettres de gage n'ont été placées dans le public que grâce à l'influence de certains chefs du parti clérical et grâce à l'action incessante et pressante du clergé.

Le pape lui-même, messieurs, a béni ces institutions ; et, en les couvrant de son approbation, est-ce qu'il entendait patronner une affaire ? Il voulait favoriser, comme on le lui persuadait, la fondation d'une puissance financière catholique, non en vue d'un gain à réaliser, mais dans un intérêt moral et religieux. Quand il a anobli Langrand, quand il lui a donné des armoiries et la couronne comtale, a-t-il entendu récompenser le distributeur de gros dividendes, ou bien plutôt n'a-t-il pas voulu honorer son cher fils, celui qui avait appelé les capitaux au baptême et les avait christianisés comme les barbares du IVème siècle ? (Interruption.)

Messieurs, écoutez le langage du saint-père ; vous allez voir si, comme je vous le dis, toutes les affaires et institutions Langrand n'étaient pas exclusivement des affaires politiques, des affaires du domaine public.

Voici la réponse du saint-père à M. Langrand-Dumonceau :

« Réponse du saint-père

« A monsieur et cher fils, André Langrand-Dumonceau, à Bruxelles, en Belgique.

« Cher fils, noble homme, salut et bénédiction apostolique,

« Dans ces derniers jours est venu à nous notre très cher fils, le prêtre Jean-Népumucène Danielik, du diocèse d'Erlau, envoyé par vous et vos collègues, lequel très humblement nous a remis votre lettre du 12 de ce mois. »

Permettez-moi, messieurs, d'ouvrir ici une parenthèse. Vous voyez que le pape appréciait très haut ce prêtre Danielik ; mais une opinion différente existait sur le compté de cet ecclésiastique : M. Brasseur trouve, dans une de ses lettres, qu'il ne méritait aucune confiance. Voici ce qu'il dit :

« Quant à Ullmann, il est l'homme des Scheys, avec lesquels il a voté ; « il n'y a qu'une seule canaille plus grande que lui, c'est Danielik... » (Interruption.)

M. Brasseur. - Je reproduisais là les paroles d'un autre.

M. Bara. - Vous vous appropriiez les paroles d'autrui, puisque vous avez trouvé utile de les transmettre à M. Langrand-Dumonceau. Que vous teniez la chose de vous-même ou d'un autre, peu importe.

M. Brasseur. - Entre guillemets, s'il vous plaît.

M. Bara. - Je continue.

« Et nous avons appris tant par cette lettre que par ce prêtre lui-même, que, par votre initiative et avec d'autres personnes catholiques du royaume de Belgique, il a été fondé des établissements de crédit foncier, dans le but de favoriser et de développer l'agriculture, l'industrie et le commerce dans les Etats catholiques, et en même temps d'arracher les familles catholiques DES MAINS AVIDES d'USURIERS RAPACES en leur prêtant un secours opportun.

« Nous avons appris également que vous et vos associés, qui sont spécialement chargés de l'administration de ces institutions, vous avez entouré notre personne et ce siège apostolique d'une piété filiale et d'une obéissance remarquable, et que vous et eux avez souverainement à cœur, dans ces temps si malheureux, de protéger et défendre la cause, les droits et la conduite de l'Eglise catholique et de ce siège.

« En considération de quoi, nous vous adressons à vous, cher fils, et à vos associés, des éloges mérités, puisque le but principal que vous vous êtes proposé en fondant avec eux les institutions prémentionnées est d'affranchir les familles catholiques de la nécessité de contracter des engagements qui, en raison d'intérêts illicites ou pour tant d'autres causes, sont absolument défendues par les lois divines et humaines.

« En même temps nous vous exhortons vivement, vous et vos associés dans cette entreprise, de faire en sorte que, grâce à la religion qui vous distingue, ainsi qu'eux, vous dirigiez toujours cette entreprise tout à fait catholique, en MÉPRISANT ENTIÈREMENT L'APPAT DES RICHESSES… (interruption), et que votre soumission et votre dévouement envers notre personne et ce saint-siège s'affermissent et s'augmentent de jour en jour davantage sur leurs bases inébranlables... (Interruption.)

« EN ATTENDANT, NOUS DEMANDONS HUMBLEMENT A DlEU, TRES BON ET TRES GRAND, QU'IL DAIGNE BÉNIR VOS SOINS, VOS PROJETS ET VOS TRAVAUX COMMUNS, afin que ces institutions, dirigées selon la règle de notre très sainte religion, aboutissent au véritable bien de la famille catholique tout entière, en prenant de jour en jour plus d'accroissement.

« Et comme augure de ces bénédictions, et comme gage de notre affection paternelle envers vous, nous vous accordons du fond du cœur et avec amour, à vous, monsieur et cher fils, et à tous vos associés catholiques dans cette entreprise, notre bénédiction apostolique.

« Donné à Rome, à Saint-Pierre, le 21 avril 1864, de notre pontificat la 18ème année.

« Pus. P. P. IX. »

Il est fort heureux, messieurs, que Dieu n'ait pas écouté le pape et n'ait pas exaucé ses vœux. (Interruption.)

Il est donc incontestable que les affaires Langrand sont du domaine public, sont politiques et qu'à ce titre elles appartiennent à la discussion.

Messieurs, on nous objectera peut-être, et c'est un reproche que vous avez entendu tout à l'heure formuler dans la lettre de M. le procureur général Simons, que nous allons nuire à la position des prévenus et qu'il n'est point juste, lorsqu'une instruction criminelle est ouverte, de faire connaître les pièces, de faire naître des appréciations qui puissent être défavorables aux accusés.

En supposant, messieurs, que ce reproche puisse nous être adressé, à qui la faute ? Est-ce nous qui avons provoqué ce débat ? N'est-ce point le ministère qui, profitant de la lenteur inévitable d'une importante instruction criminelle, nous a poussé à bout par des actes provocateurs et a préjugé les résultats de cette instruction dans le sens le plus favorable à ses désirs ?

Mais, heureusement, messieurs, nous n'avons pas à encourir ce reproche ; nous ne venons pas ici démontrer que M. Langrand et ses administrateurs ont commis des crimes et des délits ; cette tâche, elle est dévolue à la justice et, dans l'intérêt de la vérité, je demande à mon tour que Dieu bénisse, et féconde ses travaux. (Interruption.)

Cette tâche, nous pourrons la reprendre plus tard, lorsque nous nous trouverons en présence des décisions de la justice ; mais pour le moment, au point de vue moral, nous avons assez de faits acquis, nous avons assez de preuves tombées dans le domaine public pour démontrer au pays, pour démontrer à tous les honnêtes gens que le ministère a commis une faute irréparable, a causé un préjudice immense à la moralité publique, en appelant M. De Decker au poste de gouverneur de la province de Limbourg.

Ces faits, messieurs, ces preuves, je vais les extraire des pièces et des documents qu'un honnête homme m'a confiés. Je sais que vous récuserez mes appréciations ; aussi, tout ce que je vais vous dire n'est pas de moi ; rien de ce qui sortira de ma bouche ne me sera personnel ; je veux être ici l'écho fidèle de ce qu'ont écrit MM. les curateurs et des personnes dont vous ne pourrez contester ni la valeur ni la sincérité des assertions.

Toutes les appréciations que j'émettrai, sauf la forme, sont consignées, avec pièce à l'appui, dans deux mémoires de MM. les curateurs ; l'un intitulé : Première étude sur la Banque Hypothécaire belge, mémoire qui est dans le public et que M. le ministre de l'intérieur devait connaître ; l'autre intitulé : Ecrit des faits sur les trois premiers bilans de l'Hypothécaire belge et qui a été communiqué dans un procès. Je répète que je tiens ces deux écrits de M. le juge-commissaire.

En réalité, toutes ces pièces peuvent être considérées comme tombées dans le domaine public. Les curateurs auraient pu me les donner sans manquer à leur devoir. Ils ne l'ont pas fait, ct si j'avais pu avoir ces documents d'eux ou du parquet, je ne les aurais pas acceptés. Car je n'ai voulu avoir aucun rapport, ni avec le parquet, ni avec le juge d'instruction, ni avec les curateurs. Ils ne m'ont rien donné, rien offert et je ne leur ai rien demandé. Je savais que les choses les plus innocentes n'auraient pas manqué d'être suspectées. Aussi c'est avec bonheur que j'ai obtenu ces documents et ces pièces de M. le juge-commissaire à la faillite.

Les écrits que je vais invoquer sont des travaux des curateurs. Qu'est-ce que les curateurs ? Ce ne sont pas des avocats ordinaires. Ils exercent une mission de justice. Il sont revêtus d'un mandat public ; c'est une fonction. La loi sur les faillites le dit formellement ; car l'article 460 du code de commerce dit que les curateurs doivent prêter le serment de remplir fidèlement leurs fonctions. Ils agissent sous l'œil du tribunal de commerce, sous la surveillance incessante d'un juge-commissaire. Le (page 43) procureur du roi peut assister à toutes leurs opérations et leur demander les renseignements qu'il juge utiles. De plus, comme sanction de l'accomplissement de leurs devoirs, ils sont révocables par le tribunal de commerce.

Messieurs, l'analyse de la loi, en ce qui concerne la position des curateurs, vous fait voir de suite quelle est l'importance de leur mandat et quelle est la valeur de leurs assertions. Ils ne pourraient impunément travestir les faits. Ils ne pourraient en vain calomnier des citoyens, car ceux-ci ont des armes puissantes dans la loi, pour avoir raison d'eux et la justice serait impitoyable s'ils avaient abusé de leurs fonctions.

Les curateurs, dans l'espèce, sont des hommes honorables, dont personne au barreau ni dans la magistrature, quelle que soit son opinion politique, n'oserait suspecter la loyauté, l'honorabilité.

M. Dansaert. - C'est vrai !

M. Bara. - Eh bien, messieurs, c'est leur travail que je vais analyser ; vous comprenez qu'il serait impossible de le lire en entier.

On connaît aujourd'hui, messieurs, parfaitement le mécanisme des sociétés Langrand. Il consistait en ceci. : créer une société pour faire des prêts hypothécaires remboursables par annuités et acheter des immeubles en Autriche pour les revendre à des prix remboursables également par annuités. Annonces pompeuses répandues à profusion, tout un personnel d'hommes politiques représentant l'état-major du parti clérical, tout ce qu'il y avait de chefs dans le parti est mis à la tête d'agences.

M. le président me fait un signe de dénégation.

M. le président voudra bien reconnaître qu'il y a dans le parti catholique d'autres chefs que lui.

M. le président. - Je n'ai rien dit, M. Bara.

M. Bara. - Des publicistes éminents, savants, publiant dans les journaux que Dieu lui-même n'offrirait pas plus de sécurité que Langrand ; le clergé tout entier mis au service de ces institutions, d'abord par la recommandation du saint-père, puis stimulés par une commission sur le placement des lettres de gage. De plus, le clergé voulait réaliser un grand but poursuivi depuis longtemps par le parti catholique. On écrivait au clergé, qu'en favorisant les institutions Langrand, on évitait tous les obstacles mis par la loi aux legs pieux à des établissements religieux, et qu'on pouvait se soustraire au payement des droits de succession.

On discute, lui disait-on, les personnes instituées qu'on prétend interposées, on dit les institués incapables. Avec les lettres de gage, plus rien de semblable. A l'approche de la mort, le bienfaiteur remet les lettres de gage aux prêtres qui l'approchent. On poursuivait donc ainsi un double but : on fraudait la loi sur les établissements charitables et on fraudait le fisc, puisqu'il n'y avait pas de droits de succession.

Ainsi, pour cette double fraude, le clergé se mettait en campagne et plaçait les lettres de gage.

Tout cela a été consigné dans des circulaires rédigées par des avocats éminents.

Pour avoir des fonds, on s'est d'abord adressé à des notaires ; mais cet appel a été vain ; on s'est adressé aux capitalistes, leurs portes se sont fermées.

Alors on a dit : Ce n'est pas cela ; il y a dans les couches plus basses de la population d'autres détenteurs de fonds qui ont été amassés, sou par sou, ce sont les épargnes des paysans. Allons les chercher ; à l'aide de nos influences politiques et religieuses, allons prendre ce petit capital pour le placer dans les institutions Langrand ; envoyons à ces campagnards des intermédiaires sûrs, ayant leur confiance et agissant avec aplomb, ce sont nos hommes politiques, nos curés et nos vicaires. Ils forceront ces gens, en leur promettant le paradis par-dessus le marché, à nous confier leurs épargnes. (Interruption.)

Le personnel et les moyens d'action ainsi établis, on se mit à l'œuvre. On plaça les lettres de gage et bientôt sont arrivés des dividendes fabuleux, inouïs, que l'on payait en escomptant les bénéfices qu'on prétendait avoir réalisés avec les annuités et sur les reventes d'immeubles.

On escomptait ainsi de nombreuses annuités, ce qui faisait porter au bilan des bénéfices non acquis, et quand on n'était pas content de ces bénéfices, on en créait fictivement, comme vous le verrez tout à l'heure.

Mais bientôt arrive le moment de rembourser les lettres de gage et il n’y a plus d'argent.

Alors tout le génie de Langrand se révèle ; il crée une nouvelle société, qui rachète à l'ancienne actif et passif, avec un gros bénéfice naturellement pour faire croire, qu'on avait réalisé des gains immenses dans la première et pour allécher de nouveaux actionnaires ; on donne des bénéfices s'élevant jusqu'à 300 p. c. ; on émet de nouvelles lettres de gage et l'on mange une seconde fois ce qu'on a ainsi retiré du public, en gros dividendes, en pots-de-vin, en achat d'influences, en gaspillages de mille espèces, en négociations pour l'achat de biens ecclésiastiques et de domaines autrichiens.

Et quand la seconde société a parcouru les mêmes phases que la première, quand l'époque du remboursement des lettres de gage arrive, il n'y a de nouveau plus rien en caisse et il faut créer une nouvelle société à laquelle on endosse tout l'actif et le passif de la seconde, toujours, bien entendu, avec un gros bénéfice.

Ce mécanisme si simple quand les curateurs l'exposent, il a fallu des années pour que le public le connût et c'est celui que l'on découvre dans la création de l'Hypothécaire qui a été cédée à l'International et dans la création de l'International, de l'Industriel et de l'International qui se sont fait racheter leur valeurs par la Société Générale allemande.

Mais on comprend qu'après plusieurs exercices de ce genre, le secret étant connu, toute société nouvelle était impossible à créer. Aussi un jour, ce qui jusqu'alors avait été une puissance, ce qui régnait dans le monde financier avec l'arrogance et l'impudence la plus incroyable, s'écroula tout à coup, comme par enchantement, entraînant dans l'abîme une partie de la fortune du pays et créant une catastrophe qui ne sera pas réparée avec cent millions, quoi qu'il arrive, et donnant à la justice criminelle la plus grande besogne que jamais elle ait eue dans n'importe quel pays.

Ce mécanisme était connu ; il était avoué par ceux qui étaient à la tète de l'association. J'en ai la preuve dans cette lettre, en date du 10 avril 1865, adressée à M, Langrand par M. Dechamps et ainsi conçue :

« Mon cher ami,

« Il y a bien des inquiétudes autour de nous. Nos valeurs baissent ; par contre-coup les lettres de gage tarissent ; la confiance s'éloigne. Il faut relever tout cela par un résultat, par un succès. Or, les circonstances ont ralenti les reventes et les réalisations. Si les combinaisons que vous êtes en train d'organiser à Vienne ne réussissaient pas, vous n'auriez pas de dividendes à donner, ni à l'Industriel, ni à l'International, ni à la Vindobona, ni à la Néerlandaise ; ce serait une débâcle qui atteindrait du même coup la Banque générale.

« Vous savez tout cela mieux que moi et vous savez donc mieux que moi aussi que vous devez réussir à Vienne. Or, vous savez que j'ai pleine confiance en vous, et je crois que vous allez réussir.

« Vous n’avez pas besoin sans doute de mes idées, cependant je vous les envoie. Si elles vous sont utiles, tant mieux. J'y ai bien réfléchi, je crois que vous devez éviter autant que possible de créer une nouvelle affaire Langrand ; cela friserait le ridicule et nuirait à l'ensemble de vos affaires. Vous ne devez pas ajouter un nouveau rouage ; vous devez au contraire en supprimer et simplifier ; c'est aussi votre pensée. Or, vous avez actuellement deux de ces rouages à supprimer, la Vindobona et l'Industriel. » (Interruption.)

Voilà le système. On n'avait plus de dividendes à distribuer ; c'était une débâcle ; on songe à fonder une nouvelle société, en écartant le nom de Langrand, afin de racheter l'ancienne avec grand bénéfice pour distribuer des dividendes. On crée la Société Générale allemande, qui a été l'objet d'abus de confiance, comme nous le verrons plus loin.

Voyons maintenant s'il était possible de croire au sérieux de ces entreprises, surtout au mois de février 1864, lorsque l'Hypothécaire, dont M. De Decker était l'administrateur délégué, c'est-à-dire le fonctionnaire le plus important, celui qui devait surveiller toute la vie de cette association, lorsque l'Hypothécaire céda ses affaires à l'International avec un bénéfice net de six millions que les administrateurs et les actionnaires se sont partagés entre eux.

Vous savez, messieurs, ce que c'est que cette vente de l'Hypothécaire : par la fusion, l'Hypothécaire, qui faisait des prêts hypothécaires et qui avait acheté des immeubles en Autriche, cédait ses affaires à l'International moyennant dix millions, quatre millions représentant l'actif et six millions le bénéfice, que les administrateurs et les actionnaires se sont distribué : chaque action a été remboursée à plus de 300 p. c. M. De Decker a reçu pour sa part 875,124 francs, à savoir : pour la liquidation 351,616 francs, et pour les dividendes sur ces actions 328,596 francs.

M. Langrand, à cette époque, était considéré comme un Dieu ; ceux à qui l'on avait distribué des bénéfices disaient : Nous n'y comprenons rien ; mais nous avons touché l'argent, le voilà ; ne nous demandez pas d'explications ; nous ne pouvons vous en fournir ; nous nous contentons de recevoir.

On écrivait à Langrand comme s'il était un prophète ; on se servait, pour s'adresser à lui, du style oriental le plus pur ; on lui disait : Je vous embrasse, je ne respire que par vous, etc. Tout le monde, en un mot, était à genoux devant cette puissance, incarnation du veau d'or. Il faudrait un Juvénal pour flageller, comme elles le méritent, toutes les corruptions, toutes les bassesses auxquelles les sociétés Langrand ont donné (page 44) naissance, et quant toute cette affaire aura vu le grand jour de la publicité, jamais on n'aura vu un plus grand affaissement moral, une plus grande indignité.

- Voix à gauche. - Très bien !

M. Bara. - Or, MM. les curateurs, dans leur mémoire imprimé, qui est dans le public et dont les extraits ont été publiés par les journaux, affirment, c'est textuel, que le bilan de l'Hypothécaire, au 31 décembre 1863, était inexact (c'est le bilan qui a servi à la fusion), que l'actif qui y figure est sans valeur ; que tous les bénéfices, à supposer qu'il pût y en avoir, étaient distribués et escomptés à l'avance, que par suite il ne pouvait plus y avoir de dividendes.

Voici ce que je lis dans cette pièce :

« Mais à ce compte, nous dira-t-on, l'actif net de la Banque hypothécaire belge au 31 décembre 18063eût été sans valeur. C'est bien notre avis. »

Ils disent ailleurs :

« Les administrateurs avaient réparti chaque année les commissions qui ne devaient rentrer que par parties dans une période de vingt années. Ils avaient escompté l'avenir et distribué des bénéfices excessifs. Il restait maintenant à courir les risques et à subir les responsabilités que devait entraîner cette façon d'agir. Mais la fusion remplaçait les risques par des bénéfices, et faisait disparaître toute responsabilité.

« Quelle conclusion tirer de ce qui précède, si ce n'est qu'au jour de la fusion la Banque hypothécaire était une affaire épuisée ? Tout son capital étant placé, elle ne pouvait plus faire aucune opération sans émettre de nouvelles lettres de gage. Par suite elle ne pouvait plus distribuer de dividendes, puisqu'elle avait partagé anticipativement des bénéfices qui auraient dû être répartis sur une période de vingt années. »

Voici leur conclusion. Ecoutez ce que disent les curateurs. Ceci concerne M. De Decker, l'homme qui a été nommé au poste de gouverneur du Limbourg :

« Des considérations qui précèdent, il résulte :

« I. Que les administrateurs de la Banque hypothécaire belge ont dressé les trois bilans de cette Banque de manière à faire ressortir comme acquis des bénéfices non échus et éventuels ; qu'ils ont même fait ressortir, au bilan de 1863, des bénéfices purement fictifs, c'est-à-dire n'existant pas et ne pouvant jamais exister.

« II. Que c'est sciemment que les susdits administrateurs ont dressé ces bilans ; que même, pour donner le change au public, ils ont présenté leurs opérations autrement qu'elles n'étaient en réalité.

« III. Que sur ce point il était d'autant plus facile d'induire le public en erreur que les administrateurs de la Banque jouissaient d'une confiance absolue, et que les personnes auxquelles ils s'adressaient étaient incapables de saisir le secret des combinaisons imaginées pour simuler les bénéfices.

« IV. Que la manière de procéder des administrateurs de la Banque a eu pour but et pour effet :

« 1° D'attirer les capitaux du public vers des opérations chanceuses refusées par les notaires et les grands capitalistes du pays.

« 2° De partager des bénéfices faussement indiqués comme acquis, et de consommer ce partage le jour où les susdits administrateurs ont obtenu, par voie détournée, l'anonymat qu'ils n'avaient cessé, de convoiter depuis l'origine de leur entreprise ;

« 3° De permettre aux mêmes gérants de passer, moyennant un prix fabuleux, les affaires ruinées de leur Banque à une responsabilité limitée, dont ils étaient aussi les administrateurs et les fondateurs ; d'attirer les capitaux du public vers cette nouvelle société, qui, par son capital énorme et les bénéfices qu'elle aurait pu réaliser, devait faire disparaître les infractions commises dans la gestion de la Banque hypothécaire belge. »

Voilà le jugement émis par des hommes revêtus d'un mandat public, exposés à mille responsabilités, agissant sous l'œil de la justice, et c'est en présence de pareilles accusations que l'on appelle à la tête de l'administration d'une de nos provinces l'un de ceux qui en sont l'objet ! (Interruption.)

Quels étaient, messieurs, les deux genres d'opérations de la Banque hypothécaire ? C'était le prêt sur hypothèques, puis l'achat et la vente d'immeubles moyennant des annuités.

Eh bien, vous allez voir que les administrateurs savaient parfaitement que ces opérations ne pouvaient rapporter aucun bénéfice.

Les administrateurs de l'Hypothécaire étaient, à quelques exceptions près, ceux de l'International. Ils savaient que les opérations de l'Hypothécaire étaient mauvaises ; ce qui ne les empêchait pas de se vendre à eux-mêmes comme administrateurs de l'International, l'avoir de l'Hypothécaire avec un bénéfice de six,millions. Or, ainsi que le disent les curateurs, acheteurs et vendeurs n'ignoraient pas que l'affaire reprise par l'International était une affaire épuisée et ruinée.

Première opération : prêts hypothécaires. On avait fait des prêts hypothécaires remboursables par annuités et que fait-on lors de la fusion ? On considère comme actuellement acquis les bénéfices sur des annuités réparties sur de nombreuses années, sans tenir compte des risques et des éventualités ; on opère suivant une méthode qu'aucune société foncière ne pratique, que les auteurs repoussent et condamnent, que Dalloz entre autres qualifie d'œuvre de mauvaise foi et qui implique la banqueroute frauduleuse.

L'événement à parfaitement justifié les prévisions des curateurs.

« En 1867, disent-ils, la société du Crédit international, qui avait repris les affaires de la Banque hypothécaire, se vit obligée de réaliser la majeure partie des annuités qu'elle avait reprises à cette dernière. Elle ne parvint à les céder qu'avec une perte énorme. Nous publions parmi les documents le travail de ces opérations. Tout compte fait, il se trouve que les annuités de la Banque hypothécaire belge qui avaient été constituées au taux de 6-79 p. c. et qu'elle a cédées à l'International en les escomptant à 4 1/2, sont escomptées pour la revente à 8 1/2. »

Ceci répond au mémoire anonyme qui a été distribué hier aux membres de la Chambre ; aucune signature ne figure au bas de ce mémoire, et pour cause, car il y a beaucoup d'assertions démenties par la correspondance de leurs auteurs.

Le mémoire anonyme prétend que c'était une excellente affaire que les prêts sur immeubles en Autriche, et savez-vous ce qu'ont fait les administrateurs de l'International ? Après avoir, comme administrateurs de l'Hypothécaire, estimé à 6 millions la prétendue clientèle des prêts hypothécaires et des lettres de gage, ils n'ont plus fait, en leur nouvelle qualité, un seul prêt sur immeuble.

M. De Decker et ses collègues avaient donc la conviction qu'il n'y avait rien à gagner sur les prêts hypothécaires. Après avoir vendu 6 millions à l'International, la clientèle de l'Hypothécaire, ils devaient, semble-t-il, continuer pour le compte de l'International des opérations si lucratives.

Or, ils n'ont plus fait de prêts hypothécaires.

Sur ce premier point donc, il est établi que lorsque M. De Decker et consorts faisaient la fusion de 1864, ils savaient que les prêts hypothécaires ne pouvaient rien rapporter ou ne pouvaient rapporter que des bénéfices insignifiants.

Voyons, messieurs, les achats d'immeubles.

L'Hypothécaire cédait aussi les immeubles qu'elle avait achetés et. qu'elle avait revendus moyennant payement par annuités.

Vous allez voir, par les pièces que je tiens ici et que je voudrais, pour l'honneur national, ne pas être forcé de donner lecture à la Chambre, vous allez voir, dis-je, que les administrateurs de l'Hypothécaire et de l'International savaient très bien que les affaires qu'ils cédaient étaient des affaires véreuses et scandaleuses, au moins pour une partie.

« Quoi de plus admirable, écrivait-on dans les circulaires répandues à profusion dans les Flandres, quoi de plus admirable que les opérations foncières en Autriche ? On achète de grands immeubles à des propriétaires obérés ; on les divise en parcelles ; on les revend à des paysans qui veulent cultiver, qui ne demandent que de la terre. On crée des annuités ; il y a des bénéfices immenses à réaliser. »

Voilà comment on s'y prenait pour placer les lettres de gage ; voilà ce que répétait la presse soudoyée par Langrand, car la presse conservatrice, comme l'appelle la comptabilité de Langrand, a touché, pour défendre ces opérations, des sommes qui vont au delà de toute imagination ; les organes de cette presse m'attaquent aujourd'hui avec la plus grande violence. Je sais pourquoi. Ceux qui crient le plus fort sont ceux qui ont le plus touché. (Interruption.)

La presse conservatrice, la Patrie et le Journal de Bruxelles en tête, a touché des sommes folles. (Interruption.)

C'était avec l'argent des pauvres actionnaires qu'on faisait de la politique dans le pays et qu'on payait les frais électoraux.

Comme on le fait observer à côté de moi, on proposa d'accorder la grande naturalisation pour services éminents rendus au pays à une personne qui s'était chargée de solliciter des fonds de Langrand pour combattre les libéraux.

M. Bouvier. - Dans le Luxembourg, entre autres.

M. Bara. - Oui, dans le Luxembourg et à Namur.

Je ne crois pas que ce personnage obtiendra la grande naturalisation.

Il y a des hommes honorables dans tous les partis, et j'espère que bientôt la réaction contre les sociétés Langrand sera si forte, que nous n'entendrons plus parler d'aucun de ceux qui y ont mêlé leur nom, et que (page 45) nous pourrons retourner, nous à la défense de nos principes politiques, et vous, nos adversaires, à la défense des vôtres. (Interruption.)

Je disais donc, messieurs, que lorsqu'ils faisaient la fusion, M. De Decker et ses collègues savaient parfaitement que les opérations d'achat d'immeubles ne pouvaient absolument rien produire. En voici la preuve.

M. Langrand avait à Vienne un homme de confiance, M. Timmery, de la Vindobona.

M. Timmery lui écrit ce qui suit, le 27 août 1863, donc six mois avant la fusion qui a rapporté à M. De Decker des sommes si considérables :

« Vienne, 27 août 1863.

« Monsieur le directeur,

« Depuis assez longtemps je n'avais pas eu l'honneur de recevoir de vos nouvelles et ne savais a quoi attribuer votre silence.

« Votre lettre du 24 est encore une fois une communication confidentielle d'une haute importance, et cette nouvelle marque de confiance que vous m'accordez de nouveau m'impose un devoir, celui de vous parler ouvertement de vos affaires, ce que je n'ai pas fait depuis quelque temps, quoique je doive nécessairement heurter plus ou moins vos idées et vos projets ; d'autre part, comme je croyais vous voir ici avant la fin d'août, je me réservais de vous parler au lieu de vous écrire.

« J'arrive au fait.

« La nouvelle société que vous avez érigée a un but multiple et la rédaction des statuts qui en exposent le but m'a plu pour que je me sois dit : C'est une société qui a le droit de faire toutes les bonnes affaires possibles, tant mobilières que foncières.

« Depuis lors, j'ai reçu la circulaire imprimée et j'y ai vu que le fait principal, le but essentiel, c'est l'achat et la revente.

« J'ai déjà pris la liberté de vous manifester mes craintes et appréhensions au sujet de ce genre d'opérations. Aujourd'hui que votre nouvelle société, où vous êtes seul gérant, seul responsable, existe, et que vous agissez sans conseil, c'est un devoir pour moi de vous prémunir encore une fois contre les achats et reventes tels qu'ils ont été pratiqués jusqu'à ce jour.

« Mon opinion consiste à dire que ces affaires sont magnifiques en théorie, mais impossibles en pratique, attendu qu'elles vous ménagent des difficultés d'exécution judiciaire contre lesquelles toutes les lois sont impuissantes, c'est-à-dire qu'il y a impossibilité à exécuter le paysan qui ne paye pas, et le paysan ne payera pas, parce qu'il achète trop cher.

« Cette opinion, que je qualifie improprement de mon opinion, est le résultat de six mois de réflexions et de conversations avec tous ceux qui sont à même de juger la question.

« Vous, monsieur, qui êtes absent du pays et qui n'entendez que les raisonnements de ceux qui ont intérêt à vous recommander ce genre d'affaires, ou de ceux qui ne les jugent qu'avec les yeux de la théorie, vous n'êtes pas à même de vous renseigner à des sources assez positives, et vous devez être étonné quand je vous dis que de tous ceux qui parlent de ce genre d'affaires, je n'en ai pas encore rencontré un seul qui pût vous donner raison de faire ces opérations.

« Cette manière de voir est celle de M. Wiener, du comte Hartig, de M. Schwartz, du comte Hoyon, du comte Vander Straten-Ponlhoz, du bourgmestre et des conseillers communaux de la commune de Baja.

« Cela vaut la peine que vous y réfléchissiez encore et que vous étudiiez davantage la question avant de vous y hasarder plus loin et avant de prôner ces opérations dans des circulaires au bas desquelles je lis votre nom. Si ces affaires, qui sont si simples, étaient bonnes, pourquoi les Schey, les Wodianer, les Todisa et tous ces riches et habiles banquiers juifs ne les ont-ils pas déjà faites en Hongrie ? Et si, jusqu'à présent, M. le directeur, vous êtes seul dans cette voie, sans que rien jusqu'à ce jour soit, encore venu prouver que vous avez raison et que les choses marchent, n'est-il pas temps, avant d'avancer encore, de regarder encore une fois en arrière ? » (Interruption.)

Ce qu'il est important de remarquer, c'est qu'un des agents les plus intelligents de Langrand lui dit : « Rien de ce qui a eu lieu jusqu'ici ne confirme vos prévisions. » Et six mois plus tard, l'affaire se négocie avec six millions de bénéfices.

- Voix à gauche . - Incroyable !

M. Bara. - Vous croyez que Langrand était d'une autre opinion que M. Timmery ? Nullement. Voici, en effet, ce que Langrand répond à son agent :

« Monsieur Timmery, à Vienne.

« Je vous remercie de m'avoir écrit en toute sincérité et confiance : c'est de cette manière seulement que vous pouvez me rendre les services que j'attends de vous.

« Je partage du reste complètement l'avis que vous émettez dans votre lettre du 27 courant, et si nous devions continuer à traiter les opérations d'achat et de revente dans les conditions où elles ont été traitées par l'Association, nous ne pourrions aboutir qu'à des mécomptes... »

Et il vend tout cela six millions !

«... Quand les personnes investies de notre confiance commençaient par vendre leurs propriétés et celles de leurs parents à 25 et 30 p. c. au-dessus de leur véritable valeur, il est évident que la revente devait se faire à des conditions peu satisfaisantes. Le point de départ étant essentiellement défectueux, toute l'affaire devait s'en ressentir et notamment le paysan devait acheter à des conditions trop onéreuses. De là il ne s'ensuit pas cependant que la combinaison soit mauvaise en principe. Au lieu d'acheter 30 p. c. au-dessus de la valeur réelle, n'achetons que de 20 à 25 p. c. en dessous de cette même valeur... (Interruption) de cette manière, il nous sera facile de revendre à des conditions telles que les paysans n'auront plus qu'à se louer de notre intervention... (Interruption) ; l'annuité qu'ils auront à servir pendant 20 ou 25 années pour devenir propriétaires, n'excédera guère le fermage qu'ils doivent payer aujourd'hui.

« J'ai l'intime conviction qu'une pareille opération est morale, qu'elle répond à un véritable besoin du pays. Pour la mener à bien et en faire profiter tout le monde, il suffit d'être bien renseigné ; je ne traiterai, du reste, que lorsque j'aurai la certitude que l'acquisition est faite par la Banque de crédit à un prix tout à fait avantageux. Quand cette certitude me fera défaut, l'expérience que je viens de faire me déterminera suffisamment à ne pas conclure du tout.

« Je soumettrai très prochainement à votre appréciation un mémoire complet relatif à la mise en pratique de ces opérations ; jusque-là, veuillez bien suspendre votre jugement. »

Ainsi donc peu m'importe que Langrand vienne vous dire : Nous allons changer de système ; au lieu d'acheter au-dessus du prix, j'achèterai en dessous de la valeur ; l'essentiel à constater c'est que, de l'aveu de tous, il y avait eu des mécomptes et, malgré cela, on fait la fusion avec l'International et on prélève un bénéfice de six millions.

Et croyez-vous que Langrand fût seul d'avis que l'opération de l'achat et de la revente des immeubles fût mauvaise ? Mais M. Dechamps partageait également son appréciation. Dans une lettre du 10 avril 1865, M. Dechamps écrit :

« Un pays comme la Hongrie, qui n'a pas d'argent lorsque la récolte manque et qui n'en a pas lorsque la récolte est abondante, c'est-à-dire qui n'en a jamais, un tel pays ne vaut rien pour les opérations d'achat et de revente. (Interruption.) Mais il est excellent pour les prêts hypothécaires. »

M. Dechamps le savait donc, bien que dans le mémoire imprimé il dise que les opérations d'achat et de revente en Hongrie sont de bonnes choses. Et cependant, vous voyez qu'il vous dit ici que ce pays n'a pas d'argent et qu'il ne vaut rien pour les opérations d'achat et de revente d'immeubles.

Du reste, messieurs, l'opinion de M. Dechamps était celle de tous ceux qui s'étaient occupés de l'affaire. Voici, à ce sujet, une lettre très curieuse d'un des agents de Langrand, M. Ullmann, lettre qui se trouve rapportée dans le passage suivant du mémoire des curateurs :

« On se rappelle que Langrand, dans sa circulaire du 24 juin 1864, annonçait que les propriétés acquises par l'Industriel étaient en grande partie revendues par lots avec des bénéfices variant entre 150,100, 80,00 et 50 p.c., et que dans son rapport sur le bilan du 31 août 1864, il déclarait que les reventes déjà réalisées permettent d'affirmer que la Banque n'a rien exagéré en se promettant de ces opérations des résultats tout à fait exceptionnels.

« En Autriche cependant, les hommes d'affaires n'étaient nullement de cet avis et nous trouvons à cet égard, dans un rapport que l'avocat Ullman adressa à Langrand, le passage suivant qui caractérise parfaitement la manière de faire de ce dernier. « Permettez-moi, dit-il, de vous raconter à ce sujet l'entretien de deux juifs qui causaient de l'achat de Godollo et de l'offre mentionnée dans les journaux promettant un bénéfice de 5 millions. L'un d'eux disait : Je ne peux pas comprendre comment un homme d'une si grande intelligence comme Langrand peut croire qu'il revendra Godollo avec un tel bénéfice.

« L'autre lui répond : Cela est très simple. M. Langrand juge d'après des rapports qui lui parviennent, et ceux qui font les rapports savent tout aussi bien ce qu'ils font, comme le savent ceux qui font faillite, et qui, pour éviter la peine d'une faillite frauduleuse, font l'inventaire suivant, par exemple : Il a dans son magasin mille vieux parapluies, hors de mode (interruption) : mais un jour, quelqu'un allant au bal masqué, avait justement besoin d'un (page 46) pareil parapluie, et paya tout ce que l'on en demandait. Les mille parapluies figurent dans l'inventaire à ce prix. Voilà comment on parvient à établir un bénéfice de 5 millions pour Godollo. » (Interruption.)

Voilà l'opération. Quelqu'un se déguise en Robinson Crusoé ; il a besoin d'un parapluie excentrique et il le paye un prix exagéré ; eh bien, le marchand estime au même prix tous les autres parapluies hors de mode qu'il a dans son magasin ; on procédait de même pour l'estimation des immeubles à revendre.

Mais, messieurs, avant la fusion, M. Langrand, M. De Decker, M. Nothomb, tous ceux qui étaient à l'Hypothécaire étaient parfaitement informés des désastres qui existaient alors en Autriche ; et voici une lettre qu'on écrivait à Langrand à la date du 8 janvier 1864 et sur laquelle j'appelle toute votre attention, car elle contient tout le secret des affaires Langrand.

Cette lettre est de M. Schaffer, directeur de l'Industriel à Vienne. Elle est ainsi conçue :

« Vienne, 8 janvier 1861.

« Mon cher M. Langrand,

« Je suis indisposé depuis le jour du nouvel an ; c'est peu grave toutefois et aujourd'hui je me sens dispos de nouveau. Vous voyez que j'en profite pour m'entretenir avec vous. Le mal que je vous signale dans la grande lettre est grand, beaucoup plus grand que je ne puis le dire officiellement ; il faut y remédier, nous devons sortir hors de tout rapport avec tout ce qui peut compromettre notre honneur. Mes plus grands soucis ont été jusqu'ici de rétablir vos affaires sur une base respectable. En restant affilié à la bande qui a traité Borota et Tinojoras, je risque de devoir continuellement le lendemain de faire ce que j'ai construit la veille.

« Des hommes respectables ont dit ne pas vouloir travailler avec nous, parce qu'il fallait payer trop cher à toutes les personnes interposées. Vous savez que je n'ai pas de parti pris contre Ullmann et que je le tiens personnellement pour honnête ; mais il est dépendant d'un tas de personnes trop peu respectables ; cet entourage lui fait du tort par ricochet. Débarrassez-moi, je vous prie, de ce tourment moral. Pour le reste, nous sommes en bonne voie et je puis, sans vanterie, vous promettre 100 millions de bonnes affaires pour cette année-ci. »

C'est comme M. Brasseur, qui promettait des millions sans dépenser un sou.

« Notre organisation sera très simple et relativement très peu coûteuse. Notre Banque Immobilière est toujours au conseil d'Etat ou plutôt dans le cabinet de l'empereur. Il paraît qu'il lui faut du temps. »

Autre lettre de M. Schœffer ; elle est adressée à M. Alp. Nothomb.

« 16 février 1861.

« Mon cher Alphonse,

« Quelquefois, le soir, quand je rentre dans mon intérieur, éreinté de tout ce que j'ai fait et ennuyé de tout ce que j'ai été empêché de faire faute de temps et de gens entendus, je me demande : Qu'allais-je faire dans cette galère ? Le matin quand je me lève dispos, cela me paraît tout drôle d'être ici et je ris et je rentre dans ma bagarre. Car bagarre cela est, je ne trouve pas d'autre mot.

« Dix personnes à la fois qui attendent pour m'entretenir d'affaires importantes, dix autres qui attendent des ordres, dix lettres que je désirerais au moins lire et que je ne puis que regarder et outre tout cela la besogne courante à expédier et toujours à courir au plus pressé et pour assaisonnement les soucis que me causent nos anciennes affaires. »

Les anciennes affaires sont celles que M. De Decker cédait avec six millions de bénéfices.

« Quelquefois je me dis : Cette machine est trop grande : ce genre d'affaires ne peut pas être traité administrativement, chaque affaire étant à elle seule une chose trop importante et réclamant trop de soins et de surveillance individuelle ; d'autres fois je me dis : Bah ! cela doit aller et cela ira et j'avance de nouveau avec courage et confiance. Mon rôle est cependant devenu très ingrat. D'autres ont entretenu M. Langrand dans des illusions agréables, que j'ai le triste sort de devoir réduire à leur véritable situation.

« Il n'y a malheureusement pas à dire le contraire, les anciennes affaires sont déplorables. J'ai cru longtemps que tous ces éternels rapports n'étaient que cancans et exagérations suggérés par l'envie, mais lorsque des hommes honnêtes, bien posés, pères de famille, pour qui un emploi lucratif devait être une chose enviable, sont venus me refuser leur concours, de peur, disaient-ils, d'être compromis dans des affaires dont la justice criminelle finirait infailliblement par se mêler, je n'ai plus pu me refuser à l'évidence (interruption) ; le rapport de l'homme que j'ai expédié sur les lieux est loin d'être complet, je lui avais trop recommandé la prudence et la circonspection ; il est resté quinze jours là-bas, à écouter et à prendre des notes, sans faire d'enquête proprement dite. Ce qu'il relate de l'ingérence de la justice paraît malheureusement vrai, puisque, ce soir même, j'ai reçu une dépêche du juge d'instruction de Baja me demandant si les nommés Parkas et Radi sont des fondés de pouvoirs de la banque.

« Tous les deux sont des agents d'Ullmann ; je ne les connais que de nom. De Maygraber m'a fourni aujourd'hui encore une nouvelle preuve de la manière indigne dont on compromet le nom de M. Langrand et l'honneur de nos affaires. Il a présenté, il y a quelque temps, une affaire de vente et revente toute préparée, un bien de sa femme, née Beauconfeind, qu'il a vendu, qu'il a vendu à des paysans, au nom de M. Langrand. Au vu des pièces déjà, j'ai pu constater des prix exagérés.

« J'envoie des experts sur les lieux pour vérifier l'hypothèque supplémentaire. Leur rapport conclut que non seulement l'hypothèque est insuffisante, mais que de plus, sur les 38 ou 40 paysans qui ont signées à l'acte de revente, 18 ont déclaré qu'ils croyaient avoir signé un acte de prêt ; les autres ont dit qu'au lieu d'une annuité de 19 florins par joch, il n'avait été stipulé que 9 florins 20/10 et que si on voulait les forcer à exécuter ce contrat, ils feraient leur plainte. A cet acte figurent aussi des personnes qui n'ont pas signé, quoique leur signatures soient apposées. C'est Paresek, que vous connaissez, et un homme honorable nommé Passma qui m'ont chacun fait, de son côté, des rapports identiques.

« Maygraber, qui avait voulu me faire contrainte moralement, prétendant que M. Langrand avait d'avance accepté cette affaire, n'a pas eu le courage de nier les faits principaux ; pour s'expliquer, il a dit qu'effectivement il a promis de l'argent à ces gens, mais que c'est de son propre argent qu'il avait promis de leur en prêter, pour qu'ils pussent payer leurs annuités.

« Et voilà les canailles que M. Langrand autorise à négocier en son nom des affaires ? Le fait est que les paysans ont été soulés et qu'ils ont signé une pièce allemande, dont pas un n'a pu lire un mot. Aujourd'hui encore, M. Egan est venu me montrer une lettre qu'il venait de recevoir d'un nommé Lokuk, qui, depuis quelque temps, tourmente les gens de l'île de Mur pour leur négocier un emprunt auprès de la Banque hypothécaire belge, lui offrant de partager avec lui les bénéfices s'il veut servir ses intérêts, et réclamant effrontément la pareille de M. Egan. Remarquez que ce ne sont que les faits de cette après-midi que je vous raconte. C'est tous les jours à peu près la même chose. C'est triste, mais c'est vrai. Et je ne pouvais pas cacher tout cela plus longtemps à M. Langrand : il faudra bien en venir à nous séparer officiellement de toute cette bande ; bande c'est le seul nom qu'on puisse donner à ces gens.

« Je n'ai pas de preuve directe qu'Ullmann soit positivement malhonnête ; mais dans tous les cas, il est coupable de la plus grande légèreté, coupable aussi de s'être entouré de gens positivement mal famés. Ott, qui figure dans l'enquête, est de nouveau en prison.

« Heureusement que je reçois aussi des encouragements. Presque tous les jours, il arrive des lettres des personnes les plus haut placées, à qui nous avons envoyé notre programme ou à qui nous avons demandé des renseignements, et qui toutes se montrent favorables à nos intentions et nous offrent gratuitement leurs bons offices dans l'intérêt général. Je reçois aussi beaucoup de preuves de déférence et de respect même de personnes moins haut placées, mais qui me voient à l'œuvre de plus près, et cela me console.

« Les affaires actuellement plus ou moins préparées sont réellement d'un chiffre énorme ; mais hélas ! si elles doivent être étudiées soigneusement, de manière à nous éviter les déboires plus tard, elles prendront plus de temps que ne se le figure M. Langrand, et j'ai peur qu'il ne devienne mécontent.

« Le résultat lui prouvera cependant, j'ai lieu de l'espérer, que je prends la seule voie possible pour assurer l'avenir de ses établissements et lui créer un nom respecté de tout le monde.

« Veuillez, je vous prie, veiller à ce que la commission à envoyer ici ne soit pas oubliée : c'est nécessaire et il faut absolument passer par là. J'ai, du reste, avisé aujourd'hui cette commission au Stalrichter de Baja, en réponse à son télégramme. Pardon de cette longue lettre. Mais vous êtes le seul à qui je puisse communiquer mes impressions dans ces affaires...

« (Signé) Schaeffer. »

Vous avez par cette lettre la conviction qu'au 16 février 1864, on savait à l'International et à l'Industriel que toutes les anciennes affaires de Langrand étaient déplorables ; qu'elles avaient été faites par une bande d'hommes mal famés. Ce n'est que plus tard que l'assemblée de l'International doit ratifier le contrat ; est-ce qu'on va donner lecture de cette lettre à ces actionnaires qui vont donner 6 millions de bénéfice aux administrateurs ? (page 47) Non. On dit plus que jamais que les affaires sont excellentes, que l'opération est magnifique, alors que d'honnêtes pères de famille quittaient le bureau de Langrand parce qu'ils avaient peur d'être impliqués dans des poursuites criminelles, alors qu'un directeur dit à un administrateur que les affaires de M. Langrand sont faites par une bande. C'est après une lettre semblable qu'on se partage 300 p. c. par action et que chaque administrateur touche 250,000 ou 350,000 francs.

J'en fais juge la Chambre ; j'en fais juge le pays. (Interruption.)

On n'a pas cessé de dire, et nous avons dû dévorer toutes ces injures : C'est la presse libérale, c'est M. Frère-Orban, c'est M. Bara, ce sont les poursuites judiciaires qui ont ruiné les affaires Langrand. Le premier article d'un journal libéral contre les affaires Langrand est du mois d'avril 1864. Or, la lettre que je viens de vous lire est du 16 février 1864 ; elle est donc antérieure à l'époque où la presse libérale a commencé à mettre le public en garde contre les opérations des sociétés Langrand.. Quelques mois après, M. Schaeffer fait encore sonner le tocsin de la banqueroute. Voici ce qu'il écrit à Langrand, à la date du 22 août 1864 ;

« Mon cher M. Langrand,

« Probablement Nothomb vous aura déjà communiqué les nouvelles peu agréables que j'ai à vous donner.

« D'abord, samedi le Wanderer a publié contre nos affaires et contre votre personne un article extrêmement méchant, que je vous envoie ci-joint. Je ne sais pas d'où cette flèche empoisonnée peut être partie ; ce n'est pas impossible que ce soit de Pollak, qui a été initié à l'origine de nos opérations et qui est très aigri de ce que nous n'avons pas agréé l'affaire Pazmand qu'il a aidée à préparer et qui lui a par là coûté des déboursés ; il est dernièrement parti du bureau en proférant certaines menaces qui pourraient bien avoir trouvé leur réalisation dans le susdit article.

« Ensuite nous sommes sous le coup d'une publication des plus scandaleuses, c'est-à-dire de la correspondance intime entre Ott et Maygraber. Il paraît que Maygraber doit de l'argent à Ott et que Maygraber conteste la dette et c'est pour se venger de Maygraber et probablement de nous en même temps, que Ott veut faire cette publication. Les lettres et télégrammes se rapportent principalement à l'affaire Madarasz, dont l'exécution a été confiée à Ott à mon insu ; elles dévoilent toutes les manœuvres que ces deux ont employés pour nous induire en erreur, c'est quelque chose de honteux.

« Troisièmement, j'ai reçu hier un avis officieux, m'informant que les acheteurs de Madarasz ont envoyé une députation à l'empereur, qu'elle a été reçue samedi et que l'empereur a été très courroucé des faits qui lui ont été exposés. Peut-être a-t-il ordonné une instruction sur les lieux. Je n'ai pas encore pu m'en assurer.

« Tout se conjure pour ruiner notre crédit et le moindre inconvénient de toutes ces incessantes attaques, c'est qu'elles éloignent de nous les acheteurs ou du moins qu'elles les mettent en grande défiance et que cela augmente la difficulté des conclusions d'affaires.

« Que faire dans ces circonstances ?

« Il est certain que nous allons vers un abîme ; Borota et Pérould, Loidda et Tinojoras qui n'ont encore rien payé, la Vindobona qui refuse de nous assurer, les journaux qui nous harcèlent, notre crédit chez les banquiers ruiné, des ennemis partout.

« Nous sommes donc dans une mauvaise passe, dont nous devons sortir à tout prix, et j'espère que votre esprit si ingénieux en trouvera les moyens.

« (Signé) Ferd. Schaeffer. »

A cette époque on chantait sur tous les tons dans la presse conservatrice, dans les assemblées, dans les circulaires, les excellentes affaires que l'on faisait en Autriche. On se distribuait des dividendes fabuleux et on marchait vers un abîme. On était abandonné de Dieu et du diable. {Interruption.) On ne savait plus à quel saint se vouer et l'on se retournait vers le génie financier de Langrand comme vers un Dieu, en lui disant : « Tirez-nous de cette mauvaise passe. »

Ah ! honnêtes gens, réfléchissez bien à la leçon qui vous est donnée ! Elle est salutaire pour le pays et quoi qu'elle coûte elle doit servir à l'instruction de tous. (Interruption.)

M. De Decker était de l'Hypothécaire et de l'International. Or, à moins qu'on lui ait tout caché, à moins que son collègue M. Nothomb ne lui ait rien dit, lui qui avait reçu la lettre du 16 février 1864 et qui l'avait communiquée à Langrand, est-ce que M. De Decker n aurait pas dû dire à l'assemblée générale de l'International : « Ne ratifiez pas cela ; vous allez vous ruiner ! » ? N'aurait-il pas dû dire à l'assemblée générale de l'Hypothécaire : « N'acceptons pas les six millions de l'International. Ce que nous lui avons cédé est ruiné et n'a aucune valeur. »

Au lieu d'agir ainsi, M. De Decker, ainsi que le constatent les débats en cour d'assises dans l'affaire Mandel, a fait assister à l'assemblée de l'Hypothécaire, pour applaudir à la fusion, des parents et amis qui n'étaient pas actionnaires. Et il agissait ainsi, dit-il, pour donner plus de solennité à cette assemblée dont la décision a spolié les actionnaires et les obligataires de l'International. (Interruption.)

M. De Decker avait connaissance de toutes les pièces de l'Industriel, car voici ce qui se lit dans un procès-verbal d'une réunion du comité de surveillance de l'Industriel du 20 décembre 1864 :

« Rapport du conseil de surveillance de la Banque de crédit foncier et industriel présenté à l'assemblée générale du 20 décembre 1864 :

« Messieurs, conformément à l'article 26 de nos statuts, nous avons l'honneur de vous présenter notre rapport sur l'exercice clos le 31 août 1864. Nous n'avons rien négligé, tout en restant dans la limite de notre mandat, pour remplir la mission qui nous a été confiée ; nous avons veillé à l'exécution des statuts, donné notre avis sur les questions administratives que M. le directeur-gérant nous a soumises, communiqué les observations que l'examen des opérations nous a suggérées et, enfin, pour mieux assurer notre contrôle assidu sur tout ce que les intérêts sociaux peuvent exiger, nous avons institué, dans notre sein, un comité restreint chargé de se réunir au moins une fois par semaine, afin de rendre la surveillance permanente et de réunir ainsi les éléments d'une appréciation en quelque sorte journalière. Nous avons examiné le bilan de l'exercice et les pièces à l'appui. Après vérification, nous lui avons donné notre entière approbation.

« Le rapport clair et substantiel de M. le directeur-gérant, dont vous venez d'entendre la lecture, contient l'exposé complet de la situation des affaires sociales.

« Nous n'avons rien à y ajouter ; nous tenons seulement à faire remarquer que les immeubles acquis par la société sont indiqués au bilan au prix de revient, réservant ainsi à l'avenir tous les bénéfices à réaliser par la revente. »

Or, messieurs, voici ce que disent les curateurs :

« Des immeubles acquis pour le prix de 35,785,203 francs sont portée dans les écritures pour un prix de revient de 43,673,570 francs.

« Des immeubles achetés 13,218,173 francs furent portés au bilan du 31 août 1864, de l'Industriel, au prix de revient de 18,646,747 francs et le conseil de surveillance déclare dans son rapport n°760 : Nous tenons à faire remarquer que les immeubles acquis par la société sont indiqués au bilan au prix de revient, réservant ainsi à l'avenir tous les bénéfices à réaliser par la revente. » (Interruption.)

Ainsi donc, M. De Decker, à qui on avait communiqué toutes les pièces et les bilans, qui les avait vérifiés, qui devait avoir vu les contrats d'acquisition, M. De Decker porte, avec cinq millions de différence, le prix de revient des immeubles achetés. Cela se comprend : quand on avait besoin d'un bénéfice à distribuer, on augmentait de deux, trois, quatre millions la valeur des immeubles. Voilà une des opérations indiquées par les curateurs.

L'Industriel, une banque foncière, a eu une circulation qui, à un moment donné, a été de 17 millions ; et c'était un petit employé nommé Koettlitz qui donnait sa signature. On a trouvé à l'Industriel seul pour 22 millions d'effets de ce genre. On devait le prendre pour un grand potentat, une grande personnalité de Vienne !

On fait à l'Industriel une émission de 50,000 actions et savez-vous ce que font les administrateurs ?

Ils avaient le droit de prendre 5,000 actions. Ils y renoncent généreusement et ils se font attribuer une prime de 50 francs par action.

Voici ce que dit une délibération du comité de l'Industriel :

« D'autre part, constatant le cours élevé des actions de la Banque du Crédit foncier, les membres de la commission de surveillance sont d'avis de renoncer au privilège de souscrire 5,000 actions au pair si M. le directeur-gérant veut leur garantir une prime quelconque sur les titres à la souscription desquels ils renoncent. »

Dans la séance du 3 août 1864, ils s'allouèrent une prime de 50 francs par action.

Les curateurs ajoutent :

« De plus, les directeurs, fondateurs et commissaires reçurent un (page 48) million de francs pour la cession de 20,000 actions, dont 500,000 francs au directeur, 250,000 aux fondateurs et 250,000 aux commissaires. »

Voici un moyen à l'aide duquel l'Industriel se créait des ressources. Langrand annonçait des participations. L'Industriel devait souscrire la moitié du capital, l'autre moitié était réservée au public.

Le but était d'acheter, en Autriche, des propriétés rurales pour les revendre a bref délai. On promettait aux participants un minimum d'intérêt fort élevé.

Les curateurs disent que « ce n'était autre chose que des emprunts à des taux usuraires. Savez-vous ce qu'on paya aux participants ? Des intérêts qui s'élèvent de 48 p. c. à 3,401 p. c.

Les curateurs disent « que les prospectus, les annonces, les circulaires lancées dans le public, tant pour l'émission du capital social et des obligations de l'Industriel que du capital des participations, ne sont qu'un tissu d'intrigues, de promesses fallacieuses et de déclarations mensongères. »

M. De- Decker avait le sentiment de cette situation, car il résulte, d'une lettre du 21 novembre 1863, du sieur Baillon-Lefebvre à Langrand, qu'il blâmait ces actes.

« En résumé, dit Baillon, M. De Decker s'est posé en censeur sévère de tout ce qui est sorti de la Banque de crédit foncier et industriel » et nous voyons le même M. De Decker en 1864, faire un rapport vantant la situation de la société.

Quant aux résultats de la participation, voici ce que les curateurs nous disent :

« Les opérations pour lesquelles ces participations avaient été constituées ne donnèrent aucun bénéfice, et il ne fut même jamais dressé de compte pour établir quels pouvaient être leurs profits ou leurs pertes.

« Peu importait, en effet, à Langrand de connaître le résultat de ces affaires. Le but qu'il poursuivait était d'obtenir l'argent des participants et de faire accroire au public qu'il avait réussi dans ses spéculations. Aussi distribua-t-il à ses associés les dividendes qu'il leur avait promis par ses circulaires, sans même vérifier s'ils leur étaient acquis. »

Et M. De Decker était membre du conseil de surveillance !, membre du comité restreint de l'Industriel, celui qui, de son propre aveu, exerçait sur les actes de cette société une surveillance presque journalière. (Interruption.)

Et savez-vous, messieurs, ce qu'on a distribué aux participants ? On a distribué des dividendes montant pour le minimum à 48 p. c. et s'élevant jusqu'à 340 francs p. c. (Interruption.) Il y a à ce sujet un tableau dressé par les curateurs.

M. Van de Woestyne a touché 3,401 francs p. c. pour sa part dans la participation.

Et un membre du cabinet a touché 70 p. c.

M. Bouvier. - Qui ?

M. Bara. - M. le général Guillaume. (Interruption.)

Eh bien, messieurs, ces parts, ces dividendes, qui est-ce qui les distribuait ? C'était l'Industriel, c'était M. De Decker qui était membre du conseil de surveillance, qui déclarait avoir surveillé les bilans et les avoir trouvés exacts.

Enfin, messieurs, voici ce que les curateurs disent dans leur rapport : « Par son bilan du 31 août 1865, l'Industriel (M. De Decker était membre du conseil de surveillance) avait distribué de gros bénéfices obtenus uniquement à l'aide de l’abus de confiance commis au détriment de la Société Générale allemande, et les administrateurs de l'International, dans l'assemblée générale du 14 septembre 1865, en avaient annoncé de non moins considérables pour l'exercice clôturant le 31 décembre suivant.

« Comment ceux des administrateurs de l'International et des commissaires de l'Industriel qui étaient en même temps administrateurs de la Société Générale, ont-ils pu se prêter à ces manœuvres alors qu'ils savaient que le prince de la Tour et Taxis n'était pas consulté sur les apports faits au nom des deux premières sociétés ?

« Comment les administrateurs de l'International ont-ils pu annoncer le 14 septembre 1865 les bénéfices à résulter de leur apport à la Société Générale allemande, alors que le contrat qui règle ce point n'a été signé que le 1er janvier 1866 ? »

Il faut que je vous explique cet abus de confiance.

Le prince de Tour et Taxis avait fait un contrat avec Langrand pour créer la société allemande. Langrand devait souscrire pour l'Industriel une part du capital, et le prince de Tour et Taxis une autre part.

M. le prince de Tour et Taxis remplit ses obligations. Il fournit, en valeurs qui ont été réalisées, 11 millions, Or, l'Industriel n'avait plus rien ; vous le savez par la lettre de M. Deehamps : « si vous ne réussissez pas à former votre nouvelle société, disait M. Dechamps, il n'y a plus de dividende ni pour la Vindobona, ni pour l'Industriel, ni pour l'Hypothécaire. »

Que fait-on ? L'Industriel avait des actions dont elle ne pouvait rien faire.

On fait pour l'Industriel les versements en valeurs et en ces fameux immeubles hongrois que vous connaissez. De plus, l'Industriel augmente son apport et se le fait payer avec l'argent versé par Tour et Taxis, le prince de Tour et Taxis ignorant complètement ce mode de versement. Il croyait, et il avait droit de le croire, que l'Industriel versait en argent.

On a mis ainsi dans l'actif de la Société générale tous les rossignols de l'Industriel, et il s'est trouvé que la société allemande, sans avoir fait aucune opération, était sous le poids d'un énorme passif et n'avait pour tout avoir que les valeurs véreuses de l'Industriel.

Voilà ce que les curateurs nous apprennent pour expliquer l'abus de confiance commis à l'égard de la Société Générale allemande.

Encore un mot. Nous lisons ce qui suit dans un des mémoires des curateurs :

« A l'assemblée générale (cela concerne M. De Decker, M. le ministre de l'intérieur), à l'assemblée du 20 décembre 1864, à laquelle fut présenté le bilan arrêté le 24 novembre précédent, M. Pierre De Decker donna lecture du rapport fait au nom de la gérance sur les opérations et la situation de la société, et M. Alphonse Nothomb lut ensuite le rapport qu'il avait rédigé au nom du conseil de surveillance.

« Le rapport du directeur-gérant donne les assurances les plus formelles sur la position brillante de la société.

« Celui de la commission de surveillance se termine ainsi : « La situation satisfaisante que nous constatons est due sans doute en grande partie à la nature même de nos opérations ; »

Or, nous savons en quoi consistaient ces opérations.

«... mais nous ne serions pas justes si nous n'en faisions remonter une bonne part aux soins dévoués et habiles, laborieux et parfois pénibles de M. le directeur-gérant et du personnel dont il est entouré. Nous sommes persuadés d'être vos interprètes en consignant ici l'expression publique de notre confiance. »

« Or, à cette époque, 1° les membres du conseil de surveillance avaient les raisons les plus graves pour se défier du directeur-gérant et de son personnel.

« 2° La situation de la société était déplorable. Le déficit était énorme. Une situation arrêtée au 30 avril suivant constate une perte de 5,188,769 fr. 80 c. De plus, dès le mois de mai 1864, les membres du conseil de surveillance « s'étaient tous trouvés d'accord pour réunir leurs efforts dans le but de faire disparaître l'Industriel, soit par fusion, soit par liquidation. »

Ainsi, messieurs, on accuse une situation brillante et les membres du conseil de surveillance de l'Industriel avaient décidé eux-mêmes de faire disparaître cette société par fusion ou par liquidation.

Du reste, vous voyez par la lettre de M. Dechamps du 10 avril 1865, quelques mois après, qu'il n'y a pas un sou de dividende à payer, si l'on ne crée pas une nouvelle société.

Qu'a fait M. De Decker et qu'ont fait les personnes ainsi accusées par les curateurs pour détruire leurs allégations ? Rien. Si, ils viennent de publier le mémoire dont je vous ai parlé.

Malgré les accusations dont ils étaient l'objet, ils ont transigé avec les curateurs ! Mais, messieurs, si les personnes que j'indique trouvaient ces accusations contraires à la vérité, ils avaient l'action en calomnie contre les curateurs. Ils avaient plus, ils avaient une action en suppression d'écrits, ils pouvaient demander la suppression de leurs mémoires.

Ils n'ont rien fait de tout cela ; pour toute réfutation, nous avons un mémoire publié hier in extremis, pour les besoins de la discussion entamée aujourd'hui.

Je vous ai dit, messieurs, que les administrateurs avaient fait une transaction avec les curateurs.

Qu'est-ce que M. De Decker a donné ? M. De Decker, d'après les curateurs, a touché une somme de 1,155,414 francs et M. De Decker restitue 441,000 francs ! Je sais que M. De Decker conteste le compte des curateurs. Mais ces critiques sont loin de devoir être toutes admises. Au surplus, quelque fondées qu’elles soient, M. De Decker doit avouer lui-même que tout ce qu’il a retiré des sociétés Langrand à titre de bénéfice ou comme traitement n’est point rentré dans la masse créancière.

M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Quand M. De Decker a-t-il dit cela ?

(page 49) M. Bara. - Cela résulte des explications de M. De Decker jointes au mémoire envoyé par les curateurs aux créanciers en vue de la transaction.

M. De Decker invoque, pour justifier la différence entre ce qu'il a revu et ce qu'il restitue, ses dépenses personnelles. Donc il n'a pas tout restitué.

Il est donc certain que M. De Decker n'a pas remboursé à la faillite tout ce qu'il a touché.

De plus, rien n'établit par les pièces que les chiffres indiqués par M. De Decker, comme rectifications, soient acceptés par les curateurs.

Enfin, messieurs, M. De Decker s'est, par la transaction, réservé 105,000 francs de son avoir. Eh bien, je demande, messieurs, si après les faits que vous connaissez, il pouvait se réserver ces 105,000 francs, c'est-à dire le capital de la pension d'un ministre, le capital du revenu que touche l'honorable M. Rogier après plus de quarante ans de vie politique ! (Interruption.)

Les actionnaires sont ruinés tout au moins par la faute de M. De Decker, et il se réserve 105,000 francs. Singulière morale !

Et, du reste, le gouverneur du Limbourg est encore sous l'action de la justice, sous l'action des intéressés qui peuvent le poursuivre. Le jugement du tribunal, concernant la transaction, le dit formellement :

« Les droits des tiers sont réservés. »

Voici le texte :

« Qu'il est probable, en effet, que ces poursuites faites contre les sieurs d'Hane et consorts, quelle que puisse être l'étendue de leur responsabilité, n'auraient pas amené un résultat pécuniaire meilleur ;

« Que, du reste, les transactions ne préjudicient pas aux droits des tiers. »

Par conséquent tous les actionnaires, toutes les personnes qui n'ont pu participer à cette transaction, peuvent encore actionner M. De Decker, du chef des actes qu'il a posés, et de sa participation aux sociétés Langrand.

Nous venons de voir les dires des curateurs. Ces allégations sont-elles vraies ? Nous n'avons aucun motif pour en douter. Mais, messieurs, il n'y a pas que les curateurs qui se soient prononcés sur les hommes et sur les choses des sociétés Langrand. Langrand lui-même fait connaître son opinion ; il a examiné les causes de l'échec de ses sociétés. Et savez-vous ce qu'il dit dans une note écrite de sa main, non pas aujourd'hui, mais alors qu'il n'était ni en faillite ni en fuite, dans une note trouvée dans ses papiers ; il indique comme la première cause de la chute de ses sociétés :

« Les appétits dévorants des administrateurs de la Banque hypothécaire belge et d'autres personnages qui, par leur influence, ont contribué à former le capital. »

Il n'est pas question dans cette note, comme cause de la chute de M. Langrand, ni de la presse libérale, ni de M. Frère, ni de M. Bara ; mais Langrand dit que la première cause, ce sont les appétits dévorants des administrateurs de la Banque hypothécaire belge et d'autres personnages qui ont fourni le capital de cette banque qui ont amené cette situation.

Voilà ce qu'il disait dans une note écrite de sa main dans l'intimité du cabinet, à une époque non suspecte, et plus tard, à une assemblée générale du 8 juin 1869, lorsque nous étions à la veille d'avoir, par la discorde des administrateurs, d'importantes révélations. Il tenait le même langage.

C'est M. Langrand qui parle et qui préside.

« C'est ainsi encore que vous voyez, au moment de la fondation de l'International, MM. De Decker, Dechamps, Nothomb, Mercier et Duval de Beaulieu stipuler à leur profit personnel des avantages qui venaient à la charge de toutes les sociétés intéressées dans le rachat de la Banque hypothécaire belge. (Interruption.)

« M. De Decker. - J'espère que l'assemblée aura le sentiment de sa dignité pour ne pas nous condamner sur la seule parole de l'homme qui a tant contribué à ruiner les actionnaires.

« M. le président. - Un instant, M. De Decker, suspendez vos interruptions.

« M. de Decker. - Suspendez vous-même vos attaques.

« M. le président. - En 1867, d'incessantes attaques qui devaient finir par atteindre cruellement vos intérêts et auxquelles des préoccupations trop personnelles de plusieurs de vos administrateurs fournissaient de déplorables prétextes, nous avaient créé de sérieuses difficultés. Il fut dès lors question de démissions.

« Ce n'est pas tout. MM. les administrateurs De Decker, Mercier, Nothomb, comte Duval de Beaulieu et Dechamps, comptant sur la bonne émission du capital de nos sociétés, avaient souscrit un grand nombre d'actions pour les revendre immédiatement avec prîmes.

« M. Dechamps - Cela n'est pas vrai. Ce sont des calomnies.

« Plusieurs voix. - Ecoutez !

« M. le président. - Les preuves seront là.

« M. Dechamps. - Il fallait les attendre.

« M. le président. - M. De Decker avait 4,000 actions ; M. de Liedekerke, 5,500 ; M. Mercier, 5,000 ; M. Nothomb, 3,500 ; M. Adhémar Duval de Beaulieu, 4,200 ; M. d'Hane, 2,000 ; M. Adolphe Dechamps, 1,500.

« M. Dechamps. - Je les ai encore.

« M. le président. - Cela ne valait pas la peine de m'interrompre. »

Ainsi, messieurs, vous le voyez, Langrand lui-même, à une époque non suspecte, je le répète, accusait ses administrateurs d'avidité, de rapacité et disait qu'ils étaient la principale cause de ses échecs. Et de fait, quand dans la liquidation d'une société, qui avait duré trois ans, l'Hypothécaire, on avait obtenu près de 800,000 francs, comme l'a obtenu M. De Decker, pouvait-on dire que Langrand accusait à tort ses administrateurs en disant qu'ils avaient des appétits dévorants ? (Interruption.)

Mais, messieurs, il est un autre homme qui vient dans ce débat porter son témoignage : un savant, un homme connu par sa science économique, un homme que le clergé, dans les dernières élections, a honoré de sa confiance, dont vous reconnaissez vous-mêmes les connaissances financières, car il y a à peine deux jours vous l'appeliez, à l'unanimité de vos suffrages, à l'honneur de siéger au milieu de votre commission des finances. (Interruption.)

Eh bien, cet homme, M. Brasseur, que dit-il des choses et des hommes des institutions Langrand ?

Ecoutez-le. En public, il commence par dire que Dieu lui-même n'offre pas plus de sécurité que Langrand, mais bientôt, dans un mémoire secret, il dit :

« Le payement même régulier des annuités ne suffira pas pour tenir tête à l'orage et à moins de vous procurer, à un taux onéreux, des ressources extraordinaires qui dérangent vos combinaisons et jetteront une perturbation profonde dans le calcul de vos bénéfices, vous vous trouverez en présence d'une dette qui restera en souffrance. Ce sera la banqueroute. »

Ainsi, voilà cette sécurité divine affirmée dans les journaux, en public, transformée, dans les rapports secrets, en prédictions de banqueroute, de banqueroute, entendez-vous ? et pas même de faillite. (Interruption.)

M. Brasseur. - Vous êtes dans l'erreur. Je demande la parole.

M. Bara. - L'interrupteur me dit que je suis dans l'erreur. C'est extrait textuellement de ses écrits.

Je ne veux pas dire un mot qui soit de moi, je ne veux pas faire une appréciation ; tout ce que je dis est analysé ou textuel.

Voici ce que dit M. Brasseur, je le relis :

« Le payement même régulier des annuités ne suffira pas pour tenir tête à l'orage et à moins de vous procurer, à un taux onéreux, des ressources extraordinaires qui dérangent vos combinaisons et jetteront une perturbation profonde dans le calcul de vos bénéfices, vous vous trouverez en présence d'une dette qui restera en souffrance. Ce sera la banqueroute. »

Je ne vous lirai que deux lettres de M. Brasseur. Ecoutez-les, je vous prie, elles sont importantes.

« Bruxelles, 28 octobre 186S.

« Mon cher monsieur Langrand,

« N'oubliez pas de faire venir M. de la Fontaine, à Bruxelles, vers le milieu de la semaine. Impossible d'avancer sans avoir causé avec l'auteur du projet de traité.

« Quant à M. Dechamps, je ne saurais assez vous recommander d'être inébranlable dans votre résolution et de ne pas accepter sa démission. Vous avez pris, en l'associant à vos entreprises, la valeur politique de son nom : il faut que ce nom vous reste acquis, parce que vous l'avez largement payé. Bien plus - et ce fait je le constate à regret - vous lui avez permis à lui et aux autres de tripoter d'une manière scandaleuse lors de la création de la Société hollandaise Mendel et de l'International. (Interruption.) Le moins que M. Dechamps puisse faire est de ne pas vous retirer son appui moral, après avoir gagné un million d'une manière qu'un honnête homme n'oserait pas avouer. En conséquence, je vous supplie de ne pas céder : la retraite de l'un entraînerait la retraite des autres.

« Je prépare la réponse à faire, à M. Dechamps.

« Plus que jamais j'insiste pour qu'on entre dans une voie normale et qu'on fasse des opérations sérieuses et loyales. Là est la source du vrai (page 50) crédit et le moyen infaillible de gagner la confiance publique. Sous ce rapport, je constate avec bonheur la résolution que vous avez prise hier, d'organiser un bureau sous la direction de M. T. Desmedt et sous ma surveillance. Nous vous montrerons ce que vous avez rarement vu, de quelle manière on traite, avec bénéfice et moralité, les affaires...

« Salut cordial,

« (Signé) H. Brasseur.. »

Voici la seconde lettre :

« Bruxelles, 20 novembre 1866.

« Monsieur, l'administrateur délégué,

« Maintes fois je vous ai entretenu des réformes qu'il est urgent d'introduire dans l'organisation de vos sociétés.

« Je vous ai remis, à cet effet, un mémoire spécial dans lequel je vous recommandais :

« 1° De diminuer votre personnel et de ne conserver que des hommes capables, en renvoyant impitoyablement tous les freluquets, fruits de recommandations malsaines ;

« 2° De diminuer tous les traitements et de les réduire à un chiffre avouable à l'opinion publique.

« Enfin 3° de simplifier les rouages en fusionnant l'administration des trois sociétés qui sont directement sous vos ordres. Sauf quelques changements insignifiants, je regrette de devoir constater que rien n'est encore fait. Et cependant le temps presse. Dieu le sait ! et je n'hésite pas à déclarer que si cela dure encore quelque temps, la banqueroute, mais la banqueroute honteuse et scandaleuse, est inévitable. D'après le contrat que j'ai avec vous, je n'ai qu'un droit de conseil. En écrivant ce que je viens de vous dire, je remplis un devoir auquel je me garderai bien de faillir dans l'intérêt de vos actionnaires : si vous ne suivez pas mes avis, ce ne sera pas faute de les avoir reçus. Au moins je n'aurai pas de reproche à me faire.

« Il est un autre point que je n'ai pas encore touché, et sur lequel j'appelle votre attention. L'opinion publique, d'accord avec les saines et loyales traditions, critique avec raison la composition de vos conseils d'administration. Ce sont toujours les mêmes hommes qui figurent partout. Or, il arrive fréquemment qu'une des sociétés fait une cession à une autre de vos sociétés, et dans ce cas les mêmes hommes figurent comme acheteurs et comme vendeurs à la fois. Cela n'est pas délicat. »

Qu'en pense l'ancien président de la Chambre ?

« Vous devriez proposer à ces messieurs de se diviser, de manière que personne ne puisse faire partie de deux conseils d'administration.

« Toutefois, soyez prudent dans le triage que vous allez faire.

« La situation du Crédit foncier et industriel est loin d'être brillante, et vous m'avez dit souvent que la rapacité de beaucoup de vos administrateurs est cause de cette situation qui frise le désastre. Tous les tripots, tous les scandales, toutes les commissions indues ont été mises à charge du Crédit foncier et industriel, qui est ainsi le bouc émissaire de tous les péchés mortels. - Voilà ce que vous m'avez souvent affirmé.

« Eh bien, gardez tous ces hommes dans le Crédit foncier ; ne les lâchez pas, maintenant qu'ils voudraient se tourner contre vous. Vous les avez regorgés d'or, ils vous ont donné l'appui de leur nom et de leur parti politique : gardez-les, sans cela vous perdez tout ce qu'ils ont troqué contre de l'or.

« Tout cela est triste, profondément triste, mais c'est ainsi : moi, votre conseiller, je remplis un devoir en vous prémunissant contre un abandon probable.

« Dans l'espoir que vous prendrez la présente en sérieuse considération, je reste Votre tout dévoué,

« (Signé) H. Brasseur. »

M. Brasseur, remarquez-le, messieurs, était le bras droit de Langrand, son colonel, son ministre plénipotentiaire, son conseiller intime ; il connaissait tous les secrets ; il était de la maison ; il a recueilli toutes les confidences. Aussi est-il aujourd'hui très puissant, car il sait tout.

Parmi les hommes qu'il accuse de tripotage lors de la création de la société l'International, se trouve évidemment M. De Decker, car il était alors l'administrateur délégué de l'Hypothécaire.

Voilà, messieurs, comment un de vos coreligionnaires politiques, un des hommes que le clergé appuie dans les élections, un homme que récemment encore vous avez fait entrer dans une commission chargée de contrôler les finances du pays, voilà comment cet homme a jugé les hommes et les actes des sociétés Langrand. (Interruption.)

Et il avait probablement raison, car rien n'a été négligé dans ces sociétés. A côté des millions qu'on distribuait en dividendes, on banquetait, on fermait aux frais aux dépens des malheureuses victimes qu'on a faites.

On u trouvé, messieurs, dans la comptabilité Langrand et sous la signature de votre gouverneur du Limbourg, M. le ministre de l'intérieur, les comptes que voici, attestant la façon dont MM. les administrateurs fêtaient leurs opérations.

Voici les mandats acquittés par la caisse de l'International sur la signature de M. De Decker :

« Le 5 octobre 1801. Pour un déjeuner au conseil d'administration, chez Mengelle, fr. 107 23

« 23 février 1865. Déjeuner du conseil d'administration, chez Mengelle, fr. 152.

« 2 août 1865. Déjeuner des administrateurs, chez Mengelle, fr. 188.

« 27 janvier 1866. Déjeuner des administrateurs, chez Blankenstein, fr. 129.

« 2 janvier 1867. Déjeuner des administrateurs, chez Mengelle, fr. 281 50. » (Interruption.)

M. Bouvier. - Voilà de la moralité ! (Interruption.)

M. Bara. - Oui, pauvres campagnards flamands, qui soutenez le parti clérical au pouvoir, on vous ruinait et avec vos épargnes on faisait sauter des bouteilles de Champagne. (Interruption.)

Et c'est le nouveau gouverneur du Limbourg qui a signé ces mandats ; c'est lui qui a été impliqué dans toutes les affaires dont je viens de parler ; et, messieurs, j'ai dû négliger des choses bien graves, plus graves encore peut-être parce qu'elles dépassent mon interpellation et les nécessités actuelles.

Je suis convaincu que M. le ministre de la justice en sait autant que moi ; j'en appelle à son honneur : qu'il parle dans cette affaire, et qu'il me dise si je n'ai pas raison.

M. Cornesse, ministre de la justice. - Du tout ; je proteste.

M. Bouvier. - Ce sont des pièces authentiques.

M. Bara. - Vous avez tort, M. le ministre. Restez en dehors de ces affaires Langrand. Ce n'est pas un mauvais sentiment qui me fait vous parler ainsi. Vous le reconnaîtrez un jour.

M. De Decker que vous avez choisi pour présider à l'administration de la province de Limbourg ne méritait pas cette position élevée. Oh ! je sais que vous rappellerez son passé politique, sa modération, son talent d'orateur et d'écrivain, sa présidence à l'Académie. Je sais que vous direz pour nous attendrir qu'il a parlé de « génération de crétins ; » qu'il ruait dans les rangs, qu'il fut appelé par un de vous Pierre l'Apostat.

Mais, messieurs, il n'en est que moins digne de commisération. Si des hommes de cette importance et de ce caractère s'oublient au point de déserter une carrière pénible, je le veux bien, mais honorable, pour chercher la fortune dans les brouillards et si, au sortir d'une épouvantable catastrophe, vous l'accueillez comme un enfant prodigue, si vous lui faites fête, si vous le mettez à la tête d'une administration du pays, si vous lui dites : Allez représenter la personne royale (interruption), je dis que vous portez un grand coup à la moralité publique.

Oh ! vous aurez beau faire de magnifiques discours pour combattre l'Internationale, écrire de superbes mandements pour rappeler l'ouvrier au travail dur, mais honnête.

Mais vous, pouvoir et religion, qui élevez les hommes que je viens de signaler, quelle force aurez-vous contre le peuple quand il viendra vous dire : « Eh quoi, je lutte pour pouvoir me procurer de quoi vivre, et quand des hommes considérables, dans l'aisance, ont couru les aventures, quand ils ont ruiné des milliers de personnes pour essayer de gravir les degrés de la fortune, vous les comblez de faveurs, vous les mettez sur le pavois, vous leur donnez le commandement, vous en faites des gouverneurs ! Comment de pareils hommes peuvent-ils prêcher la résignation et la patience ? » Je le dis avec une amère tristesse, vous avez affaibli en vos mains toute autorité, vous êtes désormais impuissants à lutter contre l'Internationale et le socialisme. (Interruption.)

Quelle sera la position de votre gouverneur ? Exposé à des procès, exposé à des saisies, entouré de créanciers non payés, qui lui reprocheront tout au moins ses fautes, de quel prestige peut-il jouir ? Sa puissance sera affaiblie, il n'aura plus de moyens d'action ; il ne pourra rien faire sans craindre les regards d'une victime. Il doit avoir une certaine représentation qui est nécessaire à un gouverneur de province. A quel luxe osera-t-il se livrer sans remords ? Pourra-t-il, sans souffrance, statuer, au sein de la députation permanente, sur des incapacités résultant de faillite et d'abandon de biens ? Pourra-t-il renseigner M. le ministre de l'intérieur et M. le ministre de la justice sur les candidats, sur tous les bourgmestres, (page 51) sur les aspirants à la magistrature qui, à la suite d'affaires malheureuses, auraient perdu de leur autorité el de leur crédit ? A qui osera-t-il jeter la pierre, de qui osera-t-il dire qu'il n'est pas digne de remplir certaines fonctions ? Il sera impuissant pour détourner votre choix d'hommes qui ne mériteraient pas une nomination.

Allons plus loin ; supposons même un instant que tout ce que les curateurs ont dit soit faux ; supposons un instant que toutes les lettres que je vous ai lues soient des inventions de ma part ; supposons que MM. Schaeffer, Timmery et Brasseur n'existent point, que ce soient des fantômes. Eh bien, pouvez-vous nier les désastres ? Pouvez-vous nier qu'il y ait des millions perdus et était-ce le moment d'élever M. De Decker ? Mais vous oubliez, messieurs, qu'il y a de pauvres paysans flamands qui ont apporté leurs épargnes à M. De Decker ! Ces paysans, ils avaient amassé un peu d'argent pour doter leur fille, pour racheter leur fils du service militaire. Eh bien, grâce aux affaires Langrand, leur fille ne se mariera pas, leur fils servira ; mais M. De Decker sera gouverneur du Limbourg ! (Interruption.)

Voilà des plaies que vous avez rouvertes. Voilà des douleurs que vous avez ravivées.

Est-ce le moment, messieurs, quand un homme est en dessous de ses affaires, de le mettre en évidence, de lui faire porter des habits brodés, de lui donner la présidence dans toutes les cérémonies, de lui faire représenter la personne royale dans une province ? (Interruption.)

Les plus humbles commerçants ont, heureusement, d'autres mœurs. Quand le plus petit d'entre eux est en dessous de ses affaires, il se retire dans l'obscurité, il fuit la société et les plaisirs, et, par un travail modeste, opiniâtre, il cherche à réparer les désastres qu'il a causés et à préparer les ressources pour la réhabilitation. Ces mœurs, qui font l'honneur et la gloire de notre Belgique et son renom à l'étranger, vous les avez méconnues, M. le ministre de l'intérieur, vous les avez condamnées, vous les avez insultées en nommant une des épaves de la triste affaire Langrand au poste de gouverneur d'une province belge. (Applaudissements à gauche.)

M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Il n'est pas, messieurs, de symptôme plus triste, plus profondément regrettable de l'influence exclusive des passions politiques... (Interruption.)

- Des membres. - Oui ! oui !

M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - ... que la violence de langage à laquelle, dans cette enceinte, hors de cette enceinte, à la tribune, dans la presse, on croit, à certaines heures, devoir recourir.

Il était un nom qui, durant les longues années où ont grandi nos partis politiques, avait possédé l'heureux privilège de dominer en quelque sorte leurs divisions, tant celui qui le portait avait su conquérir de sympathies non moins chez ses adversaires que chez ses amis, tant il joignait à la loyauté et à la délicatesse du caractère les inspirations du sentiment le plus patriotique et le plus national.

Il semblait, messieurs, que ce nom, qui avait toujours représenté les idées de modération et de conciliation, dût, à ce titre même, rester placé au-dessus des atteintes des passions politiques.

J'ai cru longtemps, messieurs, je l'avoue, alors même que la presse multipliait ses attaques et ses menaces, qu'elles ne trouveraient pas d'écho dans cette Chambre ; j'ai cru que, parmi les anciens collègues de M. De Decker, il n'en était aucun qui, loin de l'accuser, ne fût prêt à se lever pour rendre témoignage de sa probité et de son honneur.

Je me suis trompé. Cette tâche accusatrice a été revendiquée par un des derniers venus entre les collègues de M. De Decker, par l'honorable M. Bara ; et j'aime à penser que s'il l'avait connu davantage, il l'eût jugé autrement.

Je pourrais dire à M. Bara : « L'enceinte où vous élevez votre accusation, est bien mal choisie. La parole de M. De Decker vibre encore ici avec tous les élans de sa patriotique ardeur ; le souvenir de M. De Decker est encore présent ici avec tout ce qu'il y eut de généreux dans ses efforts et jusque dans ses illusions. »

Et si je m'adressais aux plus éminents vétérans de cette assemblée, à ceux qui, pendant vingt-sept ans, ont siégé à côté de M. De Decker, je suis convaincu qu'il n'y en aurait pas un seul, ni à gauche ni à droite, qui n'imitât l'exemple de l'honorable vicomte Vilain XIIII, ce juge avoué par tous en matière de délicatesse et d'honneur, et qui ne mît sa main dans la sienne pour la tendre à M. De Decker.

A quoi donc peut-il servir à l'honorable M. Bara d'exhumer, de rapprocher les uns des autres des lambeaux épars d'enquêtes et de procédures ? Il sait bien que nous ne le suivrons pas sur ce terrain. (Interruption.)

Je vous en dirai le motif tout à l'heure ; mais ce que je constate dès à présent, c'est qu'après avoir fait connaître qu'il disposait de quinze cents documents, l'honorable préopinant n'a pas trouvé une seule ligne à citer, qui appartint à M. De Decker et qui fût de nature à le compromettre. Ce que M. Bara a fait, c'est le procès des sociétés Langrand, dont nous n'avons pas à nous occuper. Mais j'ai le droit de dire, que dans le long discours de M. Bara, il n'y a pas une seule ligne qui frappe directement M. De Decker.

J'ai le droit de dire que l'accusation à laquelle il s'est livré sans contrôle, sans contradiction, repose sur des documents que nous ne connaissons pas et qui n'ont été obtenus que par des moyens qui ont été flétris du sein même du prétoire de la justice. C'est ainsi que l'on a accusé d'autant plus violemment M. De Decker, qu'il n'est pas ici pour se défendre.

Ce qui nous empêche, dans ce débat, de répondre point par point aux arguments de M. Bara, c'est que, d'une part, nous ne connaissons pas les documents dont il s'est servi, c'est que, d'autre part, les tribunaux sont saisis de cette affaire.

Nous respectons l'action de la justice ; nous ne voulons en aucune manière peser sur ses décisions ; nous ne réclamons, nous n'attendons d'elle que la plus scrupuleuse impartialité ; nous ne croyons pas pouvoir porter à cette tribune l'appréciation de questions dont la solution doit nous rester étrangère.

Nous n'avions à nous poser qu'une seule question : L'honorabilité de M. De Decker a-t-elle été atteinte ? Et si après avoir pris part à ces vastes sociétés dont on a parlé tout à l'heure, il en est sorti comme il y est entré, dans une position humble et modeste, faut-il conclure qu'il en est sorti coupable ?

Pour nous, les faits se réduisent à ceci : Il y a trois ans, une instruction judiciaire a été ouverte.

La première phase a été suivie d'une ordonnance de non-lieu ; M. De Decker y a figuré comme témoin.

II y a dix-huit mois que la seconde phase a commencé : on n'a pas même jugé utile d'entendre M. De Decker !

Et c'est en cet état de choses que dans une instruction où, quoi qu'en ait dit l'honorable M. Bara, M. De Decker n'a pas été un seul jour mis en prévention, on voudrait découvrir une cause d'indignité !

L'honorable M. Bara a cru que le gouvernement aurait dû frapper M. De Decker. (Interruption.)

M. Bouvier. - Il n'a pas dit cela.

M. Dethuin. - Ne pas le nommer, ce n'est pas le frapper.

M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - M. De Decker arrivait à nous avec l'autorité de ses anciens services, et nous n'aurions tenu compte que. des accusations de la presse ! car pour nous l'honorabilité de M. De Decker est restée entière... (Interruption.) C'est la conviction du gouvernement ; j'ajouterai que c'est aussi le sentiment du pays.

Je sais bien que M. Bara ne l'admet pas, qu'il contestera les félicitations que M. De Decker a reçues même de ses adversaires politiques... (Interruption.) Je sais qu'il contestera jusqu'aux manifestations marquées de si vives sympathies, dont il a été l'objet de la part des populations du Limbourg, mais il s'inclinera, je l'espère, devant l'autorité d'une assemblée où ne pénètrent pas les passions politiques, mais qui, elle aussi, a son honneur et sa dignité à garder et qui s'en montre aussi jalouse que la Chambre.

- Une voix à gauche. - C'est une plaisanterie.

M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Comment ! l'Académie n'est-elle pas le premier corps littéraire du pays ? Je ne pense pas qu'il soit dans les intentions de M. Bara de l'envelopper dans son réquisitoire. (Interruption.)

Cette année même, messieurs, le premier corps littéraire du pays, que M. Bara traite avec je ne sais quelle ironie, ce corps qui compte dans son sein les sommités de la magistrature, les membres les plus éminents des universités, les représentants les plus distingués du mouvement intellectuel à ses divers degrés, se prépare à célébrer ses fêtes séculaires. Il avait à désigner celui de ses membres qui représenterait la Belgique savante vis-à-vis des érudits nationaux et étrangers, et il a cru ne pouvoir faire un meilleur choix que celui de M. De Decker. Et c'est l'homme que la première compagnie savante du pays s'est fait honneur, dans cette circonstance solennelle, de placer à sa tête, qu'on voudrait proscrire ici comme flétri et déshonoré !

Il faut déchirer ces voiles et parler sans ambages. A treize ans de distance, vous retrouvez l'opinion conservatrice assise sur le banc ministériel. En frappant le ministre de 1855, vous croyez atteindre le ministre de (page 52) 1870 ; c'est l'homme politique que vous poursuivez dans le ministre de 1855 comme dans le ministre de 1870. Eh bien, que cela soit entendu. Nous aussi, nous vous déclarons que c'est l'homme politique que nous avons entendu honorer. Nous croyons que nous avions une dette de gratitude à acquitter vis-à-vis d'un homme qui, je le dis sans vouloir louer tous les actes du ministère de M. De Decker, a géré avec dévouement et avec désintéressement les affaires du pays. Tel est le devoir que nous avons voulu remplir.

Pour nous, M. De Decker est le membre éminent de cette assemblée, à qui la Chambre a confié à diverses reprises les missions les plus importantes ; c'est l'une des gloires de notre tribune nationale, dont la parole éloquente et convaincue n'a jamais manqué à la défense de la grande cause de la religion, de la patrie et de la liberté.

C'est aussi le ministre qui, sans brigues, sans ambition, arriva au pouvoir par le mouvement calme et nettement caractérisé de l'opinion publique, et qui y fut confirmé par le corps électoral s'exprimant en dehors de toute action et de toute pression officielle.

M. Van Cromphaut. - S'il l'avait voulu, il le serait encore.

M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - C'est aussi le ministre qui présida à cette journée à jamais mémorable, où la nation, célébrant le 25ème anniversaire de son indépendance, semblait remonter à sa source en se retrempant dans les sentiments d'union qui l'avaient fondée.

Voilà quelles sont les patriotiques traditions que nous ne pouvions oublier ; voilà quels sont les nobles exemples que nous voulions honorer ; voilà ce que représentait pour nous le nom de AI. De Decker, et en le soumettant à l'agréation de la Couronne, nous avons voulu rendre un légitime hommage au chef d'une administration qui, quoi que puisse dire M. Bara, a laissé une trace profonde, une trace entourée d'estime et de respect dans les annales de notre existence constitutionnelle et de notre vie parlementaire.

(page 40) M. le président. - La parole est à M. Defuisseaux.

M. Defuisseaux. - Il me serait impossible, M. le président, de prendre la parole aujourd'hui.

M. Nothomb. - Je demande à la Chambre...

M. le président. - M. Brasseur est inscrit après M. Defuisseaux.

M. Nothomb. - Je demande à la Chambre la permission d'intervenir dans ce débat le plus tôt possible. La Chambre a entendu la longue plaidoirie de M. Bara, plaidoirie dans laquelle ont été accumulées les plus étranges, les plus colossales erreurs.

Il m'importe de la détruire ; pour cela j'ai besoin de temps et je demande la continuation de l’audience à demain. J'ai besoin de voir des pièces, beaucoup de pièces et j'attends de la justice de la Chambre qu'elle me permette de lire à l'aise les documents dont l'avocat de la partie adverse a fait usage et dont je demande communication.

- Plusieurs membres. - A demain !

- L'assemblée renvoie à demain la suite de la discussion.

La séance est levée à 5 heures 10 minutes.