(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1870-1871)
(Présidence de M. Vilain XIIII.)
(page 1039) M. de Vrints fait l'appel nominal à 2 heures et un quart et lit le procès-verbal de la séance précédente ; la rédaction en est approuvée.
M. Wouters présente l'analyse suivante des pièces adressées à la Chambre :
« Des secrétaires communaux de l'arrondissement d'Alost demandent que l'avenir des secrétaires communaux soit assuré, que leur traitement soit mis en rapport avec l'importance de leur travail et des services qu'ils rendent aux administrations communales provinciales et générale. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Des habitants de Surlemez et de Wouheriffe., sections de la commune de Couthuin, demandent l'érection de l'église de Surlemez en succursale. »
- Même renvoi.
« Le sieur Melchior demande la suppression des commissaires d'arrondissement, l'expulsion des employés doctrinaires des ministères, l'organisation de la police de sûreté au point de vue de la surveillance des étrangers. »
- Même renvoi.
« Des habitants de Passchendaele demandent que le projet de loi sur la réforme électorale exige certaine garantie de capacité de la part des éligibles aux conseils provinciaux ou communaux. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi sur la réforme électorale.
« Le sieur Landrien propose un moyen pour constater le savoir lire et écrire et demande que la loi ne prive pas de l’électorat les illettrés actuellement électeurs par le cens ni les illettrés qui à l'avenir posséderaient le cens. »
- Même décision.
« Le sieur Apeleirs demande le suffrage universel et, s'il faut toucher à la Constitution, il propose de supprimer l'une des deux Chambres législatives. »
- Même décision.
« Le conseil communal de Liège prie la Chambre de ne pas adopter le projet de loi sur la réforme électorale. »
- Même décision.
« Des habitants de Geet-Betz demandent la construction d'un chemin de fer de Tirlemont à Diest par Oplinter, Neerlinter, Budingen, Geet-Betz et Haelen. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du rapport sur des pétitions relatives au même objet.
« Des habitants d'une commune non dénommée demandent que la loi consacre le principe de l'obligation en matière d'enseignement primaire. »
- Renvoi a la section centrale chargée d'examiner la proposition de loi relative à l'enseignement primaire obligatoire.
« Des habitants de Liedekerke demandent que la langue flamande soit, en tout, mise sur le même rang que. la langue française. »
« Même demande d'habitants de Weslroosebeke et Schuyffers-Kapelle. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du rapport sur des pétitions identiques.
« MM. de Smet et Rembry demandent un congé. »
- Accordé.
M. Brasseur dépose le rapport de la section centrale qui a examiné le budget des dotations.
- La Chambre ordonne l'impression et la distribution de ce rapport.
M. Royer de Behr, rapporteur. - Messieurs, dans la séance du 20 avril, les Annales parlementaires me font dire : « Si la Chambre désire la continuation de la discussion à demain, j’aurai l’honneur de la suivre. » J’ai dit : « Si la Chambre désire la continuation à demain, je demande à être inscrit pour prendre la parole. »
M. le président. - La rectification figurera aux Annales.
M. Moncheur. - Messieurs, dans la séance d'hier, j'exposais les raisons qui me déterminent à combattre le cens comme condition de l'exercice du droit de suffrage. Je disais que cette condition exclut nécessairement du corps électoral des catégories nombreuses de citoyens qui devraient en faire partie. J'ai cité de nombreux exemples appuyés par des chiffres, qui ne peuvent pas être contestés, parce qu'ils sont fournis par le gouvernement lui-même. La statistique que j'ai indiquée a été dressée sous l'administration de l'honorable M. Frère-Orban, la seule personne qui, dans cette enceinte, ait paru mettre en doute les chiffres que j'ai énoncés.
A d'autres points de vue, messieurs, le cens doit être condamné. Il ne se borne pas à éliminer les catégories de citoyens que j'ai indiquées hier et qui devraient figurer sur les listes électorales ; il élimine notamment une catégorie de citoyens que tous nous serions désireux d'y voir figurer : Je me suis placé hier au point de vue de la profession du citoyen ; je me place maintenant au point de vue de l'âge.
Le cens électoral a pour effet d'exclure des comices électoraux la jeunesse. On a promulgué l'année dernière une loi qui a réduit de 25 a 21 ans l’âge requis pour être électeur aux Chambres et à la province.
C'était une large, généreuse, excellente pensée. A cet âge, en effet, les besoins de la vie, les intérêts de chaque jour n'ont encore en rien étouffé cet ardent désir de justice et de vérité qui est au fond du cœur de l'homme.
Mais, messieurs, vous n'avez rien fait, car de 21 à 25 ans on ne peut être électeur.
Du moment que vous laissez subsister la condition du cens, vous éliminez les hommes de 21 à 25 ans.
- Un membre. - Il n'y a pas de mal à cela.
M. Demeur. - Je me demande alors pourquoi les Chambres ont voté la loi qui réduit à 21 ans l'âge voulu pour être électeur aux Chambres.
La Chambre a trouvé désirable que le citoyen beige de 21 ans fût électeur, non seulement pour la commune, ainsi que l'admettait la loi communale, mais aussi pour la province et pour l'Etat.
C'est surtout dans la jeunesse que l'on peut contracter l'habitude de s'occuper des affaires publiques. Il y a donc intérêt à donner au citoyen l'occasion de s'en occuper et de s'y intéresser directement, dès sa majorité.
Une chose qui est regrettée, j'en suis convaincu, par cette assemblée, c'est l'espèce d'indifférence qui existe trop souvent, en Belgique, pour les questions les plus importantes.
Dans les grandes villes, comme dans les villages, il n'y a pas assez de préoccupations chez les citoyens à l'endroit des affaires publiques.
Cela tient en grande partie à ce que le plus souvent on n'arrive pas à être électeur avant l'âge de 28 ou 30 ans, parce que, avant cet âge, on ne paye pas l'impôt nécessaire à cette fin.
L'année dernière on avait offert la candidature au sénat, à Bruxelles, à un homme très capable, très riche et l'on ne doutait pas qu'il pût justifier du cens d'éligibilité. Grande fut la surprise lorsque l'on reçut de lui une lettre portant ù peu près ces mots :
« J'ai le bonheur de posséder encore mon père et ma mère, et par suite je ne paye pas la somme d'impôt voulue pour être éligible au sénat. »
(page 1040) Ce n'est qu'à la mort de ses parents qu'il aura la capacité nécessaire pour tire sénateur. Eh bien, ce fait particulier, il se répète sur une grande échelle lorsqu'il s'agit de l'acquisition du droit électoral.
Vous pouvez faire le calcul vous-même. Dans toutes les villes de plus de 15,000 âmes, les listes des électeurs pour la province et pour la commune portent à peu près les mêmes chiffres. Cependant il y a eu jusqu'à ce jour plusieurs différences et notamment celle de l'âge entre les conditions exigées de l'électeur à la province et celles qui sont exigées de l'électeur à la commune ; mais la différence résultant de l'âge perd toute importance à raison du cens exigé qui empêche les Belges de 21 à 25 ans de devenir électeurs. Je le répète donc, la grande masse de la jeunesse du pays est exclue du vote par la condition du cens, et c'est un grief de plus que j'invoque contre cette condition.
Il y a, messieurs, une autre classe que le cens, quelle qu'en soit la réduction, exclura toujours des comices électoraux pour la commune, pour la province, pour l'Etat. Ce sont les ouvriers.
Il y a, dans la liste des électeurs, des propriétaires, des commerçants, des industriels, des professeurs, mais pas un seul ouvrier ; j'ajoute qu'il ne peut pas y en avoir. Aujourd'hui l'ouvrier pourra devenir électeur si sa femme vend du café, des liqueurs, si, à raison de l'un ou l'autre commerce, il paye patente. Mais aucun citoyen ne figure sur les listes électorales, à titre d'ouvrier. Et de quel chef le serait-il ? Du chef de l'impôt foncier, de l'impôt personnel, du droit de patente ? Il ne les paye pas. Voici des ouvriers majeurs, honnêtes, qui ont réalisé des économies et les ont déposées à la caisse d'épargne instituée par le gouvernement ; il n'y en a pas un qui soit électeur.
Le travail proprement dit n'est pas représenté dans les comices électoraux, il n'est pas représenté dans les conseils communaux, dans les conseils provinciaux, dans les Chambres.
On m'objecte à cela : Qu'est-ce que cela fait ? Les patrons sont électeurs, cela ne suffit-il pas ? Est-ce que les ouvriers ont à se plaindre de la législation ? Les lois et règlements seraient-ils faits différemment si les ouvriers intervenaient dans la formation des conseils communaux, des conseils provinciaux, des Chambres ? Est-ce que les lois, est-ce que les règlements provinciaux et communaux ne sont pas justes ?
Messieurs, il est assez difficile d'attaquer dans leur ensemble toutes les lois, tous les règlements provinciaux et communaux du pays.
Cependant, je ne crains pas de dire que l'intérêt de l'ouvrier est méconnu dans l'ensemble de ces lois et règlements ; je ne crains pas de dire que les patrons sont incapables de représenter l'ouvrier. Tous les pouvoirs, quels qu'ils soient, s'exercent au profit de ceux qui en sont les dépositaires ou des leurs, et il en est ainsi, sans distinguer entre les monarchies absolues, les aristocraties et les classes moyennes.
Sans doute, il y a des tempéraments. Mais par cela même que vous connaissez la nature humaine et que vous savez que l'homme est dominé, avant tout, par le sentiment de sa conservation et de son bien-être, vous devez convenir que la classe de la société qui exerce le pouvoir, quelle qu'elle soit, s'inspirera avant tout de son propre intérêt.
Sans doute, il y a dans l'homme, à côté de l'intérêt personnel qui le domine, le sentiment de la justice, et il est certain que ce sentiment corrige, dans de fortes proportions, les influences de l'égoïsme et de l'intérêt personnel.
Dans notre pays, il y a un autre correctif, encore extrêmement puissant. Je veux parler des libertés générales, de l'action de l'opinion publique, qui redresse les torts de tous les pouvoirs, quels qu'ils soient. L'opinion publique est en réalité la maîtresse, la souveraine dans notre pays. Mais il n'en est pas moins vrai que l'intérêt personnel est toujours puissant dans le cœur et la raison de l'homme, et que l'exclusion d'une classe déterminée de citoyens, dans la formation des pouvoirs publics, amènera nécessairement des injustices à l'égard de cette classe.
Evidemment, nous voulons tous le contraire ; nous voulons la justice pour tous, et nous nous efforçons de la réaliser ; mais l'intérêt de classe ne nous domine-t-il pas souvent, à notre insu ? Demandez à la classe à laquelle je fais allusion, demandez-lui quel est son sentiment ; et vous verrez que, sous ce rapport-là, elle ne fera que répéter ce mot bien ancien déjà de Lafontaine : Notre ennemi, c'est notre maître !
Il n'y a pas de raison pour exclure cette catégorie si nombreuse de citoyens de toute espèce de droit de suffrage ; et cependant, avec le cens, il y a impossibilité absolue de faire entrer l'ouvrier, comme tel, dans les comices électoraux.
C'est, messieurs, le cens qui constitue la différence essentielle entre notre amendement et la législation actuelle ainsi que le projet du gouvernement. Au lieu de chercher dans le cens ces garanties d'intérêt à l'ordre public, d'indépendance et de capacité, qui sont demandées à l'électeur, nous avons entrepris de la chercher ailleurs.
Sommes-nous parvenus à formuler une rédaction convenable ? Je suis tout disposé à admettre que d'utiles modifications pourraient y être apportées. Mais ce ne seront que des modifications de détail, et je ne crains pas de dire que si notre proposition n'est pas adoptée demain, elle le sera après-demain.
Que disons-nous ? D'abord, il y a, pour être électeur, certaines conditions qui sont requises par la loi actuelle, que maintient le projet de loi et que maintient aussi notre amendement. Ce sont les conditions d'indigénat, de sexe, d'âge, de domicile réel. Nous ne changeons rien non plus aux exclusions prononcées par l'article 12 de la loi communale à l'égard de ceux qui ont subi une condamnation flétrissante, à l'égard des interdits, etc.
Voici les changements que nous proposons :
La première condition nouvelle que nous exigeons, c'est d'avoir son habitation dans la commune. Aujourd'hui il suffit d'y avoir son domicile réel, de manière qu'on peut être électeur dans une commune sans l'habiter.
Cela n'est pas rationnel. L'habitation est la première condition de l'intérêt aux affaires de la commune.
Aujourd'hui, nonobstant la condition du cens, on peut être électeur d'une commune sans payer un seul centime d'impôt dans cette commune.
On ne tient pas compte, chose inouïe, bizarre, on ne tient pas compte, dans la formation du cens électoral, des impôts qui sont payés à la commune ; et, d'un autre côté, si vous payez, des impôts à l'Etat, dans une autre commune, dans une autre province, vous serez électeur dans la commune où vous avez votre domicile réel.
Voilà la loi actuelle : elle ne garantit pas suffisamment la réalité de l'intérêt que l'électeur doit porter aux affaires de la commune dans laquelle il exerce son droit. Nous disons nous : Il faut l'habitation ; il faut une certaine durée d'habitation, et l'amendement ajoute qu'il faut avoir conservé la même habitation pendant douze mois dans les deux années qui précèdent la révision des listes électorales.
Quelle a été, messieurs, la pensée de cette disposition ? On a voulu écarter des listes électorales celui qui n'aurait pas une résidence assez longue dans la commune et celui qui serait en quelque sorte un vagabond dans la commune, qui ne posséderait pas certaines conditions de stabilité. Si j'avais à exprimer mon sentiment personnel, je dirais que la condition d'une même habitation pendant un temps quelconque ne me paraît, pas nécessaire, et je me bornerais à dire : On devra avoir habité la commune depuis un an, par exemple, avant la révision des listes électorales. Sur ce point de détail, je me rallierais volontiers à l'observation de l'honorable M. Royer de Behr ; mais, je le répète, ce n'est là qu'un détail.
D'après notre proposition, il faut en outre avoir une habitation à titre de propriétaire, de locataire ou d'usufruitier. L'honorable M. Royer de Behr n'a pas paru comprendre cette disposition : il n'y attache point d'importance, cependant cette importance est grande. La disposition est empruntée à la législation prussienne. Pourquoi exige-t-on cette condition ?
L'honorable M. Royer de Behr a dit : Mais en Belgique tout le monde possède une habitation. On ne loge pas à la belle étoile. Cela est vrai, mais tout le monde n'habite pas à titre de propriétaire, de locataire ou d'usufruitier ; tout le monde n'a pas son chez-soi, ce qui est une garantie d'indépendance.
En effet, messieurs, est-ce que le domestique habite une maison à titre de propriétaire, d'usufruitier ou de locataire ?
Evidemment non. Et ce n'est pas peu de chose, remarquez-le bien, messieurs ; il y en a 52,000 en Belgique.
Est-ce que le soldat habite la caserne à titre de propriétaire, d'usufruitier ou de locataire ?
M. Royer de Behr. - Vous oubliez que le projet de la section centrale détermine le domicile des militaires.
M. Demeur. - C'est possible, mais je ne m'occupe pas en ce moment du projet du gouvernement, j'examine la question au point de vue de notre amendement. Je vois quelle est l'influence, dans notre amendement, de l'obligation d'avoir une habitation à titre de locataire, quelles sont les exclusions que cela entraîne, et je constate notamment que les deux classes que je viens d'indiquer sont exclues.
(page 1041) Ces exclusions se retrouvent dans des législations éminemment libérales, au point de vue de l'extension du droit de suffrage. Ainsi, en Danemark, la constitution de 1866, qui a proclamé le suffrage universel, exclut du droit de suffrage ceux qui, sans avoir un ménage propre, sont au service d'autrui.
Nous excluons aussi ceux qui sont secourus par les institutions de bienfaisance, et, comme l'a fait remarquer avec beaucoup de raison l'honorable M. Dumortier, je ne comprends pas que le gouvernement n'admette pas dans son projet cette partie de notre proposition. Vous dites qu'il faut présenter des garanties d'indépendance pour être électeur, et vous trouvez cette garantie dans le payement du cens. Mais savez-vous qu'aujourd'hui il y a des électeurs qui figurent sur les registres des bureaux de bienfaisance ?
M. Snoy. - Des électeurs pour la commune et pour la province.
M. Demeur. - C'est un abus ; et ce ne sera plus une rare exception quand le cens sera abaissé à 10 francs.
Dans tous les cas, il faut admettre que celui qui reçoit des secours, pendant qu'il reçoit ces secours, n'a pas l'indépendance qu'on doit demander au citoyen, et dont vous trouvez la présomption dans le cens.
Nous excluons de ce chef un assez grand nombre de personnes. Il y a en Belgique, ainsi que vous le disait l'honorable M. Royer de Behr, 700,000 personnes inscrites sur les registres des bureaux de bienfaisance, sans parler des institutions privées.
Nous n'avons les chiffres des secourus, année par année, que jusqu'en 1858 ; la statistique n'a pas été publiée depuis lors ; en relevant les relevés annuels l'on arrive à 700,000 individus, comme moyenne. Il y a dans ce nombre 159,000 ménages ; ainsi 150 à 200 mille personnes sont éliminées des comices électoraux.
Voilà des classes de nos concitoyens qui sans doute présentent beaucoup d'intérêt, mais qui ne réunissent pas cette condition sur laquelle nous sommes d'accord, à savoir l'indépendance, pour être électeur, pour émettre un vote en toute sincérité.
Il y a, messieurs, une dernière condition que nous exigeons de l'électeur, c'est celle de savoir lire et écrire et sur celle-là, je vous dirai très peu de chose. Elle fait l'objet d'amendements spéciaux, et elle sera sans doute encore développée par d'autres orateurs.
Cependant je ne puis m'empêcher de répondre par un chiffre à une énonciation de l'honorable M. Schollaert dans une discussion précédente.
L'honorable M. Schollaert a eu l'occasion de dire à cette Chambre que savoir lire et écrire n'était très souvent pour l'individu qu'un moyen de commettre des crimes. Cette idée est empruntée, d'après ce que disait l'honorable M. Schollaert, à M. Quetelet. L'honorable membre a cité le livre de M. Quetelet auquel il a emprunté cette allégation ; j'ai mal cherché sans doute, mais je n'ai pas trouvé cette pensée dans l'ouvrage de M. Quetelet.
Quoi qu'il en soit, les chiffres protestent contre cette allégation. Je me borne à vous donner la statistique des condamnés en Belgique à leur entrée en prison. C'est une statistique qui mérite assurément toute confiance.
Elle est du reste dressée chaque année. La dernière année qui a été publiée est l'année 1860, eh bien, voici ce que je vois : « Degré d'instruction des condamnés à leur entrée en prison :
« Sur 1,000 détenus.
« Dénués de toute instruction, 494
« Sachant lire ou écrire et écrire imparfaitement, 319
« Sachant bien lire et écrire, 179
« Possédant une instruction supérieure au premier degré, 8
« Total... 1,000. »
Vous le voyez, messieurs, le nombre de ceux qui savent au moins bien lire et écrire répond à 18.7 p. c, c'est-à-dire que 81.3 p. c. ne savent pas bien lire et écrire.
Voilà des chiffres qui démentent heureusement l'allégation de l'honorable membre.
Notre amendement comprend encore une disposition sur laquelle je ne dirai qu'un mot.
La loi actuelle décide que les contributions et la patente ne seront pas comptées à l'électeur pour former le cens électoral, lorsqu'elles n'auront pas été payées pour l'année précédente.
C'est là une disposition très juste et en même temps avantageuse au fisc, parce que cela accélère, à certains moments, la rentrée des contributions.
Cette disposition disparaissait par la suppression du cens ; nous l'avons remplacée en disant que celui qui n'a pas payé les contributions pour lesquelles il est taxé ne pourra pas exercer son droit. C'est absolument la même idée que celle inscrite aujourd'hui dans la loi communale ; seulement elle est mise en corrélation avec le régime que nous proposons.
Messieurs, je me suis demandé quel sera le nombre d'électeurs qu'amènera l'application de notre amendement.
Nous ne sommes pas dans la position du gouvernement ; nous ne pouvons pas faire un relevé positif, commune par commune ; nous n'avons que des approximations. Nous sommes donc, dans une certaine mesure, je le reconnais, dans l'inconnu. Mais voici mes appréciations.
Je prends pour point de départ le recensement de 1866, qui accusait en Belgique 1,360,000 habitants du sexe masculin âgés de plus de 21 ans. Dans ce nombre combien y a-t-il d'étrangers ? Nous n'en avons pas la statistique spéciale, mais nous avons la statistique de ceux qui sont nés hors du pays. Il faudrait y ajouter les étrangers qui sont nés en Belgique de parents étrangers.
Quoi qu'il en soit, d'après les données générales de la statistique, j'estime qu'il peut y avoir, en Belgique, une quarantaine de mille d'étrangers majeurs du sexe masculin.
II faut déduire, en outre, les habitants qui ne remplissent pas les conditions d'habitation voulues par l'amendement.
C'est une nombreuse catégorie, très difficile à vérifier, mais que l'on peut porter à 150,000.
Il y a les exclusions à raison de l'article 12 de la loi communale, celles résultant de condamnations, d'interdictions, de faillites, etc. Je les évalue à 50,000.
Nous avons porté à 150,000 le nombre des personnes exclues à raison de leur inscription sur les registres des bureaux de bienfaisance.
Nous avons ainsi à déduire de 1,360,000 habitants mâles et majeurs, 390,000 personnes, de manière qu'il resterait 970,000 électeurs.
Mais vient la condition de savoir lire et écrire. On nous dit que l'exigence de cette condition fera double emploi avec la nécessité de ne pas être inscrit sur les registres des bureaux de bienfaisance.
Cela est vrai, en partie.
Aussi, on peut admettre que, sur les 970,000 personnes qui nous sont restées tout à l'heure, le nombre de celles qui ne savent pas lire et écrire se trouve par là réduit à une proportion de 25 p. c. au lieu de la proportion de 42 p. c. indiquée par la statistique générale.
Dans ces conditions, nous arriverions à un corps électoral d'environ 700,000 personnes. Le chiffre réel dépendrait surtout de la sévérité qui serait apportée dans la preuve que l'individu sait lire jet écrire.
Un dernier mot, messieurs, je ne crains pas d'affirmer que, même après le vote du projet du gouvernement, il n'y aura pas, dans le monde entier, en laissant de côté l'Afrique et l'Asie et, en Europe, la Turquie et la Russie, un pays où le nombre des citoyens ayant le droit de prendre part à la vie publique par le vote, sera aussi minime qu'en Belgique. Je comprends dans ma comparaison la partie de l'Océanie habitée par des civilisés et les deux Amériques.
- Une voix. - En Hollande.
M. Demeur. - Je vais vous donner la statistique pour la Hollande.
- Une voix. - Le Grand-Duché.
M. Demeur. - Le nombre des électeurs est plus grand en Hollande qu'en Belgique, bien que le cens y soit inférieur, parce que payer un florin en Hollande, cela équivaut à peu près à payer un franc en Belgique.
M. Jacobs, ministre des finances. - Il y a 160,000 électeurs communaux en Hollande.
M. Demeur. - Il y a, en Hollande, 28 électeurs pour les chambres sur 1,000 habitants. En Belgique, il n'y en a que 21. Pour les élections communales, à raison du cens minime que l'on doit payer en Belgique dans les communes de moins de 2,000 habitants, le nombre dès électeurs est actuellement de 250,000.
Mais tout est anomalie sous le régime du cens. Pourriez-vous m'expliquer, par exemple, pourquoi le nombre des électeurs communaux a diminué chez nous de 10,000 en deux ans, de 1866 à 1868 ? On parle toujours de l'augmentation qui s'est produite dans le nombre des électeurs ; mais en 1852 il y avait proportionnellement autant d'électeurs communaux qu'aujourd'hui. (Interruption.)
Oui, le nombre des électeurs est à peine plus considérable aujourd'hui, si l'on tient compte du chiffre de la population, nonobstant l'accroissement du bien-être et de l'instruction.
(page 1042) S'il y avait une exception en faveur de la Belgique, je serais heureux de le constater, mais je devrais ajouter qu'en Hollande comme chez nous, on réclame la réforme électorale et que déjà même le parlement a eu à s'en occuper.
Je le répète donc, messieurs, la réforme du gouvernement qui deviendra la loi du pays ne sera qu'une loi temporaire, parce qu'elle ne change rien aux éléments essentiels du corps électoral, rien en ce sens que les intérêts indépendants du cens, pour lesquels toute représentation est exclue par le système en vigueur aujourd'hui, restent privés de toute représentation ; les bases sont les mêmes, c'est toujours le payement de l'impôt foncier, de l'impôt personnel, de la patente qui reste la condition du droit de suffrage. On aura beau avoir toutes les capacités, réunir toutes les conditions de dignité, on ne pourra pas être électeur si on ne paye pas le cens.
C'est pour parer à ce vice que nous avons présenté notre amendement.
J'ai l'espoir que cet amendement réunira dans cette Chambre et des deux côtés de la Chambre un nombre de voix respectable, en attendant qu'il obtienne la majorité.
M. Funck. - Messieurs, en 1867, lors de la discussion des derniers projets de réforme électorale, j'avais eu l'honneur de soumettre à la Chambre un amendement tendant à entourer de certaines garanties de capacité l'exercice du droit électoral. Cet amendement n'a pas été admis à cette époque. La majorité de cette Chambre considérait alors comme insuffisantes les garanties que je proposais et elle en a admis d'autres qui lui semblaient plus sérieuses et qui avaient pour base l'enseignement moyen. Aujourd'hui que la majorité modifiée est sur le point d'admettre un projet de loi qui ne contient aucune garantie de capacité, j'ai pensé qu'il est opportun de reproduire cet amendement ou tout au moins d'en soumettre à votre examen les dispositions principales.
Voici comment cet amendement est conçu :
« Remplacer l'article premier du projet de loi par les dispositions suivantes :
« 1° Par dérogation à l'article 7, n° de la loi communale, sont, en outre, électeurs communaux, sous( a condition de justifier qu'ils possèdent l'instruction primaire telle qu'elle est organisée par la loi du 23 septembre 1842 : ceux qui versent à l'Etat, en contributions directes, patentes comprises, la somme de 10 francs par an ;
« 2° La justification mentionnée dans l'article précédent résultera : 1° du fait de remplir des fonctions publiques ou privées qui présupposent la connaissance des matières comprises dans le programme de l'enseignement primaire ; 2° ou d'un certificat constatant que l'électeur a suivi pendant six années consécutives les classes d'une école primaire régulièrement organisée ; 3° ou d'une requête rédigée et écrite en entier par l'électeur, en présence de trois membres de l'administration communale ou de ses délégués, et tendante à obtenir son inscription sur la liste électorale.
« Cette justification pourra résulter aussi d'un examen passé devant un jury de trois membres désignés par l'administration communale. »
Cet amendement, messieurs, a été longuement développé en 1867 ; je n'ai pas l'intention d'infliger aujourd'hui à la Chambre une seconde édition de mon discours de cette époque. Les motifs, du reste, sur lesquels je fonde mon amendement sont tous relatifs à la nécessité de ranger la capacité parmi les bases du droit électoral, et ont été développés déjà par la plupart des membres qui ont présenté des amendements dans ce sens.
Je me bornerai à faire remarquer que ma proposition tend à combiner, pour l'exercice du droit électoral, le cens avec la capacité. Le cens, d'après moi, ne doit pas être la seule base du droit électoral : le cens est, il est vrai, une présomption de capacité ; mais il y a quelque chose qui vaut mieux que la présomption, c'est la capacité elle-même, c'est la capacité constatée. cette capacité, il y a diverses manières de la comprendre et de l'établir.
Mais, d'abord, il faut se mettre d'accord sur ce qu'on entend par capacité politique. Il est évident que la capacité politique en elle-même ne se définit pas et ne saurait s'apprécier d'une manière absolue. Elle ne peut que s'induire du degré d'instruction générale de l'individu. Et lorsqu'il faut porter ses investigations sur ce degré d'instruction générale, il me semble que la meilleure base qu'on puisse adopter, est celle qu'on trouve dans l'instruction primaire.
L'instruction primaire, en effet, est gratuite ; elle est accessible à tout le monde ; on ne peut donc pas la considérer comme un privilège. Et, en outre, comme le disait dernièrement encore l'honorable M. Nothomb, ceux qui ne se procurent pas l'instruction primaire sont coupables et
indignes d'exercer leurs droits de citoyens. Ils ne méritent pas, dans tous les cas, d'inspirer le moindre intérêt au point de vue politique.
Je fonde donc sur l'instruction primaire la garantie de capacité que j'exige par mon amendement.
Je ne puis pas me rallier à l'amendement de l'honorable M. Nothomb. Non seulement cet amendement est vague au point de vue de la garantie de capacité, mais encore il n'est pas pratique, je puis même dire qu'il est irréalisable.
En effet, inscrire sur les listes électorales toutes les personnes qui se présentent et qui prétendent savoir lire et écrire, et obliger ensuite ceux qui voudraient contester ces inscriptions à ouvrir une enquête pour faire rayer des listes électorales les personnes qui ne possèdent pas les connaissances déterminées par la loi, ce serait non seulement se lancer dans un dédale inextricable d'abus ; mais ce serait encore ouvrir la porte à des difficultés de toute nature ; ce serait imposer aux réclamants une preuve négative, ce qui n'est évidemment pas admissible.
Je pense donc que la meilleure base qu'on puisse adopter est celle qui repose sur l'instruction primaire.
Le programme de cet enseignement n'est certes pas bien étendu, mais, il l'est cependant suffisamment pour donner à celui qui le possède le moyen d'apprécier le mérite des candidats qui sollicitent son suffrage, et de discerner s'ils réunissent les conditions voulues pour gérer utilement les affaires de la commune ou de la province.
Je n'insisterai pas davantage, en ce moment, en me réservant toutefois de répondre aux objections qui pourraient se présenter dans le cours de la discussion.
M. Le Hardy de Beaulieu. - J'ai demandé la parole pour justifier la signature que j'ai apposée au bas de l'amendement de l'honorable M. Jottrand, et pour justifier en même temps le vote que j'ai émis, dans une circonstance récente, en faveur d'une révision des dispositions de la Constitution qui ont fait du cens la base de notre système électoral.
Je me propose de vous démontrer que le cens établi comme basé des institutions politiques est une cause permanente de trouble et de faiblesse pour les nations qui s'y sont soumises.
Je me propose de démontrer aussi que ce même cens est une causé d'impuissance et de destruction pour les gouvernements qui s'y appuient.
Je n'aurai pas besoin de bien grands développements pour faire cette double démonstration.
Pourquoi le cens est-il une cause de trouble et de faiblesse pour les nations qui l'ont adopté ?
Simplement, parce que le cens est une base mobile, variable, destructible du droit politique.
Que doivent être les institutions d'une nation pour qu'elles soient fortes et durables ? Il faut qu'elles soient stables et fermes, non variables et surtout non attaquables par les opinions, les partis ou les majorités qui peuvent avoir momentanément la prépondérance dans un pays.
Est-ce là le caractère du cens comme fondement des institutions ?
Mais, messieurs, notre mission principale n'est-elle pas d'attaquer sans cesse le cens ? En attaquant l'impôt, notre mission principale n'est-elle pas de diminuer toujours les dépenses de l'Etat, pour arriver à réduire les impôts ? Et, par conséquent, notre premier devoir est d'attaquer incessamment la base même du cens.
N'est-ce pas là une démonstration simple et évidente du peu de fixité et de solidité de ce fondement du droit politique ? Non seulement, messieurs, il en est ainsi quant aux parlements dans les différents pays, mais il résulte même des opinions différentes qui règnent sur la nature même des impôts, sur la prépondérance que les impôts directs ou les impôts indirects doivent ou peuvent avoir les uns sur les autres, que le cens peut être soumis à des fluctuations qui le rendent impropre à servir de fondement aux droits politiques. Tel système, telle opinion économique peut être favorable aux impôts indirects et réclamer la suppression des impôts directs. cette opinion, si elle prévaut dans les conseils du pays, attaquera la base même sur laquelle l'ordre politique est établi, et, dans la circonstance même qui nous occupe, le gouvernement, en proposant la suppression de deux des impôts qui servent à établir le cens électoral, avant même de présenter la réforme que nous discutons aujourd'hui, a, selon moi, détruit du même coup la portée morale de la loi qu'il nous propose.
Il a démontré, en effet, qu'il suffirait de changer, par exemple, le fonds communal, de l'attribuer au trésor de l'Etat, tandis qu'on donnerait aux communes l'impôt personnel et les patentes, pour détruire, par ce simple amendement budgétaire, toute l'extension de l'électorat proposée par la loi (page 1043) que nom discutons, Ce serait la, peut-être, une opération très favorable à l'administration des finances. Mais, je le répète, le gouvernement, par un simple amendement au budget des voies et moyens, détruirait lui-même toute la réforme que nous discutons dans ce moment.
Toute réduction du cens, proposée aujourd'hui avec tant d'éclat, serait ainsi complètement annihilée et le corps électoral actuel lui-même verrait diminuer considérablement le nombre de ses membres.
Je vous le demande donc, messieurs, comment pouvez-vous croire que la confiance qui est indispensable pour établir l'ordre politique dans un peuple puisse exister quand la base même de cet ordre, l'électorat, peut être attaquée et sous les raisons les plus diverses, et quand on peut dire que notre premier devoir est de l'attaquer toujours en faisant nos efforts pour diminuer les dépenses de l'Etat.
En est-il de même dans les sociétés qui ont adopté un autre principe pour fonder leur droit électoral ? en est-il de même chez les nations où l'on ne connaît pas le cens ?
En est-il de même dans la démocratie américaine, par exemple ?
La base du droit chez ces nations est placée dans la personne ; c'est l'homme qui porte son droit avec lui, en lui-même, et là il est inattaquable. Il faut détruire l'homme lui-même pour annihiler son droit.
Si le congrès des Etats-Unis ou les assemblées des Etats se permettaient de discuter une loi de droit électoral, comme nous le faisons aujourd'hui, étendant ou restreignant la base du droit de suffrage, la nation prierait ses représentants de s'occuper de leurs affaires et lui dirait que cette question fondamentale ne les concerne pas ; que la discussion du droit du suffrage appartient aux mandants ;et non aux mandataires, au souverain et non à ses délégués. (Interruption.)
Il y a là des lois électorales déterminant le mode d'user du droit de suffrage, mais il n'y a pas de loi restreignant le droit des citoyens.
M. Frère-Orban. - Il y a des Etats où l'on restreint le nombre des électeurs par un cens.
M. Le Hardy de Beaulieu. - Il y a, dans quelques Etats, des lois instituant un poll-tax, qui n'est autre chose qu'un mode d'inscrire les électeurs en leur faisant payer cette inscription vingt-cinq ou cinquante cents.
M. Frère-Orban. - Du tout.
M. Le Hardy de Beaulieu. - C'est un droit d'inscription de 2 fr. 50 c. au plus.
M. Frère-Orban. -Vous êtes dans l'erreur la plus complète.
M. Le Hardy de Beaulieu. - Je me flatte de connaître assez la législation des Etats-Unis pour pouvoir affirmer ce que je dis et je puis dire, en outre, que les derniers vestiges des législations restrictives dont parle l'honorable membre ont été supprimés depuis deux ou trois ans, c'est-à-dire depuis la dernière guerre.
Il n'en est pas moins vrai que les législateurs des Etats-Unis n'oseraient attaquer le droit appartenant à chaque homme majeur d'être citoyen dans sa ville, dans son Etat ou dans sa patrie.
Mais, messieurs, je vous le disais tantôt, le cens toujours variable, constamment attaquable par la législature, chargée du maniement des impôts, ne peut offrir une base solide du droit électoral, mais il n'offre pas non plus une base meilleure pour les gouvernements.
Quelle a été la cause première, directe, immédiate de. la révolution de 1830 en France ? Chacun sait que c'est le cens de 500 francs exigé pour être électeur ; le gouvernement de Charles X n'a pas voulu réduire le cens et la conséquence immédiate a été la révolution, à la suite de laquelle est venue la diminution du cens de 500 francs à 200 francs.
En 1848, quelle a été encore la cause directe de la révolution ?
C'est encore le cens de 200 francs que M. Guizot n'a pas voulut réduire ; le gouvernement de Louis-Philippe n'a pas voulu céder, il n'a voulu faire aucune concession au mouvement réformiste, et la résistance obstinée qu'il a opposée à ceux qui demandaient la réforme, c'est-à-dire un abaissement du cens, a amené la destruction du cens et rétablissement du suffrage universel...
M. Bouvier. - Du naufrage universel. (Interruption.)
M. Le Hardy de Beaulieu. - Du suffrage universel qui a sauvé la France et qui la sauvera encore. (Interruption.)
II me semble, messieurs, que ces deux exemples pris bien près de nous sont de nature à attirer toute notre attention et, sans prétendre être prophète, j'ose vous prédire que le cens de 1,000 florins, comme condition d'éligibilité au sénat et celui de 42 fr. 32 c. pour être électeur aux Chambres sera un jour le rocher où notre Constitution fera naufrage. Il arrivera un moment où le million ou les douze cent mille exclus de toute participation aux affaires publiques exigeront, d'une façon ou de l'autre, leur entrée dans les comices de la nation.
Et ce moment-là, si nous ne le préparons pas dès maintenant, la transformation qui s'opérera tôt ou tard amènera pour le pays de très grands dangers. Il sera trop tard alors pour se repentir de son imprévoyance. C'est pour cette raison, c'est pour préparer ce changement inévitable, qui sera peut-être nécessaire un jour, pour la sauvegarde de notre nationalité et de nos institutions, que nous avons proposé, dans la loi qui nous est soumise, la substitution de la propriété de l'habitation au cens, que l'on peut diminuer, élever ou même détruire. (Interruption.)
Messieurs, en Belgique, le cens qu'a-t-il produit ? Je parlerai d'abord et surtout du cens de 42 fr. 32 c. exigé pour être électeur aux Chambres. Il a produit, ce que je vous ai déjà dénoncé à plusieurs reprises dans cette enceinte, une véritable oligarchie électorale ; il a produit un corps électoral composé de 106,000 électeurs, divisés à peu près également en deux parties et dominé, dans son ensemble, par une minorité de fonctionnaires ou de familles de fonctionnaires pouvant, au gré de leurs intérêts personnels, transporter à leur gré la majorité de l'une des deux fractions dans lesquelles est divisé le corps électoral dans l'autre.
C'est cette situation qui fait que, depuis 1848 notamment, les dépenses de l'Etat ont été constamment en s'aggravant, que le budget des dépenses a été doublé. Les majorités électorales, au lieu de viser aux économies, au lieu de soutenir dans les Chambres les partis professant des idées économiques a, au contraire, excité, poussé constamment à l'augmentation des dépenses et chacun de vous, dans les petits comme dans les grands centres électoraux, a pu s'apercevoir, par des laits personnels, par des faits individuels, de l'exactitude de ce que je viens de vous énoncer.
N'est-on pas venu, dans les différentes élections, chez un grand nombre de membres de cette Chambre, j'en suis sûr, préconiser les dépenses ? On, est venu leur promettre un concours souvent empressé, s'ils voulaient voter l'une ou l'autre mesure qui entraînait des dépenses considérables.
Et cela s'explique, messieurs, par un fait que j'ai déjà dénoncé à cette Chambre, et que l'honorable M. Frère a contesté plus d'une fois, mais que je tiens à établir aujourd'hui d'une façon certaine, d'une façon indiscutable : c'est que le corps électoral en Belgique ne contribue, dans l'ensemble des impôts, dans l'ensemble des ressources publiques, que pour un sixième, que pour 15 p. c. ; tandis que le corps des censitaires dans lequel se recrute le sénat, l'ensemble des 800 personnes environ dans lesquelles nous avons le droit de choisir les sénateurs, n'y contribue pas même pour 1 p. c. ; tandis que la masse de la nation, celle qui est exclue des comices électoraux, y contribue pour 85 p. c.
Comme je vous le disais, messieurs, je tiens à établir aujourd'hui ce fait d'une façon indiscutable. Pour ce faire, je prends un document que l'honorable M. Frère ne récusera certainement pas ; c'est la note préliminaire au budget des voies et moyens pour 1869. Là, pour répondre aux critiques du même genre que j'avais faites antérieurement et pour démentir des assertions analogues à celles que je présente aujourd'hui, on a réuni la statistique complète des impôts directs. Le but que s'est proposé l'honorable ministre des finances de cette époque, c'était de me démontrer, ainsi qu'il est dit dans cette note, que les classes dites moyennes payaient la plus grosse part des impôts.
Or, pour ne pas entrer dans tous ces détails (chacun peut lire cette note, qui est très intéressante pour tous ceux qui s'occupent des affaires financières de l'Etal), je me bornerai à vous dire que le produit des impôts directs de l'Etat, s'élevant à la somme de 34,702,000 francs, se répartit entre 1,922,000 cotisations, ce qui prouve qu'il y a beaucoup de contribuables en Belgique ; que, sur cette somme, 48 p. c, c'est-à-dire 16,910,000 francs, étaient payés ou supportés par les cotisations de 30 à 300 francs, lesquelles étaient au nombre de 232,263 ; or, comme il n'y a que.106,000 électeurs et que 232,000 contribuables ne sont pas tous électeurs, tout en payant de 30 à 300 francs d'impôt, il en résulte évidemment que 126,000 d'entre eux sont exactement dans la même position que tous ceux qui, ne payant pas 42 fr. 32 c. d'impôt direct, ne sont pas électeurs et ne participent pas même indirectement à la gestion des affaires publiques.
Ils sont exactement dans la même position que celui qui paye 42 fr. 32 c, et ils ne participent pas à la gestion des affaires publiques. Il faut donc déduire du nombre de 232,000 cotisés de 30 à 300 francs (page 1044) les 120,000 non-électeurs, et dans les 48.73 p. c. la part d'impôt qui leur incombe.
En procédant de cette façon et en tenant compte de tous les éléments de ce calcul, les censitaires portés sur les listes électorales ne payent que 9,455,000 francs dans les 34,700,000francs que produisent les impôts qui servent de base au cens.
C'est un peu plus du quart de ces impôts, dont les non-censitaires payent, par conséquent, les trois autres quarts.
Mais, messieurs, les impôts directs ne fournissent, comme l'a parfaitement démontré hier l'honorable M. Demeur, qu'une partie du revenu public, un peu plus du cinquième. Ce revenu public il l'a estimé à 150 millions, pour l'Etat, les provinces et les communes ; je crois qu'ils s'élèvent à une somme plus considérable, mais j'admets, pour un instant, ce chiffre.
Les impôts directs n'entrent donc que pour moins d'un quart dans les revenus généraux de l'Etat.
Cependant, messieurs, ceux qui payent les trois autres quarts me paraissent rendre à l'Etat des services tout aussi grands et avoir tout autant d'intérêt à contrôler l'usage des deniers publics, que ceux qui fournissent les impôts directs.
Or, cette partie des revenus publics est payée sur les consommations qui sont sensiblement égales pour tous, les non-électeurs ne payent donc les onze douzièmes sinon davantage et tout au moins les 9/10. Or, puisqu'ils payent déjà les 3/4 des impôts directs qui servent à former le cens, il est évident qu'ils payent au moins les 5/6 de la totalité des impôts, c'est-à-dire 85 p. c, comme je l'ai avancé tantôt.
Ceci me paraît indiscutable, je n'aurais plus à y revenir mais, comme nous l'a dit tantôt l'honorable M. Demeur, il y a environ un million de familles en Belgique.
Les 150 millions représentent donc une moyenne, de 150 francs par famille ; comment se fait-il que seulement un dixième de ceux qui supportent cette charge soient jugés aptes à être électeurs ?
Pourquoi, sur 150 francs d'impôt par moyenne de chaque famille, 42 fr. 32 c. seulement servent-ils de base aux droits de citoyens tandis que les 107 autres ne comptent pour rien du tout et ne peuvent donner aucun droit ?
Messieurs, si, comme je le pense, j'ai établi d'une façon assez claire que le quart seulement des contributions directes sert à faire les électeurs à 42 fr. 32 c, il ne sera pas moins intéressant et important, pour la thèse que nous soutenons, de vous démontrer que l'influence exclusive laissée aux censitaires à 42 francs s'est exercée d'une façon très positive, très sensible au détriment des non-censitaires.
L'impôt direct, depuis 1830 jusqu'aujourd'hui, a progressé dans la proportion de 29 à 34 millions, mais dans ces 34 millions, notez-le bien, sont compris 1,500,000 francs que le gouvernement actuel se propose de supprimer. D'où il résulte que l'augmentation des impôts directs qui servent à former les électeurs n'a été que de 3 millions environ, c'est-à-dire, hors de toute proportion avec l'augmentation de la population d'une part, qui a été de près d'un tiers, et avec celle de la richesse publique, qui est certainement bien plus considérable encore.
Presque toute l'augmentation des revenus publics est provenue des impôts qui ont été qualifiés par l'honorable M. Frère comme constituant un prélèvement sur le salaire. C'est toujours sur ces impôts indirects payés par la masse de la population, c'est-à-dire par ceux qui ne peuvent prendre aucune part aux affaires publiques, ni se défendre contre les exactions du fisc, que l'augmentation a porté.
Je m'en suis plaint à diverses reprises dans cette enceinte, et puisque j'ai aujourd'hui l'occasion de démontrer une des causes de ce fait regrettable à tous égards, je signale l'intérêt égoïste, mal compris du corps électoral comme la cause principale de ce mal.
Messieurs, il me semble que la conséquence que j'ai à tirer des faits que je viens de vous exposer, c'est qu'il est nécessaire de changer les bases du système électoral, c'est qu'il est indispensable de les porter sur un point qui, non seulement ne puisse être soumis à l'action variable des budgets ou des besoins du trésor public, mais qu'elles seront établies de façon que chacun ayant possédé et possédant encore les bases du droit soit certain de les conserver.
Aux Etats-Unis ces droits reposent sur la personne elle-même, il suffit d'être citoyen pour l'être complètement. Je le dis en toute sincérité. Je ne pense pas que la nation belge soit déjà préparée à accepter la charge et la responsabilité du système américain. Comme l'honorable M. Frère, qui n'est cependant pas homme à s'émouvoir de peu, paraît cependant s'effrayer du mot ou de la chose du suffrage universel, je crois que la grande majorité du pays, qui n'a pas comme lui étudié toutes les questions relatives au gouvernement des sociétés, s'effrayerait elle-même du droit et surtout de la responsabilité qui lui serait concédé. Quoique partisan convaincu de l'établissement du droit de suffrage sur la personne ; quoique convaincu que ce soit la seule base solide et sérieuse sur laquelle les sociétés puissent s'asseoir définitivement, je me suis cependant rallié au système anglais qui fait dépendre le droit électoral de l'habitation, soit comme propriétaire, soit comme usufruitier, soit comme locataire. (Interruption.)
C'est depuis des temps immémoriaux, avec des variations dans la forme et dans le taux de la valeur des habitations, le système anglais ; c'est même le système de presque toutes les nations, de race germanique. Le cens en Angleterre n'a rien à voir au droit électoral. (Interruption.) La taxe des pauvres n'a qu'une seule signification : elle signifie simplement que ceux qui la payent ne reçoivent pas de secours et ont un domicile légal.
M. Frère-Orban. - Pas du tout.
M. Le Hardy de Beaulieu. - Pardon. Le droit électoral basé sur l'habitation présente une garantie de fixité, une garantie de stabilité. On ne supprime pas l'habitation, la propriété, l'usufruit ou la location comme on supprime un impôt ou comme on le modifie en le transformant en impôt indirect. Il y a là une garantie pour le citoyen comme pour la société que ne donne ni ne peut donner le cens.
En effet, comme je l'ai démontré tout à l'heure, il suffirait, lors de la discussion du prochain budget des voies et moyens, que la Chambre, sur la proposition de l'un ou de l'autre membre, transportât aux communes l'impôt personnel et les patentes, en échange du fonds communal pour détruire de fond en comble la loi qui nous est proposée.
Et s'il se présentait un homme d'Etat, un financier ou un économiste qui vînt nous proposer la transformation de l'impôt foncier en impôt indirect et vînt vous démontrer qu'il y aurait dans cette transformation un immense avantage tant pour les finances de l'Etat que pour l'agriculture et pour la propriété, est-ce que vous seriez obligés de conserver un impôt qui serait démontré mauvais et de refuser un bon système, uniquement pour conserver une dernière base à votre droit électoral ?
Il suffit, messieurs, d'un pareil exemple pour démontrer combien il est nécessaire d'entrer dans une autre voie et d'établir la base du droit sur autre chose que. sur l'impôt où sur une partie de l'impôt. Pourquoi tous ceux qui payent plus de 42 fr. 32 c. en impôts indirects, en impôts de consommation de toute nature, ne pourraient-ils pas jouir des mêmes droits que ceux qui payent cet impôt d'une manière directe et qui le répartissent cependant sur les consommations en général, exactement de la même façon que l'impôt indirect ?
Pourquoi cette différence ? Pourquoi ne pas entrer dans un autre ordre d'idées, stable, ferme et donnant toutes les garanties à la société ? C'est, messieurs, pour entrer dans cette voie, c'est pour appeler l'attention sérieuse du pays et des hommes qui s'occupent des affaires publiques sûr cette question, que j'appellerai primordiale, que nous avons proposé l'amendement soumis à la Chambre et auquel j'ai, pour ma part, très cordialement accordé ma signature.
Il est indispensable que nous entrions dans cette voie de réforme, le plus tôt sera le mieux. Nous ne savons pas ce que l'avenir peut nous réserver, quelles transformations pourront, un jour ou l'autre, être jugées nécessaires ; et si nous allions tout d'un coup transformer tout notre système électoral, depuis la base jusqu'au sommet, nous pourrions rencontrer des difficultés très grandes, des obstacles peut-être insurmontables au milieu desquels nous ne saurions comment manœuvrer.
J'appelle donc, messieurs, votre sérieuse attention sur ce point et j'espère que vous voudrez bien charger la section centrale, malgré la décision qui a été prise hier, d'examiner à fond cette question et de nous faire, pour la semaine prochaine, un rapport spécial.
M. le président. - M. Funck a présenté et développé un amendement à l'article premier, je demanderai si cet amendement est appuyé par cinq membres.
- Plus de cinq membres se lèvent.
M. le président. - L'amendement fait donc partie de la discussion. Il sera imprimé et distribué.
- M. de Naeyer remplace M. Vilain XIIII au fauteuil.
M. Bouvier. - Comme je me propose de demander un congé à la Chambre, je ne veux pas m'abriter sous ce pavillon pour ne pas exprimer (page 1045) en quelques mois franchement mon opinion sur le projet de loi en discussion.
Je suis partisan d'un abaissement du cens et, contrairement à l'opinion de l'honorable membre qui vient de se rasseoir, qui prétend que le cens est une cause de faiblesse et d'impuissance pour les nations qui l'ont inscrit dans leurs lois fondamentales, je considère au contraire le cens comme produisant des effets diamétralement opposés à ceux indiqués par l'honorable membre.
En effet, messieurs, depuis plus de quarante années le cens existe dans notre pays et constitue la base de notre édifice politique ; peut-on proclamer avec sincérité que la Belgique n'ait pas depuis joui de toutes les libertés, des libertés les plus larges qu'une nation ait jamais possédées ? Non seulement et j'ajoute que, grâce à elles, ces quarante années lui ont procuré une source de bonheur et de prospérité que des nations plus puissantes ont pu lui envier.
Je reste donc partisan du cens, mais je le veux abaissé et à côté du cens abaissé, je veux un correctif, c'est la capacité dûment constatée. Je veux l'un et l'autre, ni plus ni moins, mais je ne veux pas du cens sans la capacité, comme je ne veux pas non plus la capacité sans le cens.
Voilà ma profession de foi claire et nette.
En effet, messieurs, le cens a toujours été considéré par de bons esprits comme une garantie d'ordre, de stabilité et d'amour de la patrie, et la capacité a toujours été considérée comme une garantie d'indépendance et de lumières.
Ce sont de bonnes et solides bases pour asseoir un système électoral éclairé et développant l'esprit et le sens politique.
Voilà le motif pour lequel je veux l'une et l'autre de ces bases.
Pour moi, le système électoral le plus raisonnable, celui qui blesse et trompe le moins, c'est celui qui est fondé sur la capacité présumée, en raison d'une position acquise combinée avec un cens modéré. Ainsi tous les diplômés, depuis l'échelon le plus élevé jusqu'au plus bas, les docteurs appartenant à toutes les facultés jusques et y compris les instituteurs diplômés, les officiers pensionnés, etc., etc., toutes les catégories de citoyens dont l'aptitude ne peut être contestée, je les admets et je leur accorde l'électorat. Ces citoyens, guidés par leur conscience, résisteraient aux meneurs, quel que soit leur drapeau et rempliraient avec intelligence les fonctions dont ils seraient pourvus, fonctions les plus délicates et les plus redoutables, dont un citoyen puisse être investi, car il s'agit dans, l'accomplissement de ce devoir, des destinées du pays.
Vous vous apercevez, messieurs, que ces idées sont le contre-poids de celles que vient de préconiser l'honorable M. Le Hardy.
Quant aux amendements qui vous ont été présentés l'un par M. Nothomb, l'autre par MM. Jottrand et Couvreur, je ne puis ni les appuyer ni les admettre. M. Funck vient de démontrer, il y a un instant, à certains point de vue que je ne veux plus rencontrer, que l'amendement de M. Nothomb est impraticable.
En effet, messieurs, il s'agit d'inscrire sur la liste électorale un nombre d'électeurs qui n'est pas inférieur à 300,000 présumés capables, mais dont on pourra contester la capacité. Eh bien, messieurs, je me demande si nous n'allons pas inaugurer en Belgique la création de tribunaux en permanence pour décider dés conflits politiques et ce sera le triomphe certain de la chicane à laquelle on élève un piédestal.
Sans doute, l'honorable membre, en souvenir de ses anciennes attaches, a voulu colorer d'un vernis libéral la loi électorale d'aujourd'hui ; mais je pense, messieurs, qu'il est impossible d'arriver à une situation qui permette l'application sérieuse de l'amendement de M. Nothomb.
Quant à l'amendement des honorables membres, MM. Couvreur et Jottrand, auxquels je viens de faire allusion, je ne pense pas qu'il soit possible de le faire fonctionner, en un mot, qu'il soit pratique. En effet, messieurs, il ne faut pas oublier qu'il s'agit toujours de 300,000 électeurs qui auront le droit de se présenter devant 2,500 jurys disséminés sur toute la surface du royaume. Mais, messieurs, avant que ces jurys aient statué sur le sort des récipiendaires, il se passera un temps très considérable ; il faudra que ces jurys soient en quelque sorte constitués en permanence, car je suppose qu'un récipiendaire ne réponde pas au vœu des examinateurs, que son examen ne soit pas assez brillant, qu'arrivera-t-il ? Mais il aura le droit de se représenter et vous aurez 2,500 jurys en permanence.
M. Van Wambeke. - Il y aura le droit d'appel.
M. Bouvier. - Comme l'honorable interrupteur le fait justement observer, il y aura, en outre, le droit d'appel, qui sera une nouvelle complication. Il y aura encore une question fort importante a résoudre : la question des langues. Quel sera l'idiome dans lequel le récipiendaire aura à subir l'examen ?
L'amendement n'en parle pas, et cependant c'est une chose excessivement importante. Je crois que ce système n'est pas pratique.
Il y a au fond de ce système, je le veux bien, un sentiment que je considère comme très louable, c'est-à-dire que les membres qui ont déposé ce( amendement rendent hommage à la capacité, dont je suis également un fervent apôtre. Je ne veux pas des ignorants dans le corps électoral et en voici les motifs : Les ignorants seront la proie du clergé dans les campagnes.
- Voix à droite. - Allons donc !
M. Bouvier. - Je ne me préoccupe pas de vos exclamations. Je réponds par des faits. Dans les Flandres, le campagnard appartient au prêtre qui, lui montrant les clefs du ciel, le met sous clef, le jour des élections, pour qu'il ne lui échappe pas. Là vous voyez des files, des processions d'électeurs conduits par leur curé qui n'a garde de les lâcher que quand le tour est joué. (Interruption.)
Dans les villes, les ignorants seront entre les mains des démagogues, et j'entends par démagogues des gens qui, sans travailler, exploitent ceux qui travaillent, pillent, volent et jettent la terreur dans l'âme des citoyens paisibles. Paris vous en fournit l'exemple frappant en ce moment.
Eh bien, je dis que l'ignorance ne doit pas être érigée en droit électoral ; qu'il faut la repousser. Messieurs, je veux la capacité, parce qu'il faut que les affaires marchent. « Il faut, comme le dit Montesquieu, que les affaires marchent, que les affaires aillent et qu'elles aillent un certain mouvement qui 'ne sera ni trop lent ni trop vite ; mais le peuple, ajoute Montesquieu, a toujours trop d'action ou trop peu ; quelquefois avec cent mille bras, il renverse tout, quelquefois, avec cent mille pieds, il ne marche que comme les insectes. » (Interruption.)
Il me paraît, messieurs de la droite, que ce langage excite votre hilarité. Il s'agit de Montesquieu et vous riez !... Je ne vous en fais pas mon compliment.
Eh bien, messieurs, je ne veux pas de ces extrêmes, parce que ces extrêmes sont l'abandon de ces gouvernements de modération où le progrès suit une marche ascensionnelle constante.
Votre réforme est le trait d'union qui vous attache aux apôtres du suffrage universel, dont je ne veux à aucun prix.
Je le déclare très carrément, le suffrage universel, je viens de le signaler, : il y a un moment, dans une interruption, sera, le naufrage universel de nos institutions libres et de notre nationalité, le tombeau de ces glorieuses années de prospérité dont la Belgique est en possession depuis près d'un demi-siècle.
Messieurs, je ne veux pas non plus de cette loi, parce que c'est une loi de parti, une loi d'exception, une loi d'expédients qui veut assurer la prépondérance politique d'un parti sur l'autre. Je l'établis à l'instant même, nous nous trouvons en présence de deux lois : l'une sur la suppression de l'impôt sur les débits de boissons alcooliques ; elle exclut 11,000 cabaretiers des comices électoraux pour les élections générales ; tandis que la loi actuelle ouvre la porte à 100,000 cabaretiers. (Interruption.)
Oui, 100,000 cabaretiers, M. le ministre des finances vous l'a déclaré. Il y en a peut-être 5,000 de moins, 95,000.
M. Jacobs, ministre des finances. - Il y en aura 5,000 nouveaux au lieu de 100,000.
M. Bouvier. - D'un côté, on les repousse par une porte pour les faire entrer par l'autre.
Qu'est-ce que cela prouve ? Que la loi actuelle est une loi politique, une loi de prépondérance politique. Pourquoi veut-on exclure 11,000 cabaretiers quand il s'agit de la composition des Chambres ? Ces cabaretiers qu'on proclame un détestable élément électoral, des êtres privilégiés immoraux, d'après l'expression de l'honorable M. Dumortier dans la séance d'hier ; et ces mêmes êtres immoraux, que vous renvoyez d'un côté, vous les admettez en augmentant leur chiffre de 5,000 pour la commune et la province. Vous les éloignez, je le répète, des comices électoraux quand il s'agit de la composition des Chambres ; non parce que c'est un élément vicieux et immoral, mais parce que vous les croyez libéraux et que, comme tels, ils vous gênent. Voilà vos lois d'expédients mises à nu. Pour assurer et prolonger votre pouvoir, votre majorité, vous voulez les faire disparaître du premier plan, mais vous les conservez pour les élections provinciales et communales, parce que là ils ne vous (page 1046) embarrassent pas ; là, ils ne troublent pas la jouissance de votre suprématie politique.
Eh bien, je dis que de pareilles lois sont des lois fatales au parti qui s'en sert. Lorsque nous étions majorité, nous n'avons pas mis la main à de semblables expédients ? (Interruption.) Ah ! vous vous récriez. Eh bien, je vais vous donner immédiatement la preuve de ce que j'avance. Je la trouve dans une pétition déposée sur le bureau et qui a été envoyée à tous les membres de la Chambre par la ville de Gand.
Voici ce qu'elle dit :
« Considérant que les libéraux ont occupé le pouvoir, pendant un grand nombre d'années, avec une majorité qui leur eût permis de réformer les lois électorales dans un intérêt exclusif de parti ; que néanmoins ils n'ont proposé à la couronne aucune tentative de ce genre, attendant leur maintien à la direction du pays, du seul bon sens de la nation et de son libre attachement aux principes qu'ils représentent ;
« Qu'à ne citer qu'un seul exemple, il leur eût suffit, pour mettre les élections de Gand hors de tout danger et conserver une majorité certaine dans le Parlement, de retrancher de l'arrondissement de Gand, pour le joindre à celui d'Eecloo, le canton de Waerschoot, nous dégrevant ainsi de deux ou trois cents de ces électeurs ruraux qui ont livré la Belgique aux catholiques sans notion de l'importance de leur acte ;
« Considérant que si le parti libéral a eu cette réserve vis-à-vis de la Couronne de ne la point engager dans une solution qui eût changé les conditions de nos luttes politiques et désespéré l'opposition, il eût été plus digne pour celle-ci, devenue majorité, plus conforme à ses protestations de dévouement à toutes nos institutions nationales et à la dynastie, de se renfermer, au lendemain de sa victoire, dans la même réserve, pour n'attendre son succès dans les grandes villes, que de la propagation de ses idées, le clergé aidant, au lieu de fonder ses espérances sur une révolution radicale dans le régime des élections. »
Ces paroles sont sages, mais je crains que vous n'en fassiez pas votre profit. Les lois en discussion le démontrent. Vos récents succès vous aveuglent et vous introduisez en Belgique une politique dont vous serez les premières victimes.
M. Dupont (pour une motion d’ordre). - Je désirerais adresser une simple observation à M. le ministre de la justice.
Le gouvernement précédent a déposé un projet de loi très important, le projet de révision du code de procédure civile ; ce projet de loi, œuvre d'une commission spéciale composée de jurisconsultes distingués, a été soumis à une commission dont font partie différents membres de la Chambre.
Les membres de cette commission sont aujourd'hui assez embarrassés : ils ignorent si leur mandat sera renouvelé ; en tout cas, elle doit être complétée parce qu'elle comprendrait aujourd'hui un ministre et un président de cette assemblée, un autre membre n'a pas été réélu. Il faut, enfin, puisqu'il y a eu dissolution, que le projet soit de nouveau déposé par le gouvernement.
Il est donc indispensable que le gouvernement prenne une résolution : il faut que les membres de. la commission sachent si, oui ou non, ils sont appelés à continuer le travail dont ils ont été chargés.
Je prie M. le ministre de la justice de nous faire connaître s'il ne pourrait, comme son prédécesseur, déposer le projet élaboré par la commission spéciale sous réserve d'y apporter ultérieurement les modifications qu'il jugerait nécessaires ?
De cette manière, la commission parlementaire pourrait être reconstituée, son travail serait repris, et le projet pourrait être porté à l'ordre du jour à la rentrée de la Chambre lors de la prochaine session.
M. Cornesse, ministre de la justice. - Messieurs, à la suite de la dissolution, il n'y a plus de projet déposé, il n'y a plus de commission chargée de l'examiner. Je n'ai pu encore étudier complètement le projet qui avait été soumis à la Chambre. La commission d'Etat chargée de la révision du code de procédure s'occupe activement de l'achèvement de son œuvre. Je ne suis pas encore fixé sur le point de savoir si je représenterai séparément la partie du code nouveau précédemment déposée ou si j'attendrai que le projet soit complet pour le soumettre à la Chambre.
Du reste notre ordre du jour est fort chargé et il n'y a pas urgence à saisir actuellement la Chambre du projet dont il s'agit. Elle ne pourrait guère s'en occuper dans le cours de la session actuelle.
M. Dupont. - Je désirerais cependant savoir si M. le ministre prendra une résolution dans le cours de cette session. Je veux bien admettre qu'il est en ce moment préoccupé d'autres intérêts, mais comme il s'agit d'un projet de loi qui doit être examiné avec maturité, il importerait que la session ne fût pas close sans que la commission ait été réinstallée et ait pu délibérer et répartir le travail entre ses membres.
M. Cornesse, ministre de la justice. - Messieurs, je ferai ce qui dépendra de moi pour que l'honorable M. Dupont soit satisfait, mais je ne puis prendre d'engagement à cet égard.
M. Bara. - Messieurs, je dois constater les inconvénients du retard que fait subir M. le ministre de la justice à la présentation d'un projet de loi très important qui est imposée par la Constitution à la législature.
Quand j'ai déposé le projet élaboré par une commission extra-parlementaire, j'étais d'accord avec cette commission pour déposer cette partie du code de procédure avant qu'elle eût achevé ses travaux.
Ce qui reste à faire du code de procédure civile concerne l'exécution des jugements et les procédures spéciales.
Tous les principes sont compris dans la partie déposée.
Quand la commission de la Chambre s'est réunie et que l'honorable M. Thonissen a fait son rapport, on n'a présenté aucune objection à cette manière de procéder.
Il est évident que si dans l'élaboration de lois aussi importantes on doit attendre que le travail soit complet et que le ministre ait examiné, nous pourrons voir s'écouler encore quarante ans avant d'avoir le code de procédure civile.
Quelles que soient les connaissances de M. le ministre, quelle que soit sa capacité, il est presque certain qu'il déposera le projet tel qu'il a été formulé par la commission. C'est ce que j'ai fait.
Il faut que la Chambre soit saisie du travail complet de la commission, et non d'un projet modifié dans les bureaux du ministère.
Il faudra faire ce qui a été fait pour le code pénal et pour le code de commerce.
Il va de soi que le ministre se réserve le droit de présenter des amendements.
Dans cette situation, messieurs, ne vaudrait-il pas mieux laisser travailler la commission de la Chambre à son œuvre de longue haleine. ? Tout retard est regrettable.
Je ne saurais trop engager l'honorable ministre de la justice à suivre le système que nous avons suivi.
Je lui demanderai aussi s'il ne croit pas devoir déposer un projet de loi sur la responsabilité ministérielle. Nous avions déposé un projet que la dissolution a fait tomber. C'est encore une loi qui est imposée par la Constitution.
Je ferai remarquer à l'honorable ministre qu'il a déposé le code de commerce sans se mettre au courant du projet. Il me semble qu'il pourrait faire de même pour les projets de loi sur la responsabilité ministérielle et le code de procédure civile.
M. Cornesse, ministre de la justice. - Quand il s'est agi de la deuxième partie du code pénal, on a attendu que la commission eût achevé son travail pour le déposer.
Il en a été de même pour le code de commerce.
Je ne suis au département de la justice et à la Chambre que depuis le mois de juillet.
J'ai dû me mettre au courant des projets qui avaient été soumis à la Chambre depuis plusieurs années ; j'ai dû étudier le code de commerce avant de le soumettre de nouveau à vos délibérations et je dirai franchement que, jusqu'à présent, je n'ai eu le temps d'examiner à fond ni le projet de code de procédure civile ni le projet de loi sur la responsabilité ministérielle dont vient de parler l'honorable M. Bara.
On ne peut pas exiger d'un ministre nouveau qu'il ait étudié, en quelques mois, les questions si importantes, si vastes et si complexes qui font l'objet de ces projets de loi. (Interruption.)
On me dit que je pourrais examiner ces projets après les avoir présentés ; sans doute, mais j'aime à me rendre compte préalablement des propositions que je soumets à. la Chambre.
Je crois que l'on ne peut me reprocher de n'avoir pas jusqu'ici représenté le code de procédure civile ; j'examinerai s'il y a lieu de faire droit, avant la fin de la session, à la demande de l'honorable M. Dupont ou s'il vaut mieux attendre pour présenter un travail d'ensemble.
- La séance est levée à 4 heures et demie.