(Annales parlementaires de Belgique, Chambre des représentants, session 1870 extraordinaire)
(Présidence de M. Vilain XIIIIµ.)
(page 88) M. de Vrintsµ procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.
M. Woutersµ lit le procès-verbal de la dernière séance ; la rédaction en est approuvée.
« Le sieur Delraer demande que le crédit pour assurer la défense du pays soit augmenté de façon a permettre le soulagement prompt et efficace des familles victimes du rappel des miliciens. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi qui ouvre au département de la guerre un crédit de 15,220,000 francs.
« M. le ministre de la justice transmet, avec les pièces de l'instruction, quatre demandés de naturalisation. »
- Renvoi à fa commission des naturalisations.
MM. Hayez et d'Hane-Steenhuyse demandent un congé.
- Accordé.
M. Dansaertµ. - Messieurs, j'ai l'honneur de déposer sur le bureau de la Chambre le rapport de la section centrale qui a examiné le projet de loi ayant pour objet le service de paquebots-poste à établir entre Anvers et New-York.
- Impression et distribution et mise à la suite de l'ordre du jour.
M. Dumortierµ. - Messieurs, depuis quelques jours des bruits sont répandus dans la capitale et causent beaucoup d'inquiétude.
On dit que plusieurs de nos soldats auraient été tués à la frontière par des soldats prussiens.
On ajoute que notre pays aurait donné passage aux blessés prussiens, en violation de la neutralité.
Non seulement ces bruits sont répandus en Belgique et y causent de l'inquiétude, mais je remarque que les journaux français, et spécialement ceux de Paris, y donnent créance.
Comme il importe que l'Europe entière soit convaincue que la Belgique maintient sa neutralité d'une manière parfaite, je viens demander à M. le ministre des affaires étrangères, s'il y a quelque chose de vrai dans ces rumeurs.
Voici ce que je lis dans un journal de Paris de ce malin, dans le Gaulois :
« La Belgique a été déjà violée par les troupes prussiennes. Plusieurs cavaliers belges ont été tués sur la frontière par des éclaireurs ou fuyards prussiens.. »
La plupart des journaux français disent la même chose et il est de notre intérêt de savoir si ces assertions sont exactes. C'est pourquoi je demande à l'honorable ministre des affaires étrangères quelques explications sur ces deux points : Y a-t-il eu des soldats belges tués à notre frontière ; y a-t-il eu circulation de soldats blessés sur notre territoire ?
MaedAµ. - Messieurs, je m'empresse de répondre aux deux questions que l'honorable M. Dumortier vient d'adresser au gouvernement.
L'honorable membre demande d'abord s'il est vrai qu'il y ait eu, sur le territoire belge, une collision entre des troupes prussiennes et belges et s'il est vrai que des soldats belges aient été tués.
Sur ce premier point, je réponds négativement. Le territoire belge n'a pas été violé. Aucune troupe étrangère n'est entrée en Belgique ! Il n'y à pas eu de collision, il n'y a donc pas eu mort d'homme.
La seconde question est la suivante : Est-il vrai que des blessés prussiens aient été admis à traverser notre territoire pour retourner de Sarrelouis vers la Prusse, du côté d'Aix-la-Chapelle ?
Voici ce qui s'est passé. M. le ministre de la Confédération de l'Allemagne du Nord est venu me demander si le gouvernement belge consentirait à laisser passer par notre territoire un certain nombre de blessés prussiens qui se trouvaient à Sarrelouis où il y avait encombrement et, par conséquent, défaut de soins médicaux et peut-être danger d'épidémie.
On désirait emprunter notre territoire pour faire évacuer ces blessés vers Aix-la-Chapelle où des ambulances et des services médicaux étaient préparés.
J'ai répondu, ne consultant que des considérations d'humanité, qu'il ne me semblait pas contraire au principe de la neutralité de permettre ce passage, mais que cependant je devais m'adresser à l'autre belligérant, pour savoir si, le cas échéant, il accepterait la même offre pour les blessés français.
Je déclarai donc à l'honorable M. de Balan, ministre de la Confédération de l'Allemagne du Nord en Belgique, que s'il n'y avait pas d'opposition de la part du gouvernement français, de notre côté, nous consentirions à la demande du gouvernement prussien.
Le gouvernement français a été d'un autre avis et il nous a fait notifier officiellement, par son chargé d'affaires à Bruxelles, qu'il considérerait le passage des blessés prussiens sur notre territoire comme une violation de notre neutralité.
En présence de cette déclaration formelle du gouvernement français, il m'a été impossible de maintenir le consentement que j'avais éventuellement donné, et vous comprendrez que j'aurais compromis les intérêts belges en agissant autrement.
En fait, aucun convoi de blessés prussiens n'a passé par la Belgique.
- L'incident est clos.
M. Tackµ. - Messieurs, j'avais pensé qu'à raison des circonstances exceptionnelles dans lesquelles se trouve le pays, j'aurais bien fait d'ajourner jusqu'à la session ordinaire les explications que je désirais présenter à la Chambre, au sujet des mesures qu'en ma qualité de ministre des finances j'ai été amené à prendre, pendant mon court et difficile passage aux affaires.
Si j'étais décidé à me taire, ce n'était donc pas parce que je voulais fuir le débat ; le plus intéressé de tous à ce qu'il ait lieu aujourd'hui plutôt que demain, c'est moi.
La Chambre n'ignore pas à quelles attaques violentes j'ai été personnellement en butte dans la presse de l'opposition, et elle doit comprendre combien j'ai hâte d'y répondre.
Je n'aurais cependant pas hésité à mettre momentanément mon amour-propre en poche dès qu'il pouvait y avoir à le faire quelque utilité pour les intérêts du pays.
Mais les paroles prononcées dans la séance d'hier par l'honorable M. Frère-Orban, si courtoises qu'elles soient, ce dont je remercie(page 89) l'honorable membre, me forcent à sortir de ma réserve et m'obligent à rompre le silence.
Si, par suite des détails dans lesquels je serai contraint d'entrer, des appréciations erronées ou malveillantes allaient se produire au dehors, au point de vue de la situation financière du pays ou de la confiance que mérite, à juste titre, la Banque Nationale, j'en serais désolé, mais je constate que cette fâcheuse conséquence ne me serait pas imputable.
J'espère, au reste, que cette conséquence ne se produira pas. En fait, personne ne saurait rationnellement mettre en doute l'excellente situation du trésor ni la solidité à toute épreuve de notre premier établissement de crédit.
Une panique irréfléchie pourrait seule faire naître des complications inattendues.
Avant tout, je réclame l'indulgence de la Chambre, je crains que mes forces ne me trahissent ; la Chambre voudra bien me tenir compte de l'état de souffrance auquel me réduit un excès de travail et de fatigue et me réserver toute sa bienveillance.
Messieurs, on a durement qualifié mes actes ; on a dit que les mesures que j'ai ordonnées révélaient, dans le chef du ministère des finances, une effrayante incapacité ; on a dit qu'elles étaient marquées au coin de l'imprévoyance et de l'ineptie ; je passe sur d'autres aménités du même genre.
Je pourrais, si j'en avais besoin, chercher à atténuer singulièrement la position qui m'a été faite, en me retranchant derrière cette considération que toutes les mesures auxquelles il a été fait allusion ont été, au préalable, à cause de leur importance, mûries, examinées, délibérées et arrêtées au sein du conseil des ministres, ; mais je n'entends point m'abriter derrière cette échappatoire ; et je revendique hautement, ainsi que je l'ai déclaré dans une autre séance, la responsabilité de tous les actes qui portent ma signature.
Je ne veux pas davantage de cette espèce de position privilégiée qu'a semblé m'assigner hier l'honorable M. Frère-Orban vis-à-vis de mes anciens collègues ; l'honorable membre ne m'accuse pas, vous a-t-il dit, mes actes ne sont que des effets, ils ne revêtent pas le caractère de causes ; ils sont la suite de la fausse appréciation que le cabinet a faite de la situation.
Le cabinet s'est cru à tort devant une invasion imminente ; de là, toutes les fautes qui ont été commises.
Messieurs, je faisais partie du cabinet ; s'il a fait une fausse appréciation de la situation, je dois être solidaire avec lui et je dois prendre ma part de la faute commise, tout comme les honorables membres du cabinet. Mes ex-collègues assument, j'en suis sûr, leur part de responsabilité dans les actes que j'ai posés comme ministre des finances avec leur plein assentiment.
Messieurs, si j'élimine du discours prononcé dans la séance d'hier par l'honorable M. Frère-Orban, les personnalités à l'adresse de MM. Jacobs, Cornesse et Malou, si j'en écarte les observations déjà présentées la veille par l'honorable M. Pirmez au sujet des déclarations de principe faites avant les élections, par plusieurs membres de la droite, en matière de réforme électorale, de réduction des impôts et de charges militaires, observations du reste amplement réfutées par M. Coomans, que reste-t-il de ce discours ?
Deux chefs d'accusation :
Le premier consiste à dire que le gouvernement a eu tort de dissoudre les Chambres.
Le second, c'est que le cabinet s'est inutilement alarmé et que, par suite, il a inutilement alarmé le pays en mettant immédiatement l'armée sur le pied de guerre et en décrétant certaines mesures financières qui ont jeté partout la panique dans les esprits.
Ou je me trompe fort, ou il y a, dans cette manière de raisonner, une manifeste contradiction.
Si, comme vous l'affirmez, il n'y avait pas de quoi s'inquiéter, si c'est à tort que le gouvernement a pu croire à une invasion, à la violation de notre neutralité, s'il était constant que l'orage devait passer à côté de nous et ne pas nous atteindre, quel mal y avait-il dès lors à dissoudre les Chambres ; et, en fait, à quel inconvénient la dissolution de la Chambre, qui était une nécessité eu égard à l'équilibre trop compassé des partis, a-t-elle donné lieu ?
Comme le disait l'honorable M. Coomans, on a vu un petit pays pratiquer tranquillement, au milieu de l'agitation de toute l'Europe, ses libres institutions.
Ce spectacle n'a pas été sans grandeur et a prouvé une fois de plus à l'Europe la sagesse devenue traditionnelle du peuple belge.
Je me borne à cette simple observation en ce qui concerne la dissolution des Chambres ; c'est un point sur lequel je n'ai pas l'intention de m'appesantir, j'ai à dire trop d autres choses à la Chambre.
Le second grief articulé par l'honorable M. Frère-Orban est celui-ci : Le cabinet a eu tort de se croire en présence d'une invasion Imminente.
Ici l'honorable M. Frère-Orban se trompe. Le cabinet ne s'est nullement cru, hic et nunc, menacé d'un péril actuel, soudain, mais il devait en tenir compte, comme d'une hypothèse dont la réalisation était possible.
Vous parlez de 1848, de la guerre de Crimée, de la guerre d'Italie, de Sadowa.
II aurait fallu agir aujourd'hui, dites-vous, comme avait agi le gouvernement d'alors, profiter de ses leçons et de ses exemples ; restreindre tes dépenses dans les limites les plus étroites, ne pas mettre tout juste l'armée sur le pied formidable où elle se trouve ; le ministre des finances en particulier aurait dû réagir contre les appétits toujours trop voraces du ministre de la guerre.
Messieurs, c'est le cas de dire que comparaison n'est pas raison ; aux diverses époques citées, la guerre sévissait-elle à nos frontières, entre nos deux plus puissants voisins ? La situation était-elle la même ?
Vraiment l'observation de l'honorable membre m'étonne. Elle n'est au fond qu'une note discordante, au milieu du concert d'éloges avec lequel ont été accueillies, dans tous les rangs de la société, parmi les hommes appartenant aux opinions les plus opposées, les mesures patriotiques que le gouvernement a eu le courage de prendre sous sa responsabilité.
Mais, dit l'honorable membre, j'ai, pour ma part, tout prévu ; j'ai tout prédit. J'avoue que les prédictions de l'honorable membre m'ont paru un peu téméraires, surtout depuis que nous avons appris certaines choses que nous ignorions tous.
Je suis, au reste, convaincu que si l'honorable membre eût été encore assis, au moment où les événements éclatèrent, au banc ministériel, il aurait été amené par la force de choses à envisager la situation d'une manière différente.
Autre chose est le rôle d'un chef d'opposition, autre chose le rôle d'un ministre responsable.
Croyez-vous, messieurs, que dans les circonstances présentes les deux belligérants se fussent contentés de déclarations purement platoniques, et ne pensez-vous pas que les dispositions énergiques prises par le cabinet ont été pour quelque chose dans le respect que la France et la Prusse ont gardé pour notre neutralité ?
Croyez-vous que nos puissants voisins se seraient déclarés satisfaits si le cabinet s'était borné à leur promettre de rappeler éventuellement les miliciens sous les drapeaux, laissant, en attendant, nos frontières ouvertes ?
Non, messieurs, c'étaient des actes qu'il fallait ; c'est par des actes que le cabinet a donné les garanties qu'on pouvait exiger de lui ; c'est par des actes qu'il a prévenu toute réclamation et ôté tout prétexte à une occupation de notre territoire.
Ce sont ces actes que vous blâmez, ce sont ces actes que le pays a solennellement ratifiés le 2 août.
J'arrive aux faits qui me concernent plus particulièrement.
Au demeurant, on n'est parvenu à exploiter contre mot qu'un fait unique.
Ce fait, c'est le transfert d'une partie de l'encaisse de la Banque à Anvers.
La presse hostile au cabinet s'en est emparée pour me tancer à outrance ; j'ai été désigné pour être le point de mire de toutes les attaques ; c'est contre moi que les coups ont été principalement dirigés.
Pourquoi cela ? Parce que l'histoire du transfert de l'encaisse de la Banque à Anvers devait servir de bélier électoral pour renverser le cabinet.
Exciter contre le gouvernement les intérêts alarmés et froissés du commerce et de l'industrie, tel est le but qu'évidemment l'on poursuivait. Quel magnifique thème à développer !
Le commerce et l'industrie ruinés par les fautes grossières, par l'insuffisance du ministre des finances ; quelle bonne trouvaille ! On avait cru trouver là un moyen victorieux de jeter la déconsidération sur le ministère.
On s'était trompé : L'opinion publique perça la manœuvre à jour et en fit prompte et bonne justice. Comme le commerce et l'industrie m se payent pas de mots et va au fond des choses, la tactique vint misérablement échouer contre la perspicacité de l'intérêt privé.
Le corps électoral, à son tour, vint prouver combien peu d'importance il attacha aux critiques dirigées contre le cabinet et en particulier contre le ministre des finances.
Messieurs, on a prétendu que le transfert de l'encaisse de la Banque à Anvers a été le signal de la panique qui s'est emparée momentanément du monde financier et du public.
(page 90) Il a failli provoquer, a-t-on dit, un véritable désastre commercial et industriel, paralyser le travail national, compromettre la sécurité publique. Voilà l'accusation,
J'affirme que le transfert à Anvers d'une partie de l'encaisse de la Banque Nationale était en lui-même un acte rationnel, sage, commandé par les circonstances. Bonne au fond, la mesure a été maladroitement exécutée, en dépit de mes intentions et de mes instructions ; par la faute, de qui ? C'est ce que nous verrons tout à l'heure.
Qu'on veuille se rappeler que, lorsque le transfert fut résolu, la Belgique n'avait point encore reçu d'assurance positive que sa neutralité serait complètement respectée. Qu'on veuille bien se rappeler qu'à ce moment la plus grande incertitude planait sur les événements.
Pouvait-on, à cette époque, augurer quoi que ce soit au sujet des plans de campagne que méditaient nos deux puissants voisins ?
Savait-on à quoi devaient les entraîner, dans leur pensée, les nécessités de la guerre ?
L'occupation temporaire, sinon définitive, du pays n'est-elle point entrée dans leurs prévisions ? Qui aurait pu le dire ?
Quel que fût l'espoir que notre neutralité serait respectée, fallait-il écarter l'hypothèse de l'invasion ou du passage des belligérants par notre pays d'une manière absolue et comme chose impossible ?
Quand on voit avec quelle vertigineuse rapidité les événements se modifient et se succèdent de nos jours, il est bon de s'attendre à tout et de se prémunir contre les surprises.
Dans les conditions où se trouvait le pays, le cabinet avait évidemment pour devoir, puisqu'il en avait les moyens, de mettre à l'abri de toute éventualité le trésor public.
Il y avait là une impérieuse nécessité au point de vue des exigences de la défense nationale.
Le gouvernement qui ne l'aurait pas compris eût manqué à ses devoirs ; je n'hésite pas à le dire, on aurait pu, à bon droit, l'accuser de trahison envers la nation.
En procédant comme il l'a fait, le ministre des finances était-il dominé par de folles terreurs ?
Nullement. Le ministre de la guerre qui rappelait les militaires sous les armes, et le ministre des finances qui prenait des précautions à l'endroit du trésor public, obéissaient l'un et l'autre aux règles les plus élémentaires du bon sens et de la prudence.
Mais, messieurs, j'ai tout lieu de croire que, dans d'autres sphères que celles du gouvernement, on se laissait aller à des craintes trop vives.
J'étais à peine installé depuis quelques jours au département des finances que j'eus l'honneur de recevoir la visite de M. le gouverneur de la Banque Nationale.
M. le gouverneur vint me demander si je n'avais pas, à raison des événements de guerre, des instructions à donner à la Banque ? M. le gouverneur me fit observer que si, d'aventure, les fonds du trésor confiés à la Banque venaient à disparaître, ils périraient pour compte de l'Etat. Je déclarai à M. le gouverneur que, pour le moment, je n'avais à transmettre aucun ordre à la Banque et que j'aviserais ultérieurement.
J'ajoutai qu'en ce qui concernait la question de principe qu'il venait de soulever si brusquement, je faisais toutes mes réserves et ne lui concédais que ce qui était écrit dans la loi.
D'après l'article 4 de la loi qui règle le service du caissier de l'Etat, la Banque est responsable « de sa gestion et de celle de ses agents. Il n'y a d'exception que pour les cas de force majeure, dont l'existence et l'application aux fonds reçus pour le compte de l'Etat seraient dûment constatées. »
Or, il peut y avoir là des difficultés très sérieuses. L'encaisse de la Banque étant confondu avec l'encaisse du trésor, il sera souvent douteux si le cas de force majeure s'applique aux fonds de l'Etat ou aux fonds de la Banque ; ce serait, en tous cas, à celle-ci à fournir la preuve.
Par la même occasion, M. le gouverneur de la Banque m'entretint du cours forcé des billets de banque ; il émit l'avis que le cours forcé s'imposerait à l'Etat comme une impérieuse nécessité : il est vrai qu'il me pria en même temps de tenir bonne note que la Banque ne demandait point le cours forcé.
Elle était en mesure, me disait M. Prévinaire, de faire face à tous ses engagements, de rembourser ses billets, de payer ses créanciers en compte courant.
Mais, au fond, quelle était la portée de ce langage ? Il signifiait, d'après moi, ceci :
Ou le cours forcé, ou l'impossibilité pour la Banque de continuer régulièrement ses opérations.
Ou le cours forcé, ou des mesures de rigueur à l'égard du commerce et de l'industrie, c'est-à-dire des restrictions sévères apportées à l'escompte, et en dernière analyse, fatalement la suspension, la suppression de l'escompte.
Si je constate ces faits, c'est pour établir qu'ils trahissaient évidemment, de la part de M. le gouverneur de la Banque, de sérieuses préoccupations.
A la suite de mon premier entretien avec M. le gouverneur de la Banque, j'en eus plusieurs autres ; il y fut question de la situation, mais principalement du transfert de l'encaisse du trésor à Anvers.
M. le gouverneur de la Banque me signala cette opération comme une chose des plus simples, comme pouvant se faire sans provoquer le moindre esclandre, secrètement, sans bruit, à l'insu du public.
Le conseil d'administration de la Banque avait à peine besoin, me disait M. le gouverneur, de s'en occuper.
Tous les jours, des millions en numéraire étaient dirigés de Bruxelles vers la succursale d'Anvers ; ces déplacements n'impressionnaient nullement le public.
Comme l'encaisse, en ce moment, était, pour ainsi dire, entièrement constitué en pièces d'or de 10 et de 20 francs, sauf onze millions en lingots à faire battre à la Monnaie de Bruxelles, le transport était tellement aisé, me disait M. le gouverneur, en exagérant les choses, qu'il aurait pu s'effectuer en trois heures.
Quant aux titres de la dette publique, renfermés qu'ils étaient dans des boîtes en fer-blanc et placés sous séquestre, il suffisait d'une demi-heure pour les évacuer sur Anvers ; seulement il était nécessaire, au préalable, de dresser procès-verbal pour autoriser la levée du séquestre.
Fallait-il attendre que l'encaisse composé entièrement de pièces d'or fut converti en argent, ce qui allait devenir une nécessité, avant de prendre une décision ; mais alors ce n'étaient point quatre fourgons qui auraient suffi pour faire le transport, mais vingt, trente, quarante fourgons au moins, auraient, dû être mis en réquisition.
Huit jours n'auraient pas suffi pour transporter l'encaisse de la Banque.
Pendant toute une semaine, on aurait vu circuler à Bruxelles les fourgons de la Banque.
C'est alors que l'émotion du public aurait pu prendre de grandes proportions et qu'il eût été difficile de la calmer.
Dans ces conditions, je crus, avec tous les membres du cabinet, qu'il n'y avait pas à temporiser.
On pouvait se trouver, à un moment donné, devant une fausse alerte ; être entraîné, malgré soi, à agir avec précipitation et, par suite, amené forcément à jeter l'alarme dans le pays. C'est ce que je voulais éviter à tout prix, aussi bien que mes honorables collègues.
Mieux valait donc agir de suite, alors que le transfert pouvait s'effectuer dans des conditions normales, avec calme, avec discernement, petit à petit, sans bruit.
Une fois la chose décidée, M. le gouverneur de la Banque fut officieusement prévenu ; je convins avec lui que je lui écrirais une lettre personnelle et confidentielle, dans laquelle je provoquerais le transfert de l'encaisse à Anvers.
Si j'ai bonne mémoire, la minute, rédigée par un haut fonctionnaire du département des finances, lui fut communiquée, et en présence de l'honorable M. Jacobs, qui en témoignera au besoin, je recommandai à M. le gouverneur de la Banque de ne faire procéder au transfert que successivement, c'est-à-dire en fractionnant les envois.
Par surcroît de prudence, au lieu d'envoyer par un simple messager la dépêche que je venais de faire rédiger je la fis remettre en mains propres de M. le gouverneur par un haut fonctionnaire du département, au courant de ce qui se passait, et je lui donnai pour instruction spéciale de répéter à l'honorable M. Prévinaire qu'il était bien entendu que le transport se ferait avec la plus grande circonspection et successivement. Ce sont littéralement les termes dont je me suis servi.
Je me suis assuré que les instructions données au fonctionnaire chargé de remettre la dépêche en mains propres de M. le gouverneur ont été ponctuellement suivies.
J'appelle tout spécialement l'attention de la Chambre sur un point que je viens d'indiquer tantôt. C'est que la lettre que j'écrivis à M. le gouverneur de la Banque avait un caractère personnel et confidentiel, qu'elle portait en marge la mention confidentielle, qu'elle ne devait être communiquée à personne ; que, selon l'expression dont se servit M. le gouverneur, elle ne devait point sortir de son tiroir.
Ce qui avait un caractère confidentiel dans ma dépêche n'était certes pas destiné à devenir, un instant après, du domaine de tout le monde.
(page 91) Comprenez-vous une dépêche confidentielle dont le contenu aurait été destiné, au même moment, à être livré à tous les vents de la publicité ? J'aurais donc commis une action insensée.
Comment la portée de mes instructions fut-elle si mal comprise ? Que se passa-t-il au sein du conseil d'administration de la Banque ?
M. le gouverneur se borna-t-il à faire connaître verbalement mes instructions au conseil d'administration, ou bien communiqua-t-il ma dépêche confidentielle ? Dans cette dernière hypothèse, sans doute qu'il eut soin d'y ajouter le commentaire qu'elle comportait, le sens qu'il fallait y attacher.
Comment, dès lors, est-il arrivé que le transport vers la succursale d'Anvers s'est effectué avec cet apparat, avec cette mise en scène, si bien faits pour frapper vivement les esprits ?
D'où est venu le malentendu ?
Qui a donné les ordres ?
Le conseil d'administration a-t-il été appelé à délibérer sur le mode à suivre pour exécuter les instructions du ministre ?
A-t-il été appelé à se prononcer sur la question de savoir si le transfert aurait lieu secrètement ou ostensiblement ?
En cas d'affirmative, sur quoi a-t-on pu se baser pour permettre que le transport eût lieu ostensiblement, quand il pouvait se faire de façon à passer inaperçu ? Quel avantage, quelle nécessité pouvait-il y avoir à procéder comme on l'a fait ?
Quant à moi, j'appris avec le plus grand étonnement et avec non moins de regret que les fourgons et les tapissières de la Banque renfermant l'encaisse avaient traversé, à la file, à l'heure de la bourse, la place de la Monnaie. L'aspect de ce cortège solennel devait naturellement impressionner ceux qui en furent les témoins et prêter à toute sorte de commentaires.
S'il est vrai de dire que l'opinion publique s'émeut facilement, même à propos de rien, cela devait surtout se présenter au moment où la guerre allait éclater, pour la première fois, depuis cinquante-cinq ans, à nos portes.
Comme les nouvelles grossissent vite, en faisant leur chemin, on ne manqua pas de répandre le bruit que le ministre des finances avait mis la main sur le solde de l'encaisse de l'Etat.
Je fus obligé de rectifier par le Moniteur les interprétations erronées des journaux en faisant comprendre qu'il ne s'agissait là que d'un simple déplacement, et que l'encaisse tout entier était demeuré à la disposition de la Banque.
Une fois le fait expliqué par l'organe officiel du gouvernement, l'émotion devait vite se calmer avec la cause qui l'avait fait naître. Le public devait comprendre aisément que la mesure prise par le gouvernement n'était après tout qu'une précaution intéressant à la fois le trésor de l'Etat et la Banque Nationale, la fortune publique et la fortune privée.
Aussi, dès que la note du Moniteur eut paru, il ne resta plus trace de l'émotion que le transport à Anvers avait produite.
Ah ! si j'avais réclamé le solde en numéraire de l'encaisse du trésor, si J'en avais fait déposer le montant dans les casemates d'Anvers au lieu de le laisser dans les caves de la succursale de la Banque à Anvers, j'aurais modifié radicalement la situation de la Banque vis-à-vis du Trésor public ; j'aurais, de fait, entravé, rendu impossibles les opérations de la Banque : j'aurais réduit, en effet, l'encaisse métallique à quelque chose comme 50,000,000 de francs, chiffre de beaucoup inférieur à la limite statutaire. Pour s'en convaincre, il suffit de placer ce chiffre en regard des engagements fiduciaires qui devaient s'élever au 15 juillet, indépendamment du solde net du Trésor, à environ 230,000,000 de francs.
Le solde du compte courant du Trésor était en effet, au 9 juillet, de 86,240,037 fr. 20 c, somme brute, et de 69,696,875 fr. 95 c, somme nette, c'est-à-dire déduction faite des dispositions en cours d'exécutions.
Ces éléments ne se sont pas sensiblement modifiés du 10 au 15 juillet.
A la date du 10 juillet, l'encaisse métallique tout entier, d'après les états que j'ai sous les yeux, comportait la somme de 93,017,867 fr. 90 c.
Les effets à l'encaissement accusaient un chiffre de 7,308,754 fr. 24 c, total : 100,326,631 fr. 4 c.
La Banque Nationale comprit si bien que rien n'était changé dans ses rapports avec le Trésor public, qu'elle ne songea pas un instant à interrompre ses opérations.
Je n'aurais pu rationnellement me mettre en possession du solde du Trésor que pour autant que j'eusse voulu et qu'il m'eût été possible de faire décréter, du même coup, le cours forcé des billets de banque ; or, il aurait fallu pour cela une loi et la Chambre n'était pas réunie. Elle ne pouvait pas l'être.
Au surplus, il ne pouvait pas être question alors du cours forcé des billets de banque.
On comprend le cours forcé lorsqu'un pays se trouve dans une situation exceptionnelle, anomale ; or, nous n'en étions point venus là à l'époque du 15 juillet.
Si quelques voix se faisaient entendre, dans ce moment, en faveur du cours forcé, d'autres voix autorisées protestaient hautement autour de moi, de toutes leurs forces, au nom de l'industrie, au nom du commerce, au nom des intérêts les plus sacrés, contre l'emploi d'une pareille mesure.
A cette époque, tout comme à présent, l'encaisse de. la Banque n'était pas entamé ; il comportait, avec les effets à l'encaissement, environ 100,000,000 de francs. En outre la Banque avait en portefeuille des valeurs sur l'étranger pour une somme de 52,000,000 de francs.
Provoquer le cours forcé dans une pareille situation, et alors que la France, pays belligérant, ne le faisait point, c'eût été poser un acte qu'aucune Chambre belge n'eût ratifié.
Le cours forcé est une de ces mesures que l'on subit, mais que l'on ne provoque pas de gaieté de cœur ; il ébranle la confiance à l'intérieur et excite la défiance des autres pays ; il apporte des perturbations dans le change ; il trouble et froisse des intérêts respectables ; il peut créer les difficultés les plus sérieuses pour l'avenir, surtout au point de vue de la reprise des payements en espèces.
Il ne faut donc l'accepter que dans les cas de nécessité absolue.
Remarquez, chose capitale, que le montant du solde du compte courant du Trésor était forcément immobilisé entre les mains de la Banque.
Et en effet : le chiffre du capital représenté par les billets en circulation et les dépôts en compte courant réunis s'élevait en nombre rond à environ 500,000,000 de francs, la limite statutaire de l'encaisse métallique calculée sur le pied du tiers était donc de 100,000,000 de francs ou, à raison du quart au minimum, de 73,000,000.
Donc, en toute hypothèse, la Banque devait conserver dans ses caisses, au minimum, 75,000,000 de francs et nous venons de voir que l'encaisse du trésor s'élevait net à 69,000,000 de francs.
D'ailleurs, en thèse générale, l'encaisse du trésor doit toujours rester intact.
A supposer que tout l'encaisse du trésor eût été transféré à Anvers, la Banque conservait à Bruxelles et en province, pour ses besoins courants, 30,000,000 de francs.
Le dépôt de l'encaisse tout entier à Anvers ne pouvait donc en rien entraver les opérations de la Banque, et n'était point de nature à alarmer le public.
En fait, on ne transporta à la succursale d'Anvers que 40,000,000 au lieu de 70,000,000.
Mais ce qui vint jeter la perturbation dans le commerce et l'industrie. ; ce qui sema partout des alarmes et des craintes ; ce qui fit accourir les porteurs de billets à la Banque ; ce qui provoqua cette affluence de gens effarouchés, de poltrons, de thésauriseurs et de spéculateurs, formant queue devant l'unique guichet ouvert par la Banque à Bruxelles, ce furent les mesures que prit incontinent la Banque sans même me prévenir.
Ces mesures étaient au nombre de trois :
La première consistait dans la majoration subite du taux de l'escompte, qui fut doublé et porté de 2 1/2 p. c. à 5 p. c, sans transition aucune, sans le moindre ménagement.
J'admets volontiers que la Banque ne pouvait point faire autrement que d'augmenter le taux de l'escompte ; mais il eût été plus prudent de le faire graduellement.
L'augmentation du taux de l'escompte n'est pas ce qui occasionne les entraves pour le commerce, dès là que cette augmentation se maintient dans des limites modérées ; ce qui occasionna le trouble, ce furent surtout les autres mesures prises par la Banque.
Par la seconde mesure, la Banque apportait des restrictions à la quotité de ses escomptes. Elle réduisit cette quotité, pour tous les comptoirs, aux trois quarts du chiffre des effets antérieurement escomptés, venant à échéance, de chaque client, le même jour.
Ainsi, par exemple, pour bien faire comprendre la portée de cette décision, supposez que les clients de l'un des trente-six comptoirs de la Banque avaient des engagements vis-à-vis de, la Banque, du chef des effets échéant, pour leur compte, à un jour donné, pour 200,000 francs ; supposez, en outre, que pour payer les 200,000 francs et pour faire face à d'autres besoins immédiats, les mêmes clients avaient à présenter à (page 92) l'escompte des bordereaux s'élevant en totalité à 300,000 francs ; quelle somme le comptoir était-il autorisé à mettre à la disposition des clients de la Banque ? Les trois quarts des échéances, c'est-à-dire les trois quarts de 200,000 francs, donc une somme de 150,000 francs, de manière que subitement, sans avertissement préalable, ces clients de la Banque, habitués à ne jamais éprouver le moindre refus, se trouvaient ensemble pris au dépourvu pour une somme de 150,000 francs. Par suite, l'un se voyait dans l'impossibilité de payer ses ouvriers, l'autre, dans le cas de ne pouvait faire honneur à ses engagements.
J'aurais compris que la Banque eût ordonné, discrètement, à ses agents de faire un triage scrupuleux des valeurs présentées à l'escompte, qu'elle leur eût prescrit d'écarter avec soin le papier créé en vue de faire de la circulation, le papier qui n'avait point une cause commerciale bien certaine, les traites lancées pour drainer l'encaisse et exporter notre numéraire ; mais au lieu de cela la Banque prend une disposition absolue et l'applique à tous ses comptoirs, dans tout le pays, par voie de circulaire générale.
Par la troisième mesure, la Banque supprimait l'échange des billets en province.
Aussitôt le bruit se répandit que la Banque allait suspendre ses payements.
Les petites transactions ne tardèrent pas à s'en ressentir et peu s'en fallut que la confiance dans le remboursement des billets ne fût rudement atteinte dans nos campagnes.
Les trois mesures que je viens d'indiquer furent prises le 13 juillet, au moment même où s'effectuait le transfert de l'encaisse à Anvers.
Elles devaient recevoir leur application le lendemain un samedi, jour fixé pour la paye des salaires dans nos établissements industriels.
Jugez de la confusion, des embarras qu'une résolution si soudaine, si inattendue, devait entraîner à sa suite ! jugez des défiances qu'elle devait provoquer, des dangers qu'elle pouvait faire naître, du discrédit qu'elle devait jeter sur les affaires de la Banque Nationale !
Le commissaire du gouvernement près de cet établissement protesta contre la suppression de l'échange des billets en province ; sa voix ne fut pas écoutée ; tout ce qu'il put obtenir, c'est que l'on continuât l'échange des petites coupures.
Comment l'administration de la Banque explique-t-elle ses résolutions ?
Elle s'en prend au ministre des finances ; elle déclare que le ministre des finances a jeté, au sein de l'administration de la Banque, par ses dépêches, une panique subite, « qu'elle à dû se croire devant un péril imminent ; qu'ainsi alarmée, elle se trouvait mise en demeure d'agir immédiatement pour elle-même comme pour le gouvernement, ou de montrer, en s'abstenant, une injustifiable témérité pour un établissement qui a à défendre les intérêts qui lui sont confiés. »
Messieurs, si mes dépêches, dont je vais vous donner tout à l'heure connaissance, ont produit une certaine sensation parmi les membres du conseil d'administration de la Banque, ce ne peut être que parce que la Banque se trouvait sous le coup de l'émotion avant de les recevoir.
Les démarches que fit spontanément auprès de moi M. le gouverneur de la Banque lui avaient été inspirées évidemment par des appréhensions qui s'étaient fait jour au sein même de la Banque.
J'en trouve la démonstration dans ceci : c'est que tous les échos qui me vinrent du côté de la Banque, avant, pendant, comme après la panique, ne m'apportèrent jamais que des bruits alarmants et de sombres conjectures.
J'en appelle, sous ce rapport, au témoignage de tous les honorables membres qui firent partie de la commission consultative qui fut instituée auprès du département des finances.
Au surplus, l'administration de la Banque n'avait pas même attendu mes instructions pour prendre spontanément certaines précautions, car voici ce qu'elle m'écrivait le 14 juillet dernier :
« Dans les circonstances actuelles et par suite du retrait des garnisons de plusieurs villes du pays, nous croyons utile de réduire, autant que possible les encaisses de nos agents en province ; nous venons en conséquence de faire revenir à Bruxelles tous les titres de la dette publique, destinés à la reconstitution des inscriptions nominatives en titres au porteur qui se trouvent dans nos agences. »
Vous le voyez, l'administration de la Banque prenait l’initiative de certaines mesures analogues à celles qu’allait prescrire le gouvernement.
Si la Banque s'était bornée à cela, rien de mieux.
Il n'est personne qui pourrait désapprouver le sentiment de louable prudence qui la guidait en ceci.
Mais pourquoi dut-elle s'effrayer si fort lorsqu'elle vit le gouvernement entrer dans la même voie ?
La dépêche que je fis parvenir à M. le gouverneur de la Banque était-elle donc rédigée en termes si alarmants, pour jeter l'épouvante au milieu du conseil d'administration, surtout commentée comme elle a dû l'être par M. le gouverneur de la Banque ?
Mais faisons, pour un instant, une grande concession, supposons que cette dépêche n'ait été précédée d'aucun entretien avec M. le gouverneur de la Banque. Considérons-la isolément.
Ecoutez comment elle débutait :
« Bruxelles, le 15 juillet 1870.
« Confidentielle.
« Monsieur le gouverneur de la Banque Nationale,
« Tout en ayant la plus grande confiance dans le maintien de la paix et dans le respect de notre neutralité, j'estime néanmoins prudent de prendre certaines mesures de précaution destinées à mettre les fonds de l'Etat à l'abri de tout danger. »
Cela veut-il dire que la Belgique se trouvait en face d'un péril soudain, menacée d'une occupation imminente ?
Pour le prétendre, il faudrait altérer le sens clair et précis des termes dont se sert la dépêche.
Le second paragraphe de la dépêche était conçu comme suit :
« Il devra en être de même des titres de la dette publique qui sont déposés à la Banque Nationale et qui y ont été placés sous scellés, de concert avec un conseiller de la cour des comptes et un fonctionnaire de mon département ; je délègue M. Duménil, directeur, et M. (erratum, page 126) Vander Beken, premier commis au ministère des finances, pour vérifier l’état des caisses renformant les titres, pour les accompagner à Anvers et pour signer le procès-verbal de la remise qui en sera faite à l’agent de vore succursale. »
On a beaucoup parlé des fonctionnaires chargés d'accompagner le transfert des titres de la dette publique à Anvers. Remarquez que la seule mission qu'ils avaient reçue, c'était de constater l'identité des titres ou plutôt des caisses et leur remise à la succursale d’Anvers. C'était une formalité nécessaire, inévitable ; mais ces fonctionnaires n'avaient rien à démêler avec le transport des espèces.
Le transport des titres ne devait donner lieu à aucun esclandre. Pouvais-je supposer qu'on aurait fait effectuer ce transport conjointement avec celui du numéraire ? Devait-il entrer dans ma pensée que l'on aurait fait coïncider ce double transport ?
Voici maintenant quelle était la finale de ma lettre : « Quant aux titres nécessaires au service courant ainsi qu'aux valeurs appartenant à la caisse des dépôts et des consignations, la Banque ne devra les expédier vers cette ville qu'en vertu de nouvelles instructions. »
Or, savez-vous quelle somme représentent ces valeurs ?
30 millions de francs.
Je laissais donc à Bruxelles 30 millions en titres de la dette publique.
Cela faisait-il supposer que je croyais à une invasion imminente' ?
Indépendamment de la dépêche que je viens de faire connaître à la Chambre, j'en adressai une seconde, également confidentielle, et datée du 15, à M. le gouverneur de la Banque.
En voici le texte :
« Bruxelles, le 15 juillet 1870.
« Confidentielle.
« Monsieur le gouverneur de la Banque Nationale,
« Comme suite à ma dépêche de ce jour, j'ai l'honneur de vous prier de vouloir bien inviter les agents du caissier de l'Etat, dans les provinces limitrophes de la Prusse et de la France, à diriger sur Bruxelles leur encaisse disponible et à ne conserver, dès lors, devers eux que les fonds absolument indispensables pour satisfaire aux crédits qui leur sont ouverts ; vous les préviendrez, en outre, mais confidentiellement, que, dans le cas où ils apprendraient que, contre toute attente, notre territoire est envahi, ils aient à transférer immédiatement à Anvers, et par les voies les plus promptes et les plus sûres, le numéraire, les valeurs et les titres dont ils sont dépositaires.
« Les agences des autres provinces auront à agir de même si ces provinces étaient, à leur tour, menacées d'une invasion ; elles ne doivent pas attendre des ordres à cet effet.
« Veuillez, M. le gouverneur, m'accuser réception de la présente.
« Le ministre des finances,
« Tack. »
Dans cette dépêche, je priai donc M. le gouverneur de la Banque d'inviter les agents du caissier de l'Etat, dans les arrondissements limitrophes des (page 93) pays belligérants, à ne conserver devers eux que les sommes indispensables au service des crédits ouverts pour compte du Trésor public.
Quel était le sens de cette prescription ?
Elle signifiait qu'au point de vue des intérêts du Trésor public, il fallait partout laisser dans les agences en province les sommes nécessaires pour payer les arrérages de la rente, les traitements des fonctionnaires, les fournitures faites pour compte du gouvernement, mais qu'il fallait se borner à laisser le strict nécessaire dans les agences frontières.
En un mot, je conseillai d'éviter une accumulation de fonds dans les agences ; je ne prescrivis aucune modification pour les autres agences du pays.
En même temps, je laissai à la Banque le soin de faire la même chose que le gouvernement au point de vue de ses propres intérêts, c'est-à-dire au point de vue de l'escompte et de l'échange des billets de banque.
La Banque fit, pour ses propres affaires, le contraire de ce que le gouvernement prescrivait pour les siennes ; par voie de circulaire générale applicable à toutes les agences du pays, elle supprima, ainsi que je l'ai dit tantôt, le service des remboursements en province et apporta des restrictions radicales aux escomptes.
Mes dépêches étaient-elles de nature à nécessiter de pareilles mesures ? J'en laisse la Chambre juge.
Messieurs, ce qui avait effrayé la Banque, c'étaient les circonstances que voici :
Peu de temps après la déclaration faite à la tribune française par M. de Gramont, les demandes d'escompte prirent des proportions considérables : le 11 juillet, elles avaient dépassé 5,000,000, le 12 juillet 5,000,000, le 13 juillet 4,000,000, le 14 juillet 4,000,000, le 15 juillet 5,800,000 pour s'élever le 16 juillet, malgré les restrictions radicales introduites par la Banque, à 8,924,481 francs, c'est-à-dire qu'elles étaient, au 15 juillet, près d'atteindre le double du chiffre se rapportant à une période normale ; du 7 au 15 juillet inclus le portefeuille belge avait grossi de 20,000,000.
Voilà ce qui fit venir à la Banque l'idée de restreindre ses escomptes. Au fond cependant, c'était là une conséquence à laquelle il fallait s'attendre.
Autre fait. L'encaisse de la Banque était presque entièrement en or et tout naturellement il sera venu à la pensée de MM. les administrateurs que, si de grandes demandes de numéraire avaient lieu, les payements se feraient avec une promptitude telle, que l'encaisse métallique aurait pu descendre au-dessous de la limite du quart de ses engagements fiduciaires et forcer la Banque, pour ne pas enfreindre ses statuts, à suspendre l'escompte.
J'ai vivement regretté, pour ma part, que la Banque ait laissé épuiser à ce point son stock argent et qu'elle n'ait pas profité, pour le ravitailler, en temps utile, des occasions qui se sont présentées avant les événements et au moment où ils commençaient' à se dessiner.
J'arrive à un troisième fait qui a nécessairement préoccupé la Banque. C'est le fait saillant, le fait le plus important.
Le 15 juillet la Banque avait en valeurs sur l'étranger un portefeuille de 52 000,000 de francs ; c'était là une ressource précieuse pour venir en aide au commerce belge et un moyen d'alimenter l'encaisse métallique ; mais eu égard aux événements qui venaient de se produire avec la rapidité de l'éclair, la Banque dut craindre que la prompte réalisation de cette somme ne rencontrât des difficultés .sérieuses, et c'est ce qui arriva en effet : la Banque rencontra des résistances. Au 22 juillet, le portefeuille comportait encore en valeurs sur l'étranger 26 millions et demi ; au 30 juillet, elle n'avait pas encore escompté toutes ces valeurs.
Enfin, quatrième circonstance : La Banque a dû se dire que son grand créancier, l'Etat belge, porteur d'un billet à vue de 70 millions, aurait nécessairement eu besoin, pour les nécessités de la défense nationale, de sommes plus considérables que celles qu'elle avait l'habitude de puiser dans l’encaisse du Trésor.
Peut-être est-elle allée jusqu'à croire que le gouvernement réclamerait incontinent un fort remboursement sur le solde de son compte courant.
N'avals-je pas raison de dire que, si la Banque a été amenée à prescrire des mesures rigoureuses, si elle a été effrayée outre mesure, c'est bien plutôt, à son insu peut-être, à raison des circonstances que je viens d'énumérer, que par suite des instructions émanées du département des finances ?
Je tiens à le répéter, avant comme après la panique, pendant tout le temps que j'ai passé au ministère, je n'ai rencontré personne, approchant de loin ou de près de la Banque, qui ne fût constamment sous l'empire de la crainte.
En voulez-vous la preuve ? Voici un extrait d'une pièce qui m'était adressée le 17 juillet ; elle n'émane pas de la Banque, mais de quelqu'un qui est en rapport constant avec elle.
Voici, entre autres choses, ce qu'on y lit:
« Vous n'ignorez pas, M. le ministre, que je n'ai cessé, dans l'intérêt du commerce et de l'industrie, de préconiser, dès le début de la crise, l'application du cours forcé aux billets de la Banque Nationale ; il ne m'appartenait pas de discuter avec vous la question constitutionnelle.
« Il ne m'appartenait pas même, de vous rappeler la célèbre apostrophe de Mirabeau : La banqueroute, la hideuse banqueroute est à vos portes et vous délibérez ! Le Moniteur de ce matin m'apprend que vous ne délibérez plus, nous sommes donc en présence d'une situation nettement accentuée et qui suivra son cours.
« II importe au plus haut point, maintenant que la possibilité du cours forcé se trouve, pendant un certain temps, écartée, de rechercher le moyen de parvenir, sans trop de désastres, à l'époque où il pourrait être accordé par les Chambres et promulgué par la loi. »
Il y a six semaines qu'on m'écrivait cela, et il n'est pas plus question de banqueroute aujourd'hui qu'alors.
Si je vous ai cité ce passage, et je pourrais vous en citer beaucoup d'autres, c'est pour vous faire voir que l'atmosphère de la Banque était imprégnée de l'idée du cours forcé des billets, dès le début des événements.
Des administrateurs de la Banque vinrent me trouver dans mon cabinet, me suppliant de provoquer cette grave mesure et m'annonçant, si le ministre des finances s'obstinait à s'y refuser, d'épouvantables cataclysmes, la débâcle générale, la ruine du commerce et de l'industrie.
Je ne dis pas que tous les membres du conseil d'administration partageaient ces sentiments.
Mais les mêmes idées avaient aussi cours dans le public ; le jour où la Banque apportait des restrictions radicales à son crédit, des pétitions demandant le cours forcé des billets étaient colportées dans Bruxelles.
Le cours forcé des billets de banque semblait devenu la seule planche de salut pour le pays.
On se. répandait en invectives contre le ministre des finances qui avait la témérité grande de s'y opposer. On trouva même moyen de plaisanter agréablement sur mon compte à propos du cours forcé des billets de banque. Voici ce qui m'arriva: Un jour, M. le baron d'Anethan, m'accoste et me demande si j'avais reçu la visite de M. N..., banquier à Liège. - Veuillez prendre N... comme une inconnue ; - je répondis que je ne connaissais pas M. N... et que jamais il ne m'avait parlé. Eh bien, répondit l'honorable baron d'Anethan, voici ce qu'on raconte : M. N... se serait présenté hier chez vous, et vous aurait demandé de faire décréter le cours forcé des billets de banque ; à quoi vous auriez répondu : Le cours forcé des billets de banque, qu'est-ce que c'est que cela ?
C'est par ces fausses accusations et par ces déloyales plaisanteries qu'on tentait de me déconsidérer devant le public.
S'il m'est permis d'exprimer une opinion, je dirai que la Banque Nationale n'eût peut-être pas assez de confiance en elle-même et dans ses immenses ressources ; ce fut, selon moi, sa seule faute. Il fallait de la résolution ; il y eut certaine hésitation ; la crainte de voir tomber son encaisse métallique au-dessous de la limite statutaire fut sa préoccupation constante.
Le seul moyen de raffermir le crédit public, c'était de montrer soi-même de la fermeté et de l'assurance.
Une compression trop violente de l'escompte au début de la crise ne pouvait manquer d'aggraver la situation.
Sans doute le cours forcé des billets de banque pouvait devenir une nécessité, mais au lieu d'en laisser nourrir et propager l'idée, il fallait s'appliquer à en écarter jusqu'au soupçon.
Quoi qu'il en soit, une véritable panique s'empara des esprits à la suite des mesures prises par la Banque ; la situation prit une tournure réellement grave et inquiétante.
A ce moment je crus ne pouvoir mieux faire que de recourir aux lumières des sommités de la finance pour leur demander d'aviser de commun accord avec le gouvernement aux mesures les plus propres à parer à la situation et à rétablir la confiance ébranlée à tort.
Je fis ce qu'on avait fait en 1848 : une commission consultative fut formée auprès du département des finances.
Nos trois grands établissements financiers, la Banque Nationale, la Société Générale, la Banque q\e Belgique y furent chacun représenté par deux délégués. MM. Malou et de Naeyer en firent également partie.
Qu'il me soit permis de rendre ici hommage au zèle et au dévouement avec lesquels les membres de cette commission remplirent la mission dont ils voulurent bien se charger.
Les délibérations de la commission jetèrent beaucoup de lumières sur (page 94) les objets en discussion et servirent de point d'appui au gouvernement dans les résolutions qu'il eut à prendre.
Lu commission s'attacha surtout à indiquer les remèdes à appliquer pour faire renaître la confiance et rassurer l'opinion publique.
J'ai le droit de dire que les mesures réparatrices qu'elle conseilla, d'accord avec le gouvernement, produisirent l'effet espéré.
La commission délibéra pour la première fois le 19 juillet.
Elle jugea que la mesure la plus urgente, c'était le retrait des dispositions prises par la Banque Nationale en matière d'escompte et d'échange 4e billets.
Le. conseil donné par la commission et par le gouvernement fut suivi, la Banque le mit en pratique par ses circulaires du 19 juillet.
A peine la décision de la Banque fut-elle connue que l'échange des billets diminua tant à Bruxelles qu'en province, pour retomber à peu près à son taux ordinaire ; le mal disparut comme par enchantement avec la cause qui l'avait produit.
D'autre part, sans atteindre le chiffre élevé auquel elles étaient parvenues, pendant les premiers jours d'alarma, les demandes d'escompte n'en continuèrent pas moins, pendant un certain temps encore, à dépasser considérablement les proportions ordinaires.
Mais la confiance était rétablie ; le moral du pays était raffermi, le trouble cessa, la situation s'améliora.
J'aurais dû recourir, dit l'honorable M. Frère-Orban, à l'application de l'article 24 des statuts de la Banque, qui permet au gouvernement de s'opposer à toute mesure qui serait contraire soit à la loi, soit aux statuts, soit aux intérêts de l'Etat. D'abord, avant de m'opposer à l'exécution de ces mesures, il fallait qu'elles fussent portées à ma connaissance. Au lieu d'agir par voie de rigueur et de soulever une polémique avec la Banque, je préférai agir par voie de conseil, j'atteignis mon but.
Et, soit dit en passant, pour répondre à une observation de M. de Rossius, le retour à la confiance eut lien avant la nomination de l'honorable M. Malou comme ministre d'Etat.
L'honorable M. Frère-Orban a parlé, dans la séance d'hier, d'une circulaire adressée aux receveurs des contributions.
Voici ce qui en est de cette circulaire. La Banque, craignant de voir entamer son encaisse et de voir enfouir les espèces d'or, était naturellement désireuse de voir affluer le numéraire dans les agences ; les receveurs de l'enregistrement et des contributions sont obligés d'effectuer leurs versements dès qu'ils ont réuni une somme de 5,000 francs, j'ai ordonné que les versements eussent lieu dès que les sommes reçues s'élèveraient à 1,000 francs ; mais est-il vrai qu'il aurait été défendu aux comptables de l'Etat de recevoir les billets de banque ? Pas le moins du monde.
M. Frère-Orbanµ. - De ne pas changer la nature de l'encaisse. (Interruption.)
M. Tackµ. - Les bureaux de l'enregistrement et des contributions ne sont pas des succursales de la Banque pour échanger les billets contre du numéraire.
Des prétentions analogues s'étaient élevées dans les bureaux de poste ; on se présentait avec des billets de 100 ou de 500 francs, pour demander en échange une dizaine de timbres-poste, mais les bureaux de postes ont renvoyé ceux qui se présentaient dans ces conditions.
Il n'est peut-être pas sans intérêt, maintenant que l'apaisement est complet, de s'enquérir de la cause de ce besoin extraordinaire de crédit, de ce mouvement ascensionnel des demandes d'escompte qui s'est manifesté aussi bien avant que pendant et après la panique.
Il est clair que ce mouvement a son origine première dans les événements mêmes qui vinrent alarmer l'Europe entière ; la preuve en est qu'aucun pays ne peut se vanter d'avoir échappé à leur influence ; chez nous le besoin d'escompte a peut-être été rendu plus intense à cause des conditions spéciales dans lesquelles se trouvaient le commerce et l'industrie au moment où la guerre allait sévira nos frontières.
Il faut bien le reconnaître, la Belgique a été surprise au milieu d'un élan industriel inusité et dans un moment où le crédit avait reçu d'immenses développements. La Banque elle-même, par les facilités accordées au crédit, avait naturellement favorisé et encouragé cet essor.
Il est une vérité élémentaire et qu'il n'est nul besoin de démontrer, c'est que là où le crédit a pris le plus d'extension, là aussi on est le plus exposé à des secousses.
De grandes entreprises ont été faites dans notre pays, de tous côtés on a monté des fabriques, des manufactures, des usines, surtout en Flandre, dans le Hainaut, dans la province de Liège ; de nombreuses lignes de chemin de fer ont été créées ; de nombreux capitaux ont été appliqués à ces entreprises.
Dans ces derniers temps, les importations en eaux-de-vie et en alcools ont pris d'énormes proportions ; le commerce des grains a reçu également une forte impulsion.
Tous nos établissements industriels avaient reçu récemment de fortes commandes ; nos fabriques étaient en pleine activité. Une partie de leurs produits était expédiée à l'étranger, une autre était sur le point de l'être.
D'importants arrivages en laines avaient eu lieu à Anvers ; des achats considérables avaient été faits, des consignations acceptées ; des engagements pris par nos fabricants et nos négociants libres.
Tout à coup la guerre éclate comme un coup de foudre ; les commandes cessent où sont contremandées, les transactions sont paralysées. Les maisons les plus solides sont subitement prises au dépourvu, hors d'état de réaliser leurs valeurs à l'étranger, menacées de voir retourner leurs effets de commerce et en face d'obligations auxquelles il faut immédiatement pourvoir.
Ajoutez qu'il existe dans le pays diverses unions de crédit, établissements très respectables, dans lesquels le petit commerce de nos grandes villes est intéressé, mais qui opèrent avec un capital restreint et, par contre, reçoivent des dépôts en compte courant pour des sommes considérables ; ces établissements escomptent du papier de commerce sur une échelle très grande. Ils sont en rapport suivi avec la Banque Nationale, qui leur sert d'intermédiaire. Intrinsèquement parlant, leur papier ne laisse en général rien à désirer, il est de tout premier ordre et présente toutes les garanties désirables.
Au premier bruit de guerre, les déposants, en grand nombre, se sont fait rembourser. Privés de la plus grande partie de leurs ressources, ces établissements se sont adressés à la Banque Nationale pour lui demander d'étendre leurs crédits d'escompte. C'est par des sommes très importantes que se sont chiffrées les demandes.
Toutes ces causes réunies ont fait que le recours au crédit a pris tout à coup de fortes proportions qui ont fait craindre à la Banque qu'elle n'allât être débordée.
On serait parfois tenté de croire que si tant de besoins se sont révélés à la fois, c'est parce que nos industriels ou nos commerçants se seraient livrés à des spéculations téméraires. Il n'en est rien, il a été établi que la spéculation n'a point été la cause de ce besoin subit de ressources. Presque tout le papier présenté à l'escompte, de l'aveu des hommes de finances, accusait des opérations commerciales sérieuses.
On ne saurait donc imputer à la spéculation ce qui est arrivé.
Quant à la panique qui, pendant quelques jours, a envahi les esprits, elle a pu, un instant, aggraver la situation ; mais, à coup sûr, elle ne l'a pas créée ; elle a eu pour effet de précipiter la crise ; elle ne l'a pas provoquée. Elle a contribué à réduire l'encaisse métallique et à diminuer la circulation dans des proportions plus fortes que si l'alarme n'avait pas été attisée par des mesures de rigueur brusquement appliquées, mais cette diminution de la circulation et du numéraire de la Banque devait, dans certaines limites, se produire, en quelque sorte, fatalement sous l'empire de la pression des événements extérieurs et des circonstances particulières dans lesquelles versaient le commerce et l'industrie.
La Banque Nationale, il est juste de le dire et je suis le premier à le proclamer, n'a pas été sans faire des efforts pour venir au secours du commerce et de l'industrie.
Au 10 juillet, son portefeuille comportait en valeurs sur la Belgique, y compris les valeurs à l'encaissement, 173,912,174 francs ; vingt et un jour après, le 31 juillet, il s'élevait à 219,878,133 francs, soit une augmentation de 45,965,978 francs ou en moyenne par jour 2,188,856 francs. A la vérité, la somme de 45,965,978 francs n'a pas été fournie par l'encaisse métallique, mais pour la très grande part, au moyen de la négociation du portefeuille des valeurs commerciales sur l'étranger.
Seulement, il est fâcheux que la Banque n'ait pas réalisé ou n'ait pas pu réaliser plus promptement ces valeurs ; elle aurait pu venir ainsi plus énergiquement au secours du commerce et de l'industrie, calmer et prévenir bien des appréhensions.
Je comprends, pour ma part, combien il est difficile à la Banque de parer à toutes les nécessités dans des moments difficiles comme ceux que nous avons eu à passer. J'accorde que la Banque a eu le droit d'être circonspecte. Mais n'a-t-elle pas poussé trop loin la circonspection et la prudence ? Je suis porté à croire que plus de hardiesse n'aurait pas été hors de saison.
Pour ce qui me concerne, il m'a suffi d'établir que le gouvernement n'a point été la cause de l'émotion qui s'est un instant emparée des esprits.
Je tiens à dire encore qu'il n'a négligé aucun moyen pour ranimer la confiance ébranlée ; et de plus, j'ai le droit d'affirmer qu'il a complètement réussi dans ses démarches.
(page 95) Si les efforts du gouvernement pour conjurer la crise étaient mis en doute, si quelqu'un prétendait qu'il a manqué, sous ce rapport, à ses devoirs, je me réserve de reprendre la parole, pour exposer quelle a été sa conduite et pour établir qu'il n'est pas resté un instant inactif pendant tout le temps de rude épreuve qu'il a dît traverser.
- M. de Naeyer remplace M. Vilain XIIII au fauteuil de la présidence.
M. de Theuxµ. - Messieurs, la tâche que M. Frère a entreprise hier consiste à démontrer que le ministère ne répond pas à la situation du pays et qu'il ne peut pas convenablement remplir la mission qui lui avait été confiée par le Roi.
Pour moi, je suis d'une opinion diamétralement opposée.
Qu'est-ce qui a déterminé la composition du cabinet ? Evidemment l'élection du 14 juin, la démission du cabinet précédent. L'honorable baron d'Anethan a montré alors un véritable courage civique en acceptant la mission difficile, douteuse de composer un nouveau cabinet.
Il fallait faire un appel au pays pour savoir si le pays approuvait la composition de ce cabinet, s'il maintenait le verdict partiel du 11 juin. Eh bien, messieurs, cette épreuve a été aussi décisive qu'une épreuve électorale peut jamais l'être. Nos adversaires ont été véritablement accablés par les élections du 2 août. La composition du cabinet a été approuvée par le corps électoral tout entier ; peut-on trouver une situation plus en harmonie avec les vœux du pays ?
Mais, dit-on, il y a des opinions divergentes dans le cabinet ; les membres du cabinet ne professent pas les mêmes principes quant à la force de notre armée.
Tous les membres du cabinet n'ont pas professé, du moins publiquement, la même opinion sur la réforme électorale. Eh bien, que s'ensuit-il ? C'est que le pays a la garantie que la grande question nationale de notre armée, la grande question des charges publiques sera mûrement discutée dans le sein du cabinet. C'est là, messieurs, une garantie essentielle. Il en sera de même de la réforme électorale. Que veut-on de plus ? Nous avons un cabinet composé d'hommes éclairés, de sincères patriotes, et nous sommes assurés que ce sera avec conscience que la résolution sur ces deux grandes questions sera prise en définitive.
Mais y a-t-il urgence quant à Ia question de l'armée ? En aucune manière. Quel est l'homme doué de sens commun qui aujourd'hui parlerait de discuter l'organisation de l'armée, de la réduction des charges militaires, de la réduction des impôts ? Aucun. Ces questions, messieurs, viendront à leur temps.
La question de l'armée a été souvent agitée depuis 1830 et elle a, suivant les époques, reçu des solutions différentes.
Ainsi, en 1834, après l'armistice de 1833, le général Evain, avec M. le baron d'Huart, a introduit, dans les dépenses militaires, pendant quatre années consécutives, des économies considérables dont le pays a eu le bonheur de jouir plus tard pour faire des dépenses indispensables.
L'organisation de l'armée en a-t-elle été ébranlée ? En aucune manière. De simples économies dans l'application des lois existantes alors et des budgets votés par les Chambres, ont suffi pour amener ce résultat .En 1852, M. de Brouckere, ministre de la guerre, avait dû renoncer à son portefeuille parce qu'il voulait introduire des économies dans l'armée. Ainsi, en 1852, M. de Brouckere succombait pour avoir voulu réaliser des économies que, deux ans plus tard, son successeur réalisait et maintenait pendant plusieurs années.
Le général De Liem fût renversé plus tard, à son tour, parce qu'on avait opéré sur son budget des réductions qu'on croyait possibles à cette époque et qui n'eurent, du reste, qu'une courte durée.
En 1857, l'honorable M. Frère-Orban lui-même est venu exprimer à la Chambre l'espoir de ramener les dépenses militaires à 25 millions. Le cabinet dont il faisait partie était-il homogène sur cette question ? Pas le moins du monde ; car le général Brialmont, à la suite de cette déclaration, demanda et obtint sa démission.
Le ministère de l'honorable M. Frère-Orban a-t-il été homogène dans toute sa durée ? En aucune manière.
L'honorable général Goethals a dû plus tard quitter le département de la guerre, un dissentiment grave étant survenu dans le cabinet, dissentiment qui s'est accentué encore par la retraite des honorables MM. Rogier et Vandenpeereboom.
Auparavant, l'honorable M. Frère-Orban lui-même fut obligé de quitter le ministère, parce qu'il n'avait pas pu faire triompher son opinion sur la question de l'or.
Dira-t-on encore, après cela, qu'il y avait homogénéité parfaite dans le ministère précédent ? Evidemment non.
Ainsi, sur la question du maintien ou du retrait de la loi de 1842, il y avait division dans ce cabinet.
La division qu'on signale aujourd'hui est, d'ailleurs, sans aucune importance, la question électorale a été agitée dans toute l'Europe.
Qu'est-ce qui conduira à la solution de cette question ? D'une part les élections, c'est-à-dire la discussion entre les électeurs et les candidats ; d'autre part, des discussions profondes auxquelles les projets de loi donneront lieu.
Il n'y a d'ailleurs, messieurs, sur cette question électorale, il n'y a jamais eu d'opposition complète.
Je me rappelle très bien qu'en 1864 l'honorable baron d'Anethan admettait la réforme, et moi je l'admettais également.
Un autre grief que l'on a articulé, c'est que l'on avait fait des avances au parti progressiste.
Je ne sais jusqu'à quel point cette assertion est fondée, mais quel argument peut-on en tirer ? Je le demande, n'est-il pas constaté que publiquement lors des élections du 2 août, dans les réunions préparatoires, une grande fraction du parti libéral a fait les avances les plus grandes aux progressistes ? N'est-il pas vrai que, dans la plupart des districts, ils ont lutté, et il y a eu des résultats tout à fait opposés à ceux que voulaient MM. Frère et Devaux qui repoussaient d'une manière absolue le concours des progressistes ?
Mais, messieurs, n'exagérons pas, remontons, s'il vous plaît, à l'origine de l'indépendance du pays.
Quelle était la situation sous le royaume des Pays-Bas ?
Dans l'opposition au ministère Van Maanen dans les états généraux, se trouvaient des catholiques ; nous y trouvons aussi des libéraux qui, après avoir pactisé avec le ministère Van Maanen s'étaient retournés contre lui. Nous y retrouvons l'homme éminent de l'époque, M. de Potter, et tous ces éléments se sont réunis pour combattre le gouvernement des Pays-Bas. Est-ce que les trois partis avaient fait abdication de leurs principes particuliers ? En aucune manière ; chacun avait conservé son indépendance et ses principes.
En est-il résulté une calamité pour le pays ?
Pas le moins du monde ; il en est résulté la dissolution du royaume des Pays-Bas et l'avènement de la Belgique à une heureuse indépendance.
Qu'est-il résulté encore de cette coalition ? Les principes de la tolérance la plus large qui ont été consacrés par le Congrès national et qui forment aujourd'hui la base de notre Constitution.
Voilà donc, messieurs, ce qui est résulté de cette prétendue alliance que le gouvernement des Pays-Bas n'a pas hésité à qualifier de scandaleuses, et il suffit de consulter la presse gouvernementale de cette époque pour s'en convaincre.
Eh bien, messieurs, notre Constitution, telle qu'elle est, je le répète, est le résultat de cette coalition.
C'est d'ailleurs ce qui arrive dans tous les pays et je vous défie de me citer un seul pays où des faits semblables ne se soient pas produits.
On nous dit donc qu'un ministère doit être complètement homogène sur toutes les questions.
Est-ce à dire qu'il doit y avoir, dans chaque ministère, un dictateur qui lui impose ses volontés et qui les impose à la Chambre ?
Or, messieurs, nous ne voulons point de cela. Nous voulons que la question soit mûrement discutée dans le sein du cabinet et librement discutée dans cette Chambre.
Voilà ce que nous voulons : non pas cette union dont on a parlé, qui serait la confusion des principes, mais le respect, la liberté pour toutes les fractions d'habitants composant le pays, chacune d'elles se développant selon ses aspirations, selon ses tendances.
Voilà pourquoi la Constitution a assis la Belgique sur des bases Inébranlables, bases qui ne peuvent être ébranlées sur l'un ou l'autre point que si l'on viole l'un ou l'autre article de la Constitution, que si l'on dévie de ce fameux principe « l'union fait la force » consacré par notre Constitution. Mais ce ne pourrait jamais être que pour une courte durée dans ce pays, où l'on ne se soumettra jamais à une coterie, quelle qu'elle soit, fût-elle même parlementaire.
Messieurs, on a cité comme grief au cabinet actuel la nomination d'un échevin. Mais, messieurs, n'avons-nous pas vu sous l'administration précédente, lorsque les électeurs d'une commune prenaient la liberté grande d'élire un conseiller de l'opinion catholique, le gouvernement nommer, à titre de punition infligée au corps électoral, des bourgmestres pris dans le sein du conseil, mais parmi les membres les plus incapables.
Ces faits ont été articulés ici, el qu'on ne dise pas que cela est déniable ; non, messieurs, il y a des choses qu'on ne dénie pas : c'est l'opinion (page 96) publique, et ce serait mépriser l'opinion publique que de dire qu'il n'y a pas eu depuis 1857, dans beaucoup de cas, des actes de partialité révoltante, contraires au système électoral, dans la composition des collèges communaux.
De plus, après 1857, il y a eu une grande partialité dans les nominations judiciaires, et il a été démontré, par des tableaux produits dans cette chambre, que l'ordre judiciaire était composé avec partialité. Le pays a accueilli cette double accusation.
Le gouvernement de parti a diminué l'exercice du droit légitime de la minorité.
Voilà ce que le pays a condamné dans les élections du 11 juin et du 2 août.
Le pays, messieurs, se trouve dans une situation difficile : personne ne peut le nier ; des difficultés plus grandes que celles qui existent aujourd'hui peuvent encore surgir. C'est en présence d'une telle situation que, sous prétexte de réclamer un gouvernement fort, on vient déconsidérer aujourd'hui le gouvernement dont la Constitution a été ratifiée par le pays entier en parfaite connaissance de cause.
C'est là, messieurs, une politique qui n'aura jamais mon approbation.
Quant à moi, je déclare que j'ai pleine confiance dans le gouvernement et que, jusqu'à ce que des actes importants viennent diminuer cette confiance, je la lui continuerai.
J'espère qu'il en sera de même de la majorité de mes amis.
M. Jamarµ. - La discussion politique qu'a amenée en grande partie l'attitude de M. le ministre des finances vis-à-vis de l'opposition, a pris des proportions telles, qu'elles ne laissaient guère de place à un débat qui n'a d'autre but que de restituer à leurs auteurs la responsabilité des mesures qui ont amené aux guichets de la Banque une foule alarmée qui pouvait avoir pour le crédit public les conséquences les plus désastreuses.
J'ai donc le devoir d'être bref en répondant à l'honorable M. Tack et en restituant leur véritable caractère aux faits dont il a parlé.
Ce n'est pas la première fois que la Banque Nationale a eu à traverser des moments difficiles, amenés par des crises politiques, commerciales et monétaires.
Jamais à aucune de ces époques, elle n'a manqué de cette confiance en elle-même, si nécessaire à un établissement de crédit, parce que, comme la peur, la confiance a aussi sa contagion.
Pourtant, messieurs, ce sont les hommes qui ont traversé ces époques troublées qui président encore aux destinées de la Banque.
Pourquoi donc, cette fois, une panique, toujours évitée antérieurement, a-l-elle éclaté ?
La raison en est simple :
C'est que le gouvernement, dans ces diverses crises, avait eu la prudence de ne jamais intervenir d'une manière intempestive et maladroite, comme il l'a fait au 16 juillet.
C'est que le gouvernement avait toujours compris avant cette date qu'il ne fallait pas troubler par une immixtion maladroite le sang-froid et l'énergie si nécessaires aux administrateurs d'un établissement comme la Banque Nationale pour gouverner les affaires délicates du crédit.
Il n'en a pas été de même cette fois.
Je ne suivrai pas l'honorable M. Tack dans le récit qu'il vous a fait des négociations qui se sont établies dans son cabinet, des conversations confidentielles qui ont eu lieu entre M. le gouverneur de la Banque Nationale et lui.
Il y a là la mise en pratique d'un système étrange qui consiste à faire intervenir, chaque fois qu'on porte une accusation contre un ministre, les fonctionnaires de l'administration qui lui ont donné, soit des conseils, soit des avis.
M. le gouverneur de la Banque Nationale, pour éviter ce qu'il redoutait, sans doute, avait prévenu l'honorable ministre des finances que toutes ses mesures étaient prises pour qu'en cas de danger sérieux, en trois heures, l'encaisse du trésor fût transporté à Anvers.
Dès lors, l'administration de la Banque devait croire qu'un péril imminent pouvait seul amener l'ordre de transporter l'encaisse du trésor à Anvers.
Cet ordre a pourtant été donné et je tiens à indiquer à la Chambre dans quelles circonstances l'avis en est arrivé à la Banque, afin que la Chambre puisse bien comprendre quel était le caractère que devait revêtir, aux yeux de l'administration de la Banque, l'ordre qui lui était donné.
Ainsi que j'ai eu l'honneur de le dire, M. le gouverneur de la Banque avait dit à M. le ministre des finances : Soyez sans crainte, trois heures m suffiront. Et elles ont suffi, en effet.
Le 15 juillet, au matin, l'honorable gouverneur de la Banque Nationale recevait de M. le ministre des finances, à 8 heures du matin, chez lui et non à la Banque, la lettre dont on vous a donné lecture.
Elle lui était envoyée avec une précipitation telle, que cette lettre n'était pas même signée et qu'en présence de la gravité de l'ordre qu'elle contenait, l'honorable gouverneur de la Banque Nationale invita immédiatement le fonctionnaire chargé de la lui remettre, de vouloir la faire revêtir de la signature de M. le ministre.
Ne doutant pas de l'imminence du péril, M. le gouverneur de la Banque Nationale se rendit à l'administration du chemin de fer, afin de prendre les mesures nécessaires pour opérer le transport qui, dans la pensée de M. le ministre des finances, comme dans la pensée de la Banque, devait être opéré en trois heures, comme l'avait déclaré l'honorable gouverneur à M. Tack.
Il n'y a donc pas l'ombre d'un doute dans toute notre manière d'agir.
Le 15 juillet au matin, sous l'empire de je ne sais quelles appréhensions que révèlent du reste toute la série des mesures que mon honorable ami M. Frère-Orban a signalées hier, vous avez exprimé votre volonté qu'en trois heures le transfert de l'encaisse du trésor fût opéré.
Vous avez pris soin d'indiquer les fonctionnaires qui devaient accompagner le transport de l'encaisse et des fonds publics appartenant au trésor.
Plus tard, reconnaissant l'étendue de la faute que vous aviez commise, vous avez cherchez à l'atténuer.
La Banque, dans les conditions que je viens d'indiquer, avait un devoir à remplir.
Elle devait croire qu'un ministre des finances, soucieux des intérêts du crédit public, n'avait pris qu'à la dernière extrémité ce que j'appellerai des mesures de guerre, et dès lors la Banque avait, de son côté, des mesures à prendre pour garantir sa sécurité.
Elle a pris les mesures qu'a critiquées M. le ministre des finances, mais il ne lui a pas fallu plus de quatre ou cinq jours pour comprendre que c'était sous l'empire d'une folle terreur que le gouvernement avait pris vis-à-vis d'elle cette attitude étrange.
La Banque alors, ne prenant conseil que d'elle-même, a été à la hauteur de sa mission.
Ne reculant devant aucun sacrifice, elle a déployé une grande énergie. En quelques jours elle a fait revenir de l'étranger 52 millions de numéraire qu'elle a mis à la disposition du commerce belge.
En vingt jours elle a augmenté de 43 millions son portefeuille belge. Elle a empêché ainsi la panique de se développer et de ruiner le crédit public.
Il est facile, quand des fautes ont été commises, de chercher à en faire peser la responsabilité sur des fonctionnaires irresponsables, soit comme l'a fait hier M. Kervyn, en faisant intervenir AI. le gouverneur de la Flandre orientale, soit comme le fait aujourd'hui M. Tack, en accusant le gouverneur de la Banque Nationale pour leur attribuer les fautes qu'on a commises ; mais pour y réussir, il faudrait de meilleures raisons que celles qui ont été invoquées aujourd'hui.
Il y a une lettre écrite à l'administration de la Banque, que vous n'avez pas citée et où vous cherchiez à atténuer la responsabilité qui pesait sur vous. Je regrette que la loyauté ne vous ait pas amené à lire le document le plus important dans ce débat.
Vous n'avez pas lu, en effet, la protestation de l'administration de la Banque, qui a déclaré que c'était contrainte et forcée par vos mesures ineptes, qu'elle avait pris elle-même les résolutions que vous critiquez, aujourd'hui. (Interruption.)
Je ne m'attendais pas, messieurs, à voir surgir cette discussion.
Je supposais que l'honorable M. Tack, comme il en avait manifesté l'intention, aurait demandé à l'assemblée de fixer un jour pour entendre les explications qu'il a données aujourd'hui.
Si j'avais été prévenu, j'aurai prié M. le ministre des finances de déposer, sur le bureau de la chambre, la correspondance entre le gouvernement et la Banque au sujet des mesures qui ont été si justement critiquées.
Elle prouverait que la responsabilité de ces mesures revient tout entière à l'honorable M. Tack.
M. Dumortierµ. - Messieurs, nous entrons dans une discussion qui peut avoir une gravité extrême. Si nous continuons sur ce terrain, il faudra bien que la défense soit permise dans son entier.
Quant à moi qui ai à parler, et beaucoup, sur cette question et qui n'entends pas mâcher mes paroles, je déclare que l'intérêt public ne me permet pas de parler dans ce moment-ci.
Je déclare que je mets l'intérêt général au-dessus de toutes les petites questions de portefeuille.
(page 97) J'entends établir que l'honorable M. Tack a parfaitement fait, a admirablement fait de mettre l'encaisse du Trésor de côté, j'entends établir que les faits qu'on lui impute ne retombent pas sur lui mais sur d'autres.
Je ne veux citer personne maintenant pour ne pas éterniser ce débat, mais je le ferai plus tard.
J'entends démontrer que la Banque a commis des fautes qui étaient de nature à compromettre au plus haut degré la situation financière de la Belgique.
Si je le faisais, je soulèverais des questions que l'intérêt public commande de laisser reposer.
Nous nous sommes réunis dans le but d'examiner la question de la défense nationale et non de récriminer sur le passé.
Le jour des récriminations viendra. Ce sera lorsque la Belgique sera rentrée dans le calme, lorsqu'elle sera exempte de toute préoccupation au sujet de l'étranger.
Vous ne serez pas alors seuls a récriminer. Nous récriminerons aussi. Mais vous ne pouvez prendre les récriminations pour vous seuls et nous imposer le silence par patriotisme.
Il est temps de terminer ces débats qui ne prennent leur source que dans le déplaisir de quelques personnes de ne plus être au pouvoir.
M. de Borchgraveµ. - Oui, des questions personnelles.
M. Dumortierµ. - Je demande donc que la Chambre s'occupe de la question de fond.
Je me réserve, lorsque le calme sera rétabli en Europe, de reprendre cette question moi-même. Je dirai alors toute ma pensée sur ce qui s'est passé.
MfJµ. - Je ne veux pas rentrer dans la discussion générale, mais cependant je dois répondre quelques mots à la mise en demeure de l'honorable M. Jamar.
Il vient de demander le dépôt sur le bureau de la correspondance relative à cette affaire.
Je déclare que je suis disposé a faire ce dépôt quand la Chambre le jugera convenable.
- Plusieurs membres. - Pas en ce moment.
M. Jamarµ. - Je n'ai adressé de sommation à personne.
Je laisse cette forme peu courtoise à l'honorable ministre des finances quand il s'adresse à l'opposition.
J'ai déclaré que si j'avais eu connaissance de l'intention de l'honorable M. Tack de s'occuper de cette question, j'aurais demandé le dépôt de la correspondance sur le bureau de la Chambre.
L'honorable M. Dumortier nous convie à remettre cette discussion. J'y suis tout disposé.
L'honorable membre, comme il le déclare, a des récriminations à faire, et s'il compte ne pas faillir à sa tache, il peut compter aussi que je serai prêt à discuter cette question avec lui.
M. Tackµ. - L'honorable M. Jamar dit qu'il n'a pu s'imaginer que j'aurais pris la parole aujourd'hui sur cette question.
J'ai demandé la parole hier, au moment où l'honorable M. Frère présentait des observations que j'ai dû rencontrer.
J'avais déclaré, dans une séance antérieure, que mon intention était de ne pas prendre la parole, pour autant que je ne serais pas provoqué.
Mais, en présence de ce qu'a dit hier l'honorable M. Frère, pouvais-je faire autrement que de me défendre ?
Ma dignité personnelle exigeait impérieusement une réponse.
L'honorable M. Jamar vous fait observer que c'est pour la première fois que des mesures comme celles décrétées par le cabinet ont été prises.
C'est pour la première fois aussi que le pays était dans une situation comme celle devant laquelle nous nous trouvons. (Interruption.)
Je ne demande pas mieux que de voir communiquer à la Chambre la correspondance de la Banque avec le ministre des finances.
Quant à la précipitation avec laquelle la lettre du 15 a été écrite, je dirai que la lettre était écrite depuis deux jours ; car depuis deux jours la décision était arrêtée. L'honorable M. Jamar pourra s'en convaincre par l'inspection de la dépêche ; il verra que le chiffre 15 a été substitué à celui de 13.
Quant à ce que j'ai dit des avis que m'avait donnés M. Prévinaire, celui-ci ne me contredira pas et les procès-verbaux de la commission consultative qui a siégé à mon département pourraient faire foi de ce que j'avance.
- Des voix. - La clôture.
M. Malou, ministre d’Etatµ. - Il est bien entendu que, si la crise est passée au mois d'octobre ou au mois de novembre quand la Chambre se réunira, on pourra imprimer la correspondance et les comptes rendus de la commission consulative qui a siégé au département des finances.
- Voix à droite. - Tout le dossier ?
M. Malou, ministre d'Etatµ. - Il y a dans un dossier, tous ceux qui en ont manié le savent, des pièces utiles et des pièces inutiles ; il faut que l'on fasse à la Chambre une communication sincère et complète et que le dossier soit déposé avec toutes les pièces qu'il contient.
M. Tackµ. - Il y aurait peut-être lieu de supprimer dans les procès-verbaux certains passages qui concernent des intérêts tout à fait privés ; hors de là, je ne vois aucun inconvénient à la communication complète du dossier.
- La discussion générale est close.
MpdeNaeyerµ. - Le gouvernement se rallie-l-il aux modifications proposées par la section centrale ?
MgGµ. - Oui, M. le président.
« Art. 1er. Il est ouvert au département de la guerre des crédits supplémentaires pour faire face aux dépenses résultant de diverses mesures extraordinaires pendant l'exercice 1870, montant ensemble à la somme de quinze millions deux cent vingt mille francs (fr. 15,220,000), savoir : »
M. VIeminckxµ. - J'ai annoncé, au début de la discussion générale, que j'avais quelques interpellations à adresser à M. le ministre de la guerre ; je demande la permission de les présenter en ce moment.
Il n'est aucun de vous, messieurs, qui depuis quelque temps n'ait lu dans plusieurs de nos journaux que le pain des soldats laissait énormément à désirer. (Interruption.) Permettez, messieurs, je suis dans la question, je pense. On nous demande un crédit pour l'entretien de la troupe !
Le Moniteur a répondu à ces critiques, mais il semble qu'on ne se soit pas contenté de cette réponse ; les récriminations ont continué ; les plaintes sont devenues plus persistantes ; avant-hier encore on a déposé sur le bureau de la Chambre une pétition de M. Vandenbroeck, demandant qu'on fasse une enquête sur l'état de nos manutentions ; le même jour, je lisais dans un journal d'Anvers que le pain de l'armée est détestable ; aujourd'hui encore, la même assertion se trouve dans un journal de Bruxelles.
Je ne crois pas, quant à moi, que toutes ces accusations soient fondées, il s'en faut de beaucoup.
Ainsi, quand on vient vous dire qu'on ajoute du son au froment pour la fabrication du pain, je crois que c'est là une accusation qui n'est pas fondée.
Quand, d'autre part, on vient vous dire encore que le son n'est pas une matière nutritive, c'est une erreur : il y a, dans le son, une bonne portion de matière nutritive. Ce qui n'est pas nutritif, c'est la partie tout à fait externe du son, celle qu'on appelle la cuticule et qui est composée de cellulose ou de ligneux.
Mais, messieurs, si parmi les observations que certains organes de la presse ont présentées, il en est plusieurs qui ne sont pas fondées, il en est d'autres sur lesquelles je dois appeler l'attention de M. le ministre de la guerre.
Il est constant que, dans nos boulangeries militaires, le rendement est plus considérable que dans les boulangeries civiles. Quelle est la cause de ce fait ? D'après ce qui m'a été assuré, je dois croire que cet excédant de rendement dépend de l'excès d'eau qu'on emploie pour la panification.
Je sais bien qu'avec une plus grande quantité d'eau on fabrique une plus grande quantité de pains, mais on n'augmente pas ainsi la quantité de substance nutritive ; et, d'un autre côté, ce procédé a pour résultat que le pain s'aigrit très rapidement et qu'il se forme des cryptogames, c'est-à-dire de la moisissure qu'on y constate quelquefois.
Je demande, sur tous ces points, des explications catégoriques à M. le ministre de. la guerre. Il faut que les familles se nos miliciens soient rassurées ; il faut que nos soldats soient tranquillisés. Le pain est la principale nourriture du soldat et lorsqu'il n'est pas content, lorsque surtout ce mécontentement a pour cause l'insuffisance ou la mauvaise qualité de la nourriture, il peut en résulter les plus graves conséquences.
J'ai une seconde interpellation à faire à M. le ministre de la guerre.
Notre armée est sur le pied de guerre ; toutes nos milices ont été rappelées ; l'armée est embrigadée et endivisionnée ; elle a son état-major général et ses états-majors particuliers. Je demande à M. le ministre delà guerre si nos ambulances sont parfaitement organisées. Je demande si nous avons assez de matériel chirurgical, médical et administratif.
Je ne crois pas avoir besoin de rappeler au souvenir de la Chambre les désastres de l'armée de Crimée, les désastres de la campagne d'Italie et les désastres plus récents de la campagne d'Allemagne.
Plusieurs d'entre vous, messieurs, savent parfaitement que si les balles et les boulets ennemis ont moissonné un grand nombre de vies, les (page 98) maladies et surtout l'insuffisance de soins, en ont enlevé trois ou quatre fois plus.
Je ne sais pas si nous aurons le malheur d'être obligés de faire la guerre pour nous défendre ; mais enfin, puisque l'armée est sur le pied de guerre, il importe que tout ce qui la concerne soit parfaitement organisé.
Je demande que M. le ministre de la guerre dépose sur le bureau de la Chambre un état indiquant la formation de nos ambulances. Il faut qu'on sache si tout y est parfaitement organisé, si nos ambulances ont assez de voitures et de fourgons pour transporter non seulement le matériel, mais encore nos malades et peut-être nos blessés.
C'est là sans doute un objet bien digne d'occuper la Chambre. Puisque nous avons dû arracher tant de miliciens à leurs foyers pour défendre notre indépendance et notre neutralité, il importe que la Chambre veille sur leur situation et leur assure tous les secours dont ils peuvent avoir besoin.
MgGµ. - Messieurs, Je suis heureux que l'honorable M. Vleminckx me fournisse l'occasion de rassurer la Chambre et le pays sur l'alimentation du soldat. L'administration ne cesse de veiller avec la plus grande sollicitude au bien-être de la troupe. Aussi me suis-je vivement ému des critiques qui, depuis quelque temps, se sont produites au sujet du pain de munition. J'ai procédé aux investigations les plus minutieuses ; j'ai fait visiter tous les magasins où se trouvent les grains et les farines et inspecter les manutentions ; j'ai pris l'avis des autorités les plus compétentes et notamment des deux lieutenants généraux commandant à Anvers. Tous m'ont déclaré de la manière la plus expresse, la plus précise que le pain du soldat est bon.
Sans doute quand on fabrique près de 100,000 rations de pain par jour, il peut arriver qu'une fournée ne réussisse pas aussi bien que les autres ; il suffit, par exemple, d'employer une trop grande quantité d'eau pour que la qualité du pain soit altérée.
Je le répète, le pain est réellement bon. Quand je dis bon, je parle d'une bonté relative, c'est-à-dire qu'il est aussi bon que possible eu égard à sa composition réglementaire et je maintiens que lorsqu'il est de médiocre qualité, ce qui est bien rare, cela tient à une circonstance exceptionnelle, indépendante de la direction des boulangeries.
Le pain du soldat se compose de pur froment non bluté ; il entre par conséquent du son dans sa composition. Ce pain constitue néanmoins une nourriture saine et forte, dont l'aspect a pu sembler peu appétissant aux jeunes gens de famille qui ont été récemment appelés sous les drapeaux, mais qu'ils trouveraient excellente s'ils avaient le temps de s'y habituer.
Je verrais cependant avec plaisir améliorer l'aspect du pain.
Dès mon entrée au ministère, j'ai ordonné que des essais soient faits pour arriver à ce résultat. Aussitôt que les essais auront abouti, j'aurai l'honneur de proposer à la Chambre de voter l'augmentation de crédit que nécessiteront les améliorations introduites.
L'honorable M. Vleminckx m'a demandé également si les ambulances sont organisées.
Je puis le rassurer à cet égard ; toutes les divisions ont le nombre de voitures d'ambulance nécessaires et le personnel médical et administratif ne fait pas défaut.
Des voitures spéciales contiennent les médicaments et les objets de pansement. Celles qui sont destinées au transport des malades et des blessés sont pourvues des objets de couchage nécessaires.
Enfin, pour compléter le service de ces voitures, le département de la guerre s'est entendu avec celui des travaux publics pour transformer 40 voitures du chemin de fer en waggons d'ambulance. Je suis prêt, du reste, à déposer sur le bureau de la Chambre toutes les pièces qui se rapportent au service des ambulances, que je considère comme parfaitement organisé.
M. Vleminckxµ. - Je remercie M. le ministre de la promesse qu'il vient de faire, et puisqu'il annonce son désir de proposer des réformes à la manutention, je l'engagerai fortement, avant d'arrêter ces réformes, à nommer une commission dans laquelle n'entreraient pas seulement les agents du département de la guerre, mais encore de bons boulangers et de bons chimistes.
C'est à l'aide du concours de ces aptitudes spéciales que l'on pourra parvenir à améliorer le pain du soldat et à le rendre d'une qualité qui fasse disparaître pour toujours les plaintes qui se sont élevées.
M. Delaetµ. - Je crois, messieurs, que la Chambre me permettra d'autant plus volontiers de prendre part à ce débat que mes études médicales et mes connaissances spéciales en fait de manutention me rendent doublement compétent.
L'honorable ministre de la guerre vient de nous dire qu'il avait ordonné des expériences nouvelles pour arriver à une composition meilleure du pain du soldat.
Je crois qu'hygiéniquement le pain du soldat, tel qu'il est aujourd'hui, est le meilleur qui puisse se faire. C'est du pain de pur froment non bluté ; c'est le pain naturel qui est dans toutes les qualités hygiéniques. Je puis dire, en connaissance de cause, que les froments achetés par l'intendance sont toujours de la meilleure qualité.
Ce sont ordinairement des froments durs, contenant beaucoup de gluten et par conséquent ayant de très grandes qualités nutritives.
Il n'y a donc pas à faire d'expériences pour savoir de quelle façon on peut améliorer le pain du soldat et le rendre un peu plus agréable à la vue.
Le soldat, d'ailleurs, ne se préoccupe pas de ce point, du moment que le pain est nourrissant et de bon goût.
Le défaut auquel il faut remédier, car il y a un défaut dans le système, de manutention militaire, c'est que le ministre de la guerre, ou l'intendant, général, je ne sais qui, a depuis grand nombre d'années établi entre les diverses manutentions une espèce de concurrence pour arriver au moindre prix de la ration.
Les directeurs de boulangeries militaires font donc tous leurs efforts pour diminuer d'un centime, d'un demi-centime ou même d'un quart de centime, le prix de revient du pain. Or, messieurs, ce résultat ne peut s'obtenir qu'en forçant le rendement et l'on ne peut forcer le rendement qu'en mêlant à la farine une quantité excessive d'eau, une quantité d'eau qui ne peut pas être absorbée par la farine.
Il en résulte que le pain, loin de cuire régulièrement au four, se sait. par la croûte et la pâte intérieure ne cuit point, mais demeure humide et gluante.
Ce pain est donc immangeable après la cuisson. Ce n'est que deux ou troi, jours après la fabrication, quand la pâte a eu le temps de sécher, que le pain devient réellement mangeable.
Il ne s'agit donc point, selon moi, de faire de longues expériences, mais tout simplement de faire cesser la concurrence qui existe aujourd'hui entre les manutentions militaires pour produire la ration de pain au meilleur prix possible.
Je sais bien que, de ce chef, II résultera une dépense plus grande au budget de la guerre, mais c'est une des rares dépenses de ce budget que je voterai toujours avec plaisir, car, en toute équité, quand le pays a des soldats qui le défendent, il a le devoir de bien les nourrir et de tout faire pour leur bien-être.
Comme M. le ministre s'est montré fort disposé à introduire, dans cette partie du service, le plus d'améliorations possible, j'ai cru bien faire de lui indiquer les moyens les plus simples, qui n'impliquent ni expériences compliquées, ni longues hésitations.
M. Couvreurµ. - Je suis au nombre des membres de cette assemblée qui ont le plus vivement combattu notre organisation militaire et le budget qui en est l'expression. Ce passé m'oblige à expliquer, en quelques mots, le vote que je suis disposé à émettre.
Je n'ai pas voulu le faire pendant la discussion générale. Il ne me convenait pas de greffer ces explications personnelles et des détails purement militaires sur une discussion politique, à laquelle je ne voulais point prendre part.
Ce que, pour ma part, j'ai toujours combattu dans notre organisation militaire, ce sont moins les dépenses qu'elle entraîne que l'iniquité sur laquelle elle repose et qu'on appelle la conscription ; c'est l'insuffisance des ressources défensives qu'elle met à la disposition du pays, à raison de l'argent qu'elle coûte.
Atteindre, en temps de guerre, le plus d'effet possible avec le minimum d'efforts et de charges en temps de paix, voilà le problème que l'ancienne administration a vainement essayé de résoudre.
A dire franchement ma pensée, je doute beaucoup que le gouvernement et la majorité actuelle soient plus heureux. La solution sera l'œuvre du parti libéral : mais du parti libéral retrempé dans l'opposition, rajeuni, régénéré, ayant reçu une nouvelle infusion des principes démocratiques qui font sa gloire et sa force ; du parti libéral alors que les promesses électorales, qui ne sont écrites aujourd'hui que sur du papier, commenceront à passer dans les faits. Ce n'est pas la génération d'hier qui fera cette réforme ; c'est celle de demain, dont l'avant-garde siège déjà sur nos bancs. Pour elle, la réforme militaire sera le corollaire de la réforme électorale. Nous donnerons en même temps au citoyen éclairé et apte à manier les deux armes, le bulletin de vote pour exercer et développer ses droits, le fusil pour les défendre.
(page 99) Cela dit pour rester Adèle au passé et lier l'avenir, j'ajoute que, quelle que fût notre organisation militaire, les complications extérieures surgissant et le gouvernement mis en demeure de répondre de notre neutralité, ne pouvait agir autrement qu'il ne l'a fait. Il devait saisir l'arme mise à sa disposition, bonne ou mauvaise.
C'est dire que je suis disposé à sanctionner les mesures que le cabinet a cru devoir prendre pour mettre le pays en état de remplir ses obligations internationales et de répondre aux nécessités qui lui étaient imposées par la protection même que nous ont accordée les grandes puissances.
Si mon patriotisme ne recule pas devant cette sanction passagère de notre organisation militaire, mon patriotisme demande à être éclairé.
Il ne veut pas être exploité. Il demande, au contraire, à prendre leçon des événements pour le but qu'il poursuit et qu'il ne cessera pas de poursuivre : la transformation de notre défense nationale.
Aujourd'hui, par suite des circonstances, je suis obligé de voter en aveugle et je ne me crois pas en droit d'exiger plus d'explications que celles dont nous disposons. Mais cette situation ne sera pas toujours la même.
Après la conclusion de la paix, viendra l'heure où les bouches pourront parler.
Je voudrais que le gouvernement prît, dès à présent, l'engagement, lorsque ce moment heureux pour nous et pour l'Europe sera venu, d'expliquer et de justifier toutes les mesures prises par lui pendant la crise. Mon vote affirmatif dépendra de cet engagement déjà exigé hier par l'honorable député de Nivelles.
Je veux bien donner aujourd'hui un blanc seing, mais à condition que l'usage fait de ce blanc seing soit justifié dans ses moindres détails.
Cela pourrait se faire soit par un rapport moins fantastique que celui qui nous a été promis dans le passé et qui a joué un si grand rôle dans l'histoire de notre réorganisation militaire, soit par des communications faites à la section centrale qui examinera le prochain budget de la guerre et comprenant tous les renseignements que ne donnent ni l'exposé des motifs de la loi que nous allons voter, ni le rapport de la section centrale.
Le contrôle, des dépenses pour la solde et l'entretien des troupes, pour la remonte de la cavalerie et de l'artillerie se fait facilement.
Il n'en est pas de même du détail des dépenses affectées au matériel de l'artillerie et du génie.
Il faut que nous soyons édifiés sur le point de savoir si, parmi les dépenses effectuées par le gouvernement à l'aide des crédits que nous allons mettre pour ce matériel à sa disposition, il ne s'en trouvera pas qui auraient dû être imputées sur les exercices annuels du budget de la guerre.
Un deuxième point sur lequel je voudrais également des explications ultérieures, c'est celui-ci : Il y a eu, à l'origine des événements, lorsque les premières concentrations de troupes se sont opérées, il y a eu des mouvements contradictoires, au moins en apparence.
On semblait, dans les hautes régions militaires, incertain sur les positions qu'il convenait de faire prendre aux troupes.
Je ne veux pas critiquer ces mesures, je suis convaincu qu'elles avaient leurs raisons d'être ; mais cette conviction n'est point partagée par le public au même degré.
Je ne demande point d'explications maintenant ; mais en temps opportun, je désire d'amples éclaircissements sur ce qui doit être encore considéré aujourd'hui comme un secret stratégique et diplomatique.
Enfin, messieurs, puisque nous avons eu la mauvaise fortune d'être obligés de mettre notre organisation pacifique sur le pied de guerre, je voudrais que le gouvernement en prenne texte pour constater quels ont été les avantages ou les vices de l'organisation que nous entretenons à grands frais. Une expérience coûteuse se fait en ce moment. Il faut qu'elle serve à nos études ultérieures.
Les observations que les autorités militaires auront l'occasion de faire sur les différents services de l'armée pourront faire l'objet de communications très utiles. Je ne demande pas que cette communication soit rendue publique, mais tous les membres de la Chambre doivent pouvoir en prendre connaissance.
La nation veut et doit être renseignée sur les charges militaires qu'on lui impose. C'est le moyen de les lui faire accepter sans résistance ni réaction. Si les circonstances ne permettent pas de tout lui dire, rien au moins ne doit rester caché à ses mandataires.
Pour moi, je veux voir clair, et si je n'ai pas eu, dans l'ancienne administration, quant aux affaires militaires, une confiance absolue, je suis encore moins disposé à fermer les yeux sur les actes du gouvernement actuel, D'ailleurs, je le répète, ce que je lui demande est dans son intérêt et dans l'intérêt de l'armée. Les populations résisteront d'autant moins aux dépenses de l'espèce de celles qui nous sont soumises qu'elles seront mieux édifiées sur leur utilité et sur la parcimonie scrupuleuse avec laquelle on les aura effectuées.
MgGµ. - Messieurs, je m'engage très volontiers à donner à la Chambre, lorsque la paix sera rétablie, les renseignements demandés par l'honorable M. Couvreur, relativement à l'organisation de l'armée et aux mesures qui auront été prises pendant les circonstances que nous traversons.
M. Davidµ. - Messieurs, j'ai toujours été un des plus persistants adversaires des grosses dépenses militaires en temps de paix et je dois expliquer le vote favorable que j'émettrai sur le crédit dont nous nous occupons. Je voterai ce crédit en faisant toutes les réserves que l'honorable M. Couvreur vient de formuler.
M. Jottrandµ. - J'ai demandé la parole pour proposer à la Chambre un amendement au projet de loi, lequel amendement donnera un corps aux observations de l'honorable M. Le Hardy de Beaulieu, reproduites avec plus de détails par l'honorable M. Couvreur et auxquelles l'honorable ministre de la guerre a donné son adhésion. Cet amendement est ainsi conçu :
« Dans le premier mois de la session ordinaire de 1870 (car il faut espérer qu'alors la paix sera conclue), il sera rendu à la législature un compte détaillé :
« 1° De l'emploi des crédits accordés par la présente loi ;
« 2° Des diverses mesures qui les ont nécessités. »
Cet amendement, qui constitue plutôt un article nouveau, trouve son précédent dans la loi du 8 mai 1861 qui ouvrait au gouvernement un crédit d'environ 15 millions, pour la confection d'un nouveau matériel d'artillerie.
Il est la consécration, la sanction de l'engagement qu'a pris l'honorable ministre de la guerre.
MgGµ. - Il faudrait supprimer la date.
M. Jottrandµ. - Soit. Je dirai donc : « Dans le premier mois de 1870, si la paix est rétablie, il sera rendu, etc. »
- L'amendement est appuyé. Il fait partie de la discussion.
M. Dumortierµ. - Je désire présenter à la Chambre une espèce de motion d'ordre relative à l'objet en discussion.
Pour donner satisfaction aux idées de régularité dans les finances, nous avons subdivisé la somme portée à l'article premier du projet, afin d'empêcher les transferts.
Chaque crédit sera ainsi catégorisé.
Je pense donc qu'avant de voter l'article premier, il faudrait mettre aux voix tous les articles subséquents dont l'article premier est le résumé.
Cela est indispensable, car si l'un de ces articles était modifié II faudrait changer aussi l'article premier.
D'autre part je me suis demandé, et la question a été posée dans d'autres sections, si le chiffre porté à l'article 2, soit 8,300,000 fr. était suffisant dans les circonstances actuelles.
Lorsque le projet de loi a été présenté, nous étions dans une situation qui pouvait faire espérer une fin prochaine des hostilités entre les belligérants.
Cependant, il est à remarquer que la somme pétitionnée par l'article 2, comme le dit le rapport, ne suffit que pour deux mois, à l'entretien de l'armée. Or, cette période expire le 20 du mois prochain.
Il en résulte que, suivant toute probabilité, nous devrons revenir ici, dans une dizaine de jours, pour voter un nouveau crédit.
Dans une pareille situation, je me suis posé la question de savoir s'il ne serait pas plus prudent de voter ce crédit pour trois mois.
Je soumets donc à la Chambre deux amendements :
1° Porter le chiffre de l'article 2 à 12,450,000 francs, ce qui suffit pour un mois de plus.
2° Elever le chiffre de l'article premier à 19,370,000 francs.
Veuillez remarquer, messieurs, que ce n'est là qu'un crédit ouvert qui ne peut être dépensé sans nécessité et qui n'est alloué que pour les circonstances actuelles.
Toutefois, avant de rendre ma proposition définitive, je demanderai à M. le ministre des finances s'il l'adopte ?
- L'amendement est appuyé.
(page 100) MfJµ. - Le gouvernement se réfère complètement, en ce qui concerne l'amendement de M. Dumortier, à la décision que prendra la Chambre. C'est à elle à consulter les convenances.
La Chambre sait que les crédits que nous sollicitons nous permettront d'aller sur le pied actuel jusque vers le 20 septembre ; c'est à elle à voir si elle est disposée et si elle pense que le Sénat sera disposé à se réunir antérieurement à cette date, c'est-à-dire vers le 10 ou le 15 septembre.
Je dois déclarer que le gouvernement, en aucun cas, n'a l'intention de clore maintenant la session et que nous demanderons à la Chambre de s'ajourner jusqu'à convocation ultérieure par son président. De cette façon votât-elle aujourd'hui des crédits pour trois ou quatre mois, il n'y aura ni un sou dépensé en plus ni une impossibilité pour la Chambre de se réunir quand elle le jugera convenable.
Dans ces circonstances, le gouvernement est également disposé à adopter l'amendement de M. Dumortier ou le projet primitif. C'est à la Chambre à décider ce qui lui convient.
MpdeNaeyerµ. - M. Dumortier propose de commencer le vote par l'article 2 ; cet article, d'après son amendement, serait conçu...
M. Bouvierµ. - Votons le projet du gouvernement.
M. Dumortierµ. - En présence de l'observation de M. le ministre des finances, je retire mon amendement.
MpdeNaeyerµ. - Mais nous commençons cependant par l'article 2 ; Il est ainsi conçu :
« Art. 2. Entretien et solde, pendant deux mois, des troupes excédant les effectifs prévus au budget : fr. 8,300,000. »
- Adopté.
« Art. 3. Remonte de la cavalerie, de l'artillerie et du train : fr. 3,450,000. »
- Adopté.
« Art. 4. Matériel de l'artillerie : fr. 2,250,000. »
- Adopté.
« Art. 5. Matériel du génie : fr. 1,220,000. »
- Adopté.
MpdeNaeyerµ. - C'est ici que vient se placer l'article premier ; il est ainsi conçu :
« Il est ouvert au département de la guerre des crédits supplémentaires pour faire face aux dépenses résultant de diverses mesures extraordinaires pendant l'exercice 1870, montant ensemble à la somme de quinze millions deux cent vingt mille francs (fr. 15,220,000). »
- Adopté.
« Art. 6. Ces crédits seront répartis, par des arrêtés royaux, entre les articles du budget de 1870, suivant les besoins du service.
« Ils seront couverts au moyen des ressources ordinaires et, au besoin, par une émission de bons du trésor.’
- Adopté.
MpdeNaeyerµ. - Ici viendrait l'amendement de M. Jottrand.
M. Wasseigeµ. - J'aurais compris l'opportunité de l'article additionnel proposé par l'honorable M.. Jottrand, avant les déclarations du gouvernement ; mais après les paroles si nettes, si loyales de l'honorable ministre de la guerre, cet article me paraît au moins inutile. J'engage donc mon honorable collègue à le retirer, d'autant plus que si le gouvernement venait à faillir à ses engagements, il serait toujours à même de les lui rappeler, par une interpellation que je serais le premier à soutenir avec lui. Mais une obligation inscrite dans la loi, je le répète, je ne la crois ni utile ni convenable.
M. Rogierµ. - Il n'y a pas le moindre inconvénient à ce que la réserve proposée par l'honorable M. Jottrand soit insérée dans le projet de loi. Ce n'est pas la première fois que cela arrive : dans maints projets de lois de crédits extraordinaires, on a inséré des réserves analogues et il y a d'autant plus de raison d'agir de même aujourd'hui que M. le ministre de la guerre lui-même a déclaré ne pas s'y opposer.
J'aurai une simple observation à faire à l'auteur de l'amendement.
Je crois qu'il ne faut pas fixer d'époque pour la reddition de compte en la subordonnant toutefois au rétablissement de la paix.
En effet, si de nouveaux crédits sont jugés nécessaires avant le mois de novembre, nous aurons à demander dès lors compte au gouvernement de l'emploi des fonds qui vont être votés, par conséquent, avant l'époque fixée par l'amendement.
J'appelle de tous mes vœux le prochain rétablissement de la paix ; mais ce moment tant désiré peut être lointain encore et il ne faut pas qu'un texte de loi nous empêche de demander compte en tout temps au gouvernement des crédits qui vont être mis à sa disposition.
MgGµ. - Les explications demandées par l'honorable M. Couvreur ne sont pas de nature à être fournies avant la conclusion de la paix.
M. Rogierµ. - Ce n'est pas à ces explications que se rapporte l'amendement de M. Jottrand. Il ne s'agit que d'une reddition de compte des crédits demandés à la législature. Quant à cet amendement, je propose de le modifier en supprimant la date à laquelle ce compte sera rendu.
M. Jottrandµ. - Je me rallie à cette modification.
M. de Baetsµ. - Je tiens, messieurs, avant le vote, à faire une réserve pour l'avenir. Mon vote sera approbatif ; mais je n'entends pas que ce vote me lie dans l'appréciation des mesures qui pourront nous être proposées dans d'autres circonstances.
-- L'amendement de M. Jottrand est mis aux voix et adopté.
« Art. 8. La présente loi sera obligatoire le lendemain de sa publication. »
- Adopté.
L'amendement de M. Jottrand est soumis à un second vote et définitivement adopté.
Il est procédé au vote par appel nominal sur l'ensemble du projet de loi.
95 membres y prennent part.
90 répondent oui.
4 répondent non.
1 s'abstient.
Ont répondu oui : MM. Pirmez, Puissant, Rembry, Reynaert, Rogier, Royer de Behr, Sainctelette, Schollaert, Simonis, Snoy, Tack, Thienpont, Van Cromphaut, Vandenpeereboom, Vanden Steen, Vander Donckt, Van Hoorde, Van Humbeeck, Van Iseghem, Van Overloop, Van Renynghe, Van Wambeke, Vermeire, Amédée Visart, Léon Visart, Vleminckx, Wasseige, Wouters, Allard, Bara, Beeckman, Berge, Biebuyck, Boucquéau, Boulenger, Bouvier, Braconier, Brasseur, Bricoult, Cornesse, Couvreur, d'Andrimonf, Dansaert, David, de Baets, de Baillet-Latour, de Borchgrave, de Clercq, de Dorlodot, De Fré, de Haerne, de Kerckhove, Delcour, De Le Haye, de Lexhy, de Macar, Demeur, de Moerman d'Harlebeke, de Montblanc, de Smet, de Theux, Dethuin, de Vrints, de Zerezo de Tejada, Drion, Drubbel, Dumortier, Elias, Frère-Orban, Funck, Hagemans, Hermant, Houlart, Jacobs, Jamar, Janssens, Jottrand, Julliot, Kervyn de Lettenhove, Kervyn de Volkaersbeke, Lefebvre, Lescarts, Liénart, Magherman, Mascart, Mulle de Terschueren, Muller, Orts, Pety de Thozée et de Naeyer.
Ont répondu non : MM. Coomans, Coremans, Delaet et Gerrits.
S'est abstenu : M. Defuisseaux.
En conséquence, la Chambre adopte ; le projet de loi sera transmis su Sénat.
M. Defuisseauxµ. - Je dirai en peu de termes à la Chambre les motifs de mon abstention. Je serai bref, car la Chambre doit être fatiguée à la suite de la longue discussion qui vient d'avoir lieu.
Je n'ai pas cru devoir voter contre le projet de loi, parce que le patriotisme, qui est égal sur tous les bancs de cette Chambre, m'a inspiré le désir, quoique antimilitariste, de ne pas voter presque seul contre ce projet alors qu'on y attache un si grand intérêt,
Je n'ai pas voté pour le projet de loi, parce que je persiste à croire que le gouvernement, en prenant des mesures aussi graves que celles-ci, aurait dû consulter les Chambres et non pas les dissoudre et parce que je considère qu'au point de vue constitutionnel et démocratique, le droit de voter des impôts est un de nos droits les plus grands, les plus imprescriptibles, et que nous ne pouvons le laisser passer sous silence alors qu'il nous est donné de l'affirmer.
Je me suis abstenu afin qu'il soit dit que je ne tolérerai jamais qu'un ministère fasse des dépenses sans s'être au préalable acquis l'avis des Chambres.
M. de Theuxµ. - Je demande à la Chambre de se réunir demain à 1 heure. Cela entre, je pense, dans les convenances de tous les membres.
- La Chambre consultée décide de se réunir demain à 1 heure.
La séance est levée à 5 heures.