(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1870-1871)
(Présidence de M. Vilain XIIII.)
(page 745) M. Reynaert procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.
M. Wouters donne lecture du procès-verbal de la dernière séance ; la rédaction en est approuvée.
M. Reynaert présente l'analyse des pièces parvenues à la Chambre.
« Des habitants de l'arrondissement de Bruxelles demandent le vote à la commune pour toutes les élections et le fractionnement du collège électoral en circonscriptions de 80,000 âmes. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi sur la réforme électorale.
« Des habitants de Deynze demandent que le vote, pour les élections législatives, ait lieu à la commune ou du moins au chef-lieu du canton. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi sur la réforme électorale.
« Le sieur Vandengheyn prie la Chambre de statuer sur la demande tendante à obtenir un congé pour le fils de la veuve Pirlet, milicien de. la levée de 1869. »
M. Bouvier. - Je demande à la Chambre de renvoyer cette pétition à la commission des pétitions avec prière de faire un prompt rapport.
- Adopté.
« Le sieur Veys, instituteur communal pensionné, demande que le projet de loi établissant une caisse générale de prévoyance des instituteurs primaires lui soit rendu applicable. »
- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner le projet de loi établissant une caisse générale de prévoyance des instituteurs primaires.
« M. Tubicx fait hommage à la Chambre des représentants de 125 exemplaires de l'ouvrage intitulé : Des pensions militaires en Belgique, par M. A. Morel, sous-intendant militaire de ire classe. »
- Distribution et dépôt.
« L'administration communale de Mons adresse à la Chambre deux exemplaires de son rapport sur l'administration et la situation de cette ville. »
- Dépôt à la bibliothèque.
« MM. Van Wambeke, de Macar et de Moerman demandent un congé. »
- Accordé.
M. Vleminckx. - Messieurs, il y a quatre semaines environ, il nous est arrivé une pétition signalant à la Chambre les inconvénients qui pourraient résulter de la situation du champ de bataille de Sedan.
A cette occasion, j'ai cru devoir demander à l'honorable ministre des affaires étrangères, qu'il voulût bien s'informer, avant même que le rapport sur cette pétition nous fût communiqué, de la réalité de l'état des choses à Sedan.
Quelques jours après, l'honorable ministre de l'intérieur vint nous dire qu'il avait demandé des renseignements à la commission provinciale du Luxembourg, mais qu'il n'avait pas encore reçu de réponse.
Depuis lors, l'honorable ministre nous a dit que les renseignements qu'il avait reçus étaient peu rassurants et qu'il faisait continuer les investigations.
Mais c'est de l'honorable ministre des affaires étrangères qu'il m'importait de recevoir des explications.
De quoi s'agissait-il, en effet ? De savoir si, sur le champ de bataille de Sedan, il y avait des causes qui pouvaient altérer la santé publique en Belgique.
A qui pouvait-on s'adresser pour le savoir et, tout d'abord, en quoi consistaient ces causes ?
On prétendait que les inhumations, que les enfouissements avaient été faits dans des conditions telles qu'il pouvait en résulter des dangers pour la santé publique.
Ces inhumations et ces enfouissements avaient été faits par les autorités françaises et allemandes sur le territoire français. Il y avait donc lieu de demander aux deux puissances des renseignements sur les conditions dans lesquelles ces opérations avaient eu lieu, et s'il était à craindre que des miasmes se répandissent qui pouvaient infecter non seulement la population de Sedan et les localités environnantes, mais encore la Belgique entière.
Je dois dire que. l'honorable ministre des affaires étrangères s'est empressé de me dire qu'il allait demander ces renseignements. Je lui demanderai donc, aujourd'hui, s'il les a reçus et s'il ne trouve aucun inconvénient à nous les communiquer.
Je borne, pour le moment, à ces quelques mots mon interpellation, me réservant, s'il y a lieu, de répondre à l'honorable ministre, si je trouve que ses explications sont peu rassurantes ou insuffisantes.
M. Thonissen. - Messieurs, je ne suis pas médecin, je n'ai pas vu le champ de bataille de Sedan et je ne possède que des notions excessivement confuses sur les moyens de désinfection que la médecine peut employer.
Il y a cependant deux faits que je désire communiquer à la Chambre, parce qu'ils sont de nature à produire une certaine impression.
Le premier fait est celui-ci. Des voyageurs, dans lesquels je crois pouvoir mettre une confiance entière et qui ont été sur les lieux, m'ont déclaré que l'on a enfoui, sur une colline aux bords de la Meuse, environ 4,000 cadavres de chevaux, et cela si près du rivage que, entre ces cadavres et la hauteur actuelle des eaux, il n'y a que la distance d'un mètre.
Ces voyageurs m'ont encore affirmé que, par suite du défaut de réparation et d'entretien du rivage, l'eau a miné les terres et que, d'ici à quelques jours, plusieurs centaines de cadavres de chevaux seront peut-être à découvert. Une grande quantité de matières animales en putréfaction seront alors entraînées par la Meuse : perspective peu agréable pour les villes qui se trouvent le long de ce fleuve.
Le deuxième fait est celui-ci : de même que pour toutes les calamités de la guerre, ici encore l'initiative privée s'est activement manifestée. Il s'est formé, à Bruxelles, un comité, à la tête duquel se trouve un homme éminent, qui s'est constamment distingué par son affection pour la Belgique, et que l'on est toujours sûr de rencontrer partout où il y a une. bonne œuvre à réaliser, je veux parler de M. le prince Orloff.
Ce comité se propose d'envoyer sur les lieux un praticien distingué de Bruxelles, le docteur Guillery, qui est en même temps médecin et chimiste, et qui pourra, à ce double titre, donner d'excellents renseignements sur les causes d'infection et sur les moyens d'y remédier.
J'engage le gouvernement à se mettre en rapport avec ce comité, qui lui fournira des ressources et surtout des renseignements précieux.
Je ne pense pas, messieurs, que cet incident puisse jamais être élevé à la hauteur d'une négociation internationale. Il est évident que les Allemands qui occupent les départements voisins de notre frontière ne trouveront pas mauvais que des Belges se présentent pour répandre, soit de la chaux, soit un sel quelconque, sur les cadavres qui infectent l'atmosphère ; d'autre part la France, la malheureuse France, qui a tant de choses urgentes à faire en ce moment, ne se plaindra pas davantage de ce que (page 746) l'on vient chez elle prendre des mesures de désinfection dans l'intérêt commun.
Je crois que l'on peut compter sur le concours empressé de l'administration française et des commandants des troupes allemandes. Il suffira de dire à la France et à la Prusse ce que l'on se propose de faire ; et non seulement elles y consentiront, mais elles nous fourniront, j'en suis sûr, tous les moyens de réaliser une œuvre d'assainissement,
Un journal de la capitale a objecté que, s'il y avait eu des mesures à prendre, les chefs des garnisons prussiennes les auraient prises depuis longtemps.
Mais je ferai remarquer que les Prussiens ne comptaient pas devoir séjourner, jusqu'au mois de juin, dans les départements où se trouvent les champs de bataille. On peut être assuré que, depuis qu'ils savent le contraire, ils ne demanderont pas mieux que d'associer leurs efforts aux nôtres.
En somme, messieurs, il y a, à mon avis, quelque chose à faire ; mais, je le répète, quant aux moyens à employer, je me déclare incompétent, et, sous ce rapport, je me réfère complètement à l'honorable M. Vleminckx, le savant président de l'Académie de médecine.
M. d'Anethan, ministre des affaires étrangères. - Messieurs, le gouvernement s'est empressé de prendre les renseignements nécessaires pour connaître l'état des lieux et pour juger s'il y avait réellement des dangers à craindre par suite du défaut de précautions dans l'enfouissement des cadavres, tant des hommes que des chevaux à la suite des batailles de Sedan.
Les renseignements fournis à M. le ministre de l'intérieur ont constaté l'existence de ces dangers.
Je me suis alors hâté d'écrire à notre ministre, à Berlin, pour lui signaler cet état de choses et lui enjoindre d'attirer l'attention du gouvernement de l'empereur sur cette question, de s'informer des mesures prises par les autorités allemandes, et de demander si, le cas échéant, elles ne mettraient pas obstacle à ce que, soit le gouvernement belge, soit des particuliers, se rendissent sur les lieux et employassent les moyens commandés par les circonstances et propres à conjurer les dangers qu'on redoutait.
Cette lettre est du 24 février. Quelque temps après, j'ai reçu une réponse de Berlin dans laquelle on se borne à me faire connaître que ma lettre, remise en copie au secrétaire d'Etat, a été par lui communiquée au quartier général, au département de l'intérieur et au département qui a l'hygiène dans ses attributions.
Avant même d'avoir reçu cette réponse, j'avais, d'accord avec mon collègue de l'intérieur, délégué trois personnes pour aller inspecter les lieux et prendre les mesures convenables. Ces personnes étaient munies de lettres : l'une, du ministre de l'Allemagne ; l'autre, du chargé d'affaires de France, ce qui me donnait l'assurance que ces délégués seraient bien reçus à Sedan et auraient trouvé, auprès des autorités de cette ville, un concours empressé pour les aider à remplir leur mission.
C'est, en effet, ce qui est arrivé : ces messieurs, arrivés à Sedan, se sont mis en rapport avec l'autorité municipale de cette ville, laquelle leur a promis tout d'abord le concours gratuit des ouvriers dont ils auraient besoin.
Ces messieurs ont eu ensuite des relations avec le comité d'hygiène établi à Sedan et, de commun accord, ils ont arrêté les mesures nécessaires pour prévenir les émanations et les maladies qui pouvaient en résulter.
Il y a accord parfait entre les délégués du gouvernement belge et les autorités, les mesures seront arrêtées en commun et espérons que grâce à ces mesures aucune épidémie ne se produira, et que la Belgique échappera encore à ce danger.
Déjà il y a eu un commencement d'exécution : de la houille et de la chaux ont été commandées et expédiées vers Sedan pour être employées à désinfecter les champs de bataille. Mais là ne se bornent pas les précautions à prendre. Ce n'est pas seulement le champ de bataille qu'il faut désinfecter, il faut aussi s'occuper des eaux de la Meuse, car, comme vient de le dire l'honorable M. Thonissen, des cadavres de nombreux chevaux ont été jetés dans cette rivière et en ont, assure-t-on, corrompu les eaux. Il s'agit donc de deux opérations et c'est à quoi nos délégués, aidés des lumières du conseil d'hygiène de Sedan, vont travailler activement.
J'ignore les mesures qui seront prises. Je ne puis donc entrer dans aucun détail à cet égard, je m'en rapporte au zèle et aux connaissances techniques de nos délégués, et je les remercie par avance de leur dévouement, digne de tout éloge et qui garantira, j'aime à le croire, notre pays de tout danger d'épidémie.
La Chambre reconnaîtra, je pense, que, dans cette circonstance, le gouvernement a fait son devoir et ne pouvait pas faire plus qu'il n'a fait.
M. Vleminckx. - Il résulte des renseignements que vient de produire l'honorable ministre des affaires étrangères qu'en réalité nous ne savons rien de positif. Je lui avais demandé de s'informer auprès des autorités allemandes et françaises dans quelle situation se trouvaient les champs de bataille, afin de savoir si les inhumations et les enfouissements avaient été faits dans des conditions convenables. A cette demande, je n'ai pas entendu formuler de réponse ; la communication que vient de nous faire l'honorable ministre, n'a évidemment pas ce caractère.
Je sens bien qu'il y a quelque chose à faire ; je sais que tout n'a pas été prévu, que tout n'a pas été fait ; mais de là à crier bien haut qu'il y a de graves dangers à redouter, il y a loin. J'ai été aussi à Sedan ; j'ai vu faire sous mes yeux bien des choses ; j'ai vu enfouir des masses de cadavres de chevaux, et je dois dire que ces enfouissements m'ont paru être faits dans des conditions qui ne laissaient point ou peu à désirer.
Je ne dis donc pas que tout a été bien fait ; je soutiens seulement que le danger, quoi qu'on en dise, n'est pas aussi redoutable qu'on pourrait le croire. D'un autre côté, je me suis fait rendre compte des inhumations qui avaient été faites avant mon arrivée. Eh bien, encore une fois, quoi que disent certains voyageurs, aux récits desquels je n'accorde qu'une foi très médiocre, la plupart des inhumations avaient été bien faites.
Voilà pourquoi j'aurais voulu avoir quelques renseignements officiels de la part de ceux qui ont dû prendre en premier lieu les mesures nécessaires pour assainir les champs de bataille.
Quoi qu'il en soit, je ne puis pas désapprouver ce qu'a fait le gouvernement. Je dois cependant exprimer ici une surprise. Comment ! il y a là à nos frontières un prétendu foyer d'infection qui pourrait devenir fatal à la Belgique, fatal peut-être aux pays environnants.
Comment ! le gouvernement dispose d'une Académie de médecine qui renferme dans son sein une section d'hygiène ; cette section est composée des hygiénistes les plus distingués du pays. Je vous citerai notamment un honorable fonctionnaire du département de l'intérieur, M. Bellefroid, que nous connaissons tous, dont nous apprécions tous la valeur et qui nous a rendu de si grands services dans la question de la peste bovine.
Indépendamment de cela, il y a, au ministère de l'intérieur, un conseil supérieur d'hygiène, qui a toujours été consulté chaque fois qu'une épidémie était à craindre ou qu'une épidémie sévissait dans le pays.
Or, il s'agit aujourd'hui de la plus grave question hygiénique qui ait surgi depuis 1830 ; et M. le ministre de l'intérieur ne tient aucun compte, ne fait aucun cas des avis utiles que peut émettre l'Académie de médecine, ni des avis, plus utiles encore, que peut exprimer le conseil supérieur d'hygiène.
Quant à moi, je déclare hautement que je ne puis approuver cette manière d'administrer, et le pays ne l'approuvera pas plus que moi.
Et veuillez bien le remarquer, messieurs, en émettant cet avis, je ne songe en aucune manière à exalter l'Académie ou le conseil d'hygiène : ni l'un ni l'autre n'en ont besoin ; mais je songe à mon pays, à mes concitoyens, et lorsqu'il s'agit d'une grande question de salubrité, il n'y a pas de considération qui puisse me déterminer à me taire sur les services que ces deux grands corps sont appelés à rendre.
J'ai une dernière considération à faire valoir. Plus les hommes qui sont consultés à l'occasion de pareils malheurs ont d'autorité par leur science, leurs connaissances, leur expérience, plus aussi leurs avis sont écoutés, plus la confiance qu'ils inspirent donne de la sécurité au pays.
M. d'Anethan, ministre des affaires étrangères ; - L'honorable M. Vleminckx trouve que nous aurions dû demander au gouvernement allemand de nous faire connaître s'il avait constaté l'état des lieux, et, le cas échéant, les mesures qu'il avait prises ; mais c'est précisément ce que j'ai fait, comme j'ai eu l'honneur de le dire à la Chambre. Que pouvais-je faire de plus que de demander ces renseignements au gouvernement étranger en possession de la localité à explorer ? Cette circonstance faisait naître une difficulté qui ne se serait pas présentée si l'endroit eût été situé en Belgique ; mais ici, au lieu de consulter l'Académie de médecine, il fallait s'assurer de l'autorisation et du concours d'un gouvernement étranger ; c'est cette démarche que nous avons faite et elle était d'une grande urgence.
Quant aux renseignements que nous avons demandés à ce gouvernement, : est-ce notre faute si nous ne les avons pas obtenus ? Et en l'absence de ces renseignements, que devions-nous faire ? Pouvions-nous rester inactifs et |nous croiser les bras ? Non, sans doute. Aussi nous sommes-nous empressés de déléguer des personnes chargées de se rendre sur les lieux et de (page 747) s'entendre avec l'autorité locale pour combiner leurs efforts de manière à arriver au but désiré, c'est-à-dire à empêcher l'épidémie de se produire ou a en conjurer le danger.
L'honorable M. Vleminckx ne critique pas le choix des délégués qui, ont été chargés de cette honorable mission. Il ne critique pas le gouvernement sous ce rapport. Du reste, nous avons atteint notre but puisque nos délégués sont parvenus facilement à se mettre d'accord avec l'administration locale et avec le conseil d'hygiène de cette localité. Il me paraît donc qu'il n'y a qu'à se féliciter du résultat obtenu.
Il ne faut pas croire qu'à Sedan on ne s'est pas préoccupé de la situation qui nous inquiète à juste titre. Par une circulaire du 24 février 1871, le sous-préfet de Sedan a appelé l'attention de tous les maires de l'arrondissement sur les mesures à prendre pour conjurer les dangers qu'on redoutai.
Je lis entre autres dans cette circulaire :
« La question est sérieuse, il s'agit de soustraire le pays à toutes les maladies, aux épidémies de toute nature qu'un tel état de choses pourrait engendrer ; elle se recommande à tous vos soins.
« Je désire que vous me rendiez compte, dans la huitaine, des mesures que vous aurez prises. »
Ainsi les autorités locales n'étaient pas demeurées inactives ; des mesures avaient été prescrites, et lorsque nos délégués sont arrivés, ils se sont, comme je le disais tout à l'heure, aisément mis d'accord avec ces autorités.
Je le demande de nouveau, que pouvions-nous faire de plus ?
Le gouvernement belge, à la rigueur, pouvait s'abstenir. Le mal se produisait dans un pays étranger sur lequel nous n'avons ni juridiction ni pouvoir. Mais, guidés par l'intérêt public, nous avons agi, et dans l'ignorance si le gouvernement allemand avait pris toutes les précautions voulues, nous n'avons pas hésité à envoyer à Sedan des délégués belges qui, j'aime à le constater, ont reçu le meilleur accueil de la part des autorités locales.
Il me semble que le gouvernement n'a rien à se reprocher, qu'il a au contraire rempli son devoir de la manière la plus complète. Qu'aurait-il pu faire de plus ? Consulter l'Académie de médecine ! La consulter, mais sur quoi ? Il fallait avant tout constater les faits, et y porter immédiatement remède, il y avait urgence ; et c'est pour satisfaire à cette urgence que nous avons envoyé sur les lieux des personnes compétentes chargées, d'accord avec les autorités locales, de prendre les mesures nécessitées par les circonstances.
Je pense donc que les critiques de l'honorable M. Vleminckx, qui du reste les a produites d'une manière très bienveillante, ne sont pas fondées.
M. Vleminckx.- Il m'est impossible d'accepter les explications que le gouvernement vient de nous donner encore.
Encore une fois, il répond à la question par la question.
Je lui demande donc, de nouveau, quels sont les renseignements qui lui ont été fournis par les autorités allemandes ?
M. d'Anethan, ministre des affaires étrangères. - Je n'en ai pas.
M. Vleminckx.- Vous n'en avez pas. Eh bien, il fallait le dire tout d'abord.
Lorsque je reproche au gouvernement de n'avoir consulté ni l'Académie de médecine ni le conseil d'hygiène sur cette grosse question de Sedan, il se borne à me répondre : J'y ai envoyé des délégués.
Eh bien, messieurs, dans quel corps devait-on donc choisir ces délégués ? (Interruption.)
Ah ! permettez ; je n'ai pas de choix à dicter au gouvernement, mais j'ai le droit de dire que dans le conseil d'hygiène siègent des hommes d'une grande capacité, et que c'est à eux qu'il fallait songer d'abord. Puisqu'il s'agissait de la santé publique, de la sécurité du pays, vous deviez tout d'abord recourir aux conseils des membres éminents de cette grande institution. Au lieu de cela, vous avez jugé convenable de passer au-dessus de leur tète.
Permettez-moi de ne pas vous approuver.
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Je m'étonne quelque peu, messieurs, des observations présentées par l'honorable M. Vleminckx.
Immédiatement après la bataille de Sedan, lorsque le gouvernement a reconnu que des mesures devaient êtres prises, il s'est adressé à la fois au conseil d'hygiène et à l'Académie de médecine...
M. Vleminckx. - Allons donc, vous êtes dans l'erreur la plus complète.
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Comment ? Mais c'est l'honorable M. Vleminckx lui-même qui a représenté ces corps dans les circonstances difficiles qui venaient de surgir.
M. Vleminckx. - M. le ministre de l'intérieur vient de dire une chose qui n'est pas exacte. (Interruption.) Le gouvernement n'a consulté, dans cette occurrence, ni l'Académie de médecine, ni le conseil d'hygiène, je le répète. Il s'est adressé à moi ou plutôt c'est le Roi qui a bien voulu s'en remettre à moi, et j'ai accepté la mission qu'il s'agissait de remplir, non pas assurément au nom de l'Académie de médecine ou du conseil supérieur d'hygiène, je n'en avais pas le droit, mais à titre purement personnel et pour la mesure à prendre relativement à l'encombrement des blessés et non pas pour l'assainissement du champ de bataille.
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Je regrette que l'honorable M. Vleminckx m'ait interrompu. Je voulais dire que la mission dont il avait été chargé était des plus honorables : c'était de représenter le pays au milieu de circonstances importantes et difficiles, dans une des œuvres de dévouement et de charité qui ont le plus honoré la Belgique dans ces derniers temps.
Je voulais remercier l'honorable M. Vleminckx d'avoir accepté cette mission ; je lui demande seulement de bien vouloir reconnaître que, si elle lui a été confiée, j'y ai eu quelque part.
En ce qui touche des circonstances plus récentes, je rappellerai que, loin de contester ce qu'a dit l'honorable M. Vleminckx, lorsque j'ai voulu méprendre un compte exact de ce qui se passait aux frontières du Luxembourg, c'est à la commission médicale de cette province que je me suis adressé, parce qu'elle pouvait donner au gouvernement les renseignements les plus exacts.
J'ajouterai que si le gouvernement a choisi un délégué dont il est inutile de répéter le nom, homme très honorable à coup sûr, il y avait un titre spécial qui l'indiquait à cette mission : c'est qu'il avait passé, après la bataille de Sedan, je ne sais combien de temps, peut-être trois semaines ou un mois, sur le champ de bataille pour donner des secours aux blessés.
Alors qu'il s'agit surtout aujourd'hui de rechercher si l'inhumation des cadavres a eu lieu avec des précautions suffisantes, il est évident que l'honorable médecin qui avait étudié avec le plus de soin les lieux où elle a été faite, pouvait mieux que personne remplir la mission dont le chargeait le gouvernement.
M. Bouvier. - Je demanderai à M. le ministre des affaires étrangères qu'il veuille bien faire imprimer le rapport des délégués belges. Je pense qu'il est de l'intérêt du pays de rassurer les populations et tout particulièrement la province de Luxembourg, dont une partie des frontières touche de très près Sedan et les champs de bataille. Déjà on se plaint dans les journaux du Luxembourg que l'air est vicié : « L'air est déjà chargé d'émanations putrides que le vend du Sud nous apportera dès que le printemps développera les miasmes. »
Vous remarquerez que nous avons le plus grand intérêt à connaître la situation exacte, et nous ne la connaîtrons que par le rapport officiel.
Je pense donc que M. le ministre ne trouvera pas d'inconvénient à ce que les documents de MM. les délégués soient imprimés.
M. d'Anethan, ministre des affaires étrangères, - Je ne vois aucune espèce d'inconvénient à faire imprimer le rapport des délégués. Mais je dois faire observer à l'honorable M. Bouvier que ce rapport n'existe pas encore.
Dès l'instant où le rapport sera fait, le gouvernement s'empressera de le faire imprimer et j'ai l'espoir fondé que ce rapport sera de nature à rassurer les populations.
M. Jottrand. - Messieurs, comme vous le savez tous, l'honorable citoyen d'Anvers qui a été poursuivi du chef d'offenses envers la personne du roi a été acquitté lundi par le jury anversois ; chacun s'y attendait ; la poursuite était trop futile pour qu'il en fût autrement. Je crois qu'il est de l'intérêt du pays de savoir à qui revient la responsabilité de cette poursuite maladroite.
Les opinions manifestées dans la presse sont très divergentes sur ce point.
Je tiens de source certaine que les défenseurs de l'accusé ont tous deux attribué nettement, dans leurs plaidoiries, la responsabilité de cette poursuite au ministère et spécialement à l'un des membres du cabinet qui est l'auteur de la loi qu'il s'agissait d'appliquer, l'honorable M. d'Anethan.
Le compte rendu des plaidoiries, dont je viens de prendre connaissance, confirme mes renseignements particuliers. L'un des défenseurs, s'est exprimé ainsi :
(page 748) « Ceci condamne le réquisitoire et explique pourquoi on a exhumé la loi de 1817, qui n'a passé dans la législation belge que sous la malédiction de tous les honnêtes gens.
« Cette loi a été portée le lendemain d'un acquittement en cour d'assises ; elle a été flétrie par les Castiau, les d'Elhoungne, tous les grands orateurs dont la Belgique est fière. Elle ne fut jamais appliquée, et il a fallu le retour de M. d'Anethan aux affaires pour raviver cette loi, morte depuis vingt-quatre ans.
« Je comprends sa tendresse pour une loi dont il est l'auteur ; mais le jury n'y verra, j'espère, qu'un misérable essai qui ne réussira pas. »
D'après mes renseignements personnels, l'honorable défenseur qui s'exprimait ainsi a même été plus net que ne l'est le compte rendu sommaire dont je viens de lire un passage.
D'un autre côté, il y a quelques jours, cette enceinte a retenti des affirmations suivantes :
« Je crois pouvoir affirmer à l'honorable membre que le ministère n'est pour rien dans cette sotte affaire ; le parquet a cru devoir lancer cette poursuite sans demander l'avis du ministre.
« M. Bara. - Cela n'est pas possible.
« M. Coremans. - Non seulement c'est possible, mais c'est vrai. »
C'est l'affirmation la plus nette que l'on puisse formuler de l'irresponsabilité absolue du ministère et de la responsabilité complète et absolue des membres du parquet d'Anvers dans tout ceci.
Plus loin le même député ajoute :
« J'espère que le jury donnera une nouvelle leçon de bon sens au parquet d'Anvers en acquittant ce grand criminel, coupable d'avoir crié « Vive la République ! » Et le ministre de la justice ferait bien de modérer un peu le zèle de ces messieurs. »
Je comprends ces dernières paroles dans la bouche de l'orateur. En présence de deux affirmations aussi nettement contradictoires, il est, je pense, conforme à la plus stricte loyauté, à la plus simple justice que le ministère veuille bien s'expliquer. Les poursuites du genre de celles dont il s'agit entraînent toujours dans notre pays, très chatouilleux à l'endroit de ses libertés, quelque peu d'odieux pour ceux qui en sont les auteurs, alors même que les poursuites réussissent, et lorsque les poursuites ne réussissent pas, à l'odieux vient s'ajouter une forte teinte de ridicule.
Il n'est pas juste, si les magistrats qui composent le parquet d'Anvers n'ont pas agi spontanément, mais d'après les ordres venus de leurs supérieurs, qu'on laisse planer sur leur tête cet odieux et ce ridicule.
Il faut que le pays sache à qui est duc cette poursuite ; les plus simples notions de la justice l'exigent. Suum cuique.
M. Cornesse, ministre de la justice - Messieurs, je n'ai pas cru qu'il fût convenable de m'expliquer sur la question de savoir à qui incombait la responsabilité des poursuites internées à Anvers, lorsque la question a été soulevée à une des dernières séances de la Chambre.
La justice était en ce moment saisie et j'aurais craint, en entrant dans des explications, de sembler vouloir peser sur elle.
Mais aujourd'hui, puisque l'honorable M. Jottrand remet la question sur le tapis et que la cour d'assises a rendu son verdict, je ne vois pas la moindre difficulté à fournir à la Chambre et au pays des explications nettes et catégoriques sur cette affaire.
Messieurs, la Chambre s'en souvient, le. pays s'en souvient aussi, à la suite des élections du 2 août, des désordres graves ont éclaté à Bruxelles, à Gand et à Anvers. (Interruption.)
M. Orts. - Ici il n'y a rien eu.
M. Cornesse, ministre de la justice. - Les rapports officiels prouvent le contraire.
Ces désordres, dans un pays comme le nôtre, n'ont pas d'excuse. Lorsque, de part et d'autre, on jouit d'une liberté complète, lorsque la liberté de la presse est absolue, la liberté d'association illimitée, on doit savoir, après le résultat du scrutin, s'incliner devant la chose jugée par le pays,
Le gouvernement, informé de ces désordres graves, sans justification et sans excuse, s'adressa immédiatement aux parquets de Bruxelles et de Gand pour obtenir des renseignements sur les faits et sur les suites que l'on y aurait données.
C'est à la date du 3 août que fut adressée aux deux procureurs généraux une dépêche les priant de faire connaître les mesures prises à l'effet de rechercher les instigateurs et les auteurs des faits délictueux qui venaient d'être commis.
Le 4 août, parvint au département un rapport du parquet d'Anvers adressé à M. le procureur général près la cour d'appel de Bruxelles, rapport où les événements étaient relatés.
Dans ce rapport, M. le procureur du roi d'Anvers disait que ces manifestations regrettables étaient dues à l'effervescence et à la surexcitation électorale et qu'il serait peut-être inopportun de provoquer une répression judiciaire.
« Dans tous les cas, M. le procureur général, ajoutait M. le procureur du roi, il ne m'appartient même pas, je le pense, en présence de la circulaire de votre honorable prédécesseur, en date du 3 mars 1853, n°1256, de requérir des poursuites sans vos instructions formelles, puisque ces faits ont un caractère passablement politique. »
Messieurs, de nouveaux renseignements parvinrent au gouvernement à la date du 8 août.
M. le procureur général m'adressa une dépêche ainsi conçue :
« Bruxelles, le 8 août 1870.
« Monsieur le ministre,
« Comme suite à mes rapports des 4 et 7 courant, j'ai l'honneur de vous adresser cinq rapports de la police d'Anvers sur les désordres commis dans les rues le 2 et le 3 courant, à la suite des élections.
« Il n'échappera pas à votre attention, M. le ministre, que celui de la troisième section est parfaitement circonstancié et constate que des cris : « A bas le roi ! Vive la république « ! ont été proférés à différentes reprises par des individus, dont deux sont clairement désignés.
« Comme la circulaire ministérielle du 10 novembre 1847 recommande de n'entamer de poursuites politiques qu'avec la plus grande réserve, j'aurai l'honneur, M. le ministre, d'attendre vos instructions avant de requérir une information sur ces faits regrettables.
' « Le procureur général, « Mesdach de Ter Kiele. »
J'eus l'honneur de répondre à cette lettre sous la date du 27 août 1870, dans les termes suivants :
« Monsieur le procureur général,
« Je ne puis que vous laisser le soin d'apprécier la suite qu'il y a lieu de donner à l'affaire dont m'entretient votre rapport du 8 de ce mois. »
J'ai donc laissé à l'honorable chef du parquet de Bruxelles le soin d'agir comme il l'entendrait. A la suite de cette dépêche, je reçus de lui avis que la justice était saisie, que M. le procureur du roi d'Anvers avait requis M. le juge d'instruction d'instruire à charge de trois individus déterminés du chef de délits caractérisés et de rechercher également les personnes qui, pendant la nuit du 2 au 3 août, se seraient rendues coupables de bris de clôture dans un établissement religieux d'Anvers. Depuis, je n'ai plus reçu de nouvelles de cette affaire que par les récits des journaux.
Telle est la conduite que le gouvernement a tenue.
Il a laissé au procureur général le soin d'apprécier la suite à donner a l'affaire.
Le parquet a donc agi dans la plénitude de la liberté dont il jouit dans les autres instructions, et je ne crois pas qu'on puisse imputer à grief au ministre de la justice ce qu'il a fait dans cette circonstance.
M. Bouvier. - Il n'a rien fait.
M. Jottrand. - Je tire des explications que vient de donner M. le ministre de la justice d'abord une première conclusion évidente : c'est que l'affirmation que nous avions entendu formuler dans cette enceinte par un député d'Anvers était de la dernière inexactitude et qu'il fallait, pour employer une expression de M. Van Wambeke, une audace sans pareille pour se la permettre.
La deuxième conclusion que je tire des mêmes explications, c'est que M. le ministre de la justice et avec lui le ministère sera, quoiqu'il fasse et quoi qu'il dise, responsable des poursuites qui ont eu lieu, attendu que le proverbe vulgaire, qui ne dit mot consent ou qui ne défend pas permet, doit être appliqué ici.
Que veulent les circulaires ministérielles relatives aux poursuites à intenter en matière politique ? Elles veulent que les magistrats ne prennent jamais sur eux d'intenter de semblables poursuites sans en référer au pouvoir politique dont ils relèvent, c'est-à-dire au ministre de la justice. Les magistrats, dans la circonstance actuelle : le parquet du tribunal d'Anvers d'abord, le procureur général de la cour d'appel de Bruxelles ensuite, ont observé ces instructions de la façon la plus scrupuleuse et s'i| n'entrait pas dans les intentions de M. le ministre de la justice que la poursuite eût lieu, il était de son devoir de déclarer cette intention et d'interdire la poursuite.
Mais quand on dit à un magistrat qui vous demande votre avis : Je vous laisse libre d'agir comme vous voudrez, on autorise implicitement son (page 749) action, car ce n'est pas pour s'abstenir que le ministre exige une communication préalable des dossiers, mais pour prendre une décision.
J'ajouterai que dans des circonstances comme celles-ci, quand l'appréciation du procureur général est qu'il y a délit et que le ministre de la justice reconnaît l'exactitude de cette appréciation, le devoir impérieux du procureur général laissé libre, son devoir, du chef de son office, est de poursuivre. Dès lors, c'est à M. le ministre de la justice que revient toute la responsabilité de cette maladroite et malheureuse affaire. (Interruption.)
M. Bara. - M. le ministre de la justice a dit tantôt qu'il n'avait pas donné d'explications à la Chambre lorsque M. Coremans avait attaqué le parquet d'Anvers, parce que la justice était saisie de l'affaire et qu'elle ne s'était pas encore prononcée.
Evidemment, tout le monde approuvera l'honorable ministre de ne pas s'être expliqué sur le fond de l'affaire alors qu'elle était déférée au jury et que le jury n'avait pas encore pu se prononcer sur les faits qui lui étaient soumis.
Mais, messieurs, l'honorable M. Cornesse assistait à la séance lorsque M. Coremans a lancé son accusation contre le parquet d'Anvers et cette accusation ne s'attaquait pas seulement aux faits de la poursuite, M. Coremans prétendait que le parquet d'Anvers avait introduit son action sans consulter le ministre de la justice par la voie hiérarchique.
C'est alors que je me suis permis de dire : Cela n'est pas possible ! et, en effet, si le parquet d'Anvers avait intenté une pareille action sans en référer à ses supérieurs, il aurait manqué à ses devoirs puisqu'une circulaire l'oblige, en cas de poursuite pour fait politique, de référer préalablement à ses supérieurs. M. Coremans m'a répondu : Cela est vrai. C'est alors que j'ai dit : S'il en est ainsi, le parquet d'Anvers devrait être réprimandé.
M. le ministre était présent à la séance ; il savait que l'accusation lancée par M. Coremans était complètement fausse, que le chef du parquet d'Anvers avait adressé son rapport au procureur général et à M. le ministre de la justice. Le parquet avait donc fait son devoir, M. le ministre de la justice le savait, et cependant il a laissé ses subordonnés sous le coup des accusations du député d'Anvers.
Je crois donc que nous avons raison de nous plaindre. M. le ministre ne devait pas laisser un représentant lancer contre d'honorables fonctionnaires une accusation qu'il savait complètement inexacte. Voilà, quant au premier point, ce que j'avais à dire.
Quant au fond même de l'affaire, j'ai un renseignement à demander à M. le ministre. Il nous a dit tout à l'heure qu'après le rapport du procureur du roi d'Anvers et du procureur général transmis au département de la justice, de nouveaux renseignements étaient parvenus au gouvernement. Et ici, messieurs, nous ne voyons pas comment l'affaire se présente. Est-ce que le procureur général n'a pas adopté l'avis du procureur du roi d'Anvers qu'il n'y avait pas lieu de poursuivre ? S'est-il borné à envoyer simplement le rapport du procureur du roi d'Anvers ?
M. Cornesse, ministre de la justice. - Purement et simplement.
M. Bara. - Alors, je vous demande comment l'affaire a pu être soumise de nouveau au procureur général, si ce n'est par un renvoi du département de la justice, et ce qui le ferait croire, c'est que M. le ministre a dit tout à l'heure que de nouveaux renseignements étaient parvenus, ce qui autorise à croire qu'un second rapport a été transmis par le procureur général.
M. le ministre voudrait-il bien nous dire quelle était la nature de ces renseignements et dans quel sens M. le procureur général s'est prononcé. Je laisse à la prudence de l'honorable ministre le soin de décider s'il y a lieu de répondre a cette question.
Quoi qu'il en soit, il résulte des explications de M. le ministre de la justice que le parquet d'Anvers ne mérite aucun reproche et n'a pas la responsabilité de la poursuite ; il a déclaré que, se trouvant sur les lieux, connaissant les faits, il jugeait que l'affaire n'avait aucune espèce d'importance.
Mais qui donc a la responsabilité de cette affaire ? C'est à M. le ministre de la justice à le dire. Est-ce M. le procureur général, ouest-ce le gouvernement qui a conseillé la poursuite ? Si c'est le procureur général qui a pris l'initiative, le gouvernement est responsable d'avoir consenti à le laisser faire. Il n'échappe pas à la responsabilité de l'action que le jury d'Anvers a déclarée non fondée.
M. Cornesse, ministre de la justice. - Messieurs, aucune responsabilité n'incombe au gouvernement dans cette affaire, si ce n'est celle d'avoir laissé au ministère public la liberté d'action qu'il tient de la loi. J'ai eu l'honneur d'exposer à la Chambre les faits complètement, loyalement, sans rien dissimuler ; et je réponds ici à une insinuation qui se trouve dans le discours de M. Bara. Je n'ai pas eu de renseignements secrets dans cette affaire, je le prie de le croire.
Le procureur du roi d'Anvers, se conformant à une circulaire que mon honorable prédécesseur doit connaître, m'a adressé directement le rapport dont j'ai lu tout a l'heure un extrait, en même temps qu'il l'adressait au procureur général ; en ces matières, les procureurs du roi donnent à la fois communication au département de la justice et au procureur général des documents et rapports qui émanent de leurs parquets.
Après cet envoi, j'ai reçu directement du procureur général cinq rapports de commissaires de police d'Anvers ; en envoyant ces rapports, le procureur général disait qu'avant de donner des ordres, il attendait mes instructions. C'est à la suite de cette communication que j'ai adressé au procureur général la lettre dont la Chambre connaît les termes. Ces termes sont, M. Bara le sait, la formule habituelle dans ces sortes d'affaires ; c'est en quelque sorte la formule stéréotypée.
On a fait un reproche au ministre de la justice de ne s'être pas expliqué à une de vos dernières séances. Je crois que ce reproche est injuste ; chacun de vous appréciera les motifs de prudence, de réserve et de délicatesse qui m'ont engagé à garder alors le silence. Ce n'était pas, je le répète, au moment où l'affaire était déférée à la cour d'assises et où le parquet d'Anvers devait jouer un rôle dans la poursuite, ce n'était pas à ce moment que le ministre de la justice pouvait s'expliquer.
Il n'est pas un homme sérieux qui puisse dire que mon silence dans de telles conditions impliquait l'oubli de mon devoir. Aujourd'hui que les mêmes motifs n'existent plus, le gouvernement n'hésite pas à donner à la Chambre des explications complètes et catégoriques.
M. Coremans. - Messieurs, il suffira de rétablir les faits, pour rendre manifeste aux yeux de la Chambre que ce débat n'est qu'une chicane de mots et n'en de plus. L'honorable M. Bergé avait prétendu que le ministre de la justice était responsable de la poursuite intentée au citoyen Vanden Abeele ; le lendemain, je réponds - n'importe les termes ; mais on ne saurait loyalement contester que telles ne soient la substance et la portée de ma réponse, - que le ministre de la justice n'était pour rien dans cette affaire. Les renseignements qu'on m'avait fournis, à ma demande, mentionnaient, en effet, que le ministre de la justice était resté absolument étranger à cette affaire. Me suis-je servi d'un mot peut-être plus expressif que celui dont j'aurais dû me servir ?
Au lieu de déclarer : « Le ministre n'a pas donné l'ordre d'intenter cette poursuite ; il y est resté étranger » ; j'ai dit : C'est le parquet, - et notez que je ne disais pas le parquet d'Anvers -(Bruyante interruption à gauche.) Mais, messieurs, ou vous manquez de mémoire ou vous manquez de bonne foi.
M. Jottrand. - Les Annales parlementaires sont là ! et de plus votre discours était écrit.
M. Coremans. - Je m'y réfère. J'ai dit : « C'est le parquet qui a lancé cette affaire sans demander l'avis du ministre. » Il paraît aujourd'hui que le ministre a été consulté, mais qu'il a répondu : «Je n'ai pas d'avis à émettre, agissez comme vous voudrez ; votre position vous permet d'apprécier mieux que moi. »
Si plus tard je parle du parquet d'Anvers, c'est que celui-ci allait soutenir l'accusation devant le jury.
Qui donc est responsable de la poursuite ?
Voilà toute la question, telle qu'elle fut introduite par M. Bergé.
Est-ce le parquet ? Est-ce le ministre ?
M. Bergé disait : C'est le ministre ; le lendemain, je répondis : Non, ce n'est pas le ministre, c'est le parquet.
Voilà le véritable débat. Tout le reste n'est qu'une chicane de mots peu digne de la Chambre.
M. Bara. - Messieurs, l'incident qui est soulevé est plus important que certains membres ne semblent le penser et nous avons le droit et le devoir de défendre ici des fonctionnaires injustement attaqués. M. Coremans vient de prétendre qu'il n'a pas parlé spécialement du parquet d'Anvers.
M. Coremans. - Je n'ai pas dit cela !
M. Bara. - Mais vous venez encore de le dire !
Quel était, messieurs, le fond de l'accusation de M. Coremans ? Je ne sais pas s'il voulait disculper le ministère, mais je croîs qu'il voulait atteindre le parquet d'Anvers.
M. Dumortier. - Vous le croyez ?
M. Bara. - Ah ! M. Dumortier, ne vous prenez pas d'un si beau feu pour M. Coremans. (Interruption.) M. Coremans s'attaquait à ceux qui avaient commencé la poursuite, ceux qui avaient introduit l'action.
(page 750) C'était donc au parquet d'Anvers qu'il s'en prenait lorsqu'il disait : « Je crois pouvoir affirmer à l'honorable membre que le ministère n'est pour rien dans cette sotte affaire ; le parquet a cru devoir lancer cette poursuite sans demander l'avis du ministre. »
Celui qui lançait la poursuite, c'était bien le parquet d'Anvers.
- Voix à droite. - Oh ! oh !
M. Bara. - Mais vous êtes étonnants ! M. Dumortier et toute la droite ont tellement confiance dans M. Coremans que dès la lecture de ces quelques mots elle se récrie.
Je continue :
« M. Bara. - Cela n'est pas possible.
« M. Coremans. - Non seulement c'est possible, mais c'est vrai.
« M. Bara. - Le. parquet doit, dans ce cas, être réprimandé ; il a manqué à son devoir.
« M. Van Wambeke. - Heureusement que vous n'y êtes plus pour le réprimander.
« M. Coremans. - J'admets qu'une fois la poursuite commencée, il n'appartenait pas au ministre d'intervenir pour l'arrêter... »
erratumL'accusation était donc dirigée contre le parquet d'Anvers.
Maintenant, l'honorable ministre de la justice, changeant complètement le débat, oubliant ce que j'ai dit ou plutôt n'en tenant pas compte, prétend que je lui ai reproché de ne pas avoir donné immédiatement des explications sur le fond de la poursuite.
J'ai reconnu, au contraire, qu'il avait bien fait de ne pas en parler et si moi-même je n'ai pas relevé le mot de M. Coremans, c'est précisément parce que l'affaire se trouvait pendante devant le jury.
Mais ce dont j'ai blâmé le ministre de la justice, c'est de ne pas avoir répondu à M. Coremans : « Il n'y a pas lieu de réprimander le parquet ; il a fait son devoir ; il a communiqué l'affaire à M. le ministre de la justice et votre accusation est fausse. »
Quant à la décision que vous aviez prise, vous n'étiez pas obligé de la faire connaître, mais ce que vous n'aviez pas à laisser dire, c'est que le parquet d'Anvers avait intenté une poursuite en matière politique sans en référer au ministre de la justice, alors que vous saviez que votre avis avait été demandé. Cela, messieurs, m'amène à dire que l'interruption de M. Van Wambeke n'avait pas le sens commun, puisqu'il est évident que si le parquet avait agi sans en référer au département de la justice, vous l'auriez réprimandé et en cela vous auriez fait votre devoir.
Par conséquent, l'interruption de l'honorable M. Van Wambeke était faite à tort et vous avez laissé à tort attaquer le parquet d'Anvers. Vous pouviez bien dire : Les récriminations contre le parquet d'Anvers ne sont pas fondées. Ce parquet a fait son devoir ; il a consulté le ministre. Quant au fond de l'affaire, je ne me prononce pas.
Maintenant, messieurs...
- Des membres. - Assez ! assez !
M. Bara. - On peut parler à la Chambre de tout ce qu'on veut : du Jardin Botanique, des petites affaires d'Alost, de nominations d'échevins. Mais s'agit-il d'un procès politique important, du respect de la vérité par des membres de la Chambre des représentants, du droit des fonctionnaires, de la responsabilité ministérielle, il n'est pas possible de parler deux minutes sans que les membres de la droite cherchent à nous en empêcher. Si vous voulez continuer un pareil système, nous nous tairons ; mais nous devrons parler en dehors de cette enceinte. Si la tribune parlementaire n'est plus libre, nous devrons en avoir une ailleurs. (Interruption.) Ce que je dis est sérieux, réfléchissez-y. On ne peut pas dire deux paroles sans qu'on soit interrompu par les mots : la clôture !
M. de Baets. - Je demande la parole pour un rappel au règlement.
M. le président. - Vous avez la parole pour un rappel au règlement.
- Un membre. - On ne peut interrompre un orateur.
M. le président. - C'est une erreur. L'orateur peut être interrompu pour un rappel au règlement.
M. de Baets. - Je ne désire pas que le débat soit étouffé. Mais je demande qu'on puisse se combattre ouvertement, largement, à armes égales.
L'attaque que l'on dirige actuellement contre l'honorable ministre de la justice était évidemment chose imprévue. Je n'entends ni justifier M. le ministre de la justice... (Interruption.)
-Des membres. - Ve n'est pas un rappel au règlement.
M. Kervyn de Volkaersbeke. - A yotre tour, laissez parler !
M. le président.- Veuillez ne pas interrompre. M. de Baets, à quel article du règlement vous rapportez-vous ?
M. de Baets. - M. le président, il faut me permettre au moins de formuler ma pensée. La gauche se plaint très fort qu'on ne la laisse pas parler et dès l'instant où je commence mon observation, on m'interrompt. Car je ne veux pas faire un discours, je veux présenter une simple observation.
M. le président. - Vous n'avez pas le droit d'interrompre un orateur pour faire une observation.
M. de Baets. - C'est parce que l'honorable M. Bara s'écarte du règlement que je demande qu'on l'y ramène. (Interruption.)
M. Guillery. - En quoi s'écarte-tl-il du règlement ?
M. de Baets. - Laissez-moi donc dire. C'est qu'en définitive nous avons un ordre du jour et que, sur cet ordre du jour, on n'annonce pas la moindre interpellation. (Nouvelles interruptions.)
Oh ! nous savons quelle est votre tactique. Vous voulez empêcher la discussion du budget de l'intérieur. Vous voulez faire traîner nos discussions par tous les moyens possibles. Mais discutons donc largement, et si vous me prouvez que M. le ministre de la justice n'a pas rempli son devoir, je voterai avec vous contre lui.
M. Frère-Orban. - Je demande la parole pour un rappel au règlement.
M. de Baets. - Je rappelle au règlement parce que, subrepticement, vous voulez introduire une discussion qui n'était pas annoncée.
M. Frère-Orban. - L'article 21 du règlement porte : « Nul n'est interrompu, lorsqu'il parle, si ce n'est pour un rappel au règlement. »
Or, on n'a cité aucune disposition du règlement qui ait été enfreinte. Par conséquent, c'est à tort que l'honorable M. Bara a été interrompu.
M. de Baets. - Vous prétendez que je n'avais pas le droit d'interrompre l'orateur, mais alors vous n'aviez pas non plus le droit de m'interrompre, et dans cette circonstance c'est M. Bara seul qui aurait dû conserver le parole.
M. le président. - La parole est à M. Bara.
M. Bara. - L'honorable M. de Baets a dit que le débat n'était pas prévu ; or, l'honorable ministre de la justice s'y attendait si bien, qu'il avait le dossier à côté de lui.
Le ministère veut introduire une nouvelle théorie ; il s'imagine qu'on ne peut faire d'interpellation sans que le gouvernement ait été prévenu.
Je sais parfaitement qu'on agit ordinairement ainsi quand il s'agit de questions de détail qui demandent de longues explications, mais il a toujours été entendu qu'on pouvait interpeller le gouvernement à toute heure à propos de questions politiques. Or, la poursuite d'Anvers est un fait essentiellement politique.
L'honorable ministre de la justice a voulu faire croire que j'avais fait allusion à des renseignements occultes qui seraient arrivés au ministère ; je n'ai point parlé de renseignements occultes, mais je demande à M. le ministre ce que disait la dépêche de M. le procureur général.
M. le procureur général était obligé d'indiquer son opinion ; or, d'après les renseignements donnés par M. le ministre de la justice, le procureur général ne disait pas qu'il allait poursuivre ; il se bornait à envoyer les rapports des cinq commissaires de police d'Anvers, à constater l'exactitude du fait incriminé, et M. le ministre de la justice, sans avoir l'opinion du parquet, répond : Faites ce que vous jugez convenable.
M. Cornesse, ministre de la justice. - Vous êtes à côté de la question. Voici la pièce. [note de bas de page : voir cette lettre plus haut, page 748.]
M. Bara. - Eh bien, c'est précisément ce que je vous dis. Le procureur général ne donne pas son opinion ; il ne dit pas qu'il y a lieu de poursuivre et vous auriez dû lui répondre : Je n'accepte pas votre rapport ; veuillez me dire si vous pensez qu'il y a, oui ou non, lieu de poursuivre.
Maintenant M. le ministre vous dit : J'ai laissé pleine liberté au parquet ; j'ai employé une formule qui est stéréotypée.
Effectivement, messieurs, lorsqu'il s'agit d'affaires de minime importance ou qui n'engagent pas les intérêts généraux du pays, on laisse toute liberté aux parquets.
Pourquoi ?
Parce qu'il est très souvent difficile au ministre de connaître tous les faits, parce que le ministre ne doit agir que lorsque l'intérêt public l'exige sérieusement.
Mais, messieurs, j'ai eu un cas semblable à celui sur lequel M. le ministre de la justice a dû statuer et je n'ai pas autorisé le parquet de (page 751) Bruxelles à poursuivre parce que de pareilles poursuites font le plus grand tort à la royauté.
Sans doute, messieurs, il peut y avoir lieu à de semblables procès, mais il faut voir dans quelles conditions les délits sont commis.
Lors des troubles du Borinage, je pense, j'ai empêché M. le procureur général De Bavay de poursuivre un prétendu complot contre les institutions, et M. le procureur général s'est même plaint dans les journaux de n'avoir pu poursuivre.
M. Cornesse, ministre de la justice. - Vous lui avez laissé toute liberté d'action et vous avez employé la formule dont j'ai fait usage. Vos souvenirs vous trompent.
M. Bara. - C'est vous qui ne connaissez pas l'affaire. J'ai empêché les poursuites. (Interruption.)
Je dis que j'ai empêché des poursuites pour des cris de : « A bas le Roi ! Vive la république ! » Il s'agissait des faits qui se sont passés dans le Borinage.
La décision prise par moi contre l'avis de M. De Bavay a été approuvée par le conseil des ministres.
Je dis donc qu'il ne fallait pas compromettre le prestige de la royauté en laissant poursuivre en cour d'assises l'affaire d'Anvers, qui n'avait pas de caractère sérieux, ainsi que l'a prouvé, du reste, la décision du jury.
M. Cornesse, ministre de la justice. - Je m'étonne que l'honorable M. Bara veuille faire peser sur le gouvernement la responsabilité des poursuites intentées dans des circonstances comme celles dont il s'agit.
La théorie qu'il développe en ce moment est diamétralement contraire aux opinions qu'il a émises précédemment et puisqu'il fait appel à ses antécédents, il me permettra de donner connaissance à la Chambre d'une dépêche qu'il a adressée à M. le procureur général près la cour de Bruxelles le 30 juin 1869, et où sont précisément exposées ses idées sur la responsabilité du gouvernement en cette matière.
Il s'agissait de la poursuite d'un complot qui était dénoncé à charge de l'Internationale.
Vous allez voir, messieurs, que la théorie que défend aujourd'hui M. Bara s'écarte étrangement de celle qu'il développait dans sa dépêche :
« M. le procureur général,
« Vous pensez devoir décliner toute responsabilité dans la poursuite des délits politiques et de presse. D'après vous, ces matières rentrent exclusivement dans les attributions du gouvernement, aux termes des circulaires des 28 juillet 1831, n°166,1er août 1834, n°507 et 10 novembre 1847, n°2917.
« Je ne puis admettre une interprétation aussi absolue.
« Sans doute, il résulte des circulaires ci-dessus que le ministère public ne peut exercer l'action publique qu'en suite des instructions du gouvernement. Mais lorsque celui-ci se borne à autoriser ou à interdire les poursuites, il n'a que la responsabilité du fait de les avoir empêchées ou permises et, dans ce dernier cas, le ministère public demeure responsable du fait de n'avoir pas usé ou d'avoir usé de cette faculté, de la qualification des faits, de la direction donnée à l'instruction, etc., etc.
« Vous-même, M. le procureur général, après avoir demandé l'autorisation de poursuivre, du chef de complot, des membres de l'Internationale, vous ajoutiez, dans votre rapport du 8 mai dernier, n°3689 : « Je ne vous demande, du reste, cette autorisation que pour me conformer auxdites circulaires, mais nullement pour m'en faire un appui auprès du jury, la poursuite devant uniquement avoir lieu sous ma responsabilité. »
« En ce qui concerne cette affaire, je ne puis que persister dans la réponse dont j'ai eu l'honneur de vous faire part verbalement, en vous laissant la liberté d'agir ainsi qu'il appartiendra. »
J'ai donc laissé toute liberté au parquet.
M. Frère-Orban. - De poursuivre ou de ne pas poursuivre.
M. Cornesse, ministre de la justice. - Dans ce dernier cas, écrit M. Bara, le ministère public demeure responsable du fait de n'avoir pas usé ou d'avoir usé de cette faculté.
M. Frère-Orban. - C'est clair.
M. Cornesse, ministre de la justice. - Si c'est clair, nous sommes d'accord.
M. Frère-Orban. - Pas du tout.
M. Cornesse, ministre de la justice. - On peut tout nier, on peut contester l'évidence. M. Bara dit que, du moment que je laisse au ministère public la liberté d'agir, c'est lui, ministère public, qui a la responsabilité de l'action ou de l'inaction.
M. Frère-Orban. - Mais non.
M. Cornesse, ministre de la justice. - Vous vous expliquerez...
Mais il me paraît évident que, ayant laissé au parquet une liberté complète dans la poursuite, s'il y a une responsabilité à encourir pour le gouvernement, c'est uniquement celle de n'avoir pas pensé qu'il y eût lieu de lier les mains à la justice.
M. le président. - La parole est à M. de Theux.
- Voix à droite. - La clôture !
M. de Theux. - Je n'ai qu'une observation à faire.
De quoi s'agit-il ? D'une interpellation. Il est évident que si la circulaire ministérielle n'existait pas, le parquet aurait la responsabilité de poursuivre ou de ne pas poursuivre ; ce n'est qu'exceptionnellement qu'en matière politique il doit consulter le gouvernement.
M. Frère-Orban. - Je demande la parole.
M. de Theux. - Mais quelle est la portée de cette circulaire ?
Est-ce que le gouvernement qui ne connaît point toutes les circonstances locales peut apprécier toujours s'il faut poursuivre ou ne pas poursuivre ?
Il peut dire au parquet : Vous connaissez mieux que moi les circonstances, je vous laisse toute liberté.
Supposez que la circulaire n'existe pas ; eh bien, ce serait aux parquets à aviser. Dans ce cas-ci le gouvernement était libre de ne pas user de son droit et de s'en rapporter à la sagesse du parquet.
Toute la question est là.
M. Bara. - L'honorable ministre de la justice, a cité une lettre signée de moi. La Chambre consentira donc à m'entendre quelques instants.
Cette lettre est parfaitement rationnelle et conforme au droit. On ne supprime pas la responsabilité des parquets parce qu'on les oblige à demander l'avis du ministre de la justice ; les fonctionnaires du ministère public sont responsables de l'exactitude des faits signalés, de leur opinion sur l'opportunité de la poursuite, de la qualification du délit, de la direction de la procédure. Mais ce dont le ministre est responsable, c'est de la réponse qu'il fait quant à la poursuite ; s'il dit : Poursuivez, il est responsable de la poursuite et le parquet est responsable de la direction donnée à la procédure ; si vous dites que vous laissez au parquet la liberté de faire ce qu'il veut, vous êtes encore responsable de votre avis.
Si vous laissez toute liberté à un procureur général qui vous dit qu'il est d'avis de poursuivre, vous autorisez la poursuite, et vous êtes responsable de cette autorisation.
(erratum, page 768) Mais on ne peut aller au delà. Le ministre ne peut être responsable de l'exactitude, de la qualification des faits. Un fait se passe à Anvers le procureur du roi le prétend certain, le qualifie de délit, est-ce que le ministre est responsable ?
Dans une instruction, le ministère public fait entendre tel ou tel témoin et omet de faire entendre tel autre.
Est-ce que M. le ministre de la justice va être responsable de l'audition ou de la non-audition d'un témoin ? Cela n'est évidemment pas possible.
Ma circulaire est donc inattaquable, elle dit au procureur général : « Soit que je vous autorise à poursuivre, soit que je vous laisse la liberté d'agir comme vous le voulez, - je n'en reste pas moins responsable de ma décision ; - quant à vous, en cas de poursuite autorisée, vous êtes responsable de la direction qui y est donnée. » Mais on le voit, en aucun cas le ministre n'échappe à la responsabilité. Je déclare de la manière la plus nette, la plus précise que je me tenais responsable, comme ministre, des décisions que je prenais en matière de poursuites politiques. Voici ce que je disais dans la lettre à M. De Bavay qu'a citée M. Cornesse :
« Vous pensez, M. le procureur général, devoir décliner toute responsabilité dans la poursuite des délits politiques et de presse. D'après vous, ces matières rentrent exclusivement dans les attributions du gouvernement aux termes des circulaires du 28 juillet 1831, du 1er août 1834 et du 10 novembre 1847. »
Ainsi, vous le voyez, M. le procureur général prétendait que dès que le gouvernement lui avait laissé la liberté de poursuivre, le parquet n'était pas responsable. Je ne partageais pas cet avis, et j'ajoutais :
« Je ne puis admettre une interprétation aussi absolue. Sans doute, il résulte des circulaires ci-dessus que le ministère public ne peut exercer l'action publique qu'ensuite des instructions du gouvernement. »
Je reconnais donc que le ministre a la responsabilité de la décision à laquelle il s'arrête. Si le procureur général demande l'autorisation de poursuivre et si le ministre la refuse, ou y consent, le ministre est évidemment responsable de ce refus ou de cette autorisation. Voilà mon système ; tandis que vous, vous prétendez n'avoir aucune, responsabilité dans l'affaire d'Anvers. Et bien, je dis que vous êtes responsable d'avoir laissé poursuivre, car dire à un procureur général qui veut poursuivre : « Faites et que vous voulez, » c'est autoriser la poursuite.
(page 752) J'ajoutais dans ma lettre à M. De v :
« Mais lorsque celui-ci (le gouvernement) se borne à autoriser ou à interdire les poursuites, il n'a que la responsabilité du fait de les avoir empêchées ou permises, et, dans ce dernier cas, le ministère public demeure responsable de n'avoir pas usé ou d'avoir usé de cette faculté, de la qualification des faits, de la direction donnée à l'instruction, etc., etc.
« Vous-même, M. le procureur général, après avoir demandé l'autorisation de poursuivre du chef de complot des membres de l'Internationale, vous ajoutiez dans votre rapport du 8 mai dernier :
« Je ne vous demande, du reste, cette autorisation que pour me conformer auxdites circulaires ; mais nullement pour m'en faire un appui auprès du jury, la poursuite devant uniquement avoir lieu sous ma responsabilité. »
Ainsi, vous le voyez, j'ai très clairement reconnu la responsabilité du ministre, et je conclus en disant que M. le ministre de la justice est responsable de la poursuite qui a eu lieu à Anvers.
M. Frère-Orban. - II se produit dans la Chambre, et ce n'est pas la première fois, une théorie des plus étranges, des plus extraordinaires.
Nous entendons tour à tour MM. les ministres, lorsque quelque acte leur est reproché, se cacher derrière les fonctionnaires, leurs subordonnés, citer leurs actes, leurs déclarations, leurs lettres, leurs notes, prétendant ainsi s'affranchir de la responsabilité qui leur incombe. Messieurs, une telle théorie n'est rien de moins que la destruction du régime parlementaire et de la responsabilité ministérielle.
On a eu tort au plus haut point de dire que le ministre de la justice n'est pour rien dans cette affaire, que sa responsabilité n'est pas engagée ; et M. le ministre de la justice a eu parfaitement tort de dire à côté de cette théorie : « Je me suis borné à répondre à M. le procureur général. Faites comme vous l'entendrez, » pour induire de là, sans doute, qu'on ne peut rien lui reprocher.
M. le ministre de la justice est responsable, en thèse générale, des actes des agents placés sous ses ordres, comme chacun de ses collègues. Et je suis d'autant plus étonné d'entendre exprimer une opinion différente que, si mes souvenirs ne me trompent pas, nous avons vu l'ancienne opposition aller jusqu'à vouloir rendre responsable le ministre des faits des juges d'instruction. (Interruption.)
L'honorable M. Jacobs, si je ne me trompe pas, a basé là-dessus toute une théorie pour prétendre que le ministre de la justice est responsable des faits d'un juge d'instruction, c'est-à-dire d'un magistrat inamovible sur lequel il n'a qu'une action très indirecte. Le pouvoir judiciaire est indépendant du pouvoir exécutif ; mais les membres du parquet qui sont amovibles, qui dépendent de vous, peuvent avoir à répondre de leurs actes, et on ne saurait admettre que vous puissiez, dans tous les cas, en décliner la responsabilité devant nous.
Je sais parfaitement que dès qu'il s'agit d'affaires judiciaires, il n'y a pas identité avec les affaires ordinaires de l'administration.
Le procureur du roi, ses substituts, chargés de rechercher les crimes et les délits, de les poursuivre, feront une série d'actes dont il sera difficile moralement de faire remonter la responsabilité au ministre de la justice. Cela est incontestable.
Mais je suppose que des membres du parquet intentent des poursuites à tort et à travers, avec légèreté, faisant preuve de peu de discernement ; je suppose qu'ils troublent les citoyens sans motifs légitimes, prétendez-vous qu'aucune responsabilité ne peut peser sur le ministre de la justice ?
Lorsque nous aurons à interpeller le gouvernement à ce sujet, pourra-t-il nous répondre : « Je ne suis pas responsable ; c'est l'affaire du parquet ; le procureur du roi a agi dans le cercle de ses attributions. » Je réponds, moi : « Vous êtes responsable de la conduite de vos fonctionnaires. Si vous ne pouvez les ramener à l'exercice intelligent et sensé de leurs attributions, vous êtes obligés de mettre à leurs places des personnes qui sauront remplir convenablement leurs fonctions. »
Voilà les rôles et voilà la situation.
Je combats l'irresponsabilité que l'on cherche à faire prévaloir d'autant plus vivement que je remarque que l'on en fait une sorte de système.
On a vu livrer à la discussion dans la presse des avis donnés par des fonctionnaires à leurs chefs ; nous avons vu traduire ici à la barre des opinions émises par des fonctionnaires dans leurs rapports, c'est là du désordre ; c'est la négation de la responsabilité ministérielle.
Dans l'affaire qui nous occupe, d'où naît la responsabilité du ministre ? Il est admis en principe que des poursuites ne peuvent être intentées pour délits politiques ou de la presse, sans qu'il en ait été référé au ministre de la justice. L'honorable ministre était en présence d'un avis formel du parquet d'Anvers, qu'il n'y avait pas lieu à poursuivre ; il avait l'avis du procureur général, avis qui n'était pas exprès d'après ce qui vient d'être lu ; que fait M. le ministre de la justice ?
Il pouvait autoriser la poursuite ou l'interdire ; au lieu de donner au procureur général des instructions précises qui semblaient ici nécessaires, il a dit : « Faites comme vous l'entendrez. » En d'autres termes, je n'approuve pas la poursuite.
Vous êtes responsable de cet acte ; cela est de toute évidence. Les magistrats ont rempli leur devoir en prenant préalablement votre avis ; vous êtes responsable d'avoir fait ou laissé faire une poursuite inconsidérée.
M. Dumortier. - Messieurs, voilà une séance entière consacrée à la discussion d'une prétendue question de responsabilité qui n'existe pas. Il s'agit d'un procès intenté à un homme qui a crié : « A bas le Roi ! A bas Léopold II ! Vive la république ! »
Un procès a été intenté. Eh bien, pouvez-vous raisonnablement, en toute conscience, venir blâmer un ministère qui aurait intenté un procès contre un homme cherchant la démolition de notre état social ? (Interruption.) Comment ! est-ce que par hasard le roi et la Constitution ne forment pas un tout unique, qui est l'existence même du pays ?
Quand j'entends crier : « A bas le Roi ! Vive la République ! », je dois le dire, mon patriotisme s'émeut fortement et je crois qu'on ne peut prétendre qu'il y a une question de responsabilité contre le ministre qui n'empêche pas la poursuite de ces faits. Libre au jury d'acquitter l'accusé : cela est tout autre chose.
Mais de quoi s'agit-il ici ? On s'obstine à parler de responsabilité ministérielle à propos de la poursuite intentée contre un homme qui s'est permis de proférer des cris qu'on appelle d'ordinaire séditieux, c'est-à-dire qui peuvent mener au renversement de notre état social. Eh bien, je le demande, l'opposition qu'on fait en ce moment n'est-elle pas une opposition déplorable et tracassière ? (Interruption.)
M. Braconier. - Et l'opposition que vous faisiez à propos de l'arrestation des incendiaires de Saint-Genois et qui a tenu la Chambre pendant trois semaines ?
M. Dumortier. - Notre opposition ne s'est jamais manifestée que sur des faits graves, sur des faits entraînant réellement la responsabilité ministérielle ; mais le parti conservateur a toujours trop respecté le Parlement pour introduire dans nos débats des questions de queues de poires, comme vous le faites tous les jours.
Aujourd'hui une séance entière est employée pour discuter le point de savoir s'il y a une question de responsabilité dans une poursuite intentée à quelqu'un qui a jeté des cris de désordre, des cris qui peuvent compromettre le pays. (Interruption.)
Oh ! je sais que les républicains vont se récrier ! C'est pour eux une question d'ordre ; mais moi, je le répète, j'appelle cela une question de désordre.
Eh bien, c'est là-dessus qu'on vient faire perdre du temps au Parlement lorsque nous sommes ici pour faire les affaires du pays. C'est une mauvaise plaisanterie !
Est-ce ainsi que nous avons fait quand nous étions opposition ? (Interruption.) Comment ! mais est-ce qu'il s'agit ici d'un homme qui a été traîné en prison, qui y a passé cent et autant de jours, comme les frères Delplanque, indûment poursuivis ? Est-ce qu'il s'agit ici d'une question où la liberté de la presse est en jeu ? d'une question comme celle de l'imprimeur Vanden Bergh, où l'on a mis en prison un éditeur de journal, en violation des lois les plus sacrées et sans rime ni raison, sans aucun droit et qui a été acquitté par un arrêt de non-lieu ?
Voilà où l'on pouvait engager la responsabilité ministérielle, voilà où l'on pouvait en parler et où l'on pourrait encore en parler. Mais de cela vous n'avez rien dit. Et ici, parce qu'un individu, quel qu'il soit, s'est permis de crier : « A bas le Roi ! » le parti libéral s'émeut de ce qu'on lui ait intenté un procès ! Je dis, moi, que l'honorable M. Cornesse a parfaitement bien fait...
M. Frère-Orban. - Il dit qu'il n'a rien fait.
M. Dumortier. - Mais laissez-moi donc achever ma phrase : je disais donc que M. Cornesse avait parfaitement bien fait de laisser au procureur général le soin d'apprécier s'il y avait lieu de poursuivre. M. le ministre, du reste, n'est pas obligé d'ordonner des poursuites, comme il n'est pas obligé d'empêcher de poursuivre. Il peut laisser à ses agents la faculté d'agir ; c'est ce qu'il a fait et il était dans son droit. Maintenant le. parquet a bien fait, selon moi, de poursuivre et je félicite hautement M. Mesdach, que je ne connais pas du tout, de l'énergie qu'il a montrée dans cette affaire.
Il ne faut pas ici décourager les pouvoirs publics lorsqu'ils veulent (page 753) réprimer l'esprit de désordre qui tendrait à envahir notre pays. Je dis qu'il a très bien fait. Je sais que cela pourra déplaire aux personnes qui professent des sentiments républicains, mais nous ne sommes pas ici pour faire leurs affaires, nous sommes ici pour faire les affaires des sentiments du pays, qui sont des sentiments monarchiques et qui font la gloire du pays.
Je répète donc qu'il est inouï de perdre une séance complète pour une prétendue question de responsabilité qui n'existe même pas, et comme nous ne pouvons pas perpétuer cette discussion indéfiniment, je propose à la Chambre l'ordre du jour suivant :
« La Chambre, après avoir entendu les explications de M. le ministre de la justice, qu'elle approuve, passe à l'ordre du jour. »
M. Van Humbeeck. - Messieurs, j'ai entendu avec un vif plaisir le discours de l'honorable M. Dumortier. Ce discours, en effet, est la critique la plus sévère et la plus méritée de l'attitude prise dans ce débat par M. le ministre de la justice.
L'honorable M. Dumortier dit qu'il n'y a pas de responsabilité ministérielle engagée dans cette affaire. Mais lorsqu'il emploie cette expression, sa pensée est évidemment trahie. Car s'il n'y avait pas de responsabilité mise en question, il ne pourrait pas plus être question d'une approbation pour le ministre que d'un blâme. L'honorable M. Dumortier demande cependant une approbation pour lui. Il admet donc sa responsabilité et il a raison.
Ce que nous blâmons, c'est l'attitude tout opposée qu'a prise M. le ministre et qui tend à exclure toute responsabilité. Car, avec le système que vous voulez adopter, nous ne saurons plus à qui nous en prendre, nous ne saurons plus sur quelle personnalité faire porter le contrôle du parlement.
Une incontestable vérité a été dite par l'honorable M. Bara ; c'est que M. le ministre de la justice, après avoir été consulté, pouvait autoriser ou empêcher la poursuite. S'il l'autorisait, il en devenait responsable. S'il l'empêchait, il était responsable de l'obstacle qu'il mettait à son exercice.
Il a préféré recourir à une espèce d'expédient et dire au parquet : Vous êtes mieux placé que moi pour connaître les faits ; faites ce que vous voulez. Il pouvait sans doute s'en rapporter aussi à ses subordonnés ; c'était, de lui à eux, une question de confiance. Ne connaissant pas peut-être suffisamment les circonstances, qu'il s'adresse à un fonctionnaire placé sous ses ordres et lui dise : Faites, j'approuve d'avance ce que vous aurez fait. C'est son droit.
Mais en agissant ainsi, il n'échappe pas à la responsabilité ; au contraire, il accepte d'avance la responsabilité de ce que son délégué aura décidé, il lui donne un blanc-seing, il promet de prendre sur lui ce que ce délégué aura fait.
Si pareil langage a été tenu au parquet par M. le ministre de la justice, venir conclure de là que sa responsabilité n'est pas engagée, c'est fausser dans leur essence les institutions parlementaires.
L'honorable M. Dumortier l'a bien compris ; il ne s'est pas engagé dans la voie suivie par M. le ministre de la justice ; il a dit que, quant à lui, il approuvait ce qui avait été fait par le parquet, ce qui avait été permis ou ratifié par M. le ministre de la justice. Eh bien, que M. le ministre agisse de même ; qu'il se lève et nous déclare qu'il a autorisé les poursuites et qu'il en prend la responsabilité. Nous discuterons alors s'il a eu tort ou raison.
Mais avec la fin de non-recevoir qu'on nous oppose, nous ne pouvons pas même discuter. Comment voulez-vous que nous provoquions un blâme contre vous, que nous venions vous accuser d'avoir compromis le prestige de la royauté par des poursuites maladroites, alors que vous prétendez n'avoir absolument eu dans ces poursuites aucune responsabilité ? Vous désarmez le pouvoir parlementaire par une pareille tactique, et vous finirez par ôter au pays la juste confiance qu'il avait jusqu'ici dans ses institutions.
M. Cornesse, ministre de la justice. - L'honorable M. Van Humbeeck vient de terminer par un reproche qui me toucherait vivement s'il était fondé, celui d'avoir compromis prétendument le prestige de la royauté en tenant la conduite que j'ai tenue dans cette affaire. Je proteste hautement contre cette accusation qui vient de sortir de la bouche de l'honorable représentant de Bruxelles. Si la royauté pouvait être compromise et son prestige affaibli, ce ne serait pas, à coup sûr, par les poursuites qui ont été intentées ; c'est bien plutôt par les actes coupables qui ont été posés après les élections du 2 août dans la ville d'Anvers. (Interruption.)
- Des membres. - Certainement.
- D'autres membres. - Non ! non !
M. Cornesse, ministre de la justice. - Il est permis, en Belgique, d'avoir sur la royauté telle opinion que l'on juge convenable ; on peut professer des théories républicaines ; la liberté d'opinion est sans limites ; elle est proclamée par la Constitution et personne ne songe à la restreindre ; mais ici il ne s'agit pas d'une théorie développée dans une brochure, dans la presse, dans une conférence ; non, messieurs, c'est dans la rue, en pleine agitation populaire, au milieu de 1,000 à 1,300 personnes qu'on a proféré ces cris : « A bas la royauté ! A bas le Roi ! A bas Léopold II ! » Et vous qui n'avez pas un mot de blâme pour ces désordres, vous protestez contre les poursuites dirigées contre leurs auteurs !
L'honorable M. Jottrand me fait un reproche de n'avoir pas empêché de poursuivre, parce que ses sentiments, à lui, sont probablement qu'il faudrait laisser ces faits impunis. Mais, d'un autre côté, l'honorable M. Rogier vient de dire que j'aurais dû ordonner des poursuites. Tâchez donc, messieurs, de vous mettre d'accord ! Quelque mesure que j'eusse prise, à était impossible de vous satisfaire. Que j'eusse donné l'ordre de poursuivre ou que je ne l'eusse pas donné, j'étais, dans tous les cas, un grand coupable. (Interruption.)
Je laisse au procureur général, dépositaire de l'action publique, le droit d'agir selon son appréciation. Les. uns me disent : « Vous avez eu tort ; il fallait ordonner les poursuites, » les autres, disent : « Vous avez été beaucoup trop loin. Il fallait les empêcher. » (Interruption.)
On a dit autre chose.
Vous êtes, s'est écrié M. Frère, responsable des actes de vos agents, responsable, par conséquent, de la poursuite ordonnée par le procureur général.
Eh bien, permettez-moi de vous le dire, vous avez commis en ce point une grave erreur juridique.
Les procureurs généraux sont investis, en vertu du code d'instruction criminelle, de la plénitude de l'action publique en matière de crimes et délits.
La circulaire de 1847 est une exception. Ce n'est, d'ailleurs, pas une loi.
C'est une précaution que le gouvernement a prise pour prévenir, dans certains cas, l'exagération du zèle des fonctionnaires du parquet, mais cela n'empêche que les procureurs généraux exercent les poursuites en vertu de la loi et dans toute la plénitude de leur indépendance.
Je ne puis donc pas être responsable d'une poursuite exercée par le procureur général. Il peut arriver que dans l'exercice de ses fonctions le procureur général commette une faute, et je suis loin de penser qu'il en soit ainsi dans l'espèce actuelle.
En ce cas, il est disciplinairement responsable vis-à-vis du gouvernement.
M. Pirmez. - Il n'y a pas un jurisconsulte qui soutiendra cela. (Interruption.)
M. Cornesse, ministre de la justice. - Autre chose est l'inamovibilité, autre chose la responsabilité. Le parquet exerce l'action publique en pleine liberté.
Si le parquet commet une faute, s'il va trop loin, naturellement le ministre peut, le cas échéant, le rappeler à l'ordre. Mais, jamais il n'entrera dans la pensée de personne de dire que le ministre de la justice puisse être rendu responsable de poursuites faites par un procureur général, quand toute liberté d'action lui est laissée.
Nous sommes ici, messieurs, ne le perdez pas de vue, en matière d'instruction criminelle. Ce n'est pas, comme s'il s'agissait d'un fonctionnaire ordinaire, agent direct du gouvernement. Le pouvoir judiciaire dont font partie les membres des parquets se meut dans sa sphère indépendante en vertu des prérogatives qui lui sont conférées par la loi.
M. Bara. - Pas en matière politique.
M. Cornesse, ministre de la justice. - En matière de poursuites politiques, quel est le régime existant en Belgique ? Le voici en quelques mots.
Le ministère public ne peut poursuivre, en matière politique, sans en référer au gouvernement.
M. de Rossius. - Vous pataugez.
M. Cornesse, ministre de la justice. - Je sais que l'honorable M. de Rossius est un grand jurisconsulte et je ne puis atteindre les sphères élevées où il a l'habitude de planer…
(page 754) M. de Rossius. - Approuvez-vous ou n'approuvez-vous pas les poursuites ? Voilà toute la question.
M. Cornesse, ministre de la justice. - Mais je dois lui dire que le mot qu'il vient d'employer est peu poli...
Si, après avoir demandé des instructions au gouvernement, celui-ci ordonne de poursuivre ou de ne pas poursuivre, le ministre est responsable de l'ordre qu'il donne. Mais si le ministre dit au procureur général : « Agissez comme au cas il appartiendra, je n'ai pas d'ordre à vous donner, » l'autorité judiciaire, le parquet recouvre alors, dans le domaine politique, la liberté pleine et entière dont il jouit dans les autres matières ; il agit sous sa responsabilité comme pour toutes autres poursuites. Voilà la vraie théorie, la théorie juridique et légale.
M. Bouvier. - Cela n'est pas sérieux.
M. Jottrand. - Messieurs, M. le ministre de la justice m'a mis en demeure de m'expliquer sur le fond de la poursuite que vous connaissez
C'est m'attirer sur un terrain tout autre que celui sur lequel j'avais placé mon interpellation.
Je ne désirais qu'une chose, c'était d'éclairer le pays, qui avait le droit de l'être, sur un point que malheureusement le silence du ministère laissait douteux, alors que les plus simples notions de la justice et des convenances lui ordonnaient de l'éclaircir par une explication spontanée.
Je pourrais répondre que je n'ai pas à m'expliquer, mais je n'ai pas l'habitude de reculer devant l'expression franche de ma pensée.
Faut-il laisser, en Belgique, crier impunément : « A bas le Roi ! vive la République ! » ?
Tout cela dépend des circonstances.
L'intention, le lieu, les événements qui s'accomplissent doivent être pris en considération ; tout dépend d'une foule de détails que je ne puis indiquer en ce moment. (Interruption.)
Mais, n'examinant que le fait qui nous est soumis, fallait-il laisser impunis les cris pour lesquels Vanden Abeele a été poursuivi ? Oui ; mon avis est qu'il fallait ne s'en point préoccuper, les laisser tomber dans l'oubli. Sur ce point je partage entièrement l'appréciation de M. Coremans et j'ai pour moi l'opinion de douze citoyens belges, hommes probes et libres, prononçant comme jurés, dans la plénitude et la liberté de leur conscience, un verdict d'acquittement.
Il y a plus, si j'en crois certains bruits qui ont circulé dans le public, la personne prétendument offensée n'a, quant à elle, ressenti aucune offense des cris qui vous ont tant émus, et dans cette circonstance elle a prouvé que le bon sens, la raison calme et froide, sont, dans sa famille, un apanage héréditaire.
M. Rogier. - Lorsque M. le ministre de la justice s'exprimait tout à l'heure avec une très grande chaleur, à l'occasion du fait poursuivi, je me suis permis de l'interrompre en disant : S'il en est ainsi, il fallait donc ordonner des poursuites ! Je ne pouvais, en effet, concilier le langage énergique de M. le ministre de la justice avec la conduite passive qu'il avait tenue, lorsque le parquet l'interrogeait sur la convenance, des poursuites. M, le ministre de la justice blâme ceux des membres de la gauche qui ne paraissent pas avoir pris cet incident très au sérieux ; il leur reproche pour ainsi dire de manquer de zèle monarchique. Lui, au contraire, il élève le fait à une très grande hauteur, mais consulté par le procureur général sur le point de savoir s'il fallait poursuivre ou ne pas poursuivre, il répond : Faites ce que vous voudrez, cela ne me regarde pas, le gouvernement ne se soucie pas. de pareilles choses.
Eh bien, je trouve là une regrettable inconséquence ; il faut qu'un ministre ait le courage de son opinion et qu'à un moment donné il ne vienne pas invoquer son abstention pour faire tomber la responsabilité sur des inférieurs qui l'ont consulté sur la ligne de conduite qu'ils avaient à suivre.
Si, à une autre époque, il a été prescrit au parquet de n'intenter des poursuites politiques qui peuvent engager la responsabilité du gouvernement qu'après en avoir référé au ministre de la justice, c'est que le gouvernement s'était vu engagé par quelques poursuites imprudentes dont ses agents avaient pris l'initiative. Mais si le ministre est consulté, il faut bien qu'il réponde et dans une question aussi grave que celle qu'il vient de faire ressortir, il ne pouvait pas dire aux parquets : Faites ce que vous voudrez.
J'avoue que je ne partage pas la tolérance absolue que quelques-uns voudraient conseiller lorsqu'il s'agit de cris. Sans doute, il faut tenir compte des circonstances dans lesquelles ces cris sont proférés ; ainsi, à certains moments d'exaltation électorale, je conçois qu'il puisse s'échapper certains cris pour lesquels on ferait bien de fermer les oreilles. Mais je n'admets pas, en principe, qu'on puisse impunément crier : « A bas le Roi ! »
M. Thonissen, - « ... à bas Léopold II ! »
M. Rogier. - Je pense que l'honorable M. Jottrand a fait cette réserve.
- Plusieurs membres. - Certainement !
M. Rogier. - Je ne connais pas d'une manière précise les circonstances dans lesquelles le cri a été proféré à Anvers. Je constate seulement que, sous ce rapport, il a été donné dans la ville d'Anvers plusieurs fâcheux exemples ; que la royauté n'y a pas toujours été bien traitée ; et que s'il voulait exercer des poursuites contre les personnages qui ont attaqué la royauté dans la résidence d'Anvers, M. le ministre de la justice pourrait se trouver quelque peu embarrassé sur son banc.
M. Jacobs, ministre des finances. - Expliquez-vous, M. Rogier.
M. Rogier. - Je suppose que M. le ministre de la justice me comprend. Est-ce que l'honorable M. Jacobs pense que je fais une insinuation ?
M. Jacobs, ministre des finances. - Je vous invite à vous expliquer.
M. Rogier. - Eh bien, je fais une insinuation.
M. Jacobs, ministre des finances. - Je vous invite à donner une explication. (Interruption.)
M. Rogier. - Non, du moment que la royauté n'a jamais été attaquée par personne à Anvers, je conçois que mon insinuation serait mauvaise. Mais... franchement il m'est impossible de la retirer.
M. Jacobs, ministre des finances. - Je demande la parole.
M. Rogier. - Je n'ai pas à revenir sur ces faits affligeants ; ils ne sont malheureusement que trop connus.
Donc, pour conclure et pour justifier mon intervention dans ce débat, je dis que si M. le ministre de la justice avait apprécié les faits, dès qu'ils lui ont été connus, avec les mêmes sentiments que ceux qu'il vient d'exprimer, son devoir était, non pas de s'abstenir, mais de dire au parquet : Poursuivez. Si, au contraire, ces faits n'avaient pas alors à ses yeux l'importance qu'il vient de leur attribuer aujourd'hui, il devait dire : Ne poursuivez pas ; il vaut mieux laisser tomber cette affaire. Il aurait pris ainsi le rôle qui lui revenait ; il aurait assumé la responsabilité qui lui incombait et il eût empêché ainsi qu'on ne vînt dans cette enceinte accuser le parquet d'Anvers d'avoir manqué à son devoir, tandis qu'il l'a parfaitement rempli.
M. Hayez. - En résumé, nous aurons encore perdu une séance.
M. Bouvier. - Elle ne sera point perdue pour le pays.
M. Rogier. - Je n'ai, dans tous les cas, qu'une bien faible part dans le reproche. Il se peut que mon discours ait paru un peu trop long à quelques représentants d'Anvers ; mais en fait, je n'ai pris que quelques minutes et ce n'est certes pas moi qui puis être accusé d'avoir provoqué ces débats et de les prolonger outre mesure.
M. Jacobs, ministre des finances. - Si j'interviens dans ce débat, c'est exclusivement pour répondre deux mots à l'insinuation - puisque insinuation il y a - qu'a faite l'honorable M. Rogier.
Il vous a dit que, s'il voulait bien remonter en arrière dans. le passé d'Anvers, le ministre de la justice y rencontrerait des attaques contre le roi sans devoir pousser ses recherches au delà du banc des ministres. (Interruption.)
M. Rogier. - Ce n'est pas là ce que j'ai dit.
M. Jacobs, ministre des finances. - C'est ce que j'ai compris ; mais, quoi qu'il en soit, qu'il s'agisse de moi ou de ceux qui me touchent, je dois une réponse à l'honorable membre.
Il est très vrai qu'au milieu de l'effervescence populaire, dans des meetings d'Anvers, des paroles peu convenables ont été prononcées eu parlant de la royauté ; ce n'étaient point des attaques directes, c'étaient des paroles irrévérencieuses ; on ne peut se servir d'une expression plus sévère.
Quand je suis entré dans cette enceinte, en mon nom et au nom de mes collègues d'Anvers, je les ai désavouées, j'ai déclaré publiquement que nous n'en étions pas solidaires et que nous ne pouvions en être rendus responsables.
Qui s'étonnera de trouver un peu d'écume au sommet des vagues de l'océan populaire des meetings, assemblées publiques accessibles à tous ?
Quand le fait s'est produit, nous l'avons désavoué ; et il ne s'est produit qu'à notre insu et malgré nous.
Mais qu'est-il arrivé ?
Pendant huit années d'opposition au gouvernement, on n'avait pu (page 755) relever, à la charge des meetings, que quelques paroles irrévérencieuses ; à peine étions-nous arrivés nous-mêmes au pouvoir, à peine nos adversaires étaient-ils entrés dans l'opposition que nous voyons ces ardents royalistes crier en pleine rue : « A bas Léopold II ! A bas le Roi ! Vive la République ! » et, ce qui est pis encore, le crier sans le croire, sans le penser.
M. Bara. - C'est une calomnie à l'adresse des libéraux d'Anvers.
M. Jacobs, ministre des finances. - Assurément ce n'étaient pas les partisans du meeting qui criaient : « A bas le Roi ! » qui huaient sous les fenêtres des élus du meeting et qui cassaient leurs vitres.
Ceux qui poussaient ces cris, ceux qui faisaient ce tapage nocturne dans les rues de la ville, c'étaient les vaincus du scrutin, c'étaient nos adversaires, c'étaient ceux qui depuis huit ans nous reprochaient de ne pas parler du roi avec assez de respect dans les meetings !
Voilà ce que j'avais à répondre à l'insinuation de l'honorable M. Rogier.
M. de Theux. - Je n'ai, messieurs, qu'une observation à présenter.
Toutes les opinions qui ont été émises dans ce débat, il faudrait encore peut-être huit jours pour les rencontrer, et nous ne serions pas encore d'accord. D'où je conclus que la discussion est parfaitement inutile.
A quoi se réduit la question ? Il s'agit uniquement de savoir si M. le ministre de la justice peut, dans certaines circonstances, abandonner au procureur général, c'est-à-dire à un des premiers magistrats du pays, l'appréciation de cette question : Y a-t-il lieu de poursuivre ou de ne pas poursuivre ?
Je suis le premier à proclamer qu'en général il appartient au ministre de la justice de prendre la décision, et que le ministre qui agirait autrement manquerait à ses devoirs ; mais dans certaines circonstances spéciales, quand il s'agit de faits accomplis et qui dépendent beaucoup des impressions locales, il est bien difficile d'exiger que M. le ministre de la justice décide s'il y a lieu ou non à poursuites. Qu'arriverait-il ? C'est que le ministre déciderait très souvent en aveugle. Dans des cas pareils, il est bien préférable que l'appréciation de la question soit abandonnée au parquet de la localité où les faits se sont passés.
Notons qu'à Anvers il s'agissait de faits qui avaient suivi les élections. Et en parlant d'élections, je suis complètement désintéressé dans l'affaire ; car les élections de l'arrondissement de Hasselt, dont je suis le représentant, n'ont jamais donné lieu au moindre fait répréhensible.
Mais s'il s'agit de faits délictueux pendant les élections, alors le ministre de la justice doit toujours intervenir ; sinon on poursuivrait, dans telle localité, tel fait qui ne serait pas poursuivi dans telle autre localité ; ou même tel fait serait poursuivi pour tel individu dans une localité, et ne le serait pas pour un autre individu delà même localité.
Dans des cas semblables, le gouvernement doit ordonner les poursuites ; sinon, ce serait mettre les élections à la merci des partis ; ce serait, pour le gouvernement, négliger le plus essentiel de ses devoirs, car il n'y aurait plus d'élections libres. Il ne pourrait s'abstenir de prendre part à la décision que quand il pourrait être soupçonné, en intervenant, d'agir par esprit de parti.
Quant à la circulaire, elle ne dit pas que le ministre de la justice décidera seul, en toutes circonstances, s'il y a lieu, oui ou non, de poursuivre ; le procureur général doit, par sa position, inspirer assez de confiance pour que le ministre lui laisse sans réserve l'appréciation.
Il est impossible que le ministre décide en toute circonstance, en toute affaire, s'il y a lieu de poursuivre ou non ; si maintenant le procureur général a fait une faute, est-ce que le ministre en est responsable ? Mais si le procureur général, dans ce cas-ci, a fait une faute, ce que je ne crois pas, c'est qu'il a agi d'après ce qu'il a cru être son devoir, et voilà tout.
M. le président. La parole est à M. Frère-Orban.
- Voix à droite. - La clôture !
M. Frère-Orban. - Messieurs, l'honorable ministre de la justice vous a dit, avec un accent indigné, que j'avais émis, en matière de responsabilité ministérielle, des doctrines qui constituaient de monstrueuses hérésies. J'en suis bien fâché pour l'honorable ministre de la justice, mais c'est assurément lui qui a émis les idées les moins admissibles en ces matières. Du reste, il a été très incohérent.
Il a tout à la fois nié et affirmé ; il a trouvé qu'il n'était pas responsable et il s'est déclaré responsable ; il a pris la défense de la poursuite après l'avoir déclinée. C'est un spectacle assez triste, je l'avoue, que celui donné par M. le ministre de la justice, qui serait fort en peine, je crois, de justifier à quelle source il puise les principes qu'il a voulu faire prévaloir ici.
Qu'ai-je dit ? J'ai dit que les ministres étaient responsables des actes de leurs agents. (Interruption.)
Permettez ; ceci n'est pas contestable en thèse générale. Ce n'est donc pas cette théorie-là qui est monstrueuse et inadmissible.
J'ai fait une distinction entre les fonctionnaires amovibles du parquet dont le ministre est responsable et les agents ordinaires du pouvoir.
J'ai eu soin de déclarer qu'il était bien évident que lorsqu'il s'agissait de la poursuite et de l'instruction de crimes et délits, la responsabilité pouvant remonter au ministre n'était pas précisément la même qui lui incombe à raison des actes des agents de l'administration générale. C'est là ce que j'ai énoncé.
J'ai dit, pour établir la responsabilité ministérielle même à l'égard des officiers du parquet, que, par exemple, s'il arrivait que des procureurs du roi se livrassent à des poursuites inconsidérées, fissent faire des investigations qui ne seraient pas expliquées, missent la sécurité du public en péril, il était bien évident qu'on s'adresserait avec raison à M. le ministre de la justice, le rendant responsable des faits de ses agents, le mettant en demeure de faire cesser les abus. Il est assez étrange que M. le ministre de la justice vienne qualifier tout cela de monstrueuse hérésie. (Interruption.)
Mais alors quelle est la théorie que j'ai émise et que vous avez qualifiée d'hérésie et de monstrueuse hérésie. (Interruption de M. le ministre de la justice.)
Pas du tout ; j'ai parfaitement spécifié et je ne fais que répéter ce que j'ai dit. J'ai indiqué ce dont le ministre est responsable et ce dont il n'est pas responsable.
M. Dumortier. - Vous faites le professeur.
M. Frère-Orban. - Maintenant dans les cas particuliers de poursuites pour délits de presse et délits politiques, on a unanimement reconnu, non pas depuis 1847 seulement, mais depuis que nous existons comme nation indépendante, qu'une responsabilité toute spéciale incombait au ministre de la justice ; qu'on ne pouvait pas admettre que les parquets intentassent impunément des poursuites du chef de délits de presse et de délits politiques, parce qu'il pouvait en résulter des inconvénients plus graves que d'abandonner des faits de ce genre au jugement de l'opinion publique. Il est des faits de presse ou des faits politiques dont on accroît l'importance en les livrant à des discussions judiciaires.
Aussi dès l'origine, des circulaires ont enjoint aux parquets de n'intenter de pareilles poursuites qu'après en avoir référé au ministre de la justice.
Si la théorie de M. le ministre de la justice était vraie, il devrait rapporter les circulaires qui existent. Ils ne les rapporte pas ; il ne déclare pas que les parquets peuvent intenter à leur gré des poursuites du chef de délit de presse ou du chef de délit politique. Il ne le fera pas ; il s'en gardera bien ; il continuera à appliquer les mêmes principes.
Qu'est-ce à dire ? Que la responsabilité existe. La responsabilité de quoi ? La responsabilité de l'autorisation des poursuites ou du refus d'autorisation ; la responsabilité de la liberté qu'il laisse au parquet d'intenter une action ou de ne pas en intenter. Voilà où la responsabilité du ministre est engagée et c'est de cela qu'il a à répondre.
Qu'il y ait ensuite défaut de discernement dans l'instruction, que celle-ci soit mal dirigée, que le magistrat instructeur fasse preuve d'impéritie et d'ignorance, évidemment M. le ministre de la justice ne serait pas coupable de cette impéritie et de cette ignorance, sauf à lui à prendre des mesures à l'égard de ce magistrat, si les actes répréhensibles pouvaient entraîner des conséquences graves pour la bonne administration de la justice. Mais la responsabilité ministérielle, telle que je viens de la caractériser, subsiste certainement. Il n'y a donc pas eu d'hérésie de ma part.
Maintenant sur le fond de l'affaire, je ne m'étais pas expliqué. J'ai trouvé les poursuites simplement inconsidérées. Pourquoi les ai-je trouvées inconsidérées ? A raison des circonstances où le fait incriminé s'est produit. Evidemment, on ne peut impunément, en toutes circonstances, crier : « Vive la république ! A bas le Roi ! »
Il y a des circonstances où l'on serait obligé de réprimer sévèrement de pareils actes. Mais, au milieu d'une effervescence électorale, lorsque, et c'était une circonstance qu'il était impossible de ne pas prendre on considération, on venait de récompenser par des décorations ceux qui avaient été pendant longtemps dans une opposition factieuse, ceux qui avaient injurié la royauté, il était tout au moins prudent de laisser tomber dans l'oubli les cris qui venaient d'être proférés. Vous veniez, en effet, de décorer ceux qui avaient prétendu publiquement que le roi avait manqué à ses engagements envers la ville d'Anvers, qu'il avait trahi sa parole, alors qu'ils savaient parfaitement que les faits qu'ils affirmaient étaient complètement contraires à la vérité.
(page 756) M. Jacobs, ministre des finances. - C'est un fait complètement inexact.
M. le président. - Je mets aux voix l'ordre du jour proposé par l'honorable M. Dumortier :
« La Chambre, après avoir entendu les explications de M. le ministre de la justice, qu'elle approuve, passe à l'ordre du jour. »
M. De Fré. - Je demande ce qu'on approuve.
M. le président. - Je lis ce que j'ai sous les yeux ; je n'ai pas à expliquer les termes d'une proposition.
M. De Fré. - Je demande si ce sont les explications de M. le ministre que l'on approuve ?
M. Dumortier. - Certainement !
M. De Fré. - Ou si c'est la conduite du ministre ? Qu'est-ce qu'on approuve ?
- Des membres. - Les explications du ministre.
M. Orts. - Je demande la parole.
M. le président. - Sur quoi demandez-vous la parole ?
M. Orts. - Sur la position de la question. Je demande ce que l'ordre du jour proposé veut dire ? Je me suis posé la question, et je ne comprends pas.,
L'honorable M. Dumortier demande-t-il qu'on approuve M. le ministre de la justice, parce qu'il a fait poursuivre ou parce qu'il a laissé poursuivre, ou demande-t-il au contraire qu'on approuve M. le ministre de la justice parce qu'il n'a pas fait poursuivre ou parce qu'il n'a rien fait du tout ?
M. Dumortier. - Ce que je propose d'approuver, ce sont les explications qu'a données M. le ministre de la justice. Ces explications me satisfont et satisfont, je pense, mes amis politiques. Ces explications embrassent quoi ? La conduite de M. le ministre de la justice. M. le ministre de la justice a expliqué sa conduite et, en approuvant ses explications, nous approuvons sa conduite.
-L'ordre du jour proposé par M. Dumortier est mis aux voix par appel nominal.
92 membres sont présents.
53 adoptent.
38 rejettent.
1 (M. Cornesse) s'abstient.
En conséquence, l'ordre du jour est adopté.
Ont voté l'adoption :
MM. Beeckman, Biebuyck, Coremans, de Baets, de Borchgrave, de Clercq, de Haerne de Kerckhove, Delaet, Delcour, De Lehaye, de Muelenaere, de Naeyer, de Smet, de Theux, de Zerezo de Tejada, Drion, Drubbel, Dumortier, Gerrits, Hayez, Hermant, Jacobs, Janssens, Juillet, Kervyn de Lettenhove, Kervyn de Volkaersbeke, Lefebvre, Liénart, Magherman, Moncheur, Mulle de Terschueren, Notelteirs, Pety de Thozée, Rembry, Reynaert, Schollaert, Simonis, Snoy, Tack, Thibaut, Thonissen, Van Cromphaut, Vanden Steen, Vander Donckt, Van Hoorde, Van Overloop, Van Renynghe, Amédée Visart, Léon Visart, Wasseige, Wouters et Vilain XIIII.
Ont voté le rejet :
MM. Allard, Bara, Bergé, Boulenger, Bouvier, Braconier, Brasseur, d'Andrimont, Dansaert, David, de Baillet-Latour, de Dorlodot, De Fré, Defuisseaux, de Lexhy, Demeur, de Rossius, Descamps, Dethuin, de Vrints, Elias, Frère-Orban, Funck, Guillery, Hagemans, Houtart, Jamar, Jottrand, Le Hardy de Beaulieu, Muller, Orts, Pirmez, Rogier, Sainctelette, Vandenpeereboom, Van Humbeeck, Van Iseghem et Vleminckx.
M. Cornesse, ministre de la justice. - La Chambre comprendra aisément les motifs de convenance et de délicatesse qui m'ont empêché de prendre part au vote.
- La séance est levée à 5 heures.