(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1870-1871)
(Présidence de M. Vilain XIIII.)
(page 996) M. de Vrints fait l'appel nominal à 2 heures et un quart.
Il donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier ; la rédaction en est approuvée.
M. Reynaert présente l'analyse suivante des pièces adressées à la Chambre :
« Le sieur Delair prie la Chambre de maintenir la loi du 28 mars 1828 et de décider qu'il sera interdit à la province et à la commune d'établir des impôts quelconques sur des objets qui en ont été exemptés par la législature ou dont la loi a déterminé la quotité. »
- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner le projet de loi qui apporte des modifications aux lois d'impôts.
« Des maîtres bateliers présentent des observations sur le projet de loi qui apporte des modifications aux lois d'impôts. »
- Même renvoi.
« Le sieur Verbeke propose des dispositions additionnelles à la proposition de loi sur la presse. »
- Renvoi à la section centrale qui sera chargée d'examiner la proposition de loi.
« Des membres du comice agricole du canton de Moll prient la Chambre d'accorder au sieur Maréchal la concession d'un chemin de fer direct d'Ans à Breda. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Des habitants de Burght demandent que la langue flamande soiht, en tout, mise sur le même rang que la langue française.
« Même demande de membres de la société De Vlaamsche Leeuw à Denderleeuw. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du rapport sur des pétitions identiques.
MM. Simonis, David, de Haerne et Pirmez demandent des congés.
- Accordés.
Les sections du mois d'avril se sont constituées comme suit.
Première section
Président : M. Vermeire
Vice-président : M. Van Overloop
Secrétaire : M. Visart (Léon)
Rapporteur de pétitions : M. Wouters
Deuxième section
Président : M. de Theux
Vice-président : M. de Muelenaere
Secrétaire : M. Pety de Thozée
Rapporteur de pétitions : M. Vander Donckt
Troisième section
Président : M. De Lehaye
Vice-président : M. de Liedekerke
Secrétaire : M. Magherman
Rapporteur de pétitions : M. de Kerckhove
Quatrième section
Président : M. Julliot
Vice-président : M. Biebuyck
Secrétaire : M. Vanden Steen
Rapporteur de pétitions : M. Reynaert
Cinquième section
Président : M. Van Iseghem
Vice-président : M. Brasseur
Secrétaire : M. d’Hane-Steenhuyse
Rapporteur de pétitions : M. d’Andrimont
Sixième section
Président : M. Lefèbvre
Vice-président : M. Delcour
Secrétaire : M. Visart (Amédée)
Rapporteur de pétitions : M. Cruyt
M. Drubbel. - J'ai l'honneur de déposer le rapport de la section centrale sur le projet de loi relatif aux servitudes militaires.
- Impression, distribution et mise à la suite de l'ordre du jour.
Personne ne demandant plus la parole dans la discussion générale, celle-ci est close et l'assemblée passe à la discussion des articles.
M. le président. - Le gouvernement se rallie-t-il au projet de la section centrale ?
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Je demande que la discussion s'établisse sur le projet du gouvernement ; j'aurai, dans le cours des débats, l'occasion de faire connaître l'opinion du gouvernement sur les divers amendements de la section centrale.
M. le président. - En conséquence la discussion s'établit sur le projet du gouvernement.
« Art. 1er. Les paragraphe 2 et 3 de l'article 7 de la loi communale sont remplacés par les dispositions suivantes :
« 2° Avoir son domicile réel dans la commune avant l'époque fixée pour la révision des listes électorales ;
« 3° Verser au trésor de l'Etat, en contributions directes, patentes comprises, la somme de 10 francs. »
M. Frère-Orban. - Je présume que je ne contrarie pas trop les vues de la Chambre en faisant ce qui s'est très souvent pratiqué, c'est-à-dire en rentrant, à l'occasion de l'article premier du projet de loi, dans la discussion générale.
Hier, du reste, la discussion générale n'avait pas été close ; un orateur avait même annoncé qu'il prendrait la parole. J'avais dû supposer qu'il en serait effectivement ainsi. Au moment où j'arrive, j'apprends que la discussion générale vient d'être close. Je ne pense pas qu'il serait convenable, ni pour la majorité ni pour l'opposition, qu'une loi de réforme électorale, que nous n'approuvons pas, passât en quelque sorte sans observations sur le principe même de la loi.
Messieurs, il est un fait impossible à contester : les idées de réforme électorale ne sont pas nées chez nous d'un besoin réel manifesté d'une manière claire et précise par la nation.
Ces idées, jusque dans ces dernières années, n'avaient été produites nulle part ; ni dans les assemblées politiques, ni dans la presse, ni dans cette Chambre, il n'avait été question sérieusement à un degré quelconque de réforme électorale. Ces idées ont vu le jour dans quelles circonstances ? Elles ont vu le jour la première fois en 1864, lorsque, le pouvoir ayant été offert sans condition aucune à l'opposition, l'opinion libérale se retirant volontairement, après de longues tergiversations, après des hésitations inexplicables et restées inexpliquées jusqu'à présent, on avisa que rien ne semblait meilleur que de faire un programme progressiste, dit démocratique, à l'aide duquel on espérait se présenter devant le pays dans de meilleures conditions qu'auparavant. Voici, je pense, messieurs, ce qui s'était passé.
Une fraction minime mais ardente de la majorité actuelle, fraction née des meetings d'Anvers, et qui avait eu là quelques petits succès dont elle pouvait se vanter, vint tenir ce langage au parti catholique :
« Vous êtes en minorité ; vous ne pouvez pas vous présenter en dévoilant vos principes ; les idées que vous représentez répugnent à la nation ; vous vous exposez à être complètement vaincus, si vous ne changez pas, tout au moins en apparence, d'attitude, de langage et de drapeau. Soyez réformistes ; annoncez que vous venez uniquement pour faire des reformes électorales. »
Et comme l'annonce de réformes et surtout de réformes électorales est généralement populaire, on le croit du moins, on espérait ainsi, à l'aide d'un manteau d'emprunt, se trouver dans des conditions plus favorables qu'auparavant.
(page 997) Messieurs, un programme électoral fut alors formulé ; il fut soumis au roi ; le roi jugea qu'il était fort imprudent, pour des conservateurrs surtout, d'entrer dans une pareille voie.
C'était la première fois qu'on voyait un parti, non pas proposer des réformes désirées par la nation, des réformes qui avaient pu passionner l'esprit public, mais venir spontanément offrir ce qui n'était pas demandé.
Bien que notre résolution de quitter le pouvoir eût été alors ferme et inébranlable, puisque nous restâmes cinq mois démissionnaires, nous prîmes sans hésiter la responsabilité du refus de la couronne.
Alors des discussions approfondies eurent lieu dans cette Chambre. Les questions de réforme électorale furent examinées sous toutes leurs faces. Toutes les idées se produisirent, les plus avancées, comme les plus empreintes d'immobilité ; les unes ne voulant d'aucune réforme électorale quelconque ; les autres déclarant résolument que c'était un pas vers le suffrage universel qu'il fallait faire.
Cette discussion fut approfondie ; la situation des partis fut complètement examinée.
Nous occupions le pouvoir déjà depuis sept ans. Nous étions dans les plus mauvaises conditions pour faire une dissolution. Nous avions contre nous ce grand fait en politique d'avoir trop vécu ; nous avions contre nous tous les griefs que suscite nécessairement le pouvoir ; nous avions contre nous toutes les violences de l'opposition.
C'est dans de pareilles conditions que nous nous présentâmes devant le pays, sans équivoque, d'une manière claire, nette et précise, posant cette question de la réforme électorale devant le pays ; et le pays envoya ici une majorité libérale plus forte que celle que nous avions eue jusqu'alors.
Cette opinion du pays fut confirmée dans des élections successives. On ne parvint, à aucun moment, à passionner l'opinion publique pour cette question de la réforme électorale.
Les libéraux se trouvèrent unanimes, dans cette Chambre et au dehors, pour repousser un simple abaissement du cens. A leur avis, ou tout au moins à l'avis de quelques-uns d'entre eux, une réforme était possible dans un sens entièrement différent : c'était, non pas en faisant arriver au scrutin des masses considérables plus ou moins ignorantes, mais en y appelant des hommes capables, éclairés, indépendants.
Mais, messieurs, une fois la question ouverte, il était presque inévitable que dans cette espèce de compétition de partis que les uns et les autres cherchent à l'envi à réaliser ce qu'ils croient le plus populaire, ce qu'ils croient le plus favorable aux idées qu'ils ont à défendre, il était presque inévitable, dis-je, que l'idée d'une réforme devait se reproduire sous des formes diverses.
Lorsqu'elle fut proclamée dans cette enceinte, à la suite de l'initiative prise par un honorable membre de la gauche, j'eus occasion d'exposer nos idées et de formuler un système qui avait du moins cet avantage de donner un moyen pratique d'arriver à faire pénétrer dans le corps électoral sans modification, sans changement au système qui nous régit et sans porter atteinte au principe constitutionnel, des personnes ayant un certain degré de capacité présumée.
Le parti catholique, messieurs, fidèle au contraire aux idées qu'il avait exposées, repoussa toute espèce de système ayant pour objet de faire prévaloir à un degré quelconque la capacité et s'en tint d'une manière absolue à l'abaissement pur et simple du cens.
Mais après l'expérience qui avait été faite en 1864 et dans les élections qui eurent lieu ensuite en 1866 et en 1868, le parti catholique comprit que sa popularité ne pouvait guère être attachée à une réforme électorale. Il fallut compléter son programme et il le compléta en promettant la réduction des dépenses militaires, en promettant des réductions d'impôts. Dans la presse et dans les associations, ces programmes furent exposés, confirmés, approuvés. Ces articles de programme, qui ont été soutenus avec vigueur, qui ont été exposés aux populations vis-à vis desquelles les promesses les plus solennelles ont été faites, eurent sans doute une grande influence sur les élections.
A la vérité ce n'était plus, comme en 1864, après sept années d'exercice du pouvoir que les libéraux paraissaient dans les comices électoraux ; c'était, cette fois, après treize années d'exercice du pouvoir. C'était au moment où ils venaient d'opérer certaines ré formes vivement désirées, votées à l'unanimité, mais qui froissaient certains intérêts, intérêts qu'il fut facile d'exciter dans les élections. Grâce d'une part à ce programme, à ces promesses, grâce de l'autre aux faits que je viens de rappeler et à des divisions qui éclatèrent dans nos rangs, le parti catholique l'emporta dans les élections.
Mais au milieu de sa victoire, son succès me paraît l'accabler un peu. Il est obligé de renier tous ses engagements. Au lieu de réduction des charges militaires, le cabinet vient nous annoncer que ce sont des accroissements de dépenses militaires qui doivent avoir lieu. (Interruption.)
Je vois un signe de dénégation au banc ministériel. Je m'étonnerais beaucoup que ce fût un des collègues du ministre de la guerre qui désavouât les conclusions du rapport déposé par ce membre du cabinet. J'avais cru jusqu'à présent que lorsqu'un ministre déposait un rapport, formulait des conclusions, ces conclusions étaient celles du gouvernement. J'entends bien qu'on a nommé une commission ; je l'ai vu ce matin. On a nommé une commission qui va être chargée d'examiner les conclusions du rapport qui a été déposé, sans rien préjuger.
Nous avons, et c'est la seule chose que je veuille constater, nous avons l'opinion du gouvernement ; à moins que les ministres civils ne désavouent le ministre militaire ; mais jusqu'à ce que ce désaveu soit formellement exprimé, je suis autorisé à dire que nous connaissons aujourd'hui l'opinion du gouvernement.
Voilà donc le cabinet obligé de renier tous ces engagements quant aux dépenses militaires. Le voilà obligé de déclarer aux populations qu'elles ont été trompées, qu'on les a induites en erreur. On leur avait promis des réductions d'impôt ; ce sont des accroissements de charges qu'on va proposer. On essayera de nous démontrer qu'il ne s'agit que d'une transformation, je le sais parfaitement bien. Mais lorsque les projets viendront en discussion, j'établirai ces accroissements.
En tous cas, ce programme, si séduisant toujours pour les électeurs : les impôts réduits, ne sera pas accompli.
Dans cette fâcheuse situation, messieurs, il ne restait plus que la réforme électorale, et voilà pourquoi, je ne crains pas de le dire, la réforme électorale est à l'ordre du jour. La majorité de la droite n'a nul enthousiasme pour ce projet. L'élément vraiment conservateur dans le sein de la majorité en ferait certes très facilement bon marché. Elle est destinée à recevoir un accueil moins favorable encore au sénat, où bon nombre de membres de la majorité l'ont d'avance combattue. Mais ce projet est considéré comme une fatalité de la situation. Si nous ne faisons pas la réforme électorale, disent la plupart des membres de la majorité, de notre programme tout entier, il ne restera rien.
Pensent-ils qu'on leur tiendra grand compte de la réforme électorale qu'ils préparent ? Qui croient-ils satisfaire ? Sont-ce ceux-là qui ne voient dans une pareille réforme qu'une étape vers le suffrage universel ? Ceux-là qui se sont engagés à marcher en avant, qui n'admettent la réduction du cens que parce que c'est la condition ou le commencement de la suppression du cens. Ceux-là ne seront pas satisfaits. Ils ne sauraient pas, sans manquer à leurs engagements, à leurs promesses, ne pas recommencer immédiatement la lutte pour obtenir la suppression du cens.
Sont-ce ceux-là qui vont subir la réduction du cens uniquement pour ne pas faire éprouver un échec au cabinet ? Triste condition, il faut l'avouer, triste condition pour des conservateurs d'entrer dans une voie semblable, d'ouvrir l'ère de réformes de ce genre, que j'apprécierai tout à l'heure, par des considérations aussi malheureuses, aussi futiles, aussi déplorables que celles-là ! Et cependant on ne saurait pas le nier, c'est là le langage que l'on tient, c'est là ce que plusieurs d'entre nous, nous avons entendu.
Mais, au surplus, messieurs, la réforme accomplie, le cabinet ne se trouvera pas moins en face de ses autres engagements, et s'il s'imagine qu'on lui tiendra compte de ce qui aura été fait en matière électorale pour l'absoudre de ne pas tenir ses promesses en matière militaire et en matière d'impôts, ils se trompent grandement.
Les réformes les plus désirées ne comptent plus pour un cabinet, dès qu'elles ont été accomplies. La réforme faite, quelle qu'elle soit, c'est de l'histoire ; la réforme faite c'est le passé, la politique, c'est l'affaire d'aujourd'hui, c'est celle de demain. On ne vous tiendra donc aucun compte de la réforme que vous aurez accomplie et vous aurez beau annoncer pompeusement que vous aurez admis un plus grand nombre de citoyens à l'exercice du droit électoral, vous aurez admis un plus grand nombre de citoyens à réclamer l'exécution de vos engagements.
Mais, messieurs, il y a au sein de la droite une autre fraction, une fraction que vous me permettrez, sans offenser personne, de nommer dirigeante et qui attache un autre caractère à la réforme électorale ; elle y voit un moyen d'assurer la prépondérance du parti catholique, elle y voit le moyen de faire prévaloir les grandes influences qui s'exercent sur des individus qui se trouvent dans un certain état de dépendance et qui ne sont pas suffisamment éclairés, les influences territoriales et l'influence du clergé.
C'est là le vrai mobile de l'opinion catholique. Elle se croit habile en agissant ainsi. Et qu'on ne nie pas que telle ne soit pas la véritable pensée qui a inspiré le projet. A toutes les époques, au Congrès comme en 1848, (page 998) comme à l'époque où nous nous trouvions quand on a parlé de l'abaissement du cens, toujours on a considéré qu'un cens trop bas donnait précisément l'action prépondérante à l'aristocratie et au clergé. Je puis vous en donner un témoignage non suspect : En 1848, l'honorable M. de Haerne, appelé en sections pour examiner le projet du gouvernement, au mois de février, le 17 février, avant les événements qui ont modifié les propositions primitives, l'honorable M. de Haerne fit une proposition d'un certain abaissement du cens et, dans la séance du 4 mars 1848, il expliqua pourquoi il n'avait pas été au delà de la réduction qu'il proposait.
« Je me suis rappelé qu'en 1830, je demandai aussi une mesure plus large, je demandai aussi un cens plus bas que celui qui était proposé ; et savez-vous, messieurs, ce qui me fut répondu ? On me répondit qu'un cens électoral trop bas était calculé en faveur de l'aristocratie, en faveur du clergé, parce que, disait-on, avec un cens très bas, les grandes influences se font sentir sur les masses électorales et les conduisent à leur gré. »
Voilà ce que disait, en 1848, l'honorable M. de Haerne.
Or, messieurs, possédant un grand nombre de conseils communaux, grâce à l'abaissement du cens, conquérant des places de plus en plus larges dans les conseils provinciaux pour ceux qui n'appartiennent pas déjà presque exclusivement à l'opinion cléricale, l'abaissement du cens aura nécessairement un effet des plus directs, des plus puissants sur la composition de la Chambre des représentants.
La réforme, aux yeux de cette fraction du parti catholique, est donc toute politique, pure stratégie de parti. Il ne s'agit pas d'appeler un plus ou moins grand nombre d'électeurs au vote, il s'agit de calculer des moyens sérieux d'action, à l'aide desquels on pourra peser, d'une manière permanente et définitive, on le croit du moins, sur la composition des Chambres. Tout est combiné en vue de ce but à atteindre.
Ainsi, on est fort peu préoccupé des campagnes. Elles sont dans des conditions telles qu'en règle générale, pour une grande partie du pays, les influences dont nous parlons s'y exercent ; aussi, on y abaisse peu le cens électoral.
Mais il s'agit des villes. Il s'agit de la bourgeoisie, de cette classe moyenne dont l'esprit est précisément le plus résistant aux prétentions du parti catholique. C'est là que la réforme doit être considérable.
C'est cet esprit qu'il faut chercher à étouffer, et c'est à la bourgeoisie qu'on en veut.
Une revue de la rédaction de laquelle sortent aujourd'hui les ministres, les commissaires d'arrondissement et les magistrats, une revue qui paraît sous le patronage de l'un des honorables ministres, qui appartient même à son comité de rédaction, nous dit son sentiment à cet égard.
C'est à cette bourgeoisie qu'il faut s'attaquer. « Cette bourgeoisie, car on ne lui ménage ni les sarcasmes, ni les injures, cette bourgeoisie qui est incrédule et immorale, parce qu'elle est ignorante et avide de jouissances et qui a peur du peuple parce qu'elle comprend d'instinct que sans le frein religieux le peuple est fatalement entraîné à s'enrôler dans le socialisme et à s'attaquer à la propriété. »
Et c'est, messieurs, pour la justification des principes de réforme électorale, pour établir surtout l'utilité et l'efficacité du suffrage universel, que d'aussi belles maximes sont professées.
On a étudié les effets de l'abaissement du cens, on sait ce que l'on veut et où l'on va ; ces études ont constaté des résultats très significatifs.
Avani 1848, on agitait aussi des questions de réforme électorale. J'eus alors l'honneur de formuler, au nom du parti libéral, ce qui est devenu son programme en 1846.
L'honorable rapporteur de la section centrale a cru devoir reproduire les opinions que j'exprimais à cette époque, il doit donc m'être permis d'en dire aussi quelques mots.
Je proposai à cette époque de formuler comme programme la réduction successive du cens jusqu'aux dernières limites de la Constitution et, comme mesure d'application immédiate, une certaine réduction du cens des villes et l'adjonction des capacités au minimum du cens déterminé par la Constitution. De plus ardents que moi, quoique je fusse assez jeune alors, voulaient marcher plus rapidement ; je combattis leurs opinions et je dis à cette époque ce qui est rappelé dans le rapport :
« Dans l'état actuel des choses, avec le cens à 20 florins, vous aurez des serviteurs et non des électeurs. »
Je présume, messieurs, qu'on ne m'a fait l'honneur de me citer que pour montrer combien mes prévisions ont été trompées et afin d'en déduire probablement que toutes les craintes qu'on pourrait manifester au sujet de la réforme soumise en ce moment à vos délibérations ne se réaliseront pas plus que ne se sont réalisées les craintes formulées autrefois.
Je. me permets de douter que, si l'on croyait favoriser l'opinion libérale en proposant cette réforme électorale, on y persisterait.
C'est assurément un tout autre but qu'on poursuit ; on a étudié avec attention les faits et l'on crut pouvoir espérer de nouveaux résultats très favorables d'un abaissement du cens ; on a reconnu que je ne me suis pas trompé.
Avant 1848, bon nombre de collèges électoraux dans les pays flamands envoyaient des députés libéraux dans la Chambre : certains arrondissements du Limbourg, la province d'Anvers, les deux Flandres envoyaient, en partie, dans cette assemblée, des députés libéraux. Les conseils provinciaux de ces mêmes parties du pays comptaient un très grand nombre de libéraux là même où ils n'étaient pas en majorité.
Le réforme inopinée de 1848 s'accomplit. Je dois dire en passant que je manifestai à cette époque, malgré les circonstances, les mêmes appréhensions que j'avais manifestées deux ans auparavant ; je fus seul de mon avis : l'opinion que j'exprimai sur les conséquences probables de la réforme ne fut point admise.
Ces questions d'appréciation parurent succomber au milieu des événements formidables où nous étions ; la réforme fut donc décrétée à peu près à 1'unanimilé dans les deux Chambres.
Mais quels sont les faits qui se sont produits ?
Il importe beaucoup en cette matière, messieurs, pour ne point s'égarer, de bien peser l'ensemble des faits. Une réforme électorale ne produit pas immédiatement ses effets en temps ordinaire : il faut du temps, des renouvellements successifs.
Il y a, dans les nouveaux corps ainsi constitués, des forces latentes, qui s'ignorent, sur lesquelles les actions diverses et les influences ne se sont pas encore exercées ; et il faut plusieurs années avant qu'on voie s'établir complètement, en règle générale, les effets d'une réforme de cette nature.
Il faut aussi tenir grand compte des circonstances.
En effet, sous l'influence des événements de 1848, le parti catholique s'était à peu près complètement effacé : il avait laissé presque partout le champ libre à ses adversaires politiques. Il y eut donc, par suite de ces faits, une majorité immense de libéraux dans les assemblées électives. Mais les élections de 1850 arrivent : première application de la loi. Les libéraux subissent des échecs assez importants ; je reconnais qu'on les attribuait en très grande partie à la circonstance, que je viens d'énoncer, que le parti catholique s'était effacé à peu près partout dans les élections de 1848.
Mais en 1852, lorsque déjà l'état normal semblait mieux rétabli, nouveaux échecs pour le parti libéral. Cependant la majorité qu'il avait obtenue en 1848 était tellement considérable qu'elle ne fut pas encore supprimée par les élections de 1850 et de 1852 ; et c'est grâce à une défection qui eut lieu à cette époque que le ministère de l'époque se retira.
La majorité n'était pas encore acquise aux catholiques. Mais viennent les élections de 1854 ; celles-ci portent une nouvelle et considérable atteinte à la position du parti libéral. Viennent enfin les élections de 1856 et l'opinion catholique obtient alors ce que jamais elle n'avait eu depuis 1830, à aucune époque : elle obtient une majorité de vingt voix. Cela est-il assez significatif ?
Cependant le mouvement libéral ne s'était pas ralenti dans le pays ; il n'en avait été ni moins actif, ni moins puissant.
Il avait fait cette grande réforme électorale ; il avait abaissé le cens d'une manière considérable et c'étaient ses adversaires qui en profitaient.
Voulez-vous, messieurs, voir fonctionner le cens réduit, pour les élections provinciales, là surtout où les influences locales s'exercent, où les personnes influentes dans la localité ont beaucoup plus d'action ? Vous allez constater les effets les plus remarquables.
Je ne prendrai pas pour exemple la province de Limbourg ; dans cette province, les libéraux ont été successivement éliminés, je ne sais s'il en reste encore un au sein du conseil provincial. Mais je veux aller au-devant de toute espèce d'objection ; on me dirait : « La faute en est au ministère qui a laissé à la tête de la province un gouverneur hostile à l'opinion libérale. » Je sais que c'est là un grief, mais je sais aussi ce qu'il vaut en réalité.
Je ne citerai pas non plus la province d'Anvers ; les résultats y sont à peu près les mêmes. On me répondrait : « Circonstances locales, affaires d'Anvers, question militaire, division parmi les libéraux ; voilà ce qui explique cette situation. »
Je vais prendre ce qui est le plus défavorable à ma thèse. Je prends pour exemple le conseil provincial de la Flandre orientale, c'est-à-dire le conseil d'une province ayant pour chef-lieu une des plus grandes villes du pays, où l'opinion libérale est en immense majorité et qui, par conséquent, réagit tout autour d'elle.
(page 999) Cette opinion était sans grief, au point de vue libéral, contre le gouvernement de l'époque, et elle était administrée par des fonctionnaires libéraux.
Voyons donc quelle a été la situation.
En 1847, avant toute réforme le conseil provincial de la Flandre orientale comptait 39 libéraux, 20 catholiques et 8 flottants. La députation permanente était libérale, sauf un membre catholique, qui était maintenu par la volonté de la majorité.
En 1848, cette fois-là, comme ailleurs, tout le monde est libéral ; on se fait inscrire aux associations libérales ; il n'y a pour ainsi dire plus de catholiques. Donc cette fois, la majorité libérale devient considérable au conseil provincial. Mais les effets de la réforme se font bientôt sentir. Dès 1854, de 39 libéraux on tombe à 37 ; les catholiques vont de 26 à 31. En 1856, la majorité est déjà déplacée : 33 libéraux et 35 catholiques. En 1860, 32 libéraux contre 41 catholiques ; en 1864, 27 libéraux contre 48 catholiques, et en 1870, 26 libéraux contre 50 catholiques, et on a toutes les chances de voir encore le nombre des catholiques augmenter dans cette assemblée.
Voilà la situation. Ce sont là les vrais effets de la réforme, de l'abaissement du cens. Nous voyons comment les influences ont pu s'exercer. En 1847, avec un cens élevé, les mêmes influences existant, avant toute réforme, l'opinion libérale était en majorité dans toutes les assemblées. En 1870, avec la réforme et l'abaissement du cens, plus de libéraux dans le Limbourg, dans la province d'Anvers, presque plus de libéraux, dans la Flandre orientale, presque plus dans la Flandre occidentale.
Voilà la situation.
De là, messieurs, les ardeurs de l'opinion catholique pour obtenir un abaissement du cens qui produit à son profit de si merveilleux résultats ; de là les ardeurs qui se montrent en faveur de la réforme électorale ; de là les projets qui sont surtout venus de la Flandre et principalement de Gand, pour demander le fractionnement des collèges élisant un représentant par 40,000 habitants ; de là les projets dont nous avons été si souvent menacés et qui devaient nécessairement produire d'autres effets que le système électoral actuel, qui laisse une part légitime aux grands centres de population.
Mais vous faites ici, me dira-t-on, un étrange sophisme, vous établissez que la réforme électorale opérée en 1848 a eu pour effet d'accroître considérablement les influences et la puissances de vos adversaires et nous constatons que, depuis lors, le parti libéral a continué à gouverner pendant près de vingt ans. Comment pouvez-vous expliquer une pareille contradiction ?
Mais, messieurs, rien n'est plus simple : c'est que cet abaissement du cens, et vous verrez tout à l'heure que c'est là un danger que j'ai à vous signaler et qui est très grave, c'est que l'abaissement du cens n'a pas opéré partout de la même manière.
L'abaissement du cens a été combattu par l'esprit des grandes villes ; en second lieu, dans les provinces wallonnes, les mêmes effets ne se sont pas fait sentir, et c'est dans ces provinces que s'est manifesté le plus grand développement de la population.
Si les mêmes effets s'étaient fait sentir partout, évidemment, définitivement et irrévocablement, pour un temps illimité, l'opinion libérale était réduite à l'impuissance.
Mais vous voyez, messieurs, ce qui va naître de cette situation. Si, comme on l'espère, par l'effet de la réforme électorale on arrive à s'emparer de l'influence dans les grands centres de populations, à y neutraliser l'esprit libéral, à ne plus laisser ce recours à l'opinion libérale, même dans la Flandre, il arrivera nécessairement et fatalement ce qui présente le plus grand danger pour le pays, de voir le pays divisé en deux partis : Wallons et Flamands, les Flamands dirigés exclusivement par les influences cléricales ; les Wallons dirigés par les influences libérales. (Interruption.)
Ah ! messieurs, je vous prie d'y prendre garde. Considérez la situation ; considérez les faits. Jusqu'à cette heure, depuis 1830, vous ayez eu cette pondération, cet équilibre, cette situation flottante et analogue dans les diverses parties du pays ; vous ayez eu jusqu'à présent des libéraux élus sur tous les points du pays comme vous avez eu des catholiques élus presque partout. Vous allez vous trouver en face d'une situation toute différente, fatale, inévitable et dangereuse, je le répète : c'est celle d'avoir les parties flamandes du pays représentées exclusivement par des catholiques, et les libéraux possédant exclusivement les provinces wallonnes.
Il ne servirait à rien de se faire des illusions, il n'y en a déjà eu que trop en cette matière ; il n'y a eu déjà que trop d'illusions pour tous les réformateurs de tous les pays, en matière électorale. Vous avez cru, à raison de la longue durée du pouvoir des libéraux, que la victoire leur
était définitivement acquise. Vous en êtes arrivés, dans cette situation, et je le comprends, à avoir des craintes, des alarmes et une sorte de désespoir. Mais je tiens que vous vous êtes mépris, complètement mépris. Le régime électoral que nous avons aurait permis incontestablement l'alternance des partis au pouvoir, sans des fautes dont vous portez la responsabilité.
Les libéraux ont possédé le pouvoir pendant treize ans, c'est vrai. Ils l'ont gardé ; pourquoi ? D'abord, grâce à leur extrême modération. (Interruption.)
M. Bouvier. - C'est incontestable.
M. Frère-Orban. - L'histoire nous jugera.
Messieurs, je dis : grâce à leur extrême modération.
C'est grâce à cette extrême modération qu'ils ont pu conserver de l'action sur ces masses flottantes qui, dans les collèges électoraux ou les partis sont presque équilibrés, exercent une si grande influence sur les élections. Chaque fois que l'un ou l'autre parti aura fait quelque chose d'excessif, faisant craindre pour la tranquillité, pour la sécurité, pour l'ordre, vous êtes certains que, dans ces collèges électoraux, ces masses flottantes se retirent de ceux qui posent de pareils actes.
M. Bouvier. - C'est exact.
M. Frère-Orban. - Eh bien, en 1856, vous étiez en pleine possession du pouvoir. Vous aviez une majorité considérable. Des imprudences ont été commises. On a tenté de faire des choses excessives. L'opinion publique s'est révoltée. La chute du cabinet a suivi et vous avez été abandonnés dans les élections. L'année antérieure, vous aviez obtenu cette majorité. ; vous la perdez en 1857 ; c'est par votre faute.
Par suite de circonstances diverses, en 1864, nous arrivons encore à un état d'équilibre. Le pouvoir vous est offert sans conditions ; vous pouvez le prendre. Il est indubitable qu'à cette époque vous auriez été en pleine possession de la majorité en faisant un appel au pays. Que faites-vous ? Vous arborez le drapeau de la réforme électorale. Les futurs ministres annoncent qu'il faut marcher vers le suffrage universel. C'est dans ces conditions que vous vous présentez devant les collèges électoraux. Vous succombez, c'est par votre faute.
Deux fois vous succombez. Vous auriez occupé le pouvoir alors et vous l'auriez occupé très légitimement.
Une autre cause qui a permis à l'opinion libérale de conserver le pouvoir, c'est, j'ose le dire, sa bonne administration du pays.
Pendant que ce gouvernement a été au pouvoir, il n'a laissé en souffrance aucun des grands intérêts qui lui étaient confiés ; il a réalisé des réformes importantes dans l'ordre politique, économique et financier.
Voilà ce qui lui a valu les sympathies du pays.
Mais il n'en reste pas moins vrai que les influences dont je parlais ont été conquises par l'opinion catholique, grâce à l'abaissement du cens en 1848.
Cette fois, messieurs, au moment de vous présenter devant le pays, vous n'avez plus fait comme en 1864, l'expérience a profité ; vous n'avez plus rien indiqué en matière de réforme électorale ; vous vous êtes tenus prudemment dans le vague ; vous promettiez de gouverner suivant les inspirations du pays, c'est le gouvernement du pays par le pays que vous vouliez inaugurer. Vous vous déclariez disposés à faire ce que le pays voudrait et cette tactique est l'aveu même que vous ne croyiez pas à la popularité de votre réforme électorale.
Vous jugez aujourd'hui que ce que le pays vous a demandé, alors que vingt systèmes de réforme électorale se sont produits, alors que les idées les plus bizarres, les plus contradictoires ont été émises dans les comices électoraux, vous décidez dans votre sagesse que c'est l'abaissement du cens pur et simple que le pays a demandé.
Je comprends, d'après les faits que j'ai rappelés, que vous soyez assez disposés à croire que l'abaissement du cens est bien ce que veut le pays, le simple abaissement du cens, sans aucune condition de capacité.
C'est là ce qui peut le mieux vous profiter et vous voulez l'appliquer, non point pour les campagnes, c'est assez inutile, mais pour les villes ; c'est là que votre action doit s'exercer, c'est pour cela que vous prenez le prétexte du cens uniforme. L'uniformité c'est le beau idéal ; il n'y a rien de bon comme l'uniformité, en dépit du proverbe : « L'ennui naquit un jour de l'uniformité. »
Est-ce qu'il y a un principe de justice dans cet abaissement uniforme du cens pour les villes et pour les campagnes ? On dit : L'impôt étant proportionnel, et ceux qui possèdent une égale valeur étant également imposés, il est parfaitement juste que le cens soit le même pour toutes les localités du pays.
Je comprends s'il s'agit de la composition d'une même assemblée, je comprends à la rigueur qu'on demande, pour les électeurs qui ont la (page 1000) même mission à remplir, l'uniformité du cens ; mais qu'importe pour des collèges électoraux différents, pour les collèges des villes et pour les collèges des campagnes, qu'importe que le cens soit le même ? Quelle raison y a-t-il pour préférer l'uniformité à la variété ? Il n'y en a pas et il n'est pas vrai qu'on fasse de l'uniformité, il n'est pas vrai qu'on puisse en faire ; vous décrétez bien que le cens est de 10 francs, mais en dépit de toutes vos décisions, il y a 400 communes du royaume dans lesquelles on descend bien au-dessous du cens de 10 francs. Et si votre principe est vrai, c'est le cens le plus bas qu'il faut adopter. Vous ne sauriez donc pas arriver à l'uniformité que vous voulez pour les communes ; c'est une chimère, et d'ailleurs cela n'est pas juste.
En vain, vous dit-on que les mêmes valeurs capitales sont taxées d'une manière uniforme par l'impôt.
On se trompe. Je suis possesseur d'un immeuble à Bruxelles ; il m'a coûté 100,000 francs et il a une valeur locative de 5,000 francs. Je paye de ce chef, sur la valeur locative, une contribution personnelle de 120 francs.
Mon voisin est possesseur d'un immeuble à la campagne, dans une commune voisine. Cet immeuble lui a coûté 100,000 francs, identiquement la même somme que le mien. Cet immeuble a une valeur locative de 600 francs et le propriétaire paye 24 francs d'impôt à raison de cette valeur locative.
N'est-il pas évident qu'avec deux valeurs égales, on est autrement imposé à la ville qu'à la campagne ? Comment donc, lorsque aucune raison n'existe de ne pas tenir compte de ces différences, ainsi qu'on le peut sans objection possible pour les élections communales, comment donc ne pas le faire ?
Ce que l'on veut, c'est un abaissement très considérable du cens dans les villes, pour atteindre des classes de la société plus ignorantes et plus dépendantes, sur lesquelles pourront s'exercer les influences que j'ai signalées ou pour chercher ainsi à neutraliser, à étouffer l'esprit libéral des villes. Voilà la vérité.
Mais à qui profitera cette réforme ?
Je crains bien qu'on ne se trompe.
En 1848, les amateurs du suffrage universel en France ont pensé que le succès était désormais assuré aux idées avancées. Aujourd'hui, ils reconnaissent qu'ils se sont trompés.
En Angleterre, les whigs, après trente années d'efforts, ont fini par faire la réforme électorale.
En 1832, ils ont été renversés par la réforme électorale.
Après un long espace de temps, en 1870, sous la direction des torys qui avaient pris une attitude analogue à celle d'une partie de nos catholiques d'aujourd'hui, la réforme électorale a profité surtout à l'opinion radicale.
Voilà comment toutes les espérances ont été déçues. Je ne prophétise rien.
Je puis bien croire que la réforme ne profitera pas aux libéraux, mais je ne suis pas sûr qu'elle profite aux catholiques.
J'ai, au contraire, de très sérieuses appréhensions sur le point de savoir quelles seront, dans beaucoup de localités, les résultats inévitables de cette réforme.
Beaucoup d'entre vous se sont montrés extrêmement rigoureux à l'égard des débitants de boissons. Ils ont fait des propositions pour les exclure du corps électoral. Le gouvernement a fait siennes ces propositions.
Il y a là une équivoque qui se dissipera. La taxe du débit des boissons s'applique à une catégorie de personnes entièrement différente de ce que sont les cabaretiers, les pâtissiers, les confiseurs, les hôteliers, les épiciers, etc.
Mais qu'importe ! à la faveur de cette équivoque, vous proposez de les rayer du corps électoral pour les élections générales ; vous vous révoltez à l'idée qu'il puisse exister 11 p. c. d'électeurs de cette catégorie dans le corps électoral. Eh bien, qu'allez-vous faire pour les élections provinciales et communales ? Vous allez y faire entrer en masse tous les cabaretiers...
M. Jacobs, ministre des finances. - Ils y sont déjà.
M. Frère-Orban. - Ceux qui n'y sont pas y entreront et il y en a beaucoup.
M. Jacobs, ministre des finances. - Un vingtième.
M. Frère-Orban. - Vous ne pouvez pas le savoir...
M. Jacobs, ministre des finances. - Parfaitement.
M. Frère-Orban. - Je le nie.
M. Jacobs, ministre des finances. - Je le prouverai.
M. Frère-Orban. - Pour la contribution foncière, dont tout locataire pourra s'attribuer un tiers, il faudrait une enquête spéciale applicable à chaque individu.
M. Jacobs, ministre des finances. - Elle est inutile.
M. Frère-Orban. - Elle serait indispensable pour connaître la vérité. Il y a un fait certain, indéniable, c'est que le corps électoral va être rempli de cabaretiers, il y en aura 80,000 au moins, peut-être 90,000. Voilà la vraie situation ; or, si dans bien des localités cet élément est inoffensif, dans les localités industrielles et pour les élections communales surtout, il exercera une influence que moi-même j'avais constatée.
Lors de la discussion de la proposition de l'honorable M. Delcour, le gouvernement a déclaré qu'il était disposé à chercher le moyen de le faire disparaître du corps électoral communal.
Dans les localités industrielles, là où il existe surtout, direz-vous quelle influence il exercera, direz-vous quelle influence va exercer l'abaissement du cens dans des localités qui ont des populations de 25,000 à 50,000 âmes, qui ont aujourd'hui un cens très élevé et qui vont tomber au cens de 10 francs ? Dans ces localités, où les masses ouvrières dominent, il est fort à craindre que les éléments de l'Internationale chercheront aussi quelque jour à y créer la Commune...
M. Dumortier. - C'est ce qui arrivera à Bruxelles.
M. d'Anethan, ministre des affaires étrangères. - C'est flatteur pour les Bruxellois !
M. Frère-Orban. - C'est là incontestablement l'un des dangers les plus sérieux que présente votre réforme électorale ; je l'examine très tranquillement sans préoccupation de parti ; je vous ai indiqué tout à l'heure ce que je pense des réformes électorales successives et des conséquences qu'elles ont eues ; je crois avoir dit la vérité ; je crois aussi que cet abaissement de cens sans garantie d'intelligence et d'indépendance est de nature à créer une situation grave pour le pays.
On entretient vraiment beaucoup trop les populations de droits électoraux ; il semble que ce soit le souverain bien ; être en possession du droit électoral, c'est faire à peu près tout ce que l'on veut, tout au moins on se le persuade.
La politique qui est une science très difficile et à la fois spéculative et expérimentale n'est pas arrivée après des milliers d'années à nous donner une solution des problèmes difficiles relatifs à l'organisation politique des pays.
On est encore aujourd'hui à discuter comme il y a trois mille ans, quelles sont les meilleures organisations politiques, quelle est la forme de gouvernement qui convient le mieux, quel est le régime électoral qui est le plus utilement admissible. On en est presque encore au point où l'on en était lorsque cet empereur romain de la décadence, si je ne me trompe, proposa de faire expérimenter dans certaines villes le meilleur système des philosophes, pour savoir quel serait celui avec lequel on régirait le mieux la société.
Dans une pareille situation, lorsqu'il est si difficile de décider à priori ce qui est le mieux pour la bonne administration de la société, il est prudent, ce me semble, avant de proposer des changements radicaux, de se demander si le régime sous lequel on vit doit être nécessairement condamné.
Depuis 1830, nous vivons dans une situation exceptionnellement heureuse, prospère et libre. Il n'y a pas une classe de la société qui puisse prétendre qu'elle soit opprimée ; il n'en est pas pour laquelle on pourrait réclamer, en concevant les plus brillantes espérances fondées sur un système électoral quel qu'il soit, des réformes, des améliorations qui seraient de nature à changer les conditions d'une partie du pays. Eh bien, ce qui est sage en pareil cas, lorsqu'on jouit de toutes les libertés qui peuvent être rêvées, lorsqu’on peut, à l'aide des instruments qui sont en nos mains, rechercher les moyens les meilleurs d'améliorer les conditions morales, intellectuelles et matérielles du peuple ; ce qui est sage, c'est d'éviter le recours à des expédients empiriques tels que ceux qui nous sont proposés et dont l'application peut exposer le pays à compromettre les biens dont il a joui depuis si longtemps.
M. Jacobs, ministre des finances. - Le discours que vous venez d'entendre se compose de deux parties ; il contient des considérations sociales relatives au pays ; il contient des considérations politiques, au point de vue des partis. Les premières ont été courtes et peu nombreuses, je n'en ai saisi que deux.
L'honorable député de Liège est encore aujourd'hui de l'opinion qu'il (page 1001) avait en 1846, lorsqu'il exprimait la pensée qu'en abaissant le cens à 42 fr. 32 c, on courait le risque de créer des serviteurs et non pas des électeurs.
Si l'on déduit les conséquences de son discours, il n'est pas seulement adversaire de toute réforme dans la voie de l'extension du suffrage, il serait même porté à revenir sur ses pas, si c'était possible.
M. Frère-Orban. - Vous vous trompez : j'ai proposé moi-même des extensions du droit électoral.
M. Jacobs, ministre des finances. - L'honorable membre s'y est résigné comme à un mal nécessaire en présence des circonstances de 1848 ; mais assurément, si, dans sa conviction, l'abaissement du cens a créé des serviteurs, le jour du péril passé, ce mal inévitable et qu'on a subi, peut être réparé ; on peut revenir sur ce qu'on a fait sous l'empire de ces circonstances passagères et de force majeure.
Mais je n'ai pas besoin de déduire les dernières conséquences de son discours : je constate un fait, c'est que l'honorable membre ne veut plus faire aucun pas en avant.
Or, je le demande, en présence des manifestations qui se sont produites lors des dernières élections, en présence de l'opinion de l'immense majorité de la Chambre, le gouvernement n'avait-il pas le devoir de tenir compte des faits, et le problème qu'il avait a résoudre n'était-il pas celui de rechercher, non pas s'il fallait une réforme, mais quelle réforme ; non pas s'il fallait étendre le droit de suffrage, mais dans quel sens et dans quelle mesure.
L'honorable député de Liège peut s'isoler et nier tout besoin ; le gouvernement ne le pouvait pas.
La seconde considération sociale invoquée par M. Frère a rapport aux débitants de boissons.
Au lieu de 11 à 12 p. c. de débitants, le corps électoral, après la réforme, renfermera 80,000 débitants de boissons !
Je vais démontrer à la Chambre qu'aujourd'hui déjà presque tous les débitants de boissons payent le cens électoral communal.
Lorsqu'on parle de 11 à 12 p. c. de débitants, que représente ce chiffre ? Il représente les débitants qui sont électeurs pour les Chambres, à raison de 42 fr. 32 c. de contribution, et qui ne le sont que grâce au droit de débit sur les boissons.
Ce chiffre ne comprend ni les débitants de boissons, électeurs pour les Chambres, abstraction faite de leur droit de débit, ni les débitants des boissons, électeurs pour la commune, abstraction faite de ce droit de débit.
La Chambre va juger par quelques chiffres qu'aujourd'hui, sur les 100,000 débitants de boissons, il n'y en a pas 5,000 qui ne payent pas le cens électoral communal.
Dans les petites communes de moins de 2,000 âmes, le cens est de 15 francs ; le minimum du droit de débit y est de 12 francs, et le minimum de la patente du débitant, patente qui doit être payée outre le droit de débit, est de 3 fr. 74 c. au minimum, centimes additionnels compris.
Le minimum d'impôt qu'un débitant de boissons doit payer pour exercer sa profession est de 15 fr. 74 c, là où le cens est de 15 francs.
Là évidemment tous les débitants payent le cens électoral.
Montons d'un degré. Dans les communes de 2,000 à 5,000 âmes, le cens est de 20 francs. Ici le minimum du droit de débit s'élève à 15 francs ; le droit de patente reste fixé à 3 fr. 74 c. ; en tout 18 fr. 74 c. ; là encore il n'y a pas de débitant qui ne paye le cens électoral, puisqu'il doit solder un impôt personnel évidemment supérieur à 1 fr. 26 c, différence entre 18 fr. 74 c. et 20 francs.
Je passe à la catégorie des communes de 5,000 à 10,000 habitants. Le cens y est de 30 francs ; le droit de débit est de 15 francs ; le droit de patente de 3 fr. 74 c. ; même total de 18 fr. 74 c, l'écart entre ce chiffre et le cens est de 11 fr. 26 c.
Il y a dans ces communes quelques cotisations personnelles qui n'atteignent pas cet écart ; il y a donc là quelques débitants qui ne sont pas électeurs communaux.
J'évalue à 20 p. c, c'est fort large, le nombre des débitants non électeurs ; il serait, pour ces communes, inférieur à 3,000. [La statistique des débitants de boissons, insérée à la page 1005 des Annales parlementaires, n’est pas reprise dans la présente version numérisée.]
Quant aux deux dernières catégories de communes, celle de dix à quinze mille habitants et celles de plus de quinze mille, l'annexe B du rapport de la section centrale démontre que les débitants de boissons qui ne payent pas le cens électoral communal s'élève à 2,241. C'est le chiffre des nouveaux censitaires débitants ; or il est palpable qu'à l'avenir tous les débitants seront censitaires puisque le nouveau cens communal est inférieur au minimum du droit de débit.
Parmi les 100,000 débitants de boissons, il y en a donc au maximum 5,000 qui ne payent pas le cens électoral communal actuel ; 95,000 le payent.
Sur 5379,546 censitaires communaux actuels, il y a au moins 95,000 débitants, soit plus de 25 p. c ; sur 583,714 censitaires à dix francs, il y aura 100,000 débitants, soit 17 p. c. La proportion décroît de 8 p. p. par l'abaissement du cens.
Au surplus, l'on n'aura pas plus alors qu'aujourd'hui 80,000 débitants électeurs. Cent censitaires ne donnent en moyenne que 53 électeurs ; en supposant même que, pour les débitants, la proportion soit plus forte que pour la moyenne des censitaires, vous aurez 60,000 débitants électeurs après la réforme sur 355,000 électeurs, tandis que vous en avez 57,000 sur 230,000 aujourd'hui.
- Un membre. - Et le tiers de la contribution foncière.
M. Jacobs, ministre des finances. - Je n'ai pas besoin de parler de ce tiers de la contribution foncière, puisque, même en faisant abstraction de la computation de ce tiers, il est évident que tous les débitants de boissons seront censitaires à l'avenir et que les dix-neuf vingtièmes le sont aujourd'hui.
Bannissons donc de nos débats la crainte de l'invasion des débitants de boissons.
Ce qui doit nous rassurer sur les résultats de la réforme, c'est la statistique que nous avons fait dresser pour les deux principales catégories de communes et qui forme l'annexe B du rapport de la section centrale. Nous y trouvons les chiffres suivants :
Parmi les nouveaux électeurs, les cultivateurs forment 9.72 p. c. des censitaires à de 20 à 40 francs et 14.79 p. c. des censitaires de 10 à 20 francs.
Les débitants de boissons ne constituent que 5.07 p. c. des censitaires de 20 à 40 francs et 2.16 p. c. des censitaires de 10 à 20 francs.
Les boutiquiers donnent 12.67 p. c. des censitaires de 20 à 40 francs et 15.66 p. c. des censitaires de 10 à 20 francs.
Les propriétaires et rentiers fournissent 17.24 p. c. des censitaires de 20 à 40 francs et 13.34 p. c. des censitaires de 10 à 20 francs.
Vous voyez que ceux que nous appelons appartiennent, en grande partie, à la catégorie des cultivateurs, des fermiers, des boutiquiers, des propriétaires, des rentiers, des pensionnés, toutes classes qui certainement ne peuvent inspirer à la cause de l'ordre aucune espèce d'appréhension. Les cabaretiers, qui occupent une si grande place dans le corps électoral aujourd'hui, ne formeront plus que 2.16 p. c. du corps électoral additionnel que nous adjoignons au corps électoral actuel en abaissant le cens à 10 francs.
J'arrive, messieurs, aux considérations politiques du discours de l'honorable M. Frère.
A l'entendre, la réforme électorale est née d'un mouvement factice ; il ne le prend guère au sérieux même aujourd'hui.
Elle serait née en 1864, pas avant. Elle serait l'œuvre d'une fraction peu nombreuse mais ardente de la droite, issue des meetings d'Anvers. Cette fraction aurait déterminé la droite à changer de drapeau.
L'honorable membre, messieurs, fait trop d'honneur au meeting d'Anvers, qui n'aspire pas à jouer dans le pays un si grand rôle.
En 1864, les nouveaux élus d'Anvers étaient bien jeunes dans cette Chambre et n'aspiraient pas à jouer un rôle prépondérant dans les assemblées de l'opposition.
Mais ce n'est point en 1864 que l'idée d'une réforme électorale communale est née ; elle est née en 1848, et l'honorable M. Reynaert, dans son excellent discours d'hier, vous rappelait qu'à cette époque tous les hommes d'Etat libéraux qui se sont occupés du cens communal ont prévu, dans un avenir plus ou moins prochain, une réduction du cens. Il vous a cité le discours de l'honorable M. Castiau, ceux des honorables MM. de Brouckere et Rogier. Le chef du cabinet à cette époque ne s'effrayait pas de l'idée de l'abaissement du cens ; mais il la trouvait prématurée.
« Faut-il, disait-il le 20 mars, faut-il abaisser le cens électoral dans une proportion plus forte ? En ce moment-ci, je ne le pense pas.
« L'honorable M. Castiau ne peut avoir une opinion bien arrêtée sur ce point, car il n'indique pas le chiffre auquel il voudrait voir descendre le cens électoral.
« M. Castiau. - Je voudrais qu'il fût fixé provisoirement à 20 francs pour les villes et à 10 francs pour les communes rurales.
« M. Rogier.-- Ce ne serait point là l'égalité. Vous proposez, pour les communes rurales, d'abaisser le cens de 15 à 10 francs. Mais si l'on (page 1002) n'étend pas à toutes tes communes du royaume le chiffre de 10 francs, un grand nombre d'habitants ne profiteront pas de cette réduction.
« D'un autre côté, dans l'état actuel de la civilisation et de l'instruction politique du pays, je crois que ce serait descendre beaucoup trop bas que d'admettre le cens de 10 francs pour toutes les communes du royaume..
« Je demande que, sans rien préjuger pour l'avenir, on se borne à la proposition du gouvernement qui est déjà assez large...
« Je demande à l'honorable M. Castiau si la réforme actuelle ne paraît pas suffisante dans les circonstances où nous sommes. Le pays est entré dans une voie nouvelle ; pour longtemps l'opinion publique n'a pas à craindre de résistance aveugle ou hostile de la part du pouvoir.
« Le triomphe des idées libérales est assuré pour longtemps. Il n'y a donc aucune nécessité pressante de nous précipiter tout d'un coup jusqu'aux dernières limites de ce que peut espérer le progrès de l'opinion libérale. »
L'honorable M. de Brouckere reconnaissait que le cens communal devait être inférieur au cens général. Il préférait le cens uniforme de 15 francs à celui de 10 francs pour les campagnes et 20 francs pour les villes, comme le proposait M. Castiau. Mais il ajoutait : La législature est sur le point d'avoir terminé sa mission. Laissez à la législature future le soin de régler cette question.
Il trouvait plus logique d'admettre dès lors un cens communal, dans les grandes villes inférieur au cens pour les Chambres et il avait songé au chiffre de 35 francs ; le gouvernement, si je ne me trompe, avait proposé ce chiffre de 35 ou 40 francs ; mais, dans le but de simplifier la confection des listes électorales des grandes villes, la section centrale proposa d'écarter ces chiffres de 35 et de 40 francs et fit maintenir, pour les grandes communes, le chiffre de 42 fr. 32 c.
Déjà donc, à cette époque,, on voulait abaisser à 35 ou 40 francs le chiffre du cens électoral communal dans les grandes villes, et, si ce ne fut pas fait, c'est à un détail administratif que cela tient.
Je reconnais, messieurs, qu'après 1848 l'idée sommeilla pendant longtemps. Cependant lorsque, en 1864, l'honorable M. Dechamps la réveilla et proposa une réforme électorale, un membre à gauche vint lui contester la priorité de cette idée : c'était l'honorable M. Van Humbeeck.
A la séance du 16 juin 1864, il s'exprimait en ces termes :
« Permettez-moi de céder à un sentiment d'amour-propre. La droite a pris une position qui tendrait à faire croire qu'elle a été la première à signaler au pays que le moment approchait où il faudrait examiner comme une question sérieuse si le système électoral que la Constitution nous impose ne devrait recevoir aucune modification. Mais, messieurs, bien avant la discussion actuelle, bien avant même la dernière discussion de l'adresse, pendant laquelle l'honorable M. Dechamps a indiqué la question d'une manière excessivement vague, je l'avais indiquée, moi, en examinant une pétition isolée à cette époque, qui demandait la réforme de l'article 47 de la Constitution. »
La réforme électorale n'était donc pas une invention en 1864. A cette époque eurent lieu, comme on l'a rappelé, des discussions approfondies sur cet objet ; mais l'honorable M. Frère se trompe lorsqu'il prétend que dans ces discussions et dans les élections qui ont suivi la dissolution de 1864, la réforme électorale fut condamnée par la gauche entière et par les électeurs ; au contraire, différents membres de la gauche préconisèrent des réformes électorales ; l'honorable M. Orts, entre autres, se déclara partisan du cens uniforme à 15 francs avec la condition de savoir lire et écrire et l'honorable M. Bara l'interrompait en disant : « Voilà de la démocratie et de la bonne ! »
On ne s'opposait donc pas à l'idée d'une réforme électorale communale, mais on opposait aux formules présentées d'autres formules qui ne différaient du projet actuel qu'en ce que le cens uniforme était fixé à 15 francs au lieu de 10 francs et par l'adjonction d'une condition de capacité, savoir lire et écrire.
Les élections de 1864 ont si peu condamné la réforme électorale qu'il a surgi à ce sujet dans cette Chambre, le 18 juillet 1865, une discussion entre M. Orts, rédacteur du manifeste que la majorité d'alors adressa au corps électoral avant la dissolution de 1864, et M. Pirmez ; M. Orts prétendait que cette majorité s'était engagée par son manifeste à voter l'amendement par lequel le député de Bruxelles exigeait de tout électeur la connaissance de la lecture et de l'écriture ; M. Pirmez le contestait ; il en résultait que l'élection s'était faite sur un malentendu ; partisans et adversaires d'une réforme électorale avaient interprété le manifeste selon leurs désirs.
A la suite des élections de 1864, la question de la réforme électorale fut reprise, mais par l'initiative parlementaire ; dès le mois de décembre 1865, l’honorable M, Guillery proposa une réforme qui ne diffère de celle que propose actuellement le gouvernement, qu’en deux points par le chiffre, qui était de 15 francs au lieu de 10 francs ; encore faut-il observer que l'écart était comblé parce que l'honorable membre comptait les centimes additionnels payés au profit de la province et de la commune. Une différence plus considérable c'était la réédition de la condition proposée par M. Orts, savoir lire et écrire.
Le cabinet précédent, mis en demeure par cette proposition, présenta à son tour son projet. On a reproché à la droite d'en avoir éliminé les capacités. Ce projet du gouvernement n'était pas l'avènement de la capacité, tel qu'on l'entend aujourd'hui : un certain nombre de professions non patentées étaient considérées fictivement comme payant patente ; en outre, le cens était réduit de moitié en faveur de ceux qui justifiaient d'une instruction moyenne ; le principe du cens était maintenu à tous les degrés de l'échelle.
La première proposition fut repoussée ; elle ne le fut pas par les catholiques, qui étaient minorité, elle le fut par la majorité de la gauche et, dans cette fraction se trouvaient M. Pirmez, qui plus tard fit partie du cabinet, M. Tesch, qui en avait fait partie, M. Dolez, notre ancien président, les hommes les plus importants de la majorité d'alors.
Quant à la seconde réforme, le cens réduit, nous avons vu par expérience ce qu'il produit : il nous a donné, la statistique est là, 1,451 électeurs.
Je sais que la révision des listes électorales n'a pas été faîte, au point de vue de cette loi, d'une façon complète, mais en doublant même le nombre des électeurs nouveaux fournis par la capacité combinée avec le cens, on arrive à un électeur nouveau par commune !
C'est assez vous dire que, comme réforme électorale, cette loi est jugée.
Arrivant, messieurs, à apprécier la réforme électorale telle que nous la présentons, l'honorable M. Frère critique, comme premier point, le cens uniforme.
Ce n'est pas lui qui préconise la capacité ; il se contente de critiquer le cens uniforme.
Suivant lui, malgré le discours si concluant de l'honorable M. Reynaert après lequel on était autorisé à croire que ce point de la discussion était vidé, la vérité serait dans le cens différentiel.
Le cens uniforme ne correspondrait pas à la réalité des faits. L'égalité produirait l'inégalité.
S'il en est ainsi, si l'égalité du cens établit l'inégalité de fortune et de position des électeurs, on a donc commis une injustice en 1848 et il importe de revenir au cens différentiel d'avant cette époque.
L'on ne s'est pas trompé en 1848. L'honorable député de Courtrai l'a établi.
Oui, dans nos impôts, il en est qui présentent des différences par catégories de communes, mais ces classifications, qui ne sont pas les mêmes pour deux impôts, n'ont aucun rapport avec les catégories de communes où le cens varie d'après la loi communale.
Pour le droit de débit de boissons, les catégories sont de 1,000, 9,000 30,000 et plus de 30,000 habitants.
Pour la patente, trois villes sont dans la première classe, deux dans la seconde, six dans la troisième, sept dans la quatrième, vingt et une dans la cinquième, 2,500 communes dans la dernière.
Il n'y a aucun rapport entre ces lois différentielles et le cens différentiel communal.
L'honorable membre n'a insisté que sur un seul argument, une seule base d'impôt, la valeur locative.
Remarquons qu'il s'agit d'une base pour laquelle il n'y a pas de catégories de. communes.
La valeur locative est frappée de la même façon dans toutes les localités du royaume. C'est un des impôts directs pour lesquels il n'y a aucune échelle.
Mais, dit l'honorable membre, la valeur locative n'est pas en rapport avec la valeur vénale. La proportion entre la valeur vénale et la valeur locative n'est pas la même à la ville et à la campagne. La valeur locative d'une maison de ville valant 100,000 francs n'est pas la même que celle d'un château, à la campagne, de même valeur.
Remarquez, messieurs, que l'impôt personnel est à charge du locataire et qu'il faut bien que celui-ci paye d'après la valeur locative.
Quand le propriétaire d'une maison de 100,000 francs en ville l'occupe, sa jouissance est proportionnée à l'impôt qu'il paye, tandis que celui qui possède un immeuble de 100,000 francs à la campagne, non seulement n'a pas une jouissance égale, mais n'a pas une valeur marchande égale ; sa propriété n'a qu'une valeur d'agrément, elle ne vaut 100,000 francs que pour un nombre limité d'amateurs. Ce dernier ne doit donc pas être taxé au delà de ce qu'il pourrait tirer de sa propriété par la location ; on prend la même base pour tous, le loyer qu’une propriété peut donner. (Interruption.)
(page 1003) En supposant qu'au sujet de la valeur locative il y ait quelques arguments à produire, non pas en faveur de l'échelle de la loi communale, mais en faveur du principe du cens différentiel, je concevrais une proposition de computation différentielle ne s'appliquant qu'à cette seule base de la contribution personnelle.
Mais parce qu'il y a une des six bases de la contribution personnelle, l'un des six impôts directs, qui a un caractère différentiel, il faudrait que les cinq autres bases de la contribution personnelle et les cinq autres impôts s'accommodent du cens différentiel !
Le cens différentiel est condamné ; il l'est d'abord parce qu'un même revenu, une même valeur est frappée d'un même impôt dans toutes les localités du royaume ; il l'est encore parce que le cens uniforme nous donne une proportion plus équitable du nombre des électeurs à la population. Les villes étaient maltraitées ; elles n'avaient que trente-neuf électeurs communaux par mille habitants, tandis que les campagnes, en avaient cinquante-huit ; à l'avenir, les villes seront mieux traitées, elles auront, comme les communes rurales, environ soixante et dix électeurs communaux par mille habitants.
Dans les annexes du projet de réforme électorale, nous avons indiqué, pour chacune des villes, la progression probable du nombre des électeurs, résultant de l'abaissement du cens à 10 francs.
L'honorable membre s'en effraye. Ce progrès n'est cependant pas si considérable. En moyenne pour la première catégorie de communes, les 21 grandes villes, celles où le cens est abaissé de 42 fr. 32 c. à 10 francs, elle est de 62 p. c. ; à Bruxelles elle n'est que de 29 p. c ; à Anvers elle est de 48 ; à Gand, de 63 ; à Liège de 70 p. c.
Il est certaines communes industrielles dans lesquelles les censitaires à 42 fr. 52 c. sont rares, dans lesquelles les petits bourgeois, les petits détaillants, les petits cabaretiers sont en grand nombre ; il n'en est ainsi que pour une seule des communes de la première catégorie, pour Seraing, il y aura là :une augmentation de 240 p. c. du corps électoral. D'où cela vient-il ? De ce que Seraing était très mal traité par la législation actuelle.
Si l'on examine combien il y avait d'électeurs proportionnellement au nombre d'habitants dans ces 21 communes, voici à quoi l'on arrive : [suit le tableau reprenant en nombre absolu le nombre d’électeurs et le nombre d’électeurs par habitants pour les 21 communes concernées, avant et après la réforme. Ce tableau n’est pas repris dans la présente version numérisée.]
Seraing a un nombre d'électeurs très faible comparé à sa population. (Interruption.) Je constate qu'après la réforme, Seraing sera encore dans une situation inférieure à celle des vingt autres grandes communes du royaume.
Je n'ai indiqué ces chiffres à la Chambre que pour lui faire voir que, malgré une augmentation très considérable du corps électoral, ces localités industrielles se trouvait avoir, comparativement aux autres, comparativement à la moyenne des communes du royaume, comparativement à la moyenne de leur classe surtout, une très grande infériorité encore.
Nous n'arrivons donc pas au suffrage universel, ni à rien qui en approche, puisque nous ne portons le corps électoral de ces communes ouvrières qu'à un électeur sur 26 habitants.
Pour le pays entier la moyenne est d'un électeur communal sur quatorze à quinze habitants ; le suffrage universel en donnerait plus d'un sur quatre. Il donnerait quatre fois plus d'électeurs qu'il n'y en aura par l'effet de la réforme.
Aux yeux de l'honorable député de Liège, notre réforme est dictée par m'esprit de parti ; c'est l'intérêt qui nous a guidés ; mais, plus clairvoyant que nous, il a soin de nous mettre en garde contre ces calculs d'intérêt qui pourraient bien être trompés.
Suivant lui, nous avons étudié avec soin les résultats de l'abaissement du cens et l'expérience de 1848 nous a démontré que l'abaissement du cens, bien que favorable d'abord aux libéraux, devait nécessairement renforcer l'opinion conservatrice.
L'honorable membre en est convaincu, et, d'après lui, ce ne sont que les imprudences de notre parti qui lui ont fait perdre le terrain qu'il avait conquis par le jeu naturel du cens abaissé.
Sans doute, il se produit dans tous les régimes parlementaires un jeu de bascule qui fait arriver successivement les partis ; mais la base du droit électoral est favorable à la droite ; elle doit lui assurer la victoire plus souvent qu'à la gauche.
Au moment où l'honorable membre prononçait ces paroles, je me rappelais qu'il y a peu d'années, il contestait que, depuis 1830, sauf à de très rares intervalles, le parti catholique eût jamais eu la majorité, eût jamais occupé le pouvoir, et il lui contestait le droit de l'occuper à l'avenir.
Vous n'y reviendrez plus, nous disait-il, votre temps est passé ; d'autres partis se disputeront la domination à l'avenir. Et cette opinion de l'honorable membre, messieurs, était assez généralement partagée par ses amis.
M. Frère-Orban. - Je n'ai jamais tenu un pareil langage.
M. Jacobs, ministre des finances. - Je citerai demain vos propres paroles.
[en note de bas de page : Séance du 15 juin 1864, Annales parlementaires, page 539 :
[« La majorité catholique dont vous parlez n'a presque jamais existé réellement.
[« Et parce que ce fait est constaté à une certaine époque, parce que l'on vous dit : Il faut vous résigner au rôle de minorité, vous protestez et vous criez que l'on veut vous frapper d'ostracisme !
[« Mais, messieurs, c'est un simple fait que l'on constate. On n'a pas la puissance de faire que vous soyez minorité, de vous réduire à l'état de minorité. C'est un fait que l'on constate et ce fait est l'œuvre du corps électoral.
[« Et d'ailleurs cette prétendue majorité, dont on parle avec tant de complaisance, je le répète, elle n'a presque jamais existé…
[« Permettez-moi de vous dire toute ma pensée et de vous éclairer vous-mêmes sur la situation, car il est important, pour vous comme pour nous, que vous ne vous fassiez pas d'illusions, que vous ne vous prétendiez pas victimes, que vous ne vous prétendiez pas des gens dépossédés injustement du pouvoir. Je constate que vous avez été rarement majorité, que vous l'avez été très exceptionnellement et avec l'appui des fonctionnaires publics... »]
L'honorable membre n'était pas seul de cet avis.
L'Indépendance belge, le journal le plus répandu incontestablement de la Belgique entière, disait, à la veille des élections de juin : Le parti catholiques est mort ; le pouvoir ne sera plus disputé aux doctrinaires que par les avancés. C'était une idée généralement admise dans vos régions.
Et aujourd'hui, bien loin de nous tenir ce langage, on nous dit : De grâce, ne changez rien à notre régime électoral ; il vous est essentiellement favorable ; c'est celui qui vous donne la prépondérance. Mais vous voulez plus : vous voulez aller beaucoup plus loin, sachant que plus vous descendrez, plus le corps électoral vous sera favorable : vous voulez plus de serviteurs, plus de personnes dans la dépendance de la grande propriété et du clergé.
Et tandis qu'on nous parle ainsi, on nous dit, d'un autre côté : Prenez garde à l'Internationale ; elle pourrait bien relever la commune, à la mode de Paris, dans certaines localités industrielles.
(page 1004) Il paraîtrait même qu'il y a quelques jours, l'un des membres de la commune de Paris, le citoyen Assy, m'aurait envoyé une lettre de félicitations qui, malheureusement, n'est pas arrivée à son adresse.
Messieurs, quel que soit le parti qui profite de la réforme, nous ne la regretterons pas, parce que nous croyons qu'elle répond à un besoin du pays.
Ah ! il serait bien plus facile, et peut-être plus adroit, de ne pas la faire, au moins de si tôt.
On nous en a prévenus : « Les réformes faites sont oubliées ; on n'en tient plus compte ; ne croyez pas à la reconnaissance. Le jour où la question de la réforme électorale sera résolue, on vous rappellera la question militaire et la question des impôts ; et, loin d'avoir amélioré votre position, vous l'aurez empirée. »
C'est donc avec un plein désintéressement que nous avons présenté à la Chambre, au lendemain de notre arrivée au pouvoir, cette réforme électorale sur laquelle nous aurions pu vivre pendant de longues années, comme le cabinet qui nous a précédés a vécu sur le temporel des cultes et sur la loi des bourses.
Nous n'avons aucune ardeur au point de vue de l'intérêt personnel. Sans doute, nous pensons que les nouvelles classes que nous appelons nous seront favorables, comme les anciennes ; si nous n'avions pas de confiance dans le pays, ce serait pour nous bien plus commode d'avoir moins d'électeurs, et plus commode encore de n'en pas avoir du tout.
Mais nous n'avons nul besoin de sacrifier à de pareilles préoccupations ; nous avons confiance dans le pays ; nous croyons que l'on ne doit pas hésiter à élargir le corps électoral lorsque les nouveaux électeurs qu'on y appelle sont capables de remplir leur devoir, lorsque la capacité est constatée, lorsque les garanties d'ordre ne font pas défaut ; dans ces conditions, plus le corps électoral s'étend, plus l'opinion publique exerce d'influence.
A ce point de vue, toute extension raisonnable de suffrage, justifiée par la capacité et par des garanties d'ordre, doit être considérée par chacun de nous comme étant de son intérêt. En juger autrement serait manquer de confiance dans les doctrines qu'on préconise et qu'on entend réaliser.
Mais à part cette considération générale, à part cette tendance qui doit être partagée par tout le monde, je n'ai aucune donnée sur les résultats de la réforme électorale. Je crois que les conseils communaux et provinciaux seront composés d'honnêtes gens, de gens d'ordre et de gens capables. Mais seront-ce des catholiques, des doctrinaires ou des avancés ? Je l'ignore complètement.
Après tout, où avons-nous tant à gagner ? Nous avons la majorité des conseils provinciaux et, si l'on peut augurer des élections dernières, nous aurions même l'espoir de voir grossir cette majorité.
Quant aux villes, - nous ne parlons pas des petites communes ; il est entendu qu'on ne fait presque rien pour elles parce qu'on en est sûr, - quant aux vingt et une grandes villes, il y en a un tiers où nous avons la majorité, un autre tiers où nous sommes représentés et un dernier tiers d'où nous sommes exclus.
Vous avez la majorité dans deux tiers ; vous êtes représentés dans quelques autres, et vous êtes exclus de trois ou quatre.
Certes, vous avez l'avantage. Mais l'écart n'est pas si sensible que nous dussions, pour le faire disparaître, bouleverser tout le corps communal.
Les considérations d'intérêt qu'on nous suppose ne sont pas assez puissantes pour qu'on puisse y voir le mobile d'un gouvernement quelconque. On doit lui faire assez d'honneur pour ne pas lui prêter l'idée de proposer une réforme électorale considérable dans le seul but de regagner la majorité dans les conseils communaux d'un petit nombre de grandes villes.
Mais, dit-on, ce que vous voulez, c'est étouffer en quelque sorte la voix des grandes villes, c'est empêcher les villes de réagir contre ce qu'il y a déjà de favorable dans le cens uniforme pour les opinions que vous représentez.
Est-ce sérieux ? Pourrons-nous jamais empêcher les villes de faire entendre leur voix ? Qu'importe le conseil communal ? Peut-il l'étouffer ? La population entière n'a pas le droit de pétition. N'avez vous pas les meetings dont on a tant parlé ? N'avez-vous pas les associations ? Tout cela n'abonde-t-il pas, surtout dans les villes ? Et c'est là, après les élections, son mode régulier d'intervention dans les affaires générales dont le conseil communal n'a pas à s'occuper.
Elles continueront toujours à exercer dans le pays l'influence qui leur revient. Nous ne voulons ni annihiler les grandes villes, ni faire une réforme partiale.
Nous avons tenu à ce que notre réforme eût les caractères que l'honorable M. Van Humbeeck traçait comme ceux d'une réforme future qu'il devait nous apporter. Ces caractères étaient au nombre de trois. La réforme sera large ; elle sera logique ; elle sera désintéressée, disait-il. Large, la nôtre l'est incontestablement ; logique, elle l'est évidemment aussi ; désintéressée, personne ne peut le contester sérieusement, car ce que nous vous apportons aujourd'hui, c'est ce que l'honorable M. Rogier lui-même annonçait dès 1848 comme le progrès espéré de l'opinion libérale et M. Van Humbeeck, que je citais tout à l'heure, a admis d'avance la système de la réforme actuelle.
Dans son discours du 2 mai 1866, l'honorable membre disait ce qui suit : « Je me suis exprimé, à l'époque de 1864, en termes assez généraux pour faire comprendre que j'accepterais la réduction et l'unité du cens, même sans qu'il fût besoin de subordonner le droit de vote à la condition de savoir lire et écrire. »
L'honorable membre nous a, dès lors, promis son concours. Ah ! je ne prétends pas que les idées doivent être immuables ; je ne prétends pas que, parce qu'on a dit un jour qu'on se rallierait à telle réforme, on ne peut, cinq années plus tard, exiger quelque chose de plus. La liberté de l’honorable membre, comme celle de chacun de nous, reste entière.
Mais cependant si, lorsque, dans les lois que nous présentons, nous reprenons les thèses libérales ; si, lorsque nous reprenons l'uniformité du cens, qui a toujours été la thèse libérale ; si, lorsque nous reprenons la réduction du cens, qui l'a aussi été de tout temps ; si, à ce moment, nous voyons ceux qui les ont préconisées jadis, changer de système et de drapeau et préconiser d'autres réformes, nous serions presque en droit de craindre que, le jour où nous nous rallierons à ces réformes nouvelles, ils ne les abandonnent de nouveau pour nous en offrir d'autres encore.
Cependant, messieurs, le gouvernement l'a déclaré dès l'origine, nous n'apportons pas un texte ne varietur ; nous acceptons toutes les améliorations, de quelque part qu'elles viennent, et nous introduirons dans notre projet tout ce qui nous paraîtra une amélioration réelle ; mais ce n'est pas parce qu'on présentera, sous le titre de garantie de capacité, des choses qui ne seraient ni pratiques ni utiles, que nous croirons améliorer notre projet.
Nous admettrons les amendements utiles qui viendront à se produire ; nous tenons à faire une réforme large, loyale, désintéressée et nous convions tous ceux qui croient à la nécessité d'une réforme, à nous aider dans cette mission.
M. Van Humbeeck (pour un fait personnel). - Messieurs, l'honorable ministre des finances a rappelé des paroles que j'ai prononcées en 1864. D'après lui, à cette époque je me serais glorifié dans cette Chambre d'avoir été le premier à soulever la question de la réforme électorale et même celle de la révision de la Constitution. J'ai eu plus d'une occasion, depuis deux ans, de combattre par la parole, en dehors de cette enceinte, la révision de notre loi fondamentale. Dans cette enceinte même, tout récemment, je l'ai combattue par mon vote.
Je dois donc tenir à ce qu'on ne croie pas, comme pourraient le faire penser les paroles de M. le ministre, que je me suis mis en contradiction avec mes antécédents, lorsque je défendais le maintien de la Constitution.
En 1864, j'ai rappelé un rapport que j'avais présenté sur une pétition qui demandait la révision de l'article 47 de la Constitution ; j'ai fait remarquer tout simplement que j'avais signalé depuis longtemps cette question comme pouvant se produire, comme étant une question grave méritant toute l'attention du législateur, comme digne de faire l'objet de nos méditations.
Je m'exprimais dans ce rapport en ces termes :
« Dans le suffrage dit universel, l'âge et la capacité civile suffisent à déterminer la capacité électorale ; dans le système de la Constitution belge, on exige en outre des conditions de fortune chez l'électeur, tout en ne les exigeant pas chez l'éligible, quand il s'agit de la Chambre des représentants. Ce système ne devra-t-il pas être modifié un jour ? Ce jour est-il loin ? En attendant que devienne nécessaire cette modification à laquelle s'attacherait une révision de la Constitution, ne faudrait-il pas, pour préparer à la vie politique ceux qui sont exclus aujourd'hui des élections, élargir le cercle de la capacité électorale dans la collation des mandats municipaux et provinciaux ? Là, en effet, il n'y a pas de limite de cens imposée par la Constitution. »
Voilà comment je posais le problème ; j'ajoutais : « Ce sont autant de questions graves que nous n'entendons pas résoudre en ce moment. »
Je ne proposais donc aucune solution, et, par conséquent, je n'ai pu en proposer une avec laquelle je me serais, depuis, mis en contradiction.
J'ai ici le texte de mon discours de 1864 ; cela m'a permis de relever (page 1005) immédiatement l'erreur de l'honorable ministre des finances. Je n'ai pas le texte d'un autre discours de 1867 auquel il a aussi emprunté une citation. Mais je crois que ma mémoire ne me fera pas défaut lorsque j'affirmerai que si j'ai déclaré, à cette époque, pouvoir accepter l'abaissement du cens, même sans une garantie complémentaire de capacité, c'était à la condition que, pour la province et la commune, il vînt se placer, à côté des catégories de censitaires nouveaux, une catégorie d'électeurs auxquels on demanderait uniquement la garantie d'une capacité directement constatée, sans en exiger le payement d'aucun cens ; c'est même parce que le projet présenté, à cette époque, par le ministère libéral ne donnait aucun droit à la capacité, abstraction faite du cens, que je n'ai pas voulu le voter ; je lui ai refusé mon suffrage ; je me suis abstenu.
Ainsi, les idées que j'ai développées au sein de la section centrale s'accordent avec celles que j'ai exprimées devant la Chambre dès 1867. Elles se sont élargies plutôt qu'elles ne se sont restreintes ; aujourd'hui encore, je déclare que je pourrais accepter un abaissement du cens, non pas précisément celui que propose le gouvernement, mais un abaissement cependant ; toutefois, ce n'est pas là, je persiste à le croire, qu'on peut trouver le côté sérieux d'une réforme électorale. Il doit se trouver dans la proclamation des droits de l'intelligence à prendre part à la direction du pays.
Dans ce même discours de 1867 auquel on a fait un emprunt, je disais que la réduction du cens, à quelque chiffre qu'on descendît, ne pouvait jamais donner à une réforme électorale une signification importante ; je démontrais qu'une semblable réforme perpétuerait l'exclusion de l'élite même de nos classes laborieuses, dans laquelle figurent cependant un grand nombre d'hommes dignes par leur capacité de jouir des droits électoraux.
Ce vice se retrouvant dans le projet en discussion, il est naturel que je l'aie combattu au sein de la section centrale. Je ne faisais en cela que suivre mes inspirations anciennes.
M. Frère-Orban. - Je ne tiens qu'à relever un mot du discours de l'honorable ministre des finances.
Parlant de la réforme qui a été votée par les Chambres et qui a été convertie en loi, très récemment, l'honorable ministre nous a dit que cette réforme était insignifiante, qu'elle n'aurait donné qu'un électeur par commune, en supposant que la révision des listes électorales pût s'accomplir.
Messieurs, l'honorable ministre est complètement dans l'erreur. Aucune révision suffisante des listes électorales n'ayant été faite, il est impossible de savoir ce qu'aurait produit cette loi.
Il est impossible de le savoir par une autre raison, c'est que l'on sait combien peu de personnes vont spontanément faire reconnaître leurs droits électoraux. En général, si les associations qui représentent les partis ne s'occupaient pas de cette révision des listes électorales, un petit nombre de personnes qui acquièrent nouvellement le droit électoral se trouveraient inscrites. Les inscriptions se font donc ainsi le plus ordinairement par des tiers.
Aucune occasion ne s'est présentée de pouvoir mettre cette loi en pratique, aucune recherche n'a été faite, et ce qui a été produit, c'est uniquement ce qui a été fait spontanément.
En outre, cette loi était surtout une loi d'avenir. Ainsi elle abaissait le cens pour ceux qui avaient fréquenté une école d'adultes ; or, les écoles d'adultes sont à peine organisées dans le pays, et par conséquent on n'a pas pu en tirer un effet utile pour la loi. Ce qui m'a étonné, c'est de trouver le nombre d'électeurs spontanément inscrits que l'on a indiqué et cette réforme n'est pas aussi insignifiante que veut bien le dire M. le ministre des finances.
Je veux rappeler à la Chambre que M. Castiau, qui était radical, proposait l'admission des capacités sur les listes électorales et qu'il déclarait en même temps que cette mesure devait avoir pour effet d'augmenter de 1,200 ou 1,500 le nombre des électeurs ; c'est cette réforme qui a été si vivement combattue par l'opinion catholique et qui n'a réuni que 17 voix. M. Castiau ne considérait pas comme insignifiant l'admission du principe de la capacité même combinée avec le cens et c'est ce que réalisait notre proposition avec des effets beaucoup plus étendus.
Si notre proposition n'avait pas été mutilée, elle aurait produit incontestablement de très bons fruits.
Mais cette loi ne sera pas mise à exécution, on le savait dès l'avénement du ministère actuel, il est donc clair que beaucoup de personnes ont trouvé inutile de se faire inscrire, puisqu'on avait la certitude d'être rayé.
M. Jottrand. - Je demande la parole pour donner lecture d'un amendement que je désire développer demain :
« Art. 1er. Les paragraphes 2 et 35 de l'article 7 de la loi communale sont remplacés par les dispositions suivantes :
« 2° Avoir son domicile réel dans la commune, et y avoir occupé, dans le cours des deux années qui précèdent la révision des listes électorales, à titre de propriétaire, d'usufruitier ou de locataire distinct, la même maison ou partie de maison pendant douze mois consécutifs ;
« 3° Savoir lire et écrire ;
« 4° Ne pas être assisté par une institution de bienfaisance.
« Sont assimilés au locataire distinct :
« 1° Celui qui habite chez ses parents ou alliés en ligne directe ;
« 2° Celui qui, à raison de ses fonctions, jouit d'une habitation particulière à laquelle il a droit, indépendamment de son traitement.
« Art. 2. L'article 10, paragraphe premier, de la loi communale est remplacé par la disposition suivante :
« Le contribuable en défaut de payer ses contributions, taxes ou patentes, pour l'année antérieure à celle de l'élection, ne pourra exercer son droit électoral.
« Art. 3. Seront maintenus sur les listes électorales ceux qui y sont actuellement inscrits, pourvu qu'ils continuent à réunir les conditions prescrites à cette fin avant la promulgation de la présente loi.
« Art. 4. L'article 5 de la loi provinciale est remplacé par la disposition suivante :
« Sont électeurs ceux qui réunissent les conditions prescrites par la loi communale.
« Les listes électorales formées en exécution de cette loi serviront pour l'élection des conseils provinciaux. »
« Gustave Jottrand, Bergé, Antoine Dansaert, J. Guillery, Aug. Couvreur, Demeur, Léon Houtart, Alfred Dethuin, Arthur Lescarts, Le Hardy de Beaulieu. »
- Cet amendement sera imprimé et distribué.
La séance est levée à 4 heures trois quarts.