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Chambres des représentants de Belgique
Séance du jeudi 27 avril 1871

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1870-1871)

(Présidence de M. Vilain XIIII.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 1069) M. de Vrints fait l'appel nominal à 2 heures et un quart et donne lecture du procès-verbal de la séance précédente ; la rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la Chambre

M. Wouters présente l'analyse suivante des pièces adressées à la Chambre.

« Par quatre pétitions, des habitants de Geet-Betz prient la Chambre d'accorder la concession d'un chemin de fer de Tirlemont à Diest et au camp de Beverloo, par Oplinter, Neerlinter, Budingen, Geet-Betz, Donck, etc. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du rapport sur des pétitions analogues.


« Des habitants de Suerbempde demandent que le chemin de fer à construire, de Tirlemont à Diest, passe par Vissenaeken, Bunsbeek, Hoeleden, Kersbeek, etc. »

- Même décision.


« Le sieur Adrien Houget, propriétaire et industriel à Verviers, né à Paris, demande la grande naturalisation. »

- Renvoi à M. le ministre de la justice.


« Le sieur Debruyn, combattant de la révolution, demande une pension. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Des détenus pour dettes demandent une loi abolissant la contrainte par corps. »

M. Lelièvre. - Messieurs, cette requête a un caractère d'urgence. J'ai toujours appuyé les réclamations ayant pour objet la suppression de la contrainte par corps. Comme il s'agit d'une question intéressant la liberté individuelle, je demande que la pétition soit renvoyée à la commission avec prière de faire un prompt rapport.

- Adopté.


« Des habitants de Bruxelles demandent que la langue flamande soit, en tout, mise sur le même rang que la langue française. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du rapport sur des discussions identiques.


« Des habitants de Wez demandent le vote à la commune, pour toutes les élections, et la division du pays en circonscriptions électorales de 80,000 âmes. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi sur la réforme électorale.


M. Dupont, retenu chez lui pour affaires urgentes, demande un congé d'un jour.

- Accordé.


M. Vleminckx, retenu chez lui par une indisposition, demande un congé de quelques jours.

- Accordé.

Projet de loi de révision électorale

Discussion des articles

Chapitre premier. Elections communales

Article premier

La discussion continue sur l'article premier et les amendements y relatifs.

M. Bricoult. - Messieurs, je désire faire connaître brièvement ma pensée sur le projet qui nous est soumis et motiver ainsi le vote négatif que j'émettrai.

Selon moi, le pays tout entier ne réclame pas une modification de la loi électorale et précisément les nouveaux censitaires auxquels vous voulez conférer le droit de voter sont ceux qui y tiennent le moins.

Ceux qui réclament à cor et à cri, depuis plusieurs années, le droit de voter demandent surtout que la capacité devienne la base nouvelle du droit électoral. Aussi longtemps que cette base ne sera pas admise, ou tout au moins commencé avec le cens, des réclamations surgiront et votre loi ne sera qu'une étape vers un système plus radical.

Je prétends donc, messieurs, qu'à part les grands centres de population, le reste du pays ne demande pas la révision de nos lois électorales. Je n'indique pas ce fait pour engager le gouvernement et la Chambre à ne tenir aucun compte des aspirations des grandes villes du pays. Je suis d'avis, au contraire, qu'on ne peut pas résister à ces aspirations et qu'il faut y faire droit. Mais jusqu'où faut-il aller ? Voilà le point le plus difficile à résoudre.

Je crois que l'on devrait combiner la capacité avec le cens pour les élections provinciales et communales et admettre à l'électoral sans condition de cens toutes les capacités constatées par l'exercice d'une profession et tous ceux qui justifieraient qu'ils ont suivi un cours d'enseignement moyen de trois années au moins. J'appuie donc, messieurs, les amendements des honorables MM. Sainctelette et Dupont.

J'estime que tous ceux qui veulent que la capacité serve de base au droit électoral ne peuvent, pour le moment, aller au delà de ces amendements. L'honorable M. Van Humbeeck veut aller plus loin en faisant une part à l'enseignement primaire. Mais, messieurs, si cet enseignement était obligatoire, et je suis d'avis qu'il faut commencer par là avant de nous parler des droits de ceux qui savent lire et écrire, si cet enseignement, dis-je, était obligatoire jusqu'à l'âge de 14 ou 15 ans, si les écoles d'adultes étaient mieux organisées et fréquentées depuis plusieurs années, j'examinerais avec mon honorable ami la part qu'il conviendrait d'attribuer à l'enseignement primaire. Je partage en tous points sa manière de voir en cette matière, mais la proposition, selon moi, est prématurée.

Messieurs, on parle sans cesse des électeurs qui savent lire et écrire. Si l'on veut que cette condition soit de stricte interprétation telle qu'elle est énoncée dans l'amendement de l'honorable M. Couvreur, je suis tout disposé à y souscrire, mais on peut l'interpréter dans un sens tellement élastique qu'on ne peut s'empêcher de tomber dans l'arbitraire

Je n'aperçois rien de pratique dans cette proposition. A-t-on songé à la capacité du jury ? Si l'on montre tant de sollicitude pour les examinés, il faut exiger des garanties de la part des examinateurs. A-t-on oublié que dans les petites communes plusieurs magistrats communaux savent à peine lire et écrire et que, sans les conseils du secrétaire communal, bon nombre d'entre eux seraient dans l'impossibilité de remplir leurs fonctions. Je ne parlerai pas de ceux qui s'installeront l'année prochaine en vertu de la réforme qui nous est soumise, mais on croit difficilement qu'ils offriront plus de ressources pour la composition de commissions d'examen.

Une autre objection a été faite contre ce système et cette objection est fondée ; il y a des paysans, des ouvriers sans instruction qui se montrent beaucoup plus intelligents, beaucoup plus habiles que d'autres qui ne savent que lire et écrire péniblement.

L'honorable M. Dumortier voit dans la réforme électorale l'avènement de la démagogie et la commune proclamée à Bruxelles. L'honorable membre ne désire aucune réforme.

Au point de vue de la stabilité de nos institutions, sans partager tout à fait les craintes de l'honorable M. Dumortier, je n'hésite pas à dire que le maintien de la loi actuelle m'inspire plus de confiance que le système du gouvernement.

Il est bien certain que la réforme qu'il veut faire adopter, ne varietur, quoi qu'il en dise, va assurer la prépondérance de deux éléments qui (page 1070) constitueront une cause permanente de danger pour le pays, parce qu'ils reposent sur des principes et des tendances inconciliables.

Dans les grands centres de population et surtout dans les centres industriels où il y a une nombreuse population ouvrière, une puissance qui essaye de bouleverser le monde pour établir sur ses ruines une suprématie universelle, dominera les conseils communaux ou les obligera tout au moins à compter avec elle. Qui peut répondre que les hommes d'ordre ne se fatigueront pas d'une lutte incessante, alors surtout qu'ils n'auront point pour les défendre les moyens d'action de la démagogie cosmopolite ?

Un pouvoir fort sera toujours là, a dit l'honorable M. Reynaert, pour réprimer de pareilles tendances.

Personne ne peut assurer que ce pouvoir fort réussira toujours à maintenir l'ordre et la tranquillité publique, et en supposant même qu'il y parvienne, la perspective de voir les grèves et les coalitions dégénérer en émeutes l'obligera d'avoir constamment sous les armes un effectif considérable ; cette situation, vous ne devez pas la créer, car vous ne voudriez jamais en tirer parti pour justifier les dépenses militaires que vous avez promis au pays de réduire en même temps que le contingent de l'armée et que vous laisserez peut-être subsister après avoir accablé le gouvernement, qui a eu le tort de s'occuper des questions qui intéressent la sécurité et la prospérité du pays avant de rechercher les moyens de se maintenir au pouvoir.

Dans les petites communes, quels sont les électeurs que vous allez créer ? Des électeurs façonnés par le clergé, pris dans les rangs où le clergé se recrute, pour ainsi dire, tout entier et, avec cela, des serviteurs, c'est-à-dire ceux qui occupent d'un grand propriétaire un ou deux hectares de terre dont ils dépendent exclusivement pour vivre. Vous savez bien que ces derniers votent toujours comme ceux dont ils sont les obligés.

Il arrivera que l'on morcellera davantage la culture de la terre pour créer des électeurs et au moment où vous vous occupez de rayer les cabaretiers des listes électorales, parce qu'à l'aide du droit de débit, on crée une quantité d'électeurs, vous allez permettre d'en créer par un autre moyen, mais parce que ce moyen est plus puissant dans vos mains que dans les nôtres, parce que vous comptez parmi vous plus de possesseurs et de défenseurs de la grande propriété. Si vous étiez venus proposer à la Chambre de rayer les cabaretiers des listes électorales et de les remplacer par des éléments empruntés exclusivement à la capacité, j'aurais applaudi de grand cœur à cette réforme et je l'aurais votée sans hésiter, car, selon moi, les électeurs qui n'ont cette qualité qu'en vertu de l'impôt sur les boissons alcooliques ne doivent pas faire partie du corps électoral ; j'en excepte ceux qui joignent à la profession de débitant de boissons l'exercice d'une autre profession ou qui payent des impôts d'une autre nature.

Je soutiens que les nouveaux électeurs que vous allez créer dans les petites communes font peu de cas du droit que vous voulez leur donner, parce qu'ils savent qu'ils ne pourront l'exercer avec indépendance.

Messieurs, l'état de choses que vous voulez créer ne peut amener que des situations mauvaises. L'avénement légal de l'Internationale et l'installation d'administrations réactionnaires, choisies exclusivement dans les rangs de l'ignorance, de la dépendance et du fanatisme provoqueront des troubles dans un temps plus ou moins éloigné.

Je m'étonne qu'un parti conservateur prenne l'initiative pour nous doter d'une pareille loi. Ce qui se passe en France devrait nous ouvrir les yeux, car il est hors de doute que si ceux qui ont la prétention ridicule et sauvage de régénérer Paris étaient, avant xout, des républicains sincères, uniquement préoccupés du désir de consolider l'ordre et la liberté en défendant leurs principes et que si, d'autre part, l'assemblée de Versailles était moins réactionnaire, si elle s'inspirait un peu plus des tendances démocratiques, si elle comptait plus de partisans de la liberté que. de l'ancien régime, une entente pourrait intervenir et le rôle du pouvoir fort serait sensiblement diminué.

Je me bornerai à ces considérations générales pour motiver mon vote sous la réserve de combattre certaines dispositions de la loi et notamment celles qui tracent de nouvelles règles pour la formation des bureaux.

(page 1075) M. Frère-Orban. - Messieurs, le moment me paraît venu de constater les résultats des efforts considérables qui ont été faits pour formuler des idées pratiques en matière de réforme électorale.

Jusqu'à présent, dans les discussions que cette question avait fait naître en dehors de cette enceinte, on se tenait dans des hauteurs un peu nuageuses, et l'on semblait promettre, grâce à des réformes électorales des remèdes aux maux dont souffre la société.

Aujourd'hui, les idées sont précisées ; on voit ce que de part et d'autre on recherche où l'on tend, où l'on va.

Et c'est justement au moment où ces idées se précisent, que l'indifférence la plus complète se fait autour de cette question représentée comme grave, formidable, dans certains temps.

On se demande, messieurs, quelles sont les causes de cette indifférence ? Ceux qui de bonne foi, je me le persuade, mais avec une naïveté égale à leur bonne foi, s'imaginaient qu'ils parlaient au nom d'un million de parias, d'un million de déshérités, sont fort étonnés de ne rencontrer aucun écho, de ne pas voir le moindre cortège s'associer à eux, de ne pas entendre le plus-petit chœur répondre à leur voix. Etonnés de ce silence solennel, ils supposent que tous les esprits sont préoccupés des événements extérieurs ; ils supposent que, abîmés dans la contemplation des exploits de la Commune, le million d'hommes qu'il s'agissait prétendument d'affranchir est devenu tout à coup de la plus complète indifférence à la mesure que l'on préconise en sa faveur.

On est uniquement préoccupé de ce qui se passe au dehors... Je concède que les événements extérieurs, si graves, si douloureux, doivent exercer une certaine influence sur les esprits. Mais je ne puis pas croire qu'il faille attribuer à cette cause exclusivement, même principalement, l'état actuel des esprits. Cette situation ne résulterait-elle pas bien plutôt de ce que le mouvement qu'on a appelé le mouvement électoral était beaucoup plus factice que réel ? Nous l'avons toujours pensé, nous l'avons déclaré à différentes reprises.

Non pas que nous ayons nié que, dans certaines régions, des hommes très dévoués aux affaires publiques, très désireux de marquer d'un progrès le développement de nos institutions, n'aient songé à perfectionner, à améliorer le système électoral qui nous régit. Mais, dans ces régions élevées, l'agitation n'existait pas, elle ne se communiquait pas au dehors, elle n'était pas ce qu'on peut nommer une agitation populaire, celle qui suppose qu'il y a un besoin ressenti par une grande partie de la nation, une idée répandue au sein des masses, un intérêt qui passionne et qui, légitime ou non, provoque nécessairement l'attention des gouvernants.

A mes yeux, cette question a été surtout une machine de guerre derrière laquelle se sont groupées toutes les oppositions et dont ont été parfaitement dupes les gens de bonne foi qui, dans nos rangs, s'occupaient de l'amélioration de notre régime électoral.

Un catholique indépendant, l'espèce est très rare (interruption), confirmait naguère mon sentiment à ce sujet. On s'occupait en sa présence des inconvénients, des dangers qui pouvaient résulter de la discussion de la réforme électorale. Ce catholique indépendant, qui est un esprit railleur, exprimant même parfois assez cyniquement ses appréciations politiques, disait résolument : Il n'y a rien à craindre ; soyez tranquilles ; n'ayez aucune inquiétude ; il n'y aura pas le moindre trouble, pas la moindre agitation. Et quand on faisait allusion aux manifestations qui ont eu lieu à d'autres époques, lorsque les libéraux étaient au pouvoir, il répondait : Le tour est fait ; mes amis ont aidé les démocrates, les progressistes, à conspuer, à injurier, à diviser, à renverser enfin les libéraux ; nous n'avons plus qu'à profiter de la victoire ; aujourd'hui nous n'entrerons pas dans la danse ; il n'y aura plus d'agitation.

Remarquez, disait-il, que, chaque fois qu'on a tenté quelque manifestation de ce genre, on a toujours été impuissant sans nous. Pour les affaires à Anvers, par exemple, on arrivait dans cette ville au son du tambour, drapeau déployé, essayant d'agiter en faveur des griefs de cette ville ; personne n'y prenait garde. Nos amis se sont avisés qu'il pourrait bien y avoir là quelque chose à exploiter dans l'intérêt de leur opinion ; ils sont entrés et il y a eu alors des manifestations.

L'Internationale se promenait dans nos villes, provoquant également des manifestations contre l'armée et en faveur de la réforme électorale. On la regardait passer avec la plus complète indifférence. Nos amis ont pensé qu'il y avait là des instruments dont on pouvait user ; ils s'y sont associés et on a eu des manifestations et des meetings pompeux, où l'on voyait assis, côte à côte, des démocrates, des représentants de l'Internationale et les gens les plus orthodoxes. Alors, il y a eu dans la danse un peu de bruit, surtout dans la presse cléricale...

M. Coomans. - Je demande la parole.

M. Frère-Orban. - Oh ! je ne parle pas de vous ; je ne vous range pas parmi les catholiques indépendants. Vous êtes chargé d'un autre rôle dans la pièce ; vous faites la parade. (Interruption.)

M. Coomans. - Laissez dire !

M. Frère-Orban. - Je rapporte simplement ce qui se passe. Vous débitez des lazzis pour égayer le public ; Vous crevez le tambour pour y faire entrer le capucin ; vous vous associez à des démocrates et à des socialistes ; vous allez vous asseoir avec eux dans des banquets fraternels ; au dessert, vous posez des couronnes sur la tête de l'un d'eux pour acclamer en sa personne « la royauté du talent, » et lorsque cette sainte alliance a produit ses fruits, lorsque vos amis triomphent enfin, vous rentrez dans les rangs, vous reprenez votre place, vous devenez calme, paisible et placide.

Plus d'agitation, plus de discours indignés contre ceux qui ne veulent pas supprimer la conscription, contre ceux qui ne veulent pas proclamer le suffrage universel. Il n'y a plus rien de semblable. Vos amis sont là ; vous les laissez en paix. Vous n'abandonnez pas vos opinions ; oh ; jamais ! Mais vous gardez un silence prudent.

M. Coomans. - Pas du tout. Vous le savez ; vous me lisez très attentivement. Je refais mon discours tous les samedis.

M. Frère-Orban. - Je vous connais. Je vous connais parfaitement, vous referez tous vos discours dans votre journal ; on vous laissera dire, personne dans votre parti n'y prendra garde ; vous continuerez à remplir votre rôle ; on ne vous demande pas davantage ; et, autour de vous, tout le monde sera satisfait.

M. Coomans. - Tant mieux.

M. Frère-Orban. - La même chose s'est donc passée, messieurs, pour la réforme électorale : grand bruit, grands meetings provoqués, magnifiques promesses faites devant le public, une vraie panacée était contenue dans les projets de réforme qu'on avait en vue. Et puis, le jour où il faudrait agir, où il y aurait lieu d'exprimer son opinion, le jour où il faudrait définitivement s'expliquer, alors les promoteurs de la droite disent aux démocrates qui avaient chanté le même chœur du suffrage universel : « Le cens a du bon. Le moment n'est pas venu de s'occuper du suffrage universel. C'était bien dans les meetings ; on pouvait même en faire quelque bruit ici. Il n'en est plus question. Le projet que le gouvernement propose, voilà ce qu'il vous faut ; voilà ce qui est excellent. Pour le reste, nous verrons plus tard. ».

Voilà, messieurs, ce qui, pour moi, explique bien mieux que les événements extérieurs le calme qui s'est fait subitement autour de la question. On sait où étaient les vrais agitateurs et ce qui les inspirait. Le jour où le libéralisme a sombré, le but a paru atteint.

Mais, dans d'autres régions, où l'on recherchait, dans des vues désintéressées, les améliorations possibles de notre régime politique, l'indifférence s'est également révélée, mais par une cause bien différente.

Cette autre cause, c'est la divergence profonde de vues qui se manifeste sur la question de la réforme électorale.

Une fois l'idée mise en avant, chacun s'en préoccupe. Mais aussi chacun a sa petite réforme ; chacun a son petit projet ; si l'on faisait ceci, si l'on faisait cela, si l'on écrivait quelques bonnes conditions, si l'on ajoutait ce petit grain de sel, la chose serait parfaite. Mais, d'accord sur quoi que ce soit, en matière de réforme électorale, il n'y en a pas ; autant de personnes, autant d'opinions diverses.

- Des membres à droite. – Du tout !

M. Frère-Orban. - Oh ! sans doute ! de votre part les vues ne sont pas divergentes. Je parle aux réformateurs et je dis ce que je constate ici autour de moi. Mais je sais parfaitement bien que, de votre côté, il n'y a qu'une idée ; c'est la bonne ; elle est écrite dans le projet de loi. Un beau jour, à la veille d'élections, on a cru avoir trouvé la formule cabalistique qui allait réunir tout le monde ; la substitution de la capacité au cens, moyennant un certain degré d'instruction déterminé par la loi, et l'on a proclamé partout que la grande et salutaire révolution électorale allait s'accomplir. On avait enfin découvert ce que jusqu'alors on avait vainement cherché. On allait substituer la capacité au cens, moyennant un certain degré d'instruction à déterminer par la loi ! C'était admirable de simplicité !

(page 1076) On a proclamé la bonne nouvelle. On a déclaré que tout le monde ou peu s'en faut pensa de même. Je me suis persuadé qu'on était de très bonne foi. Pour ma part, j'étais un dissident ; je ne voyais que des mystères dans le nouveau symbole, mystères qui ne sont pas de mise en politique et voici, en effet, aujourd'hui, au moment où il s'agit de formuler d'une manière pratique cette substitution de la capacité au cens, voici que personne ne s'entend.

M. Demeur. - Vous vous trompez.

M. Frère-Orban. - On est d'accord sur des abstractions, on est d'accord sur des mots, mais il est impossible de se mettre d'accord pour formuler un système d'application. La substitution de la capacité au cens est une formule équivoque qui dit tout et qui ne dit rien ; j'en puis faire sortir à mon gré, soit le suffrage universel, soit un régime beaucoup plusrestrictif que le cens que nous avons. S'il suffit d'avoir été pendant quelques années à l'école primaire pour avoir la capacité requise, elle sera générale, car à l'exception des plus pauvres, qui seraient écartés comme indigents, toutes les jeunes générations vont passer par l'école primaire ; si vous exigez un degré plus élevé, si c'est l'école moyenne, il faudrait rayer une multitude d'électeurs des listes électorales actuelles.

Ah ! si l'on pouvait continuer à s'abstenir, à rester dans ce vague de la substitution de la capacité au cens, on pourrait espérer de faire encore illusion à des gens inattentifs ou trop confiants. Mais, quoique assis sur les bancs de l'opposition, chaque réformateur fait sa proposition, chacun a son programme ; les propositions se heurtent et se détruisent réciproquement en prétendant procéder du même principe, et les mêmes signataires d'une même proposition arrivent à se trouver en désaccord sur le sens à lui donner ! Et c'est pour aboutir à une telle confusion que l'on a si profondément troublé le libéralisme ! Et après tant d'hymnes en faveur de la capacité, on aboutira à une belle et bonne réforme électorale au profit de l'ignorance.

Tel sera le résultat déplorable d'une campagne entreprise à la faveur d'une équivoque et qui avait prétendument pour but de régénérer le corps électoral.

Tout atteste également, au surplus, le plus grand désordre dans les idées sur les bancs de la majorité. On feint d'être d'accord à droite, on ne l'est pas en réalité ; on subit ce que l'on blâme ; on accepte ce que l'on a combattu, on propose ce que l'on a repoussé. On joue ainsi avec les destinées du pays.

Que voyons-nous au banc des ministres ? Nous voyons des personnes qui se sont formellement prononcées contre la réforme qu'ils proposent et qu'ils défendent. L'honorable ministre des travaux publics s'en est en vain défendu lorsque l'honorable M. Rogier citait les opinions qu'il a exprimées lorsque la question a été discutée. Tout le monde sait qu'il appartenait à la fraction de MM. Schollaert, Dumortier et autres membres de la droite qui étaient alors opposés à la réforme électorale. Il faisait appel alors à l'opinion des honorables MM. Dumortier et Schollaert ; le voilà converti aujourd'hui à la réforme électorale qui vous est proposée !

Et l'honorable ministre de l'intérieur, signataire du projet de loi, l'honorable ministre de l'intérieur qui faisait à cette époque de grandes révérences au principe de la capacité comme il daigne en faire encore aujourd'hui, l'honorable ministre de l'intérieur était alors opposé tout à la fois à l'abaissement et à l'uniformité du cens communal. Et n'est-ce pas, messieurs, un spectacle bien triste et, je dois le dire, démoralisant, de voir successivement sur des questions d'une telle importance, dont la solution doit avoir de telles conséquences pour le pays, de voir les hommes qui sont au pouvoir démentir les opinions qu'ils ont professées ? Voici ce que disait l'honorable ministre de l'intérieur dans la discussion de la loi de 1870 :

« Je reconnais volontiers que ces amendements (de MM. Guillery et Nothomb ) sont conçus dans un esprit plus large, par conséquent plus équitable ; qu'ils ne présentent point de privilèges ni d'exceptions et qu'ils procèdent à la diminution du cens par catégories nettement tracées. Mais je ne puis m'empêcher de rencontrer deux objections qui me semblent importantes.

« D'une part, à côté du cens politique qui, descendu à sa dernière limite, se trouve définitivement fixé, je constate un abaissement rapide du cens provincial et communal qui me paraît impliquer une contradiction, une antithèse, et devoir amener tôt ou tard de nouvelles attaques, de nouvelles luttes contre le cens électoral politique.

« D'autre part, la quasi-uniformité du cens qui se trouve dans l'amendement de M. Guillery et, à un degré inférieur, dans l'amendement de l'honorable M. Nothomb, ne répond pas assez, selon moi, aux intérêts si variés, si différents de nos villes et de nos communes. Je crois que la loi communale a été beaucoup plus sage lorsqu'elle a établi un plus grand nombre de degrés, et je craindrais que cette uniformité ne produisît des conséquences fâcheuses au point de vue de la composition du corps électoral communal. »

Après avoir exprimé cette opinion... (Interruption.) J'ai cité textuellement...

M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Je citerai aussi tout à l'heure.

M. Frère-Orban.- A la bonne heure. Il y a peut-être de tout dans vos discours. En attendant, j'ai cité littéralement votre opinion favorable au cens différentiel pour les communes et vous vous êtes cru obligé de faire l'éloge du cens uniforme. Qui donc vous y condamnait ? Ne craignez-vous plus aujourd'hui des conséquences fâcheuses au point de vue de la composition du corps électoral communal ? Pensez-vous aujourd'hui que l'on peut impunément appliquer la même règle pour la formation du collège électoral d'un village de mille âmes et pour le collège électoral de la capitale ?

Dans la proposition qui était déposée alors, il y avait un abaissement du cens moindre que celui que vous préconisez aujourd'hui.

Vous attaquiez cette proposition parce qu'elle impliquait, à vos yeux, une contradiction, une antithèse, qui devait, tôt ou tard, provoquer des luttes contre le cens électoral politique, et, par la composition de deux corps électoraux si différents, amener un antagonisme fatal à nos institutions.

Et, après avoir ainsi motivé votre opinion, vous venez maintenant soutenir devant la Chambre qu'il faut réduire le cens dans une proportion plus considérable, constituer deux corps électoraux manifestement en opposition entre eux, ayant un esprit différent et une origine différente ; vous venez préparer de vos propres mains l'antagonisme contre le cens politique et semer le germe de la révision de la Constitution !

Vous aperceviez ces conséquences dans les propositions qui étaient faites alors. Vont-elles s'évanouir à présent ? Ne naissent-elles pas de votre projet de loi ? Et quels moyens offrez-vous pour que l'on puisse s'y soustraire ?

Sans doute, le cens a varié pour la composition de nos diverses assemblées politiques ; mais jamais les bases constitutives n'ont été à ce point disparates, qu'il pût régner dans les différents corps politiques un esprit différent.

N'est-il pas évident de soi, d'ailleurs, que ce qui peut n'offrir aucun inconvénient dans un village de quelques mille habitants, en peut offrir beaucoup dans une ville de cent mille âmes ? Il faut compter avec l'opinion publique dans une pareille ville. Qu'importe que le cens communal de ce village soit de dix francs et le cens politique de quarante francs ? Mais si dans nos grandes villes le cens descend à dix francs ; si vous constituez, au moyen de censitaires à vingt francs, des assemblées provinciales, assemblées qui sont presque aussi considérables en nombre que la Chambre des représentants, vous aurez formé des corps politiques qui seront aisément en antagonisme avec les Chambres et il n'est pas téméraire de prévoir que, à une heure donnée, ceux dont la source des pouvoirs est plus étendue s'en prévaudront contre ceux qui seront considérés comme les élus d'un suffrage plus restreint ?

Et c'est pour obtenir une ridicule symétrie, dix francs pour les électeurs communaux, vingt francs pour les électeurs provinciaux, quarante francs pour les électeurs aux Chambres, que l'on court au-devant de pareilles aventures ?

Si, à tout prendre, engagé par des promesses de réforme, on avait cru indispensable de modifier nos lois, ne pouvait-on du moins, en réduisant le cens, maintenir une réelle harmonie dans la composition des grands corps politiques ?

Mais il fallait préparer les voies pour la révision de la Constitution. Qu'on le sache ou qu'on l'ignore, qu'on le veuille ou qu'on ne le veuille pas, le projet du ministère, s'il est converti en loi, sera désormais le bélier qui servira à battre en brèche la Constitution. Or, les plans de révision se sont déjà produits.

C'est, en effet, ce qu'un groupe plus ou moins considérable veut en réalité ; la proposition s'est déjà fait jour jusque dans cette Chambre. En vain on a demandé, à cette époque, aux honorables membres signataires de cette proposition : Que voulez-vous ? Voulant changer la Constitution, que vous proposez-vous d'y substituer ? Il a été impossible d'obtenir une déclaration précise à se sujet. Mais, grâce à la discussion actuelle, nous savons maintenant ce que l'on veut ; une proposition formulée a été déposée, cette proposition c'est le suffrage universel. (Interruption.)

C'est le suffrage universel éclairé, le suffrage universel corrigé par la condition de savoir lire et écrire, condition sur laquelle nous nous (page 1077) expliquerons tantôt. Mais c'est bien positivement le suffrage universel qui a été proposé par l'honorable M. Demeur et ses amis. C'est le triomphe de la formule cabalistique, « la substitution de la capacité au cens. » Nous savons maintenant ce que c'est que la capacité : savoir lire et écrire, non pas savoir lire et écrire comme l'a expliqué M. Couvreur, car, quoique, signataire de la proposition, il est en désaccord, sur ce point, avec ses amis ; c'est un autre savoir lire et écrire, c'est un savoir lire et écrire non défini, qu'on ne peut pas et qu'on ne veut pas définir. Est-ce le moment de fournir des armes à ceux qui poursuivent le but que je viens de signaler ?

Il est vrai - et j'arrive ainsi à l'examen des amendements - il est vrai que beaucoup vont répudier le suffrage universel. Lorsque j'interroge la plupart des signataires de cette proposition et que je leur dis : « Vous m'avez bien surpris en apposant votre signature au bas de cette proposition ; je vous croyais l'adversaire du, suffrage universel ! » ces honorables membres répondent : « Nous sommes adversaires du suffrage universel. »

D'honorables membres signataires de la proposition, qui ont parlé dernièrement, se sont encore expliqués de la sorte : l'honorable M. Dethuin l'a fait hier ; quant à l'honorable M. Couvreur, il y a longtemps qu'il a proclamé son antipathie pour le suffrage universel. Dans la discussion de 1867, il s'en est déclaré l'adversaire : il avait un autre système, qui, au milieu des nombreux systèmes de réforme électorale qui se sont produits, n'a pas encore vu le jour : c'était un système qui reposait sur la refonte de nos impôts - il projetait de créer beaucoup d'électeurs censitaires. C’était avant qu'on eût découvert la merveille de la substitution de la capacité au cens..

Eh bien, je m'étonne qu'étant adversaire du suffrage universel, n'en voulant pas, désavouant même cette proposition, il la signe cependant.

Mais, messieurs, il y a quelqu'un qui ne niera pas que c'est bien le suffrage universel qu'il veut, c'est l'honorable M. Demeur.

M. Demeur. - Vous vous trompez.

M. Frère-Orban. - Ah ! je me trompe ! J'avais cru jusqu'à présent que vous étiez l'un des défenseurs des non-censitaires contre les censitaires j'avais cru que, dans votre pensée, le droit de suffrage était un droit naturel, qu'il doit être conféré à tout citoyen ; vous n'énonciez pas même, si je ne me trompe, la restriction que nous examinerons tout à l'heure, de savoir lire et écrire ; et, vous avez déclaré que ce droit était si important et si indiscutable à vos yeux, que si les masses ne pouvaient l'obtenir après avoir épuisé les moyens légaux, vous reconnaîtriez alors la nécessité de recourir à la force, aux barricades pour conquérir ce droit.

M. Demeur. - Vous vous trompez, monsieur.

M. Frère-Orban. - Eh bien, je vais citer vos propres paroles, puisque vous m'y obligez.

« Je suis porté à croire, disait l'honorable membre dans un discours prononcé le 1er mai 1870, que les griefs qui ont amené la révolution de 1830 et qui la légitimèrent, selon moi, sont moins sérieux, moins graves, moins puissants que ceux qu'articulent aujourd'hui les non-censitaires contre le gouvernement des censitaires.

« Et en effet, j'ai bien entendu dire qu'il n'existait pas une égalité parfaite entre les Hollandais et les Belges, pour l'usage des langues, pour la répartition des emplois, etc., mais je n'ai jamais entendu dire que les Hollandais avaient absorbé pour eux seuls le droit de suffrage politique et en avaient exclu les Belges ; je n'ai jamais entendu dire non plus que les Hollandais étaient arrivés, par des voies plus ou moins habiles, à faire peser sur les Belges seuls le poids du service militaire. Non ! je n'ai jamais entendu dire cela, et, s'il est vrai que les griefs que l'on peut formuler aujourd'hui sont au moins aussi graves que ceux de 1830, il en résulte qu'aujourd'hui l'emploi de la force, de la violence, des barricades etc., serait parfaitement légitime pour arriver à la conquête des droits qui sont refusés à l'immense majorité de la nation et pour renverser le régime actuel.

« J'ajoute cependant que je ne veux pas conseiller ce moyen. Pourquoi ? Dans mon opinion, et je crois que ce sera aussi celle de la majorité des membres de cette assemblée, la violence n'est pas en elle-même un bon moyen d'obtenir le redressement des griefs. C'est un moyen extrême, mais qui ne doit être employé que lorsqu'il n'y en a pas d'autre, lorsqu'on a épuisé tous les autres.

« S'il était établi qu'usant des moyens légaux, ceux qui sont aujourd'hui exclus du droit de suffrage ne peuvent pas arriver à la conquête de leurs droits, s'il était établi que ces moyens légaux sont insuffisants, je reconnaîtrais alors la nécessité d'employer les autres moyens. »

M. Demeur. - Continuez, s'il vous plaît ; vous n'êtes pas encore au bout.

M. Frère-Orban. - Vous voudrez bien me dispenser, je pense, de relire tout votre discours. Le. seul passage qui s'applique à l'objet dont je m'occupe est celui que j'ai chef pour ne pas affaiblir votre pensée.

M. Demeur. - Je maintiens encore tout ce que j'ai déclaré dans ce discours.

M. Frère-Orban. - C'est parfait.

M. Demeur. - Je maintiens que si les moyens légaux ne suffisaient pas, on en arriverait inévitablement à l'emploi de moyens révolutionnaires.

M. Frère-Orban. - Je ne constate pas autre chose. (Interruption.)

Et permettez-moi d'en tirer une seule conclusion, c'est qu'en formulant la proposition qui nous est soumise, il n'a pu entrer dans votre pensée d'exclure l'immense majorité des Belges du droit électoral. Ce que vous avez voulu, c'est d'y faire arriver le plus grand nombre possible ; vous n'êtes arrêté que par la barrière que j'examinerai tout à l'heure, celle de savoir lire et écrire. Vous seriez tombé dans la plus étrange contradiction si, après avoir parlé en invoquant le droit naturel des non-censitaires contre les censitaires, après avoir élevé ce droit à une telle hauteur qu'il faudrait, au besoin, le conquérir par la force dans le cas ou l'on ne pourrait l'obtenir par les moyens légaux, vous veniez, maintenant que vous êtes investi du droit d'initiative parlementaire, proposer vous-même de laisser le plus grand nombre en dehors des comices électoraux. Ne vous en défendez pas, vous proposez ce que l'on a nommé le suffrage universel éclairé.

Or, je vous dis que vous êtes en désaccord avec les cosignataires de. l'amendement, ils désavouent complètement ce système dont ils ne veulent pas Et voilà à l'aide de quelles équivoques on marche, on semble avoir des adhérents, une armée.

Je sais que d'honorables signataires de cette proposition se persuadent qu'ils projettent simplement d'introduire la loi anglaise en Belgique. Un des honorables signataires de l'amendement, celui qui l'a expliqué, a développé ce thème d'une manière très étendue.

Messieurs, j'ai toujours été profondément étonné de la légèreté avec laquelle on parlait et on s'emparait des législations étrangères, pour les introduire dans la nôtre. « C'est la loi anglaise », nous dit-on. Non, messieurs, ce n'est pas la loi des bourgs communaux en Angleterre. L'emprunt qu'on croit avoir fait, l'a été à la dernière loi générale anglaise sur les élections. Je pense que l'honorable M. Jottrand le reconnaîtra.

Or, la loi anglaise, à la différence de la loi française que nous avons trop souvent le tort d'imiter, ne procède pas par l'unité ; elle procède, au contraire, par la variété, elle cherche d'une manière plus ou moins empirique à répondre, à un moment donné, à ce que l'on considère comme un besoin de la société. Comment telle classe de la société sera-t-elle représentée ? Ici, les propriétaires ; là, les agriculteurs ; ailleurs, les hommes de science ; ailleurs, la bourgeoisie ; ailleurs, les industriels et les commerçants ; ailleurs et c'a été la dernière mesure, ailleurs une certaine catégorie de la classe ouvrière.

Voilà comment procède le législateur anglais et comment il a procédé à toutes les époques.

Or, à en croire l'exposé qui vous a été fait, il semblerait que celui qui, en Angleterre, occupe un appartement dans une maison, pendant un certain temps, est électeur.

C'est ainsi qu'on vous traduit la loi anglaise, et pour le dire en passant, cette législation a été très mal exposée par le gouvernement qui nous, a donné un texte fort peu exact du dernier bill de réforme.

La loi anglaise ne dit pas du tout ce qu'on lui fait dire ; cette loi a admis une catégorie d'occupants de certains appartements ou de certaines maisons à exercer le droit électoral. Quelle est cette catégorie ? Voici le texte que j'ai fait traduire ce matin mot à mot :

« 1° Etre majeur et n'être frappé d'aucune incapacité légale ;

« 2° Avoir occupé dans le même bourg, en qualité de locataire en garni (lodger) séparément et comme locataire distinct, pendant les douze mois précédant le 31 juillet de l'année, le même appartement, cet appartement étant partie d'une seule et même habitation, et d'un prix (value) net annuel, s'il n'était pas garni, de dix livres ou au-dessus ;

« 3° Avoir résidé dans cet appartement durant les douze mois précédant immédiatement le 31 juillet, et avoir demandé à être inscrit comme électeur à la révision suivante de la liste électorale. »

Qu'ont fait les honorables auteurs de l'amendement ? Ils ont retranché simplement la condition que l'appartement qu'on occupait eût une valeur locative de 10 livres sterling ou 250 francs. (Interruption.)

- Un membre. - Vous prétendez que la loi anglaise n'a pas été exactement citée.

M. Frère-Orban. - Certainement, je vous signale la traduction (page 1078) comme inexacte ; elle suppose que c'est l'habitation qui doit valoir 10 livres, tandis que le texte porte que c’est l'appartement.

Je vous ai cité, mot à mot, la traduction exacte, et il y est parfaitement dit que l'appartement doit avoir une valeur locative de 10 livres sterling. Mais vous avez fait mieux : vous avez supprimé même pour l'habitation qu'elle eût une valeur de 250 francs.

Que résulte-t-il de là, messieurs ? C'est qu'il y a sans doute un nombre plus ou moins considérable de personnes qui obtiennent dans ces conditions le droit électoral ; mais ce nombre est nécessairement limité. Si l'on retranche la condition que je viens d'indiquer, personne ne logeant à la belle étoile, tous les hommes étant logés dans une habitation quelconque, tout le monde sera électeur.

Et voulez-vous que je vous explique, la différence qu'il y aurait en mettant un certain loyer ou en le supprimant ?

Il y a en Belgique environ 900,000 maisons, soit un peu plus de cinq habitants par habitation. Sont exemptes du payement de la contribution personnelle les maisons d'une valeur locative inférieure à 42 fr. 32 c. ; les maisons louées à la semaine à raison de 1 fr. 25 c. ; et sur les 900,000 maisons qui existent en Belgique, savez-vous combien il y en a qui sont exemptes de la contribution personnelle en raison de leur valeur locative ? Il y en a 468,000 !

Si l'on n'impose pas la condition d'un certain loyer, tous les habitants mâles et majeurs seront électeurs, le droit reposant sur l'habitation ; si, au contraire, cette condition est requise, les habitants de 468,000 sur 900,000 maisons seront exclus. Voilà la différence. Mais que serait-ce si nous admettions que la valeur locative doit être d'au moins 250 francs ; non pas pour la maison, mais pour l'appartement occupé dans la maison ? Ne voyez-vous pas que vous arrivez à un nombre d'électeurs très restreint ? Et vous, au contraire, vous inscrivez comme électeurs tous ceux qui occupent une habitation quelconque, c'est-à-dire tout le monde. Et vous nous dites, avec une parfaite bonne foi, je le veux bien : Je vous propose la loi anglaise ; et vous proposez le suffrage universel, ni plus ni moins !

Maintenant vous y avez mis ou vous avez voulu y mettre deux restrictions. L'une est relative au domicile, l'autre est relative à la condition de savoir lire et écrire ; il n'y en a pas d'autres. J'omets cependant de mentionner les pauvres secourus par la bienfaisance publique ; mais l'on n'en qualifie pas moins le système de suffrage universel, bien qu'il ne comprenne, pas parmi les électeurs les indigents, les vagabonds et les individus condamnés. Ces individus sont indignes ou incapables ; ils sont exclus.

Je répète donc que ce que vous proposez, c'est ce que l'on nomme, dans le langage actuel, le suffrage universel ; seulement, vous l'appelez suffrage universel éclairé, à condition de savoir lire et écrire.

Examinons votre condition de domicile. Vous supprimez le domicile légal ; vous voulez que le domicile soit joint à la résidence.. Vous avez emprunté également cette clause à l'Angleterre ; mais vous n'avez pas cherché à la justifier.

J'ai à signaler un premier beau résultat de cette modification, si elle est introduite dans notre législation : nous serions tous, autant que nous sommes ici, privés du droit électoral, à l'exception des représentants de Bruxelles, et peut-être de ceux de Louvain qui retournent chez eux. (Interruption.)

Mais nous ne sommes pas dans les termes de la proposition. Nous résidons ici à raison de nos fonctions, pour l'exercice de notre mandat législatif, nous y résidons pendant six, pendant sept, pendant huit mois de l'année, nous ne résidons pas pendant un an dans la même maison, dans la même habitation. Nous voilà déchus du droit électoral.

M. Demeur. - Du tout.

M. Frère-Orban.- Premier résultat de la réforme ; cela est incontestable.

Votre proposition le dit et vos développements le disent : avoir son domicile réel dans la commune, et y avoir occupé, dans le cours des deux années qui précèdent la révision des listes électorales, à titre de propriétaire, d'usufruitier ou de locataire distinct, la même maison ou partie de maison pendant douze mois consécutifs.

Eh bien, je ne réside dans aucune maison pendant douze mois consécutifs, je suis ici exclusivement à raison de mes fonctions. Quand le parlement chôme, je suis en voyage ou je suis à la campagne.

Et je n'aurais pas mon domicile où est le siège de mes affaires, dans ma ville natale ? Je cesserais d'être électeur, grâce à votre réforme électorale ! Cela n'est pas admissible.

A part cela, voilà votre condition. S'applique-t-elle à d'autres personnes qu'il serait utile d'exclure ?

Je les cherche en vain. Dans certaines localités, en Angleterre, cela s'explique. Il y a un déplacement de population beaucoup plus considérable qu'il n'est dans ce pays. On a tenu à ne pas comprendre cette population flottante dans le corps électoral. Mais ici je cherche en vain à qui vous avez voulu appliquer la mesure, quelle est l'exclusion que vous allez faire.

Reste donc cette seule règle : savoir lire et écrire. Mais lire et écrire, qu’est-ce que c'est ? Vous ne l'avez pas dit. Il y a autant de définitions que l'on veut du savoir lire et écrire ; et vous n'en voulez pas donner parce qu'il vous convient de vous contenter d'une pure fiction. Que mes honorables collègues me permettent de le leur dire, quand ils cherchent à définir le savoir lire et écrire, ils sont occupés à chercher la quadrature du cercle.

Qu'est-ce que l'on veut ? C'est une mesure de la capacité, c'est-à-dire ce qui doit être de sa nature une chose fixe et invariable ; sinon, ce n'est plus une mesure, ce n'est plus une règle, tout dépendra de l'application qu'on en voudra faire. Juges de paix, administration quelconque, jurys, tous décideront de la manière la plus arbitraire qu'on sait ou qu'on ne sait pas lire et écrire. On sera ou on ne sera pas électeur selon le caprice des examinateurs.

Vous êtes donc à la recherche d'une mesure fixe en une matière la plus élastique du monde. Vous ne pourriez rien trouver qui vous donne cette mesure.

Vous ne la trouverez pas dans la fréquentation de l'école primaire, parce qu'il serait parfaitement déraisonnable de conférer le droit électoral à des gens qui ont été, pendant plus ou moins longtemps, à l'école dans leur enfance et qui peuvent parfaitement avoir oublié le peu qu'ils y ont appris.

Vous n'avez donc pas de mesure, vous n'avez pas de règle, vous n'avez pas de limite. C'est purement arbitraire. Et comme votre prétendue restriction ne saurait pas être maintenue, parce qu'elle ne saurait pas être appliquée, j'en conclus que vous demandez le suffrage universel, et que si vous le nommez le suffrage universel éclairé, c'est une simple politesse qui n'est pas de nature à vous compromettre.

A côté de cela, se place une proposition subsidiaire due à l'honorable M. Couvreur et à l'honorable M. Le Hardy de Beaulieu. Elle consiste en ceci : adjonction aux listes électorales de ceux qui, payant 10 francs (proposition du gouvernement), savent lire et écrire, mais lire et écrire d’une autre façon, de manière à comprendre, en caractères imprimés, la pensée d'autrui et de manière à pouvoir exprimer leur propre pensée.

Voilà la définition. On a démontré suffisamment que cette définition ne sert à rien, qu'elle ne constitue pas une règle qui puisse être appliquée et que les jurys qui seraient chargés de la mettre en pratique statueraient de la manière la plus arbitraire. Je ne reviens pas sur des critiques qui ont plus de valeur, aux yeux de l'honorable M. Couvreur, dans la bouche de ceux qui les ont produites que dans la mienne. Mais qu'est-ce, messieurs, en réalité que cette proposition ? Evidemment pour pouvoir lire comme l'entend l'honorable M. Couvreur et comme il l'a expliqué, il faut au moins avoir fréquenté la division supérieure d'une école d'adulte. Je vois avec satisfaction un signe d'assentiment de l'honorable membre.

Eh bien, je me demande comment il se peut faire qu'on se lance dans des difficultés inextricables et des jurys impossibles lorsque le moyen pratique est tout trouvé et qu'il est consacré par la loi de 1870. Avez-vous fréquenté la division supérieure d'une école d'adultes pendant un temps déterminé, vous savez lire et écrire de manière à comprendre la pensée d'autrui et à exprimer la vôtre. C'est du moins ce que l'on peut raisonnablement présumer. C'est ce que l'amendement admet lui-même, car il dispense de l'examen ceux qui justifient d'avoir fréquenté une école primaire supérieure.

Si l'on avait énoncé la fréquentation de la division supérieure d'une école d'adultes, toute difficulté disparaissait, mais il y avait un grand malheur à cela, c'est que c'était tout simplement la proposition faite par le cabinet libéral.

Nous avions proposé une réduction du cens à 7 fr. 50 c. et on admet, parce qu'on est progressiste, un cens supérieur, un cens de 10 francs !

Nous avions fait plus : nous avions proposé de consacrer une fiction légale en suite de laquelle les magistrats et une foule d'autres catégories de citoyens, y compris les instituteurs diplômés, dispensés de payer le cens, auraient été inscrits sur les listes électorales. Mais, chose plus extraordinaire encore que celle que je viens de constater, quand j'ai fait cette proposition dans cette Chambre, j'ai été considéré presque comme un révolutionnaire, comme un homme qui ne respectait pas suffisamment la Constitution. Et ceux qui m'ont pris en pitié pour avoir formulé d'une manière pratique la même proposition qu'ils reproduisent, mais en y (page 1079) introduisant un jury impossible ; ceux qui ont attaqué pour avoir osé soumettre la proposition de conférer le droit électoral, sous la condition d'un cens fictif, aux magistrats, aux employés de l'Etat, de la province et de la commune, et aux instituteurs diplômés, ce sont MM. Le Hardy et Couvreur !

Ils m'ont accusé de ne pas respecter la Constitution, le palladium, comme ils disaient de nos institutions et de nos libertés.

Voici comment s'exprimait l'honorable M. Le Hardy dans la séance du 23 mars 1867 :

« L'impôt, comme base du droit électoral, est donc, comme je le disais tantôt, une base précaire, peu solide, mauvaise. C'est en quelque sorte une base accidentelle, un expédient. Or, toute loi, toute organisation qui ne repose pas sur des principes certains, solides, porte, on doit le dire, en elle-même, le germe d'une destruction inévitable. Mais la Constitution a parlé ; elle a choisi le cens comme base de nos droits électoraux ; je serais le dernier d'entre vous, messieurs, à vouloir y'porter la main, car, comme on l'a dit déjà dans cette discussion, la Constitution est le palladium de notre existence nationale et de nos libertés.

« J'accepte donc le cens comme base de notre organisation politique, mais c'est précisément pour cela que je pense que le gouvernement, en s'écartant, dans son projet, de cette base, est sorti en même temps de la Constitution elle-même.

« Personne, messieurs, plus que moi, ne désirerait pouvoir établir le droit électoral sur la capacité.

« Si nos constituants avaient été de cet avis, s'ils n'avaient pas exclu complètement le capital intellectuel des bases qui devaient former le cens électoral, ils l'auraient dit dans le pacte constitutionnel.

« Ou nos constituants auraient-ils pu trouver une plus belle, une meilleure occasion d'employer l'intelligence, la capacité, comme une des plus solides colonnes de notre édifice politique, sinon dans la constitution du sénat ? Où les services rendus dans la politique, dans les arts, dans l'industrie, dans la littérature, dans la science, dans tout ce qui fait la gloire et la force des nations, pouvaient-ils être mieux utilisés que dans la composition des listes d'éligibles au sénat ?

« Or, le sénat, vous le savez, messieurs, ne peut se recruter que parmi les censitaires : et le cens aveugle seul ouvre l'accès dans cette branche importante de notre organisation politique.

« J'en conclus, messieurs, non seulement par ce fait, mais encore par les discussions mêmes du Congrès dont on vous a donné le résumé dans une séance précédente, que la capacité n'a été admise pour aucune part dans notre organisation électorale et politique et que c'est violer le texte et l'esprit de la Constitution que de vouloir l'y introduire. »

M. Le Hardy de Beaulieu. - C'est pour cela que j'ai voté la proposition de loi de l'honorable M. Demeur, pour réviser la Constitution.

M. Frère-Orban. - Ah ! vraiment !

Mais nous parlions, je pense, sous l'empire de la Constitution quand vous déclariez qu'il est contraire à son texte et à son esprit d'introduire la capacité pour une part quelconque dans notre organisation électorale, de combiner la capacité avec le cens et, à plus forte raison, d'admettre le cens fictif pour les personnes qui sont comprises dans la proposition que l'honorable M. Sainctelette a produite hier. Est-ce que, par hasard, la Constitution a été révisée depuis lors ? Et ne proposez-vous pas aujourd'hui, en m'imitant de loin, de faire une part à la capacité dans notre organisation électorale ?

L'honorable M. Couvreur n'était pas moins énergique pour attaquer ce qu'il propose aujourd'hui. Voici comment il s'exprimait :

« Un bon système électoral, qu'il s'applique aux élections générales, aux élections provinciales ou aux élections communales, abstraction faite de l'origine du droit de suffrage, doit, avant tout, s'harmoniser avec la loi fondamentale, base légitime et universellement acceptée de notre législation ; il doit offrir, en deuxième lieu, des formules simples, facilement intelligibles, n'ouvrant la porte ni à l'arbitraire, ni aux fraudes. Il faut encore qu'il soit juste et que les corps politiques qui sortent de ses choix reflètent fidèlement le degré de civilisation du pays où il est en vigueur ; enfin il doit exiger, de la part de ceux qu'il appelle à jouir du privilège de l'électorat, une présomption d'aptitude à l'exercice de leurs devoirs, une présomption de capacité, un intérêt réel, palpable, toujours présent, à la conservation de l'ordre social.

« Je regrette, messieurs, de ne pas trouver toutes ces conditions réunies dans le projet de loi présenté par le gouvernement.

« Le premier scrupule que le projet ait éveillé dans mon esprit, c'est un scrupule constitutionnel ; scrupule que les efforts considérables déployés par l'exposé des motifs et par le rapport de la section centrale pour déguiser ce vice d'origine, n'ont pas réussi à vaincre.

« En effet, messieurs, non seulement le projet abaisse le cens électoral pour les élections à la province et à la commune, ce qui n'est pas en opposition avec la Constitution, mais il dispense du cens toute une catégorie d'électeurs sous la fiction du cens qu'ils pourraient ou qu'ils sont dispensés de payer.

« Mais ce n'est là, je le répète, qu'une fiction. En réalité, la loi proposée adjoint aux censitaires des catégories de capacités, et là se trouve pour moi une première irrégularité.

« Je sais bien que ces dispositions ne s'appliquent qu'aux élections provinciales et aux élections communales, sur lesquelles la Constitution est muette, et l'on en tire la conclusion que, dans ce domaine, nous pourrions pousser au besoin jusqu'au suffrage universel. Mais croyez-vous qu'une fois cette exception admise pour les élections provinciales et les élections communales, vous puissiez longtemps en défendre les élections générales ? Pour moi je ne le pense pas.

« Les capacités admises avec ou sans fiction pour les élections provinciales et communales ne tarderaient pas à réclamer leur admission dans les élections, générales, d'où la Constitution les a proscrites.

« Si nous voulons conserver intact le plus longtemps possible ce palladium de nos libertés, nous ne devons pas entrouvrir nous-mêmes la porte par laquelle entreront dans la place ceux qui veulent la révision de notre pacte fondamental.

« La Constitution doit être interprétée, non seulement dans ses fermes, mais dans son esprit ; ce qu'elle proscrit pour les élections générales, on ne peut l'admettre pour les élections spéciales : elle a voulu proscrire les capacités en tant que capacités dans les élections, c'est ce qui résulte des débats mêmes du Congrès. »

J'ai montré, à l'époque où ces discours furent prononcés, les erreurs et les vices de ces raisonnements : je n'ai pu convaincre mes contradicteurs.

La proposition que nous fîmes alors, messieurs, reposant sur le cens fictif, sur le cens qu'étaient présumés payer ceux qui étaient exemptés par la loi, la proposition fut combattue par ceux qui ne voulaient d'aucune espèce de réforme électorale, par ceux qui ne voulaient pas abandonner la base du cens et, enfin, par les progressistes - il faut bien les appeler par le nom qu'ils se donnent - qui surtout, étaient effrayés d'une pareille mesure.

La proposition a été condamnée. L'histoire politique enregistrera ce fait et considérant ce qui s'est passé depuis et l'évolution qui s'accomplit aujourd'hui sous nos yeux, la moralité politique en fera son profit.

Que serait, messieurs, le système de l'honorable M. Couvreur s'il était consacré par la loi ?

Le système de l'honorable M. Couvreur comprendrait les censitaires à 10 francs sachant lire et écrire, comme on l'a dit ; il comprendrait les censitaires à 15 francs et à 7 fr. 50 c. de la loi de 1870, c'est-à-dire ceux qui ont été admis, en vertu de cette loi nouvelle, en justifiant d'avoir fréquenté une école moyenne et ceux qui sont porteurs d'un diplôme.

Ces diverses catégories seraient maintenues en vertu de l'article 6 de la proposition portant :

« Sont maintenus sur les listes électorales, ceux qui y sont inscrits, pourvu qu'ils continuent à réunir les conditions prescrites à cette fin, avant la promulgation de la présente loi. »

Et ceux qui font de pareilles propositions sont ceux qui préconisent l'uniformité du cens et qui ne concevaient pas autrefois deux espèces de censitaires dans le corps électoral.

Messieurs, quel fruit pouvons-nous retirer de cette discussion ? On a assez bien démontré que les systèmes électoraux, et le nôtre en particulier, ne sont pas irréprochables. Ils prêtent à la critique ; la logique y trouve à reprendre et la raison aussi. Mais lorsque l'on veut y introduire des corrections, les difficultés commencent et l'on s'aperçoit bien vite que l'on n'est guère plus logique et plus rationnel que ceux que l'on voulait corriger.

C'est que lorsqu'on se place à un point de vue exclusivement critique, je ne parle pas d'opposition, il n'y a pas de système politique, il n'y a pas de système électoral qui puisse résister aux assauts de la logique. Les systèmes électoraux et les organisations politiques en général, c'est tout ce qu'il y a de moins logique et de moins rationnel, tout au moins pour ceux qui rêvent l'unité et la simplicité.

Prenez la monarchie constitutionnelle. Un roi ! élevé au-dessus des autres citoyens, inviolable, impeccable, qui ne peut rien qu'avec des ministres ; il est le pouvoir exécutif dans ces conditions, mais il est aussi une branche du pouvoir législatif.

(page 1080) A côté de lui une Chambre, une Chambre des élus du peuple qui ne peut rien seule, une deuxième Chambre qui ne peut non plus rien toute seule. Les trois branches doivent être d'accord, Qu'est-ce qu'il y a dans tout cela de logique et de rationnel qui puisse se défendre au point de vue de la raison pure ? C'est un mécanisme habile, ingénieux, résultant d'une longue expérience qui a prouvé que si l'on n'employait pas ses divers moyens, on exposerait la liberté des individus et on a trouvé que plutôt que d'être prétendument logique et rationnel, il valait mieux d'avoir ces choses contestables et de posséder la liberté.

Voulez-vous prendre les républiques ? Nous ne serons pas plus satisfaits. Les républiques ! il y en a de beaucoup d'espèces : la république présidentielle ; la république avec un président et deux Chambres ; mais c'est la monarchie constitutionnelle ou peu s'en faut. Qu'est-ce qu'il y a de rationnel dans un président élu représentant, le peuple et deux Chambres qui doivent se mettre d'accord ? (Interruption.) Ce n'est pas cette république-là qu'il faut. Prenons-en une autre : La république avec une Chambre et une république avec une Chambre qui nomme le pouvoir exécutif. Mais c'est l'absence complète de sécurité.

Nous irons plus loin ; nous dirons : Qu'il n'y ait plus ni Chambres ni représentants, et que le peuple fasse ses affaires lui-même, qu'il vote les lois. Voilà de la raison pure, voilà de la théorie absolue ! Quel gouvernement pour la société !.

Quant aux systèmes électoraux, mais s'il y en avait qui fussent de nature à répondre aux diverses exigences, s'il y en avait un qui fût pratiqué quelque part, il nous suffirait de l'emprunter à autrui ; mais il est toujours à chercher, et on le cherchera probablement encore longtemps.

Que faudrait-il pour qu'il y eût un système électoral complètement satisfaisant ? Il faudrait qu'il assurât une représentation réelle de tous les intérêts de la société. Evidemment cela serait désirable, mais ce n'est pas le nombre qui vous donnera cela ; le nombre représente quelque chose de très respectable, de très grand, digne de toutes les sollicitudes. C'est le travail.

Mais pour l'avenir de l'humanité, pour le développement de la civilisation, il y a quelque chose qui est représenté par la plus infime minorité et qui cependant domine tout : c'est la science !

Il faudrait avoir pour ces divers intérêts : science, art, industrie, commerce, agriculture, travail, il faudrait une représentation. On ne l'a pas encore trouvée jusqu'à présent. Peut-être les combinaisons ingénieuses des républiques du moyen âge avaient-elles mieux ménagé qu'on ne l'a fait depuis la place de ces divers intérêts. Mais précisément parce qu'on a en face de soi tous ces problèmes si difficiles et presque insolubles, il importe d'être prudent, de ne rien précipiter.

Sans reconnaître qu'il y eût un mouvement réel et profond en faveur d'une réforme électorale, mais voulant céder à des esprits intelligents qui réclamaient une extension du droit de suffrage, j'aurais voulu, et je l'ai dit au sénat, qu'on s'arrêtât au principe de la loi de 1870, principe qui peut n'avoir pas actuellement des conséquences importantes, mais qui en contenait le germe pour l'avenir. J'aurais voulu que l'on se mît à étudier la question du suffrage et qu'on recherchât les moyens de perfectionner ce système. Mais au lieu de cela, nous sommes livrés au pire des empirismes ; grâce au gouvernement, à la suite du gouvernement, on va procéder à un pur et simple abaissement du cens.

Quand nous aurons cet abaissement du cens, nous n'aurons aucune solution ; nous nous retrouverons en présence du même problème. La question sera tout entière ; elle sera posée alors comme elle l'est aujourd'hui, et nous serons conviés à faire un nouveau saut dans les ténèbres, pour arriver successivement de chute en chute (on appelle cela le progrès !) au suffrage universel.

La majorité se trompe gravement, selon moi, en s'engageant dans la voie que l'on ouvre devant elle. Elle fait une réforme, - je l'ai caractérisée l'autre jour, - qui pourra en certain temps, en certains lieux lui donner des avantages, fortifier sa puissance ; je l'admets. Mais, qu'elle ne se fasse pas d'illusion, les majorités les plus grandes ne sont qu'un bien faible appui ; les majorités les plus colossales, c'est uniquement la force matérielle ; ce n'est rien. Dans le monde, la force morale est tout. Vous aurez cette puissance matérielle, je le veux ; mais bien d'autres l'ont eue avant vous. A nos portes, quelle plus grande puissance matérielle, quelle plus immense majorité a-t-on jamais rencontrée qu'au sein de la dernière assemblée parlementaire française qui a précédé la chute de l'empire ? Ce n'était pas une majorité ; c'était à peu près l'unanimité.

Il n'y avait, dans cette assemblée, que cinq opposants à l'origine, une quarantaine quelques années plus tard. Ils portaient en eux l'esprit de liberté, ils rallièrent toutes les forces vives de la France ; et cette majorité immense, maîtresse de tout décider à son gré, sentait elle-même qu'il y avait quelque chose à quoi l'on devait donner satisfaction. C'était à cet esprit libéral, qui est invincible, qui finit toujours par triompher et qui, s'il est comprimé trop longtemps, se dégage dans une explosion.

- Voix à gauche. - Très bien !

M. Coomans. - Messieurs, deux choses m'ont déterminé à prendre la parole à l'improviste : c'est la répétition agaçante d'un outrage très injuste prodigué à la nation belge ; c'est aussi l'accusation très mal fondée qui m'est faite d'avoir abandonné, tout au moins ajourné indéfiniment mes convictions les plus chères pour faire plaisir à M. le. ministre.

Je vous donnerai sur les deux points des explications qui paraîtront satisfaisantes, même à l'honorable M. Frère ; du moins je conclurai cela du silence qu'il gardera.

La tactique favorite de MM. les doctrinaires est de créer des dérivatifs, moyennant des reproches de palinodie, argumentation qui au fond ne prouve rien, car quand vous aurez démontré qu'un ministre, que tous les ministres, et que la plupart des membres de cette Chambre, ont pensé autrefois autrement qu'ils ne pensent aujourd'hui, vous n'aurez rien démontré, rien que la versatilité politique, parfois expliquée et justifiée par la conscience.

Mais il est étrange que cette manie des récriminations persiste chez ceux qui y donnent le plus de prise ; car enfin, les changements d'opinions n'ont été nulle part aussi précipités, aussi énormes que sur les bancs de la gauche doctrinaire et notamment dans la conduite et le langage de l'honorable préopinant. Je n'en veux citer qu'un exemple aujourd'hui, il est tout récent.

L'autre jour, quand mon honorable ami De Lehaye demandait la mise à l'ordre du jour du projet de loi sur la réforme électorale, l'honorable préopinant s'est écrié que la Chambre devait bien se garder de commettre cette grave imprudence, que l'opinion publique était très agitée et qu'on devait s'attendre à des tempêtes, à des orages, à des ouragans populaires ! Voilà ce qu'a dit l'Eole de la gauche, le grand souffleur de la gauche, qui a fait de son mieux, avec ses intimes, pour provoquer ces tempêtes, ces orages, ces ouragans ; mais l'Océan populaire n'a pas répondu à son attente, les vents n'ayant pu être soulevés.

A présent M. Frère le reconnaît, il y a calme plat dans l'opinion. Je vais vous dire pourquoi. Ce n'est pas indifférence. Vous calomniez encore une fois la nation belge en l'accusant d'inertie morale. Pourquoi cette tranquillité dans le pays ? C'est que le pays est bien sûr que la réforme électorale sera votée. Si on parvenait à mettre en péril le vote de la réforme électorale, vous verriez alors éclater ces orages, ces tempêtes que vous n'êtes pas parvenu à déchaîner. Vous vous étiez attendu à voir le pays agité, et le pays est bien tranquille, plein de confiance en nous, car il vous sait battus et abattus. Voilà la vérité.

Messieurs, le fond de toute l'argumentation doctrinaire est très injurieux pour la nation belge. Il y a, en Belgique, une bien petite partie de citoyens qui est capable et digne d'exercer le droit électoral : 100,000 pour les Chambres ; 200,000 à 300,000 pour la commune et 200,000 pour la province ; l'immense majorité du pays se compose d'ignorants, de malveillants, de brouillons et de révolutionnaires. Voilà le fond de votre pensée ; il n'y en a pas d'autre. C'est là un outrage que je ne tolérerai plus par mon silence.

Vous avez osé dire maintes fois que le pays était avec vous, et aujourd'hui vous dites que le pays, l'immense majorité du pays est indigne de s'occuper de politique, incapable de s'en occuper et de vous comprendre ; vous osez prétendre que le jour où l'on appellera encore 150,000 Belges dans les comices, tout sera en danger : la pairie, l'ordre, la propriété, la famille, le parti catholique, niais surtout le parti libéral !

Voilà ce que vous dites ! Voilà ce qui est faux ! Non ! vous ne représentez pas le pays quand vous le traitez et insultez ainsi ; quand on calomnie de la sorte le pays, on n'est pas digne de se croire son représentant.

Prouvez, même contentez-vous d'affirmer que l'immense majorité du peuple belge se compose d'ignorants et d'imbéciles, eh bien, je serai fier encore d'en être le représentant, car je veux, moi, être le représentant constitutionnel de la majorité.

Ah ! vous avez créé et vous voulez maintenir une caste électorale, une véritable caste, exerçant tous les droits et au moyen d'une fiction constitutionnelle dont l'honorable préopinant vient de dire pis que nous n'avons jamais osé dire dans les meetings, vous voulez gouverner le pays sans le pays, malgré lui, et souvent contre lui !

(page 1081) M. Coomans. - Il n'est pas vrai que l'immense majorité du pays soit aussi incapable et aussi indigne que vous le dites d'exercer le premier des droits civiques, le seul qui soit efficace, ce droit civique dont nos pères, que vous avez qualifiés de rétrogrades, n'ont jamais consenti à se dépouiller.

Le droit électoral est le premier de nos droits, il est sorti de la Germanie, tous les Belges, tous les Germains, tous les Gaulois même qui étaient armés, étaient électeurs.

Vous, vous consentez à armer les citoyens, mais à la condition qu'ils ne votent pas, qu'ils ne parlent pas, qu'ils ne pensent pas. Mais c'est là une prétention qui sera détruite grâce un peu à l'action des meetings.

Si le peuple belge vous en croit, s'il admet, comme vous le dites, qu'il est incapable et indigne d'exercer le droit de suffrage électoral, le droit de nommer ses édiles communaux, eh bien, il méritera vos outrages ; je le plaindrai et je ne le défendrai plus.

Au fond vous n'avez pas aussi mauvaise opinion de vos compatriotes, mais vous savez que le jour où les comices seront un peu élargis, vous doctrinaires, vous n'aurez plus aucune chance de reparaître dans les régions officielles, que vous serez écartés des conseils provinciaux et communaux, après avoir été chassés en grande partie du domaine parlementaire.

Voilà la vérité.

Vous aimeriez mieux sans doute y voir les catholiques conservateurs que les libéraux indépendants. C'est peut-être vrai, je le crois assez et je regrette qu'on ait trop longtemps joué votre jeu, que trop longtemps on ait fait la bascule parlementaire, organisé des duels (erratum, page 1090) à fleurets non démouchetés et maintenu, comme le dit M. Frère, le même esprit au Parlement et au pouvoir, afin de s'entrepartager les profits et les honneurs de la vie politique.

Oui, voilà votre idéal. On guerroie sur l'étroit terrain des querelles clérico-libérales, sans les finir jamais ; on entretient les petites passions des niais et des badauds, et tout va passablement au gré de deux ou trois douzaines de lutteurs ; on part, on attend quelques années ; on est sûr de revenir ; on l'espère au moins.

Eh bien, c'est un jeu qui m'a toujours déplu et je crois que la partie est finie. II est temps qu'on fasse les affaires du pays et je suis enchanté que le ministère ait proposé cette salutaire réforme. (Interruption.)

Vous ne voulez pas du projet, je sais bien pourquoi, et je vais vous le dire.

La grande majorité du peuple belge se compose d'incapables et d'indignes, selon vous ; il n'y a de capables et de dignes que les citoyens qui payent l'impôt direct de 10, 20 à 42 francs ! Il est bien dommage que le cens soit descendu de 80 à 42 francs ; c'est ce que nous a dit encore l'honorable M. Frère. Les seuls citoyens dignes de faire de la politique, ce sont MM. les censitaires. Quant aux autres, ils n'en ont pas le droit. Aussi, quand cette immense majorité des citoyens belges, mâles et majeurs, prend la liberté grande d'user d'un droit constitutionnel, qui vaut tous les autres, d'user du droit constitutionnel de se réunir, d'examiner nos actes et notre langage, on les traite de factieux, de brouillons, d'énergumènes. Je répète les épithètes que l'honorable M. Frère m'a souvent lancées.

De quoi se mêle le peuple belge ? Mais cela ne le regarde pas, nous faisons ses affaires. Nous sommes 100,000, 50,000 à peu près de part et d'autre, cela suffit, mais le droit électoral ne signifie rien. L'honorable M. Frère nous a prouvé l'autre jour qu'il n'a pas la moindre importance. Les cinq sixièmes des citoyens belges ont des devoirs, non des droits, surtout le devoir de s'abstenir, de laisser faire, de se taire, et chaque fois qu'ils font des meetings, on les excommuniera du monde officiel.

Permettez-moi de vous le dire, je considère les meetings comme le complément nécessaire de nos institutions. Convaincu comme je le suis que notre système électoral est non seulement fictif, unis radicalement faux, je suis le premier à désirer que l'immense majorité de nos compatriotes, exclus de nos comices, se mêle de nos affaires, qui sont surtout les siennes ; c'est son droit, c'est son devoir et notre devoir à nous est de les consulter. Loin de flétrir les meetings dans les termes que nous avons entendus, vous devriez leur rendre hommage.

Ces assemblées peuvent se tromper, elles se sont trompées parfois. Et nous ne nous trompons-nous jamais?

Mais les meetings expriment ordinairement le vœu public, le vœu souvent le plus général. Eh bien, nous devons respecter les meetings comme nous respectons la liberté de la presse et nos autres libertés constitutionnelles.

Je vous le déclare, je respecte infiniment plus les meetings, ouverts sub dio, coram populo, que vos associations plus ou moins assermentées, dominées, inspirées et dirigées par vos sociétés secrètes, par vos loges où le mystère est de commande et où la conscience cède d'ordinaire à la consigne.

Dans la plupart des meetings on agit et pense autrement.

Là on est libéral parce qu'on tolère la liberté, là le libéralisme n'est pas l'antithèse de la liberté. On discute quelquefois avec passion, mais avec une sincérité sans entrave.

Loin d'être honteux des meetings, j'en suis partisan, je les crois utiles, nécessaires, et je voudrais vous en voir faire aussi ; mais il vous est impossible d'en faire un de 300 personnes, et, si vous parveniez à en organiser un, vous y seriez sifflé. Les raisins sont trop verts.

Quelles sont les manifestations coupables qui s'y sont produites ? Vous seriez fort embarrassé de le dire. Vous vous bornez à des déclamations générales démenties par les faits et par vous-mêmes.

Et les meetings ont eu pleinement raison sur plusieurs questions graves et ils auront raison sur d'autres. Les meetings d'Anvers ont eu pleinement raison, vous l'avez reconnu. Que demandaient-ils, en effet ? La démolition des citadelles et une indemnité pour les servitudes. Les citadelles, vous les avez détruites vous-mêmes, après les avoir déclarées perpétuellement nécessaires ; et quant à l'indemnité pour les servitudes, vous la voterez.

Voilà l'œuvre des meetings d'Anvers qui ont eu un autre honneur, c'est d'envoyer ici des députés populaires, éclairés, dévoués, et dont l'un occupe une place fort honorable sur le banc ministériel. C'est là un grief énorme pour l'honorable M. Frère, mais pour nous, nous nous en félicitons.

Quant aux meetings de Liège, pour lesquels l'honorable M. Frère manifeste une si profonde horreur et dont il vient encore de nous entretenir, quant aux meetings de Liège, on y soutenait deux thèses que je soutiens encore et que je soutiendrai toujours envers et contre tous ; la réforme électorale la plus large qu'il sera possible d'obtenir, et la réforme militaire, basée sur la suppression de l'odieuse et stupide conscription.

Quand ma santé et mes occupations me l'ont permis, j'ai assisté à tous les meetings et je ne me suis jamais demandé s'ils étaient catholiques ou libéraux, s'ils étaient composés d'anciens adversaires ou de nouveaux amis ; je suis accouru et je n'ai eu qu'à m'applaudir de la conduite très tolérante de ces affreux démagogues.

L'honorable M. Frère m'a reproché de m'être allié aux démagogues. Cela est un péché irrémissible.

J'ai été soutenu par eux sur ces questions spéciales et je n'ai qu'un regret, c'est de ne pas l'être davantage ici et au dehors. Quand je rencontrerai un concours favorable à mes doctrines, je l'accepterai de quelque part qu'il vienne ; mais il est assez singulier que M. Frère, qui trouve si mauvais que je pactise avec les avancés, fasse à chaque instant, chaque fois que la boutique doctrinaire est en danger, un appel aux catholiques et aux plus foncés.

Il serait bien heureux de marcher la main dans la main avec l'honorable M. Dumortier, même avec M. le chanoine de Haerne, pourvu que l'on fît du doctrinarisme, fût-ce sous une couleur cléricale, peu importe.

Voilà l'union, la fusion, la coalition qui est bonne. (Interruption.) Voilà la fusion qu'on trouve excellente, qu'on recommande et qu'on désire. Mais il nous est défendu, à nous, de nous entendre avec les libéraux libres qui partagent nos propres doctrines. C'est incroyable ! Et remarquons que ces libéraux-là ne nous ont fait encore aucun mal, tandis que vous nous en avez fait beaucoup, et qu'au fond, vous désirez nous en faire bien davantage encore. Ce ne sera pas un honneur pour quelques-uns de mes amis s'ils se laissent prendre au panneau que vous leur tendez. En ce point encore vous vous livrez à des tentatives qui ne seront pas suivies d'exécution, j'espère.

Ce qui vous effraye, c'est la certitude que vous avez acquise d'être expulsés de la province et de la commune comme vous l'êtes déjà partiellement de la Chambre.

Eh bien, cette perspective ne m'effraye pas le moins du monde.

Il est possible que beaucoup de libéraux libres entrent à votre place dans les conseils provinciaux et communaux. Franchement, je dirai tant mieux.

Je crois qu'il me sera plus facile et je dirai même qu'il sera plus honorable de m'entendre avec des libéraux qui ont des doctrines et même des passions qu'avec des doctrinaires qui n'ont pas de doctrines fixes, et qui ne sauvent provisoirement les situations que pour les empirer parfois mortellement.

Autre thèse doctrinaire : Il faut réserver le droit de suffrage à ceux qui payent les impôts directs. Ils subissent seuls les désavantages du ménage social, ils doivent seuls aussi en recueillir les profits et les honneurs !

(page 1082) Donc, pas d'autres électeurs que les hauts censitaires.

Messieurs, puisque l'honorable M. Frère a osé dire ce que je n'aurais pas osé dire, quoique je le pense dans une certaine mesure, dans un meeting, à savoir que la Constitution belge n'a rien de logique ni de rationnel, j'ajouterai que cette thèse de droit électoral attaché à l'impôt direct est complètement fausse dans le langage de l'honorable membre, comme dans l'application qu'il en veut faire.

Voici la vérité, messieurs. La très grande partie des impôts directs - peut-être les neuf dixièmes - je vais plus loin que l'honorable M. Le Hardy, je vous prie de ne pas vous récrier, je justifierai ce chiffre,- sont payés par (erratum, page 1090) les non-électeurs de tout le pays.

Quand vous dites que le droit électoral est attaché au payement d'impôts directs, vous avez à reconnaître que tous les citoyens belges devraient être électeurs. Voici comment.

Vous avez l'air de croire, et cependant vous savez le contraire, que ceux qui payent l'impôt, ceux qui payent légalement, administrativement l'impôt direct, le payent réellement ; mais il n'en est rien.

L'impôt foncier est payé par le locataire, par le fermier, même par le consommateur. L'impôt s'ajoute toujours au prix du loyer et de la marchandise. Le fermier qui paye, pour compte de son maître, l'impôt foncier, le paye, en réalité, lui-même, sauf à se rattraper sur le consommateur, parce que cet impôt foncier entre toujours, en une exacte mesure, dans le prix de location.

De même le locataire d'une maison paye l'impôt foncier et, je dirai plus, le consommateur paye l'impôt foncier. Chaque fois qu'il mange son pain, il paye l'impôt foncier et le rembourse au propriétaire ou au locataire.

J'ose à peine insister sur le développement de cette thèse ; mais je la soumets a vos méditations. (Interruption.) La vérité est que l'impôt foncier est payé non pas par le propriétaire, si ce n'est pour sa part proportionnelle, mais par le locataire et le consommateur. Tous les Belges sont censitaires ; la distinction entre l'impôt direct et l'impôt indirect est arbitraire et trompeuse. En réalité, les petits payent plus que les grands.

Baser le droit de suffrage sur le payement de l'impôt, c'est une erreur profonde en droit et en économie politique comme en simple raison.

Messieurs, je terminerai par un mot, car je suis fatigué, et ce sera pour signaler encore une des centaines de contradictions commises par l'honorable préopinant qui vient de me prendre à partie. Il prétend aujourd'hui que la réforme électorale n'est pas populaire, que le peuple ne s'en soucie pas le moins du monde, qu'il n'y tient pas et que nous avons inventé ces aspirations, ces désirs, cette émotion pour les besoins de notre cause.

La réforme n'est donc pas populaire, mais en même temps, aujourd'hui et l'autre jour, M. Frère a affirmé qu'en présentant ce projet de réforme nous cherchions la popularité.

Je demande comment vous justifiez ces deux assertions complètement opposées : la réforme n'est pas populaire, mais nous la présentons parce qu'elle est populaire. Cela est inexplicable.

En résumé, la réforme est populaire parce qu'elle vous est désavantageuse et c'est pour cela que je l'adopterai.

(page 1070) M. le président. - La parole est à M. Jottrand.

M. Jottrand. - J'y renonce en faveur de mon ami, M. Demeur.

M. Demeur. - Je demande à la Chambre la permission de répondre au discours qui a été prononcé au commencement de cette séance ; je dirai aussi quelques mots du discours prononcé hier par M. Sainctelette.

Ces deux discours constituent avant tout une critique de notre amendement qui, chose étrange, semble préoccuper davantage les honorables membres que le projet du gouvernement. Mais qu'y a-t-il dans cet amendement et pouvions-nous nous attendre à le voir ainsi critiquer par l'honorable M. Frère et par l'honorable M. Sainctelette ?

Je laisse de côté les détails. Il y a deux choses essentielles dans notre amendement : d'abord la condamnation du cens, ensuite l'affirmation du principe de la capacité, comme condition du droit de suffrage.

Je ne sais pas trop bien ce que veulent les deux honorables membres à qui je réponds : je ne les ai pas entendus prendre la défense du cens et je ne les ai pas entendus attaquer directement le principe de la capacité comme base du droit de suffrage.

Au point de vue élevé des principes, je cherche où est le point de. dissentiment entre eux et nous. C'est pourtant là ce qu'ils devraient indiquer pour combattre sérieusement notre proposition ; mais ils ne le feront pas, parce que, s'il est vrai que c'est nous qui avons présenté cet amendement, il faut le dire, cet amendement n'est pas l'œuvre individuelle de ses signataires : il appartient au parti libéral, et je le prouve.

Il a pris naissance, à ma connaissance du moins, car ma vie politique n'est pas encore bien longue, il a pris naissance ici même, à Bruxelles, dans un cabaret appelé la Louve, Grand-Place, très connu des Bruxellois.

C'est là que se réunissait une société politique que nous avons fondée en 1863 sous le nom de « Meeting libéral. » Et lorsque, à cette époque, comme première question, nous mettions à notre ordre du jour la réforme électorale, nous sommes arrivés à cette solution pour la province et la commune : extension du droit de suffrage à tous ceux qui savent lire et écrire sans condition de cens.

Voilà le programme du Meeting libéral de Bruxelles ; c'est le programme que nous présentons aujourd'hui, en ajoutant cependant certaines conditions particulières auxquelles, paraît-il, on n'attache pas une grande importance, mais qui restreignent au lieu d'étendre le principe de cette société politique à la fondation de laquelle j'ai concouru.

Ce principe a fait son chemin. Une crise ministérielle éclate en 1864 ; une portion du Parlement, qui est devenue majorité aujourd'hui, avait formulé son programme. Dans ce programme, on avait introduit la réforme électorale pour la constitution des corps provinciaux et communaux. La réforme consistait dans l'abaissement du cens à dix francs environ pour la commune, à 30 ou 25 francs pour la province.

Ce programme donna lieu alors dans cette enceinte à une longue discussion.

J'ai lu cette discussion ; elle est très instructive. Là aussi, je retrouve la pensée qui a présidé à la rédaction de notre amendement ; et je trouve cette pensée exprimée par qui ? Par les amis des honorables membres auxquels je réponds.

L'honorable M. Bara était alors ministre de la justice.

- Voix à gauche. - C'est une erreur.

M. Demeur. - Tout au moins il allait le devenir bientôt ; cela explique, mieux peut-être le laisser-aller qu'on trouve dans l'expression de sa pensée. Mais enfin quel était le principe qu'il proclamait en matière électorale ? Le suffrage universel.

Voici comment il s'exprimait dans la séance du 1er juin 1864 :

« M. Bara. -... Je suis, c'est mon opinion personnelle, partisan, en principe, du suffrage universel. Le droit de voter, de participer à la gestion des affaires publiques doit appartenir à tout citoyen. »

Et l'honorable membre ajoutait immédiatement :

« Mais le vote peut-il être utile s'il n'est pas éclairé ? »

Dans ces derniers mois, c'est la condition de capacité qui apparaît.

Et l'honorable M. De Fré exprimait une opinion toute pareille, en la précisant davantage :

« Le suffrage pour tous ceux qui savent lire et écrire, je l'admets. »

- Un membre à droite. - Où allons-nous ?

M. Demeur. - Et croyez-vous, messieurs, que l'honorable M. Frère professait alors l'opinion que vous lui avez entendu développer aujourd'hui avec tant d'éloquence ? Voici ce qu'il disait ; il exprimait dans sa généralité l'opinion que nous défendons aujourd'hui. Vous allez l'entendre :

« Assurément, messieurs, notre cœur et notre raison nous disent que tous les hommes, réunis en société, doivent être appelés à participer à la gestion des affaires du pays. C'est là l'idéal à poursuivre. Mais pour en (page 1071) arriver là, il faut avant tout instruire les hommes ; il faut avoir des hommes suffisamment capables, je n'en demande pas davantage, de faire un choix avec discernement...

« L'instruction, comme base de ce droit, c'est là, messieurs, le principe qui paraît définitivement prévaloir surtout dans notre pays. »

Ainsi, l'idéal à poursuivre, c'est le droit de suffrage pour tous !

Et cette parole est précisément le contraire de celle qui a été prononcée, en 1867, par l'honorable M. Frère lorsque, parlant du suffrage universel, il disait :

« Quant à nous, ni en un, ni en deux, ni en trois, ni en cinq actes, nous ne voulons y arriver. Est-ce clair ? »

Je reprends la citation de 1864 :

« L'instruction comme base du droit de suffrage, c'est là le principe qui paraît définitivement prévaloir surtout dans notre pays. »

- Un membre à gauche. - Cela est vrai.

M. Demeur. -Si cela est vrai, pourquoi cherche-t-on à tourner en dérision et à accuser d'opinions anarchiques ceux qui partent absolument de ce principe et qui disent : l'instruction, la capacité, comme base du droit électoral, est ce qui doit définitivement prévaloir dans notre pays.

- Un membre. - C'est vrai.

M. Demeur. - C'est vrai, dites-vous ; mais tout à l'heure, j'ai entendu dire que cette condition équivaut à rien. (Interruption.)

Pardon, nous parlons ici de la capacité considérée dans sa généralité.

La Chambre est saisie de plusieurs amendements qui tendent à déterminer la mesure de la capacité : il y a l'amendement de l'honorable M. Van Humbeeck, il y a l'amendement de l'honorable M. Couvreur, il y a celui de M. Funck. (Interruption.) Je n'oublie pas votre amendement, M. Sainctelette ; j'en parlerai tout à l'heure.

Il y a des degrés de capacité. Je comprends que l'on discute le degré de capacité qui sera exigé de l'électeur ; mais je constate que, dans la discussion de 1864, les résistances qu'on oppose aujourd'hui, qu'on a opposées depuis trop longtemps à toute réforme électorale n'existaient pas, et l'on affirmait alors, comme nous le faisons aujourd'hui, que l'instruction, à l'exclusion du cens, est la condition légitime du droit électoral.

Le parti libéral officiel en est arrivé à laisser prendre par le parti catholique l'initiative de la réforme électorale ; mais, en 1864, il comprenait bien que, devant le pays, il était impossible de combattre l'idée de la réforme ; il savait que la réforme électorale est populaire.

Aussi, lorsque survint la dissolution des Chambres, lorsque le parti libéral se trouva en face des électeurs, quelle opinion exprimait-il à cette époque ? Critiquait-il le programme qui avait été proposé par l'honorable M. Dechamps ? Oui, mais il était bien loin de combattre l'idée de la réforme électorale elle-même, et ce qu'il reprochait alors à nos adversaires, c'était d'être impuissant à la réaliser.

Vous allez voir, messieurs, ce que disait le manifeste qui a été publié à cette époque par le parti libéral parlementaire :

« Vous voulez l'extension des droits politiques ! - disait-il à ses adversaires. -Vous qui, durant quinze années, avez inexorablement refusé toute réforme électorale ! Vous qui, l'ayant acceptée en 1848, l'avez mille fois regretté depuis !

« Il est vrai, la réforme de 1848 amenait au scrutin la population de nos villes, et cette population ne vote pas avec vous. Il vous convient mieux de remettre le droit de suffrage à l'homme qui ne sait ni écrire son bulletin, ni lire celui qu'on lui impose. »

Aujourd'hui, nous disons qu'il faut étendre le droit de suffrage et qu'il faut le donner à celui qui sait lire et écrire, et c'est ce que la gauche tout entière reprochait alors à nos adversaires communs de ne pas vouloir accepter. Je dis la gauche toute entière, puisque ce manifeste était signé par MM. Jules Bara, Hubert Dolez, Le Hardy de Beaulieu, Muller, Louis Orban, Moreau, Augiste Orts, Eudore Pirmez, Ernest Vandenpeereboom et Van Humbeeck.

Dès cette époque d'autres associations libérales du pays formulèrent le programme qui nous a servi de guide. Voici dans quels termes était conçu le programme d'une association libérale qui est assurément intelligente et qui a quelque droit au respect du parti libéral : je veux parler de l'association libérale de Verviers. Elle proposait :

« L'abaissement prochain et successif du cens en vue d'arriver à un taux uniforme pour les élections provinciales et communales, et comme mesure d'application immédiate : l'adjonction, en qualité d'électeurs provinciaux et communaux, de tous les citoyens majeurs sachant lire et écrire et jouissant des droits civils. »

Voilà notre amendement.

C'était l’association libérale de Verviers, qui parlait ainsi le 28 juillet 1864, non pas seulement la portion progressiste de cette association ; mais l’association libérale de Verviers tout entière, et elle envoyait alors ici, si je ne me trompe, comme représentant, MM. Vandermaesen, Moreau et David, des libéraux non suspects, à coup sûr, de tendances anarchiques.

Depuis plusieurs années, l'amendement que nous proposons est inscrit en tête du programme de bon nombre d'associations libérales. (Interruption à gauche)

Ah ! je sais bien que ce n'est pas le programme de l'association libérale de Liège ! Je me trompe. Il y en avait une à Liège, vers 1864, s'appelant la Réunion libérale et qui acceptait nos principes..

- Un membre à gauche. - Elle n'a pas eu de succès !

M. Demeur. - Je le sais fort bien. Mais il me semble que nous serions mal venus aujourd'hui de parler de succès. Il ne faut pas parler de corde dans la maison d'un pendu ! (Interruption.)

En voulez-vous une autre, puisqu'on dit qu'il n'y en a pas d'autre ? Voici l'association libérale de Namur, qui adoptait à l'unanimité le programme suivant :

« Attribution immédiate du droit de suffrage, sans condition de cens pour les élections provinciales et communales, à tous les citoyens belges sachant lire et écrire. Toutefois les censitaires qui ne rempliraient pas cette condition conserveraient le droit de voter. »

Cela est bien clair.

il y a, dans notre amendement, une disposition spéciale qui donne satisfaction à la dernière partie du programme des libéraux de Namur.

Voyons ce qui se passe ici, à Bruxelles. En 1869, l'association libérale modifie son règlement et dans ce règlement, malgré l'opposition des amis les plus intimes de l'honorable M. Frère, elle introduit une disposition nouvelle en ce qui concerne la réforme électorale. On voulait alors nous faire maintenir purement et simplement le programme libéral de 1846. Cela n'avait pas de sens, puisque la réforme demandée alors était réalisée tout entière. Il fallait donc une nouvelle rédaction. Eh bien, on se mit d'accord sur deux points.

Le premier : c'est l'abolition du cens dans les élections provinciales et communales. C'est la première partie de notre amendement.

Il y avait un second point. On était d'accord quant au principe, absolument comme l'est ici une notable fraction du parti libéral. Ou était d'accord qu'il fallait substituer la capacité au cens. Mais de quelle manière ? Là était la difficulté. Là est le problème qu'il serait désirable de voir résoudre par la Chambre.

D'accord sur le principe, nous n'étions pas d'accord sur la dose de capacité à exiger. Les uns disaient : Il suffit de savoir lire et écrire ; les autres, comme l'honorable M. Van Humbeeck, exigeaient les conditions qu'il a reproduites dans son amendement.

Il fallait cependant arriver à une solution. D'où nous est venue cette solution qui a fait rire tantôt l'honorable M. Frère ? C'est un comité de trois membres qui l'a rédigée : M. A. Orts, notre honorable collègue, M. Picard, président du conseil provincial et l'honorable M. Van Humbeeck ; et l'on arriva à cette formule qui ne précise pas la capacité, mais qui consacre l'attribution du droit de suffrage, pour les élections provinciales et communales, aux citoyens possédant un degré d'instruction déterminé par la loi.

Ce degré, quel est-il ? Je le répète, il y a là une difficulté. Il s'agit de se mettre d'accord. Mais voilà l'idée générale, qui est tant critiquée aujourd'hui par nos contradicteurs et qui a été adoptée par l'association libérale de Bruxelles.

Vint ensuite, en juillet 1870, une réunion de délégués des diverses associations libérales du pays et quelle est la rédaction qui fut adoptée ? Celle qui consacre l'abolition du cens pour les élections provinciales et communales, dans les termes indiqués par l'Association libérale de Bruxelles.

Je dis donc, messieurs, qu'en formulant cet amendement nous n'avons fait qu'exprimer les tendances du parti auquel nous appartenons.

Nous sommes ici les représentants de la nation. Nous avons dit aux électeurs ce que nous voulions. Il y a eu des réunions publiques avant les élections et nous y avons exprimé nos opinions politiques ; ce que nous voulions dans les meetings, dans les associations libérales, nous devons le vouloir ici.

L'honorable M. Sainctelette était, à cette époque, de notre avis. Il critiquait alors amèrement la conduite du dernier cabinet. M. Sainctelette considérait comme non avenue la réforme électorale de 1876 qui avait paru au Moniteur peu de temps avant les élections. Je tiens sa circulaire aux (page 1072) électeurs ; elle est reproduite par la Gazelle de Mons du 10 juillet ; et il ne trouvait pas alors qu'il y eût des inconvénients à ce qu'un candidat se rendit dans les meetings ; il ne regrettait pas cette fielleuse nécessité pour un candidat.

II ne dédaignait pas d'aller au meeting et de dire aux électeurs : Voilà ce que je veux. Il leur écrivait la circulaire suivante :

« Messieurs,

« Dans les moments de crise, plus que jamais, il importe que des communications franches et complètes s'établissent entre le corps électoral et ceux qui aspirent à l'honneur de le représenter.

« Unanimes à reconnaître la nécessité d'un programme, nous nous sommes promptement et facilement mis d'accord sur la conduite politique à tenir désormais. »

Ici, je dois noter que cette circulaire est signée non seulement par M. Sainctelette, mais aussi par ses collègues de Mons, qui, eux, ont signé notre amendement.

Il ajoutait :

« Les récentes délibérations du libéralisme, représenté dans toutes ses nuances, nous ont guidés. »

Ces délibérations, je le rappelle, ce sont celles des délégués du libéralisme belge, qui, réunis à Bruxelles, avaient adopté la formule que j'ai citée tout à l'heure.

« Elles nous ont paru se concentrer sur les trois points principaux que voici :

« 1° Séparation de l'Eglise et de l'Etat et, comme mesure d'application immédiate de ce principe, révision de la loi de 1842 sur l'enseignement primaire, et réforme des lois concordataires. »

Jusque-là nous sommes encore et nous resterons, je l'espère, parfaitement d'accord.

« 2° Réduction des charges militaires, aussitôt que les circonstances extérieures le permettront.

« 3° »

Ici vient la question de la réforme électorale, et remarquez bien, messieurs, que la loi de 1870 venait d'être promulguée.

M. Sainctelette. - Vous oubliez ce que j'ai dit hier, que les articles 1 et 2 n'avaient pas été votés par la Chambre.

M. Demeur. - Voici ce que vous avez dit hier, votre discours n'a pas paru dans les Annales parlementaires ; je lis d'après un journal qui ne vous sera pas suspect, - il pourrait me l'être à moi,- c'est l'Echo du Parlement :

« Le pays, disiez-vous hier, demandait bien plutôt une réforme qui tînt compte équitablement du principe de la capacité et du cens. La combinaison proposée en 1866 et promulguée en 1870 réalisait ce désir. »

M. Sainctelette. - C'est une erreur évidente dans le compte rendu. J'ai démontré hier que le projet voté n'était pas conforme au projet présenté, que deux dispositions importantes n'avaient pas été adoptées par la Chambre.

M. Demeur. - Ce n'est pas ce qui est dit dans le journal, mais puisque vous déclarez que vous n'avez pas prononcé cette parole, je m'en réfère à votre déclaration.

Quoi qu'il en soit, messieurs, une chose est certaine, c'est qu'au mois de juillet, l'honorable M. Sainctelette considérait la réforme qui venait d'être promulguée comme non avenue.

La réforme électorale était à peine votée ; elle n'était pas encore mise à exécution et voici ce qu'il demandait. Je lis sa circulaire aux électeurs de l'arrondissement de Mons :

« 3° Large extension du droit de suffrage, par l'adjonction et la substitution de la capacité au cens et, comme mesure d'application immédiate, -réforme des lois électorales quant à la province et à la commune. »

Ainsi, avec nous, il demandait alors une large réforme électorale, non seulement pour la province et pour la commune, mais aussi pour les Chambres, ce qui implique la révision de la Constitution ; il ne bornait ses vœux à la réforme pour la province et pour la commune, qu'au point de vue de l'application immédiate ; il demandait alors, par l'adjonction et la substitution de la capacité au cens, une large réforme électorale.

Aujourd'hui cette large réforme se réduit à un amendement qui rendrait électeurs les employés et fonctionnaires au traitement de 1,500 francs, les magistrats, les avocats, etc.

Je ne crains pas de dire que l'honorable M. Defuisseaux et les autres signataires de la circulaire aux électeurs montois n'auraient pas adhéré à cette circulaire, si elle n'avait impliqué que la réforme demandée aujourd'hui par l'honorable M. Sainctelette.

M. Defuisseaux. - C'est très vrai.

M. Demeur. - Messieurs, je constatais hier, pendant le discours de l'honorable M. Sainctelette, et aujourd'hui, pendant le discours de l'honorable M. Frère, le plaisir occasionné àlja droite par la discussion à laquelle elle assiste comme spectatrice. Cette discussion, je la regrette.

Je déclare que je n'aurais pas entamé ce débat.

M. Couvreur. - Très bien !

M. Demeur. - Quand j'ai parlé, il y a quelques jours, sur le projet en discussion, je n'ai pas prononcé un seul mot qui soit de nature à toucher directement ou indirectement les honorables membres qui siègent sur les mêmes bancs que moi.

Je m'étais renfermé dans les principes. Mon ami, M. Jottrand, avait fait de même.

Sur les bancs de la gauche, nous avons des idées communes, et je crois que chacun, au sein de son parti, doit s'efforcer de ne pas créer d'irritation, de ne pas provoquer des luttes intestines.

Quelles graves raisons rendraient nécessaires ces luttes intestines ?

Notre amendement, on en connaît le sort : il réunira un certain nombre de voix ; mais nous ne nous le dissimulons pas : il sera rejeté. Et ces messieurs le savent bien.

Il n'y avait donc pas de péril pour le pays et, dans ma pensée, on aurait pu nous laisser accomplir notre devoir, nous laisser exposer nos opinions en cette matière sur le terrain des principes ; des attaques entre nous n'étaient ni indispensables, ni utiles.

M. Frère-Orban. - Il ne fallait pas me défendre contre les attaques !...

M. Demeur. - Les attaques du dehors sont journalières. Elles sont dirigées contre nous, chaque jour, bien plus encore que contre vous. Nous ne pouvons pas les empêcher. Mais, dans cette Chambre, j'aurais voulu ne pas avoir à montrer de quel côté des deux fractions de la gauche est la logique, de quel côté est l'accomplissement du devoir que tous nous avons à remplir.

J'aurais voulu en un mot laisser de côté tout ce qui pouvait aggraver encore les divisions du parti libéral. Mais après les attaques dont nous avons été l'objet, après ce que je puis appeler le travestissement de notre pensée, nous ne pouvions plus nous taire.

Je parle du travestissement de notre pensée. N'a-t-on pas, en ce qui me concerne personnellement, été jusqu'à dire que non seulement je voulais du suffrage universel - ce qui, assurément, ne serait pas un crime - mais que je voulais le réaliser par la force. Vous provoquez la révolution, m'a-t-on dit, vous allez dans les meetings ouvriers proclamer que si les moyens légaux ne suffisent pas, il faut employer la violence ! Voilà ce dont on m'accuse. Mais c'est une thèse diamétralement opposée que j'ai soutenue ! J'ai dit : En 1830, on a employé la force pour renverser le gouvernement ; la force était légitime. Elle a été légitime en 1830, n'est-ce pas, M. Rogier ? Si elle l'a été alors, elle peut encore l'être.

M. Rogier. - Cela dépend.

M. Demeur. - Elle peut encore l'être, et quand le sera-t-elle ? J'envisage la question au point de vue général.

Quand une nation adresse au pouvoir des réclamations d'une justesse évidente, quand elle se prononce à l'unanimité et que, sans avoir égard à ses réclamations, après qu'elle a épuisé tous les moyens légaux, le pouvoir lui refuse satisfaction, je dis que l'emploi de la force est légitime ! (Interruption.) C'est là une ressource extrême, qui ne se conçoit que dans les situations extrêmes.

C'est précisément ce que j'ai dit en 1870, à la tribune d'un meeting de Liège, dans un passage de mon discours que vous n'avez pas lu, M. Frère-Orban et que voici :

« Et, puisqu'il s'agit de savoir quels sont les moyens les plus propres à obtenir la réforme électorale, laissez-moi vous dire que, dans ma pensée, tout se résume en un mot : c'est de faire ce que nous faisons aujourd'hui, c'est-à-dire de manifester notre volonté, de la propager, de faire en sorte qu'elle devienne la volonté nationale ; et à cela nous pouvons arriver, même sous l'empire du suffrage réservé aux censitaires.

« Le jour où il sera établi que le peuple, je ne dis pas une partie du peuple, quelques groupes isolés, mais le peuple belge dans son ensemble, veut réellement exercer ses droits politiques, ce jour-là il n'y a pas de pouvoir au monde qui résistera à la révision de l'article 47 de la Constitution.

« Je n'en veux comme témoignage que ce qui s'est passé à Bruxelles le jour où le roi qui règne aujourd'hui faisait, après la mort de son père, son entrée dans notre capitale.

« Comment le roi actuel a-t-il pris possession de son trône ?

« La Constitution n'exige pas que l'avènement d'un roi nouveau soit soumis à l'approbation du peuple, et cependant le roi lui-même s'est cru obligé de se présenter devant le peuple et de se soumettre à son approbation.

(page 1073) « Je le déclare : rien ne peut se faire sans la volonté du peuple. Si nous ne sommes pas encore arrivés à réaliser notre but, c'est parce que, jusqu'à présent, le peuple belge n'a pas suffisamment montré sa volonté d'obtenir le droit de suffrage.

« Nous avons donc à faire l'éducation du peuple, à faire la propagande de ses droits, et de cette propagande sortira le résultat vers lequel tendent tous nos efforts. »

Eh bien, je demande si les doctrines que je professais là sont légitimes et ne peuvent pas être défendues partout et par tout le monde ?

Nous sommes allés, dit-on, en Angleterre...

- Plusieurs membres. - A demain ! à demain !

- D'autres membres. - Non, non, achevez.

M. Demeur. - J'en ai encore pour quelque temps.

- Plusieurs membres. - A demain.

M. le président. - Demain, nous avons les rapports de pétitions.

M. Demeur continuera donc son discours samedi.

Projet de loi portant le budget du ministère de l’intérieur pour l’exercice 1872

Dépôt

M. Jacobs, ministre des finances. - D'après les ordres du Roi, j'ai l'honneur de déposer un projet de loi contenant le budget de l'intérieur pour l'exercice 1872.

- Ce projet sera imprimé et distribué et renvoyé à l'examen des sections.

La séance est levée à 5 heures.