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Chambres des représentants de Belgique
Séance du mardi 22 novembre 1870

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1870-1871)

(Présidence de M. Vilain XIIII.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 157) M. Wouters procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.

M. Reynaert lit le procès-verbal de la séance précédente ; la rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. Wouters présente l'analyse suivante des pièces adressées à la Chambre.

« Des commissionnaires-expéditeurs à Verviers déclarent adhérer à la pétition ayant pour objet la révocation de la convention conclue entre le gouvernement et la compagnie Van Gend pour les transports sur le chemin de fer. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Les membres du conseil communal de Beaumont demandent la prompte et complète construction du chemin de fer de Frameries à Chimai avec embranchement de Beaumont vers Thuin. »

- Même renvoi.


« Le sieur De Clerck réclame l'intervention de la Chambre pour obtenir le payement de ce qui lui revient du chef de ses travaux de recensement général pour la commune de Velthem-Beyssem. »

- Même renvoi.


« Le sieur Goffin, facteur rural à Eghezée, demande une augmentation de traitement. »

- Même renvoi.


« L'administration communale de Hamme demande que la concession d'un chemin de fer de Gand par Lokeren sur Tamise et se dirigeant éventuellement vers la Tête de Flandre soit accordée aux sieurs Lefevre et de Rechter a condition d'observer le nouveau tracé passant par le hameau Sainte-Anne et le centre de la commune de Hamme. »

- Même renvoi. »


« Le conseil communal de Virton demande que M. le ministre des travaux publics prononce la déchéance de la société concessionnaire du chemin de fer de Virton, si elle ne se met immédiatement à l'œuvre sur la seconde section : Sainte-Marie-Ethe-Virton. »

M. Bouvier. - Je demande le renvoi de cette pétition à la commission des pétitions avec prière de faire un prompt rapport, et je déclare, en outre, que j'interpellerai l'honorable ministre des travaux publics sur l'inexécution des travaux relatifs à la construction de ce chemin de fer.

- Adopté.


« Le sieur Durlaux, détenu pour dette commerciale, demande l'abolition de la contrainte par corps en matière de commerce. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Des membres de la Ligue de l'enseignement à Charleroi demandent une loi réglementant le travail des enfants dans l'industrie. »

- Même renvoi.


« Des habitants de Sart-Custinne prient la Chambre d'accorder au sieur Brassine la concession d'un chemin de fer d'Athus à Givet.’

« Même demande du conseil communal de Bourseigne-Vieille. »

- Même renvoi.

« Les bourgmestre, échevins, conseillers communaux et des habitants de Halanzy demandent que M. le ministre des travaux publics examine d'urgence les propositions de la Compagnie du chemin de fer de Virton et qu'en attendant il n'oblige pas celle-ci à exécuter le tracé de l'administration des ponts et chaussées. »

« Même demande d'habitants de Châtillon. »

- Même renvoi.


« Le sieur Matthys propose des mesures pour améliorer la garde civique. »

- Même renvoi.


« Le secrétaire communal de Saint-Georges demande que l'avenir des secrétaires communaux soit assuré, que leur traitement soit mis en rapport avec l'importance de leur travail et des services qu'ils rendent aux administrations communales, provinciales et générale.

« Même demande des secrétaires communaux de Baesrode, Hermée, Godarville, Jodoigne, Oultre, Pipaix, Baugnies, Melsen, Cuerne, Quévy-le-Grand, Haeltert, Thieusies, du canton de Ciney, de l'arrondissement de Thielt. »

M. Lelièvre.- J'appuie la requête, qui est fondée sur les plus justes motifs, et comme elle a un caractère d'urgence, je demande qu'elle soit renvoyée à la commission des pétitions avec prière de faire un prompt rapport.

M. Van Renynghe. - J'appuie la proposition de M. Lelièvre.

- Adopté.


« Le sieur Colson, ancien directeur-adjoint à l'hôpital militaire de Mons, réclame l'intervention de la Chambre pour être mis en jouissance de sa pension. »

- Même décision.


« Des habitants de Bruxelles demandent la révision des lois d'impôts, la suppression de l'armée et des droits de douanes. »

- Même décision.


« Le conseil communal de Brecht prie la Chambre d'allouer au budget des travaux publics le crédit nécessaire à l'achèvement du canal de Turnhout à Anvers par Saint-Job in t'Goor et d'engager le gouvernement à faire exécuter la troisième et dernière section de cette voie navigable. »

- Renvoi à la section centrale qui sera chargée d'examiner le budget des travaux publics.


a Par quatre pétitions, des habitants de Liège prient la Chambre d'adopter la proposition de loi relative à la révision des articles 47, 53 et 56 de la Constitution. »

M. Demeur. - Je demande le dépôt de cette pétition sur le bureau pendant la discussion sur la prise en considération de la proposition de loi ainsi que pendant la discussion du projet de loi du gouvernement sur la réforme électorale.

- Adopté.


« Le sieur de Stoop demande une réduction de la patente sur les moulins à vent. »

- Renvoi à la commission permanente de l'industrie.


- « Lesieur Lancksweert réclame l'intervention de la Chambre pour qu'il soit fait une enquête sur la vente par le génie militaire d'une flaque d'eau dépendant de sa propriété. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Des habitants d'Ellezelles demandent que le projet de loi relatif à la réforme électorale prescrive que les élections législatives auront lieu au chef-lieu de canton et les élections provinciales à la commune. »

- Renvoi à la section centrale qui sera chargée d'examiner le projet de loi.


(page 158) « Des électeurs dans l'arrondissement de Gand proposent des modifications à la loi électorale et demandent tout au moins le vote au chef-lieu de canton. »

M. Cruyt. - Je demande le renvoi de cette pétition à la section centrale chargée d'examiner le projet de loi relatif a la réforme électorale.

- Adopté.


« Les membres de la société dite de Veldbloem, à Bruxelles, prient la Chambre de prendre en considération la proposition de loi relative à la révision de l'article 47 de la Constitution.

« Même demande de la société dite de Klauwaerts à Schaerbeek. »

« Par trois pétitions, des habitants de Dison prient la Chambre de prendre en considération la proposition de réviser les articles 47, 53 et 56 de la Constitution. »

« Même demande d'habitants de Cheratte, Pepinster, Verviers, Thimister, Bruxelles, Chênée. »

M. Demeur. - Je demande également pour ces pétitions le dépôt sur le bureau pendant la discussion sur la prise en considération de la proposition de loi et pendant la discussion du projet de loi du gouvernement sur la réforme électorale.

- Adopté.


Il est fait hommage à la Chambre :

« Par M. le procureur général près la cour d'appel de Liège de 4 exemplaires de ses discours de rentrée des années 1867 à 1870 ;

« Par M. De Lanier, capitaine quartier-maître au premier régiment de lanciers, d'un Recueil des dispositions prescrites par les règlements concernant les troupes en marche. »

- Dépôt à la bibliothèque.


« Le sieur Dewit adresse à la Chambre 128 exemplaires d'une requête à M. le ministre de l'intérieur tendante à obtenir là séparation du hameau de Terhaegen de la commune de Rumpst. »

- Distribution aux membres et dépôt à la bibliothèque.


« M. Crombez, retenu en France par les événements et par des devoirs impérieux de famille, MM. de Liedekerke, Sainctelette et de Moerman retenus par indisposition, demandent un congé. »

- Accordé.

Proposition de loi révisant les articles 47, 53 et 56 de la Constitution

Développements

M. Demeur. - En montant à cette tribune pour motiver la proposition de réviser trois dispositions constitutionnelles, notre première pensée, notre premier devoir est de rendre un respectueux hommage aux auteurs de la Constitution. Ils ont reconnu et assuré aux Belges un ensemble de droits, de libertés, de garanties qu'aucun peuple ne possédait alors dans le monde entier ! Même dans les dispositions dont nous demandons aujourd'hui la révision, le Congrès national a devancé son époque et réalisé un immense progrès sur nos institutions antérieures. Ce n'est pas que la Constitution du 7 février 1831 soit parfaite. Quelle est l'œuvre humaine qui réalise la perfection ? A côté de principes fondamentaux absolument adéquats au droit naturel et que le Congrès tout entier a adoptés, la Constitution renferme des règles sur lesquelles le Congrès lui-même était divisé et dont les transformations que le temps amène dans toute société peuvent commander la révision.

Le Congrès national ne l'ignorait pas. Aussi, il a prévu l'amélioration de son œuvre et, de cette prévision, il a fait une disposition intégrante de la Constitution. C'est cette disposition que nous vous proposons aujourd'hui d'appliquer. Chaque génération doit apporter sa pierre a l'édifice politique. Nous avons l'ambition d'apporter la nôtre. Nous n'avons rien fait qui autorise à nous l'interdire. Par là, nous travaillerons, non à détruire l'œuvre du Congrès, mais à la consolider et à l'élever.

C'est dans les règles que le Congrès lui-même a tracées, c'est dans l'article 131 de la Constitution que nous devons chercher l'étendue de nos pouvoirs pour la révision de la Constitution.

Tout d'abord, le pouvoir législatif doit déclarer qu'il y a lieu à la révision ; et cette déclaration doit désigner la disposition constitutionnelle à réviser.

Les Chambres sont alors dissoutes de plein droit, et il en est convoqué de nouvelles.

C'est aux nouvelles Chambres, de commun accord avec le Roi, qu'il appartient de statuer sur les points soumis à la révision.

Ainsi, en délibérant, comme la proposition nous y convie, sur la révision de trois articles de la Constitution, nous n'aurons point, nous ne pouvons avoir à statuer sur cette révision elle-même. Nous aurons à décider si la révision de ces articles est désirable, s'il y a lieu de la provoquer. Là se borne le rôle du pouvoir législatif actuel.

Cette limitation de notre compétence explique le laconisme de la formule soumise à vos délibérations. Nous proposons à la Chambre, nous proposons au pouvoir législatif de déclarer :

« Il y a lieu à la révision des articles 47, 55 et 56 de la Constitution. »

S'il n'appartient pas au pouvoir législatif actuel de dire quels changements seront apportés à la Constitution, s'il n'a pas à décider ce qui sera mis dans la Constitution à la place des articles dont la révision est proposée, il doit néanmoins prévoir et examiner quelles dispositions pourraient être substituées aux dispositions en vigueur, car ce n'est que par la comparaison de ce qui est avec ce qui pourrait être que l'on arrive à se prononcer sur l'utilité et la nécessité de la révision.

Pour motiver la proposition d'un changement à la Constitution, il est donc indispensable d'indiquer le but que l'on veut atteindre.

C'est ce que nous allons faire.

La proposition est double. Elle touche à l'article 47, relatif au cens pour l'élection des membres de la Chambre des représentants. Elle touche aux articles 53 et 56, relatifs, le premier aux élections et le second aux conditions d'éligibilité pour le Sénat.

Dans notre pensée, l'article 47 devrait être rédigé comme il suit :

« La Chambre des représentants se compose des députés élus directement par les citoyens réunissant les conditions déterminées par la loi électorale. »

La disposition d'après laquelle, pour être admis à élire les députés, il faut payer un cens qui ne peut excéder 100 florins d'impôt direct, ni être au-dessous de 20 florins, disparaîtrait donc. Le pouvoir législatif serait désormais le maître d'abaisser le cens électoral, de l'augmenter même et même aussi de le supprimer. Il pourrait encore, s'il le juge convenable, demander à l'électeur des garanties autres que le payement du cens et, à l'instar d'autres législations, reconnaître le droit de vote à ceux qui payent un certain loyer, à ceux qui exercent certaines professions ou qui justifient d'une certaine instruction ; en un mot, pour fixer les conditions du droit électoral, le législateur n'aurait plus désormais d'autre règle que son propre jugement et d'autre guide que le bien du pays.

Voilà ce que nous voulons. La première partie de la proposition n'a pas d'autre portée.

Ce changement est-il désirable ?

La loi du 12 mars 1848 a fixé au minimum constitutionnel le cens électoral pour la nomination des membres de la Chambre des représentants. Il est interdit au pouvoir législatif d'abaisser ce cens au-dessous du chiffre actuel. On peut dire que c'est là, pour le pouvoir législatif, l'interdiction d'étendre le droit de suffrage en cette matière. La nécessité d'exiger le payement de 20 florins d'impôt est un obstacle infranchissable. Tout au plus pourrait-on, en supputant dans le cens électoral les centimes additionnels payés pour la commune et pour la province, augmenter d'une fraction minime le nombre des électeurs.

Telle est la situation.

Si l'on admettait qu'une réforme électorale, pour les Chambres législatives, n'est pas actuellement désirable, et si, en même temps, on avait l'assurance que cette réforme ne sera pas nécessaire dans un temps plus ou moins prochain, la première partie de la proposition n'aurait aucune raison d'être ; mais, si l'on adopte un avis contraire, on doit investir le pouvoir législatif du droit de réaliser la réforme, et, pour cela, avant tout, il faut adopter la proposition.

Nous avons donc à montrer que le moment est venu, pour notre pays, d'étendre le droit de suffrage politique.

A cette fin, nous nous proposions de faire valoir ici de nombreux arguments.

Nous voulions mettre en relief combien il est injuste de ne reconnaître le droit de suffrage politique qu'à 100,000 citoyens belges, sur une population de 1,400,000 hommes majeurs, et d'en exclure ainsi l'immense majorité.

Nous voulions signaler que, grâce à l'exercice des libertés publiques, au développement de l'instruction, aux voies rapides de communications, il y a aujourd'hui, parmi les douze à treize cent mille citoyens belges exclus du droit de suffrage, un nombre considérable qui sont capables et dignes de l'exercer.

Nous voulions montrer que si, en 1831, le Congrès national plaça la Belgique à la tête des nations, au point de vue de la participation des citoyens à l'élection du législateur, aujourd'hui, au contraire, par suite du courant en quelque sorte universel qui a entraîné l'Europe dans la voie du développement du suffrage, c'est dans notre pays, ainsi que le constate (page 159) M. Maurice Block dans une note statistique, que le nombre des électeurs est le plus restreint, eu égard à la population.

[en note de bas de page : nombre d’électeurs par mille habitants : France 267, Suisse, 238, Prusse 208, Danemark 154, Royaume-Uni 89, Suède 57, Portugal 54, Pays-Bas 28, Espagne 27 (chiffre de 1685, l’Espagne a établi le suffrage universel en 1868), Italie 23, Belgique 21]

Mais ces développements nous paraissent aujourd'hui superflus.

« L'opinion publique réclame une large réforme électorale. »

Ce n'est pas nous qui parlons ainsi ; c'est le gouvernement lui-même qui commence, par ces mots, l'exposé des motifs de son projet de loi sur la réforme électorale.

« Les progrès de l'instruction et des mœurs politiques ont créé des aptitudes nouvelles ; à ces aptitudes correspondent des droits ; en appelant un plus grand nombre de citoyens à participer à l'exercice de la souveraineté nationale, nous consoliderons nos institutions libérales. Tous les citoyens actifs, anciens et nouveaux, exerceront avec intelligence et patriotisme les droits que le législateur leur aura reconnus, et la réforme sera salutaire pour les intérêts politiques et administratifs.

« Depuis quarante années, les pouvoirs publics et les efforts des particuliers ont développé l'instruction avec une sollicitude éclairée et persévérante. Si le succès n'est pas complet, s'il reste beaucoup à faire, du moins il est constant que l'ignorance a diminué ; la transformation de la presse, la multiplicité de ses organes qui pénètrent partout et associent, de jour en jour, un plus grand nombre de citoyens à la vie politique et administrative, à la discussion des intérêts communs, ont aussi créé ces nouvelles aptitudes, et par conséquent ces droits d'exercer la plus précieuse prérogative du citoyen. »

Encore une fois, ce ne sont pas les auteurs de la proposition qui parlent ainsi. Les lignes qui précèdent sont textuellement extraites de l'exposé des motifs que le gouvernement nous a soumis le 9 de ce mois, à l'appui d'un projet de loi que la Chambre paraît disposée à voter à une grande majorité. Quant à nous, sans examiner ici ce projet, nous applaudissons de tout cœur aux motifs par lesquels on le justifie et que nous venons de rappeler. Nous y reconnaissons nos idées ; elles sont bien à nous. Nous les revendiquons. Nous n'avons pas à en invoquer d'autres à l'appui de la première partie de la proposition.

Il est vrai que ces idées, le gouvernement les exprime à l'appui d'une réforme électorale pour la commune et pour la province ; mais ne sont-elles pas également justes lorsqu'il s'agit de l'élection des représentants du pays ?

Les aptitudes nouvelles qu'ont créées chez nous les progrès de l'instruction et des mœurs politiques n'existeraient-elles que pour les élections communales et provinciales ? La souveraineté nationale, à l'exercice de laquelle on veut faire participer un plus grand nombre de citoyens, ne comprendrait-elle pas aussi l'élection des Chambres législatives ? Dans le même exposé des motifs, on dit plus loin qu'en élargissant les bases de nos institutions, on leur assure une stabilité nouvelle, que nos libertés ont été fécondes, et que ce serait une faute et une injustice d'en redouter ou d'en refuser le développement naturel et progressif. Tout cela ne s'applique-rail-il qu'aux affaires provinciales et communales, à l'exclusion des affaires du pays lui-même ? La distinction est inadmissible, elle ne pourrait se justifier.

Concluons : Il y a aujourd'hui cri Belgique 111,461 électeurs provinciaux et 230,422 électeurs communaux, tandis qu'il n'y a que 105,931 électeurs généraux. Que fait-on ? On donne les meilleures raisons pour justifier l'augmentation des électeurs des deux premières catégories ; on propose de porter la première au nombre de 214,000, et la seconde au nombre de 355,000 ; et l'on dirait : Nous ne voulons pas même avoir le pouvoir, ni aujourd'hui, ni demain, d'augmenter la catégorie la moins nombreuse ! Cela est impossible.

La deuxième partie de la proposition a pour objet de déclarer qu'il y a lieu à la révision de l'article 53, d'après lequel les membres du Sénat sont élus par les citoyens qui élisent les membres de la Chambre des représentants, et de l'article 56, qui fixe les conditions requises pour pouvoir être élu et rester sénateur.

Disons tout de suite que, dans notre pensée, il s'agit uniquement de réviser le n°5 de l'article 56, qui exige, comme condition d'éligibilité au Sénat, le payement, en Belgique, de 1,000 florins d'impôt direct, et qui permet seulement de compléter la liste des éligibles dans chaque province, à concurrence d'un éligible sur 6,000 habitants, par l'adjonction des plus imposés ne payant pas 1,000 florins.

Si nous n'avons pas borné là notre demande de révision, si nous avons cité l'article 56 tout entier et aussi l'article 53 comme sujets à révision, c'est que les diverses conditions d'éligibilité forment, en réalité, une seule disposition ; c'est qu'il y a entre ces conditions et les conditions requises de l'électeur une intime connexité. Les articles 53 et 56 constituent ensemble un système particulier de formation du Sénat, et il nous a paru indispensable de laisser au législateur qui sera appelé à statuer sur la révision, une complète liberté d'appréciation.

Divers systèmes peuvent se présenter à lui : il pourra se borner à réduire le cens d'éligibilité ; il pourra aussi l'abolir purement et simplement, en ne laissant subsister que la condition de l'âge ; il pourra, tout en abolissant le cens d'éligibilité, y substituer d'autres conditions ou bien encore établir pour le Sénat un mode d'élection différent de celui qui est admis pour la Chambre des représentants. Nous n'avons pas à nous prononcer entre ces divers systèmes et d'autres qui peuvent se présenter ; nous n'en parlons ici que pour expliquer l'extension que nous avons cru devoir donner à la proposition, quand c'est uniquement au cens d'éligibilité que nous nous attaquons.

La liste des éligibles payant le cens de 1,000 florins ne comprend, en 1870, que 481 personnes, auxquelles viennent s'ajouter, comme éligibles dans leurs provinces respectives, les plus imposés ne payant pas 1,000 florins. Le nombre de ces derniers n'a pas encore été publié dans les recueils officiels pour l'année courante ; mais, en 1869, les éligibles des deux catégories étaient, pour tout le royaume, au nombre de 822, et ce nombre n'a vraisemblablement pas varié en 1870.

Il s'en faut de beaucoup que les électeurs appelés à élire les 62 sénateurs aient réellement le choix entre 822 personnes.

Il faut tenir compte d'abord de l'article 53 de la Constitution, aux termes duquel on ne peut être à la fois membre des deux Chambres. Or, parmi les membres de la Chambre des représentants, il y en a qui figurent sur la liste des éligibles au Sénat.

Les lois qui établissent l'incompatibilité du mandat parlementaire avec un grand nombre de fonctions ne font pas obstacle à l'inscription sur la liste des éligibles, et ainsi, dans le fait, elles diminuent, pour les électeurs, la possibilité du choix des sénateurs.

Dans la liste des éligibles figurent des personnes ayant subi des condamnations judiciaires qui, sans entraîner la privation des droits politiques, sont cependant de telle nature qu'aucun parti ne consentirait à élire ceux qui en ont été frappés.

Par une bizarrerie étrange, la liste comprend aussi des personnes poursuivies par leurs créanciers, insolvables, en fuite même. Les propriétés grevées d'hypothèques au delà de leur valeur n'en sont pas moins assujetties à l'impôt direct, dont le payement rend éligible au Sénat.

Les erreurs dans la formation des listes annuelles diminuent encore la possibilité du choix. C'est ainsi que la liste définitive formée dans le Hainaut, l'année dernière, renfermait les noms de deux morts. La députation permanente du conseil provincial, chargée par la loi de la formation de la liste, constate dans son rapport qu'elle n'avait été avisée des décès qu'après l'expiration des délais pour l'inscription de nouveaux noms.

Que l'on tienne compte des personnes inscrites sur les listes d'éligibilité auxquelles l'âge ou des infirmités physiques ou intellectuelles rendent impossible l'accomplissement du mandat parlementaire ; que l'on tienne compte aussi et surtout de celles qui, tout en réunissant les conditions voulues par la Constitution, ne voudraient pas accepter la charge de ce (page 160) mandat et l'on arrivera avec nous à cette conclusion que le choix n'existe pas pour les électeurs dans la formation du Sénat.

N'oublions pas qu'il y a, en Belgique, plusieurs partis politiques, et dans ces partis, des nuances d'opinions. Pour que l'élection soit véridique, sincère, chacune de ces nuances devrait avoir le choix entre plusieurs candidats. On vient de voir qu'il n'en est pas ainsi.

Les faits confirment cette appréciation.

Que de fois la lutte électorale a été empêchée par l'impossibilité où se trouvaient les électeurs d'une opinion de trouver des candidats ! Chacun de nous pourrait citer plusieurs exemples. Bornons-nous à rappeler qu'aux dernières élections générales, le parti qui devait obtenir la majorité dans le pays n'avait, à Bruxelles, qu'un seul candidat pour sept sénateurs à élire ; il avait cependant ses treize candidats pour la Chambre des représentants, et l'on sait si la lutte était vive, et avait, autant que possible, été généralisée.

Que de fois aussi un parti politique n'a pu faire choix d'un candidat pour le Sénat que sous l'empire de la contrainte résultant de l'exiguïté du nombre des éligibles, et quand, à côté du candidat, il y avait des hommes plus capables, plus aptes au mandat parlementaire, mais ne payant pas le cens voulu !

Cet état de choses est tout autre que celui que prévoyait le Congrès national, lorsqu'il traçait les règles relatives à la formation du Sénat. Le Congrès n'a pas voulu restreindre ainsi le choix des électeurs, car il croyait le nombre des censitaires payant 1,000 florins d'impôt direct beaucoup plus élevé qu'il ne l'est en réalité ; il ne possédait pas les renseignements statistiques nécessaires à la solution de la question ; cela résulte des discussions qui ont précédé son vote dans la séance du 18 décembre 1830.

L'un de ses membres, M. Masbourg, disait que, dans la Flandre occidentale, il y aurait plus de 150 personnes payant 1,000 florins d'impôt direct, et que la province de Luxembourg en aurait 50.

De son côté, M. Lebeau, pour prouver que le chiffre de 1,000 florins n'était pas trop élevé, s'appuyait sur ce que, dans la seule province de Liège, ce chiffre amènerait plus de 300 éligibles.

C'étaient là autant (terreurs matérielles.

En réalité, la Flandre occidentale ne renferme pas 150 personnes payant 1,000 florins d'impôt direct ; elle n'en a jamais eu plus de 67, et n'en possède aujourd'hui que 56. Le Luxembourg était loin d'en compter 50 ; dans la partie non cédée, il n'en complaît pas un seul, et il n'en a que 4 cette année ; enfin, la province de Liège n'en compte que 35 au lieu de 300.

Ces considérations condamnent la disposition constitutionnelle dont nous demandons la révision. Il en est d'autres encore à faire valoir.

La totalité des sommes payées par les 822 éligibles au Sénat, à titre d'impôt direct, s'élève approximativement à 2,000,000 de francs ; dans cette somme sont compris les centimes additionnels perçus au profit des communes et des provinces, qui, depuis l'année 1859, sont comptés pour parfaire le cens d'éligibilité au Sénat.

Deux millions de francs ! Et l'ensemble des impôts directs payés à l'Etat est de 37 millions ! Et le total des impôts directs et indirects payés à l'Etat est de plus de 120 millions, auxquels viennent s'ajouter le fonds communal pour plus de 18 millions, les impositions communales pour plus de 10 millions et les impositions provinciales pour plus de 5 millions.

Deux millions de francs ! Voilà la somme dont le payement confère à une infime minorité de citoyens le monopole de la composition d'une Chambre législative sans le concours et le consentement de laquelle rien ne peut se faire dans le pays, et qui annihile à son gré les résolutions de l'autre Chambre, choisie parmi tous les citoyens indistinctement.

Ce monopole n'est pas légitime.

Si les éligibles au Sénat concourent à l'impôt pour une somme plus considérable que d'autres citoyens, ils profitent aussi, dans une grande proportion, des dépenses de l'Etat, des provinces et des communes. L'entretien de l'armée, l'entretien de la police, l'administration de la justice, la construction des routes et des chemins de fer ; en un mot l'ensemble des dépenses publiques leur donne des sécurités et des avantages proportionnels à l'impôt qu'ils payent.

Ce payement ne peut leur créer un privilège.

On ne dira pas que le cens d'éligibilité est, pour celui qui l'acquitte, la présomption d'une capacité supérieure à celle des autres citoyens. On n'a jamais soutenu, on ne soutiendra pas que les éligibles au Sénat constituent dans l'Etat une catégorie spéciale de citoyens investis d'aptitudes particulières pour l'élaboration des lois.

On a dit, il est vrai, que le payement de 1,000 florins d'impôt direct est le signe d'une grande fortune, et que la possession de la fortune garantit l'indépendance du mandataire dans l'accomplissement de sa mission ; mais, cette raison, si elle était fondée, serait injurieuse pour noire Chambre.

L'indépendance de l'homme politique résulte avant tout de son caractère, dont les électeurs sont les juges ; et le mépris de la fortune est une garantie plus sûre d'indépendance que sa possession. Résumons-nous :

Aujourd'hui, l'immense majorité des citoyens qui composent la nation belge est exclue de toute intervention directe dans la nomination des législateurs. L'adoption de la première partie de la proposition permettra de mettre fin à cette injustice, avec la prudence et la temporisation qu'exige toute transformation des règles fondamentales auxquelles sont soumises les nations.

Aujourd'hui, une des assemblées législatives du pays ne peut se recruter que dans une catégorie de citoyens tellement restreinte que la nation est privée de la liberté du choix. L'adoption de la seconde partie de la proposition restituera à la nation cette liberté.

La proposition est ainsi justifiée, de manière à écarter toute objection sur le fond même des questions qu'elle soulève.

Pour la combattre, on ne soutiendra pas qu'il est bon de maintenir le pouvoir législatif dans l'impuissance d'étendre le droit de suffrage politique ; on ne tentera pas non plus de justifier la disposition constitutionnelle qui fixe le cens d'éligibilité au Sénat. Sur ce double terrain, la proposition réunira, c'est notre conviction, l'immense majorité des membres de la Chambre.

Mais ce qui préoccupera un grand nombre de membres, c'est l'opportunité des questions soulevées. Cette objection se présente à plusieurs points de vue.

Tout récemment, le pays a été appelé à des élections générales. Est-ce bien le moment de discuter une proposition dont l'adoption entraînerait, comme première conséquence, la dissolution de plein droit des deux Chambres et de nouvelles élections ? D'un autre côté, l'Europe est profondément troublée. Nul ne peut prévoir les résultats de la lutte engagée entre deux de nos plus puissants voisins, et de plus une question brûlante vient d'être soulevée à l'Orient. Le moment est-il bien choisi pour toucher à notre pacte fondamental, pour provoquer une discussion qui jettera la division et l'agitation dans le pays ?

Cette objection n'a pas arrêté les auteurs de la proposition. Nous pensons qu'elle ne doit pas arrêter la Chambre. Elle disparaîtra après un examen sérieux. Elle prend sa source dans une défiance illégitime des libertés et des droits que consacrent nos institutions.

Nous ne croyons pas que, dans les circonstances actuelles, il y ait un danger quelconque à voir les citoyens belges et les pouvoirs publics discuter les plus grandes questions d'intérêt général. Nous savons, par une expérience de quarante années, que ces discussions ne pourront être que pacifiques. Les débats de la presse, le mouvement des associations politiques et des meetings, les luttes de la tribune, qu'est-ce que tout cela, sinon une agitation féconde, propice au développement des intelligences et des cœurs, appelée à jeter la lumière sur les intérêts du pays ?

Cette agitation, le gouvernement ne la redoute pas, puisque, la veille du jour où fut déposée notre proposition, il jugeait opportun de déposer le projet de loi sur la réforme électorale, et il terminait son exposé des motifs par ces mois : « Dans les circonstances actuelles, plus que jamais, le principal bienfait d'institutions libres doit être d'assurer le concours de toutes les intelligences et de toutes les volontés pour accroître le bien-être moral, politique et matériel du pays. »

Nous ne tenons pas un autre langage pour justifier l'opportunité de notre proposition.

Notre proposition entraîne la dissolution des Chambres, cela est vrai ; mais cette dissolution aura lieu à l'époque, facultative pour le gouvernement, où par la sanction, la promulgation et la publication, la proposition prendra le caractère de loi.

L'adoption du projet du gouvernement rendra d'ailleurs nécessaire la dissolution de tous les conseils provinciaux et de tous les conseils communaux, et les électeurs appelés l'an prochain à renouveler ces conseils pourraient en même temps élire les nouvelles Chambres...

Ajoutons que la situation actuelle, véritablement effrayante pour des peuples voisins, n'a pas pour nous ce caractère.

Au mois d'août dernier, de puissantes armées se livraient bataille sur nos frontières, et nul ne pouvait dire alors si notre territoire ne serait point violé. Cela n'a pas empêché les élections générales. Le danger que l’on pouvait redouter alors n'existe plus.

Pendant vingt années, nous avons eu, à notre frontière du midi, un gouvernement qui était, pour nos institutions et pour notre nationalité, une (page 161) permanente menace. Ce gouvernement a disparu, et, à l'heure présente, quel que soit le trouble de la politique européenne, nous ne voyons pas le péril qui peut nous venir de l'extérieur. A l'intérieur, tout est calme. Où donc serait le danger ? Nous n'en prévoyons qu'un seul, éloigné peut-être, mais redoutable : il se lèverait le jour où tous, gouvernement et Chambres, nous serions en présence d'une réforme électorale non seulement utile et opportune, mais nécessaire et exigée et qui serait incompatible avec la Constitution.

Ne fermons pas l'oreille aux leçons de l'histoire.

Le 14 février 1848, le gouvernement déposait sur ce bureau un projet de loi d'après lequel le cens électoral était réduit à 20 florins, mais seulement pour cette catégorie restreinte de citoyens qui est appelée à remplir les fonctions de jurés. C'était là toute la réforme que le cabinet du 12 août 1847, porté au pouvoir par l'opinion libérale, croyait réalisable, et aller plus loin était, selon lui, dangereux et inadmissible.

Survient le 24 février.

Le 28, le même cabinet dépose un nouveau projet qui abaisse le cens à 20 florins pour tous les citoyens sans distinction.

Le président de la Chambre invite les sections à se réunir le lendemain pour s'occuper d'urgence du nouveau projet.

Le 2 mars, le rapport de la section centrale est déposé ; il est discuté le 4.

« Des considérations d'un ordre supérieur, puisées dans des événements qui nous ont fait traverser en un jour un siècle entier, nous commandent à tous de donner à la mesure proposée notre assentiment. » Ainsi parle un orateur, M. Dechamps, au nom de l'opposition.

Le projet est adopté le même jour, à l'unanimité.

Le 9 mars, la commission du Sénat fait son rapport, et, le 11, le Sénat adopte le projet à l'unanimité.

Le lendemain, le Moniteur publie la loi qui fixe le cens électoral, pour l'élection des Chambres, au minimum constitutionnel.

Voilà comment une réforme déclarée inadmissible et impossible aujourd'hui se réalise le lendemain !

Est-on bien sûr qu'une situation analogue ne se présentera plus ? Quelqu'un ici peut-il s'en porter le garant ? Nul n'aura cette témérité.

II serait impossible, cette fois, de céder au vœu populaire sans réviser d'abord la Constitution. Ne voyez-vous pas le danger ?

Ce danger, l'adoption de la proposition peut seule le conjurer.

Prise en considération

M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Messieurs, pour la première fois depuis quarante ans, la révision de la Constitution est demandée à la législature. Jamais proposition plus grave ne fut portée à cette tribune et ne fut moins justifiée, ni par les considérations sur lesquelles elle s'appuie, ni par les circonstances au milieu desquelles elle se produit devant vous.

Quelles sont, messieurs, les dispositions constitutionnelles que l'honorable M. Demeur signale comme sujettes à révision ? Ce sont celles qui resteront toujours les plus importantes dans un pays libre : celles qui règlent les bases de votre mandat et du mandat du Sénat, c'est-à-dire des corps qui concourent avec la royauté à faire la loi. La proposition de l'honorable représentant de Bruxelles ne tend à rien moins qu'à déclarer que les pouvoirs parlementaires existant aujourd'hui n'émanent qu'incomplètement de la nation et que les lois qui sont leur œuvre ont perdu tout droit à son respect et à son obéissance.

Pour arriver à cette conclusion extrême, il fallait à coup sûr une conviction bien profonde et bien arrêtée ; il fallait être intimement persuadé que la réforme de ces dispositions constitutionnelles s'imposait par le mouvement de l'opinion publique, qu'elle était généralement et ardemment réclamée, qu'elle existait déjà dans les mœurs et qu'il n'y avait plus qu'à la proclamer selon les formes solennelles fixées par le pouvoir constituant.

Eh bien, messieurs, il n'en est pas ainsi ; vous venez d'entendre l'honorable représentant de Bruxelles qui, après vous avoir demandé la révision de la Constitution, n'est pas arrivé à indiquer lui-même quelles devaient être ces modifications si vivement réclamées, nous dit-on, par l'opinion publique.

S'agit-il de la Chambre ? L'honorable préopinant annonçait tout à l'heure qu'on aurait à voir quelles seraient les modifications désirables ; qu'on les inscrirait dans une loi électorale que la législature pourrait toujours corriger ; qu'on pourrait diminuer le cens, mais qu'on pourrait aussi l'accroître, qu'on pourrait même le maintenir tel qu'il existe aujourd'hui.

S'agit-il du Sénat ? L'honorable M. Demeur disait aussi, et je reproduis textuellement ses expressions, qu'on conserve une entière liberté d'appréciation, qu'on se trouve devant divers systèmes et que d'autres systèmes peuvent encore se présenter.

Ainsi, messieurs, nous ne rencontrons qu'une vague incertitude et des doutes que l'honorable préopinant n'a pas jugé convenable de résoudre devant la Chambre.

Et c'est lorsqu'il s'agit du pacte fondamental, que vous admettriez ce système, et vous ne craindriez point de vous placer devant cette incertitude, devant ces doutes, alors que, les articles frappés par votre vote ne conservant virtuellement aucune force, vous aborderiez une période d'agitation et de discussion dont on ne peut se dissimuler les menaces et les périls !

Je juge autrement, messieurs, notre pacte fondamental ; je comprends autrement l'autorité qui s'attache à la Constitution. J'y vois une garantie protectrice pour tous les partis, pour toutes les opinions, qui assure tous les droits et qui en même temps limite tous les pouvoirs.

Il est de l'intérêt social que cette garantie souveraine ne soit pas livrée à de fréquentes incertitudes et ne présente pas ce caractère d'instabilité que je reprochais tout à l'heure à la proposition de l'honorable préopinant.

L'honorable M. Demeur invoquait les leçons de l'histoire. Ne pourrions-nous pas, nous aussi, en revendiquer le témoignage ? Ne lirions-nous pas dans l'histoire de grandes nations les conséquences funestes de cette instabilité ? N'y verrions-nous pas la preuve que partout où, à de fréquents intervalles, on a vu les constitutions se modifier et se succéder les unes aux autres, on a vu aussi que le respect manquait à ces œuvres éphémères qui s'écroulaient sous la main même de ceux qui avaient contribué à les élever ?

En Belgique, une nation de 5 millions d'hommes est restée, pendant quarante années, fermement attachée à la Constitution, dans laquelle elle n'a cessé de voir le palladium de tous ses droits. Elle y a trouvé toutes les libertés, des libertés si étendues que personne ne saurait rien y ajouter et que chaque citoyen a rempli son devoir quand il a contribué énergiquement à les maintenir et à les défendre.

C'est ainsi que notre Constitution s'est, en quelque sorte, identifiée avec notre vie nationale.

Pour nous, messieurs, pour la grande majorité de cette Chambre, la Constitution est encore l'écho puissant et énergique, l'écho vivace de cette génération de 1830, qui lui a imprimé tout son patriotisme. Pour nous, la Constitution rappelle toutes les épreuves que la patrie a glorieusement traversées.

En 1848, alors que les trônes chancelaient autour de nos frontières, c'est l'œil fixé sur la Constitution qu'on disait dans cette enceinte que la liberté n'avait plus à passer par la Belgique.

Récemment encore, quand la Belgique se trouvait en présence de ce grand cataclysme dont la dernière heure n'a pas encore sonné, savez-vous ce qui faisait l'honneur, la puissance de la Belgique vis-à-vis de l'Europe ? C'est évidemment sa fidélité à la Constitution : c'est que notre Constitution, pour l'Europe comme pour nous, est le glorieux symbole de notre vie libre et indépendante.

Loin de croire que le moment soit venu pour déchirer ou pour affaiblir notre pacte fondamental, nous n'hésitons pas à le dire, notre devoir le plus impérieux est bien plutôt de nous réunir tous, aujourd'hui plus que jamais, autour de la Constitution, qui est et qui doit rester la charte de notre nationalité, de notre indépendance et de nos libertés.

C'est avec une pleine confiance que je fais appel à la sagesse et au patriotisme de la Chambre, en la conviant à ne pas prendre en considération la proposition de l'honorable M. Demeur et de ses amis.

M. Lelièvre. - Je déduirai en quelques mots les motifs qui me portent à penser qu'il n'y a pas lieu de prendre en considération la proposition qui vous est soumise.

Je la considère d'abord comme inopportune. Les circonstances extraordinaires où se trouve l'Europe me paraissent très peu favorables à une révision de la Constitution. Ce n'est pas dans la crise que nous traversons qu'il faut songer à modifier la base et le fondement de notre régime politique.

La révision de nos lois constitutionnelles exige une époque de calme et de tranquillité et, à mon avis, ce n'est pas quand l'Europe est si profondément agitée qu'il est possible de songer à une réforme qui pourrait avoir de graves inconvénients dans l'état de choses actuel.

D'un autre côté, résolu à voter la réduction du cens, en ce qui concerne les élections provinciales et communales, je pense qu'il est prudent d'attendre les résultats de cette grave mesure.

C'est déjà un progrès immense que nous allons réaliser. Ne nous (page 162) engageons pas pour le moment dans une voie plus radicale, sous peine de compromettre, aux yeux d'une partie notable du pays, une réforme qui effraye déjà certains esprits.

D'un autre côté, la nécessité de réviser immédiatement la Constitution ne me paraît pas démontrée.

La prise en considération d'une proposition ayant cette portée me semblerait avoir une gravité toute spéciale.

En effet, semblable résolution serait considérée comme une preuve que la mesure proposée a un caractère sérieux, digne d'un examen approfondi. Ce serait préjuger la question et encourager des demandes de révision du pacte constitutionnel sur d'autres points et d'autres chefs. Cela pourrait aller jusqu'à remettre en question les bases mêmes de notre gouvernement constitutionnel.

Du reste, jamais la prise en considération n'a été considérée dans cette enceinte comme une pure formalité. Je me rappelle qu'en 1851, l'honorable M. Dumortier proposa de faire nommer le personnel du collège échevinal par le conseil communal lui-même.

Le projet fut combattu, notamment par l'honorable M. Devaux, qui soutint qu'elle n'avait pas une apparence suffisante de fondement et que, en conséquence, elle devait être rejetée immédiatement. C'est à ce système que se rallia la Chambre, à une immense majorité. Cependant, la proposition de M. Dumortier n'avait pas le caractère de celle qui vous est soumise, au point de vue des suites préjudiciables possibles.

Quant à moi, je vois dans la prise en considération une décision dont je redoute les conséquences funestes.

Ce serait, à mon avis, un précédent devant la gravité duquel la prudence me fait un devoir de reculer.

Ce serait, dans un moment choisi avec peu de bonheur, engager la Chambre et le pays dans une voie qui n'est pas en harmonie avec la situation politique.

Telles sont les considérations qui motivent le vote négatif que j'émettrai sur la question actuellement en discussion.

M. le président. - La parole est à M. Dumortier.

M. Dumortier. - Si quelqu'un désire parler en faveur de la proposition, je lui céderai la parole.

M. le président. - La parole est à M. Balisaux.

M. Balisaux. -Vous pardonnerez, messieurs, à une voix aussi peu autorisée que la mienne de prendre part à des débats d'une importance aussi majeure que ceux qui vous occupent aujourd'hui. Je ne suis ni l'auteur ni le collaborateur de la proposition de loi qui est soumise à votre appréciation et à vos discussions. Je n'ai fait qu'en lire les motifs et le dispositif. Mais j'ai été si vivement frappé de la sagesse de ces motifs, de leur justesse et de leur logique, que je n'ai pu, en conscience, me dispenser d'approuver la proposition et d'y apposer ma signature, en compagnie de celles de dix ou douze de mes honorables collègues.

L'honorable M. Demeur, dans un exposé aussi complet qu'éloquent, vous a démontré que cette révision, au point de vue de la logique et de la raison, était d'une nécessité absolue.

Il me reste peu de chose à y ajouter. Suivant ma manière de voir et de penser, pour compléter l'argumentation qui doit, si vous écartez de vos esprits toute considération autre que celle de la justice, vous déterminer à donner un vote favorable à la proposition, à la prendre en considération et, par conséquent, à en ordonner l'étude et la discussion.

Je serai donc bref, messieurs, je n'abuserai pas trop des moments si précieux de la Chambre.

Ainsi que vous l'a dit l'honorable M. Demeur, je reconnais et je déclare hautement que la Constitution a été et est encore, quant à la majeure partie de ses dispositions fondamentales, une œuvre capitale et remarquable de prudence et de sagesse, qui, pendant quarante années, a contribué, pour une large part, au bonheur et à la prospérité de la Belgique. Je reconnais, au surplus, et je déclare que ce résultat n'eût-il été obtenu que pour la moitié de cette période ; il serait encore vrai de proclamer que les auteurs de la Constitution ont bien mérité du pays et que leurs noms doivent être inscrits en lettres d'or dans les annales historiques de la Belgique.

Mais doit-on conclure de là, messieurs, qu'après quarante années d'existence, après que la civilisation a fait d'immenses progrès, que le caractère et les mœurs des populations se sont modifiés, que les droits de l'homme, abstraction faite de toute considération de fortune et de naissance, se démontrent et s'affirment tous les jours davantage ; peut-on, après ces quarante années, dis-je, soutenir que la Constitution est encore une œuvre complète, qu'elle est encore parfaite dans tous ses détails ; peut-on, enfin, mi décerner la palme de l'immortalité ? Ce serait, messieurs, une erreur et une erreur flagrante. Rien, dans ce monde, n'est immortel. A part quelques œuvres de génie, dans les arts, dans les sciences, dans la littérature, tout en ce monde est destiné à vieillir et à périr.

Les institutions politiques surtout, qui ont leur base dans le degré de civilisation, dans le caractère des peuples, dans leurs mœurs si changeantes, ont pour destinée la vieillesse, la décrépitude et la mort.

Après un examen sérieux de la Constitution, nous sommes dans la nécessité de reconnaître et d'affirmer que si elle est une œuvre parfaite dans ses dispositions fondamentales, quelques autres dispositions ont vieilli et doivent être rajeunies.

Ce qui m'a frappé, messieurs, dans les discussions du Congrès, c'est que dans l'esprit des défenseurs de l'article 47, il fallait, autant que possible, entraver les modifications à notre pacte fondamental.

Eh bien, messieurs, pour moi, quelles que soient l'intelligence et les hautes capacités de l'un de ces défenseurs, l'honorable M. Defacqz, je ne crois pas qu'il ait posé un acte de sagesse, parce que tout est changeant et que les institutions politiques surtout doivent suivre les progrès de la civilisation, se conformer aux vœux et aux aspirations des peuples.

Affirmer l'immortalité d'une loi politique, c'est nier de la manière la plus complète, la plus absolue, le progrès.

Affirmer cette immortalité, c'est se mettre en contradiction flagrante avec la raison et avec la vérité.

Cette Constitution, messieurs, je le reconnais, répond encore, quant à la majeure partie de ses dispositions fondamentales, aux vœux du pays ; mais plusieurs d'entre elles cependant ont vieilli.

L'œuvre, étant modifiée, sera rajeunie tout entière et pourra longtemps encore faire le bonheur et la prospérité de la Belgique.

Devons-nous hésiter ?

Deux circonstances pourraient nous déterminer à opposer un refus pur et simple à la proposition.

La première, c'est que les modifications proposées ne sont ni raisonnablement ni logiquement acceptables.

La seconde, c'est que semblable discussion serait aujourd'hui inopportune.

Je ne chercherai pas, messieurs, à commenter le discours de M. Demeur. Ce discours, je le répète, est complet. Je me bornerai à constater que si nous modifions l'article 56 de la Constitution, nous aurons rendu au Sénat belge l'importance morale, le prestige qu'il semble perdre de jour en jour. A cause de la pénurie des candidats, le sénateur est considéré, en Belgique, comme un mandataire irrévocable, inamovible. Je vais vous citer un fait qui prouve ce que j'avance.

Je me trouvais, il y a deux ans, à Mons. II s'agissait de choisir un sénateur, je remarquai chez tous mes amis certain embarras, certaine incertitude non pas sur le point de savoir qui était parmi les candidats le plus apte ou le plus digne, mais sur la question de savoir si, dans un arrondissement aussi important que celui de Mons, on trouverait un candidat sénateur.

Je ne pense pas que personne ici me contredise. Plusieurs de mes honorables collègues représentant l'arrondissement de Mons sont présents. Ils connaissent le fait comme moi.

Il en résulte évidemment que le mode de recrutement du Sénat est mauvais, est vicieux, et qu'il y a lieu, dans l'intérêt du pays, d'y apporter une prompte modification.

La révision de l'article 56 n'a, du reste, à mon avis, aucune importance sérieuse, quant à notre organisation politique, ainsi que l'honorable ministre de l'intérieur semble le craindre. Cette disposition n'est plus qu'une anomalie, elle doit disparaître pour faire place à une disposition plus en harmonie avec nos autres institutions libérales.

La révision des articles 47 et 53 a une importance beaucoup plus considérable, je le reconnais.

Les esprits timorés nous disent : Vous voulez rayer la disposition de la Constitution qui fixe au minimum de 20 florins le cens d'éligibilité pour la Chambre et le Sénat ; vous ouvrez largement ainsi la porte au suffrage universel. Nous craignons le suffrage universel et c'est pour cela que nous repoussons toute demande de révision de l'article 47 sous prétexte d'inopportunité.

Si, messieurs, nous venions vous proposer le suffrage universel, même ignorant, je comprendrais l'incertitude qui règne dans vos esprits, la crainte qui les domine.

Mais, messieurs, tel n'est pas l'esprit des rédacteurs du projet (interruption), telle n'est l'intention d'aucun d'eux.

M. Bouvier. - On ne veut pas du suffrage universel.

M. Balisaux. - Voici quels sont les motifs de la proposition :

« Considérant que le pouvoir législatif doit être à même de maintenir (page 163) la loi électorale au niveau du progrès des lumières et, par suite, d'y apporter, quand il le juge opportun, les modifications nécessaires à cette fin. »

Eh bien, messieurs, que disent les rédacteurs de la proposition ? La Constitution a fixé le minimum du cens électoral à 20 florins ; nous entendons laisser au pouvoir législatif le droit de fixer ultérieurement la capacité électorale, en se conformant aux vœux, aux aspirations de nos populations.

Mais, messieurs, le pays est divisé en deux grands partis : le parti libéral et le parti prétendument catholique. Il est vrai que, jusqu'à présent, on n'a jamais défini le libéral ni le catholique ; quant à moi, je cherche en vain cette définition et je décernerai une couronne à celui qui définira, d'une manière claire et nette, ce que c'est qu'un catholique et ce que c'est qu'un libéral.

M. Bouvier. - C'est trop fort...

M. Balisaux. - Je vous chargerai de la définition, honorable collègue.

M. Bouvier. - Il ne me sera pas difficile de vous la donner.

M. Balisaux. - Nous avons donc dans le pays deux partis. En 1848, le parti libéral était au pouvoir ; qu'a-t-il fait ? Il a inscrit en grosses lettres dans tous ses programmes l'extension du droit de suffrage, obéissant ainsi au vœu du corps électoral ; il condamna lui-même à mort l'article 47 de la Constitution, car les dispositions de la loi du 12 mars 1848 sont certes en contradiction avec cet article 47.

En effet, décider que la capacité électorale aurait pour base le minimum du cens, c'était dire qu'on n'allait pas plus loin, parce que la Constitution y mettait un obstacle insurmontable. Si la Constitution avait fixé le minimum à dix florins, on serait descendu à dix florins. (Interruption.)

En mai 1870, que fait encore le gouvernement libéral ? Il diminue le cens en basant le droit électoral sur la capacité...

M. Bouvier. - C'est cela.

M. Balisaux. - Mais, honorable collègue, est-ce que le payement d'un cens de 20 florins constitue une capacité ?

M. Bouvier. - Une présomption de capacité.

M. Balisaux. - Une présomption de capacité matérielle, mais pas autre chose.

Le gouvernement libéral, appuyé de tout le parti libéral, a donc condamné depuis longtemps l'article 47 de la Constitution.

Et que fait le gouvernement actuel, le gouvernement catholique ? M. Demeur vous a lu l'exposé des motifs rédigé par l'honorable ministre de l'intérieur ; eh bien, cet exposé est également la condamnation, la condamnation irrévocable de l'article 47 de la Constitution. On ne peut être plus complet, plus logique et, j'ajouterai même, plus éloquent.

Ainsi, messieurs, nous constatons que les gouvernements, que les partis qui se succèdent au pouvoir ont tous les mêmes idées sur cette question ; qu'il y a, entre eux, un accord parfait ; que nous marchons encore ici la main dans la main, comme lorsqu'il s'est agi de cette malencontreuse loi des chemins de fer de février 1869, si contraire cependant à la liberté commerciale inscrite dans tous les programmes libéraux.

Eh bien, nous sommes si souvent d'accord sur les mêmes questions, divisons donc la Chambre autrement qu'elle ne l'est.

Séparons-nous en ce sens que nous sommes tous embarqués sur le même navire et que nous voguons ensemble vers le progrès, vers la lumière vers la liberté. Sur ce navire, messieurs, il en est qui sont à fond de cale ; je dois le reconnaître et le regretter, ceux-là ne voient pas et ne verront jamais parce qu'ils ne peuvent ou ne veulent pas voir. Le corps électoral en fera justice. D'autres sont sur le grand mât ; les premiers, ils aperçoivent la lumière, ce sont les intelligences d'élite. Rassurez-vous, messieurs, je n'ai pas la prétention d'en faire partie.

Mais d'autres sont sur le pont. Ils aperçoivent aussi le phare du Progrès ; mais ils voient en même temps les dangers, les écueils.

Ils marchent lentement peut-être, mais sûrement, Pour moi, messieurs, ce sont là les sages.

Ce n'est, messieurs, pas le suffrage universel que les auteurs du projet recherchent et demandent. Ils demandent ce qui a été réclamé déjà dans les discussions au Congrès ; car le projet primitif abandonnait à la loi électorale le pouvoir de déterminer la capacité électorale, et c'est, messieurs, l'amendement de M. Defacqz qui a déterminé le Congrès à introduire dans la Constitution cette disposition que nous combattons aujourd'hui.

M. Defacqz a-t-il produit des raisons bien concluantes pour déterminer le Congrès à adopter une mesure aussi importante ? Permettez-moi, messieurs, de vous rappeler succinctement des paroles de M. Defacqz, qui n'ont pas du reste rencontré de contradiction sérieuse. Voici ce que disait M. Defacqz ;

« Messieurs, d'après l'article de la section centrale, la Chambre se compose des députés élus directement par les citoyens. En consacrant l'élection directe, on est revenu au bon système, à celui qui seul peut donner à la nation de vrais représentants, et on a proscrit pour jamais le système d'élections à ricochets, adopté par l'ancien gouvernement. La nation élira donc directement ses représentants. Cependant la nation ne peut pas concourir directement et en entier à l'élection, car quelque beau, quelque séduisant que fût le spectacle d'un peuple concourant tout entier à l'élection de ses mandataires, nous savons malheureusement que cela est impossible. C'est là, cependant, que nous conduit l'article du projet. Tous les citoyens, sans distinction aucune, sont appelés à remplir les fonctions d'électeur, et il ne s'en réfère pas même à la loi électorale du soin de fixer une des conditions les plus essentielles. Le cens est, à mon avis, la condition qu'il faut placer en première ligne pour être électeur. Je pense aussi qu'à raison de l'importance de cette condition, il ne faut pas la laisser à l'arbitraire d'une loi mobile et changeante ; il ne faut pas que les législatures qui nous succéderont puissent en disposer à leur gré, et peut-être selon les caprices du pouvoir. C'est pour cela que je veux que le cens soit fixé dans la Constitution. J'ai établi par mon amendement un maximum et un minimum, pour que la loi électorale ait la latitude nécessaire afin de fixer le cens d'après les localités. Voilà, messieurs, quels sont et l'objet de mon amendement et les motifs qui me l'ont fait proposer. »

Je ne réfuterai pas cette argumentation qui me paraît aujourd'hui complètement erronée.

Ce qui fait surtout hésiter à modifier la Constitution, j'ai déjà eu l'honneur de le dire, c'est la crainte du suffrage universel. La Belgique n'a pas fait l'expérience du suffrage universel ; elle ne peut pas l'apprécier par elle-même ; mais ce qui fait craindre une modification aussi importante dans nos institutions politiques, c'est l'histoire contemporaine de la France. Les uns attribuent les malheurs dont la France est accablée au gouvernement impérial lui-même.

Je n'ai pas à prendre la défense de ce gouvernement ; je ne pense pas que ma personnalité ait assez d'importance pour qu'elle puisse apprécier et juger les actes de l'empereur et ceux de son gouvernement ; je laisse ce soin à l'histoire. Mais si la France impériale a pu être assimilée au bas-empire romain, je me permettrai de dire que ce bas-empire romain a connu des empereurs qui étaient dignes d'une meilleure époque.

D'autres attribuent les malheurs de la France au suffrage universel ; eh bien, quoique ce suffrage universel soit en France un suffrage ignorant, je suis d'avis qu'il ne mérite pas les accusations qu'on dirige contre lui.

Pour accuser, il faut préciser. Que lui reproche-t-on ? Qu'a-t-il fait, depuis dix-huit ans qu'il existe en France ? Dans les divers plébiscites, la grande majorité des citoyens français s'est prononcée en faveur du gouvernement qu'il croyait être le gouvernement de la tranquillité et l'ordre.

Nous venons d'en voir deux exemples. Quelles sont les villes les plus à craindre au point de vue des bouleversements politiques ? Ce sont les grandes villes, les centres, comme Paris, Marseille. Or, dernièrement le gouvernement français actuel, que je considère, par comparaison avec d'autres, comme un gouvernement d'ordre, a obtenu dans ces deux villes une majorité considérable. C'est donc calomnier le suffrage universel que de venir dire. : C'est marcher au désordre, à la révolution que de confier au peuple entier le droit de nommer ses mandataires.

Et cependant le suffrage universel qui vient de donner des preuves de sagesse, je ne l'accepterai jamais que contraint, parce qu'il n'est pas basé sur la capacité intellectuelle.

La vraie cause des malheurs de la France, ce n'est pas là qu'il faut la chercher, il faut monter plus haut ; c'est dans la démoralisation des races latines ; c'est dans le sensualisme, dans le matérialisme qui domine aujourd'hui les populations...

M. Bouvier. -... Et dans le jésuitisme !

M. Balisaux. - Ce chancre, soyez-en bien convaincus, nous ronge également ; ne nous le cachons pas, la dégénérescence nous atteint.

Si vous voulez avoir le secret de la supériorité du soldat prussien sur le soldat français, bornez-vous à consulter leurs sacs.

Dans le sac du soldat prussien, vous trouverez une Bible, vous trouverez des vêtements de première nécessité ; dans le sac du soldat français, des objets de luxe, des romans et des chansons grivoises...

Ce qu'il faut avant tout, messieurs, c'est moraliser, c'est instruire. (page 164) Décrétez bientôt, puisque vous êtes saisis de ce projet, la loi sur l'instruction obligatoire.

M. Bouvier. - Il faut commencer par la.

M. Balisaux. - Et, messieurs, qu'il me soit permis de le dire, malgré les malédictions qui vont tomber sur ma tête de la part de mon honorable collègue, M. Bouvier : maintenez dans l'école primaire cette atmosphère religieuse qui est pour moi d'une nécessité absolue, j'en demande pardon à mon honorable collègue. (Interruption.)

Il me reste, messieurs, à vous dire quelques mots sur d'autres dispositions constitutionnelles qui devraient, à mon avis, disparaître de notre code politique.

Soyez sans inquiétude, je ne toucherai pas aux dispositions fondamentales ; je ne toucherai pas à notre liberté des cultes, à notre liberté de l'enseignement, à notre liberté d'association, ni a notre liberté de la presse : je les considère comme des choses saintes, sacrées.

L'article 68 de la Constitution est ainsi conçu :

« Le Roi commande les forces de terre et de mer ; il déclare la guerre, fait les traités de paix, d'alliance et de commerce. II en donne connaissance aux Chambres aussitôt que l'intérêt et la sûreté de l'Etat le permettent, en y joignant les communications convenables... »

Je ne sais, messieurs, si vous avez eu la curiosité de lire les discussions du Congrès sur cette disposition constitutionnelle. Mais ce droit inouï, exorbitant, donné à une seule personne de déclarer la guerre, de mettre tout le pays à feu et à sang, quand une nuit il a rêvé qu'il devait s'appeler Jean le Victorieux ou Guillaume le Conquérant, me paraît être d'un autre âge. Ce droit a été sérieusement contesté à l'époque du Congrès.

Et, messieurs, ce n'est pas parce que la charte française contenait cette disposition, ce n'est que parce que la disposition que l'on proposait d'introduire, de laisser au corps législatif le droit de déclarer la guerre, était une innovation constitutionnelle qu'elle a été rejetée par le Congrès.

Eh bien, messieurs, aujourd'hui nous avons plus d'expérience. Nous venons de voir les conséquences pénibles, les conséquences désastreuses auxquelles peut conduire un droit aussi exorbitant que celui-là. Nous venons de voir la guerre se déclarer entre deux hommes ; par suite, deux peuples se ruer l'un sur l'autre, et l'un des deux pays pillé, incendié, ruiné.

Vous me direz : En France, le corps législatif a approuvé. S'il a approuvé, c'est qu'il était trompé. Mais le corps législatif n'avait pas été appelé à délibérer. S'il avait délibéré, il se fût instruit et il eût acquis la conviction que la guerre était impossible.

Eh bien, ce droit, je voudrais le contester à la royauté.

Du reste, en Belgique, ce droit de la royauté a complètement disparu depuis le traité de 1839.

En effet, ce traité de 1839 est venu déclarer que la Belgique constituait un pays essentiellement neutre. Nous ne pouvons donc faire la guerre à personne et, par conséquent, le Roi n'a pas le droit de la déclarer.

M. Bouvier. - Donc, l'article est inoffensif, innocent.

M. Balisaux. - Je tiens à bannir du code les articles même innocents, quand ils sont inutiles. (Interruption.)

On a trouvé, messieurs, que l'importance de cette disposition pouvait être contrebalancée par l'exigence de la signature d'un ministre pour tous les actes du Roi.

Mais, il est incontestable que le Roi étant le commandant des armées de terre et de mer, le ministre de la guerre, qui est par conséquent le subordonné immédiat de S. M. le Roi, contresignera toujours facilement la déclaration de guerre faite par lui.

On a cru aussi trouver un contre-poids dans la question de finances et l'on a dit : Mais on ne peut pas faire la guerre sans argent. C'est bien vrai, on ne peut faire la guerre sans argent. Mais quand le Roi aura, sans consulter la Chambre sur la question financière, déclaré la guerre, quand la puissance étrangère se sera elle-même préparée à la faire, il sera trop tard.

Quand on convoquera les Chambres pour demander les fonds nécessaires, les Chambres seront, par des considérations toutes particulières, entraînées fatalement à les accorder ; elles pourraient au surplus se trouver dans la nécessité absolue de les voter, non pour attaquer, mais pour défendre le pays, car l'ennemi n'attendra pas.

Il est encore une autre disposition qui devrait incontestablement disparaître de notre code politique, c'est la disposition de l'article 84 de la Constitution, ainsi conçu :

« Aucun changement à la Constitution ne peut être fait pendant une régence. »

Ainsi donc, messieurs, je suppose qu'un roi des Belges meurt laissant un héritier de six mois. Cet héritier, d'après la Constitution, sera majeur à l'âge de 18 ans révolus. 17 ans et demi s'écouleront donc, à partir de la mort du roi jusqu'à la majorité de cet héritier. Il y aura, de par la Constitution, un régent nommé, qui représentera le roi et dont les pouvoirs sont clairement définis.

Ainsi donc, pendant dix-sept ans et demi, sans motifs, sans raisons, et j'ai cherché en vain des motifs et des raisons dans les débats du Congrès qui, à cette époque, était sans doute fatigué, car il ne discutait plus rien ; je dis donc que, sans raison aucune, pendant dix-sept ans et demi, quels que soient les vœux des populations, quelle que soit leur volonté clairement exprimée, quelles que soient leurs menaces mêmes, nous ne pouvons pas modifier notre Constitution. Eh bien, messieurs, n'est-ce pas une anomalie et un immense danger non seulement pour la personne royale, mais aussi pour le pays ? Pour la personne royale, parce que cette barrière infranchissable sera renversée ; pour le pays, parce que c'est toujours un immense danger qu'une révolution.

Il me reste, messieurs, à dire quelques mots sur la question d'opportunité. Nous avons entendu les éloquentes paroles de M. le ministre de l'intérieur et le discours de l'honorable M. Lelièvre ; leur grand argument, c'est que l'Europe est sur un volcan et que nous ne pouvons pas songer en ce moment à surexciter l'esprit des populations et amener des désordres qui pourraient compromettre l'existence de la patrie. Voilà, messieurs, le résumé de leur argumentation.

L'honorable M. Lelièvre nous a dit : En 1851 on faisait déjà la même proposition ; elle fut repoussée pour cause d'inopportunité.

En continuant ce système, messieurs, nous pourrons revenir, en 1891, avec la même proposition et l'on nous opposera encore des exceptions d'inopportunité.

Je considère, messieurs, comme beaucoup plus graves les conséquences de la loi électorale que vous allez probablement voter dans quelques jours. Vous allez vous trouver dans la nécessité absolue de prononcer la dissolution de 2,500 conseils communaux et de tous les conseils provinciaux.

Cette situation est bien plus critique que celle que peut nous faire une modification à la Constitution dont on a déjà, au point de vue de la logique et de la raison, discuté les dispositions principales, car nous n'en demandons pas une révision complète, nous ne demandons pas la formation d'une Constituante chargée de faire un monument nouveau.

Nous disons : Il y a dans ce monument des pierres qui sont vermoulues, mais dont l'enlèvement ne peut nuire en aucune manière à la solidité de l'édifice qui vivra peut-être encore des siècles ; permettez-nous de faire les réparations nécessaires pour que ce monument qui a un aspect de vétusté à cause de ces pierres qui le déparent reprenne un aspect de jeunesse.

Je trouve qu'une discussion de cette nature aura des conséquences moins graves que la dissolution de 2,500 conseils communaux, car plus vous descendez dans les classes inférieures de la société, plus vous trouvez de passions.

Vous n'avez pas réfléchi à ces conséquences, qui seraient désastreuses si vous aviez raison ; mais je soutiens que vous êtes dans l'erreur.

J'ai trop de confiance dans nos populations pour avoir de pareilles craintes.

Elles sont trop heureuses d'être belges pour vouloir apporter la perturbation dans le pays.

Je suis convaincu que si la Chambre décidait qu'il y a lieu de réviser certains articles de la Constitution, les populations iraient au scrutin quelle que soit la situation de la politique extérieure, calmes, tranquilles, comme au 2 août dernier.

Voilà ce que je réponds à la question d'opportunité. Vous nous l'opposiez en 1851 et vous nous l'opposez en 1870. Vous nous l'opposerez encore dans vingt ans.

Si je ne savais que l'honorable M, Demeur joint la modestie à l'intelligence, au mérite, je l'accuserais de présomption d'avoir pu croire que la Chambre, allait accepter notre proposition.

M. le ministre de l'intérieur vous l'a déjà dit, dans son exposé des motifs sur la loi électorale. II dit :

« Comme nous, sans nul doute, l'immense majorité de la Chambre écartera toute disposition qui impliquerait la révision de la Constitution. »

C'est donc, messieurs, une affaire jugée par le gouvernement, et comme le gouvernement a la majorité dans cette Chambre et que ses amis ne voudront pas lui faire de la peine, il n'y a pas il y revenir.

(page 165) Mais, messieurs, je suis aussi un ami du gouvernement ; jusqu'aujourd'hui, je le déclare, il a ma confiance entière ; seulement, quoique son ami, je ne consentirai jamais à quelque prix que ce soit, même pour lui épargner un chagrin, ce chagrin dût-il lui être mortel, je ne consentirai jamais, dis-je, à faire violence à mes convictions, à ma conscience et à ma raison.

La Chambre, c'est ma conviction, va rejeter la proposition de loi que nous avons déposée.

Eh bien, nous ferons ce que le gouvernement en Belgique fait, en matière de travaux publics, en matière d'expropriation pour cause d'utilité publique, il fait poser les jalons et il attend des années avant de procéder à l'expropriation. Nous venons de poser le jalon sur des dispositions constitutionnelles, nous les menacerons sans cesse et nous espérons que dans quelques années l'expropriation sera faite. Craignons seulement que le pays ne paye alors beaucoup trop cher les emprises que nous aurions aujourd'hui à bon marché.

M. Dumortier. - Voilà 40 ans que la Constitution belge existe ; pendant 40 ans, elle a fait le bonheur du pays et l'admiration de l'Europe. Nous avons entendu à plusieurs reprises à l'étranger prononcer ces mots bien faits pour flatter notre amour-propre : La liberté comme en Belgique, la Constitution comme en Belgique.

Voilà 40 ans que la Constitution existe et aujourd'hui, pour la première fois, on vient dans cette enceinte nous en demander la révision. Quant à moi, je voterai contre la proposition, je voterai contre sa prise, en considération. Et veuillez bien le remarquer, la prise en considération de la proposition qui nous est faite, c'est la mise en question de la Constitution du pays.

Si vous votez la prise en considération, vous aurez déclaré qu'il y a lieu de mettre en question la Constitution du pays ; si vous la rejetez, vous aurez déclaré le contraire.

Le pays réclame-t-il la révision de la Constitution ? Réclame-t-il tous ces abaissements de cens dont on parle ? Je déclare formellement que je ne le crois pas ; j'ai bien vu soutenir cette thèse dans certains journaux, j'ai bien vu dans certaines réunions demander pour la commune le suffrage universel, que le pays tout entier repousse et dont nous voyons aujourd'hui à nos portes les effroyables résultats, le suffrage universel qui ballotte l'opinion publique entre Brutus et César ; mais dans ces demandes, parties de minorités imperceptibles, jamais, je le dis pour l'honneur du pays, il n'a été question de réformer la Constitution. Nous sortons de la dissolution des Chambres, eh bien, dans ce solennel appel au pays, nulle part la nation n'a demandé de réformer la Constitution.

Interrogez l'opinion publique dans ses manifestations légales ; ce que nous n'avons jamais vu dans cette Chambre, c'est, en faveur d'une révision de la Constitution, une de ces grandes manifestations de l'opinion publique comme nous en avons vu se produire lorsqu'une réforme était vivement désirée.

M. Demeur. - Voyez les pétitions qui sont déposées sur le bureau.

M. Dumortier. - Qu'est-ce que ces quelques pétitions eu égard à une population de 4 à 5 millions d'habitants ?

Quand l'opinion publique réclame sérieusement une réforme, elle se manifeste autrement que par quelques pétitions isolées.

Eh mon Dieu ! En 1828 quand nous avons commencé notre pétitionnement contre la Hollande, comment la Belgique a-t-elle manifesté son sentiment ? Dès la première année, nous avions quatre-vingt mille pétitionnaires et l'année suivante il y avait trois à quatre cent mille citoyens demandant le redressement des griefs dont nous avions à nous plaindre. Et quand, plus récemment, on a agité la question des cimetières, question que je ne veux pas examiner, comment l'opinion publique s'est-elle manifestée ? Par un pétitionnement dont nous n'avons pas d'exemple dans notre histoire. Sept à huit cent mille personnes se sont adressées à nous pour le maintien de la loi qui nous régit.

Ici, au contraire, qu'avons-nous vu ? Nous avons vu, dans des assemblées publiques, quelques orateurs, dans le désir de se poser, demander une réduction du cens. Mais jamais et nulle part dans le pays, nous n'avons vu se produire un véritable manifestation de l'opinion publique.

L'opinion publique, messieurs, n'a pas cessé d'être fière de notre Constitution ; elle en demande le maintien. Et faites bien attention à ce que vous allez faire. On vous demande aujourd'hui de réviser deux principes de la Constitution et l'honorable orateur qui vient de se rasseoir vous a déjà indiqué deux autres modifications qui, selon lui, seraient également utiles.

Or, messieurs, si vous entrez dans cette voie, soyez bien convaincus que vous serez saisis de bien d'autres propositions de modifications et déjà j'aperçois dans la gauche un honorable membre qui, par un signe affirmatif, corrobore mon observation. Attendez-vous donc à ce qu'on vienne tôt ou tard vous demander de restreindre la liberté d'association au détriment de certaines associations dont on ne veut pas. Attendez-vous à ce qu'on vienne vous proposer, comme on l'a fait à Bruxelles, en juillet dernier, à l'association présidée par l'honorable M. Van Humbeeck, de modifier l'article delà Constitution relatif au traitement des membres du clergé.

Attendez-vous encore à ce qu'on vienne vous proposer de modifier la Constitution, quant à la liberté de l'instruction. Et alors, messieurs, vous n'aurez plus lieu d'être surpris si l'étranger vient vous dire : Puisque vous modifier cette Constitution sur ces différents points, je vous demande de la modifier également quant à la liberté de la presse. Et voilà comment si une fois vous touchez à la Constitution, vous vous exposerez à compromettre toutes nos libertés constitutionnelles.

Pour moi, messieurs, je crois qu'en présence de pareilles tentatives de réforme, nous n'avons qu'une chose à faire, c'est d'y répondre par ce célèbre « jamais », par lequel notre honorable président a répondu, aux applaudissements de l'assemblée, le jour où il a été appelé à se prononcer sur la possibilité d'une réclamation tendante à limiter chez nous la liberté de la presse.

A de pareilles tentatives de réforme, il n'y a pas d'autre réponse à faire que les paroles prononcées par mou honorable ami M. le baron d'Anethan, à la suite de l'interpellation de l'honorable M. Brasseur. Car, messieurs, si vous admettez la possibilité d'une modification à cette Constitution qui est notre Arche sainte, le palladium de toutes nos libertés, attendez-vous à ce que les puissances étrangères viennent vous demander d'en supprimer des libertés qui leur porteraient ombrage.

Quant à moi, défenseur convaincu de la Constitution, je ne consentirai pas à une prise en considération qui, encore une fois, remet en question notre pacte fondamental, qui le remet en question, non seulement sur les points indiqués par mes honorables contradicteurs, mais sur tous les points indistinctement.

En effet, notre Constitution, notre édifice social repose, dans son existence, dans sa vie, sur deux grands principes : le parlement et la royauté. Le Congrès, après que l'étranger eut été chassé du territoire, le Congrès a établi la Constitution ; il l'y a établie en l'absence de la royauté, c'est-à-dire, telle que la Belgique voulait l'avoir, c'est à-dire entourée de toutes les libertés sociales. Et après avoir fait la Constitution, il a créé la monarchie et nous a donné un Roi ; il a organisé la prérogative royale qui est une des deux bases sur lesquelles repose notre Constitution.

De même que le corps humain a deux jambes, la Constitution a deux bases : le parlement et la couronne.

Eh bien, c'est à ces deux bases sur lesquelles repose le corps social, qu'on vient proposer de porter atteinte, si on modifie aujourd'hui la Constitution, comme on nous le demande.

Pour ma part, je dis que la logique et la raison sont ici d'accord pour nous engager à ne pas défaire l'œuvre du Congrès.

Je comprends fort bien la portée des objections soulevées dans les développements dont nous avons entendu la lecture ; je ne prendrai pas, quant à moi, la défense de ce point de vue : je laisse ce soin à d'autres. A mes yeux, il y a quelque chose de bien plus grand que la proposition de loi dont la Chambre est saisie : c'est l'existence nationale, c'est l'existence du pays.

N'oubliez pas que la Belgique n'existe comme nation que par sa Constitution ; que la Belgique, sans sa Constitution, est un non-sens...

M. Guillery. - Comment ?

M. Dumortier. - Oui, un peuple de 4 millions et demi d'habitants, entouré de puissants voisins qui le convoitent et qui n'aurait pas la liberté qui en fait l'admiration de l'Europe, ne serait pas sûr de sa nationalité.

M. Guillery. - C'est vous qui compromettez notre nationalité par votre langage imprudent.

M. Dumortier. - Je ne vous permets pas, M. Guillery, de dire que je compromets la nationalité ; j'ai donné assez de gages de patriotisme, même avant votre naissance. Je ne vous permets surtout pas de dire que je compromets la nationalité, quand je défends la Constitution.

Je le répète avec la plus intime conviction : si nous portons une main téméraire sur les institutions constitutionnelles que la sagesse du Congrès a fondées en 1830, nous faisons courir de grands risques à notre nationalité, dont ces institutions sont la plus solide garantie.

(page 166) M. Guillery. - La nationalité est au-dessus de toutes les constitutions comme elle est au-dessus de toute discussion.

Quelle que soit la forme de gouvernement, monarchique, républicaine, despotique, tout est préférable au joug de l'étranger.

M. Dumortier. - Je le répète encore : la Constitution de 1831 est la plus solide garantie de notre nationalité ; c'est une vérité évidente, mais que vous niez, parce que vous voulez la révision de la Constitution ; ce que vous dites maintenant, c'est pour justifier votre thèse, et pas autre chose.

Le gouvernement absolu est aussi une nationalité. Je vous demande ce que c'est qu'une pareille nationalité !

Je le dis encore avec conviction : ce qui fait l'importance de notre nationalité aux yeux de l'Europe, c'est la liberté qui est inscrite dans notre Constitution ; c'est cette liberté qui fait de la Belgique un objet d'admiration pour l'Europe, et qui est la plus forte garantie de notre nationalité.

Maintenant, messieurs, certes, quant à la question d'opportunité, elle est de la dernière évidence. Opposé d'une manière formelle à la révision de la Constitution, j'ajoute qu'il y a dans les circonstances actuelle une circonstance très solennelle et très grave qui devrait nous engager à ne pas remettre aujourd'hui la Constitution en question.

Comment ! c'est dans le moment où l'Europe tout entière se trouve réellement sur un volcan.....

M. Bouvier. - Vous avez bien fait la dissolution !

M. Dumortier. - Si vous êtes gênés de ce que la dissolution n'a pas tourné à votre avantage, tant pis pour vous. Comment ! c'est dans le moment où l'Europe se trouve sur un volcan, c'est au moment où la France est aux pieds de l'Allemagne...

M. Nothomb. - Sous les pieds.

M. Dumortier. - J'accepte la rectification de M. Nothomb, elle rend d'ailleurs mieux ma pensée. C'est au moment où la France est sous les pieds de l'Allemagne triomphante, qui veut avoir non seulement l'Alsace et la Lorraine mais encore la moitié de la flotte française, elle qui n'a pas de ports pour la mettre et à qui il en faut ; c'est au moment où vous voyez l'Angleterre s'émouvoir profondément par suite des menées de la Russie, où vous ne savez pas ce qui arrivera demain, c'est dans ce moment que vous venez remettre en question cette Constitution liée si intimement à notre existence nationale ! Je dis que pareille chose n'est pas sérieuse ; je dis que la Chambre ne peut pas, par une prise en considération, laisser planer un doute sur la situation du pays.

Mais, dit l'honorable auteur de la proposition, voilà longtemps que la Constitution n'a pas été réformée. Voilà quarante ans qu'elle existe ; dès lors il est bien temps de la modifier.

Je ne partage pas du tout cet avis. Il en est des constitutions comme des impôts ; les plus vieilles sont souvent les meilleures. Qu'est-il arrivé chaque fois qu'un pays a changé de Constitution ?

Voyez la France. Depuis quatre-vingt-dix années la France a eu douze ou quinze Constitutions successives ; elle a été constamment bouleversée ; elle a vécu dans un désastre presque continuel, tandis que les pays dont les Constitutions étaient fermes, étaient maintenues, étaient honnêtement pratiquées, n'ont subi aucune espèce de transformation ou de révolution.

Je puis donc dire que la Constitution actuelle est encore toujours le bouclier derrière lequel tous les Belges doivent s'abriter dans les circonstances présentes, et que ce serait commettre une faute très grave de prendre en considération la proposition qui nous est faite, précisément au moment où l'Europe est dans la situation que je viens de signaler.

Le pays, messieurs, ne demande pas de modifications à la Constitution, le pays n'en veut pas et j'en ai pour preuve les paroles de l'honorable préopinant qui vient de se rasseoir, lorsqu'il vous disait : La proposition que nous faisons ne sera pas admise par cette Chambre.

Vous reconnaissez donc par là que l'opinion publique d'où nous sortons qui vient de nous élire, ne veut pas ces modifications. Vous le reconnaissez ; vous en faites l'aveu formel, j'ai pour preuve de ce qui vient d'être dit que le pays ne veut pas de changement à la Constitution. Elle a fait notre force depuis quarante ans. Ce sont ces grands principes de 1830 qui ont fait la force de la nationalité belge, qui ont été son honneur à l'étranger. Ces principes ont fait l'admiration de toute l'Europe, Gardons-nous d'y toucher ; vous ne pourriez le faire sans compromettre l'existence de la nation.

Je maintiens donc que la Chambre ne peut prendre la proposition en considération.

- Des membres. - A demain !

Motion d ordre relative au principe de caducité des projets de loi

M. Pirmez. - Messieurs, à la fin de la dernière séance, j'ai saisi la Chambre d'une proposition sur laquelle elle n'a pu statuer par suite de la levée un peu brusque de la séance. J'avais proposé la nomination d'une commission qui examinerait une question soulevée par la dissolution de la Chambre, à savoir si les projets qui ont été déposés avant la dissolution tombent nécessairement par le fait de la dissolution.

J'ai émis à cet égard une opinion : j'ai invoqué les considérations de droit qui me paraissaient militer contre la jurisprudence de la Chambre, et les avantages qu'il y aurait à revenir sur cette jurisprudence.

Je demande qu'une commission examine si les projet, de lois déposés avant la dissolution, si les rapports qui nous ont été soumis doivent disparaître ; et surtout si les projets votés par la Chambre et qui ont été transmis au Sénat ne continuent pas à avoir la sanction valable de l'un des pouvoirs législatifs.

Si ce dernier avis était adopté, plusieurs projets, sur lesquels des rapports sont faits, pourront être soumis prochainement aux délibérations de l'assemblée qui, sans cela, pourrait manquer de besogne.

Je ne vois aucune objection sérieuse à faire à la nomination de cette commission.

M. le ministre des finances a fait valoir qu'il y avait convenance à consulter le Sénat ou plutôt à se mettre d'accord avec cette assemblée. La commission qui sera nommée pourrait s'adresser au Sénat, qui, de son côté, pourrait nommer une commission. Celle-ci pourrait peut-être fonctionner avec celle de la Chambre ; et si les deux commissions peuvent s'entendre, il en résulterait probablement une proposition qui serait adoptée par les deux Chambres.

Il y aurait du reste là un excellent précédent. Car il est arrivé plus d'une fois que la Chambre ayant à examiner le même projet que le Sénat, il en est résulté des difficultés et des lenteurs regrettables que des conférences entre les commissions des deux Chambres eussent évitées.

- Des membres. - Appuyé !

M. Dumortier. - Je crois que la proposition que fait l'honorable membre n'est pas recevable. Il est dans les usages parlementaires de tous les pays que la dissolution fait disparaître tous les projets de lois déposés antérieurement.

Mais il y a un moyen bien simple de porter remède au mal que signale l'honorable M. Pirmez, et sur ce point je suis d'accord avec lui : que le gouvernement présente de nouveau les projets tels qu'ils ont été amendés dans la discussion par les commissions, bien entendu avec les modifications qu'il croira devoir y apporter, et que ces projets soient renvoyés aux commissions qui les ont déjà examinés. Celles-ci pourront faire immédiatement leurs rapports. Il n'y aura pas ainsi de temps perdu et les principes seront respectés.

M. Jacobs, ministre des finances. - Messieurs, il est cependant une considération que je tiens à présenter à la Chambre, c'est celle-ci : si le gouvernement attend, pour représenter les projets de lois, que cette commission se soit mise en rapport avec celle du Sénat et que les deux assemblées se soient mises d'accord ensuite, qu'arrivera-t-il en cas d'une solution négative ? (Interruption.) On aura perdu beaucoup de temps.

Je signale l'embarras : ou bien le gouvernement doit s'abstenir jusqu'à ce que la question soit résolue ou bien la Chambre se trouvera saisie de deux projets de lois sur la même matière.

M. Tesch. - Saisissez directement le Sénat.

M. Jacobs, ministre des finances. - Le plus simple, c'est que le gouvernement ne s'arrête pas et représente les projets, sinon nous nous trouverions dans le cas de manquer de besogne.

M. Pirmez. - Mon observation avait pour but d'activer les travaux de la Chambre. Il est incontestable que ma proposition n'enlève pas au gouvernement le droit de déposer des projets de lois ; si le gouvernement juge à propos de présenter un projet de loi sur les sociétés, par exemple, il fait tomber celui qui a été présenté antérieurement, puisque c'est là l'effet de toute présentation d'un nouveau projet de loi.

Il est donc bien entendu que, ma proposition adoptée, le gouvernement, conserve tous ses droits. Il ne peut pas y avoir dans ma proposition le moindre obstacle à l'action du gouvernement que j'entends conserver parfaitement entière.

Je crois que, dans ces termes, la proposition que je fais présente un avantage au point de vue des projets de lois déjà examinés et surtout des projets déjà votés par la Chambre.

(page 167) M. Dumortier. - Je viens d'entendre dire que précisément M. le ministre de la justice va déposer des projets de lois, je l'engage à le faire tout de suite.

Projet de loi révisant le code de commerce

Dépôt

Projet de loi modifiant les limites des cantons judiciaire de Fléron et de Verviers

Dépôt

M. Cornesse, ministre de la justice, présente un projet de loi portant révision du code de commerce et un projet de loi ayant pour objet de distraire du canton judiciaire de Fléron, arrondissement de Liège, l'ancienne commune de Mont-Hadelin pour la réunir au canton et à l'arrondissement judiciaire de Verviers.

M. Lelièvre. - Je propose le renvoi des projets à une commission spéciale.

- La Chambre ordonne l'impression et la distribution de ces projets et les renvoie à l'examen d'une commission spéciale à nommer par le bureau.

Motion d ordre relative au principe de caducité des projets de loi

M. de Theux. - Messieurs, je comprends le but de la proposition de M. Pirmez, mais je ne pense pas que nous puissions, même de commun accord avec le Sénat, décider qu'en cas de dissolution d'une ou des deux Chambres, le projet dont les deux Chambres ou l'une d'elles sont saisies resterait en vigueur sans le consentement spécial et actuel des deux Chambres ou de celle que le projet concerne. En voici la raison toute simple.

Je suppose que dans l'ancienne Chambre une proposition 'ait été faite, qu'elle ait été examinée par les sections, qu'un rapport soit fait.

La nouvelle Chambre peut-elle être liée et se trouver obligée de suivre les errements de l'ancienne proposition ?

Assurément non.

Je désire donc que l'on se borne à des mesures d'actualité et que chaque Chambre examine si elle entend reprendre la discussion, au point où elle se trouvait à l'époque de la dissolution.

Je ne pense pas que nous puissions prendre une mesure générale et qu'en consultant les précédents de la Chambre, on éviterait une perte de temps.

Si le gouvernement est d'accord avec la Chambre pour représenter certains projets, que la Chambre décide le renvoi à une section centrale ou à une commission spéciale.

En procédant ainsi, nous éviterions de longues discussions.

M. le président. - Je mets aux voix la proposition de M. Pirmez, ayant pour objet la nomination d'une commission.

- Il est procédé au vote par assis et levé.

La proposition n'est pas adoptée.

Motion d’ordre relative à la décision de gracier un falsificateur d’aliments

M. Bara. - M. le ministre de la justice a promis à la Chambre de déposer le dossier d'une affaire qui a donné lieu, de la part du gouvernement, à un arrêté de grâce.

Je prierai l'honorable ministre de vouloir bien déposer également des dossiers d'affaires dans lesquelles sont intervenus des arrêtés de grâce pendant que j'étais ministre de la justice, arrêtés dont il entendrait se servir dans la discussion. J'ai cru voir, par l'attitude de la presse, que certains faits seraient invoqués pour justifier la grâce accordée à Hessels.

Je demanderai notamment à M. le ministre de la justice de déposer les dossiers concernant des meuniers de Ninove qui auraient été graciés alors que j'étais ministre de la justice.

Il est inutile, je pense, que j'ajoute que les faits tels qu'ils sont représentés par la presse cléricale, sont inexacts.

M. Van Wambeke. - J'ai l'honneur de spécifier les dossiers que réclame M. Bara. Je demande la communication des dossiers de Vanderveken et Desmedt, condamnés par le tribunal correctionnel d'Audenarde le 5 juin 1869. Nous démontrerons par ces dossiers que la presse que M. Bara appelle cléricale a parfaitement apprécié les faits de ces affaires.

M. Cornesse, ministre de la justice. - Je crois devoir rendre la Chambre attentive à la gravité des précédents qu'elle veut poser en matière de dépôt de dossiers. Cependant comme il y a décision de sa part en ce qui concerne Hessels, il entrera probablement dans ses intentions que je réponde au désir de M. Bara. En attendant que la communication qu'il a demandée puisse être faite, j'ai l'honneur de déposer aujourd'hui les dossiers judiciaire et administratif dans l'affaire Hessels.

A cette occasion, je demanderai la permission à la Chambre de faire une rectification et de la produire immédiatement.

A la séance du 15 novembre, l'honorable M. Bara a déclaré que cette affaire lui avait été soumise, que la grâce du condamné lui avait été demandée par un grand nombre de personnes influentes, mais qu'il avait cru devoir la refuser parce que les faits étaient d'une trop haute gravité et parce que les autorités judiciaires réclamaient l'exécution de la peine d'emprisonnement comme une nécessité.

L'honorable M. Bara ajoutait : « Je répète que l'affaire m'a été soumise quand j'avais l'honneur de diriger le département de la justice et qu'il m'a été impossible, en présence du rapport de l'autorité judiciaire, de proposer au roi de faire grâce au boulanger Hessels. M. le ministre a du sans doute prendre connaissance de ce qui s'était passé à cet égard avant son entrée aux affaires, ainsi que des graves motifs qui avaient empêché son prédécesseur de faire gracier le sieur Hessels.

« Les circonstances étaient de nature à le rendre circonspect ; s'il a soumis la grâce au Roi, c'est après mûre réflexion et de propos délibéré... »

En présence d'une- affirmation si carrée, j'ai cru que mes souvenirs pouvaient me tromper et je me suis bien gardé de contredire immédiatement M. Bara. J'avais cependant, en ce moment, la conviction intime que je n'avais trouvé au dossier aucune trace de l'intervention de M. Bara ; j'étais moralement certain que le rapport sur la requête du condamné n'était parvenu au département qu'assez longtemps après le départ de mon prédécesseur. Mais ayant été interpellé sans avoir été prévenu, je me suis dit qu'il se pouvait que mon attention se fût trouvée en défaut et je n'ai voulu qu'après vérification opposer une dénégation à l'affirmation si formelle et faite avec tant d'aplomb par l'honorable M. Bara.

Cette vérification, je l'ai faite et je puis aujourd'hui affirmer à la Chambre et au pays que M. Bara s'est trompé quand il a jeté dans le débat cette déclaration si grave qu'il aurait refusé de faire grâce à Hessels et que ce refus et les graves motifs sur lesquels il s'appuyait étaient de nature à me rendre circonspect.

M. Bara n'a pas eu à statuer et n'a pas pu statuer sur cette affaire. Le jugement de condamnation est du 25 mai 1870 ; la requête en grâce, qui portait la date du 18 juin, n'est parvenue au département que le 21 juin. Elle a été, le même jour, renvoyée, avec demande d'un prompt rapport, aux autorités judiciaires ; et ce n'est que le 22 août que ce rapport a été fait. (Interruption.)

M. Bara n'a donc pu voir de cette affaire que la requête en grâce ; il n'a pas vu et n'a pu voir le rapport des autorités judiciaires, qui n'existait pas à son départ ; il n'a pas statué ni pu statuer sur cette affaire ; il n'a pas refusé ni pu refuser, car il serait intéressant de savoir où il aurait puisé ses renseignements pour refuser la grâce, puisqu'il n'avait ni rapport officiel, ni dossier.

Je regrette, messieurs, d'être obligé d'entrer dans ces détails ; mais le langage et l'attitude de mon prédécesseur et la nécessité de ma défense m'obligent à faire cette déclaration et m'autorisent à engager, à mon tour, M. Bara à se montrer plus circonspect à l'avenir dans ses affirmations.

M. Bara. - Bien que M. le ministre de la justice veuille anticiper sur le débat qui s'engagera plus tard devant la Chambre, je suis obligé de m'occuper du petit incident qu'il vient de soulever, probablement dans le dessein de détourner l'attention du véritable objet du débat. (Interruption.)

Nous avons écouté M. Cornesse avec beaucoup de patience ; nous prions les honorables membres de la droite de nous en montrer quelque peu à leur tour.

Mon honorable successeur est depuis trop peu de temps au ministère de la justice pour que je puisse attribuer à autre chose qu'à son défaut d'expérience les observations qu'il vient de présenter à la Chambre. (Interruption.)

Je n'ai absolument rien à rétracter ; tout ce que j'ai dit est conforme à la vérité. (Interruption.)

Je sais bien que ceux qui poussent ces exclamations seront absolument de la même opinion après que j'aurai parlé ; mais nous verrons si le pays partagera leur avis.

J'ai dit, messieurs, qu'on était venu solliciter la grâce du condamné Hessels ; c'est la vérité. Parmi les personnes dont j'ai parlé, je puis citer un honorable bourgmestre d'un village hollandais voisin de notre pays et qui était, je crois, parent de Hessels.

La requête de Hessels m'a été communiquée ; les faits y étaient exposés et j'ai dit : C'est aux autorités judiciaires que vous devez vous adresser d'abord pour faire appuyer voire requête.

J'ai su, messieurs, que les magistrats qui s'étaient occupés de l'affaire Hessels étaient hostiles à une commutation de la peine d'emprisonnement en une amende... (Interruption.) N'y a-t-il donc, par hasard, que les (page 168) rapports écrits entre le ministre et l'autorité qui puissent lui faire connaître l'opinion de cette dernière ?

J'ai déclaré que l'autorité judiciaire était hostile à la commutation sollicitée, et je le maintiens.

La condamnation était du mois de mai ; jusqu'au 2 juillet, j'ai été ministre et j'ai été poursuivi de sollicitations pour faire grâce à Hessels. Je connaissais donc les faits et j'ai pu constater que les autorités étaient d'opinion qu'on ne pouvait pas accorder la commutation demandée. (Interruption.)

Quand bien même j'aurais dit que j'avais eu un rapport écrit, - et je n'ai point dit que les faits me seraient parvenus autrement, - est-ce que, par hasard, une décision n'avait pas été prise ? - Niez-vous que j'aie refusé la grâce ? Osez-vous le nier ; saurez-vous le nier ? (Interruption.)

Vous n'oseriez répondre.

Voilà donc les faits dans toute leur vérité ; j'ai connu l'affaire Ilessels ; qu'importe comment ? Peut-on se souvenir dans cinq années de pouvoir de tous les détails administratifs ?

Vous aurez à justifier devant le pays les motifs réels qui vous ont engagé à faire gracier Hessels ; vous avez anticipé sur la discussion ; quand elle viendra, nous verrons si vous n'avez pas obéi à des motifs politiques.

M. Lelièvre. - Puisqu'il s'agit de dépôt de dossiers, je désire que M. le ministre de la justice veuille bien déposer un dossier relatif à un meunier d'une commune de l'arrondissement de Namur. Cet individu fut condamné par jugement du tribunal correctionnel de Namur du 22 janvier 1848 à une année d'emprisonnement, à trois cents francs d'amende, du chef de falsification de farines, dans lesquelles il y avait eu mélange de craie. Ce jugement fut confirmé par arrêt de la cour de Liège. Eh bien, sous le ministère de M., de Haussy, la peine d'une année d'emprisonnement fut commuée en trois mille francs d'amende. Je livre ce fait à l'appréciation de la Chambre. Il est même à remarquer que, dans cette affaire, le tribunal avait vu dans les faits de la cause des circonstances graves résultant de la cherté des vivres et de ce qu'il s'agissait de denrées destinées aux pauvres. Le fait dont il s'agit est de nature à éclairer la Chambre sur la question qui lui est soumise.

M. Cornesse, ministre de la justice. - Messieurs, l'honorable M. Bara a mis sur le compte de mon inexpérience le langage que j'ai tenu. Je crois que, dans l'espèce, ce reproche n'est en aucune façon mérité ; je pourrais en renvoyer un beaucoup plus grave à mon honorable prédécesseur, auquel l'expérience ne fait certes pas défaut ; c'est celui de tenter une mauvaise retraite, de chercher à se justifier d'avoir commis une erreur, involontaire sans doute, mais enfin une erreur des plus graves.

L'honorable M. Bara n'a pas seulement dit qu'il avait refusé la grâce, mais il a ajouté que son successeur avait dû trouver dans le dossier les motifs de son refus ; il a donc voulu aggraver la responsabilité du ministre de la justice actuel devant la Chambre et devant le pays en l'accusant d'être revenu sur une décision prise et dont il avait dû apprécier les motifs puissants. Eh bien, c'est là un fait complètement inexact. Il n'y a au département ni trace ni vestige de semblable refus. Je n'ai donc pu en prendre connaissance.

Maintenant, vous dites que vous avez eu des conversations avec les membres du parquet.

C'est d'abord là une manière de procéder assez irrégulière ; les demandes en grâce sont renvoyées aux autorités compétentes par la voie hiérarchique, et c'est par cette voie qu'elles reviennent, au gouvernement qui statue dans sa liberté, son indépendance et sous sa responsabilité. Mais votre assertion est d'autant plus étrange que le parquet de Bruxelles n'a pu être saisi de l'affaire avant le 4 août, et que le rapport du parquet d'Anvers admettait une large réduction de la peine d'emprisonnement et la remise de la privation de la patente.

M. Bara. - Messieurs, je n'ai absolument rien à retrancher à ce que j'ai dit, et vous allez voir que cela est parfaitement vrai.

Je n'ai pas dit, et je crois, si mes souvenirs sont exacts, que c'est là une assertion téméraire de la part de M. Cornesse, que vous avez dû trouver au dossier la preuve de mon intervention.

Maintenant vous déclarez que ce sont les avocats de Hessels qui sont venus vous demander sa grâce. Eh bien, je dis que si vous avez été en rapport avec les défenseurs, ce qui est beaucoup plus irrégulier que d'être en rapport avec les magistrats, vous avez dû apprendre par ces avocats que j'avais refusé la grâce de Hessels et que, par conséquent, j'avais une parfaite connaissance des faits.

D'ailleurs, messieurs, il ne s'agit pas ici de savoir si j'ai eu ou non à prendre une décision dans cette affaire ; il s'agit de savoir si vous aviez réellement devant vous un homme coupable d'avoir mêlé du sulfate de cuivre à la farine et, dans l'affirmative, si vous aviez le droit de gracier celui qui a commis un crime aussi abominable.

Voilà toute la question.

M. de Theux. - Je pense, messieurs, que la discussion se prolonge sans nécessité en ce moment. Quand les dossiers seront déposés, nous pourrons juger si M. le ministre actuel a pu y voir que M. Bara a refusé ou non la grâce du boulanger Hessels. Il est évident que les simples conversations de M. Bara n'ont pas laissé de trace pour le ministre actuel.

Je demande donc qu'on passe à l'ordre du jour et qu'on en finisse.

M. Dumortier. - Messieurs, l'incident soulevé par M. Bara est d'une simplicité excessive, et les dates que vient de donner l'honorable ministre de la justice décident et tranchent toute espèce de question.

En effet, le 25 mai, le jugement est rendu : la requête en grâce est signée du 18 juin ; elle arrive au ministère le 24 juin, c'est-à-dire dix jours après la démission du ministère ; elle est envoyée le même jour à l'instruction et, le 2 juillet, M. Bara quitte le département de la justice. Ce n'est qu'un mois après sa sortie que les rapports sur la demande en grâce reviennent au ministère.

Comment, dès lors, M. Bara peut-il dire qu'il a examiné l'affaire et qu'il a annoté de sa main certains documents, alors que les rapports n'étaient pas encore faits lorsqu'il a quitté le portefeuille, et que c'est d'après les faits relevés dans ces rapports qu'il prétend avoir refusé la grâce qui lui était demandée ?

Ne venez donc pas nous parler de votre intervention en cette affaire ; vous n'avez pas été opposé à la grâce, puisque vous avez renvoyé la requête à l'information et que, lorsqu'elle est revenue, il y avait un mois que vous aviez quitté le ministère.

Maintenant, messieurs, je demanderai, à mon tour, qu'on dépose sur le bureau de la Chambre le dossier d'une affaire semblable qui s'est passée dans le district de Nivelles, le dossier de l'affaire Dubois et le dossier de l'affaire Dessous-le-Moustier.

M. Vleminckx. - Je ne m'oppose pas à ce que l'on dépose sur le bureau de la Chambre le dossier de l'affaire dont vient de parler l'honorable M, Lelièvre. Mais je m'étonne énormément qu'il vienne faire une comparaison entre le fait de l'empoisonneur d'Anvers et le fait de ce meunier qui aurait mêlé de la craie et des féveroles à de la farine. Dans ce dernier cas, il y a simplement falsification de denrées alimentaires sans addition de poison ; dans le premier cas, il y a un véritable empoisonnement. (Interruption.) Je m'étonne que la droite ne s'émeuve pas davantage au sujet de pareils faits et qu'elle ne quand nous défendons les intérêts et la santé du peuple.

M. le président. - Les dossiers seront déposés.

L'incident est clos.

- La séance est levée à 5 heures.