(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1870-1871)
(Présidence de M. Vilain XIIII.)
M. de Vrints procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart et donne lecture du procès-verbal de la précédente séance ; la rédaction en est adoptée.
M. de Borchgrave présente l'analyse suivante des pièces adressées à la Chambre.
« Le sieur Finet demande une augmentation de pension pour les militaires devenus aveugles. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Le sieur Lowet demande que le gouvernement fasse accorder à des fonctionnaires communaux et à des administrateurs d'établissements de bienfaisance la décoration civique instituée par arrêté royal du 21 juillet 1867. »
- Même renvoi.
« Le sieur Honoré demande si l'article 25 du projet de loi de réforme électorale voté en 1869 sera mis à exécution. »
- Même renvoi.
« Des propriétaires, commerçants et industriels à Desschel prient la Chambre d'accorder au sieur Maréchal la concession d'un chemin de fer d'Ans sur Bréda. »
- Renvoi à la commission des pétitions avec demande d'un prompt rapport.
« Des habitants de Perck demandent que la langue flamande soit, en tout, mise sur le même rang que la langue française. »
« Même demande d'habitants de Weyer. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du rapport sur des pétitions identiques.
« Par deux pétitions, des habitants des communes de l'arrondissement de Bruxelles demandent le vote à la commune pour toutes les élections et le fractionnement du collège électoral en circonscriptions de 80,000 âmes.
« Même demande d'habitants de l'arrondissement de Tournai. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi sur la réforme électorale.
« Des habitants d'une commune non dénommée demandent que la loi consacre le principe de l'obligation en matière d'enseignement primaire. »
- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner la proposition de loi relative à l'enseignement primaire obligatoire.
« M. le ministre de la justice transmet, avec les pièces de l'instruction, la demande de naturalisation ordinaire du sieur Pierre Statz. »
- Renvoi à la commission des naturalisations.
M. Sainctelette. - Dans un débat tel que celui qui nous occupe, il est toujours très délicat de faire des emprunts aux législations étrangères. Avant de recommander l'adoption d'une règle étrangère, il faut évidemment étudier très attentivement la situation régie par cette loi étrangère et voir si elle est identique ou tout au moins semblable à la situation qu'il s'agit de régler dans le pays. Autrement, on s'expose à comparer ce qui n'est pas comparable, à s'égarer et, de la meilleure foi du monde, a égarer les autres.
Ce travail de vérification est donc d'une grande importance. Fait à distance, il présente de sérieuses difficultés.
La discussion qui nous occupe en fournit une preuve. L'honorable M. Jottrand nous a présenté son amendement comme emprunté à la législation anglaise.
Le fait est matériellement exact ; mais l'honorable M. Jottrand n'a pas fait d'assez près, je pense, l'étude comparée de la situation anglaise et de la situation belge.
En Belgique, nous avons trois personnes publiques, hiérarchiquement distribuées : la commune, la province, l'Etat. Je dis hiérarchiquement distribuées, puisque la province contrôle la commune et que l'Etat contrôle la province. Mais je prie la Chambre de tenir compte de l'extrême différence d'importance qu'il y a entre la commune, la province et l'Etat. J'insiste d'autant plus sur ce point que le projet du gouvernement respecte et, même fortifie cette hiérarchie entre les personnes publiques, en graduant le taux du cens..
Dans le système du gouvernement, il faut payer 10 francs pour être électeur à la commune, 20 francs pour être électeur à là province et 42 fr. 32 c. pour être électeur aux Chambres. Il semble vraiment que le pouvoir communal soit au pouvoir provincial comme 1 est à 2, et au pouvoir de l'Etat comme 1 est à 4.
Or, cette hiérarchie graduée n'existe point dans les attributions de ces trois personnes publiques. La fonction que remplit la province dans notre organisation politique n'a ni la moitié de l'importance de la fonction remplie par l'Etat ni le double de l'importance de la fonction remplie par la commune. Le rôle de la province est dans notre pays bien moins considérable que le rôle de la commune.
Les deux personnes nécessaires de notre droit public sont l'Etat et la commune. On pourrait, à la rigueur, supprimer la province, sans jeter une très grande perturbation dans l'organisation de notre société. Au contraire, on ne pourrait pas plus supprimer la commune qu'on ne pourrait supprimer l'Etat.
Autre chose. En Belgique, il n'y a, a chacun des trois degrés, qu'une seule et même catégorie de personnes publiques, qu'une seule et même catégorie de communes, qu'une seule et même catégorie de provinces.
En Angleterre, au contraire, immédiatement au-dessous de l'Etat, vous trouvez le comté et, à côté du comté, le bourg, c'est-à-dire, non pas toute agglomération quelconque d'habitations, mais celles-là seulement qui ont été érigées en corporations, constituées en personnes civiles, par une charte des anciens souverains ou par les lois de la Grande-Bretagne.
Le fait général en Angleterre, c'est le comté ; le bourg n'est que l'exception.. Il suffira, pour vous le démontrer, de vous rappeler qu'en 1835, lors de la discussion du bill sur la réforme municipale, lord John Russell, qui le présenta, compta 183 bourgs en Angleterre et dans le pays de Galles ; ces 183 bourgs représentaient 2 millions d'habitants.
Si vous jetez un coup d'œil sur le document qui nous a été communiqué quant 5 la loi électorale anglaise, annexe J, vous voyez que le nombre des bourgs érigés en municipes est de 202. Doublez la population, et certes, c'est faire une concession très grande au système de l'honorable M. Jottrand, et nous arrivons à une population de 4 millions d'habitants. La population de l'Angleterre et du pays de Galles dépasse 20 millions d'habitants.
Le bourg municipal ne correspond, dès lors, qu'au cinquième environ de la société anglaise. On veut donc imposer à la Belgique et faire en Belgique la loi commune de ce qui, en Angleterre, n'est qu'un fait exceptionnel.
J'ai parlé des bourgs et des comtés. Je n'ai point parlé de la paroisse, parce que la paroisse, en Angleterre, en dehors des affaires religieuses, n'a qu'une juridiction très restreinte et que, d'ailleurs, ce n'est point l'organisation de la paroisse que nous recommande l'honorable M. Jottrand.
Si vous rapprochez le comté anglais de la commune belge, vous apercevez tout de suite cette grande différence que, dans le comté anglais, toutes les autorités émanent et relèvent directement de la couronne. Tous (page 1060) les grands fonctionnaires du comté anglais sont nommés directement par la couronne ou par les ministres de la couronne. Le lord lieutenant est nommé à vie, quoique révocable. Le shérif est nommé tous les ans par le roi en son conseil et sur une liste de présentation de trois candidats. Les juges de paix sont nommés par le lord grand chancelier.
Il n'y a donc évidemment aucune comparaison possible entre le comté anglais et la commune belge.
Comparerons-nous la commune belge au bourg anglais ? Ici, il y a une différence essentielle dans les conditions d'éligibilité. Or, il est évident que plus les pouvoirs de l'électeur sont étendus, plus l'électeur doit être éclairé, et plus de soins on doit apporter dans la formation du corps électoral. Lorsque, au contraire, le législateur restreint dans une certaine circonférence et limite à un certain nombre d'actes les pouvoirs de l'électeur, alors peu importe que le corps électoral soit formé avec plus ou moins de soins, soit plus ou moins éclairé.
Or, en Angleterre, pour être conseiller communal, il ne suffit pas seulement, comme en Belgique, d'être électeur, d'être un bourgeois, pour me servir de l'expression anglaise, c'est-à-dire d'être Anglais, âgé de 21 ans, de payer la taxe des pauvres et de faire le service du jury. Il faut de plus payer un cens d'éligibilité. Il faut, dans les villes au-dessous de 20,000 âmes, posséder une fortune mobilière ou immobilière de 500 livres ou payer la taxe des pauvres sur pied d'une maison ou d'une autre propriété d'un loyer annuel de 15 livres sterling. S'il s'agit d'une ville de plus de 20,000 âmes, d'une ville divisée en quatre wards, le cens doit être doublé.
Il y a plus. On a, de la meilleure foi du monde, commis une erreur dans l'appréciation des éléments mêmes de l'électoral. L'honorable M. Jottrand nous a dit :
« Si la réforme que nous proposons arrivait à être réalisée, nous ne nous trouverions point en avant des autres peuples de l'Europe, nous nous trouverions, au contraire, même en matière d'élections communales, seulement au niveau de la plupart d'entre eux et en arrière de quelques-uns.
« Ainsi, en Angleterre, sont électeurs en matière communale tous ceux qui payent une taxe quelconque et qui réunissent certaines conditions de continuité de résidence ; or, qui paye les taxés et notamment la taxe des pauvres ? Quiconque n'est point dans l'indigence et occupe un logis séparé. »
Et l'honorable M. Le Hardy :
« Le cens en Angleterre n'a rien à voir au droit électoral. La taxe des pauvres n'a qu'une seule signification : elle signifie simplement que ceux qui la payent ne reçoivent pas de secours et ont un domicile légal. »
Ainsi, d'après l'honorable M. Jottrand, « en Angleterre, sont électeurs communaux tous ceux qui payent une taxe quelconque » et l'honorable M. Le Hardy, confirmant ce qu'avait dit M. Jottrand, ajoute : « La taxe des pauvres signifie simplement que ceux qui la payent ne reçoivent pas de secours. »
Messieurs, à l'autorité de nos honorables collègues, je me permettrai d'opposer celle de M. Rodolphe Gneist, professeur de l'université de Berlin, membre de la chambre des représentants de Prusse, auteur d'un très savant traité sur la constitution communale de l'Angleterre. Ce traité a été traduit et édité par la maison Lacroix et Verboeckhoven et il fait partie de l'excellente collection des historiens contemporains que publie cette maison.
J'ai recherché dans cet ouvrage ce que c'est que la taxe des pauvres.
j'y ai vu que la taxe des pauvres, poor rate, est le principal impôt communal ; que si elle a pour objet primitif le devoir imposé par la loi aux communes, d'entretenir les pauvres (ce qui correspond aux attributions réunies de nos bureaux de bienfaisance et de nos administrations des hospices), les objets secondaires en sont au nombre de plus de vingt, tous d'un intérêt communal ; je citerai notamment l'état civil, les frais des constables, les frais du jury ; et qu'enfin, la taxe des pauvres est particulièrement la base légale du devoir de contribuer, et, en fait, la mesure de cotisation pour tous les impôts communaux.
J'ai recherché quelles sont les bases de perception de cet impôt communal et j'ai trouvé que l'impôt repose sur la propriété foncière visible et rapportant un revenu, située dans la commune.
J'extrais cette définition de l'ouvrage même de M. Gneist.
M. Gneist donne ensuite la nomenclature des propriétés foncières visibles. Permettez-moi de vous faire grâce de cette nomenclature, mais, puisque la question a été controversée, souffrez que je lise le paragraphe dans lequel M. Gneist établit que la propriété mobilière ne supporte pas la taxe des pauvres :
« La propriété mobilière n'est pas citée dans la loi, il est vrai ; mais cependant, les habitants doivent être taxés suivant leur capacité (ability), ce qui comprend également, semble-t-il, la fortune mobilière. Les tribunaux admirent cependant, d'après l'esprit de l'ancienne constitution et d'après la rédaction de la loi, qu'il pouvait également ici s'agir seulement de la capacité apparente (apparent abilily) : par conséquent, d'une propriété qui, située dans la paroisse, rapporte d'une manière visible un gain, visible profitable property situated in the parish : donc, en tous cas ; les approvisionnements industriels et commerciaux. Par de nouvelles lois, cette extension à un petit nombre de meubles a été abrogée. »
Ainsi, il est bien établi que la taxe des pauvres est assise sur la propriété foncière visible, rapportant un revenu net et que le mode de possession auquel le devoir de contribuer à l'impôt se trouve attaché, c'est l'occupation, la possession fructueuse de la propriété donnant un revenu.
Il suit de là que la taxe des pauvres n'est pas un impôt quelconque, mais un impôt direct sur le revenu net des immeubles et rien que des immeubles. Il en résulte aussi que le payement de la taxe des pauvres confère seul le droit électoral à l'exclusion des autres taxes.
Voulez-vous une autre autorité que celle de M. Gneist ? J'en invoquerai une que les honorables MM. Jottrand et Le Hardy ne récuseront pas, M. Dupont-White qui, dans un article publié en 1862 par la Revue des Deux-Mondes, s'est exprimé dans les termes que voici :
« Est électeur quiconque paye la taxe des pauvres, une taxe directe sur le revenu net des immeubles. «
« Est éligible quiconque paye cet impôt pour un revenu de 15 liv. st. au moins. Ajoutez à cette condition électorale celle d'un domicile de (tois ans, ne perdez pas de vue que le payement de la taxe des pauvres confère seul le droit électoral à l'exclusion des autres taxes et vous avez tout autre chose que le suffrage universel. »
Ainsi, loin de rester en deçà de la réforme anglaise, la proposition de l'honorable M. Jottrand va bien au delà, et ce que je dis de la proposition de l'honorable M. Jottrand, je puis le dire également du projet du gouvernement, car, dans le système du gouvernement, quiconque payera 10 francs d'impôt direct est électeur, cette somme fût-elle formée par la réunion de toutes les taxes directes.
On n'est donc pas fondé à invoquer l'autorité de l'Angleterre. Loin d'absoudre le gouvernement, l'exemple de l'Angleterre condamne tout à fait le projet de loi.
Peut-on citer avec plus d'autorité l'exemple de la Prusse ? M. le ministre de l'intérieur nous a lu hier un passage d'une dépêche de M. Nothomb, notre habile et savant ministre à Berlin.
J'ai vivement regretté qu'il n'ait pas complété sa citation. Voici, en effet, ce que dit M. Nothomb, dans la dépêche reproduite par l'annexe II :
« Les conseils communaux jouissent d'une grande indépendance pour la gestion des intérêts de la commune. Mais à côté d'eux se trouve, dans un grand nombre de provinces, le propriétaire de la terre noble qui est investi de la police, du patronat de l'église et de l'école, et du droit de nommer le préposé de la commune. Il est question de faire une réforme de l'administration des communes et des, cercles.
« Je me borne à ces indications sommaires qui montrent suffisamment qu'il ne faut pas isoler le suffrage universel, tel qu'il est en application pour la formation du reichstag, d'avec tous les éléments conservateurs qui existent encore dans ce pays, et qui, avec l'instruction obligatoire et le service militaire obligatoire, en neutralisent l'action. »
M. le ministre de l'intérieur a hier assimilé un pays dans lequel l'instruction obligatoire et le service militaire obligatoire sont en fonctions (page 1061) depuis soixante ans, avec un pays où l'instruction obligatoire n'est pas encore décrétée et ne le sera probablement pas d'ici a un certain temps, à raison de l'indifférence de la majorité.
Il n'y a donc aucun état à faire, dans un débat comme celui-ci, des dispositions des législations étrangères.
Il est un autre argument dont on a fait grand usage.
A en croire certains orateurs, il faudrait juger du mérite d'un système électoral uniquement par le nombre des citoyens qu'il appelle à voter. L'électorat est un droit auquel tous les citoyens peuvent prétendre, l'électorat est un honneur social auquel le citoyen qui contribue aux charges sociales doit pouvoir aspirer.
Il semble vraiment qu'aujourd'hui les peuples soient faits pour les électeurs comme autrefois les peuples étaient faits pour les rois.
Mais en dehors du corps électoral, quelque système que vous adoptiez, si considérable que soit le nombre des personnes que vous appellerez dans les comices, il y aura toujours des femmes, des enfants, des étrangers, des incapables, des indignes même. Toutes ces personnes ont droit à un bon gouvernement, à une bonne politique ; elles ont à la bonne organisation de la société un droit supérieur et antérieur au droit électoral.
La fin de toute société humaine, c'est une bonne organisation, une bonne direction, une bonne administration et le système électoral n'est autre chose qu'un moyen, qu'une des garanties qui sont destinées à assurer à l'être humain la liberté et la sécurité qui lui sont nécessaires pour accomplir sa destinée personnelle.
L'électorat n'est donc pas un droit ; l'électorat est une fonction publique qui, comme toutes les fonctions publiques, doit être organisé en vue du bien public et à raison du bien public.
Aussi je n'hésite pas à dire que, pour ma part, entre deux organisations politiques dont l'une assurerait l'ordre et la liberté, mais n'aurait qu'un corps électoral restreint, et une autre où la liberté serait sans cesse menacée, l'ordre sans cesse troublé, mais où le corps électoral serait nombreux, je n'hésiterais pas à donner la préférence à la première organisation sur la seconde.
II faut, quand on veut juger du mérite d'un système électoral, le juger par son effet utile, par la politique qui le traduit en fait, qui lui correspond.
Ce n'est qu'entre deux systèmes électoraux d'un effet utile égal qu'il y a lieu de donner la préférence à celui qui ouvre la porte des comices électoraux au plus grand nombre de personnes.
Permettez-moi d'examiner un instant, à ce point de vue où je me place, de l'effet utile des systèmes électoraux, et ceux qu'on nous propose et celui que nous avons eu jusqu'à présent.
C'est au nom des classes ouvrières qu'on attaque le système électoral actuel, qu'on cite donc les lois et les règlements provinciaux et communaux dont les classes ouvrières auraient vivement réclamé la réforme, auraient vivement signalé les abus et que le pouvoir législatif aurait refusé d'amender.
L'honorable M. Demeur, dans la séance de samedi, a dit ceci :
« Il est assez difficile d'attaquer dans leur ensemble toutes les lois, tous les règlements provinciaux et communaux du pays. Cependant je ne crains pas de dire que l'intérêt de l'ouvrier est méconnu dans l'ensemble de ces lois et règlements. »
Je n'ai pas entendu sans quelque émotion le langage tenu par l'honorable M. Demeur. Je me suis demandé d'abord si le reproche adressé à la bourgeoisie, à la classe moyenne, qui, jusqu'à présent, à gouverné la société, si ce reproche était fondé.
Je n'hésite pas à répondre que non. L'honorable M. Demeur s'est borné aune assertion extrêmement générale ; il ne l'a pas justifiée ; il ne la justifiera pas.
Si les classes ouvrières avaient des griefs sérieux à faire valoir contre l'organisation actuelle, elles n'eussent pas attendu l'entrée de l'honorable M. Demeur, dans cette enceinte, pour réclamer de la législature le redressement des abus.
Cette appréciation que fait notre honorable collègue du gouvernement des classes moyennes est excessivement injuste. Historiquement, la bourgeoisie est de toutes les classes celle qui a gouverné avec le plus de désintéressement, avec le moins de préoccupations égoïstes.
II n'y a pas une autre classe, pas un autre groupe de la société, qui ait fait preuve à ce point de désintéressement personnel et de sympathies pour l'humanité entière. Depuis le moment où des bourgeois sont entrés en qualité de légistes dans les conseils de la couronne jusqu'à la révolution française, le travail constant du tiers-état a été de chercher à obtenir des libertés, des garanties d'ordre et de sécurité qui devaient protéger la nation tout entière. Et, quand la révolution s'est faite, quand on a conquis la liberté, l'égalité, a-t-on stipulé des exclusions, n’a-t-on pas, au contraire, stipulé pour l'humanité entière ? N'est-ce pas au nom de tous et au profit de tous, qu'on a obtenu l'égalité, la liberté, la suppression de toutes les pratiques iniques du moyen âge et l'adoucissement des lois, des institutions, des mœurs ?
La bourgeoisie est arrivée aux affaires par le travail intellectuel. Quel a été son premier soin ? C'est de mettre le peuple à même de parvenir de la même façon ; et c'est la bourgeoisie qui, la première dans tous les grands pays, a organisé, sur une échelle un peu vaste, l'instruction publique à tous les degrés.
Depuis la révolution française et dans notre siècle, n'est-il pas vrai que partout on a montré la plus constante, la plus anxieuse sollicitude pour le sort des classes ouvrières ?
Je ne veux pas rappeler ce qui s'est fait dans notre pays et dans cette Chambre ; je ne veux pas signaler tout ce qui a été fait de grand et d'utile pour les classes laborieuses. Il y a ici, sur les bancs de la droite comme sur ceux de la gauche, des hommes dont la présence me gêne en ne me laissant pas la liberté de dire tout le bien que je pense des mesures auxquelles ils ont pris une si grande part.
Il n'est cependant point possible d'omettre le développement de toutes les communications rapides avec la réduction constante du prix des relations entre les diverses populations, la vive impulsion donnée à l'instruction publique, à l'enseignement artistique, industriel et agricole, les changements opérés dans notre régime douanier, l'abolition des octrois, la suppression de l'impôt sur le sel, la rémunération du service militaire, toutes grandes mesures qui font l'honneur, non pas seulement de ceux qui les ont proposées, mais aussi de ceux qui les ont votées, et de la bourgeoisie tout entière qui les a approuvées et qui les a, en quelque sorte, provoquées par ses aspirations.
Opposons à cela le régime qui naît du suffrage universel. Ne traversons pas les mers à la suite de l'honorable M. Le Hardy ; mais examinons ce qui s'est passé à nos portes, dans un pays dont nous avons, en grande partie, les mœurs. Là, pendant vingt ans, a subsisté un établissement qui, tout entier, depuis la base jusqu'au couronnement de l'édifice, reposait sur le suffrage universel, où le suffrage universel est en pleine carrière.
Ne jugeons pas le suffrage universel par ses petits côtés. Je ne vous rappellerai pas ses contradictions. Je ne vous montrerai pas le même collège électoral nommant à la fois M. Thiers et M. Proudhon.
Je ne vous montrerai pas les collèges électoraux des plus grandes villes de France refusant l'accès du palais législatif à tout ce qui porte un nom illustre dans les lettres et les arts, écartant par des milliers de voix des hommes comme Paradol, Laboulaye et Renan, et les ouvrant toutes grandes à des hommes qui, aujourd'hui, donnent le mot d'ordre aux modernes Vandales et leur désignent les maisons qui doivent être pillées et les chefs-d'œuvre qu'il faut détruire.
Je ne vous rappellerai pas que, sous ce régime de la toute-puissance du suffrage universel 'il a été plus que jamais parlé de la corruption électorale, de l'abus des influences illégitimes ; que jamais électeurs et élus n'ont montré plus de déférence pour le pouvoir central ; que jamais le candidat indépendant n'a rencontré plus d'obstacles et le candidat complaisant plus de facilités.
Messieurs, il faut juger le suffrage universel par les faits généraux. Entre le général Cavaignac et un homme qui n'avait à cette époque que son nom, il a donné la préférence à ce dernier. En 1851, un coup d'Etat a lieu, le suffrage universel s'empresse de le ratifier.
Comment le suffrage universel a-t-il défendu ces deux grands biens de la société moderne, la liberté et l'ordre ?
Il n'a pas su respecter la liberté, et, quant à l'ordre, il n'a jamais eu d'autorité morale ; il n'a jamais eu d'autre puissance que celle de la force matérielle qu'il avait en main et, quand cette force matérielle lui a fait défaut, il est tombé sans qu'il ait été besoin même de le secouer.
Qu'a fait le suffrage universel des lumières et des forces que lui avait laissées la monarchie de 1850 ? Qu'a-t-il fait de l'instruction publique à tous les degrés, l'enseignement primaire, l'enseignement moyen et l'enseignement supérieur ? Qu'est devenu le mouvement intellectuel et artistique de la France ? Ce mouvement se traduit ordinairement par les journaux, par les livres, par les théâtres. La presse française a-t-elle gagné en éclat et en élévation de 1850 à 1870 ?
Faut-il rappeler que dans ce pays, patrie de Saint-Evremond, de Voltaire, de Paul-Louis Courier, Rochefort a obtenu un succès sans exemple ? Oui, cet esprit français, autrefois si fin, si délicat, de si bon goût dans les plus vives reparties, il a pu trouver quelque plaisir à lire la Lanterne !
(page 1062) M. Van Overloop. - C'est ici surtout qu'on faisait l'éloge de la Lanterne.
M. Sainctelette. - Je vous demande pardon. Le succès de la Lanterne en France a été si grand, que le gouvernement impérial s'en est cru menacé et qu'il en a interdit la publication.
Parlerons-nous des livres ? Mais quel livre sérieux a donc eu la plus mince partie du succès des romans de Gaboriau ou de M. Ponson du Terrail ?
Des théâtres ? Mais on désertait la Comédie française et il y avait foule dans les cafés chantants.
Faut-il maintenant demander ce que l'empire a fait des grandes forces du pays, de la justice, de l'armée, des finances publiques ?
De tout cela, il n'a rien laissé ; tout aujourd'hui est à réorganiser. Quels hommes le suffrage universel a-t-il produis ? Mais, quand l'empire est tombé, qui avons-nous vu reparaître à la tête des partis ? Des vieillards, des hommes très respectables sans doute, mais des hommes qui, avant l'avènement du suffrage universel, comptaient déjà une longue carrière politique, MM. Thiers et Guizot d'un côté, MM. Ledru-Rollin et Raspail de l'autre.
Le suffrage universel a donc complètement manqué à sa mission politique. Mais, du moins, a-t-il fait quelque chose en faveur des classes ouvrières ? Qu'on nous cite dans cet ordre de choses un progrès réalisé par la législation impériale ! Quelles lois anciennes a-t-il révisées en faveur des classes laborieuses ? Quelles idées nouvelles a-t-il introduites dans l'opinion ? Il n'y a rien, absolument rien, rien qui puisse, dans la plus faible mesure, compenser les conséquences désastreuses de la politique pratiquée par le suffrage universel.
Mais, me dira-t-on, il ne s'agit pas d'introduire le suffrage universel en Belgique.
Messieurs, je fais peu de cas des deux sourdines qu'on y met. L'honorable M. Jottrand veut qu'on sache lire et écrire. Le gouvernement veut qu'on paye 10 francs de cens. Ce sont là de vaines atténuations.
Rien ne prête plus à l'arbitraire que l'appréciation du point de savoir en quoi consiste la condition de savoir lire et écrire.
Nous nous accordons tous à reconnaître que le savoir lire et écrire doit être autre chose que le fait de savoir déchiffrer des caractères d'impression et de savoir tracer des caractères d'écriture.
Mais au delà que faut-il exiger et jusqu'où l'arbitraire ne peut-il pas aller ? Berryer, dans son discours de réception à l'Académie française, s'étonnait d'y avoir été appelé « lui, disait-il avec une gravité incomparable, qui n'avait jamais su ni lire ni écrire. » Voilà les deux points extrêmes, mais, entre eux, il y a plus de nuances possibles qu'il n'y a d'étoiles dans le firmament.
A quel degré de ce thermomètre intellectuel fixerez-vous le savoir lire et écrire ? Et une fois que vous l'aurez fixé, comment en constaterez-vous l'existence ? Savoir lire et écrire, comme l'entendent l'honorable M. Jottrand et ses honorables amis, mais c'est la véritable science humaine. Comprendre la pensée d'autrui et rendre la sienne, je ne connais rien de plus grand dans l'ordre intellectuel ; je ne connais rien de plus difficile, rien de plus complet et surtout rien de plus matériellement insaisissable.
Le « savoir lire et écrire » est donc une chose complètement impraticable.
Le cens de 10 francs a-t-il une importance quelconque ? N'avons-nous pas ici le tort de juger un peu trop d'après les faits dont nous sommes immédiatement voisins ? Je ne prétends pas dire quelle sera l'influence du cens de 10 francs dans les communes agricoles des deux Flandres. Mais permettez-moi d'appeler votre attention sur ce qui se passera dans les communes industrielles. Là, le cens se formera par la réunion des trois taxes directes : la taxe foncière, la taxe personnelle et la patente. Beaucoup d'ouvriers industriels ont une petite maison ou un petit coin de champ. Beaucoup ont en même temps un petit débit de boissons, de merceries, d'aunages.
A Jemmapes, localité comprise dans les annexes statistiques, il y a un cabaret sur cinq maisons.
M. Demeur. - Il y a sept cents cabaretiers dans la commune.
M. Sainctelette. - Le chiffre cité par M. Demeur peint la situation.
M. Demeur. - C'est un fait.
M. Sainctelette. - Vous ne pouvez donc pas douter qu'à Jemmapes, à Boussu, à Quaregnon, à Frameries, dans toutes les localités industrielles, on n'atteigne très rapidement et très facilement, par la réunion des trois contributions, le chiffre de 10 francs. Comment peut-il en être autrement dans un pays aussi riche que le nôtre, dans un pays où l'activité industrielle est aussi considérable et où la propriété foncière est véritablement déchiquetée en lambeaux ? Vous aurez incontestablement 500, 600, 700 électeurs de plus dans chaque commune. Vous voyez donc que le suffrage de 10 francs n'est qu'une impuissante atténuation.
Mais la proposition de l'honorable M. Jottrand et la proposition du gouvernement, le suffrage universel de l'un, le suffrage quasi universel de l'autre, ont les deux caractères communs que voici :
Le premier, c'est de mettre sous la main de la démagogie le pouvoir communal. Je ne vous dis pas qu'elle y portera la main immédiatement, aujourd'hui ou demain ; sur tous les points du pays à la fois et dans la plus large mesure tout de suite. Non, les événements de Paris vous prouvent que ces gens-là savent attendre, qu'ils savent choisir et l'heure et l'endroit, qu'ils savent s'embusquer au moment et au lieu opportuns.
Je ne veux rien exagérer, je ne prétends pas que la Belgique tombera tout d'un coup sous la direction de l'Internationale et de la commune garibaldienne et cosmopolite ; mais, incontestablement, à certains moments donnés, dans certaines situations, il faudra bien peu de chose pour amener dans les conseils des communes industrielles du pays des hommes de l'Internationale.
Un autre caractère commun au système de l'honorable M. Jottrand et au système du gouvernement, c'est de préparer, à très courte échéance, la chute du pouvoir central dans les mains du suffrage universel. Je ne comprends pas que des hommes sérieux, je ne comprends pas que les ministres et les membres de la majorité puissent douter, un seul instant, qu'entre deux corps électoraux l'un à 42 francs, l'autre à 10 francs, une lutte s'engagera inévitablement.
La Chambre ne pourra plus reprendre aux conseils communaux ce qu'elle leur aura donné. La Chambre aura encore des concessions à faire en ce qui la regarde, mais les communes ne pourront pas relever le cens ou introduire des conditions de capacité. On n'enlèvera pas d'un corps électoral ceux qu'on y a fait entrer. Il n'y aura donc point de conciliation possible. La lutte s'engagera. Doutez-vous que les Chambres y aient le dessous ?
Votez le suffrage à 10 francs et vous voterez avant peu la révision de la Constitution, si tant est qu'on vous en laisse le temps.
Est-ce à dire qu'il n'y ait rien à faire et que tout soit pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles ?
Non.
Pour qui étudie avec attention les faits et gestes de nos corps électoraux depuis quelques années, il y a, selon moi, deux faits généraux très dignes d'attention.
Le premier, c'est le nombre et l'importance des démarches nécessaires pour solliciter l'attention de l'électeur. L'électeur ne vient plus au poll spontanément, en accomplissement d'un grand devoir civique. Il lui faut des excitations extérieures ; il faut que la presse, les associations, les influences l'y conduisent. Il faut lui faciliter les moyens de transport.
Le suffrage n'est donc plus assez spontané.
Autre chose. Est-ce que les visites personnelles du candidat à l'électeur ne sont pas, pour les membres des deux partis, devenues évidemment nécessaires ? Est-ce qu'il y aurait une lutte possible entre un candidat sans aucune espèce d'antécédent, sans aucune espèce de notoriété, mais promenant sa candidature de maison en maison, comme un commis voyageur promène sa marmotte, et un autre candidat qui, eût-il le plus grand mérite, les plus sérieux antécédents, même une certaine notoriété politique, refuserait de faire visite aux électeurs ?
L'électeur, aujourd'hui, veut être visité. L'électeur, aujourd'hui, veut faire connaissance avec le candidat et il se décide bien plus à raison des services personnels qu'il attend d'un candidat que des services que ce candidat peut rendre à la chose publique.
M. Nothomb. - C'est la condamnation de notre régime électoral actuel.
M. Van Overloop. - Pour remédier à ces abus, il faudrait donc supprimer le régime actuel.
M. Sainctelette. - Je parle en thèse générale. Il est possible que dans les grandes villes, dans les grandes agglomérations, le fait ne présente pas la même intensité, mais là les visites au meeting remplacent les visites aux électeurs. (Interruption.) Je maintiens ce que j'ai dit, je maintiens que dans tous les collèges électoraux restreints, on a rendu nécessaires les visites à domicile des électeurs, et je dis que, dans les grandes agglomérations, on le remplace par les visites aux meetings.
M. Demeur. - Celles-là sont légitimes et vous devez les approuver.
M. Sainctelette. - Non, je ne les approuve pas et je vais vous dire pourquoi.
L'électeur devrait être assez intelligent, assez éclairé pour suivre de (page 1063) lui-même et sans le secours de personne les affaires publiques, pour connaître les antécédents des candidats, pour savoir la valeur des services qu'ils ont rendus ou peuvent rendre aux affaires publiques, pour être au courant des questions politiques et prendre parti sans influence et sans conseils.
Voilà, pour moi, l'électeur type, l'électeur modèle. Il y en a heureusement comme cela et beaucoup. Je regrette qu'ils ne le soient pas tous.
M. Jottrand. - Les administrateurs de sociétés anonymes ! (Interruption.)
M. Sainctelette. - Messieurs, je m'étonne des interruptions.
M. Guillery. - Vous contestez le droit de discussion.
M. Sainctelette. - Aucun des honorables interrupteurs ne peut soupçonner que je sois ennemi du droit de discussion et que je conteste à qui que ce soit le droit de discuter les candidats.
Ce n'est pas du tout ce que j'ai dit. J'ai dit que l'électeur devait être assez éclairé pour former son jugement par lui-même, et je maintiens que, s'il en était ainsi, ce serait un grand bien.
L'électeur indépendant, éclairé n'a pas besoin de conseils, parce qu'il connaît les hommes et les choses de son pays.
Remédierez-vous à cette situation en introduisant dans le corps électoral des électeurs à 10 francs ?
Des électeurs à 10 francs seront-ils plus indépendants, plus éclairés, plus étrangers aux sollicitations extérieures que ceux à 42 francs ? Evidemment non !
Aussi le pays n'a-t-il jamais réclamé la réforme électorale dans le sens que vous lui donnez.
L'honorable M. Coomans a fait dernièrement ronfler le chiffre de 200 pétitions.
J'ai vérifié ces pétitions, dont l'analyse se trouve dans le rapport de l'honorable M. Royer de Behr. Il n'y en a pas une qui soit relative à l'abaissement du cens. Presque toutes ont pour objet le déplacement du vote ; elles demandent qu'il ait lieu à la commune, au chef-lieu du canton. Quelques-unes seulement ont trait à un remaniement du collège électoral de Bruxelles, mais aucune ne traite la question soulevée par le ministère. Le pays n'a jamais posé sur ce terrain-là la discussion de la réforme électorale.
Ce sont vos tacticiens à vous qui ont inventé cela. Ils n'ont jamais pensé à présenter leur système autrement que comme une excellente manœuvre de parti. Ce sont vos Philidors politiques qui, au congrès de Malines, ont cru avoir trouvé là un échec et mat contre notre opinion.
Le pays a demandé et veut avoir des électeurs indépendants et éclairés, en nombre suffisant pour contrebalancer, dans les collèges électoraux, l'influence de ceux qui ne sont décidés que par le dîner qui se donne après les opérations et qui reçoivent un bulletin tout fait.
Voilà pourquoi fut présenté le projet qui est devenu depuis la loi du 30 mars 1870.
Cette loi, messieurs, si elle n'a pas eu toute la portée du projet présenté, c'est que vous ne l'avez pas voulu.
Permettez-moi de rappeler au pays quelles en étaient les dispositions.
Le projet de loi appelait à l'électorat provincial et communal les employés privés jouissant de 1,500 francs d'appointement, patentés, comme tels, depuis deux ans et toutes les personnes ci-après désignées que l'article 3 de la loi du 21 mai 1819 exempte du droit de patente, savoir : les magistrats, les fonctionnaires et employés de l'Etat, de la province, de la commune et des établissements qui en dépendent et jouissant de 1,500 fr. de traitement ; les avocats, les médecins, les pharmaciens, les ministres des cultes, lorsque ces ministres sont rétribués par l'Etat et les instituteurs primaires diplômés.
Je signale parmi ces personnes des catégories pour lesquelles M. le ministre de l'intérieur a témoigné hier une grande sollicitude. L'honorable ministre a reconnu que c'était une fâcheuse lacune dans notre système électoral que de n'y pas voir figurer les instituteurs. Je signale aussi les magistrats, les officiers et les prêtres.
Il faut remarquer surtout que le système du projet présenté en 1866 résolvait d'une façon très heureuse la question de la preuve de capacité. La capacité de l'électeur doit être constatée par un fait indépendant, par un fait matériel. Pas plus que vous, messieurs, je ne veux du jury, de l'examen, de l'appréciation arbitraire de quelques-uns, mais le projet de 1866 avait ceci d'excellent qu'il attachait la capacité à un fait indépendant.
On ne devient pas officier, prêtre, magistrat, instituteur, pour le plaisir d'être électeur et de pouvoir voter dans un sens ou dans l'autre. On ne fait pas des électeurs à 1,500 francs de rente annuellement. Si l'on voit dans une maison de commerce un employé payé 1,500 francs, on est fondé à présumer qu'il remplit dans cette maison une fonction de quelque importance et que son patron ne lui alloue 1,300 francs que parce qu'il les vaut réellement et non pas dans des desseins politiques.
Il n'y a donc pas là de fraudes possibles, il n'y a pas de supercheries possibles, il n'y a pas surtout d'appréciations arbitraires possibles. La capacité dérive d'un fait matériel, d'un fait qui est soustrait à l'influence des partis et aux passions des partis.
Pourquoi les deux catégories que je viens d'énumérer, les employés de l'Etat à 1,500 francs et tous les fonctionnaires généralement quelconques de l'Etat, de la province et de la commune ne sont-ils pas électeurs aujourd'hui ? Parce que vous ne l'avez pas voulu ; parce que dans la séance du 5 avril 1867, si je ne me trompe, lors du vote, sur 107 membres 37 répondaient oui, 69 répondaient non et que parmi les 69 il y en avait 40 de votre opinion, dont 3 aujourd'hui ministres : MM. Jacobs, Wasseige et Kervyn.
Je vais représenter ces dispositions de la loi de 1866 à titre d'amendement, en supprimant purement et simplement les mots : « qui exigent la justification de trois années d'enseignement moyen. » Je crois qu'il y a double emploi à exiger, d'une part, la justification de trois années d'enseignement moyen et, d'autre part, la fonction. Je crois que la fonction est une démonstration plus grande, plus efficace, plus sérieuse de la capacité.
Je représente cet amendement avec une certaine anxiété.
Quarante membres de la droite l'ont repoussé en 1866. Ces quarante membres de la droite, qui n'ont pas voulu, il y a trois ans, admettre à l'électorat les magistrats, les officiers, les prêtres, les instituteurs, admettront-ils aujourd'hui des électeurs à 10 francs ? S'ils le font, malgré le respect, malgré l'estime que je désire conserver à une opinion à laquelle je n'appartiens pas, mais que je comprends, que j'honore comme toute opinion sincère, je devrai bien m'avouer qu'au mépris de vos antécédents, au risque de faire courir à la patrie les plus grands périls, et uniquement pour assurer votre prépondérance comme parti, vous faites, aujourd'hui, bien plus que ce que vous avez refusé de faire il y a cinq ans. Eh bien, dans le langage de tous les pays et de toutes les politiques, un acte comme celui-là s'appelle un coup d'Etat.
- M. Thibaut, vice-président, remplace M. Vilain XIII au fauteuil de la présidence.
M. le président. - Voici l'amendement de M. Sainctelette.
« Par dérogation au n°3 de l'article premier de la loi électorale, et au n°3 de l'article 7 de la loi communale, sont électeurs provinciaux et communaux :
« 1° Les employés privés jouissant de 1,500 francs d'appointements et patentés comme tels depuis deux ans au moins.
« 2° Les personnes ci-après désignées que l'article 3 de la loi du 21 mai 1819 exempte du droit de patente, savoir :
« Les magistrats, les fonctionnaires et employés de l'Etat, de la province et de la commune, et des établissements publics qui en dépendent, jouissant de 1,500 francs de traitement. Les avocats, médecins et pharmaciens, les ministres des cultes, lorsque ces ministres sont rétribués par l'Etat, et les instituteurs primaires diplômés. »
- L'amendement est appuyé. Il fait partie de la discussion et sera imprimé et distribué.
M. Van Humbeeck. - Je ne me propose pas de voter la proposition de l'honorable M. Jottrand et d'autres collègues ; je ne suis pas un partisan du suffrage universel et je ne crois pas que ce soit une bonne réforme électorale que celle qui s'appuie uniquement sur un abaissement du cens.
L'orateur que vous venez d'entendre a fait la critique de la proposition des honorables MM. Jottrand et consorts ; il a combattu vivement le suffrage universel et, enfin, il s'est prononcé contre l'abaissement excessif du cens comme base d'une réforme électorale.
Il a terminé en présentant une proposition qui rend hommage aux droits de la capacité, mais qui est, selon moi, une application trop restreinte d'un principe éminemment juste. C'est donc un discours auquel je n'ai pas à répondre ; et je puis aborder immédiatement l'examen du projet sur lequel la Chambre est appelée à délibérer.
Parmi les premiers défenseurs de ce projet, plusieurs nous l'avaient représenté comme devant ouvrir le corps électoral aux fractions les plus éclairées et les plus honnêtes de nos populations ouvrières.
L'honorable ministre de l'intérieur, en prenant la parole hier, n'a pas cru devoir faire sienne cette appréciation ; je le regrette, car si une démonstration en avait pu être fournie, et l'être sérieusement, mon devoir eût été de voter le projet avec empressement.
D'après moi, donner aux classes ouvrières la possibilité d'arriver au (page 1064) scrutin, mais en même temps ne pas compromettre les garanties que la société doit exiger de l'électeur, d'après un droit que je proclame bien haut, tel doit être le but de toute réforme électorale vraiment sérieuse, vraiment digne de son nom.
Dans ces conditions, une réforme électorale est un progrès et en même temps un acte de prudence. Dans la situation où la Belgique a le bonheur d'être, pareille réforme s'opérerait librement ; elle ne pourrait donc passer pour un acte de faiblesse.
Elle serait une juste récompense décernée à l'ouvrier qui a su s'élever a un véritable degré de culture intellectuelle. Pour les autres, elle serait un germe d'émulation que l'avenir viendrait féconder ; elle apporterait ainsi un élément de pacification dans les tristes luttes qui tourmentent constamment notre société moderne. Oui, dans de pareilles conditions, la réforme électorale serait un acte de bonne démocratie, de démocratie modérée, de démocratie pratique, de démocratie salutaire !
Malheureusement, il m'est impossible de trouver une pareille signification à la réforme qui est proposée par le gouvernement ; et, ne pouvant lui reconnaître ni cette portée sociale, ni cette portée politique, je me demande quels bons résultats nous pourrions en attendre ?
La réforme, par son nom seul, aura éveillé des espérances démocratiques ; elle ne viendra pas les satisfaire ; elle sera alors une immense déception, et les déceptions, surtout dans des matières aussi délicates, irritent les passions soulevées, bien loin de les calmer.
Dès lors, le projet n'est plus un acte de bon gouvernement ; il promet des concessions qu'il ne donnera pas ; c'est un mauvais et dangereux trompe-l'œil.
L'honorable ministre de l'intérieur s'est demandé hier comment certains orateurs pouvaient combattre le projet comme stérile, tandis que d'autres le combattaient comme excessif et dangereux. D'après moi, du moment qu'on ne peut pas accepter le projet tel qu'il est, on doit le trouver dangereux, soit comme excessif, soit comme insuffisant, à cause, dans ce dernier cas, des illusions qu'il aura produites et du désenchantement qui viendra y succéder.
On a dit plusieurs fois, et le mot paraît destiné à faire fortune, dans cette discussion, que les réformes électorales, même les plus réfléchies, sont jusqu'à un certain degré un saut dans l'inconnu ; on ne fait pas un pareil saut sans avoir devant soi de grandes espérances ; or, ces espérances, en présence du projet du gouvernement, me font complètement défaut.
Après la réforme, comme auparavant, l'exclusion de l'ouvrier, même de l'ouvrier d'élite, continuera d'être une règle générale.
Pour dire le contraire, il faudrait faire vraiment de la fantasmagorie politique.
L'exclusion sera inévitable, par cela seul que la réforme repose uniquement sur l'abaissement du cens.
J'ai signalé, en 1866, le même défaut dans le projet présenté alors par le gouvernement libéral, et même dans la proposition que présentait, en même temps, mon honorable ami, M. Guillery.
Je disais alors : « En maintenant un cens, même un cens réduit, vous n'appellerez à l'exercice du droit de suffrage que les derniers rangs de la bourgeoisie, les artisans travaillant pour leur propre compte et les petits détaillants ; cette classe de citoyens est nombreuse et respectable, je le veux bien. Mais une réforme qui s'adresse à cette classe seule est, à mon avis, sans portée politique ; il est une autre classe de citoyens à laquelle il faut s'adresser, c'est cette élite des travailleurs, qu'un de mes honorables collègues de la députation de Bruxelles a bien mieux dépeinte que je ne pourrais le faire. »
J'empruntais ici un passage à un discours prononcé par l'honorable M. Orts dans la séance du 9 juin 1864. La citation terminée, je reprenais :
« L'appel aux comices de cette classe de citoyens peut seul donner à votre réforme une signification importante ; or, en exigeant de cette classe un cens même réduit, vous continuez à l'exclure. Je le prouve.
« Le cens, en effet, se compose et doit se composer exclusivement de contributions directes. Ces contributions comprennent :
« La contribution foncière, la contribution personnelle, le droit de patente, le droit de débit de boissons distillées, le droit de débit de tabac et de cigares, la redevance sur les mines.
« L'ouvrier même appartenant à la couche la plus élevée des classes laborieuses ne paye ni contribution foncière, ni redevance sur les mines ; exceptionnellement, il peut arriver que la femme de l'ouvrier, en gardant le foyer domestique, trouve le temps de s'occuper d'un petit commerce. L'ouvrier peut, de ce chef, être tenu au droit de patente ordinaire ou bien aux droits de débit spéciaux aux boissons distillées et au tabac. Mais ce sont là des faits accidentels et qui n'amèneront pas au scrutin d'une manière générale les ouvriers intelligents et instruits.
« Reste la contribution personnelle ; celle-là l'ouvrier la paye, mais on le considère comme ne la payant pas et ainsi de ce côté encore, le scrutin devient inaccessible pour lui.
« L'ouvrier, en effet, se trouve presque toujours dans les cas prévus par les articles 7 et 9 de la loi du 28 juin 1822. »
Je donnais lecture des deux articles et je concluais :
« Dans ces cas, le propriétaire ou le locataire fait au gouvernement une simple avance de l'impôt ; il récupère cette avance sur le locataire ouvrier. Celui-ci supporte l'impôt et n'est pas électeur ; l'autre se rembourse de l'impôt et se fait porter sur les listes électorales. »
Telle était mon argumentation de 1866 ; elle peut être reproduite textuellement contre le projet actuel. Elle date de cinq ans et attend toujours une réponse.
Cependant, loin d'être affaiblie, elle est aujourd'hui renforcée par les tableaux qui servent d'annexés au rapport de la section centrale et auxquels l'honorable M. Demeur a emprunté, dans le même ordre d'idées, différents arguments que je n'entends pas répéter. L'honorable ministre de l'intérieur n'a pas tenté hier de répondre à ces arguments ; il n'a pas méconnu la situation que je viens d'esquisser ; seulement il a cherché à prouver qu'elle présente de grands avantages. C'est une conviction qu'il n'a pas réussi à me faire partager.
Dans l'état actuel de la discussion, il n'est donc pas même contesté qu'il soit indispensable de franchir la limite du système censitaire si l'on veut appeler à l'électorat les couches supérieures des classes ouvrières. Dès lors il faut, ou renoncer à ce résultat, le seul qui puisse donner un caractère sérieux et utile à la réforme, ou chercher à prendre une autre base. Laquelle alors ?
Il faut évidemment une base susceptible d'être reconnue à un signe déterminé dans une loi.
La moralité, l'intelligence, considérées en dehors de toute condition d'instruction, seraient des bases excellentes, si elles étaient saisissables ; mais la loi sera toujours impuissante à les saisir.
La loi doit considérer comme moraux tous ceux qui n'ont pas enfreint ses prohibitions, comme intelligents tous ceux qu'elle ne frappe pas d'incapacité civile.
Ni la moralité, ni l'intelligence ne sont donc des bases possibles. On peut en dire autant de toute supériorité des facultés personnelles.
L'honneur, la sagesse, la prudence, l'esprit de justice seraient certainement des causes légitimes d'accès au droit de suffrage. Mais elles sont toujours contestables ; elles seront généralement contestées. C'est pourquoi il faut renoncer à fonder sur ces qualités si respectables, mais si peu saisissables au point de vue législatif, les degrés de la subordination et de l'autorité dans le corps social.
Reste l'instruction. C'est à elle qu'il faut s'adresser, si l'on veut faire une réforme qui soit réellement démocratique, sans cependant prendre un caractère aventureux.
Une chose étrange a dû frapper tous ceux qui ont examiné les documents remis aux membres de la Chambre à propos de cette discussion. Dans l'exposé des motifs, qu'invoque-t-on en première ligne, comme raison de la présentation du projet ? Le développement donné à l'instruction. Que fait cependant le projet pour l'instruction ? Lui donne-t-il des droits soit isolément, soit en la combinant avec le cens ? En aucune façon. Il ne donne aucun avantage à l'instruction, sur laquelle cependant il dit vouloir appuyer sa réforme.
Je viens, moi, revendiquer pour l'instruction les prérogatives que le projet lui dénie. Je ne demande pas cependant qu'on la substitue entièrement au cens. Je proclame, comme le faisait hier l'honorable M. Dupont, comme l'a fait aujourd'hui l'honorable M. Sainctelette, que la bourgeoisie censitaire n'a pas usé du droit de suffrage dans des vues oppressives et égoïstes. Cette bourgeoisie, qui se recrute incessamment au sein des classes ouvrières, n'a en aucune circonstance méconnu l'origine de la plupart de ses membres.
Elle sait du reste et elle n'oublie point que l'amélioration du sort des classes laborieuses est une garantie d'ordre et de sécurité sociale. Elle en a fait constamment l'objet de ses préoccupations les plus chères ; aussi, ne peut-il être question de la frapper d'indignité et de venir par une loi nouvelle, lui retirer la confiance dont les lois précédentes l'avaient investie et qu'elle a toujours justifiée.
II faut d'ailleurs reconnaître aussi que le cens est une présomption de capacité presque toujours juste, lorsqu'il ne descend pas au-dessous d'un certain chiffre ; seulement le défaut de cette présomption, c'est d'être trop restreinte.
Il y a un très grand nombre de citoyens capables de voter avec sagesse et intelligence qui ne peuvent pas être favorisés par la présomption du (page 1065) cens. Laissons donc les censitaires présents et à venir dans la position où ils se sont trouvés jusqu'ici, mais permettons à l'instruction sérieuse, à l'instruction constatée, d'exercer aussi ses droits à côté des leurs, sans devoir justifier du payement d'un impôt.
Je ne vais pas au delà. C'est pourquoi j'ai donné à l'amendement que j'ai présenté à la section centrale, et que je vais reproduire, devant la Chambre, la forme d'une disposition additionnelle à l'article 7 de la loi communale.
Mais à quel degré d'instruction peut-on attacher l'avantage de jouir du droit électoral ?
J'admets certainement que le degré d'instruction présumé par l'exercice des fonctions signalées par M. Sainctelette, doive être réputé suffisant.
Mais c'est là une application du principe beaucoup trop restreinte ; elle n'aurait pas de conséquences assez étendues ; je ne puis y trouver qu'une satisfaction incomplète pour mes idées.
Deux formules plus générales sont jusqu'ici en présence : l'honorable M. Dupont considère comme instruction suffisante celle qui résulte de la fréquentation pendant trois années d'une école moyenne.
Je crois que l'on peut, sans passer pour courir les aventures, se montrer notablement plus large.
Mais je ne saurais me rallier cependant au système d'autres collègues, suivant lesquels il suffirait de savoir lire et écrire pour exercer le droit électoral, sans devoir justifier ni d'un cens, ni d'aucune autre condition de capacité. Je ne saurais adhérer à une condition susceptible d'être aussi diversement interprétée.
Suffira-t-il de savoir lire et écrire si peu que ce soit ? Evidemment, la garantie alors ne serait pas sérieuse ; aussi personne, dans cette discussion, ne l'a t-il entendu ainsi.
Il faut donc un certain degré de perfection. Conséquemment, il faut déterminer ce degré dans la loi ; or, c'est ce qui me paraît impossible.
L'honorable M. Nothomb, qui combine la condition de savoir lire et écrire avec l'abaissement du cens, n'a pas essayé de la préciser.
Il en présume l'existence ; en cas de contestation, les députations permanentes, et après elles les cours d'appel auront à juger : il leur laisse un pouvoir discrétionnaire.
La loi ne pourvoirait donc pas à la solution de la question ; il y serait pourvu par la jurisprudence.
Mais alors, messieurs, ce n'est pas la loi qui détermine les conditions de l'électorat. Elle se décharge de sa tâche sur des juridictions contentieuses. C'est ce qu'il me serait impossible d'admettre. Je verrais là une véritable abdication du pouvoir législatif.
L'honorable M. Couvreur, au contraire, cherche à préciser.
L'article dans lequel il a formulé sa tentative est ainsi conçu :
« Savent lire et écrire ceux qui peuvent comprendre la pensée d'autrui dans un texte imprimé et rendre par écrit leur propre pensée. »
Je suis fâché, messieurs, de ne pouvoir accorder des éloges à la tentative de mon honorable ami ; mats, en toute franchise, le commentaire ne me paraît pas plus précis que l'énoncé primitif et chaque mot du commentaire aurait besoin d'être commenté à son tour.
L'honorable M. Coomans, il y a quelques jours, voyait dans le texte de l'honorable M. Couvreur le germe de toute espèce de sévérités. L'honorable M. Sainctelette paraissait tout à l'heure se rallier à cette interprétation et, hier, l'honorable M. Dupont disait que la connaissance de la lecture et de l'écriture ainsi interprétée était évidemment une garantie sérieuse.
Les interprétations de ces honorables membres ne sont évidemment pas repoussées par les termes de la proposition ; on peut les entendre ainsi. Mes préoccupations, à moi, sont en sens opposé. ; le même texte en main, je me prends précisément à craindre que la porte ne soit ouverte à tant d'indulgence que la condition en deviendra illusoire.
En discutant la thèse qui veut fonder l'électoral uniquement sur la connaissance de la lecture et de l'écriture, j'ai souvent recouru à l'exemple d'un domestique sachant lire, assez pour pouvoir déchiffrer l'adresse d'une lettre que son maître le charge de porter, sachant écrire, assez pour annoter, non sans quelque peine, les débours faits pour le compte de ce maître.
j'ai souvent dit que la connaissance de la lecture et de l'écriture, réduite à de telles proportions, ne peut être une garantie de capacité réelle. Généralement, on convenait avec moi que ce n'était pas ainsi qu'il fallait entendre la condition, mais qu'il fallait une interprétation plus sévère.
Je suis certain que c'est également l'avis de l'honorable M. Couvreur.
M. Couvreur. - Evidemment.
M. Van Humbeeck. - Eh bien, le texte de l'honorable membre ne répond pas à l'intention manifestée par son interruption ; on peut interpréter ce texte de telle façon, que le domestique dont je viens de parler pourra être considéré comme en sachant plus qu'il n'en faut pour être électeur. Il doit lire de façon à comprendre la pensée d'autrui ; or, si on lui remet une lettre avec ordre de la porter, sans lui dire à qui, et qu'il sache trouver par la lecture de l'adresse cette pensée de son maître qui ne lui aura pas été verbalement communiquée, n'aura-t-il pas su lire de façon à comprendre la pensée d'autrui ? Ne rentrera-t-il pas dans les termes de l'amendement de l'honorable M. Couvreur ? N'en saura-t-il pas même plus que l'amendement n'exige ? Celui-ci ne se borne-t-il pas à demander qu'on puisse comprendre la pensée d'autrui dans un texte imprimé ? Faudra-t-il même alors savoir lire une adresse manuscrite ?
Ne suffira-t-il pas que, le jour où le maître voudra renvoyer au véritable destinataire un journal qui lui aura été apporté par erreur, le domestique sache lire l'adresse inscrite sur la bande imprimée de façon à comprendre la pensée qu'elle renferme ?
En ce qui concerne l'écriture, nous nous trouvons devant la même absence de précision ; ici encore on peut interpréter les termes avec une indulgence dérisoire ; le domestique en question a inscrit sur une feuille de papier ou sur un calepin : « J'ai déboursé pour mon maître telle somme, qu'il doit me rembourser ; » n'a-t-il pas rendu, par écrit, une pensée qui est bien la sienne ? et, par conséquent, ne peut-il pas demander à profiter du texte de la proposition de l'honorable M. Couvreur ?
Je sais bien que ces conséquences ne sont nullement dans la pensée de l'honorable membre ; mais je veux précisément démontrer que son texte ne répond pas à ses intentions. Ses intentions, nous en sommes tous convaincus, sont excellentes ; mais que sont les bonnes intentions ? Vous le savez, on en a déjà pavé l'enfer ; n'allons pas encore en paver notre système électoral, de peur qu'il ne devienne un enfer aussi.
Messieurs, les partisans inflexibles de la condition de savoir lire et écrire, parmi lesquels j'ai le bonheur de compter beaucoup d'amis, me permettront de leur dire toute ma pensée ; ils ont, d'après moi, subi un entraînement auquel les meilleurs esprits ne résistent pas toujours. Ils se sont laissé prendre au charme d'une phrase toute faite.
Cette phrase a eu du succès ; elle a fait le tour de la presse, elle a parcouru les réunions publiques, elle est à la mode, elle plaît ; on la trouve jolie, amoureuse, adorable, comme la chute du sonnet d'Oronte. Je veux bien aussi la trouver jolie ; je veux même la trouver exacte lorsqu'on l'emploie dans le style de la conversation usuelle, où il y aura toujours moyen d'y joindre de longues explications quand la nécessité l'exigera. Mais je ne puis admettre que ce soit une phrase de loi. Dans le style législatif elle créera toujours des équivoques ; les tentatives consciencieuses, mais peu heureuses, que je critique en ce moment, m'en donnent la conviction plus que jamais.
Les critiques que je viens d'exprimer m'empêchent de me rallier à tout système qui voudrait fonder l'électorat sur la seule condition de savoir lire et écrire. Elles ne doivent cependant pas m'empêcher de me rallier, en ordre très subsidiaire, à une proposition maintenant le cens et plaçant la science de la lecture et de l'écriture comme garantie complémentaire à côté du cens réduit.
Entre l'électeur à 10 francs, ne sachant ni lire ni écrire et l'électeur à 10 francs, sachant lire et écrire, même seulement assez pour tracer péniblement son bulletin, il y a déjà une différence ; le second présentera une certaine garantie d'indépendance en plus, que je ne veux pas répudier, si insignifiante qu'elle soit.
J'ai fait la même distinction en 1866 en m'expliquant sur la proposition de mon honorable ami, M. Guillery.
La Chambre se souvient que l'honorable M. Guillery, à cette époque, voulait réduire le cens à 15 francs dans toutes les communes du pays, en exigeant chez l'électeur la condition de savoir lire et écrire.
On critiquait cette formule « savoir lire et écrire. » par des raisons identiques à celles que je viens d'exposer ; je disais alors aussi que ces critiques, justifiées quand il s'agissait d'ériger la connaissance de la lecture et de l'écriture en condition unique, cessaient de l'être quand il s'agissait seulement d'en faire une condition complémentaire.
« N'oublions pas, disais-je, qu'en ce moment (au moment où j'examinais la proposition de M. Guillery), il ne s'agit point de rechercher quelle dose d’instruction suffirait pour assurer, indépendamment de toute autre condition, l'admission au droit de suffrage. Il s'agit de compléter, par un élément de preuve directe, une présomption tirée du cens... On entend combiner cet élément de preuve directe, élément nouveau, avec la présomption ancienne toujours maintenue. Dans cette situation, l'appréciation de cet élément nouveau peut être large et indulgente, et ainsi doivent (page 1066) disparaître les craintes d'appréciations arbitraires... Que l'électeur en sache assez pour lire et écrire un bulletin, même péniblement, cela peut suffire comme condition complémentaire ; cela ne suffirait pas, je le veux bien, comme condition unique... »
Je crois devoir aujourd'hui maintenir, à cet égard, la distinction que j'ai faite dès 1866.
Mais je m'empresse de revenir à l'instruction considérée comme condition de droit de suffrage, indépendamment de tout payement d'impôt direct.
Je n'admets donc pas la formule « savoir lire et écrire» ; mais je voudrais rechercher la véritable portée du système qu'on a tort de s'obstiner à renfermer dans cette formule.
La vérité est que, pour exercer le droit électoral avec intelligence, il peut suffire de la possession de l'instruction primaire, mais d'une possession solide et indestructible. Or, l'instruction primaire purement élémentaire est un instrument dont on n'a réellement la disposition qu'après l'être montré apte à s'en servir.
L'honorable M. Jottrand disait, dans les développements de sa proposition, que « l'instruction primaire est l'instrument d'une élévation sans limites, mais sans lequel on ne saurait faire un pas. »
Je demande que, pour prouver qu'on possède réellement cet instrument, on se soit appuyé sur lui pour faire un ou deux pas bien modestes. Je ne demande pas, comme la loi de 1870 et comme l'amendement de M. Dupont, la possession de l'instruction moyenne, pas même celle de l'instruction primaire supérieure, mais que deux branches de celle-ci viennent au moins compléter l'instruction primaire élémentaire. Je demande, en d'autres termes, une instruction primaire ayant reçu les développements qu'on lui donne dans nos grandes villes. Cela me suffit.
Je me montre ainsi beaucoup plus large que l'honorable M. Dupont ; cependant je ne dois pas encore être considéré comme bien aventureux.
En effet, l'honorable M. Frère-Orban, certainement peu suspect d'être aventureux en cette matière, paraissait très disposé, dans la discussion de 1867, a accepter l'instruction primaire, ainsi entendue, comme offrant autant de garanties que l'instruction moyenne.
Dans le discours prononcé alors par l'honorable M. Funck, je trouve deux interruptions de l'honorable M. Frère qui me font croire aux intentions que je lui attribue.
« M. Funck. -... Ce n'est pas à l'instruction moyenne, mais bien à l'instruction primaire qu'il faut demander le critérium de la capacité du citoyen.
« M. Frère-Orban, ministre des finances. - Nous admettons les écoles primaires supérieures.
« M. Funck. - Il n'en existe guère.
« M. Frère-Orban, ministre des finances. - Et vos écoles primaires ?
« M. Funck. - Si c'est de celles-là que vous voulez parler, nous sommes bien près de nous entendre et de nous donner la main. »
Voilà ce que rapportent les Annales de 1867.
M. Frère-Orban. - C'est une erreur.
M. Van Humbeeck. - Cela se trouve en toutes lettres aux Annales parlementaires ; si c'est une erreur, elle a été partagée à cette époque par bien des auditeurs, car j'ai recherché le discours de l'honorable M. Funck, uniquement guidé par le souvenir que j'avais gardé de l'interruption.
Et quelle était l'instruction primaire dont parlait l'honorable M. Funck et que l'honorable M. Frère-Orban paraissait disposé à accepter comme suffisante ? M. Funck lui-même nous l'apprenait. Elle consistait dans l'instruction primaire définie par l'article 6 de la loi, mais complétée par deux branches portées par la loi seulement au programme de l'enseignement primaire supérieur ; ces deux branches étaient les éléments de la géographie et de l'histoire nationale, et des notions élémentaires de notre droit constitutionnel.
Je crois donc, je le répète, formuler ici une idée large et cependant non aventureuse.
Demanderons-nous maintenant comment on pourra constater ce degré d'instruction ?
De même que pour l'instruction moyenne dans la loi de 1870, des certificats me paraissent pouvoir suffire, s'ils portent sur un programme complet, comme celui que je viens de définir, et sur des cours d'un certain nombre d'années. Le délai de cinq ans est celui que j'ai proposé dans la section centrale et que je crois devoir maintenir, en reproduisant aujourd'hui ma proposition. Un délai de cinq ans nous mène au moins jusqu'à la douzième année.
Si l'instruction purement élémentaire, acquise rapidement dans les premières années de l'enfance, se perd malheureusement avec trop de facilité, comme l'expérience le prouve tous les jours, il n'en est pas ainsi de l'instruction qui s'est continuée jusqu'aux approches de l'adolescence et qui s'est élevée jusqu'à certaines sciences d'application, même d'une façon assez restreinte.
Je n'exclus pas, d'ailleurs, l'intervention d'un jury pour ceux qui ne pourraient pas produire de certificat. J'avais, à cet égard, formulé une proposition en 1867.
Si le principe de la proposition que je vais déposer aujourd'hui rencontre quelque sympathie, il ne me serait pas difficile de la compléter dans ce sens.
Il y aurait aussi à dispenser des certificats de fréquentation d'un établissement primaire les porteurs d'un diplôme officiel indiquant une instruction plus étendue.
Mais je crois pouvoir attendre, pour rédiger ces dispositions complémentaires, que je sache si quelque sympathie est réservée au principe même que j'ai en ce moment l'honneur de défendre devant la Chambre.
Voilà, messieurs, les motifs pour lesquels je viens reproduire aujourd'hui l'amendement repoussé par la section centrale.
On a reproché à ce système et aux systèmes analogues de ne pas appeler au scrutin assez de nouveaux électeurs.
Messieurs, à cette objection je n'ai qu'une réponse à faire : Quand on accepte le principe de la capacité, il faut aussi en accepter les conséquences. Dans le système de la capacité, celle-ci est pour la société une garantie qu'elle a le droit d'exiger.
Il ne faut pas que la société soit réduite à abaisser cette garantie pour la mettre tellement à la portée du grand nombre que celui-ci soit dispensé du moindre effort. C'est au grand nombre à s'élever jusqu'à cette garantie. Tout ce qu'il peut demander c'est qu'on la rende accessible pour tous. Or, l'enseignement primaire complété, tel que je l'ai indiqué, est déjà accessible pour tous dans les villes de quelque importance ; il le sera partout le jour où nous le voudrons fermement.
J'ai l'intime conviction que tout système qui tend à asseoir l'électorat sur des conditions sérieuses et cependant largement accessibles, est une excellente barrière contre la domination brutale du nombre par le suffrage universel.
Et ici encore, messieurs, je ne fais que reproduire, après quatre années, des considérations que j'ai déjà fait valoir devant la Chambre.
« Je vous en conjure, messieurs, disais-je ici le 10 avril 1867, donnez des droits à l'instruction ; elle seule peut nous sauver du suffrage universel, de celui que vous craignez et que je crains, car, à entendre le mot dans un certain sens, on pourrait dire que ma proposition est un acheminement vers le suffrage universel, et même je ne m'en défends pas, qu'elle sera le suffrage universel lui-même le jour où le peuple le voudra.
« Si mon système était appliqué d'une manière générale, au lieu de l'être dans les limites restreintes où je vous le propose aujourd'hui, l'ère des réformes électorales par voie législative serait close définitivement : la réforme électorale serait en permanence, elle s'accomplirait pacifiquement, quotidiennement, insensiblement ; elle se réaliserait plus ou moins vite, selon l'intensité des efforts qui seraient déployés au sein des classes inférieures.
« Dans cette situation, si un magnifique élan venait s'emparer de la nation tout entière, s'il pouvait descendre jusque dans les dernières couches de la population, si tous, sans exception, voulaient courir à l'instruction sérieusement entendue, dans le désir de s'élancer de là vers l'urne du scrutin, le jour qui verrait cette transformation ne serait pas un jour effrayant, mais serait un jour béni. Nous serions, parmi les peuples, le seul qui aurait le droit de compter dans ses comices les suffrages avec orgueil, parce qu'il n'aurait pas cessé de les peser. »
L'honorable ministre de l'intérieur a fait hier à ce système et à tous ceux qui demandent pour la capacité des droits non subordonnés au payement d'un impôt, une objection que je ne veux pas oublier de rencontrer :
« Le jour, a-t-il dit, où le cens aura disparu en matière d'élection communale et provinciale, on sera bien près de le faire disparaître ailleurs, et de demander la révision de la Constitution. »
Je me suis montré adversaire de la révision de la Constitution dans des occasions déjà anciennes, comme dans une circonstance toute récente, mais je ne crois pas qu'il soit bon de s'habituer à l'idée qu'on ne touchera jamais à la Constitution.
Je veux bien tout faire pour ne pas amener, pour ne pas précipiter surtout cette éventualité ; mais le jour où elle se produirait, malgré nous, (page 1067) on nous trouvera prévoyants, si nous avons d'avance préparé un terrain convenable sur lequel cette révision puisse s'opérer sans danger. Nous trouverions ce terrain dans un système électoral basé sur l’instruction.
La Chambre trouvera peut-être que je mets trop de complaisance à me citer moi-même, mais je tiens cependant à dire qu'ici encore je réédite une idée que j'avais déjà émise en 1867 ; qu'elle me permette de nouveau un emprunt à mes paroles de cette époque. Cet emprunt aura, du reste, un grand avantage sur tous ceux qui l'ont précédé. Il sera le dernier et terminera mon discours.
« Quels que doivent être, disais-je, les résultats de la discussion actuelle, pouvez-vous répondre que jamais la révision de l'article 47 de la Constitution ne viendra s'imposer comme une nécessité ? Savez-vous quand cette nécessité se présentera ? Pouvez-vous en découvrir le jour et l'heure précise dans l'avenir ? Evidemment non. Que faut-il faire cependant ? Faut-il se laisser aller au hasard des événements ou vaut-il mieux préparer un terrain favorable sur lequel la révision pourra s'opérer sans danger le jour où elle sera devenue inévitable, sans toutefois rien faire pour rapprocher ce jour et en formant des vœux pour qu'il arrive le plus lard possible ?
« Quant à moi, je me range, sans hésiter, à ce dernier parti ; c'est à la fois le plus courageux et le plus sage. Si la révision de l'article 47 devait venir s'imposer un jour sans qu'un terrain favorable fût préalablement disposé, l'épreuve serait très probablement désastreuse. Dans les jours d'agitation, les faits frappent les esprits plus que ne le font les théories. Si le pays, dans une pareille situation, voit ici un corps électoral recruté dans des conditions trouvées trop sévères, plus loin un autre corps électoral dans lequel on accepte tous ceux qui ont atteint l'âge de la capacité civile, s'il ne voit nulle part un système intermédiaire et que cependant il condamne le premier système, ce sera pour se jeter dans les bras du second. Il n'aura pas le temps de se recueillir pour méditer sur le mérite d'un système intermédiaire dont la pratique ne lui aurait pas fait préalablement saisir les avantages.
« Mais si, au contraire, un système intermédiaire a fonctionné, si surtout ce système intermédiaire est conçu assez largement pour désintéresser dans la question électorale les intelligences qui, en définitive, mènent toujours les masses, alors des chances sérieuses existent pour que les sympathies se tournent vers cette formule de transaction, pour qu'elle soit acceptée, pour que nos institutions conservent leur originalité en se retrempant dans un progrès, pour, que nos libertés, et notre nationalité sortent plus fortes, plus glorieuses de l'épreuve qu'elles auront traversée. »
M. David. - Messieurs, je développerai de la manière la plus succincte l'amendement que j'ai l'honneur de soumettre à la Chambre.
Il a pour but de donner, me semble-t-il, un moyen pratique de constater le degré d'instruction des électeurs à inscrire.
Pendant toute ma vie politique, j'ai été partisan de la plus grande extension possible du droit de suffrage, et chaque fois que j'ai eu à me présenter devant mes électeurs et qu'ils m'ont demandé une profession de foi, je leur ai déclaré carrément, positivement que j'étais partisan d'une très large extension du droit de suffrage, mais depuis que la société l'Internationale cherche à faire prévaloir des principes subversifs de tout ordre social, on doit exiger des garanties sérieuses d'ordre et de discernement de la part de l'électeur.
Je crois avoir trouvé ces garanties dans l'épreuve suivante : lire couramment un paragraphe écrit à la main et le copier ensuite correctement et lisiblement ; cela suffit, me semble-t-il, pour constater une instruction convenable.
Se présente maintenant la question du corps ou du jury qui sera appelé à constater cette capacité ; quant à moi, je veux obliger l'électeur à se présenter devant le juge de paix de son canton, et voici, messieurs, comment je formule mon amendement :
« Pour être inscrit en qualité d'électeur sur les listes électorales, on doit se présenter, à des jours et heures fixés par lui, chez le juge de paix de son canton.
« Le juge de paix fera lire et copier à celui qui réclame son inscription, une phrase de trois à quatre lignes, écrites à la main.
« Le réclamant doit lire à haute voix couramment et copier correctement et visiblement la phrase lui indiquée par le juge de paix, qui délivre le certificat de capacité nécessaire à l'inscription sur les listes électorales. »
Messieurs, nous ne pouvons pas admettre comme juges les administrations communales ; ce sont des corps complètement politiques qui pourraient s'inspirer de passions de parti et se montrer injustes envers les uns ou envers les autres.
Le droit de juger du degré d'instruction de l'électeur doit être confié à un magistrat indépendant et étranger à la politique. C'est ce que nous trouvons chez le juge de paix, qui connaît d'ailleurs tous ses administrés, qui est inamovible et sera impartial.
Jamais il ne se laissera entraîner par la passion politique à accorder à l'un ce qu'il refuserait à l'autre.
On me dit qu'en Australie... (Interruption.) Comment ! je suis étonné de vos interruptions et de vos rires ; l'Australie est un grand pays, une colonie anglaise, parfaitement, organisée civilement, administrativement.
Dans ce pays, il suffit d'être porteur d'un certificat du juge de paix de son pays pour être inscrit sur les listes électorales.
Mon amendement a encore ceci de bon qu'il s'adapte à toutes les autres propositions qui exigent un certain degré d'instruction de la part de celui qui veut être électeur.
M. Dethuin. - Messieurs, je réclame de la Chambre quelques courtes minutes de bienveillante attention, pour motiver mon vote.
En matière électorale, chacun a son idéal ; le mien est le système qui, abstraction faite de tout cens et exclusivement basé sur les capacités, appelle le plus grand nombre possible de citoyens à prendre part aux affaires de leur pays. Cependant, messieurs, je suis l'adversaire du suffrage universel qui, en présence de l'ignorance des masses, est, à mon sens, le plus grand danger qui puisse jamais menacer la liberté des peuples.
Ses admirateurs les plus convaincus doivent reconnaître qu'il a plus souvent favorisé le despotisme et la réaction qu'aidé au développement de la liberté et des progrès sociaux.
Je suis persuadé qu'en admettant la capacité comme unique base électorale, on prévient les dangers du suffrage universel.
En effet, messieurs, malgré les plus beaux discours qui tendent à prouver le contraire, mon bon sens me commande de témoigner une plus grande confiance à l'honnête homme intelligent, instruit, qui ne paye rien, qu'au censitaire à dix ou vingt francs, également honnête, mais tout à fait illettré.
Le projet qu'on nous présente supprime complètement la condition de capacité exigée par la loi de 1870 et admet le cens comme unique base, comme seule présomption d'aptitude électorale.
Eh bien, messieurs, de tous les systèmes, c'est, selon moi, le plus injuste et le plus détestable. L'argent n'est pas plus une présomption de capacité électorale que la fortune et la naissance ne sont des preuves d'esprit et d'intelligence, et à ceux-là qui prétendent que le cens est une sérieuse garantie d'ordre, je répondrai que l'instruction en est une bien meilleure encore.
Messieurs, nous vivons à une époque qui s'efforce de faire justice de tous les préjuges pour les remplacer par un sentiment de légitime et sympathique respect qui s'attache à l'homme parvenu par son courage, son travail et son talent ; il est donc juste et naturel qu'en matière électorale, comme en toutes choses, le savoir prime l'argent.
Je ne demande pas seulement l'abaissement, mais je demande la suppression complète du cens à la condition sine qua non que la capacité le remplace ; sinon nous exécutons une double marche forcée vers le suffrage universel ignorant et par conséquent despotique et malfaisant.
Le projet de loi dit aux citoyens :
Restez ignorants, peu importe. Payez dix francs, cela suffit. Mais vous qui avez étudié, qui raisonnez, et discernez le bon de l'absurde, vous ne jouirez pas de vos droits politiques et le scrutin vous est fermé. Vous êtes intelligents ! soit ; plus capables que bien des censitaires ! J'y consens ; mais vous ne payez pas dix francs ; d'ailleurs je me défie, de vous, de votre indépendance, de votre savoir et vous seriez capables, étant électeurs, de voter à votre guise et de vous passer, pour rédiger votre bulletin, de l'avis et des conseils du curé de votre village.
Voilà l'esprit de la loi ; l'ignorance docile, mise au service de la réaction. Je repousse ce système.
Quoique plus stratégique encore que politique, la loi manque d'habileté ; elle laisse trop deviner qu'elle craint la lumière et que le développement intellectuel des masses l'inquiète outre mesure. Elle veut, on le voit, on le sent, reculer le plus possible l'époque fatale où tous les citoyens, devenus instruits, ne seront plus aussi crédules ni aussi soumis.
La répulsion que certains hommes politiques très éminents éprouvent pour le système de la substitution de la capacité au cens est étrange, inexplicable même, lorsqu'il est constaté qu'en Belgique, dans un pays aux mœurs, aux institutions et aux instincts démocratiques, des conseillers à la cour, des magistrats et, dans la ville de Mons seule, le président du (page 1068) tribunal et le procureur du roi, des ingénieurs très distingués, des avocats, des littérateurs, des artistes, des militaires, en un mot des citoyens honorables, considérés, chargés de veiller sur la société, de protéger la sécurité, la fortune des citoyens, l'honneur des familles, d'exécuter et d'interpréter les lois, se trouvent privés de leurs droits politiques parce qu'ils ne peuvent verser au trésor de l'Etat en contributions directes, patentes comprises, dix ou vingt francs.
Eh bien, messieurs, je n'hésite pas à dire, m'appuyant sur les documents fournis par l'honorable ministre de l'intérieur lui-même, que notre pays sera bientôt, en matière électorale, placé parmi les plus arriérés de l'Europe.
Le seul système juste et rationnel est celui qui admet au scrutin les citoyens qui pensent et non pas exclusivement ceux qui payent.
Messieurs, on ne peut le nier, le suffrage universel fait des progrès en Europe, tôt ou tard il passera par chez nous. Que trouvera-t-il ? Un peuple ignorant, tenu trop à l'écart des affaires publiques et qui, follement et témérairement, se servirait du suffrage universel au profit des extrêmes également dangereux. Alors on se repentira, mais trop tard, de n'avoir pas prévu le danger et d'avoir repoussé ou dédaigné l'enseignement obligatoire au nom d'un amour de la liberté si grand, mais si inopportun en cette matière, qu'il m'est suspect.
En effet, messieurs, pour combattre l'enseignement obligatoire, on parle de prétendues pressions exercées sur le peuple !!!
Messieurs, veuillez me permettre de dire toute ma pensée : Si le peuple se plaint un jour, ce ne sera pas de cette généreuse contrainte qui aura pour but de l'instruire et de l'émanciper ; il la bénira, au contraire, si dure, si sévère même qu'elle puisse être, lorsque, plus éclairé, il constatera que, grâce à elle, il est devenu vraiment libre et qu'il n'est plus tenu à l'écart des affaires de son pays. Il prouvera sa reconnaissance en aimant mieux sa patrie et, à même de pouvoir les apprécier, en respectant davantage nos institutions, et l'ouvrier, venant enfin s'asseoir au foyer de la grande famille politique nationale, comprendra que l'ordre, la tranquillité et la paix peuvent seuls le rendre heureux.
Voilà, messieurs, je le crois sincèrement, les résultats que donnerait une large extension du suffrage basée sur la capacité, Si, au contraire, nous restons sourds aux réclamations les plus légitimes, peut-être ceux qui nous succéderont, en présence des difficultés graves que nous aurons créées, nous accuseront-ils d'avoir fait de la politique égoïste, personnelle exclusivement de parti et, parlant beaucoup du peuple, de l'avoir souvent oublié. A ceux-là qui n'ont pas voulu de l'enseignement obligatoire, on dira que s'ils eussent été sincèrement désireux de moraliser les citoyens, ils eussent dû, dans l'intérêt même et pour le bonheur de ceux-ci, les obliger, les forcer à s'instruire.
Je sais, messieurs, que les idées que j'ose émettre en ce moment sont loin d'être favorablement accueillies par le plus grand nombre, mais lorsque l'on a une opinion que l'on croit bonne et profitable, on ne doit pas hésiter à la défendre en s'efforçant de la faire prévaloir.
Cette opinion, messieurs, je l'ai toujours défendue, en dehors de cette Chambre, et je l'ai affirmée par mes votes après avoir eu l'honneur d'y être entré. En effet, lorsque je votai la loi électorale, présentée par nos honorables amis politiques, qui réduisait le cens de moitié, augmentait le nombre des électeurs et exigeait la capacité, j'étais conséquent avec mes principes et la logique prévoyante qui commande de prendre, lorsqu'on ne peut avoir beaucoup, le peu que l'on vous offre.
Le cabinet libéral offrit beaucoup plus que la Chambre ne voulut accepter, et si son projet primitif, dont la loi promulguée en 1870 n'est que l'édition ex pulgata, ne donnait pas satisfaction entière à ceux qui veulent la capacité comme unique base électorale, il réalisait un sérieux progrès et faisait un pas plein de promesses vers d'autres réformes plus radicales.
Il serait injuste de le méconnaître, presque déloyal de le nier.
En votant et signant la proposition de mon honorable ami et collègue, M. Jottrand, j'ai la double bonne fortune d'obéir à mes convictions et de tenir mes engagements antérieurs.
Si la proposition de l'honorable M. Jottrand est repoussée, je voterai toutes celles qui, moins radicales, réalisent cependant un progrès, soit en substituant au cens une capacité plus étendue que la connaissance de la lecture et de l'écriture, soit, comme dernière consolation, l'adjonction des capacités au cens.
La loi qui nous est présentée n'accordant rien à la capacité, je voterai contre elle.
- La séance est levée à 4 heures trois quarts.