Accueil Séances Plénières Tables des matières Biographies Documentation Note d’intention

Chambres des représentants de Belgique
Séance du vendredi 21 avril 1871

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1870-1871)

(Présidence de M. Vilain XIIII.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 1025) M. Reynaert procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.

Il donne lecture du procès-verbal de la dernière séance. La rédaction en est approuvée.

Pièces adressées la Chambre

M. Wouters présente l'analyse suivante des pièces adressées a la Chambre :

« Les administrations communales de Thines, Houtain-le-Val, Loupoigne, Genappe, Vieux-Genappe et Waterloo se plaignent des travaux souterrains que fait exécuter la ville de Bruxelles dans les communes de Braine-l'Alleud et de Lillois pour fournir de l'eau à ses habitants, et demandent qu'il soit pris des mesures à l'effet de les protéger contre l'accaparement, toujours croissant, des nappes d'eaux souterraines fait par la ville de Bruxelles. ».

M. Le Hardy de Beaulieu. - Messieurs, cette pétition est signalée comme présentant un caractère d'urgence et d'importance considérable par les communes intéressées. Je demanderai donc qu'elle soit renvoyée à la commission des pétitions avec demande d'un prompt rapport.

A ce propos, je ferai remarquer à la Chambre que depuis quelque temps les droits des pétitionnaires sont traités assez cavalièrement, plus cavalièrement qu'ils ne l'ont été sous aucun des gouvernements qui ont précédé celui-ci.

On ne fait plus de rapports de pétitions. Je demande que la Chambre revienne à son règlement, c'est-à-dire à s'occuper des rapports de pétitions toutes les semaines, comme cela se faisait autrefois.

M. Snoy. - J'appuie la demande de prompt rapport.

M. Bouvier. - Messieurs, je viens appuyer les observations de l'honorable M. Le Hardy.

Depuis deux mois, la Chambre n'a été saisie d'aucune pétition. Or, d'après le règlement, le vendredi de chaque semaine, est consacré à l'analyse et à la discussion des rapports de pétitions.

Aujourd'hui, le droit de pétition se trouve, en quelque sorte, annulé.

Je demande que la Chambre revienne à ses anciens errements et que vendredi prochain il soit statué sur les pétitions, surtout sur celles qui ont fait l'objet de demandes de prompts rapports, car c'est vraiment une plaisanterie que de demander de prompts rapports sur des pétitions qui n'arrivent jamais.

M. Coomans. - Si les honorables préopinants y tiennent, je leur prouverai que le prétendu abus dont ils se plaignent a toujours été perpétré dans cette enceinte.

Dans toutes les grandes discussions, sous l'ancien ministère, on n'a pas interrompu le débat le vendredi.

L'accusation lancée contre la majorité nouvelle est donc mal fondée.

Je dois renouveler l'observation que j'ai eu l'honneur de présenter hier, c'est que nous nous occupons aujourd'hui des pétitions les plus importantes dont nousrayons jamais été saisis. Nous avons reçu des centaines de pétitions pour la réforme électorale.

Donc nous rendons hommage au droit de pétition en examinant le projet de loi en discussion.

Après ces observations un peu générales, j'en ferai une particulière, c'est celle-ci :

Je consens, si l'on y lient beaucoup, à ce que le vendredi soit derechef et en rectification du passé, consacré à l'examen des pétitions pour lesquelles de prompts rapports sont demandés. J'espère que l'on m'accordera aussi qu'il sera convenable de n'y consacrer que le vendredi, c'est-à-dire de ne pas soulever le vendredi, à propos de n'importe quelle pétition, une discussion qui pourrait se prolonger plusieurs jours et retarder d'autant le grand débat dont nous sommes occupes à cette heure.

Je voudrais qu'il n'y eût pas d'interruption de cette discussion : elle est trop importante, trop solennelle de sa nature pour qu'on en puisse justifier l'interruption pour l'examen des pétitions, même urgentes. Il me semble qu'il n'y en a pas de plus urgentes que celles qui nous occupent en ce moment.

M. Bouvier. - Je suis d'accord avec l'honorable membre. Je ne veux pas interrompre la discussion actuelle, mais je demande, comme lui, que le vendredi soit consacré exclusivement à l'examen des pétitions et que cette proposition soit mise aux voix.

M. le président. - Si la Chambre voulait consacrer le samedi, au lieu du vendredi, à l'examen des pétitions, elle serait certaine que la discussion ne se prolongerait pas au delà d'un jour. On pourrait commencer dès demain.

M. Bouvier. - Non, non, samedi prochain.

M. Vander Donckt. - Je comprends bien qu'en ce moment on n'interrompe pas, pour discuter des pétitions, une discussion aussi importante que celle qui nous occupe actuellement, mais j'ai une observation à faire. D'ordinaire quand on veut aborder un débat un peu important, on nous dit : Ajournons le rapport de pétitions, nous les discuterons immédiatement après ce débat ; la Chambre se rend à cette raison, mais, la discussion terminée, on en aborde une autre et les rapports de pétitions sont de nouveau relégués au second plan.

Voilà où est le mal, et ainsi de remise en remise les pétitions sont ajournées on ne sait jusque quand.

Lors de la discussion du budget de l'intérieur, il fut formellement décidé que les pétitions seraient examinées en premier lieu après le budget. Le budget a été voté et les rapports de pétitions sont restées en souffrance.

L'encombrement est très considérable ; depuis le nouvel an, on ne s'est plus occupé de pétitions.

M. le président. - La Chambre veut-elle décider que samedi en huit et tous les samedis suivants il y aura des rapports de pétitions ?

M. Brasseur. - Je propose de maintenir le vendredi pour la discussion des rapports de pétitions, parce que je suis convaincu que, le samedi, la Chambre ne sera pas en nombre, (Interruption.)

C'est ma conviction : je dis ceci dans l'intérêt de nos travaux.

Je suis parfaitement d'accord avec l'honorable M. Bouvier que nous devons prendre un jour par semaine pour vider notre arriéré de pétitions ; il y a onze objets à l'ordre du jour, qui depuis quatre mois attendent une solution ; je crois qu'il importe de leur donner une solution dans le plus bref délai. Mais je maintiens formellement ma proposition de consacrer le jour du vendredi à la discussion de ces objets.

- La Chambre décide que la discussion des rapports de pétitions sera maintenue au vendredi et qu'elle entendra, vendredi prochain, des prompts rapports.


« Le sieur Caufière, capitaine d'artillerie pensionné, demande la révision de sa pension. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Le conseil communal de Merxplas prie la Chambre d'accorder au sieur Maréchal la concession du chemin de fer d'Ans sur Breda. »

« Même demande d'habitants de Baelen. »

- Même renvoi.


(page 1026) « Le sieur Duquesne réclame l’intervention de la Chambre afin d'obtenir du département des travaux publics une indemnité pour le préjudice qui lui a été occasionné par un retard considérable dans l'expédition de sa marchandise confiée au chemin de fer. »

- Même renvoi.


« Des habitants d'Arendonck demandent que la langue flamande soit, en tout, mise sur le même rang que la langue française.

« Même demande d'habitants de Runckelen, Vlisseghem, Bruxelles, Massemen-Westrem et des membres du conseil communal de Michelbeke.»

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du rapport sur des pétitions identiques.


« Les membres d'une société de rhétorique de Furnes demandent que la loi consacre le principe de l'obligation en matière d'enseignement primaire. »

« Même demande d'habitants d'une commune non dénommée. »

- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner la proposition de lai relative à l'enseignement primaire obligatoire.


« Les membres du conseil communal de Hoeleden demandent que le chemin de fer à construire de Tirlemont a Diest passe par Bunsbeek, Hoeleden, Glabbeek-Suerbempde, Kersbeek-Miscom, Cortenaeken, etc. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du rapport sur des pétitions relatives au même objet.


« Le sieur George-François Prat, chef de division au gouvernement provincial du Luxembourg, prie la Chambre de porter a son ordre du jour et d'adopter un projet tendant à. lui conférer la naturalisation. »

- Renvoi à la commission des naturalisations.

Rapport sur des demandes en naturalisation

M. Delcour. J'ai l'honneur de déposer le rapport de la commission des naturalisations sur trois demandes de naturalisation ordinaire.

- Impression et distribution.

Projet de loi de réforme électorale

Discussion des articles

Chapitre premier. Elections communales

Article premier

M. de Theux. - J'ai annoncé hier que je combattrais toute proposition qui aurait pour objet d'exiger pour le droit électoral la condition de savoir lire et écrire. C'est l'objet du discours que je me propose de prononcer. D'après moi, cette condition est parfaitement inutile ; elle n'aurait aucune valeur pratique, aucune portée politique. Si c'est une simple condition matérielle qu'on imposerait aux électeurs, d'autre part elle serait contraire au but même du projet de loi qui étend le droit de suffrage, si cette condition était sérieuse dans ses exigences.

C'est l'inverse du projet de loi. Cela est clair pour tout le monde.

Le Congrès national avait des vues plus larges et plus pratiques : quand il a porté la loi électorale pour les Chambres, il n'a pas songé à imposer l'obligation de savoir lire et écrire.

Et, en effet, messieurs, toujours et en toute matière, le Congrès national a appliqué des vues larges et impartiales : toute mesure restrictive, tracassière, était contraire à l'essence de cette assemblée, e| les Chambres législatives elles-mêmes n'ont jamais imposé l'obligation, pour être électeur communal ou provincial, de savoir lire et écrire.

Ce n'est que depuis peu de temps que l'on a inventé cette machine politique dont on pourrait tirer grand profit si l'on agissait avec partialité.

Que faut-il pour remplir convenablement le mandat d'électeur pour la commune et pour la province ! Il faut l'expérience, peu étendue même, des hommes et des choses. Et cette expérience, comment s'acquiert-elle ? Mais, messieurs, c'est une simple question de bon sens et le bon sens se forme par la pratique de la société, par la pratique des affaires, et non pas seulement par la lecture et l'écriture.

Est-ce que dans une commune (car ce sont surtout les électeurs ruraux que l'on a en vue dans cette discussion) on a besoin de savoir lire et écrire pour savoir quel est le citoyen le plus apte à faire un bon conseiller communal ? Faut-il pour cela lire les journaux et s'occuper de la science politique ?

Non, messieurs, il s'agit uniquement de connaître les hommes qui, par leur moralité et par leur intelligence, présentent le plus de garanties pour former de bons administrateurs.

Il ne s'agit que de cela ; et l'on n'a jamais pensé à imposer une limite au choix des conseillers communaux. Pourquoi ? Parce qu'on sait fort bien que les électeurs ne vont pas confier les intérêts de la commune à des hommes ignorants ; parce que tout le monde comprend le danger qu'il y aurait à charger de la gestion de ces intérêts des hommes passionnés ou injustes. Et quant à l'aptitude des conseillers, il n'est pas à supposer que le gouvernement ne trouve pas parmi eux les éléments d'une bonne administration. Quant aux bourgmestres et échevins, quant aux simples conseillers, ce qu'on peut raisonnablement exiger d'eux, c'est de la probité et de l'intelligence.

Dans les villes, c'est tout autre chose et je ne pense pas qu'on élise jamais des hommes incapables aux conseils de villes importantes. Cela ne s'est jamais vu et cela ne se verra jamais.

Comment l'électeur détermine-t-il son choix ? Par la position qu'occupe le candidat, par les recommandations de ceux qui le patronnent. Voilà ce qui guide le corps électoral des villes. Car, comment voulez-vous que chaque habitant d'une ville comme Bruxelles, par exemple, connaisse chaque candidat ? Cela est absolument impossible ; il serait absurde de le penser. Il faut donc que l'électeur accepte les renseignements qui lui viennent de la part de ceux qui appuient tel ou tel candidat, telle ou telle liste.

Ainsi, vous voyez, messieurs, que la nécessité, de savoir lire et écrire n'aboutirait à rien, si elle servait uniquement à constater la pratique matérielle de l'écriture et de la lecture.

Je dois supposer que les hommes qui patronnent cette condition ont d'autres vues ; que, dans leur opinion, il est nécessaire de savoir lire et écrire, parce qu'on espère avoir dans le corps électoral principalement des hommes qui s'occupent de la lecture des petits journaux, journaux qui sont loin d'être ordinairement les plus recommandables.

Ainsi, à Paris, on lit beaucoup. Vous n'y trouvez pas un cocher de fiacre qui n'ait un journal à la main. Est-ce là une bonne catégorie d'électeurs ? Ceux-là connaissent les affaires politiques, mais à leur manière. Un honnête bourgeois, qui travaille et qui s'occupe de son commerce, un honnête artisan ne lisent guère les journaux ; ils n'en ont pas le temps, surtout s'il s'agit de cette classe inférieure qui ne possède que la matière imposable à 10 francs.

Dans cette classe on s'occupe beaucoup moins de politique, et on a raison. On fait ses affaires et on fait celles de sa famille. On contribue ainsi au bien-être social ; on ne tombe pas à la charge des administrations communales ou des établissements charitables ; on pourvoit soi-même à ses nécessités. Si cette classe s'occupe de politique, c'est d'une politique qui s'apprend bien autrement que par la lecture des journaux ; cette politique s'apprend par la conversation ou par la connaissance des faits pratiques de la société.

Je crois donc que ce système tendrait à écarter du corps électoral communal l'élément le plus honnête, le plus important, celui qui a le plus le droit, d'après la raison et la nature, d'exercer cette prérogative.

Supposons un cas. A vingt et un ans, on peut être électeur pour les Chambres. Pour la province et pour la commune, au même âge.

Eh bien, voilà un jeune individu qui n'a que peu d'expérience des affaires et du monde, qui vient de recevoir une certaine instruction sur les bancs de l'école et qui ne connaît ni la vie pratique, ni ses besoins ; celui-là, s'il a écrit, s'il a lu quelques journaux, il sera de droit électeur aux applaudissements d'un certain nombre de personnes. Mais son père qui est, lui, un homme d'un âge mûr, qui a créé la position de la famille, mais qui ne s'est pas occupé de journalisme ; son père ne sera pas électeur ! N'est-ce pas au rebours de la raison et du bon sens ? N'est-il pas évident qu'avec un système pareil on peut ruiner une des bases de la société, au lieu de l'améliorer ? Car on trouvera beaucoup moins d'indépendance dans ceux qui lisent ordinairement la petite presse que dans ceux qui s'en abstiennent.

Les premiers n'ont d'autre opinion que celle énoncée dans les journaux qu'ils lisent habituellement. Les autres ont leur opinion à eux, et cette opinion ne vaut-elle pas infiniment mieux ?

Ainsi, croyez-vous que le corps électoral de Paris, avec le suffrage universel, soit plus indépendant et meilleur qu'un autre ? En aucune manière ; on a beau répandre les petits journaux dans Paris, les lumières n'y deviennent pas plus grandes, la moralité n'en vaut pas mieux. Nous en avons la preuve aujourd'hui ; nous en avons eu d'autres précédemment.

Mais, messieurs, il y a une idée qui m'a frappé hier tout particulièrement. Nous, Chambre belge, nous écririons dans la loi que l'électeur qui paye 10 francs de contributions doit savoir lire et écrire, alors que nous avons couvert le pays d'écoles primaires, alors qu'il y a une propension universelle à acquérir l'instruction primaire ! Nous décréterions qu'il faut savoir matériellement lire et écrire ! J'ajoute, à dessein, le mot « matériellement » ; car, si l'on sort de là, on tombe dans un système de partialité dont on ne connaît ni la portée ni les conséquences. Nous nous ferions, messieurs, une belle réputation à l'étranger !

(page 1027) Je suppose que l'électeur qui paye 10 francs de contributions directes, représente tant par sa possession que par son travail et par son industrie, un intérêt annuel de 500 à 1,000 francs au moins ; et notre pays serait tellement arriéré, que beaucoup d'hommes ne sauraient officiellement, aux yeux de toute l'Europe, ni lire, ni écrire, car la loi ne doit pas s'occuper de quelques rares individualités.

L'honorable M. Coomans avait parfaitement raison hier lorsqu'il disait que le but vrai de l'obligation de savoir lire et écrire est d'arriver au suffrage universel. Cela est facile à démontrer.

On considère ces capacités comme étant un élément essentiel.

Eh bien, l'homme qui ne possède rien, mais qui, cependant, sait bien lire et écrire, devrait par ce seul titre, devrait bientôt devenir de droit électeur et vous ne devriez pas l'exclure, puisqu'il possède la qualité principale du droit électoral.

Si le citoyen possède cette qualité éminente de savoir lire et écrire, il devrait, de droit, devenir électeur et vous ne pourriez exiger de lui le payement d'aucun cens.

C'est là que conduirait inévitablement notre système. Je vais plus loin, messieurs, je dis qu'il serait plus juste de décréter d'emblée le suffrage universel ; au moins, en l'inscrivant dans la loi, vous n'excluriez pas la possession, vous n'excluriez pas du droit électoral celui qui apporte son contingent au trésor public et qui fait prospérer la patrie.

Tandis qu'un homme qui sait lire et écrire, même lire habituellement les petits journaux, peut être un fainéant, un mauvais sujet, un homme qui se laisse facilement entraîner à la fréquentation des mauvaises sociétés. Vous ôteriez à la société, par votre proposition, le véritable contre-poids, le véritable obstacle au communisme.

Il faut donc maintenir dans le corps électoral des hommes intéressés au maintien de l'ordre public et au respect de la propriété. Car, où trouvez-vous le développement de la population ? où trouvez-vous la richesse ? Mais dans les pays où la propriété est respectée. Là où vous introduisez le communisme, vous retournez inévitablement à l'état barbare, à l'état sauvage, car personne ne travaillera plus, puisqu'il sera permis de prendre le bien d'autrui.

Voilà où vous arrivez ; vous arrivez à la misère et à l'ignorance brutale. C'est ce qui existe dans les pays sauvages.

Ainsi donc, messieurs, je pense que la loi doit avoir pour base exclusivement le cens, parce que ceux qui le payent ont un intérêt essentiel à la conservation de la propriété, à la conservation de l'ordre public ; et le cens étant suffisamment abaissé, on peut dire véritablement que toutes les classes de la société sont représentées. Elles sont réellement représentées et elles le sont dans l'intérêt même de ceux qui ne possèdent rien. Car ceux qui ne possèdent rien trouvent leurs défenseurs parmi ceux qui possèdent quelque chose. Ceux qui possèdent quelque chose sont les patrons naturels de ceux qui ne possèdent rien ; ils ont appris les notions de la justice, du gouvernement, ils font prospérer le pays et jusqu'aux classes les plus infimes de la société.

Est-ce qu'en Belgique, par exemple, tout homme laborieux et honnête ne peut pas vivre convenablement en famille et jouir des grands avantages de la civilisation ? Oter à la représentation, dans l'administration et dans la législature, cette condition électorale de posséder un cens et abandonner le gouvernement à la multitude qui, je ne dirai pas seulement par un sentiment d'injustice, mais par imprévoyance, croirait que tout ce qui lui est supérieur lui est hostile, ce serait une grandissime erreur que notre législation ne doit pas accueillir ni consacrer.

Je repousse donc de la manière la plus complète, et la plus convaincue toute obligation de savoir lire et écrire, parce que, d'un côté, elle sera inutile si elle n'est pas complètement appliquée et que, d'un autre côté, elle sera la source de révoltantes partialités, si elle est réelle et sérieuse.

Je ne parle pas, en ce moment, des autres conditions du projet. Sans avoir été le promoteur de la réforme électorale, je dois déclarer que je ne vois aucun inconvénient à ce qu'on abaisse le cens pour les élections communales et provinciales. Je sais que nous nous adressons à une classe de la population qui est honnête, qui est intéressée au bon ordre, et qui, mêlée aux classes supérieures, ne mettra pas le pays en péril.

Interpellation relative à une demande de station par la commune de Vaux-sous-Chèvremont

M. le président. - M. Braconier et M. Bouvier ont annoncé l'intention d'adresser une interpellation à M. le ministre des travaux publics.

M. le ministre étant présent, j'accorde la parole à M. Braconier.

M. Braconier. - Mon intention n'était pas d'interrompre le débat qui nous occupe pour faire mon interpellation. Je complais la présenter à l'occasion de la discussion du budget des travaux publics. Mais comme cette discussion est indéfiniment retardée, et qu'il y a une décision à

prendre sur l'objet dont je vais entretenir l'honorable ministre, je tiens à ne pas tarder davantage à la faire. Voici ce dont il s'agit :

La commune de Vaux-sous-Chèvremont est traversée par le chemin de fer de l'Etat. Depuis longtemps elle sollicite la faveur d'avoir une station. A différentes reprises, elle s'est adressée au prédécesseur de M. le ministre et moi-même je me suis occupé différentes fois de cette affaire. L'instruction a traîné pendant très longtemps. Dans les derniers temps où l'honorable M. Jamar était au département des travaux publics, a été décidée la construction du chemin de fer des plateaux de Herve. Ce chemin de fer doit traverser aussi la commune de Vaux-sous-Chèvremont,

L'honorable M. Jamar avait fait entendre à cette commune que satisfaction serait donnée à ses vœux par l'établissement d'une station sur cette ligne concédée. Il paraît que les choses ont changé et que Vaux-sous-Chèvremont ne doit plus avoir de station.

La population est en émoi. C'est une commune industrielle très importante, qui compte plus de 4,000 habitants ; on y trouve deux charbonnages, des fonderies de fer, des laminoirs, des usines à canons de fusil, enfin c'est une commune qui donne une grande quantité de transports. Il s'agit de savoir si elle va encore rester dans l'état d'isolement où elle se trouve depuis si longtemps.

J'espère que M. le ministre des. travaux publics n'aura pas encore pris une décision et qu'il pourra donner satisfaction aux intérêts si légitimes dont je viens ici prendre la défense.

M. Bouvier. - Il s'agit, encore une fois, de mon éternel chemin de fer qui deviendra légendaire dans le pays.

- Une voix. - Virton, n'est-ce pas ?.

M. Bouvier. - Hélas, oui ! Je demanderai à l'honorable ministre s'il a enfin pris une décision définitive cette fois, relativement au tracé de la deuxième section devant aboutir au chef-lieu de l'arrondissement que j'ai l'honneur de représenter dans cette assemblée.

La Chambre se rappellera que les concessionnaires avaient proposé un nouveau tracé lorsqu'ils ont été mis en demeure d'exécuter le tracé leur imposé ; M. le ministre nous avait promis de le faire examiner par le corps des ponts et chaussées ; je demande si, à l'heure présente, ce travail est terminé et si nous pouvons espérer une solution. Voilà plus de deux ans que nous sommes bercés et je crois qu'il est temps d'en finir une bonne fois.

M. Wasseige, ministre des travaux publics. - Messieurs, la question de la station de Vaux-sous-Chèvremont n'est nullement décidée contre cette commune, comme paraît le craindre mon honorable collègue ; bien au contraire, je le fais examiner avec le désir d'aboutir, mais je dois faire remarquer que l'honorable M. Jamar, mon prédécesseur, n'a pas été plus explicite que moi, lorsqu'il fut saisi de la demande dont l'honorable M. Braconier se fait l'organe ; comme moi, il a seulement promis qu'il prendrait en sérieuse considération les intérêts de cette localité et je réitère bien volontiers cette promesse.

Je ferai toutefois remarquer qu'au moment des premières négociations, les plans n'étaient pas arrêtés et que la compagnie concessionnaire était toute disposée à tenir compte des vœux de Vaux-sous-Chèvremont. Depuis lors, les plans ont été arrêtés et il y a des inclinaisons qui rendent la chose un peu plus difficile. Mais, je le répète, rien n'est décidé.

Quant à l'interpellation de l'honorable M. Bouvier, je n'ai qu'un mot à répondre, mais j'aime à croire que ce mot le satisfera complètement. J'ai donné hier l'ordre à la compagnie concessionnaire du chemin de fer de Virton de mettre immédiatement la main à l'œuvre en maintenant le tracé par Ethe.

M. Bouvier. - M. le ministre vient de déclarer qu'une décision est intervenue, mais cela ne me suffit pas. D'après le cahier des charges, les concessionnaires sont tenus de terminer leur travail endéans les dix-huit mois de l'origine des travaux, et, pour le cas où il ne serait pas terminé dans le délai que je viens d'indiquer, le gouvernement a la faculté de prononcer la déchéance.

Eh bien, je demande si l'honorable ministre, maintenant que sa décision est prise, persiste dans ses anciens errements, c'est-à-dire que si la compagnie n'exécute pas ses travaux dans le délai déterminé par le cahier des charges, il appliquera la clause relative à la déchéance. Il ne faut pas que les concessionnaires se jouent davantage ni du gouvernement ni des populations et je demande que la clause résolutoire du contrat soit appliquée de la manière la plus rigoureuse si les concessionnaires continuent à se dérober à leurs engagements.

M. Wasseige, ministre des travaux publics. - Il est évident que le gouvernement maintient tous ses droits. Je ferai cependant remarquer à (page 1028) mon honorable collègue que si la décision du gouvernement a été retardée, c'est que, d'accord avec l'honorable membre, et après lui en avoir parlé, j'ai fait étudier le nouveau tracé ; de là le retard dont il paraît se plaindre aujourd'hui.

M. Bouvier. - Quand on demande une décision à un ministre, il ne s'agit pas d'éluder la question.

Je demande si, oui ou non, le gouvernement appliquera la clause de la déchéance si les concessionnaires n'exécutent pas le tracé qui vient d'être déterminé ; je constate que M. le ministre ne m'a pas répondu d'une manière catégorique.

M. Wasseige, ministre des travaux publics. - Je réponds que le gouvernement maintiendra tous ses droits pour en faire tel usage qu'il jugera convenir à l'intérêt général.

M. Bouvier. - Maintiendra tous ses droits, etc., cela ne veut rien dire. Je vous déclare que nous veillerons.

- M. de Naeyer remplace M. Vilain XIIII au fauteuil.

Projet de loi de réforme électorale

Discussion des articles

Article premier

M. Royer de Behr, rapporteur. - Messieurs, en 1860, lorsque j'eus l'honneur de discuter, dans cette assemblée, la loi sur les coalitions, je disais que les libertés politiques ou économiques blessent parfois les nations qui les possèdent, mais que de telles blessures se cicatrisent et se guérissent promptement.

Ce que je disais dès cette époque, je puis le répéter à propos de la réforme électorale.

Sans doute, certains inconvénients peuvent naître de l'extension du droit de vote.

Ces inconvénients, il me serait facile de les mettre en lumière. Mais il m'est impossible de ne voir que cela ; je vois aussi de nombreux avantages résultant de l'admission d'un plus grand nombre de citoyens à la vie politique, et je considère le statu quo comme un véritable danger.

Dans le rapport que j'ai eu l'honneur de présenter à la Chambre, j'ai indiqué la nature de ce danger ; j'ajoute que ceux-là sont aveugles ou insensés qui ne comptent pas avec le mouvement des idées, et qui placent l'intérêt d'un parti au-dessus de l'intérêt public et résistent à des aspirations véritablement nationales.

N'oublions pas que si le Congrès, lorsqu'il a décrété la Constitution, s'était surtout préoccupé des dangers de la liberté, les Belges n'auraient pas le droit de manifester leurs opinions en toute matière - ils seraient privés de l'exercice libre des cultes, du droit d'enseigner librement, de la liberté de la presse et d'association, enfin notre chère Belgique n'aurait pas, en ce moment, le bonheur d'être une sorte d'oasis dans la vieille Europe, si troublée par le despotisme de l'anarchie et par d'autres despotismes encore.

Les principes déposés dans la Constitution ont été féconds. Personne ne le nie.

Développons donc les conséquences de ces principes, et ne craignons pas les écueils que l'on nous montre avec tant de complaisance.

Le bon sens belge, joint à une longue pratique de la vie communale, nous éclaire.

Grâce à lui, nous pouvons affronter les périls, s'il est vrai qu'il en existe ; mais, je le répète, s'il est un danger je ne le vois nullement dans la réforme électorale, mais dans cette obstination aveugle, qui ne sait ou ne veux pas reconnaître que depuis quarante ans nous avons progressé.

Il en est du corps social comme du corps humain.

La physiologie nous enseigne que l'existence est menacée quand les forces vitales cessent d'être pondérées.

L'histoire nous apprend que le corps social ne saurait, lui non plus, supporter sans danger la domination d'un élément sur l'autre.

Il importe donc de placer et de maintenir toutes les forces sociales pour les diriger dans la voie de la justice.

Cette pondération, le projet me semble l'avoir déterminée.

Messieurs, l'objection principale soulevée contre le projet a été qu'il ne tenait pas compte des divers systèmes électoraux qui allient la capacité au cens.

Je pense que les auteurs du projet de loi ont agi prudemment, car l'application de l'un ou l'autre de ces systèmes sera incontestablement le prélude de la révision de la Constitution, d'une révision prochaine.

Qui veut donc la révision de la Constitution ? Presque personne.

Consultez le dossier des pétitions, vous n'en trouverez aucune soulevant une telle réclamation.

Mais, chose plus étrange, pas une non plus, si mes souvenirs me servent bien, en faveur de l'amendement de l'honorable M. Van Humbeeck.

Ce que l'on demande et rarement encore, c'est l'adoption de la loi présentée en 1865 par l'honorable M. Guillery.

L'honorable M. Van Humbeeck combat ce système.

Quant aux autres régimes électoraux, basés sur l'adjonction des diplômés, ils comptent à peine parmi les systèmes sérieux.

Au surplus, la capacité alliée au cens est une véritable tour de Babel législative.

Je doute que mes honorables collègues, partisans de ces idées, puissent se mettre entre eux d'accord. J'attendrai.

Dans l'entre-temps, j'examine les amendements présentés dans la séance d'hier.

La Chambre n'ayant pas renvoyé ces amendements à la section centrale, je ne puis exprimer l'opinion de cette section ; au moins puis-je faire connaître celle du rapporteur ; c'est donc une sorte de rapport personnel que je vais présenter.

A part la condition de savoir lire et écrire, l'amendement de l'honorable M. Jottrand est emprunté à la législation anglaise.

L'emprunt est fait à la légère, car la condition d'occupation de la même maison ou partie de maison, pendant douze mois consécutifs, n'existe dans le reform bill que pour les locataires en garni.

Les locataires de maisons non garnies, ce qui est la règle, ne doivent pas avoir habité pendant un an la même maison, mais le même bourg, la même commune.

Qu'importe, en effet, un changement d'habitation si l'on n'a pas quitté la commune ? N'a-t-on pas conservé constamment un intérêt sérieux à la gestion des affaires communales ?

Il ne peut dépendre du propriétaire d'empêcher le locataire de devenir électeur en lui signifiant sou congé après onze mois d'occupation.

Il faudrait donc commencer par substituer dans l'amendement, aux mots « la même maison », les mots « une maison dans la commune ».

Le reform bill exige en outre que le locataire ait acquitté ses impôts.

L'amendement lui emprunte cette disposition.

Mais, en Angleterre, tout locataire paye l'impôt direct, ce qui expliqué cette condition.

En Belgique, il en est autrement.

La contribution personnelle, réglée par la loi du 28 juin 1822, est celle qui frappe les maisons occupées, à raison de l'occupation. Les articles 7, 8 et 9 de cette loi établissent le système suivant :

Première hypothèse : I. - Le locataire occupe toute la maison :

a) S'il paye son loyer à l’année ou au trimestre, il est redevable à l'Etat de la contribution personnelle ;

b) S'il le paye au mois ou à la semaine, c'est le propriétaire qui reste redevable de cette contribution.

2e hypothèse : II. Le locataire n'occupe qu'une partie de la maison :

a) Si le propriétaire en occupe une autre partie, le locataire n'est pas redevable de la contribution personnelle ;

b) Si le propriétaire n'habite pas la maison, chaque locataire est considéré comme occupant une habitation distincte et paye l'impôt personnel y afférent.

A l'inverse de l'Angleterre, il y a donc en Belgique un grand nombre de locataires qui ne payent aucun impôt direct.

Ceux-là, et ce sont les plus misérables, les locataires au mois et à la semaine, les locataires auxquels le petit boutiquier loue une mansarde ou une cave, seront tous électeurs ; nul ne sera rayé des listes électorales faute d'avoir payé l'impôt, puisqu'il n'en doit point.

Les locataires d'un ordre plus élevé, ceux qui louent une maison entière ou une partie d'une maison que le propriétaire n'habite pas, seront rayés des listes s'ils sont en retard de payer leurs impôts, fût-ce d'une minime fraction.

L'amendement de l'honorable M. Jottrand va plus loin que là loi anglaise.

Il assimile au locataire proprement dit les enfants majeurs qui habitent avec les parents, de sorte que chacune des masures qui forment les bataillons carrés, si nombreux à Bruxelles, pourrait fournir une demi-douzaine d'électeurs.

C'est le suffrage universel avec des complications. En Belgique, nul ne couche à la belle étoile, tout Belge majeur est locataire ou fils de locataire. L'amendement, dégagé des complications inutiles, se réduit à ceci : Tout Belge mâle et majeur, domicilié depuis un an dans la commune, est électeur communal, sauf les cas d'incapacité,

La loi anglaise exige que tout électeur paye la taxe pour le secours des pauvres.

(page 1029) L'amendement se contente d'exiger que l'électeur ne soit pas lui-même un pauvre secouru.

D'après l'exposé de la situation du royaume pendant la dernière période décennale, le nombre des indigents secourus a varié, de 1844 à 1858, de 612,676 à 790,798.

Un septième de la population belge est secouru et dès lors incapable de voter.

Des 1,400,000 Belges mâles et majeurs, 200,000 seront exclus, de ce chef, et le nombre des électeurs sera réduit, de ce chef, à 1,200,000.

Mais il est à remarquer que les Belges indigents sont les moins instruits et que la presque totalité de ceux qui seront exclus, à raison de leur indigence, le seront, en outre, à raison de leur ignorance.

Ces deux causes d'exclusion se confondent donc, la plus large absorbe la plus étroite, et l'on peut ne tenir compte que de celle-ci pour déterminer le nombre d'électeurs communaux que donnera l'adoption de l'amendement.

La seule barrière qui empêche l'amendement d'être le suffrage universel, c'est la condition de capacité, savoir lire et écrire. Dans quelle proportion ce frein restreindra-t-il le nombre des électeurs parmi les 1,400,000 Belges mâles et majeurs ? Nul ne pourrait le dire.

Tout dépend de la sévérité du jury dont l'honorable M. Couvreur a indiqué la composition.

S'il est aussi large que les conseils de milice qui constatent l'instruction des miliciens, il n'y aura que 25 p. c, d'exclus.

Le corps électoral dépassera un million d'électeurs.

S'il est rigoureux, peut-être n'aurons-nous pas même les 350,000 électeurs communaux que nous donnera l'abaissement du cens à 10 francs.

C'est l'inconnu.

C'est un saut dans l'inconnu, comme l'a dit M. Jottrand.

Le projet du gouvernement et de la section centrale a l'avantage d'être un pas dans le connu.

Ce n'est qu'un pas, quoique le corps électoral communal soit augmenté de plus de moitié ; 350,000 électeurs au lieu de 250,000.

Ce n'est pas un saut.

Nous marchons avec calme et sans précipitation.

C'est un pas sur un terrain connu, connu dans ses moindres détails ; nous savons, pour ainsi dire commune par commune, le nombre des nouveaux électeurs et les professions qu'ils exercent.

C'est une réforme mûrie, tandis que l'amendement est une réforme improvisée.

Que les partisans de l'amendement, qui croient appeler 75 p. c. des Belges mâles et majeurs au droit de suffrage, se contentent pour le moment des 25 p. c. que le projet de loi y appelle.

Qu'ils laissent l'expérience se faire, et, quand elle sera faite, qu'ils reprennent alors leur proposition, mûrie, revue, améliorée.

Le suffrage universel ne doit pas devancer son heure. Ses partisans les plus sincères doivent en vouloir l'apprentissage.

Qu'ils considèrent l'augmentation de 50 p. c. du corps électoral comme une étape.

C'est mal servir la cause du suffrage universel que de susciter de naturelles appréhensions en proposant à une Chambre dont la grande majorité n'en est pas partisan d'y arriver, d'un trait, sans étapes, sans expérience ni tâtonnements, par un saut dans l'inconnu.

Revenons au cens.

Nous ne sommes en présence d'aucune autre proposition, à cet égard, que celle du gouvernement et de la section centrale : 20 francs pour la province ; 10 francs pour la commune.

Faut-il accompagner cet abaissement du cens d'un correctif, d'une restriction, la condition de savoir lire et écrire ?

Cette question a été soulevée et discutée dans toutes les sections et dans le sein de la section centrale. Il n'est donc pas étonnant qu'elle se reproduise ici.

Dans la section centrale, l'honorable M. Van Humbeeck a fait une proposition. Peu satisfait de la condition vague de savoir lire et écrire, il a proposé d'exiger la fréquentation pendant cinq ans d'un établissement complet d'instruction primaire.

Cet amendement n'a pas été adopté.

Cette condition de savoir lire et écrire, que l'honorable M. Van Humbeeck trouvait trop vague, eût rallié des sympathies dans le sein de la section centrale, dont mon honorable ami M. Nothomb faisait partie, si l'on était parvenu à trouver une formule qui donnât des garanties réelles d'instruction sans exposer les électeurs à des tracasseries et à des exigences exagérées.

La formule cherchée n'a pas été trouvée, et les moyens si divers proposés dans la séance d'hier ne me paraissent pas encore l'avoir rencontrée.

Mon honorable ami s'est efforcé de diminuer au moins les inconvénients de l'examen en admettant la présomption que l'électeur sait lire et écrire, et en n'autorisant les réclamations des tiers que lors de la révision où, pour la première fois, l'électeur est inscrit sur la liste électorale.

Tandis que les uns applaudissent à ces simplifications, comprenant l'inutilité de l'examen pour ceux dont la capacité n'est pas contestée, comprenant que l'on ne peut exposer les électeurs à l'ennui de devoir passer un examen annuel, d'autres déclarent que ces garanties contre les vexations rendent la condition de savoir lire et écrire illusoire et ne veulent exempter de l'examen que les diplômés, c'est-à-dire un millième peut-être du nouveau corps électoral communal qui comprendra 650,000 membres.

Je partage à cet égard entièrement l'avis de l'honorable M. Nothomb, et je crois que, si l'on trouve une formule pratique, ce ne sera qu'à la condition d'admettre la présomption d'instruction et de ne pas autoriser l'examen annuel. Ce dernier point semble admis aussi par l'honorable M. Couvreur, qui ne permet plus de contester la capacité de ceux auxquels le jury a accordé un certificat d'instruction.

Les deux systèmes diffèrent en ce que, pour M. Nothomb, la présomption d'instruction est générale, tandis que, pour M. Couvreur, elle se restreint aux diplômés.

La règle générale de M. Nothomb me paraît préférable à l'exception de M. Couvreur.

Mais ici seulement commencent les difficultés sérieuses.

Qui sera juge des réclamations admises par M. Nothomb ? Qui sera juge de l'examen institué par M. Couvreur ?

Deux systèmes diamétralement contraires sont en présence.

M. Nothomb, comprenant combien il est difficile d'instituer deux juridictions différentes pour statuer sur les conditions diverses du droit électoral, propose le recours à la juridiction ordinaire, c'est-à-dire :

Le collège échevinal en premier ressort,

La députation permanente en deuxième ressort,

La cour d'appel, en dernier ressort.

Je ne sais si tous les collèges échevinaux seront très aptes à juger de l'instruction de l'électeur, je ne sais si l'on peut occuper les cours d'appel de cette besogne ingrate, mais le grand inconvénient qui me frappe, et l'honorable M. Couvreur l'a prévu, c'est la nécessité du déplacement de l'électeur pour fournir à la députation et à la cour la preuve de son instruction.

Sous ce rapport, la juridiction ordinaire ne me semble pas heureuse. A son tour, l'amendement de M. Couvreur soulève de graves objections.

Ce n'est pas seulement la lecture et l'écriture qu'exige l'honorable membre, c'est une lecture intelligente, réfléchie, dont on peut rendre compte ; c'est la lecture compliquée d'une narration. L'écriture n'est ni la signature, ni même la dictée, c'est la correspondance ; l'électeur doit pouvoir communiquer ses idées par la plume.

Ces conditions, messieurs, peuvent être interprétées sagement, largement, mais lorsque je vois figurer dans le jury des instituteurs, je suis tenté de croire que ce jury sera porté à substituer la calligraphie à l'écriture et la déclamation à la lecture.

Toute définition est dangereuse ; M. Couvreur n'a pas évité cet écueil en essayant de définir la lecture et l'écriture.

Combien d'électeurs à moitié lettrés, et c'est une forte fraction, se soucieront de passer volontairement cet examen ?

Fort peu. Et c'est ce qui me porte à croire que l'amendement de M. Couvreur avec le cens à 10 francs pourrait finir par nous donner moins d'électeurs que le système actuel n'en produit.

La formule pratique et satisfaisante, que la section centrale a cherchée en vain, ne me paraît pas encore trouvée.

Peut-être surgira-t-elle de la discussion à laquelle nous nous livrons.

Je le souhaite, car j'attache du prix à ce que nous n'ayons pas même l'apparence d'appeler au vote les ignorants.

Il ne faut cependant pas s'exagérer ces craintes. L'instruction est très répandue en Belgique. Il n'y a pas un quart de Belges illettrés et le corps électoral communal ne se composera, au cens de 10 francs, que d'un quart (page 1030) aussi des Belges mâles et majeurs, mais le quart le plus riche, le plus aisé, celui qui a le plus de facilités pour s'instruire.

S'il y a des ignorants dans ce corps électoral, ce sera le très petit nombre, et il ne faut pas que, pour cette minime exception, on établisse des mesures vexatoires pour le grand nombre.

Pour le moment, je demande à la Chambre de ne pas en dire davantage.

M. Dumortier. - Lors des débats qui ont eu lieu dans cette Chambre, au sujet de la mise à l'ordre du jour du projet de loi si grave qui nous occupe, j'ai appuyé très vivement la demande de communication de renseignements sur les législations étrangères en matière électorale, bien convaincu qu'il serait possible d'y trouver des éléments de nature à faire disparaître les objections que soulève le projet de loi.

Ces éléments, je crois les avoir trouvés. Je viens, messieurs, vous les présenter ; mais avant d'arriver là, vous me permettrez de dire quelques mots et sur le projet de loi et sur les inconvénients que j'y entrevois.

Messieurs, depuis quarante ans je siège à cette place ; eh bien, je dois le dire, jamais je n'ai assisté à la discussion d'une loi qui excite chez moi une plus vive inquiétude, une plus grande anxiété sur l'avenir du pays, que celle qui nous occupe.

Je ne cache pas ma pensée, je l'exprime nettement comme d'habitude. Je suis désolé, en pareille circonstance, de devoir me séparer d'une partie de mes amis politiques ; mais je dois à l'opinion publique, je dois au pays, que j'ai l'honneur de représenter, de ne point dissimuler ma pensée dans une circonstance où, à mes yeux, il y a un danger public immense qui s'offre devant moi.

Et d'abord, messieurs, ce que je ne veux pas, ce que je ne puis pas vouloir, ce que je suis convaincu que vous ne voulez pas non plus, c'est que la Commune de Paris s'établisse un jour à Bruxelles. (Interruption.) Or, messieurs, quant à moi, il n'est pas un seul instant douteux, quand j'examine cette loi, que c'est à ce résultat fatal, inévitable, qu'elle nous conduirait si elle n'était point modifiée.

C'est vous dire assez que, si elle ne subit point de modifications, je me verrai forcé, à mon grand regret, de formuler un vote négatif.

J'y demanderai donc des modifications afin qu'un élément dont on ne s'occupe pas du tout dans ce projet vienne y prendre place ; je veux parler de l'élément de l'ordre ; car, messieurs, il ne s'agit pas seulement de liberté dans un pays ; il faut aussi que l'ordre vienne prendre place à côté de la liberté : la liberté sans l'ordre, c'est l'organisation du désordre dans la société. L'ordre est la première de toutes les conditions de la liberté, car la liberté sans l'ordre c'est la licence. Et bien, qu'est-ce que je vois dans ce projet ? Remarquez d'abord, messieurs, que j'accepte la loi sans aucune difficulté pour les communes rurales ; la loi, quant à ces communes, ne modifiera guère la situation actuelle.

Je m'en inquiète assez peu pour les petites communes, mais ce qui me touche, c'est l'existence politique des grandes communes, des grandes villes et surtout de la capitale.

Je suis prêt à accepter la loi pour les petites communes. C'est uniquement au point de vue de l'ordre dans la capitale et dans les grands centres que je veux vous parler.

Je puis invoquer dès l'abord un témoignage qui, pour quelques-uns d'entre vous, peut avoir quelque importance. Voyez ce qui vient de se passer dans l'assemblée de Versailles.

N'a-t-on pas décrété une législation toute spéciale pour Paris et pour les grandes villes de France ?

M. Brasseur. - C'est tout le contraire.

M. Dumortier. - On a fait deux différences ; l'une pour la nomination des maires, l'autre pour le fractionnement du corps électoral.

Soyez convaincus, messieurs, que j'ai bien examiné la loi.

Vous savez, messieurs, que la loi communale a toujours été l'objet de mes études favorites.

Je ne suis point avocat, mais depuis que j'ai l'honneur de siéger au Parlement, je me suis constamment occupé de la loi communale.

Ne soyez donc pas étonnés si, dans l'ordre de mes recherches, je m'occupe un peu de ce qui se passe à l'étranger.

Ce que nous sommes appelés à examiner, c'est de refaire un article de la loi communale. J'établirai tout à l'heure que le projet de loi refait un article de la loi communale sans le combiner avec la loi tout entière, alors que le Digeste dit : In civile est nisi tota lege perspecta.

M. Bouvier. - Il parle comme un avocat.

M. Dumortier. - Messieurs, je ne suis pas du tout convaincu que le pays réclamât une modification de la loi électorale, ou, pour mieux dire, un abaissement du cens.

Ce que je sais, c'est que le pays réclamait la suppression de l'impôt des cabaretiers comme constituant le cens électoral. C'est contre ce privilège immoral qu'ont eu lieu toutes les réclamations.

Tous mes honorables collègues devraient se rappeler que cet impôt a été la cause et l’origine de toutes les demandes de réforme électorale, tant il est vrai que lorsque le corps électoral est vicié par une mesure quelconque, on arrive à des situations mauvaises.

Je l'ai dit, il y a quelques années, quand on refuse de faire droit à des demandes légitimes d'un parti, ce parti arrive toujours à des aspirations illégitimes.

Nous avions une demande légitime : c'est qu'il n'y ait pas un privilège immoral pour les débitants de boissons, c'est que le corps électoral ne fût pas faussé ; nous l'avons demandé pendant vingt ans à cor et à cri ; nous avons été jusqu'à déférer des affaires à la cour de cassation et, à mon avis, un arrêt bien étrange de la cour de cassation est venu consacrer cette doctrine.

M. Orts. - Deux arrêts.

M. Dumortier. - Deux arrêts, soit ; eh bien, ils sont étranges, et pour moi c'est cette persistance à maintenir pendant vingt-deux ans dans le corps électoral cet élément que l'honorable M. Devaux et l'honorable M. Dolez déclaraient qu'il fallait exclure du corps électoral, c'est cette persistance qui a donné lieu à toutes les demandes inconsidérées qui se sont fait jour et qui est l'origine première du projet de loi qui nous est présenté.

Ce qui caractérise ce projet à mes yeux est très simple : le cens électoral réduit d'au delà des trois quarts, et même la suppression totale du cens chez le locataire occupant une maison payant 60 francs d'impôt foncier. Dans cet abaissement immodéré du cens dans les grandes villes, on n'exempte pas même de la faculté d'être électeur celui qui est assisté par la charité publique ; de manière que, comme l'a dit un honorable membre, ce seront des serviteurs qu'on appellera aux élections et non de véritables électeurs. Cependant, messieurs, nulle part, excepté en France, on n'admet à la gestion des deniers publics ceux qui vivent sur la charité publique.

Le corps électoral, on vient de vous le dire, va d'un jet se trouver augmenté de plus de moitié. Mais où sont les garanties d'ordre pour le pays que l'on place à côté de cette augmentation ? Je n'en vois pas. Je comprendrais cette augmentation et je serais prêt à la voter, je dirai plus, je suis tout disposé même à aller plus loin si vous nous donniez des garanties d'ordre ; mais ces garanties, si indispensables à la chose publique, je les cherche en vain.- Et c'est là ce qui m'effraye pour l'avenir du pays.

Dans une capitale, la première de toutes les choses, est d'avoir des garanties d'ordre ; plus une capitale est puissante, plus elle exerce de pression et d'influence et plus il importe de la contenir dans les limites du devoir.

Voyez ce qu'il en est avenu de la France pour ne l'avoir pas compris. La commune y domine et quelle commune ! Ce matin, les journaux nous ont apporté le programme de cette commune. Ce qu'on voit, c'est la commune du moyen âge, c'est-à-dire le pays séparé en autant de villes n'ayant plus de liens. Nous avons connu cela dans notre histoire ; c'est Gand déclarant la guerre à Bruges, Bruges la déclarant à Gand. Voilà l'idéal que réclament ces gens qui siègent en ce moment à l'hôtel de ville de Paris. Ce qu'on appelle le progrès, vous le voyez, c'est le recul de cinq cents ans dans l'histoire de la civilisation.

Eh bien, messieurs, ce que je redoute, c'est que par la loi que nous examinons, nous ne créions dans notre pays un corps électoral qui donne un jour à la capitale un conseil communal composé d'hommes animés des sentiments que professent ceux qui règnent dans la capitale de la France.

Et, messieurs, ne vous faites pas illusion. Tout corps électoral compose des corps politiques à son image et à sa ressemblance ; une assemblée grandit ou diminue, son niveau s'élève ou s'abaisse, en raison de la formation du corps électoral dont elle est issue, parce que tout corps électoral forme les corps délibérants à son image et à sa ressemblance.

Vous abaissez le cens électoral ; vous abaisserez donc le niveau de l'intelligence du corps qui sera élu, et quand vous serez arrivés à abaisser ce niveau, quand vous aurez introduit 2,000 électeurs de plus dans la capitale, comme le disait l'honorable M. Jacobs, où sera la garantie d'ordre ? Si cet élément de démagogie néfaste, qui existe partout, principalement dans la capitale ; si cet élément vient à triompher, avez-vous encore la moindre garantie que la commune de Bruxelles ne fera pas ce qui se fait aujourd'hui dans la commune de Paris ?

Ecoutez, messieurs, ce que disait, il y a une huitaine de jours, un homme d'un mérite éminent, incontestable, puisque 28 départements l'ont nommé leur député, M. Thiers, devant lequel nous devons nous incliner (page 1031) tous pour ses profondes connaissances politiques, M. Thiers s'exprimait ainsi ;

« Pourquoi ne voulons-nous pas que les magistrats des grandes villes soient nommés en dehors de l'autorité centrale ? C'est que les grandes villes sont souvent saisies de l'esprit démagogique et que les démagogues, par leur audace, finissent par obtenir l'empire. »

Eh bien, messieurs, le jour où, dans notre capitale, le parti démagogique viendrait au pouvoir, où ce parti audacieux obtiendrait l'empire, je vous le demande : Que deviendront la société, la famille ? Que deviendra la religion ? Oui, que deviendront toutes les choses que nous respectons, si les hommes dont je vous signalais, il y a peu de jours, les doctrines funestes, venaient à siéger un jour à l'hôtel de ville de Bruxelles ? Et cela me paraît inévitable. Le parti le plus audacieux, quand il agit sur les hommes les moins éclairés, obtient toujours l'empire : c'est ce qu'a dit M, Thiers, et c'est là une vérité incontestable.

Messieurs, il ne suffit pas, quand on examine une loi, de l'apprécier dans un seul de ses articles ; il faut l'examiner dans son ensemble. Vous modifiez un article de la loi communale ; voyons les autres articles de cette loi relatifs aux conseils communaux. Toutes les libertés dont nous avons doté nos communes vont devenir autant de sources de désorganisation sociale.

D'abord, et avant tout, vous avez admis ce principe, que le corps communal est élu pour un terme de six ans. Ainsi, si le corps communal de la capitale vient à se former dans les conditions que j'ai indiquées, ce corps existera pendant six ans ! Vous avez écarté le droit de dissolution ; donc vous ne pouvez pas faire un appel aux électeurs ; vous devrez donc subir ce corps communal dissolvant, désorganisateur, pendant six ans sans pouvoir porter remède à tout le mal qu'il fera.

Le Roi doit forcément prendre le bourgmestre et les échevins dans ce corps communal ; c'est-à-dire que vous mettrez à la tête de la commune, en face d'un ministère conservateur, quel qu'il soit, libéral ou catholique ; vous y mettrez un élément de désordre représenté par une autorité qui obtiendra son mandat du Roi !

Ce n'est pas tout : par la loi communale, nous avons dénié au pouvoir, précisément pour conserver la liberté, le droit de destituer les bourgmestres et échevins ; et ces bourgmestres et ces échevins qui seront devenus hostiles à nos institutions, à la société, à la famille, à la propriété, au pouvoir, qui voudront vous renverser, vous n'avez pas le droit de les destituer, de les remplacer par d'autres !

Ce n'est pas tout encore : Qu'avons-nous fait en 1830 ? Nous avons supprimé la police politique ; nous n'avons pas de police d'Etat ; seule en Europe, la Belgique, sans police politique, se montre fière et heureuse de sa liberté, de son indépendance, de son esprit d'ordre, du courage de tous ses enfants ; mais si nous avons supprimé la police politique, nous avons constitué une forte police communale, pour sauvegarder l'ordre et la liberté dans la commune ; eh bien, cette police sera mise à la disposition de l'élément du désordre que le corps électoral aura amené à l'hôtel de ville.

Le jour où l'élément du désordre viendra siéger à l'hôtel de ville, il aura pour lui le corps électoral, il aura pour lui la police et le trésor public ; et le collège des bourgmestre et échevins devra être pris parmi ses membres. Et plus tard si, regrettant ce que vous avez fait, vous regardez en arrière, il vous sera impossible de porter remède à l'état de choses que vous aurez créé, car le jour où vous voudriez y porter remède, vous auriez la révolution, vous auriez l'émeute dans les rues de Bruxelles !

La question est d'une gravité extrême, il faut y réfléchir sérieusement et vous voyez, par l'expression de ma parole, combien je suis pénétré des dangers de la mesure qui nous est proposée.

Eh bien, ce sont ces dangers, messieurs, que je vous adjure de conjurer.

Ne vous inquiétez pas trop des petites communes rurales, mais gardez votre capitale à l'abri de tous ces dangers afin qu'il ne soit pas dit que notre Constitution, que notre dynastie, que notre Parlement, que notre foi, que tout ce que nous avons de plus cher au monde a été renversé par une loi que nous faisons aujourd'hui dans un moment léger et sans en avoir fait un profond examen !

Messieurs, dans tous les pays du monde, excepté en France, on a été frappé d'un danger, d'un grand danger en matière électorale : c'est la formation des conseils communaux par un seul et même collège, par une seule et même liste. Ce danger n'est rien, messieurs, quand les luttes ne sont, comme dans notre pays, que des luttes de parti ; que les listes soient catholiques ou libérales, peu importe. Mais quand il s'agit de se trouver en présence des éléments démagogiques, oh ! alors, la chose est toute différente et je ne puis pas partager l'opinion de l'honorable M. Jottrand qui disait hier : Faisons un saut dans l'inconnu.

Oh ! non, il ne faut pas faire de saut dans l'inconnu ; un parlement sérieux procède avec sagesse, avec prudence ; il ne se lance pas témérairement dans le régime des expériences dont parlait hier M. Jottrand ; il ne dit pas, comme l'honorable ministre des finances : Nous ne connaissons pas les résultats qu'aura la mesure ; sera-ce l'opinion libérale qui triomphera ? Sera-ce l'opinion catholique ? Sera-ce l'opinion radicale ? Peu importe. Non, messieurs, il ne faut pas exposer le pays à cette troisième alternative.

Que le pays soit gouverné par les catholiques, qu'il soit gouverné par les libéraux, peu importe ; dès l'instant où il est gouverné par l'élément d'ordre, il continue les vrais principes de 1830, il continue à exister à l'admiration de l'Europe.

Mais le jour où vous tomberiez dans ces éléments démagogiques qui ont fait condamner certaines républiques de la Suisse, ces éléments que vous voyez aujourd'hui à Paris, qui s'y présentent dans toute leur hideur, le jour où ces éléments arriveraient au pouvoir, il y aurait un danger, un immense danger public devant vous, et quand le malheur est arrivé, il sera trop tard alors, je le répète, de songer à y porter remède, parce que si vous vouliez le faire, vous auriez les pavés qui se dresseraient contre vous, vous auriez l'émeute qui surgirait dans Bruxelles, car il n'y aurait rien de plus facile à un collège, composé des éléments que je viens d'indiquer et professant les doctrines que je signalais, il n'y a pas huit jours, à cette tribune que de semer le désordre dans la capitale, que de semer le désordre dans le pays.

Je disais donc que nulle part, excepté en France, on n'avait constitué les élections communales des villes et surtout des grandes villes sans faire des réserves considérables. Dans tous les pays du monde je vois cette même pensée : c'est que non seulement la majorité qui vote doit être représentée, mais que la minorité doit être représentée également. Je vois partout cette même pensée qu'il faut trouver le principe d'ordre, le principe d'autorité dans la division du corps électoral d'une manière quelconque. Cette division varie d'un pays à l'autre ; elle n'est pas la même en Prusse et en Autriche ; elle n'est pas la même en Angleterre et ailleurs. Mais partout vous voyez cette même pensée : il faut des garanties à la minorité ; il faut que toutes les opinions puissent être représentées dans les conseils élus.

En Angleterre, vous avez, dans la loi communale, un système qui, vous le savez, ne s'applique qu'aux villes seules, à septante villes environ. Ce système est le fractionnement. Le fractionnement a été présenté en 1858, si ma mémoire ne me fait pas défaut, par sir Robert Peel. Ce sont les radicaux, et mon honorable ami M. Hume en tête, qui sont venus proposer d'étendre le fractionnement à toutes les villes de l'Angleterre ; c'est sur la motion des radicaux que le fractionnement a été introduit dans toutes les villes de ce pays. Nulle part, le corps électoral ne vote en bloc ; chaque ville est divisée en districts, et chaque district nomme un certain nombre de conseillers communaux.

C'est ce même système que l'assemblée de Versailles vient de voter pour Paris.

Nous l'avons eu ici sur la proposition de l'honorable M. de Theux et ce système aurait pu amener d'excellents résultats. Il a été malheureusement faussé par le pouvoir. Mes honorables amis qui appartiennent à l'opinion avancée me permettront de leur dire une chose : c'est que M. Jules Bartels, un de leurs devanciers, m'a dit et répété plusieurs fois : Sans le fractionnement, je n'aurais jamais été nommé membre du conseil communal de Bruxelles. Tant il est vrai que le fractionnement permettait à toutes les opinions d'être représentées dans le conseil.

En Angleterre, un autre procédé a été mis en usage : là où le corps à élire, n'étant pas assez nombreux, ne peut supporter le fractionnement, on procède d'une des deux manières suivantes : ou bien il est permis à l'électeur de cumuler tous ses suffrages sur la même personne. Je veux voter pour M. Bouvier. J'ai quatre voix ; je vote quatre fois pour M. Bouvier, et en agissant ainsi, je ne puis constituer une majorité. Je permets seulement à la minorité d'être représentée. On part de ce principe que la minorité a le droit d'être représentée.

Voilà un système. En voici un autre.

Ou bien on vote pour une liste incomplète. Trente membres sont à élire pour la commune de Bruxelles ; vous ne voterez que pour vingt-cinq membres. Alors les cinq membres excédants doivent nécessairement appartenir à la minorité ; l'élection se faisant non à la majorité absolue, mais à la pluralité des voix.

Voilà un système appliqué aussi dans plusieurs endroits.

Vous voyez toujours cette même pensée : donner des garanties à la minorité, donner des garanties à l'ordre. On ne veut pas qui la majorité d'un (page 1032) corps électoral quelconque élise l'élément qu'elle représente dans son entier, en excluant sans miséricorde tout ce qui n'y appartient pas. On veut que le parti de la minorité soit représenté, et, comme je le disais tout à l'heure, tout corps électoral quelconque crée toujours le corps communal à son image et à sa ressemblance.

Vous abaissez le cens communal à des limites extrêmes ; eh bien, vous abaisserez de toute nécessité la valeur, l'élévation, la dignité des corps communaux qui vont être nommés, c'est incontestable ; c'est la force des choses qui le veut ainsi. Le niveau des assemblées délibérantes hausse ou baisse en raison du niveau du corps électoral. II s'agit donc d'empêcher que la classe la plus ignorante de la société n'exclue des affaires les classes intelligentes et éclairées.

En Allemagne, on arrive au résultat par un procédé complètement différent de ceux usités en Angleterre, mais toujours dans cette même idée que toutes les opinions doivent être représentées, et qu'il faut que l'élément d'ordre, l'élément qui représente non seulement les personnes, mais aussi les intérêts de la fortune ait sa place dans les corps communaux.

Il y a, messieurs, dans la vie publique deux choses à considérer pour l'électeur, c'est le citoyen abstractivement pris et l'intérêt à la chose publique. L'élection, vous la donnez au nombre, mais vous n'avez pas tenu compte des garanties d'ordre, des garanties d'intelligence et c'est là ce qui fait surgir tous ces amendements : savoir lire et écrire, etc.

Mais vous avez un autre élément dont on tient grand compte en Allemagne et en Angleterre. On y tient compte de l'intérêt, on y tient compte des contributions que paye chaque électeur. Il est de toute évidence que, celui qui paye 500 francs ou 1,000 francs d'impôts a bien plus d'intérêt à la chose publique que celui qui ne possède rien.

Celui qui est dans le besoin, précisément parce qu'il est dans le besoin, peut à certaines époques se trouver exposé, s'il a le pouvoir, à commettre de grandes fautes et à désorganiser la société. Livrer la chose publique à cet élément, c'est s'exposer à des catastrophes.

Il faut une pondération des diverses classes de la société, c'est ce qu'on a compris en Allemagne.

Partant de ce principe que la société se compose de trois classes : la classe riche, la classe moyenne et la classe peu aisée, on admet que chaque classe doit être représentée.

D'après cela, on est électeur en payant un thaler, et avec le système allemand je conçois les élections à un thaler ; on est électeur en payant un thaler, mais le collège électoral est divisé en 3 séries nommant chacune un tiers du corps communal, de manière qu'aucune des trois classes de la société ne puisse primer et absorber les deux autres. On ne veut pas que l'aristocratie puisse anéantir la démocratie, ni que celle-ci puisse anéantir les classes aisées.

il faut que la classe moyenne soit représentée, il faut que la classe riche soit représentée, il faut aussi que la démocratie soit représentée ; mais il ne faut pas que l'une des trois classes puisse l'emporter sur les autres et les écarter du droit de délibérer sur la gestion des affaires publiques.

C'est là un principe extrêmement sage et, remarquez-le bien, il est en vigueur depuis longtemps dans toute l'Allemagne, depuis Aix-la-Chapelle jusqu'à Vienne, depuis la Baltique jusqu'à l'Italie.

Si vous aviez un corps communal composé des trois éléments que je viens d'indiquer, vous auriez toujours un tiers de ces corps représentant la conservation, un tiers représentant la classe moyenne, et un tiers représentant la petite bourgeoisie.

De plus, messieurs, vous obtiendriez un résultat pratique immense. C'est que le roi, à qui vous avez donné la nomination des bourgmestres et des échevins, trouve dans l'ensemble de ces trois classes un corps échevinal qui offrira des garanties d'ordre.

Je ne veux pas un corps qui écarte la classe moyenne et la démocratie, ni un corps qui écarte la classe moyenne et l'aristocratie.

Il faut que toutes les classes soient représentées et, dès lors, le désordre devient impossible ; l'ordre est assuré dans les grandes villes.

Si vous admettez ces principes, soit les principes de l'Angleterre, soit ceux de l'Allemagne, vous avez fait disparaître le plus grand des arguments contre la loi.

Je ne m'occupe que d'une chose, de l'ordre.

Vous n'avez vu que trop les faits de l'Internationale et de toutes les associations semblables qui surgissent dans le pays et dont le drapeau est le bouleversement de la société.

Croyez bien qu'il est beaucoup plus facile à ces associations qui se trouvent tous les jours en contact avec la multitude, alors que vous, représentants du peuple, vous n'êtes pas dans le même cas, d'amener au scrutin 1,000, 2,000, 3,000 électeurs d'un coup, qu'à vous d'en amener 500.

Le jour où ces éléments, s'appuyant sur la loi électorale qui abaisse aussi notablement la cens, trouveront à côté d'eux ce que je vous indique, vous aurez fatalement le désordre.

Je ne dis pas que cela arrivera demain. Il faut que l'on ait le temps de se reconnaître et de s'organiser. Mais, quand ces éléments de désordre auront eu le temps de s'organiser, de se reconnaître, quand ils auront fait des associations comme l'Internationale dans toutes les villes du pays, ils chercheront, au moyen de petits journaux, à égarer ces petits électeurs qui, s'ils sont bons et honnêtes, ne sont pas toujours, vous voudrez bien le reconnaître, très éclairés. On fera du tapage, on criera : « A bas la calotte » et d'autres gentillesses pareilles et l'on verra triompher les éléments les plus subversifs.

Vous y passerez les premiers, mes collègues de la gauche, nous y passerons ensuite, pour faire place à l'Internationale qui dominera tout. (Interruption.)

J'entends de mes amis me dire que je suis sévère dans mes prévisions.

Cela est vrai, mais je vous ai dit en commençant que mes prévisions parlaient d'une conscience profondément convaincue.

C'est à tel point que depuis quarante ans que j'ai l'honneur de siéger dans cette enceinte, je n'ai jamais été effrayé d'une situation comme je le suis de celle que l'on veut créer.

Vous trouvez que je suis sévère. Je trouve, moi, que vous vous bercez d'illusions.

Vous voyez votre village, votre petite ville et vous dites : Cela ira bien.

Je vous abandonne votre village et votre petite ville, mais si cela va mal dans la capitale, si la capitale devient, au moyen de votre loi, la commune de Paris, que devient votre village, que devient le pays ? C'est à l'ordre qu'il faut songer et l'ordre doit surtout avoir sa résidence dans la capitale et dans les grandes villes, parce que le désordre dans ces villes peut amener des conséquences épouvantables pour nos institutions et nos libertés,

Je crois donc qu'il est indispensable d'introduire dans la loi qui nous est présentée un amendement qui permette de voter cette loi avec la certitude que dans aucun cas elle ne pourra tourner contre l'ordre public. Cet amendement je le dépose sur le bureau et je prie la Chambre de l'examiner avec bienveillance ; je suis amené à vous le présenter a cause de la conviction profonde qu'il faut un correctif à la loi que l'on nous propose de voter, qu'une telle loi sans correctif pourrait amener les catastrophes et en amèneraient fatalement un jour.

Nous ne devons pas faire une loi en vue des élections prochaines ; quand on fait une loi organique dans un pays, il faut songer que cette loi peut durer longtemps, il faut songer surtout que quand on aura accordé un droit politique il sera impossible de le retirer ensuite. Ce que vous aurez une fois donné, il ne dépendra pas de vous de le reprendre. Avant donc de donner un droit politique qui puisse devenir un danger pour le pays, songez aux garanties que votre don exige et, dans l'intérêt de nos institutions et dans l'intérêt de nos libertés et dans l'intérêt des institutions religieuses, si vivement combattues par les mauvaises passions, dans l'intérêt de tout ce qui nous est cher.

Songez à ce qui arriverait, si la capitale et nos grandes villes tombaient dans les mains de ces hommes dont je vous signalais les doctrines il y a quelques jours, de ces hommes qui déclarent qu'ils veulent supprimer et la morale religieuse, et la société civile, et la propriété. Si, au moyen de votre loi, de pareils hommes arrivaient par leur audace au pouvoir dans la capitale, que deviendraient nos institutions, que deviendrait la civilisation ? Les éléments de l'Internationale se développent dans le pays et se développent de jour en jour. Bruxelles est devenu le réceptacle de tous ces hommes aveuglés que la France a vomis de son sein. (Interruption.) Ils sont retournés en France, mais après avoir travaillé la population de Bruxelles. (Nouvelle interruption.) D'où est venue l'Internationale, d'où sont venus le solidarisme, toutes ces associations formées pour renverser la société, la famille, la religion, la propriété ? De la France !

Paris, encore une fois, a déversé depuis vingt ans sur la Belgique et particulièrement sur Bruxelles, tous les mauvais éléments... (Interruption.) Mon Dieu ! messieurs, je vous en prie : j'examine la situation vue de haut ; je n'entre pas dans les détails ; si vous apercevez une épingle, ne la ramassez donc pas et laissez-moi continuer.

Eh bien, je le répète, ce que nous avons le plus à redouter, c'est que ces mauvais éléments qui tendent à se développer de plus en plus ne deviennent un jour dominateurs et ne nous mettent de côté nous tous, libéraux et catholiques.

S'il s'agissait d'hommes d'ordre, nous pourrions, comme à Sparte, leur (page 1033) dire : Tant mieux si la patrie a de meilleure citoyens ! Mais, messieurs, ce sont non pas des hommes d'ordre, mais de mauvais citoyens ceux qui prêchent l'anarchie, la destruction de la religion, l’oppression des consciences, et, dans une pareille situation, nous devons être unanimes dans cette enceinte pour empêcher l'avènement de pareils hommes et leur domination dans la capitale, qui deviendrait ainsi la Commune de Paris.

Maintenant, messieurs, voici l'amendement que je dépose sur le bureau en déclarant tout d'abord que je ne m'occupe que des communes de plus de 20,000 habitants et que je n'attache qu'une importance toute secondaire aux chiffres de la classification que je propose. Cet amendement est formulé sur la base électorale de l'Autriche qui, parmi toutes les lois germaniques, me paraît la mieux appropriée à notre pays et à nos institutions.

« Dans les communes de plus de 20,000 habitants, le corps électoral se compose de trois collèges nommant chacun le tiers des membres du conseil communal ; savoir :

« Le premier formé des électeurs payant plus de 300 francs d'impôt ;

« Le second formé des électeurs payant de 50 à 300 francs.

« Le troisième formé des électeurs payant de 10 à 50 francs. »

Je le répète, messieurs, je vous abandonne la fixation des chiffres formant ces trois catégories ; toutefois, je dois dire que le chiffre de 300 francs pour la première catégorie est celui qui fut décrété par le gouvernement provisoire pour la nomination, dans les grandes villes, des représentants au Congrès national.

M. Rogier. - Avec adjonction des capacités.

M. Dumortier. - Soit ! cela était peu important et la seule condition de payer 150 florins d'impôt a déjà donné un nombre assez notable d'électeurs.

Du reste, je le répète, je ne tiens pas aux chiffres ; je ne me préoccupe que du mécanisme.

Le chiffre de 50 à 300 francs d'impôt, pour le second collège électoral, je l'ai puisé dans la loi communale de 1836 pour les grandes villes. C'est la moitié du chiffre qu'on exigeait pour être électeur dans les grandes villes.

Enfin, pour le troisième collège électoral, je descends jusqu'à 10 francs.

Vous voyez donc qu'au moyen de cet amendement j'accepte la loi tout entière. J'adjure mes honorables collègues d'examiner cette proposition avec bienveillance ; car, encore une fois, nous sommes en présence d'une situation des plus graves : et ce qu'il faut, avant tout, c'est assurer l'avenir du pays.

- L'amendement est appuyé. Il fera partie de la discussion.

(page 1035) M. Demeur. - Messieurs, je ne me lève pas pour rencontrer l'amendement que vient de présenter l'honorable M. Dumortier ; mais je ne puis m'empêcher de signaler une erreur capitale qu'il a commise. Il veut introduire le système qui a été admis en Prusse...

M. Dumortier. - En Allemagne.

M. Demeur. - Vous avez dit tout à l'heure en Prusse. (Interruption de M. Dumortier.) Dans toute l'Allemagne, dites-vous ; mais ce n'est pas assurément dans le Wurtemberg, qui, en 1868, a admis le principe du suffrage universel ; assurément aussi ce n'est pas en Bavière que le principe a été appliqué, puisque... (Nouvelle interruption.)

Si je suis dans l'erreur, M. Dumortier, il faut alors nier tous les documents qui nous ont été récemment soumis par le gouvernement ; vous avez trouvé le principe de votre amendement dans la législation prussienne, et vous l'avez trouvé uniquement pour la formation de la Chambre des députés...

M. Dumortier. - Pas le moins du monde.

M. Demeur. - Je tiens en mains les documents que le gouvernement nous a fournis...

M. Dumortier. - Ces documents n'établissent rien.

M. Demeur. - Permettez-moi de vous dire un mot, pour vous prouver à l'évidence que vous vous êtes trompé.

M. Dumortier. - Vous êtes dans l'erreur vous-même.

M. Demeur. - Eh bien, voici ce que dit M. Nothomb, notre ambassadeur à Berlin, en parlant des conseils communaux de Prusse :

« Les conseils communaux sont généralement élus par tous les habitants qui possèdent une maison ou qui payent un loyer sans recevoir de secours publics. »

Voila le système prussien.

M. Dumortier. - M. Nothomb s'arrête là, et il ne dit pas le reste.

M. Demeur. -Pardon, il dit le reste et il le développe longuement, en expliquant le système relatif au parlement prussien. (Nouvelle interruption.) Je constate que les documents ne disent pas du tout ce que vient d'affirmer l'honorable M. Dumortier ; ils disent, au contraire, que les conseils communaux sont généralement élus par les habitants qui possèdent une maison ou qui payent un loyer sans recevoir de secours publics...

M. Dumortier. - Allez à Aix-la-Chapelle, et vous verrez.

M. Demeur. - Je tenais d'autant plus à citer le texte même du système prussien, indiqué par notre ambassadeur, M. Nothomb, que ce système est, en vérité, celui qui ressemble le plus au système de notre amendement ; il écarte le principe du cens, comme condition du droit de suffrage ; il exige l'habitation dans la commune ; il exige que l'on paye un loyer et que l'on ne reçoive pas de secours publics.

Voilà le système prussien ; et à ce système nous ajoutons une condition, celle de savoir lire et écrire.

Mais, messieurs, en Belgique toucher au cens, dire : « Un homme peut être électeur et participer ainsi à la gestion des affaires publiques à la commune et à la province, sans payer un impôt direct », cela est impossible !

Cela n'est pas acceptable, M. Nothomb hier nous l'a dit, M. Royer de Behr tout à l'heure nous en a donné les raisons.

La première objection qu'on a faite à l'élimination du cens comme condition du droit de suffrage, c'est l'inconstitutionnalité.

En vérité, messieurs, je m'étonne qu'on se montre si chatouilleux dans cette Chambre à l'égard de l'article 47 de la Constitution ; car, je ne crains pas de le dire, cet article n'existe plus aujourd'hui tel qu'il est sorti des mains du Congrès. Le Congrès avait voulu que le cens fût différent selon les localités.

L'article 47 dispose : Il y aura un cens minimum de 20 florins et maximum de 100 florins. (Interruption.)

Je vous demande pardon. Le cens différentiel pour les villes et pur les campagnes était bien la pensée du Congrès ; je la trouve, cette pensée, non seulement dans le texte de l'article 47 de la Constitution, mais en outre dans la loi électorale formulée par le Congrès lui-même, qui établissait une sorte d'échelle pour l'exercice du droit électoral ; cette loi vous montre l'application du principe par le Congrès lui-même, qui a fixé, dans certaines localités, le cens à 20 florins, dans d'autres à 40 ou à 60 florins, etc.

Lisez les discussions qui ont eu lieu au Congrès et vous verrez que c'est dans cette pensée qu'on a introduit dans l'article 47 un maximum et un minimum de cens a exiger de l'électeur. Qui vais-je consulter, messieurs, pour interpréter cet article 47 ? Je vais consulter l'auteur de l'amendement lui-même, l'honorable M. Defacqz.

Voici ce qu'il dit : « J'ai établi par mon amendement un maximum et un minimum pour que la loi électorale ait la latitude nécessaire, afin de fixer le cens d'après les localités. »

Voilà qui est clair.

Je ne veux pas dire qu'il faille faire ce qui a été fait déjà, et que nous ayons le droit d'aller à rencontre du texte et de l'esprit de l'article 47.

Nous avons juré d'observer la Constitution et nous devons l'observer jusqu'au jour où elle sera révisée. Mais, messieurs, notre amendement n'est pas inconstitutionnel. S'il s'agissait des élections générales, évidemment nous ne viendrions pas demander la suppression du cens ; il s'agit des élections provinciales et communales. Or, l'article 47 n'est relatif qu'aux élections générales ; il ne s'occupe pas des élections communales et provinciales. Pour ces dernières élections, au contraire, la Constitution nous a donné toute latitude ; elle a dit aux législateurs futurs : vous déterminerez les conditions comme bon vous semblera.

Lisez l'article 108 de la Constitution ; il dit : « Les institutions provinciales et communales sont réglées par des lois. » Il n'y a aucune exception à cette règle. On n'a pas dit : vous maintiendrez le cens dans les élections pour la province et la commune.

On nous a donné un pouvoir complet. Je me trompe : il y a une réserve dans l'article 108 de la Constitution ; elle nous impose, pour les élections communales et provinciales, l'obligation de maintenir le principe de l'élection directe, mais cette exception confirme la règle, puisque l'article ne nous dit pas : vous conserverez le cens dans les élections provinciales et communales.

Dira-t-on qu'il faut au moins maintenir l'harmonie entre la commune, la province et les Chambres ; qu'il faut maintenir une identité d'origine entre ces trois sortes de pouvoirs, et que, sans cela, un désaccord pourra s'établir entre eux ?

Cet argument a été produit en 1867 et il a été applaudi dans cette Chambre. Il a été produit avec une grande éloquence par l'honorable M. Schollaert.

Mais ne l'oubliez pas, messieurs, cet argument était produit non pas seulement contre l'idée de l'abolition du cens, mais contre toute extension du droit de suffrage à la commune et à la province. Si cet argument avait une valeur, il frapperait le projet du gouvernement non moins que notre amendement.

Messieurs, j'admets que cet argument ait une portée pour certaines personnes. J'admets qu'il ait une portée pour ceux qui disent : On ne changera jamais la Constitution, pour ceux qui veulent effacer, qui effacent dès à présent un article de la Constitution, l'article qui en autorise la révision.

Ceux-là disent : Le cens est établi pour les élections générales ; il faut donc le maintenir à toujours, même pour les élections communales et provinciales.

Mais nous ne pensons pas que la Constitution soit éternelle ; il n'y a personne qui ait le droit de le penser, il n'y a personne qui ait le droit de dire : la Constitution ne sera jamais révisée, parce que la Constitution elle-même consacre la prévision de cette révision.

Dès lors, la question constitutionnelle doit être écartée complètement, et si, en examinant les choses au point de vue de la raison, nous arrivons à démontrer que le cens, comme condition du droit de suffrage, est une chose injuste, irrationnelle, nous devons, tout en le maintenant provisoirement pour les Chambres jusqu'à la révision de la Constitution, l'écarter pour les élections communales et provinciales.

Le payement de l'impôt est un devoir social. Celui qui ne paye pas l'impôt pour lequel il est taxé manque à son devoir ; il n'a pas le droit de participer à la gestion des affaires et des deniers publics, s'il refuse de payer sa part. Ce principe, qui est écrit en une certaine forme dans la loi communale, nous l'avons maintenu dans notre amendement, en disant que celui qui n'aura pas payé ses contributions dans l'année qui précède la révision des listes électorales, ne pourra pas exercer son droit électoral.

Mais ce n'est pas ainsi qu'on raisonne pour attribuer le droit de suffrage exclusivement à celui qui paye une certaine somme d'impôts. Voici comment on procède. Les impôts payés par les Belges à la commune, à la province et à l'Etat représentent annuellement un peu plus de 152 millions. Je laisse de côté les produits des chemins de fer, des postes, des (page 1036) télégraphes, des canaux, qui ne constituent pas de véritables impôts. Nous avons 120 millions payés à l'Etat, près de 6 millions payés aux provinces, et 27 millions payés aux communes. Nous arrivons ainsi à un peu plus de 152 millions.

Eh bien, lorsqu'il s'agit du droit électoral, on commence par écarter de ces 152 millions les trois quarts ; on écarte tous les impôts payés à la province ou à la commune et les 83 millions d'impôts indirects payés à l'Etat ; ces trois quarts, on n'en tient aucun compte : celui qui les payera ne sera pas, de ce chef, électeur.

Ou prend l'impôt direct payé à l'Etat, faisant 37 millions de francs, et on dit : celui qui paye 42 fr. 52 c. sera électeur pour les Chambres, celui qui paye 20 francs sera électeur pour la province, celui qui paye 10 francs sera électeur pour la commune. Voilà le système.

Au début de cette discussion, l'honorable M. Lelièvre disait que ceux qui contribuent aux charges publiques doivent avoir le droit d'intervenir dans les élections ; ce principe est loin d'être mis en pratique ; les 152 millions d'impôts payés par les Belges représentent 152 francs par famille en moyenne, et si le principe posé par l'honorable M. Lelièvre était appliqué, la majorité des Belges serait électeurs.

Or, même avec cette extension prétendument formidable du droit de suffrage, qui sera le résultat de l'adoption du projet de loi, combien en aurez-vous ? 355,000 pour la commune. D'après le dernier recensement, il y avait en 1866, dans notre pays, 1,360,000 habitants du sexe masculin et majeurs ; ainsi, après l'adoption du système du gouvernement, il y aura encore en Belgique un million d'habitants majeurs qui n'auront pas le droit d'intervenir dans la gestion des affaires de la commune.

Pour la province, le nombre des électeurs ne dépassera pas 214,000, après la mise en vigueur du projet. Il y aura donc en Belgique 1,150,000 habitants majeurs du sexe masculin qui n'auront rien à voir dans les affaires provinciales ; cela est-il juste ?

On invoque la nécessité d'avoir des électeurs intéressés à l'ordre, indépendants et capables ; est-ce qu'il y a quelqu'un qui pourrait affirmer qu'en Belgique, sur 1,360,000 habitants majeurs, il y a un million d'indignes et d'incapables ?

Qui jettera cette insulte au peuple belge ? Indignes et incapables de s'occuper des affaires de la commune ! Il y a un travail que j'aurais voulu faire. J'aurais voulu décomposer ce million d'êtres humains, de Belges majeurs, frappés d'ostracisme. Je l'ai tenté en partie au moyen de documents qui nous ont été produits par le gouvernement.

Nous avons, messieurs, le recensement de 1866 classant par profession, par âge et par sexe, les habitants de notre pays. Nous pouvons donc savoir, pour chaque profession, quel est le nombre de personnes du sexe masculin dans toute la Belgique.

Nous avons, d'un autre côté, chaque année, le relevé par profession du nombre des électeurs pour les Chambres.

Enfin dans les annexes qui nous ont été distribuées avec le rapport de la section centrale, se trouve chiffrée l'influence qu'exercera le projet du gouvernement dans les villes de plus de 10,000 âmes, lesquelles renferment ensemble 1,114,000 habitants c'est-à-dire près du quart de la population du pays. Les annexes indiquent le nombre des contribuables des différentes professions payant, dans ces villes, de 10 à 40 francs d'impôt.

Au moyen de ces trois catégories de documents, je suis arrivé, pour certaines professions, à me rendre compte des exclusions et j'atteste que ce travail est instructif.

Permettez-moi de donner quelques chiffres. Je prends une profession, les meuniers.

Meunerie de grains, amidonniers, féculiers

Le recensement de 1866 nous indique qu'il y a en Belgique 4,419 personnes exerçant cette profession.

Je ne parle que des maîtres meuniers, car la statistique distingue entre es maîtres et les ouvriers. Il ne s'agit ici que des personnes du sexe masculin. J'ai laissé de côté les meunières.

Le nombre des meuniers électeurs actuellement pour les Chambres est de 2,249. C'est-à-dire que moitié des maîtres meuniers seulement sont électeurs.

D'après la statistique qui nous est donnée, le projet de loi aura cet effet, que dans les villes de plus de 10,000 âmes, 61 meuniers de plus deviendront électeurs ; ou pour parler plus exactement, il y a, d'après cette statistique, 61 personnes exerçant la profession de meunier (et ici la statistique ne distingue pas entre les-sexes) qui payent à l'Etat de 10 à 40 francs d'impôt direct. (Interruption.)

L'honorable M. Frère-Orban me dit que ces chiffres ne sont pas sérieux.

M. Coomans. - Il ne fallait pas les imprimer.

M. Frère-Orban. - Voulez-vous que je vous signale une erreur évidente immédiatement ?

M. Demeur. - Je ne dis pas qu'il n'y a pas d'erreur dans la statistique ; mais il faudra beaucoup de rectifications pour faire tomber toutes les observations que je vais présenter.

M. Frère-Orban. - D'après les renseignements fournis par le gouvernement, il n'y aurait que 67 électeurs en plus à Bruxelles, au moyen du tiers de la contribution foncière.

M. Demeur. - Je ne dis pas que tous les chiffres sont exacts. (Interruption.) J'ai fait un choix dans les chiffres et je l'ai fait uniquement par cette considération que les différentes statistiques que je compare ne renseignent pas chaque profession sous une rubrique identique. (Interruption.)

M. le président. - Je prie la Chambre de ne pas interrompre.

M. Demeur. - Voici une autre catégorie assurément aussi très intéressante de la population : les boulangers.

La statistique constate que les maîtres boulangers en Belgique sont au nombre de 8,278 et les ouvriers au nombre de 5,746. Il faut y ajouter les pâtissiers, les chocolatiers, parce que cette catégorie se trouve représentée sous le même chiffre dans la liste des électeurs.

Les pâtissiers, chocolatiers, confiseurs sont au nombre de 858 maîtres et de 911 ouvriers.

Cela nous fait donc un peu plus de 9,000 maîtres boulangers et pâtissiers ; sur ce nombre il y a aujourd'hui en Belgique 2,367 électeurs pour les Chambres, ce qui représente environ un quart.

Eh bien, combien y a-t-il de contribuables, sans distinction de sexe, payant de 10 à 40 francs dans les communes de plus de 10,000 âmes et exerçant la profession de boulanger et de pâtissier ? Il y en a 820. Si vous supposez que la répartition doit se faire à peu près de la même façon dans tout le pays, et si vous supposez, par impossible, que tous réunissent les autres conditions exigées par la loi pour être électeur, vous aurez d'après le projet du gouvernement, pour tout le pays, 5,280 électeurs nouveaux. Le nombre des électeurs de cette profession serait alors porté à 5,647.

J'arrive aux horlogers, aux bijoutiers, aux orfèvres, etc. ; il y a 1,375 maîtres horlogers et seulement 580 ouvriers, par la bonne raison que dans les petites communes, par exemple, il n'y a pas d'ouvriers chez l'horloger. Quant aux bijoutiers, orfèvres, joailliers, etc., je trouve 808 maîtres et 1,306 ouvriers.

Et combien y a-t-il d'électeurs actuellement parmi les horlogers, orfèvres, bijoutiers ?

Il y en a 428. Les annexes au rapport de la section centrale constatent qu'il y a, dans les communes de plus de 10,000 âmes, 187 personnes, exerçant ces professions, qui payent de 10 à 40 francs d'impôt direct, soit, pour tout le royaume, si l'on quadruple le chiffre, 748. De telle sorte qu'il y aurait encore environ la moitié des maîtres horlogers, bijoutiers, etc., qui continueraient à n'avoir rien à dire dans les affaires de la commune.

J'arrive à une autre catégorie qui est assez remarquable ; je veux parler d'une partie de la population à qui personne sans doute ne contestera la capacité et la dignité nécessaires pour l'exercice du droit électoral ; à qui, dans bien des pays, la loi confère ce droit par une disposition expresse ; je veux parler des instituteurs. Eh bien, c'est ici que vous allez apprécier la valeur de cette condition du cens qui est, à vos yeux, une des bases essentielles du droit électoral.

Il y a, en Belgique, 6,999 personnes du sexe masculin composant le personnel enseignant ; cela résulte du recensement de 1866.

Eh bien, parmi ces 6,999 instituteurs, combien y en a-t-il qui sont actuellement électeurs pour les Chambres ? Il y en a 762, c'est-à-dire quelque chose de plus que le dixième. Oui, sur 6,999 hommes auxquels vous confiez l'éducation de la jeunesse, il y en a neuf dixièmes qui sont exclus du droit électoral !

On a traité souvent la question des cabaretiers ; quand donc traitera-t-on la question des instituteurs ?

Et combien le projet de loi du gouvernement amènera-t-il de nouveaux électeurs de cette catégorie ? Il y a 292 instituteurs, dans les villes de plus de 10,000 âmes, qui payent de 10 à 40 francs d'impôt direct, et si nous supposons que tous ces contribuables sont du sexe masculin, si nous supposons que les autres communes du pays en contiennent un nombre proportionnel eu égard à la population, ce qui est évidemment excessif, nous multiplierons ce chiffre par quatre et nous arriverons, pour tout le pays, à un total d'environ 1,200 nouveaux électeurs ; si je les ajoute aux (page 1037) 762 électeurs actuels, j'arrive à environ 1,900 instituteurs sur 7,000 qui seront électeurs, c'est-à-dire, que les cinq septièmes resteront exclus, parce qu'ils ne payent pas le cens, parce qu'ils ne payent pas 10 francs d'impôt direct !

Voici enfin d'autres catégories également intéressantes ; je veux parler des employés provinciaux et communaux. Le recensement de 1866 établit que les employés communaux, y compris les commissaires et les agents de police, sont au nombre de 7,248 ; les employés provinciaux, y compris les fonctionnaires attachés au service des commissariats d'arrondissement, les commissaires voyers et cantonaux, les fonctionnaires et employés attachés au dépôt de mendicité, les entrepreneurs et les percepteurs de barrières, sont au nombre de 807 ; ce qui porte à 8,055 le nombre des fonctionnaires et employés communaux et provinciaux dans tout le pays. Eh bien, combien y a-t-il d'électeurs parmi ces 8,055 employés provinciaux et communaux ? Il y en a 2,771 ! Et combien, parmi les mêmes fonctionnaires, y a-t-il de contribuables payant de 10 à 40 francs dans les villes de plus de 10,000 âme ? Il y en a 229.

C'est surtout dans les villes de plus de 10,000 âmes que ces fonctionnaires sont nombreux. Supposons néanmoins qu'ils existent dans la même proportion dans les autres communes. Eh bien, nous n'arriverons encore, dans le projet du gouvernement, qu'à 916 électeurs nouveaux de cette catégorie, c'est-à-dire que la moitié des fonctionnaires provinciaux et communaux seront exclus du corps électoral, non pas comme incapables, mais par suite du maintien du cens.

La conclusion à tirer de tout cela n'est-elle pas évidente et en faut-il davantage pour condamner le cens ?

(page 1033) M. Frère-Orban. - Je demande la parole pour une rectification aux Annales parlementaires.

Dans le discours que M. le ministre des finances a prononcé dans une séance précédente, il m'a attribué une opinion que je n'ai pas exprimée.

« Au moment où l'honorable membre parlait, a-t-il dit, je me rappelais qu'il y a peu d'années, il contestait que depuis 1830, sauf à de très rares intervalles, le parti catholique eût jamais eu la majorité, eût jamais occupé le pouvoir et il lui contestait le droit de l'occuper à l'avenir.

« Vous n'y reviendrez plus, nous disait-il, votre temps est passé ; d'autres partis se disputeront la domination à l'avenir. Et l'opinion de l'honorable membre était généralement partagée par ses amis. »

J'ai interrompu M. le ministre des finances, en lui disant : « Je n'ai jamais tenu un pareil langage. » M. le ministre des finances a répliqué : « Je citerai demain vos propres paroles. »

Je les trouve ce matin aux Annales parlementaires. Dans le discours de l'honorable ministre, en note, on voit un extrait d'un discours que j'ai prononcé dans la séance du 15 juin 1864, et où prétendument se trouverait la justification des assertions de l'honorable ministre.

Je ferai remarquer d'abord que la citation ne renferme pas un mot, un seul mot, justifiant l'assertion que j'aurais contesté à l'opinion catholique le droit d'occuper le pouvoir dans l'avenir ; pas un mot de ces phrases-ci : « Vous n'y reviendrez plus, votre temps est passé ; d'autres partis se disputeront la domination à l'avenir. »

Rien de semblable n'a été dit par moi à aucune époque ; M. le ministre des finances a cité bien à tort mes paroles pour me contredire, et j'ajoute qu'il les a citées, comme on le fait habituellement au banc ministériel, d'une manière très incomplète, pour ne pas dire tronquée.

Dans la séance du 15 juin 1864, je constatais la situation réelle, vraie, incontestable ; c'est que, depuis 1830 jusqu'en 1840 et même plus tard, on avait gouverné avec ce qu'on appelait une majorité mixte, composée d'éléments catholiques et d'éléments libéraux.

Je ne prétendais pas le moins du monde que le parti catholique n'avait pas le droit, dans ces conditions, d'être au pouvoir et je soutenais que ce n'était pas là la majorité catholique dont on nous parlait en ce moment.

Je citais alors, pour établir l'exactitude de mon appréciation, une série de faits qui tiennent une colonne et demie du Moniteur et que M. le ministre des finances a remplacée par une ligne de points. Reprenant ensuite sa citation, il ajoute au premier extrait de mon discours une suite ainsi conçue : « Permettez-moi de vous dire toute ma pensée et de vous éclairer vous-mêmes sur la situation, car il est important, pour vous comme pour nous, que vous ne vous fassiez pas d'illusions, que vous ne vous prétendiez pas victimes, que vous ne vous prétendiez pas injustement dépossédés du pouvoir. Je constate que vous avez été rarement majorité, que vous l'avez été très exceptionnellement et avec l'appui des fonctionnaires publics. »

Et puis encore quelques points.

On s'arrête, il n'y a plus rien. C'est là, prétendument, l'expression complète de ma pensée.

Or, voici ce qui se trouve dans le discours que j'ai prononcé. Après avoir énoncé ce qui a été cité par M. le ministre des finances, à la suite des mots « avec l'appui des fonctionnaires publics », je continue : « Aujourd'hui encore, vous avez tort de vous plaindre de la situation que nous constatons. » On m'interrompt, et je reprends : « Ce n'est pas pour amoindrir votre opinion que je parle ainsi ; c'est en conscience que je constate les faits ; et, si vous le voulez, je vous dirai que jamais à aucune époque, depuis 1830, vous n'avez été aussi forts dans cette Chambre que vous l'êtes aujourd'hui. Je suis donc bien loin de prétendre que votre puissance ait décliné. Mais, remarquez-le bien, si vous avez cette puissance que je constate, vous la devez à ces alliés impérieux dont je parlais l'autre jour, et vous la devez surtout à la pression la plus épouvantable qui ait jamais été exercée dans ce pays sur les consciences, à la surexcitation d'un fanatisme qui n'avait pas apparu jusqu'à présent en Belgique ! Voilà ce qui fait précisément de votre triomphe un véritable danger. »

J'étais donc bien loin de prétendre que la majorité catholique ne pouvait pas se représenter, que les catholiques étaient définitivement exclus du pouvoir, comme l'a affirmé M. le ministre des finances.

Mais ce qu'il y a de singulier, messieurs, c'est que le discours que je prononçais à cette époque avait entre autres pour objet de faire un reproche aux catholiques de ne pas reprendre le pouvoir.

M. le ministre des finances s'est donc complètement mépris sur ma pensée et n'a pas fidèlement reproduit auxAnnales ce que j'ai dit devant la Chambre.

M. Jacobs, ministre des finances. - Pour rendre hommage à la vérité dans les moindres choses, je reconnais que dans le discours que j'ai prononcé l'autre jour, j'ai rappelé de mémoire les paroles prononcées par l'honorable M. Frère-Orban, il y a quelques années, en leur donnant une nuance de plus qu'elles ne comportaient.

Mais de quoi s'agissait-il ? M. Frère-Orban avait essayé de démontrer, dans un discours auquel je répondais sur l'heure, que le cens uniforme établi en 1848 était essentiellement favorable au parti catholique et de nature à le faire arriver au pouvoir.

Je me souvenais que, dans une discussion antérieure de quelques années, l'honorable membre avait cherché à établir que le pouvoir n'appartenait pas au parti catholique, et dans le discours auquel je faisais allusion, M. Frère, loin de convier sérieusement le parti catholique à prendre le pouvoir, soutenait que ce pouvoir ne lui revenait en aucune façon, par deux raisons décisives : la première, et c'est à celle-là que je faisais allusion, parce que le parti catholique était en minorité, et l'honorable membre essayait de démontrer que cet état de minorité était l'état naturel du parti catholique ; qu'il n'avait jamais été que minorité ; qu'il n'avait jamais été aussi fort qu'à cette époque de 1864, où il était encore minorité.

Il en donnait une seconde raison : c'est que, dans sa pensée, l'avénement des catholiques au pouvoir était un danger pour le pays.

Je ne nie pas que dans d'autres parties de ce discours on ne trouve des phrases où, par un artifice oratoire, il nous conviait à prendre le pouvoir, mais le fond de sa pensée était que le pouvoir ne nous revenait pas, par deux motifs : parce que nous étions minorité, parce que nous l'avions toujours été, que nous l'étions encore ; en outre, parce que notre avénement était un danger pour le pays.

C'est l'idée dominante du discours, que je rappelais de mémoire à plusieurs années d'intervalle, qui me portait à dire à l'honorable membre : Vous venez nous vanter les avantages que l'abaissement du cens procure (page 1037) aux catholiques et cependant vous avez nié que la majorité nous appartînt, vous avez nié qu'elle nous eût jamais appartenu.

Il est vrai que vous n'aviez pas ajouté qu'elle ne nous appartiendrait plus jamais. En cela je me suis trompé. L'honorable M, Frère, tout en déclarant que, dans sa pensée, nous n'avions jamais été majorité dans le passé, que nous ne l'étions pas dans le présent, n'a pas été jusqu'à dire que nous ne le serions jamais dans l'avenir.

En ce seul point, ma mémoire a forcé la nuance.

M. Frère-Orban. - Il me suffit qu'hommage soit rendu à la vérité par l'honorable ministre des finances qui reconnaît que ses souvenirs sont complètement trompé. (Interruption.)

- Un membre . - C'est pour cela qu'il a cité vos paroles.

M. Frère-Orban. - Evidemment il n'a pas cité aux Annales parlementaires mes paroles dans l'intention de prouver ce qu'il vient de reconnaître ; il s'était trompé, et c'est ma rectification qui le porte à reconnaître qu'il s'était trompé. Il est du reste évident que l'on peut, quand on cite de mémoire, se tromper sur une appréciation de ce genre.

Je ne discuterai pas l'appréciation que fait à son tour l'honorable ministre des finances. Mais je veux vous démontrer d'un seul mot qu'il se trompe encore lorsqu'il veut établir une sorte de contradiction de ma part en soutenant d'une part que la présence des catholiques au pouvoir serait un danger et en les invitant néanmoins à prendre le pouvoir.

Cette objection a été faite dans la même séance du 15 juin 1864 et j'y ai répondu incontinent.

« Vous avez, disait-on en m'interrompant, déclaré que la présence au pouvoir des catholiques, dans la situation actuelle, serait un danger pour le pays. Ii y a là contradiction, car vous nous avez sommés de prendre le pouvoir. »

Je répondais :

« Ah ! certes il y aurait contradiction si l'abandon du pouvoir de notre part était un fait volontaire. Mais cet abandon est forcé ; nous ne cédons qu'à vos efforts, qui rendent pour nous l'exercice du pouvoir impossible. C'est pourquoi nous vous disons : Prenez le gouvernement ; mais votre présence au pouvoir est un danger. Nous cédons à un fait, mais nous constatons les conséquences de ce fait ; nos appréciations, nous les maintenons. »

Ainsi il n'y avait là aucune contradiction et l'honorable ministre des finances, en la signalant de nouveau, ne s'est pas souvenu que je l'avais d'avance réfuté.

Projet de loi dérogeant à la loi sur la comptabilité de l’Etat

Dépôt

Projet de loi portant le budget du ministère de la guerre pour l’exercice 1872

Dépôt

M. Jacobs, ministre des finances. - J'ai l'honneur de déposer :

1° Un projet de loi portant dérogation à l'article 19 de la loi de comptabilité ;

2° Le budget de la guerre pour l'exercice 1872.

- Il est donné acte à M. le ministre de la présentation de ces projets de loi.

La Chambre en ordonne l'impression et la distribution et les renvoie à l'examen des sections.

La séance est levée à 5 heures et un quart.