(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1870-1871)
(Présidence de M. Vilain XIIII.)
(page 1139) M. Wouters procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.
M. Reynaert donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier ; la rédaction en est approuvée.
M. Wouters présente l'analyse suivante des pièces adressées à la Chambre.
« Des habitants d’Hofstade demandent que dans les provinces flamandes toutes les affaires administratives soient traitées en flamand et qu'il y ait une section flamande à l'Académie de Bruxelles. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Le conseil communal d'Othée prie la Chambre d'accorder au sieur Maréchal la concession d'un chemin de fer d'Ans à Bréda, avec embranchement de Moll à Herenthals. »
- Même renvoi.
« Des habitants de Lokeren demandent le vote au chef-lieu de canton pour les élections législatives ; un jour spécial pour le ballottage si le système de ballottage est maintenu ; l'admission aux bureaux, à titre de contrôleurs, d'un ou de deux des candidats de chaque parti en présence ; la révision du tableau de répartition des représentants et des sénateurs. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi sur la réforme électorale.
« Le sieur Gathoye propose de décider que nul ne peut voter que pour un seul candidat, quel que soit le nombre des membres à élire et que la nomination a lieu à là pluralité des suffrages. »
- Même décision.
« Des habitants de Molenbeek-Saint-Jean demandent que pour le flamand toutes les affaires judiciaires seront traitées en flamand dans les provinces des deux Flandres, d'Anvers, de Limbourg et dans les arrondissements de Louvain et de Bruxelles. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
M. Cruyt. - J'ai l'honneur de déposer sur le bureau de la Chambre le rapport de la commission qui a examiné le projet de loi portant révision du titre VI, livre premier du code de commerce.
- Ce rapport sera imprimé, distribué et mis à la suite de l'ordre du jour.
M. Vermeire. - J'ai l'honneur de déposer sur le bureau de la Chambre le rapport de la commission de l'industrie sur la demande de certains meuniers et fabricants d'huile au moyen de moulins à vapeur.
M. le président. - Je propose de discuter ce rapport, qui a trait à une pétition, dans la séance de vendredi ; je propose également de mettre à l'ordre du jour de cette séance la discussion du rapport sur les fromages mous ou blancs et la suspension de la loi du 15 mai, quant à la libre entrée du sel raffiné. Ce sont toutes pétitions qui figurent depuis longtemps à l'ordre du jour et que nous pourrions évacuer vendredi au commencement de la séance. Il n'y a pas d'opposition ? Il en sera ainsi.
M. Liénart. - J'ai l'honneur de déposer le rapport de la section centrale qui a examiné le projet de loi portant des modifications aux lois d'impôts.
M. Van Outryve. - J'ai l'honneur de déposer le rapport de la section centrale chargée d'examiner le budget des non-valeurs et des remboursements pour l'exercice 1872.
- Ces rapports seront imprimés, distribués et mis à la suite de l'ordre du jour.
(page 1157) M. le président. – Nous passons à l’article 3 ; il est ainsi conçu :
« Sont électeurs ceux qui versent au trésor de l'Etat, en contributions directes, patentes comprises, la somme de 20 francs et qui réunissent les autres conditions exigées pour être électeur communal. »
M. Rogier. - Messieurs, dans la discussion relative au cens électoral pour la commune, j'ai défendu le système de l'instruction combinée avec le cens réduit. Cette garantie que je réclamais pour l'élection communale, je la demande à plus forte raison pour l'élection provinciale.
La commune a sans doute une grande importance dans notre pays, et Dieu veuille que l'application de l'article premier ne fasse pas ressortir d'une manière fâcheuse cette importance dans nos grandes villes et dans nos communes industrielles.
Mais, messieurs, les provinces, avec leurs libres institutions, occupent aussi, dans notre organisation politique, une grande place.
Le conseil provincial, indépendamment des attributions générales que lui confèrent la Constitution et la loi, a des attributions spéciales qui, je pense, n'existent dans aucun autre pays. Je veux parler de son intervention dans la constitution du pouvoir judiciaire. C'est là, messieurs, une attribution des plus hautes et des plus importantes.
Le conseil provincial, corps électif, intervient, par la présentation de candidats, dans la nomination des conseillers de cour d'appel et des présidents et vice-présidents des tribunaux de première instance.
Il y a encore, messieurs, un second caractère qui distingue nos conseils provinciaux d'autres conseils analogues en d'autres pays : c'est l'institution des députations permanentes ; c'est la province s'administrant par elle-même, en vertu d'un mandat électif délivré par le conseil, le gouvernement n'y étant représenté que par un gouverneur qui préside la députation.
À ce point de vue, on pourrait dire que la province est plus démocratiquement organisée que la commune elle-même, car en effet, le conseil échevinal tout entier, chargé de l'administration journalière, est nommé par le roi. La députation permanente, au contraire, ne reçoit aucun mandat du pouvoir exécutif, dont elle est complètement indépendante par son origine.
Messieurs, à Dieu ne plaise que je veuille attaquer l'institution provinciale. Je la respecte et je ne serais pas effrayé, loin de là, de voir nos provinces grandir et se fortifier par elles-mêmes.
Cependant il est des circonstances où la province pourrait jouer un rôle très prépondérant dans notre pays. Les conseils provinciaux sont composés d'un grand nombre de représentants. Je sais qu'en vertu de la Constitution, les conseils provinciaux ne peuvent sortir de leurs attributions, ni blesser l'intérêt général. Mais en fait, où est le moyen d'empêcher un corps délibérant de sortir de ses attributions ? Il était défendu aussi aux anciens états provinciaux de sortir de leurs attributions. Cela n'a pas empêché nos anciens états provinciaux de faire au gouvernement des Pays-Bas une opposition énergique qui n'a pas été étrangère à la révolution.
Les conseils provinciaux sont à certains égards plus indépendants que le Parlement même. Vis-à-vis de la Chambre des représentants et du Sénat le gouvernement est armé du droit de dissolution. Le droit de dissolution n'existe pas vis-à-vis des conseils provinciaux. Ils sont, sous ce rapport, complètement indépendants du pouvoir central.
Dans la discussion de la loi de 1836, j'avais proposé d'attribuer au roi la dissolution des conseils provinciaux et des conseils communaux dans des circonstances données. Mais le principe de la dissolution n'a pas été admis. Je crois que ce fut une faute.
Messieurs, ces premières observations suffiront, j'espère, pour faire ressortir l'importance des conseils provinciaux et par conséquent la nécessité d'entourer de garanties le droit électoral qui les nomme. Je voudrais qu'ici surtout l'abaissement du cens fût combiné avec l'instruction. Je ne sais pas si j'irai jusqu'à m'aventurer à faire une proposition. Les premières propositions, en ce qui concerne les élections communales, n'ont pas eu grand succès. M. le ministre de la justice s'est moqué plus ou moins agréablement de la confusion qui régnait dans la droite, qui ne savait où elle allait, qui n'était d'accord sur aucun point.
M. Wasseige, ministre des travaux publics. - Vous voulez dire dans la gauche.
M. Rogier. - Evidemment, dans la gauche. Cependant, l'observation pourrait mieux s'appliquer à la droite qu'à la gauche. Je doute que toute la droite sache clairement où elle va et ce qu'elle fait, et qu'elle soit d'accord sur tous les points.
Donc, M. le ministre de la justice s'est égayé aux dépens des dissidences qui se sont produites dans la gauche, sous forme d'amendements. Un point essentiel pourtant sur lequel la gauche est et restera, j'espère, parfaitement d'accord, c'est le principe de l'instruction comme élément de la capacité électorale. A cet égard il y a unanimité sur tous les bancs de la gauche.
Il y a divergence sur les détails, mais quant au principe lui-même, on est d'accord. La droite mieux disciplinée, je le reconnais, a été beaucoup plus sobre d'amendements ; il y en a eu deux ; l'un n'a fait que passer, il n'était déjà plus ; l'autre, messieurs, m'a paru mériter une attention particulière. Il est comme une espèce de critérium du système du gouvernement ; si l'on ne connaissait M. Tack comme un homme d'un excellent caractère, on pourrait voir dans son amendement un trait méchant lancé aux auteurs de la loi, dont il a été transitoirement le collègue ; son amendement ne semble-t-il pas leur dire : Prenez garde, votre cens électoral descend tellement bas, qu'il va trouver jusqu'aux pauvres qui reçoivent des secours ; il faut un moyen de préserver le corps électoral de cet élément-là.
M. Tack. - Cela existe déjà sous l'empire de la loi actuelle. Je comble une lacune.
M. Rogier. - Si l'exception à l'égard des pauvres secourus existe déjà dans la législation, à quoi bon l'introduire dans la loi actuelle ?
- Un membre. - Cela existe déjà.
M. Frère-Orban. - Pas dans la loi. Cela existe-t-il en fait ? C'est ce qui serait à vérifier. Mais l'interdiction n'existe pas dans la loi.
M. de Rossius. - Il est nécessaire de la formuler aujourd'hui.
M. Rogier. - Quoi qu'il en soit, l'amendement de l'honorable M. Tack semblait fait pour signaler une des conséquences de la loi. Grâce à ce correctif, les secourus par la bienfaisance, les pauvres d'argent ne seront pas appelés à être électeurs ; reste maintenant les pauvres d'esprit.
M. Van Wambeke. - Ils sont bien heureux ceux-là !
M. Rogier. - Ces derniers ne sont pas exclus. L'individu le plus ignare figurera sur la liste électorale à la seule condition de payer le cens réduit. D'instruction comme correctif, il ne sera tenu aucun compte.
Ce parti pris d'exclure l'instruction comme complément ou correctif- du cens électoral réduit, a lieu de m'étonner en présence des antécédents.
Dans la section centrale chargée d'examiner le projet qui est devenu la loi de 1870, la question suivante avait été posée :
« L'extension du droit de suffrage pour la province et la commune ne doit pas avoir pour base unique la réduction du cens. »
Cette question fut résolue affirmativement à l'unanimité, des voix.
Dans cette section centrale, dont l'honorable M. Hymans était rapporteur, siégeaient l'honorable M. Nothomb, l'honorable M. de Haerne. et l'honorable et savant professeur M. Thonissen, absent en ce moment.
Ce n'est pas tout.
Que nous ont dit MM. les ministres de l'intérieur et de la justice ?
En présentant la loi de la réforme électorale, nous n'avons fait que suivre la voie tracée dans le programme des associations électorales, au mois de juin dernier ; nous n'avons pas hésité à donner une large satisfaction aux vœux qui ont été exprimés au sein de ces associations.
Or, quel était le point culminant du programme des associations libérales ? C'était l'instruction à un degré plus ou moins élevé, l'instruction comme condition unique ou comme condition complémentaire du droit de suffrage ; en un mot, l'instruction comme base d'une réforme électorale.
Et M. le ministre, jaloux de donner satisfaction à cette expression de l'opinion publique, n'oublie qu'une seule chose dans ce qu'il appelle sa large réforme : il oublie l'instruction.
M. le ministre de l'intérieur, dans l'exposé des motifs de son projet de loi, s'exprimait dans des termes dignes d'être cités :
« Depuis quarante années, les pouvoirs publics et les efforts des particuliers ont développé l'instruction avec une sollicitude éclairée et (page 1158) persévérante. Les progrès de l'instruction et des mœurs politiques ont créé des aptitudes nouvelles. A ces aptitudes correspondent des droits. »
Voilà qui est bien.
En conséquence, cette instruction qui a créé des aptitudes auxquelles répondent des droits, va donc avoir sa part dans l'exercice des droits électoraux.
Pas du tout. M. le ministre de l'intérieur couronne de fleurs l'instruction et cette instruction qu'il honore, qu'il adore, cette instruction qui, en vertu de la loi de 1870, est déjà entrée dans le domaine politique, qu'en fait M. le ministre ? Il la met à la porte ! Vade retro, avec défense d'y rentrer.
Voilà comment M. le ministre rend hommage aux vœux des associations électorales du pays et au principe de l'instruction, créatrice d'aptitudes auxquelles correspondent des droits.
Voilà une singulière preuve de sollicitude en faveur de l'instruction.
L'instruction comme élément du droit électoral ? Allons donc ! Ce n'est qu'une mauvaise plaisanterie !
M. le ministre de la justice va plus loin. A son sens, l'instruction, comme base d'un système électoral, conduit aux plus grands dangers, conduit tout droit à la révision de la Constitution, au suffrage universel.
Et voilà comme quoi cette instruction réclamée avant tout par les associations électorales auxquelles on se fait gloire de donner satisfaction, voilà comme quoi l'instruction a été mise hors la loi.
M. le ministre de la justice voit un grand danger dans l'introduction du principe de l'instruction ; il y voit la révision de la Constitution ! Et d'ailleurs, vous a-t-il dit, à quoi bon l'instruction dans la loi électorale ? Les électeurs à 10 francs savent tous parfaitement lire et écrire. M. le ministre de la justice donne ainsi à plusieurs centaines de mille de ses concitoyens, et sans examen, un certificat de capacité ; c'est très bien !
M. le ministre de la justice, à propos du système qui préconise l'instruction comme élément du droit de suffrage, a dit que nous voulions former en Belgique une caste de mandarins. M. le ministre va plus loin : du haut de son banc il proclame mandarins tous les électeurs à 10 francs. Après cela les amis de l'instruction peuvent être tranquilles, ils n'ont pas besoin d'autre garantie que sa parole. Mais jusqu'ici la parole de M. le ministre de la justice n'a pas, que je sache, un degré d'infaillibilité tel, qu'il faille y croire sans examen ; quant à moi, en attendant, j'eusse été charmé de voir ce principe introduit dans la loi, ce qui eût été d'autant plus facile que, d'après M. le ministre, tous les nouveaux électeurs qu'il s'agit de créer savent parfaitement lire et écrire.
D'un autre côté, si l'introduction du principe de l'instruction dans nos lois électorales est un danger, je demanderai à MM. les ministres quelle garantie leur donne le cens électoral réduit à 10 francs ? Est-ce que les électeurs qui ne payent pas 10 francs et se trouvent à un degré inférieur ne vont pas trouver mauvais le privilège accordé à ceux qui se trouvent au degré supérieur ? Est-ce que de degré en degré on ne va pas être amené à descendre jusqu'à zéro ?
Vous ne craignez pas cela ! Et cependant, messieurs, quand de degré en degré on en sera arrivé à supprimer tout cens électoral, que vous restera-t-il ? Dans votre système, l'instruction n'y sera pas, le cens n'y sera plus ; il ne restera plus rien que la défense faite aux secourus de prendre part aux élections.
Voilà ce que j'ai à répondre en ce qui concerne les dangers dont on croit que nous serions menacés par l'introduction de l'instruction comme base du suffrage.
L'instruction est une base rationnelle, permanente, qui ne peut changer suivant les fluctuations des opinions ou des lois d'impôt, qui est à la portée de tout le monde et accessible à tous. La base est donc très bonne, et quand le jour viendra où l'instruction sera rendue obligatoire, le droit au suffrage pourra être considéré comme la récompense du devoir accompli.
Messieurs, l'instruction considérée comme donnant une aptitude électorale n'est en Belgique ni une pure théorie ni une innovation.
Ainsi, pour commencer par le premier degré, par l'instruction élémentaire, par ce qu'on appelle le lire et écrire, le principe est déposé dans une de nos lois, dans la loi sur les prud'hommes. Pour être admis à nommer les conseils de prud'hommes, il faut savoir lire et écrire. J'ai eu l'occasion de m'expliquer, lors de la discussion de cette loi, sur le caractère de cette obligation.
J'ai dit alors et je ne me dédis pas ; que j'aurais plus de confiance dans un électeur sachant lire et écrire, j'entends sérieusement, que dans un électeur payant 10 ou 15 francs d'impôt, mais étant parfaitement ignorant. Voilà ce que j'ai dit comme ministre et je ne me dédis pas comme député. |
Messieurs, l’instruction élémentaire, le lire et écrire, se rencontre dans notre loi communale. Par l’article 24, relatif à la composition des bureaux électoraux, sont appelés, le cas échéant comme scrutateurs, les électeurs sachant lire et écrire. Je me permettrai de rappeler ainsi en passant que dans un projet de loi relatif à la garde civique, déposé par moi en 1834, on imposait à l’officier élu la condition de savoir lire et écrire.
Montons d'un degré : l'instruction primaire supérieure, l'instruction moyenne, considérée comme élément ou condition du droit électoral, s'est trouvé inscrite dans le projet de loi de 1866, devenu la loi de 1870.
MM. les ministres ont invoqué contre ce principe la stérilité de ses effets ; ils ont déclaré, pour ainsi dire à priori, que cette loi n'aurait guère porté de fruit, qu'elle n'aurait créé qu'un nombre bien restreint de nouveaux électeurs. Mais a-t-on compris et appliqué la loi comme elle devait l'être ? En a-t-on fait une épreuve suffisante avant de la condamner ?
D'après la loi de 1870, l'instruction moyenne n'est pas seulement celle qui se donne dans les écoles moyennes proprement dites. Aux termes de l'article 10, on y comprend toutes les écoles où l'enseignement suppose la fréquentation antérieure d'une école primaire. Telles sont, à savoir, les écoles primaires supérieures, les écoles industrielles et agricoles, les écoles régimentaires et enfin les écoles d'adultes. Voilà, messieurs, différentes catégories d'établissements qui peuvent fournir à de nombreux citoyens le moyen d'acquérir l'instruction que la loi de 1870 réclame.
Le programme des écoles d'adultes, cours supérieur, est parfaitement accessible à un très grand nombre d'individus ; il comprend l'étude de la langue maternelle, l'arithmétique, les éléments de géographie et d'histoire, particulièrement en ce qui concerne la Belgique, le dessin et une disposition qu'il serait utile d'introduire dans tous les programmes de l'enseignement moyen et qui s'applique aux notions constitutionnelles à développer de vive voix.
Passant à l'instruction supérieure, je constate qu'elle aussi joue un grand rôle et qu'il en a toujours été tenu compte dans notre organisation politique.
L'instruction supérieure, à laquelle correspond un grand nombre de professions et de fonctions, était prise en considération dans les arrêtés du gouvernement provisoire qui ont convoqué le Congrès national. A côté d'électeurs dont le cens différentiel s'élevait jusqu'à 150 florins figuraient, sans avoir besoin de justifier d'aucun cens, les membres de l'ordre judiciaire à tous les degrés, les avocats, avoués, notaires, les ministres des différents cultes, les docteurs en droit, en sciences, en philosophie et lettres, en médecine, en chirurgie, etc.
A l'époque de 1846, le congrès libéral, présidé par un ancien membre du Congrès, proposa d'admettre les mêmes capacités au droit de suffrage, en abaissant en leur faveur le cens électoral au minimum fixé par la Constitution, et par un projet présenté en 1847, nous proposions de faire passer ce principe dans la loi.
Nous retrouvons le même principe dans l'institution du jury où, à côté des jurés choisis parmi les électeurs les plus haut imposés, figurent six catégories de citoyens désignés comme propres à remplir les fonctions de jurés, indépendamment de toute contribution (article premier, n°2).
Pour ma part, je voudrais voir introduire dans la loi actuelle pour les élections provinciales toutes les catégories de citoyens désignés dans la loi sur le jury.
Ce serait plus que l'équivalent d'une disposition du projet de loi de 1870 qui a disparu.
M. le ministre de la justice, après avoir décerné un certificat de capacité à tous les électeurs à 10 francs, décerne un certificat de haute intelligence et de civisme aux auteurs et amateurs du projet de loi qu'il défend.
M. le ministre déclare que son projet est une œuvre sage, modérée, juste, nationale, donnant satisfaction à toutes les aspirations légitimes du pays.
Il dit que ce chef-d'œuvre doit être voté par « ceux qui ont réellement dans l'âme des sentiments démocratiques, des sentiments libéraux, qui veulent faire un pas en avant, en sachant parfaitement bien ce qu'ils font. » En conséquence, ceux qui se permettent de parler et de voter contre le projet de loi sont dépourvus de sentiments démocratiques et libéraux ; ils ne veulent pas faire un pas en avant ; ils ne savent pas ce qu'ils veulent ni ce qu'ils font !
Je reconnais à M. le ministre de la justice le droit de se décerner des couronnes à lui-même comme à ses amis ; mais il m'est impossible d'admettre que ceux qui sont contraires à ce projet de loi manquent de sentiments libéraux et sont des aveugles qui ne savent ni ce qu'ils veulent ni où ils vont ; et si l'on retournait le compliment peu flatteur qui nous (page 1159) est adressé contre l'auteur même du compliment, ne serait-il pas mieux appliqué ?
Il ne faut pas, messieurs, que les honorables ministres s'aveuglent sur la valeur de leur œuvre et sur le succès qu'ils en attendent. Ils ont reçu des avertissements de gens dont ils ne peuvent pas mettre en doute les lumières, le patriotisme ; ils ont alarmé des esprits droits, pratiques, sincères ; il ne me paraît pas certain que, sur tous les bancs de la droite, il y ait une sécurité complète sur les effets de la loi.
Dans une de nos dernières séances, je m'étais permis de demander à M. le président de vouloir bien procéder, comme cela s'est fait dans maintes circonstances et comme cela se fera encore, de vouloir bien procéder par questions de principes.
Je demandais : L'instruction sera-t-elle comptée dans la formation du nouveau cens électoral ? C'était là une question très nette et très simple. On s'est récrié sur les bancs de la droite, on n'a pas voulu que cette question fût posée, on n'aurait pas, je ne dirai pas osé, mais on n'aurait pas pris sur soi de répondre affirmativement, et, d'un autre côté, on ne voulait pas non plus, en votant contre, se donner l'apparence d'adversaires de l’instruction. Mais j'aime à croire que si le principe avait été mis en question, il aurait réuni une majorité dans la Chambre.
M. De Lehaye, - J'aurais répondu non.
M. Rogier. - Vous auriez répondu non ?
M. De Lehaye. - Oui, j'aurais répondu non.
M. Rogier. - L'ancien membre du Congrès aurait répondu non ! Je regrette de l'apprendre. Mais je demanderai à l'honorable M. Nothomb, a l'honorable M. de Haerne, à l'honorable M. Thonissen, s'il était présent, et à d'autres encore, s'ils auraient aussi répondu non... Ils ne disent pas oui.
M. Nothomb. - L'amendement que j'ai présenté et maintenu jusqu'au bout répond pour moi.
M. Rogier. - Donc, vous ne dites pas que vous auriez répondu non.
M. de Theux. - Je n'ai pas craint de dire non. Mon discours le prouve.
M. Rogier. - Messieurs, je continue à défendre le système de l'instruction comme condition, comme complément du cens réduit. Je continue à le défendre. Il a succombé à l'article premier, pour la formation du cens électoral à la commune. S'il n'est pas admis pour les élections provinciales, à plus forte raison voterai-je contre la loi.
M. le ministre de la justice et ses collègues paraissent très fiers et très heureux de leur œuvre. Eh bien, j'en appelle des ministres enivrés de leur succès aux ministres rendus au calme de leurs études de cabinet. Je crois, pour ma part, que M. le ministre eût fait une chose beaucoup plus opportune, plus profitable au pays, plus profitable peut-être aussi à son parti s'il s'était exclusivement livré à l'étude des lois que le pays attend, et dont les projets sont déposés depuis longtemps.
On s'est lancé dans cette affaire d'un cœur léger. On entraîne à sa suite un bataillon de votants ; on marche à la victoire, à la conquête de libertés nouvelles dont l 'pays avait le plus grand besoin. Messieurs, je voudrais espérer que cette entreprise, suivant moi légèrement commencée et imprudemment conduite, n'aboutira pas ; je désire (c'est au nom du patriotisme que je parle et je ne crois pas être aux yeux de M. le ministre de la justice, plus suspect que son honorable ami M. Dumortier), je désire que cette loi n'ait pas les conséquences fâcheuses qui ont été signalées dans cette enceinte et hors de cette enceinte par des patriotes éprouvés dont la voix mérite d'être écoutée. Je désire beaucoup que mes appréciations ne se réalisent pas ; mais je persiste à croire qu'il eût été sage, politique, d'un esprit vraiment conservateur, de ne pas livrer, dans les circonstances actuelles surtout, une pareille loi aux débats parlementaires.
(page 1139) M. de Theux. - Messieurs, l'amendement que M. Tack a présenté et qui a été adopté par la Chambre ne peut jeter aucune espèce de déconsidération sur le corps électoral communal, tel que la Chambre l'a constitué ; l'honorable M. Tack a seulement voulu parer à un abus qui s'est présenté, sous l'empire de l'ancienne législation, dans une très petite commune où le bureau de bienfaisance est fort riche. L'honorable M. Tack n'a pas voulu qu'un électeur fût sous la dépendance du bureau de bienfaisance.
Il peut arriver aussi qu'un homme qui paye 10 francs d'impôt et même plus se trouve dans un moment de détresse ; eh bien, si dans ce cas-là le bureau de bienfaisance lui vient en aide, il ne sera pas électeur parce qu'il ne faut pas qu'un électeur soit sous la dépendance du bureau de. bienfaisance. Voilà toute la question.
Je ne répondrai pas au discours de l'honorable préopinant. Je dirai seulement que si un électeur à 10 francs a été reconnu capable pour les élections communales, il est évident qu'un électeur à 20 francs doit être reconnu capable pour les élections provinciales ; cette gradation est bien établie.
Certes, la Chambre n'ira pas adopter aujourd'hui une mesure différente à l'égard de la province.
Il est, d'ailleurs, à remarquer que l'instruction fait des progrès d'année en année sous l'influence du gouvernement, des autorités provinciales et communales et sous l'influence des partis politiques qui divisent le pays.
Toutes les familles sont intéressées à donner l'instruction à leurs enfants, car c'est un moyen de se créer des ressources, qu'aucune famille ne méprise.
M. Magherman. - On va entamer la discussion sur l'article 3 qui est relatif aux élections provinciales.
(page 1140) J'avais déposé, dans la séance de jeudi, un amendement qui se rattache a la réforme communale.
Je crois que cet amendement devrait être discuté avant que l'on poursuive la discussion, car il se rattache à l'article premier.
M. le président. - L'amendement figurera donc sous le n°2bis. Il est en discussion.
M. Magherman. - Messieurs, cette proposition a été développée dans la séance de jeudi.
Je n'ai pas de nouvelles considérations a présenter.
La Chambre a le texte sous les yeux. Je l'abandonne à son appréciation,
- Il est procédé au vote par assis et levé. L'amendement n'est pas adopté.
« Art. 3. L'article 3 de la loi provinciale est remplacé par la disposition suivante :
« Sont électeurs ceux qui versent au trésor de l'Etat, en contributions directes, patentes comprises, la somme de 20 francs et qui réunissent les autres conditions exigées pour être électeur communal. »
M. Defuisseaux. - Messieurs, lors de la discussion générale, j'avais demandé la parole.
Je ne reviendrai pas sur les motifs pour lesquels la Chambre a cru devoir me la refuser ; mais je crois néanmoins nécessaire de présenter quelques-unes des observations que je me proposais de faire valoir.
Il n'est jamais trop tard d'ailleurs, messieurs, lorsqu'on a la conviction que l'on s'adresse ici non seulement à vous qui devez prendre les décisions immédiates sur les questions qui nous sont soumises, mais aussi au pays qui, en dehors de cette enceinte, peut, par la voix puissante de son opinion, casser vos décisions et faire de vos triomphes de la veille la défaite radicale du lendemain.
C'est pourquoi je ne renonce pas, quoique je sache que mes observations ne seront pas écoutées et que vous ne reviendrez pas, à propos des élections provinciales, sur le vote que vous avez émis en ce qui concerne les élections communales, à présenter dans cette Chambre, devant vous et surtout pour le pays, les observations que j'eusse présentées auparavant.
On a dit, messieurs, à propos de la réforme qui nous était soumise, que le pays y était complètement indifférent et que, dès lors, une réforme électorale n'était ni dans les nécessités du moment, ni dans les aspirations du public.
Eh bien, cette indifférence aurait dû, selon moi, nous encourager ; elle aurait dû nous encourager, car une assemblée doit toujours être heureuse de voir que ses décisions ne sont pas influencées par des manifestations populaires qui ne lui laissent pas une liberté complète ; nous n'avons pas vu, comme souvent en Angleterre, des manifestations populaires qui, tout en restant dans la plus complète légalité, montraient cependant aux législateurs la force, le nombre, l'énergie de ceux qui revendiquent leurs droits.
Nous n'avons pas été influencés, et cette confiance que le peuple belge nous a témoignée nous fait un devoir d'écouter, avec impartialité ceux qui croient parler au nom des citoyens qui ne sont pas représentés dans cette enceinte où ne se trouvent en réalité que des hommes nommés par le privilège.
M. De Lehaye. - Tous les intérêts sont représentés dans cette enceinte.
M. Defuisseaux. - Si au contraire nous pensons que ce silence populaire est dû, non pas aux causes que j'ai indiquées, mais à l'indifférence qu'excite chez le peuple cette assemblée qu'il n'a pas nommée, qu'il pourrait bien ne pas reconnaître, c'est encore un motif de plus pour nous de revendiquer pour lui les droits qu'il ne réclame pas ; en sorte que, à quelque point de vue que je me place, soit que le peuple plein de confiance nous laisse juger pour lui, et sans y intervenir, une des plus graves questions qui puissent le concerner, soit qu'au contraire le peuple se dise : Je n'ai rien à demander à ces hommes que je n'ai pas nommés et qui vivent en dehors de moi, dans ces deux hypothèses, c'est un devoir pour nous de nous occuper des intérêts de ceux qui ne sont pas représentés directement dans cette enceinte, avec impartialité et avec justice.
Nous aurions pu, dans cette discussion, demander le suffrage universel à la commune et à la province ; la Constitution ne nous liait pas, nous étions, nous sommes constituants en pareille matière, mais nous avons voulu donner à la Chambre un gage de modération ; nous avons pensé qu'au spectacle de l'ouvrier qui se présente à vous, en se soumettant volontairement au joug de l'instruction, vous auriez abandonné ces craintes chimériques, qui vous font voir en lui l'homme de désordre et de l'anarchie.
Ces craintes, d'ailleurs, le peuple belge nous a-t-il jamais donné le droit de les avoir ? N'avons-nous pas vu, au contraire, l'ouvrier belge, dans toutes les circonstances difficiles, montrer l'exemple de la plus grande patience dans les rudes épreuves qu'il a eu à traverser ? Je crois donc que ce serait lui faire une injure gratuite que de craindre que ces ouvriers, au moment où ils seraient appelés à exprimer légalement leur pensée, devinssent immédiatement une cause de désordre et de danger.
Mais rien ne nous a servi ; notre modération même a été exploitée contre nous. Nous vous disions : Nous ne demandons pas le suffrage universel, mais nous voulons y arriver, car nous le considérons comme un droit naturel ; eh bien, messieurs, rien nous a servi.
On a voulu nous représenter comme demandant l'application immédiate, sans restriction, du suffrage universel. C'est ce que nous n'avons pas fait ; c'est ce que nous ne voulons pas.
Et d'abord, messieurs, d'où vient que ce mot de suffrage universel se présente a chaque instant dans la discussion ; d'où vient qu'il se soit trouvé sur toutes les lèvres, tandis qu'aucun membre de cette assemblée n'a proposé de le consacrer immédiatement ? Cela nous prouve une chose : c'est que, dans une matière importante comme celle du droit de suffrage, il n'est pas possible au législateur de ne pas remonter aux sources primordiales du droit, de ne pas se demander, en matière de suffrage notamment, d'où vient ce droit, à qui appartient-il, qui peut s'en servir, l'exploiter, le donner ?
Il faut, comme l'a dit un orateur de la gauche, l'honorable M. Frère, il faut qu'il y ait un idéal à atteindre. Et cet idéal, pour nous, c'est la participation de tous à la législation, qui a pour corollaire inévitable et fatal l'égalité de tous devant là loi. Tel est l'idéal que nous devons poursuivre ; et, je n'hésite pas à le dire, si ce mot de suffrage universel a été prononcé par tous, par l'honorable M. Frère lui-même, c'est que nous sentions tous et que nous sentirons toujours qu'il n'y a d'égalité réelle devant la loi que quand tous les citoyens participent à la faire. C'est que cette assemblée même, tout en n'admettant pas immédiatement le principe du suffrage universel, reconnaît cependant que c'est là l'idéal que nous devons atteindre et que nous devons y préparer avec sagesse le pays, afin de pouvoir y arriver sans violence, sans trouble, sans danger.
Messieurs, j'ai éprouvé une douleur et une surprise profondes d'entendre l'honorable M. Frère vous dire, tout en reconnaissant que la participation de tous à faire la loi directement ou indirectement était un idéal, que cet idéal ne pourrait jamais être atteint.
Eh quoi ! il serait donc donné à tous les hommes d'avoir un idéal ; artistes, littérateurs, musiciens, poètes, tous auraient un idéal ; au législateur seul, il serait interdit d'en avoir un ; ou plutôt, nous ne l'aurions pas sitôt entrevu qu'il faudrait le voiler, l'écarter à tout jamais ! Cela est-il logique ?
Si ce droit de suffrage est un droit qui appartient à tous, nous devons nous en rapprocher le plus possible ; nous devons n'avoir en vue que d'écarter les dangers immédiats et sérieux que son application pourrait présenter pour le pays.
Messieurs, pour écarter l'amendement de la gauche, qui demandait le droit de suffrage restreint à ceux qui sauraient lire et écrire, on a soutenu, et on a dû soutenir le principe du cens. Il fallait vous dire que le cens, c'est-à-dire l'argent ou la propriété, était la condition inévitable de l'accès aux comices électoraux.
Je pense, messieurs, que jamais un principe plus désespérant, je dirai plus immoral n'a été admis dans aucune assemblée.
Que l'on dise qu'en Belgique tous les pouvons appartiendront à tous les citoyens parce que tous les hommes naissent égaux, c'est là un principe qu'un homme de cœur peut défendre.
Que l'on dise au contraire que tous les pouvoirs émaneront de ceux qui ont donné certaines garanties de capacité, de savoir ou en un mot d'intelligence, ce principe encore est grand ; mais que l'on vienne dire à une époque où le culte de l'argent prend des proportions si tristes et si envahissantes, qu'on vienne dire que tous les pouvoirs émanent de l'argent, c'est ce que je ne puis admettre, c'est que je n'hésite pas à flétrir avec toute la vérité, avec toute la sincérité de ma conscience !
En admettant ce principe, ne voyez-vous pas que vous allez écarter systématiquement et pour toujours l'ouvrier de nos comices électoraux.
Comment ! il serait dit que dans un pays comme le nôtre, où nous comptons plus d'un million d'ouvriers qui, depuis quarante ans, ont fait notre force, notre grandeur, notre puissance matérielle et morale, qu'ils seront à tout jamais exclus du droit de suffrage, qui serait uniquement le privilège de l'argent ?
(page 1141) Ce serait en vain que l'ouvrier enlèverait à son repos ou à son travail quelques heures pour s'instruire, vous lui répondriez toujours : Sans l’argent, point de droit.
Voilà ce que nous faisons en admettant le cens comme base du droit de suffrage et voilà aussi pourquoi je ne puis voter ce projet de loi qui consacre ce principe que je considère, sous tous les rapports, comme détestable et antidémocratique.
Mais, messieurs, on a dit une chose foncièrement monstrueuse, c'est que ce cens, qui ne peut se soutenir au point de vue de la moralité, est une garantie de capacité.
Direz-vous que le cens est une garantie de capacité ? Alors même qu'il y aurait un lien entre le payement de l'impôt et l'intelligence de celui qui le paye, la connaissance de la lecture et de l'écriture n'est-elle pas une garantie plus sérieuse et plus directe contre l'ignorance ? Pour déterminer la capacité intellectuelle d'un homme, peut-on hésiter entre un minimum de cens et un minimum de capacité ?
C'est pour cela, messieurs, que l'amendement que nous avons présenté était rationnel, était logique.
Vous nous dites : présomption de capacité, et nous disons : capacité elle-même ; vous nous dites : je le crois, et nous disons : je le prouve ; vous nous dites : il est probable, et nous disons : il est certain.
Nous avons voté contre le principe du cens, parce que nous avons voulu appeler pour une part très large l'ouvrier à la confection de nos lois.
Messieurs, cette opinion que nous défendons aujourd'hui a été défendue avant nous par des hommes à qui l'histoire a plusieurs fois décerné des louanges bien méritées.
C'est ainsi qu'en 1848 M. Louis Blanc, alors qu'il était question d'établir le suffrage universel, proposa la même restriction que nous proposons aujourd'hui. M. Louis Blanc voulait alors donner le droit de suffrage à tout citoyen qui savait lire et écrire. Si cette idée eût été alors adoptée, la France n'eût pas passé immédiatement, brusquement du suffrage censitaire au suffrage universel, livré à l'ignorance des campagnes.
Mais la France a été condamnée à passer par un coup de foudre du suffrage illusoire que M. Dumortier nous proposait il y a quelques jours au suffrage universel le plus absolu qui se puisse imaginer.
Messieurs, abolissons donc le cens, abolissons-le et nous aurons fait un acte de grande justice et un acte de grande moralité.
Comme l'a dit un de nos amis, nous n'isolerons pas l'ouvrier, nous ne formerons pas deux classes bien distinctes : la classe de ceux qui possèdent, qui font la loi et la classe de ceux qui ne possèdent pas et qui ne sont jamais consultés.
Eh bien, messieurs, on nous a répondu par la vieille réponse : Cela n'est pas suffisamment pratique : vous demandez qu'on sache lire et écrire ; si vous nous présentiez un très bon moyen, une façon facile, convenable d'établir ces connaissances, nous pourrons peut-être admettre votre système.
Eh bien, messieurs, nous vous le demandons sérieusement, comment, dans une assemblée où l'on juge qu'il est parfaitement pratique d'admettre un de nos concitoyens à constater devant le conseil de révision qu'il est atteint de telle ou telle maladie, peut-on prétendre qu'il est impossible à un autre citoyen de faire constater qu'il sait lire et écrire ? Vous constaterez la présence d'une pneumonie, d'une phtisie, d'une foule d'autres maladies et vous ne parviendrez pas à constater un fait si simple que celui de savoir lire et écrire ! Et, messieurs, si j'entre plus avant dans le domaine intellectuel, vous constaterez qu'un de nos concitoyens sait l'histoire, la philosophie, qu'il connaît le droit, la médecine, qu'il peut être pharmacien, et vous prétendrez qu'on ne peut pas constater qu'un homme sait lire et écrire ! Ce serait dire cette monstruosité qu'on peut constater un degré d'enseignement supérieur, mais qu'il est impossible de constater un degré d'enseignement inférieur ! On pourra constater que vous êtes docteur en droit, mais on ne pourra pas constater que vous savez lire et écrire ! Est-ce assez heurter le bon sens et faut-il que je continue à dire qu'il est possible à un homme de constater qu'un de ses concitoyens possède les connaissances les plus élémentaires.
Je n'insisterai pas davantage. Il est possible de le faire, et ce qui le prouve, c'est la diversité même des moyens qui ont été présentés ; c'est que, quand une chose est facile à faire, différents chemins y conduisent ; c'est qu'il y a une grande variété de moyens à employer pour constater qu'un citoyen belge sait lire et écrire.
Messieurs, si, pour ma part, je n'avais rencontré que des objections partielles, des objections de détail sur la manière de constater la capacité de l'électeur, je fusse entré dans la discussion avec plus déplaisir d'abord, et ensuite avec plus de confiance.
J'aurais moi-même présenté des objections aux systèmes qui ont été développés par d'honorables amis qui partagent mes idées. J'aurais dit ce que je pensais du jury présenté par l'honorable M. Couvreur. Je lui aurais dit qu'il me semblait que ce jury était un peu trop centralisateur, composé d'un conseiller communal, d'un instituteur cantonal et d'un instituteur communal, composé, par conséquent, de deux personnes sur trois nommées par le gouvernement ; j'aurais dit que je préférais voir la part du gouvernement moins grande en cette matière et le pouvoir laissé à l'opinion publique un peu plus considérable.
J'aurais désiré que ce jury fût tiré au sort parmi ceux qui sont dispensés de passer l'examen à raison du diplôme qu'ils ont déjà et qui pourraient dès lors juger leurs concitoyens, indépendamment de l'influence de tous les partis, indépendamment surtout de l'influence gouvernementale.
Mais qu'importe ! ne rejetons pas une chose par cela seul que nous trouvons les moyens de la constater peu pratiques. Ne rejetons pas un principe qui est excellent, parce que tel ou tel détail nous déplaît, nous gêne.
Nous sommes législateurs. Nous ne faisons pas de lois parfaites. Nos lois sont perfectibles. Vous m'accusez de n'être pas pratique. Qu'y a-t-il de moins pratique au monde que de ne rien faire du tout ?
Nous n'avons pas la prétention de vous présenter une loi qui sera l'idéal de la perfection. Nous ne ressemblons pas aux constituants du Congrès qui, quarante années après leur œuvre, la trouvent encore irréprochable. Nous vous dirions au contraire : Nous vous présentons notre loi ; le temps y apportera les modifications nécessaires ; l'expérience nous éclairera sur ce qu'il y a de peu pratique, de mauvais.
Nous sommes d'accord sur un grand principe. Sanctionnons-le par une loi et soyons réellement pratiques en faisant quelque chose plutôt que de nous prétendre pratiques en ne faisant rien du tout.
Messieurs, je crois que j'ai donné à peu près les plus grands arguments qu'on peut invoquer et contre le cens, que l'assemblée paraît disposée à maintenir et pour l'introduction dans notre législation du principe de la capacité, mais non pas d'une capacité très étendue, sinon on exclurait systématiquement l'ouvrier, mais d'une capacité élémentaire substituée à la base du cens.
On a objecté, messieurs, à cette grande réforme électorale, qui appellerait une quantité beaucoup plus considérable de nos concitoyens à l'exercice du suffrage ; on a objecté à cette réforme la dépendance qui en résulterait pour les électeurs. Je demanderai où et quand le cens a donné des garanties à cet égard ? N'est-il pas évident, au contraire, que plus le nombre des votants est étendu, plus l'achat des votes est difficile ? Je crois donc que l'extension du droit de suffrage est la meilleure garantie contre la corruption électorale.
Le motif principal qui m'a empêché de voter votre loi, qui consacre le principe du cens, c'est que ce principe écarte à tout jamais l'ouvrier de nos comices électoraux.
On a dit que la bourgeoisie, dans sa bonté ineffable pour l'ouvrier, pour le peuple, saurait accomplir pour lui toutes les réformes qui lui sont utiles.
On a même été jusqu'à dire que si l'ouvrier avait été représenté, que si le Parlement, au lieu d'être issu du privilège, était l'émanation de la nation tout entière, les choses n'en iraient pas mieux pour les classes laborieuses.
Je n'ai pas mission ici de faire valoir les griefs du peuple ; mais, puisque cette affirmation a été présentée, il faut bien y répondre.
Dans un code civil où des centaines d'articles concernent les actes que la bourgeoisie peut faire, il y a deux articles à peine relatifs au louage d'ouvrage, le seul contrat de l'ouvrier ; l'un est la définition de ce contrat, l'autre c'est l'article 1781 qui consacre la suprématie du maître.
La détention préventive, contre laquelle on s'élève avec tant de raison, pour qui est-elle établie ? Uniquement pou 'ceux auxquels le payement d'une caution peut ouvrir les prisons. Pour l'ouvrier, cette mise en liberté est illusoire !
Tandis que vous consacrez des sommes considérables pour l'instruction des fils de la bourgeoisie, tandis que vous suppléez largement à l'initiative privée en dotant les universités, vous substituez immédiatement à cet excès de largesse la plus extrême parcimonie lorsqu'il s'agit de l'enseignement primaire. Est-ce là établir l'égalité entre tous les citoyens ?
Et vous oserez dire encore qu'il en eût été de même si l'ouvrier était représenté dans cette enceinte ?
Vous parlerai-je des livrets d'ouvriers et de l'odieuse conscription ?
Du livret qui l'assimile aux délictueux, à l'homme qui est sous la surveillance de la justice, et qui le blesse autant dans sa liberté que dans sa (page 1142) dignité, et de la conscription qui répugne à toutes les consciences honnêtes ?
Je ne veux pas, messieurs, pousser plus loin cette énumération. Ce que je veux, ce n'est pas humilier la classe qui prétend qu'elle a tout fait pour le peuple, c'est plutôt proclamer une vérité incontestable, c'est que jamais on ne pourra redresser les abus sans appeler la classe qui en souffre à les signaler et à en trouver le remède.
C'est un fait indéniable, incontestable, qui ne reçoit pas de démenti dans l'histoire, que vous n'améliorerez pas le sort des masses, que vous ne résoudrez pas la grande question sociale, sans appeler les travailleurs à dire de quoi ils souffrent, et quels sont les remèdes qu'il y a lieu d'apporter à leurs souffrances.
Je le dis donc, et que ce soit la conclusion de mon discours : Si nous voulons éviter un avenir funeste à la Belgique, appelons l'ouvrier au suffrage !
Songez que vous êtes libres d'octroyer aujourd'hui ce que vous serez forcés peut-être de subir demain, que le suffrage universel nous entoure de toutes parts et que la seule garantie contre ses erreurs réside dans l'instruction, que le pays attend de votre sagesse de l'y préparer sans danger et sans violence ! Songez qu'un jour viendra où le peuple belge, irrité de se voir placé dans un état d'ilotisme politique en regard de l'Espagne, de la France, de la Suisse, de l'Allemagne, vous réclamera impérieusement un droit dont vous lui disputez une parcelle aujourd'hui, et qu'après avoir perdu le mérite d'octroyer le droit de suffrage aux citoyens instruits, vous subirez le suffrage universel qui alors sera une nécessité et, selon vous, un malheur.
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Je me rallie à l'amendement de la section centrale. Je me rallie aussi à celui de l'honorable M. Lelièvre, sauf une modification de rédaction.
Je crois qu'il conviendrait de reproduire le texte de la loi de 1870, où on lit : « sauf le cas de séparation de corps. »
Enfin, en ce qui touche le dernier paragraphe de l'article 3, il y aurait lieu de le modifier en ce sens que l'on adopterait la rédaction qui a été admise par la Chambre en ce qui se rapporte aux élections communales.
M. Delaet. - J'ai l'honneur de déposer, au nom de la commission d'industrie, le rapport sur une pétition demandant une aggravation de l'impôt sur le sucre de betteraves et une autre qui demande que l'on empêche l'extension de la culture des betteraves.
Les conclusions sont l'ordre du jour.
M. le président. - M. le ministre de l'intérieur propose, je crois, de supprimer dans l'amendement de M. Lelièvre le mot « dans » et de dire « sauf le cas. »
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Pardon, M. le président ; l'amendement de M. Lelièvre porte : « Sauf dans le cas où la séparation de corps a été prononcée judiciairement. »
Je propose de remplacer ces mots par ceux-ci : « Sauf le cas de séparation de corps. »
M. le président. - Le dernier paragraphe de l'amendement de la section centrale serait remplacé par le paragraphe suivant :
« Le tiers de la contribution foncière d'un domaine rural exploité par un fermier compte au locataire sans diminution des droits du propriétaire.
« Le tiers de la contribution foncière d'une maison compte au locataire redevable de la contribution personnelle sans diminution des droits du propriétaire. »
M. Bara. - Le cabinet a constamment dit qu'il ne faisait pas de politique dans son projet et qu'en le présentant, il n'avait nullement eu en vue les intérêts de son parti. Or, j'en appelle à la loyauté de la Chambre et je demande si les dispositions de l'article en discussion sont justes et ne sont pas uniquement conçues dans l'intérêt du parti catholique ?
Dans la loi communale de 1836, on a admis un principe qui n'est pas sérieusement défendable, c'est le cens fictif dans toute la force du terme. On admet que le tiers de la contribution foncière compte au locataire d'un domaine rural ; on fait voter deux fois avec le même cens, car deux personnes profitent du même cens. Et lorsqu'on vient refuser à des hommes qui ont 1,500 francs de traitement comme employés, à des instituteurs, à des avocats, à des médecins, à des magistrats le droit de voter parce qu'ils ne payent pas de cens, je ne puis comprendre qu'on étende cette règle du cens fictif de la loi communale aux élections provinciales.
Je dis que c'est une profonde iniquité et qu'en agissant ainsi la droite montre le véritable but qu'elle poursuit. Vous ne voulez pas de la capacité dans le corps électoral, vous ne voulez pas que l'élément qui pense et qui réfléchit vienne imprégner le corps électoral ne fût-ce que faiblement.
Il y a 1,500 électeurs, 2,000 peut-être que nous vous avons demandé de faire entrer dans le corps électoral ; c'étaient des gens diplômés, des instituteurs, etc., vous les avez impitoyablement écartés, prétendant qu'ils ne payaient pas le cens. Et aujourd'hui vous introduisez dans le corps électoral provincial des électeurs qui ne payent pas le cens !
Eh bien, je demande si cela est juste, si cela est moral, si ce n'est pas la preuve d'une haine contre tout ce qui est instruit ? (Interruption.)
Maintenant, messieurs, voyez les conséquences injustes du principe de la loi communale étendu à la loi provinciale.
Pour l'électeur provincial de la ville, qui occupe comme sous-locataire une partie de maison, il n'aura pas le droit de voter à moins qu'il ne soit redevable de la contribution personnelle, tandis que le sous-locataire rural aura, lui, le droit de voter, bien qu'il ne paye point la contribution personnelle.
Or, que va-t-il arriver ? La plupart des cantons sont composés en partie de villes ou de gros bourgs, à côté desquels se trouvent des communes exclusivement rurales.
Vous allez donc augmenter, dans une proportion excessivement considérable, le nombre des électeurs ruraux qui, comme locataires, seront appelés à l'électorat ; et tout le monde sait que ces locataires sont pour la plupart sous la dépendance de leurs propriétaires ; tandis que vous n'augmentez que dans une proportion insignifiante le nombre des électeurs urbains qui, du chef de leur location, vont devenir électeurs. En un mot, vous allez augmenter encore la prépondérance écrasante des propriétaires de la campagne sur les villes. Cela est clair comme le jour. (Interruption.) Peut-être ne l'avez-vous pas voulu ; mais alors maintenez-nous sur le terrain où nous sommes actuellement.
Retranchez la fin de votre article, et ne permettez pas le maintien d'un cens fictif pour les domaines ruraux et pour les domaines urbains ; en un mot, supprimez les deux derniers paragraphes de votre article. Nous serons alors sur le terrain actuel. Mais au moment que vous vouiez augmenter les électeurs ruraux qui dépendent plus que tous autres de leurs propriétaires, qui sont plus soumis à leur influence, vous ferez évidemment une loi partiale et par conséquent mauvaise.
Souvenez-vous, messieurs, de ceci : En 1861, les membres de la droite ne me démentiront pas, quand la dissolution des Chambres a eu lieu, qu'ont fait des propriétaires des deux Flandres ? Ils ont signé un manifeste qu'ils ont adressé à tous les électeurs, engageant tous les tenanciers de terres à voter pour les candidats du parti catholique. Et, messieurs, né devez-vous pas comprendre quelle influence un pareil fait, qui, au fond, était une menace, a dû exercer sur les-électeurs ? Eh bien, alors que vous augmentez dans une énorme proportion les électeurs ruraux et que vous n'admettez pas le même principe à l'égard des sous-locataires urbains...
M. Van Overloop. - Est-ce que les administrations des hospices n'exercent pas d'influence sur leurs locataires ?
M. Bara. - Est ce que les contributions foncières sont payées par les administrations des hospices ? Au surplus, niez-vous l'influence du propriétaire sur le tenancier ?
M. Van Overloop. - Non ; mais je dis qu'elle n'est pas exclusive.
M. Bara. - Eh bien, alors pourquoi donc ne vous associeriez-vous pas à moi pour diminuer autant que possible cette influence et pour ne pas augmenter, d'une manière fictive surtout, la disproportion entre les électeurs ruraux et les électeurs urbains ?
Aujourd'hui déjà, on ne compte guère qu'un million et demi d'habitants dans les villes et il y a 3,500,000 habitants dans les campagnes. Vous allez donc accroître encore la prépondérance des campagnes sur les villes en permettant de diviser la contribution foncière en fractions de 20 francs pour faire autant d'électeurs ruraux ; tandis que le locataire urbain devra, en outre, payer sa contribution personnelle.
Combien y a-t-il dans les villes de sous-locataires payant la contribution personnelle ? Le nombre en est très restreint.
Enfin, messieurs, autre considération encore, à Gand, par exemple, la ville est divisée pour les élections provinciales, en sections dans lesquelles sont comprises des communes rurales voisines. (Interruption.)
N'est-ce pas exact ? Est-ce que ces villages ne sont point réunis à certains quartiers de la ville pour former un canton ?
M. De Lehaye, - Pour les élections provinciales, oui.
(page 1143) M. Bara. - Ce que j'ai dit est donc vrai.
M. De Lehaye. - Je demande ma parole.
M. Bara. - Donc, pour les élections provinciales, la ville se divise en un certain nombre de cantons et à certaines parties de la ville viennent se joindre des villages, de telle sorte que si l'article 3 est voté, les électeurs campagnards vont augmenter dans une proportion beaucoup plus considérable que ceux de la ville.
C'est la conséquence de votre projet de loi : Est-ce juste ? Allez-vous prétendre que vous ne faites pas un acte de parti ?
Il n'y a pas là de cens réel, il n'y a là qu'un cens fictif, car ce cens, d'après la loi, est dû par les propriétaires et non par les locataires.
Je termine en demandant à la Chambre de supprimer les deux derniers paragraphes de l'article 3.
M. De Lehaye. - Lorsque la disposition dont il s'agit a été introduite en section centrale, je n'en n'étais pas du tout partisan et je pensais que lorsque le cens était réduit à 20 francs on pouvait renoncer à cette disposition.
Je ne sais si le gouvernement y attache une grande importance, mais je pense qu'en appelant les locataires à profiter d'un tiers de l'impôt foncier, on a voulu rendre hommage à ce principe que les électeurs des villes devaient être grandement représentés.
Mais puisque des représentants de villes et de localités importantes ne tiennent pas à cette disposition, je crois que le gouvernement ainsi que la section centrale pourraient consentir à la suppression.
Le seul motif qui nous ait engagés à introduire ce principe dans la loi, c'est qu'il existe déjà au profit des électeurs communaux, et nous avons pensé qu'il était bon d'en laisser profiter aussi les électeurs provinciaux.
Du moment qu'une disposition semblable était applicable aux électeurs ruraux.il était bon d'en laisser profiter aussi les électeurs des villes ; mais puisque les représentants des grandes villes n'y tiennent pas, je crois être l'interprète de la section centrale en disant qu'il serait bon de retrancher la disposition dont il s'agit et de n'admettre aux élections provinciales que ceux qui payeront le cens de 20 francs qui est proposé par le gouvernement.
Je parle en mon nom personnel, je ne suis pas autorisé à parler au nom de la section centrale ; mais comme son rapporteur ne sera ici que mardi, je puis dire, me basant sur les discussions qui ont eu lieu en section centrale,, que je ne doute pas que l'on ne consente à la suppression des dispositions dont je viens de parler.
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Si le gouvernement repousse le principe de la capacité ; s'il n'a cru pouvoir admettre non plus la combinaison du cens et de la capacité, il a, d'un autre côté, fait tous ses efforts pour que le cens, entouré des garanties qui s'y attachent, fût représenté dans le projet de loi de la manière la plus large.
C'est à ce point de vue que nous nous sommes placés en nous ralliant à une disposition qui avait pour but de faire figurer un plus grand nombre d'électeurs ruraux et urbains sans distinction dans le corps électoral provincial.
Il nous avait paru qu'il y avait un capital important et des intérêts sérieux qui méritaient d'être représentés aussi bien dans le conseil provincial que dans le conseil communal : un capital qui complétait celui de la propriété, des intérêts qui, se prêtant un mutuel concours, étaient inséparables l'un de l'autre.
C'est en parlant des locataires que l'honorable M. Couvreur disait en 1867 qu'il existait en leur faveur une base de cens qu'on pouvait parfaitement concilier avec celle qui est fondée sur la propriété. En effet, messieurs, si l'on prend en considération l'importance, du capital locatif agricole qui s'élève à plus de 400,000,000 pour la seule culture des terres, sans y comprendre le prix du bétail, celui des instruments aratoires et d'autres valeurs accessoires, il faut bien reconnaître qu'il y a là un élément considérable de la richesse publique qui aujourd'hui n'est pas équitablement représenté dans les conseils provinciaux où l'on discute le plus souvent des intérêts qui se rapprochent beaucoup de ceux qu'on traite dans les conseils communaux. Dès lors, il semblait juste d'introduire dans la loi provinciale une disposition déjà inscrite dans la loi communale.
Nous avions cru échapper à tout reproche, puisqu'on plaçait au même rang le domaine urbain et le domaine rural, bien que pour le domaine urbain les mêmes considérations ne militent pas avec autant de force.
Je déclare de nouveau, au nom du gouvernement, qu'il n'y avait, à nos yeux, dans la proposition dont la Chambre est saisie, aucune pensée étroite, aucune pensée de parti.
Nous n'avons qu'une pensée, qu'un seul but, c'est d'étendre davantage la réforme électorale, c'est d'amener dans le corps électoral de nouveaux éléments, de créer de nouveaux électeurs ; et si l'interprétation de cet amendement devait être celle que l'honorable M. Bara vous présentait tout à l'heure, le gouvernement, messieurs, plutôt que de maintenir dans la loi ce qui pourrait paraître une mesure de parti, renoncerait à cette disposition.
Nous attendrons la suite de la discussion pour prendre une détermination à cet égard.
M. le président. - Si personne ne demande la parole, je vais mettre le paragraphe aux voix.
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Nous n'insistons pas.
- Plusieurs voix. - Le paragraphe est retiré.
M. le président. - M. le ministre n'a pas le droit de retirer un article proposé par la section centrale.
M. De Lehaye. - Messieurs, je viens de voir plusieurs de mes collègues de la section centrale ; nous sommes en majorité et nous renonçons également au paragraphe dont il s'agit.
M. le président. - Le paragraphe est donc retiré. Je vais mettre, d'abord, aux voix l'amendement de M. Lelièvre, sous-amendé par M. la ministre.
L'amendement serait ainsi conçu :
« Les contributions payées par la femme sont comptées au mari, sauf le cas de séparation de corps. »
M. Demeur. - Cette disposition vient s'ajouter à un article de la loi provinciale ; je fais remarquer que le même article se trouve dans la loi communale : c'est l'article 8 ; il faudrait dès lors, si la Chambre veut adopter l'amendement de M. Lelièvre, introduire le même changement dans la loi communale.
M. Jacobs, ministre des finances. - Messieurs, l'article 2 de la loi du 30 mars 1870 a établi cette règle pour les élections générales. L'amendement de M. Lelièvre tend à l'étendre aux élections provinciales : on peut utilement l'étendre aux élections communales. Mais il se trouva que l'article de la loi communale, dans lequel il est question des contributions de la femme, est précisément l'article 8, celui qui est modifié par l'article 2 du projet actuel, article déjà voté ; c'est donc au second vote de l'article 2 que nous pourrions introduire une disposition de ce genre dans la loi communale, pour que l'uniformité s'établisse à cet égard.
M. Demeur. - Je reproduirai, dans ce cas, mon observation lors du second vote.
- L'amendement de M. Lelièvre, sous-amendé par M. le ministre de l'intérieur, est mis aux voix et adopté.
M. le président. - Je vais mettre aux voix maintenant l'article 3, avec l'amendement de M. Lelièvre, sous-amendé par M. le ministre de l'intérieur.
Il serait donc rédigé comme suit :
« L'article 3 de la loi provinciale est remplacé par les dispositions suivantes :
« Sont électeurs ceux qui versent au trésor de l'Etat, en contributions directes, patentes comprises, la somme de 20 francs et qui réunissent les autres conditions exigées pour être électeur communal.
« Les contributions payées par la femme sont comptées au mari, sauf le cas de séparation de corps ; celles qui sont payées par les enfants mineurs sont comptées au père pour parfaire son cens électoral.
« La veuve payant ce cens peut le déléguer à celui de ses fils ou, a défaut de fils, à celui de ses gendres qu'elle désigne, s'il réunit d'ailleurs les autres conditions requises pour être électeur.
« La déclaration de la mère veuve est faite à l'autorité communale ; elle peut toujours être révoquée. »
- L'article ainsi rédigé est mis aux voix et adopté.
La séance est levée à 4 heures et demie.