(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1869-1870)
(Présidence de M. Dolezµ.)
(page 651) M. de Rossiusµ procède à rappel nominal à 2 heures et un quart.
M. Dethuinµ donne lecture du procès-verbal de la dernière séance ; la rédaction en est approuvée.
Il présente ensuite l'analyse suivante des pièces adressées à la Chambre.
« Les membres de l'administration communale de Beersse réclament l'intervention de la Chambre pour empêcher que l'arrêté royal d'expropriation de biens communaux en faveur du sieur Brys devienne exécutoire dans un délai très rapproché.
- Renvoi la commission des pétitions.
« Des fabricants de vinaigre prient la Chambre de décharger des droits d'accise les eaux de vie dénaturées et les droits d’entrée sur les vinaigres. »
- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner le projet de loi portant augmentation des droits sur les eaux-de-vie.
« Le sieur Bruyère appelle l'attention de la Chambre sur les faits qui ont précédé la démission du distributeur des postes à Waterloo. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Le conseil communal d'Horrues demande que le chemin de fer projeté de Houdeng-Goegnies à Bassilly par le Roulx, Soignies et Horrues ait un embranchement d'Horrues par Steenkerque, Rebecq. Quenast, se ralliant au chemin de fer de l'Etat à Tubize et à celui de Braine-le-Comte à Gand sur le territoire de Rebecq. »
« Même demande du conseil communal de Steenkerque. »
M. Ansiauµ. - Je demande que cette pétition soit renvoyée à la commission des pétitions avec prière de faire un prompt rapport. Déjà semblable décision a été prise pour des pétitions ayant le même objet et émanant du conseil communal de Soignies et des conseils de plusieurs communes voisines.
- Adopté.
« Des instituteurs du canton de Dalhem proposent des modifications aux statuts des caisses provinciales de prévoyance pour les instituteurs ruraux et des mesures en faveur du développement de l'instruction primaire et de la position des instituteurs. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Le sieur Essaert, ancien soldat sous l'empereur Napoléon Ier, demande à qui il doit s'adresser et quelles pièces il est obligé de produire pour obtenir la pension accordée à ses frères d'armes par le gouvernement français. »
- Même renvoi.
« Le sieur Saussu demande que les administrations communales de la province de Luxembourg fassent observer les règlements sur les cours d'eau. »
M. Bouvierµ. - Je prie la Chambre de renvoyer cette pétition à la commission des pétitions, avec demande d’un prompt rapport.
- Adopté.
« Les sieurs De Keyser, Francois et Guillaume Verbrugghen prient la Chambre de leur faire obtenir l’indemnité qui leur est due pour les travaux du recensement en 1866. »
- Même renvoi.
« L'administration communale d'Huppaye-Wembais-Saint-Pierre prie la Chambre d'accorder à la compagnie Rosart la concession d'un chemin de fer de Hal à Maestricht par Jodoigne et Wavre. »
- Même renvoi.
« Le conseil communal de Saint-Josse-ten-Noode déclare appuyer la pétition des membres de la réunion électorale de Schaerbeek ayant pour objet des modifications à l'article 59 de la loi communale. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du rapport sur la pétition de Schaerbeek.
« Des cabaretiers et des débitants de boissons, à Anvers, présentent des observations contre le projet de loi portant augmentation des droits sur les eaux-de-vie. »
- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner le projet de loi.
« Des sauniers, à Arlon, proposent des modifications au projet de loi portant abolition du droit sur le sel. »
- Même renvoi.
« Des habitants de Termes prient la Chambre d'autoriser la concession au sieur Brassine, d'un chemin de fer de Givet à Athus. »
« Même demande d’habitants et du conseil communal de Dohan. »
- Renvoi la commission des pétitions, avec demande d'un prompt rapport.
« L'administration communale de Saint-Jean-in-Eremo propose des modifications au projet de loi sur le domicile de secours. »
- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner le projet de loi.
« Le sieur Dujardin-Lammens demande que la taxe des lettres simples originaires et à destination de la même commune soit abaissée à 5 centimes. »
- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner le projet de loi portant abaissement de la taxe des lettres.
« Par vingt-cinq messages en date du 24 mars, le Sénat informe la Chambre qu'il a pris en considération autant de demandes de naturalisations ordinaires. »
- Pris pour notification.
« Des habitants de Lierre, se prononçant en faveur de l'augmentation du droit sur les eaux-de-vie, demandent qu'il soit pris des mesures pour empêcher l'ivrognerie. »
- Renvoi à la section centrale d'examiner le projet de loi portant augmentation des droits sur les eaux-de-vie.
M. Thonissenµ. - Au nom de la commission spéciale, chargée de l'examen du projet de révision du Code de procédure civile, j'ai l'honneur de déposer, sur le bureau de la Chambre, le rapport concernant le chapitre premier du livre préliminaire de ce Code.
- Impression et distribution.
M. Wasseige. - Messieurs, le budget du département de la justice a été rejeté depuis plusieurs années à l'unanimité par l'opposition et dans la Chambre et dans le Sénat. Les raisons qui nous ont fait rejeter ce budget vous sont assez connues, elles ont été exposées en temps et lieu, elles sont d'ailleurs évidentes.
C'est de ce département que sont sorties, depuis quelque temps, toutes les lois qui nous ont le plus vivement froissés : la loi sur la confiscation des bourses (interruption), le projet de loi sur le temporel des cultes, la loi sur la mise à la retraite forcée des magistrats, etc., etc.
(page 652) Les projets de lois qui ont vu le jour dans ce département, les discours. les actes et surtout les nominations de l’honorable titulaire actuel, justifient, je pense, parfaitement notre opposition.
Avons-nous des raisons, des motifs pour avoir changé d'avis depuis l'année dernière ? Y a-t-il des faits ou des circonstances qui soient de nature à nous inspirer plus de confiance ? Je ne le pense pas, et cette opinion, je m'efforcerai de vous la faire partager, en vous présentant quelques considérations pour lesquelles Je réclame votre bienveillante attention.
On aurait pu croire, messieurs, lors de la transaction intervenue entre nous, à propos de la loi du temporel des cultes, qu’un certain apaisement allait se produire le gouvernement et l'opposition.
Cet apaisement, je le désirais, et je suis disposé encore à l'espérer, mais je n'en ai pas la moindre obligation à l’honorable ministre de la justice en particulier.
En effet, rappelez-vous le discours prononcé par l’honorable ministre, le 21 janvier, et vous y acquerrez la preuve que s'il a renoncé à vous imposer la discussion de tout le primitif, il n'a pas été mu par la moindre envie de nous être agréable, ni par la moindre idée d'apaisement ou de rapprochement des partis ; bien au contraire, c'est parce qu'il voyait dans ce projet une certaine abdication de ses opinions, parce qu'il y trouvait la conservation de certains principes qu'il répudie, c'est enfin parce que ce projet ne réalisait pas la séparation complète de l'Eglise et de l'Etat comme il l'entend, c'est-à-dire la suppression du budget des cultes.
Voilà les seules raisons qui ont engagé l'honorable ministre à pas s'opposer à la transaction qui s'est effectuée.
Et ne croyez pas, messieurs, que mes souvenirs me trompent ; voici quelques phrases extraites de son discours et qui prouvent à l'évidence ce que j'ai eu l'honneur de vous dire. En effet, il vous disait :
« Les partisans de la séparation radicale de l'Eglise et de l'Etat voyaient consacrer la personnification civile du catholique et l'autorité des chers diocésains. »
Il disait encore :
« La vérité est dans la séparation radicale de l'Eglise et de l'Etat ; l'Eglise chez elle, l'Etat chez lui.
« Pourquoi demander, à ceux qui ne croient pas, l'argent nécessaire à la célébration du culte de ceux qui croient ? »
Répondant à une observation de l'honorable M. Van Overloop, il ajoutait :
« L'honorable M. Van Overloop me dit que je fais le procès à la Constitution, je le sais parfaitement bien, je ne m'en suis pas caché.
« Je veux bien, au point de vue de nécessités administratives, proposer des modifications législatives de nature à alléger les charges des communes ; mais quant à redorer le blason des fabriques d'église, je ne le puis, je veux pas, par acte nouveau, faire triompher un principe que je crois contraire à l'intérêt de la société, et que l'avenir démontrera tel. »
Vous le voyez donc, messieurs, avec une franchise qui l'honore, car, quant moi, j'honore et je respecte la franchise même chez mes adversaires, M. le ministre de la justice vous a déclaré que s'il consentait à la transaction, ce n'était pas par un sentiment de conciliation dont nous lui devions la moindre reconnaissance, c'était tout an plus une étape, ce n'était pas même une trêve. Il voulait, allant plus loin que n'ont été les assemblées françaises, il voulait la confiscation des biens du clergé sans la légère indemnité que lui avait attribuée l'assemblée nationale.
Eh bien, je le dis, en présence de cette attitude de l'honorable ministre, nous ne devons lui savoir aucun gré de la transaction intervenue. Bien plus, je dirai, avec la même franchise que lui, que si l'honorable M. Bara était seul chargé l'application de la loi, nous aurions peut-être à regretter notre excès de confiance.
J'arrive, messieurs, aux actes posés par l'honorable ministre de la justice ; je parlerai principalement des donations et des legs en matière pieuse ; vous le savez, la jurisprudence du ministère de la justice s'est accentuée de plus en plus en cette matière. On a fait de nouveaux progrès dans l'art de refaire les testaments, de substituer sa volonté à celle des donateurs ; les progrès sont incessants, la jurisprudence se fixe de plus en plus ; le Moniteur nous en donne chaque jour de nouvelles preuves, au risque de faire tarir la source si féconde de la charité catholique. Vous n'attendez pas de moi que j'arrive avec une nomenclature complète de ces actes si divers et si nombreux, et que je les discute séparément devant vous. Vous les connaissez suffisamment ; je n'en citerai qu'un seul comme spécimen du système tout entier.
« Une demoiselle Angèle de Sloovere, par testament olographe du 22 septembre 1865, lègue entre autres à la fabrique de l'église d'Asper (Flandre Orientale) une maison avec dépendances et deux parcelles de terre, le tout grand 50 ares 90 centiares (d'un revenu imposable de 126 francs pour la partir bâtie et de 44 fr. 14 c. pour les parcelles non bâties), à la charge de laisser habiter cette maison par les vicaires da la paroisse, lesquels payeront de ce chef à la fabrique un loyer annuel de 100 francs, libre de toute contribution foncière de faire célébrer annuellement et à perpétuité quatre messes chantées et un anniversaire solennel. »
Craignant, avec raison, que ses intentions ne fussent méconnues par M. le ministre, elle ajouta un codicille ainsi conçu, à la date du 6 novembre 1866 :
« Si la fabrique n'est pas autorisée à accepter mon legs aux conditions que pose mon testament, j’appelle, dans ce cas, à bénéficier dudit M. Théophile Sergeant, vicaire à Asper. »
Voilà bien, messieurs, une clause résolutoire aussi catégorique, aussi claire, aussi précise qu'il est possible de l'imaginer. Eh bien, malgré cette clause, nonobstant la volonté de la testatrice, exprimée de la manière ta plus positive, M. le ministre a rayé cette condition et autorisé la fabrique à accepter le legs sans la remplir, et cela malgré l'évidence et le caractère impératif de la clause résolutoire,
Voilà, comme je le disais tout à l’heure un exemple de ce qui se voit et se renouvelle tous les jours.
Ab uno disce omnes.
Ce système de refaire les testaments et de substituer la volonté ministérielle à la volonté du testateur, ce système n'est pas nouveau dans le monde.
Il était déjà en vigueur en France, même sous la Restauration, quoique, je dois le dire, les faits qui se passaient alors n'étaient que des peccadilles auprès de ce qui se passe aujourd’hui. Eh bien, voulez-vous savoir comment un publiciste d'une grande renommée flétrissait alors ces faits, quoiqu'ils fussent infiniment moins importants que ceux que nous voyons sc passer aujourd'hui ?
Voici ce que nous lisons dans une brochure de l'époque : De la religion dans ses rapports avec l'Etat civil politique :
« On demande quelquefois en France ce que fait M. de Corbières. Ce qu'il fait ? Des testaments ! Juge en dernier ressort de ceux qui constituent quelques legs en faveur d'un établissement pieux, il les casse, les approuve, les modifie comme il lui plaît. Un homme aura donné telle somme à un hôpital, telle somme à sa paroisse ou à une école : M. de Corbières, en sa qualité de testateur suprême, retranche de l'une, ajoute à l'autre, selon les caprices du moment ; ou gratifie les héritiers soit d'une partie, soit de la totalité du legs qui grevait la succession ; de sorte qu'il dispose, en réalité, de tout ce que la piété des mourants destine à des œuvres saintes. Je ne sais s'il serait possible d'imaginer un plus grand scandale que ce mépris pour les dernières volontés de l'homme : cela est au-dessous même de la barbarie, et cette violation, plus odieuse que celle des tombeaux, supposerait dans un peuple où elle serait habituelle l'entière extinction du sens moral. Malheur à la nation qui de pareils exemples ! Et que ceux de qui elle les reçoit auront un jour une pesante mémoire à porter ! Le ministre, en se substituant au testateur légitime, sait-il ce qui s'est passé dans sa conscience ? Lorsqu'il le croit généreux, souvent il n'a voulu qu'acquitter son âme ; vous l'ignorez, dites-vous : respectez donc les dispositions de la volonté de celui qui a seul pu le savoir. La présomption de justice est pour ce qui se fait en présence de Dieu et de la mort. »
Remplacez le nom de M. de Corbières par celui de M. Bara et dites-moi si cet article n'est pas parfaitement applicable à l'époque actuelle ? Cet article, messieurs, est de Lamennais.
Maintenant, messieurs, arrivons à un autre ordre de faits :
De minimis non curat prœtor, dit un adage. Pour M. le ministre de la justice, il n'en est pas ainsi. Il se préoccupe de tout. Du moment qu'il aperçoit un bout d'oreille cléricale, du moment qu'il peut être question de rendre service à ses amis et d'être désagréable à ses adversaires, il n'y a pas pour lui de minima.
Pour vous le prouver, je vais avoir l'honneur de vous exposer un fait qui s'est passé dans la province que j'ai l'honneur de représenter, dans la ville de Namur, et qui établira à l'évidence l'observation que je viens de faire.
Lorsque l’administration selon le cœur de l'honorable M. Bara trônait à l'hôtel de ville de Namur, avant que les électeurs en eussent fait une éclatante justice, au mois d'octobre dernier, lorsque M. Namêche était, pour ainsi dire, souverain de Namur, il fut question d'établir un orphelinat ; ces messieurs de l'hôtel de ville choisirait, pour y créer cet établissement, (page 653) un de nos plus beaux boulevards. Les habitants de Namur, qui venaient d’y faire construire, par une souscription spontanée et générale, une chapelle dans laquelle avait été transportée avec une grande solennité la statue de la Vierge dit Rempart, objet d'une dévotion séculaire parmi la population, crurent voir dans le choix de cet emplacement un parti pris de leur être désagréable. Ils protestèrent, comme ils protestent chaque jour encore, en conservant à ce boulevard le nom de boulevard de la Vierge au lieu du nom de boulevard Frère-Orban, dont il a été baptisé par l'ancienne administration. (Interruption.)
Je comprends que cela vous paraisse peu sérieux, à vous autres ; mais, au fond, cela est très significatif et j'espère bien que la reconnaissance du cœur l'emportera sur la politique et que l’appellation populaire restera seule.
Les pétitionnaires argumentèrent d'un autre motif, que vous apprécierez mieux ; c'est que la situation choisie pour l'établissement de l'orphelinat était complètement insalubre et compromettait la vie des malheureux qu'on voulait y recueillir.
Cette affaire fut soumise à l'appréciation du conseil communal de Namur ; comme c'était une question technique, elle fut déférée à la commission médicale locale. Cette commission se partagea sur la solution à y donner et il est à remarquer qu'un des promoteurs de la résolution était président de cette commission.
L'affaire fut renvoyée à l'avis de la députation permanente. La députation la soumit à une nouvelle enquête au point de vae de la salubrité. La commission médicale provinciale se rangea complètement à l'avis de la fraction de la commission médicale qui déclarait cet emplacement insalubre.
Les pièces furent renvoyées au gouvernement avec un avis défavorable à l'établissement projeté, mais avec prière de soumettre la question à un nouvel examen s'il le jugeait convenable. Le gouvernement envoya à Namur une célébrité qui a été enlevée trop à la science, je veux parler de M. Marcq, médecin intelligent et très libéral, comme vous le savez tous. M. Marcq déclara que l'emplacement était tout à fait insalubre ; qu'on ne pouvait y fonder un orphelinat sans exposer la vie des enfants qu'on y recueillerait.
Le gouvernement, désappointé par ce rapport, chercha de nouveau à obtenir un avis qui lui permît de donner satisfaction à l'opinion de l'hôtel de ville de Namur ; il a donc envoyé l'affaire au comité d'hygiène, dont faisait partie notre honorable collègue, M. Vleminckx. Eh bien, ce comité, comme la commission médicale provinciale, comme l'honorable M. Marcq, déclara à l'unanimité que l'emplacement était insalubrc et dangereux.
Vous croirez sans doute qu'en présence de ces avis unanimes, on va déclarer que l'orphelinat ne sera pas placé là on voulait l'établir ? Eh bien, il n'en fut rien.
Il y avait là une question plus ou moins cléricale, et puis d'ailleurs, il fallait soutenir la majorité ébranlée du conseil communal ; et le gouvernement, par un arrêté pur et simple, qui n'est appuyé sur aucun motif relatif à la question soulevée, a décidé que l'orphelinat serait érigé là où la majorité du conseil communal avait voulu qu'il fût placé.
La santé, la vie des malheureux orphelins confiés à la charité publique ne pouvaient pas être mises en balance avec une satisfaction libérale.
N'avais-je pas lieu de dire qu'alors qu'il y avait des amis à obliger et des adversaires à contrarier, rien ne devait coûter à l'honorable ministre ?
J’arrive maintenant aux nominations. (Ah ! Ah !)
Nous verrons si vous direz encore : « Ah ! ah ! » tout à l'heure. C'est surtout dans les nominations que le système de l'honorable ministre s'étale parfaitement à l'aise. Libéraliser la magistrature et le notariat, faire de ces corps, si haut placés, si respectés dans notre pays, un corps politique aidant au triomphe des idées ministérielles, faire de la magistrature, digne, impartiale, un corps disposé à lui venir en aide chaque fois que cela serait nécessaire, voilà le but qu'a poursuivi avec insistance l'honorable M. Bara.
Des plaintes se sont élevées à propos de ces nominations dans la presse et dans les Chambres. Souvent, il en a été question devant vous. Moi-même, j’en ai été plusieurs fois l'organe.
Ferons-nous apparaître ici devant vous des faits particuliers ? Discuterons-nous telle ou telle nomination ? ce n'est pas ma pensée. Je veux vous présenter un tableau comprenant toutes les nominations qui se sont faites depuis 1867, 1868 et 1869. J'espère, en vous donnant ce tableau, faire ressortir d’une façon évidente à vos yeux un plan concerté et suivi avec une persévérance et un acharnement extraordinaires. Ceci me paraît beaucoup plus important que de discuter des questions personnelles.
Pour parvenir à ce point, j’ai pris tous les renseignements possibles. J'y ai mis le plus grana soin. J’ai consulté. dans chaque arrondissement, les personnes les plus à même de me renseigner d'une façon certaine. Et, je dois le dire. j'ai eu peu de difficultés à trouver des renseignements certains. Les nominations de l'honorable ministre sont tellement colorées, la notoriété publique les désigne si clairement, qu'il n’y a pas à s'y tromper.
J'ai donc rangé toutes les nominations sous trois catégories. Et quand je parle de nominations, je parle également des promotions qui se sont faites depuis 1867.
Je les ai, dis-je, rangées sous trois catégories : libéraux, catholiques et douteux. (Interruption.) Au nombre des douteux, qui forment d'ailleurs une catégorie peu importante, j'ai rangé tous ceux qui n'ont pas encore posé d'actes notoires qui puissent les classer soit parmi les libéraux, soit parmi les catholiques. Mais par le temps qui court, par le vent qui souffle, nous devons penser que la plupart des douteur pourraient être rangés sans crainte parmi les libéraux. Quoi qu'il en soit, j’en ai fait, je le répète, une catégorie à part.
L'honorable ministre me dira peut-être que mes appréciations sont fantaisistes. Il me demandera où je les ai puisées. il les niera, c'est possible. Cela lui sera, dans tous les cas, bien plus facile que de les discuter et de les combattre.
Mes appréciations, je le répète, sont faites consciencieusement et avec le plus grand soin possible. Eh bien, l'honorable ministre a le droit de me répondre de la même façon : il a bien plus d'éléments que moi à sa disposition et malgré cela je le défie de produire une statistique qui puisse infirmer sensiblement celle que je vais avoir l'honneur de vous mettre sous les yeux.
Quoi qu'il en soit, je veux vous donner un exemple de la manière dont J'ai procédé pour vous prouver la sincérité de mes assertions.
Prenons l'arrondissement que je connais le mieux, l’arrondissement de Namur.
Je ne nommerai ni les catholiques ni douteux : j'aurais peur de leur nuire.
MfFOµ. - Quand vous aurez nommé les libéraux, vous aurez, par cela même, nommé les autres.
M. Wasseige. - Et les douteux ? C'est surtout pour ceux-là que je prends mes précautions.
Je ne parlerai pas des nuances ; je ne dirai pas : « libéral modéré, libéral à tous crins, etc. » Ici ; je les range tous dans la même catégorie, quoique les libéraux avancés soient les plus nombreux.
Voici, messieurs, le résultat de mes investigations : Balthasar, juge suppléant à la justice de paix de Landen, libéral ; de Robaulx, procureur du roi, libéral ; Anciaux, juge au tribunal civil, libéral ; H. Lecocq, juge de paix. libéral ; Louvat, juge de paix, libéral ; Wodon, juge au tribunal civil, libéral ; Février, juge au tribunal civil, libéral ; Putzeis, substitut, libéral ; Braas. vice-président, libéral ; Lepourcq, juge, libéral ; Lomba, juge suppléant, libéral ; Valériane, juge de paix, libéral ; Henriette, juge suppléant, libéral ; Anciaux, président du tribunal, libéral ; H. Lecocq, juge, libéral ; Louvat, juge de paix, libéral ; Montjoie, juge suppléant, libéral ; Mareschal, notaire, libéral ; Marchaut, notaire, libéral ; Balthasar, notaire, libéral.
Outre ces vingt et une nominations libérales, il n'y a eu dans l'arrondissement que cinq nominations catholiques ou douteuses. Reste, messieurs, une dernière nomination, faite en 1870 : c'est celle de M. Dethy, notaire à Thon-Samson. Quant à celle-là, je ne sais réellement qu’en dire, tellement elle est excentrique, inouïe, extraordinaire, tellement elle a stupéfié et les libéraux et les catholiques.
Ce M. Delhy était un jeune avocat auquel sa profession laissait tous les loisirs possibles. On songea à en faire un conseiller communal ; il avait tout ce qu’il fallait pour remplir parfaitement ce rôle sous un chef comme M. Namèche, c'est-à-dire qu'il était toujours très disposé à dire oui et ne rien dire de plus. Ce zèle, ce dévouement à l'opinion que représente l'honorable ministre, méritaient une récompense. Le nommer juge, c'était impossible ; notaire, c'était moins compromettant ; eh bien, Il fut nommé notaire le 12 mars 1870.
Faites attention, messieurs, qu'il n’avait jamais fait de stage comme candidat notaire ; il était avocat et conseiller communal. Cette place de notaire était vivement sollicitée. Il y avait 19 requêtes venant de toutes les parties de l'arrondissement ; il avait, entre autres, pour concurrent un (page654) candidat notaire parfaitement bien noté par toutes les autorités et qui, malgré plusieurs présentations et les recommandations les plus vives, n'a jamais pu obtenir sa nomination, parce qu'il est catholique et qu'il est frère d'un conseiller provincial catholique.
Le candidat préféré avait encore pour concurrents des fils de notaire, qui n'avaient pu être nommés parce qu'ils n'avaient pas l'âge voulu par la loi pour succéder leur père ; et enfin d'autres candidats, ayant tous plus de titres que lui.
Tout cela. n'y fit rien : il devait être nommé, il le fut, il avait pour frère le président de l'Association libérale d'un des cantons les plus importants de la province de Namur. Ce président montrait de la mauvaise humeur, il fallut le satisfaire à tout prix et ce fut assez.
Je vous ai dit, messieurs, que je vous donnerais un spécimen de la façon dont les nominations se faisaient. Voilà. je crois, un exemple qui ne sera pas contredit par l'honorable ministre lui-même.
Je vais maintenant vous donner le relevé des nominations par cour d’appel.
Cour d'appel de Liége. 63 nominations de magistrats : libéraux 47 ; catholiques 7 ; douteux 9.
J'entends par magistrats les conseillers, les juges et les membres des parquets.
Juges de paix. 26 nominations : 20 libéraux ; 4 catholiques ; 2 douteux.
M. Bouvierµ. - Comment savez-vous qu'ils sont douteux ?
M. Wasseige. - Est-ce que je n'ai pas le droit de faire cette inquisition ? Faut-il mettre un bandeau devant nos yeux et dire que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles ?
D'ailleurs M. Bouvier, vous n'avez pas à vous plaindre : je pourrais vous prouver que le Luxembourg a peine un seul catholique.
M. le président. - J'engage l'honorable M. Bouvier à ne pas interrompre. S'il veut répondre, qu’il demande la parole.
M. Bouvierµ - Je la demande.
M. Wasseige. - Je continue.
Juges suppléants. 58 nominations : 47 libéraux ; 7 catholiques ; 4 douteux.
Greffiers de justices de paix et autres. 15 nominations ; 13 libéraux ; 1 catholique ; 1 douteux.
Pour les notaires, sur 49 nominations : 38 libéraux ; 9 catholiques ; 2 douteux.
En somme, dans la magistrature comprenant les magistrats, les juges suppléants et les greffiers, sur 162 nominations, il y a eu : 127 libéraux, 19 catholiques, 16 douteux. 15 p. c. de catholiques.
Pour les notaires, sur 49 nominations : 38 libéraux ; 9 catholiques ; 2 douteux. 23 p. c. de catholiques.
Dans la cour d'appel de Bruxelles, parmi les magistrats nommés pendant les trois dernières années, il y a eu 73 nominations : 57 libéraux, 11 catholiques, 5 douteux.
Juges de paix : 17 nominations : 15 libéraux ; 2 catholiques.
Juges suppléants : 58 nominations : 37 libéraux, 7 catholiques ; 14 douteux.
Greffiers= 15 nominations : 15 libéraux.
Notaires. 85 nominations : 60 libéraux, 11 catholiques ; 14 douteux.
Enfin, pour les magistrats de diverses catégories :
Sur 153 nominations, 114 libérales, 20 catholiques : 17 p. c. pour les catholiques.
Pour les notaires, sur 85 nominations : 60 libérales, 11 catholiques, 18 p. c. de catholiques.
Arrivons maintenant à la cour d'appel de Gand.
A la cour d'appel de Gand, il y a eu, parmi les magistrats, 62 nominations : 56 libérales ; 4 catholiques ; 2 douteuses.
Juges de paix : 23 nominations : 21 libérales ; 2 douteuses.
Juges suppléants : 38 nomination : 36 libérales ; 1 catholique ; 1 douteuse.
Parmi les greffiers, 14 nominations : 14 nominations libérales.
Parmi les notaires, sur 57 nominations : 46 nominations libérales, 5 catholiques, 6 douteuses.
En totalité, sur 137 nominations de magistrats de toutes catégories, 127 libérales, 5 catholiques, c'est-à-dire 4 p. c. pour les catholiques.
Parmi les notaires, 57 nominations, 46 libérales, 5 catholiques ; 10 p. c. de catholiques.
Voilà le résultat pour les cours d'appel.
Je pourrais vous donner les résultats par province, je crois que ce serait abuser de vos moments ; le système se révèle assez dans les nominations par ressort de cour d'appel, sans qu'il soit nécessaire d'entrer dans de plus longs détails.
Et remarquez que le nombre de nominations catholiques diminue toujours, selon les besoins de la cause.
Dans la cour d'appel de Liége, là où la situation politique est nette, tranchée, ou il y a peu d'intérêt à la changer, il y a des nominations catholiques en certain nombre ; dans la cour d'appel de Bruxelles, les nominations catholiques deviennent un peu moins nombreuses et cela s'explique par la situation de la province d’Anvers ; mais dans les Flandres, qui sont l'objectif du gouvernement, dans les Flandres, qui sont la citadelle de l'opposition et doit se livrer bientôt la grande bataille électorale qui doit décider du sort du cabinet, là on ne conserve aucune mesure, les nominations catholiques descendent à la proportion de 4 p. c.
J'espère que ces chiffres vous feront comprendre à l'évidence sous quelle influence se font ces nominations.
Je puis encore citer un fait frappant. Dans un arrondissement des Flandres où les libéraux prétendent avoir grand espoir de succès, ce en quoi je crois qu'ils se trompent (et je suis convaincu qu'aux prochaines élections, le résultat leur démontrera que leur espoir n'était qu'une illusion), dans l'arrondissement d'Audenarde, pas un seul catholique n'a été nommé depuis 1867. Maintenant, examinons la statistique par catégorie de magistrats.
Dans la magistrature proprement dite, c'est-à-dire conseillers, juges et membres des parquets, sur 198 magistrats nommés, 22 seulement sont catholiques. C'est 11 p. c. pour les catholiques. Là l'élément électoral n'est pas aussi facile à manier, puisque, pour les membres des cours, il y a des présentations qu'il faut subir.
Ces présentations cependant, faites par les cours telles qu'elles sont actuellement composées, sont presque toutes libérales ; et lorsque, par hasard, elles ne le sont pas, on a les conseils provinciaux libéraux pour les corriger. Et ce fait s'est encore présenté d'une façon bien flagrante à propos d'une présentation récente faite par le conseil provincial de Liége. Ce conseil, messieurs, exaspéré de l'audace qu'avait eue la cour de présenter, parmi ses candidats, un catholique, a décidé qu'aucune présentation de la cour, quelque libérale qu'elle fût, ne trouverait grâce ses yeux.
Vous voyez donc, messieurs, qu'il y a toujours façon d'arriver à son but.
Dans les provinces où les conseils provinciaux sont libéraux, M. le ministre peut avoir égard à leurs seules présentations et les préférer toujours à celles des cours ; dans les autres, où les conseils provinciaux sont catholiques, il a grand soin de ne fixer son choix que sur les présentations des cours, sans le moindre souci de celles de ces conseils provinciaux.
Arrivons maintenant aux juges de paix, aux juges suppléants et aux greffiers. Cette magistrature est la magistrature politique et électorale par excellence.
C'est celle qui se trouve en contact direct et journalier avec les populations et qui, par conséquent, pèse d’un poids énorme sur les clients qui plaident devant elle. C'est le greffier de la justice de paix surtout qui, par ses relations continuelles avec les habitants de son canton, est le plus à même de servir d'agent électoral.
C’est donc cette magistrature qu'il convient, avant tout, d'organiser et de ramener, autant que possible, au libéralisme exclusif.
Eh bien, dans cette catégorie, nous trouvons :
Sur 66 juges de paix, seulement 6 catholiques ; sur 154 juges suppléants, il n'y a que 15 catholiques ; enfin, sur 44 greffiers, nous n'en trouvons qu'un seul appartenant à notre opinion.
Et quand je dis que cette magistrature est surtout une magistrature politique au plus haut point, n'ai-je pas, pour le prouver, un fait récent qui s'est passé en France ? Vous connaissez tous, messieurs, l'animosité que les juges de paix y avaient soulevée contre eux, animosité telle, que le garde des sceaux a cru devoir leur défendre, par une circulaire énergique et célèbre, de se mêler encore de politique, sont peine d’être considéré (page 655) comme démissionnaires. Je désespère, messieurs, de voir un jour le nom de l'honorable M. Bara au bas d'une circulaire semblable.
Quant aux notaires, sur 191 nominations, nous n’en comptons que 35 catholiques.
Or, messieurs, je n'ai pas besoin de vous dire quels froissements, quelles cruelles déceptions ont été la conséquence de cette partialité. Qu'il me suffise de signaler des réclamations de chambres de notaires libérales et catholiques, prétendant qu'on n'avait plus le moindre égard à leurs présentations, ni aux titres des candidats, mais uniquement à leur qualité politique et électorale.
On a été plus loin encore: pour la ville de Liége, on a déchiré la loi de ventôse an XI qui limite le nombre de notaires par circonscription, pour donner à la ville de Liége un nombre de notaires supérieur à celui qui pourrait lui être attribué.
Cette loi a été déchirée, anéantie, parce que probablement on avait trois créatures à placer.
Voilà, enfin, messieurs, le résultat général des nominations de tout genre faites depuis 1867 : il nous donne 643 nominations, parmi lesquelles on ne compte que 69 catholiques, soit un peu plus de 10 p. c.
Depuis, un nouveau fait s'est produit, il y a quelques jours, le Moniteur a publié de nouvelles nominations, principalement dans les Flandres. Je n'ai pas eu un temps suffisant pour me renseigner exactement sur l'esprit qui les a dictées ; mais je ne crains pas de m'avancer trop en affirmant que ces nominations sont entachées du même esprit de partialité et d'exclusivisme, qu'il y a même recrudescence ; sur vingt nominations tout au plus si l'on pourrait en citer une seule appartenant à l'opinion catholique.
Ces chiffres, je les livre à votre plus sérieuse attention ; ils me paraissent plus éloquents que ce que je pourrais ajouter encore ; ils dénotent, la dernière évidence, un système que je défie M. le ministre de pouvoir nier.
Pour arriver à ce résultat, il y a eu bien des droits méconnus ; on n'a pas eu égard à l'avis des autorités, les associations libérales ont remplacé les corps constitués dans les avis à donner sur les candidatures ; les influences électorales ont été les premières et les plus fortes, notamment celle des membres de la majorité ; et, je confesse, c’est grâce à la bonté, à la gracieuseté à la faiblesse de nos honorables collègues de la gauche que nous devons quelques rares nominations de catholiques dans un cout petit nombre de localités ; je les en remercie du rond du cœur.
Bien des positions dignes d'intérêt ont été sacrifiées. Je n'entrerai pas dans les détails, cela n'est guère possible, et si je le pouvais, je ne le voudrais pas.
Je parlerai même pas de la nomination de M. Lamaye. Je ne parlerai pas de ce malheureux canton de la Flandre occidentale, auquel on a donné pour juge suppléant de justice de paix un vétérinaire. (Interruption.) Oui, un malheureux canton de justice de paix de la Flandre occidentale a eu pour juge suppléant un vétérinaire, et je me suis dit, en voyant cette nomination, que l'illustre barbier de Séville était dépassé ; Figaro nous disait : Je sollicitais un emploi, par malheur j'y étais propre, il fallait un calculateur, ce fut un danseur qui l'obtint. » Ici, il aurait fallu un homme de loi ce fut un vétérinaire qui fut nommé.
Je ne ferai pas de reproches aux candidats heureux ; Ils ont profité des circonstances ; ceux qui étaient de bonne foi ont eu raison ; quant aux autres, s'ils ont dû passer sous les fourches caudines, s'ils ont dû faire taire leurs consciences, renier leur passé, et tout cela sous la pression ministérielle, c'est au ministre seul que remontent tous mes reproches : c'est lui qui est seul coupable de cet amoindrissement des caractères, une des plus grandes plaies de notre temps et du régime sous lequel nous vivons.
De tout ce qui précède, il résulte qu'il y a là un système poursuivi avec une persévérance inouïe ; libéraliser la magistrature, en faire un instrument politique, au lieu de la faire servir à sa haute mission sociale : voilà le système.
Mais l'honorable ministre ne verra-t-il pas ses heureux protégés lui échapper ? Ne verra-t-il pas ces jeunes gens, grâce aux excellentes traditions qui existent encore dans la magistrature belge, suivre les exemples d'honneur, de probité, le sentiment du devoir qu’ils y trouveront à un si haut degré, et effacer ainsi chez eux leur vice originel ?
J'ose à peine l'espérer, messieurs ; quoi qu'il soit, le mal est déjà bien grand ; des soupçons, souvent justifiés, ont envahi une partie de la population, et quant à moi, la main sur la conscience, je ne saurais lui en faire un reproche. Je vous le demande, m:ssieurs : n'y a-t-il pas une partie de la nation qui peut, à bon droit, douter de l’impartialité de ses juges ? Eh bien, ces soupçons, c'est un grand malheur qui ne fera que s'accroître et qui deviendra sans remède si l'honorable M. Bara continue l'application de son système.
Je le dirai à l'honorable ministre sans la moindre animosité personnelle ; il me rendra la justice de le croire, mais avec une profonde conviction : la position qu'il a prise dans les conseils du gouvernement, les actes qu'il a posés, les discours qu’il a prononcés, les nominations qu'il a faites surtout, peuvent faire de lui un excellent ministre au point de vue exclusif de son parti, un excellent ministre libéral, mais ne feront jamais de l’honorable M. Bara un ministre national. Toujours, il sera un obstacle à toute idée de rapprochement et de conciliation entre les deux grandes opinions qui divisent le pays.
Cependant, ce rapprochement, je le considère comme infiniment désirable en présence de l'expansion que prennent, ici et ailleurs, les idées subversives et révolutionnaires. Mais avec l'honorable M. Bara tout rapprochement est impossible et la conciliation ne peut se faire. L'honorable M. Bara, je lui rends cette justice, doit se faire des amis sincères, des amis ardents. des amis dévoués ; mais, parmi nous, il ne se fera jamais que des irréconciliables.
Dans cette situation, je crois fermement qu’il est du devoir de tout bon citoyen, dévoué à son pays et ses institutions, de provoquer, dans la mesure de ses forces, la retraite de M. le ministre de la justice. C'est dans ce sens, c'est pour parvenir à ce but, que je voterai contre son budget, et j'engage mes honorables amis à en faire autant.
M. de Vrintsµ. - Messieurs, à la fin de la session dernière, la Chambre a adopté, sans discussion, la loi portant augmentation d'indemnité pour transport de troupes en marche.
Cet acte de justice. dû à l'initiative de M. le ministre de la guerre qui représente la force. et dont la mission consiste souvent à employer la violence, cet acte devrait être imité par M. le ministre de la justice, à qui incombe le devoir spécial de faire rendre à autrui ce qui lui appartient.
En vertu de la loi du 5 avril 1868, un arrêté royal du 28 mai suivant a prescrit le transport, par voitures cellulaires ou autres, des prévenus ou des condamnés.
Il détermine en même temps quelle peut être l'indemnité accordée de ce chef, indemnité insuffisante et qui entraine les communes à des dépenses que l'Etat devrait seul supporter.
Dans les campagnes, l'arrêté précité n'alloue qu'une somme de 1 fr. 70 c. pour une voiture à un cheval et pour une distance qui n'excède pas cinq kilomètres. Au delà, les prix sont augmentés d'un cinquième par kilomètre de distance ou de 34 centimes.
C'est ainsi que le gouvernement et la cour de comptes interprètent l’arrêté.
Il en résulte que pour le transport à 15 kilomètres, y compris le retour, on ne paye en tout que 5 fr. c. et cela pour une journée entière de voiture avec conducteur.
Ce tarif ne diffère pas de celui que la loi votée l'an dernier a modifié.
Aussi donne-t-il lieu des réclamations de la part des administrations locales qui se voient obligées de payer elles-mêmes un supplément pour satisfaire aux justes réclamations des fermiers mis en réquisition.
Cet état de choses étant maintenu, les communes devraient bien porter une allocation à leurs budgets, sous le libellé : transport des condamnés, etc.
Or, je ne pense pas que ce soit là une dépense communale ; il s'agit d'un intérêt public, auquel l'Etat doit pourvoir intégralement.
L'indemnité différente payée par le département de la guerre et par celui de la justice donne lieu à cette étrange anomalie :
Deux voitures à un cheval, partant à la même heure, du même point, pour la même destination, et ayant le même chargement, sont payées inégalement. Le fermier, pour le service militaire, obtient 11 francs ; celui qui transporte un prisonnier, n’a que 11 francs.
Il y a donc une différence de 40 p. c.
J'espère qu'il suffira de présenter ces observations à M. le ministre pour qu'il prenne les dispositions nécessaires pour changer cet ordre de choses.
M. Lelièvreµ. - Je me bornerai à proposer quelques courtes observations à l'occasion du budget en discussion.
J'appellerai l'attention de M. le ministre de la justice sur la nécessité de statuer dans les plus courts délais sur les demandes ayant pour objet l'autorisation d'accepter des legs, demandes émanées soit des communes, soit des établissements publics. Tous retards apportés aux décisions font perdre aux établissements les intérêts et les fruits des choses léguées.
En France, cet inconvénient ne se présente pas, parce que les corps (page 656) moraux auxquels sont fates des libéralités peuvent accepter provisoirement les legs. Semblable disposition devrait également exister chez nous ; mais, dans l'état actuel la législation, on ne peut amoindrir les conséquences du régime en vigueur qu'en statuant le plus tôt possible sur les demandes d'autorisation, ce que je recommande au département de la justice.
Je crois aussi devoir signaler au gouvernement la nécessité de s’occuper de l'exécution de certains jugements qui concernent les communes, les provinces et des établissements publics. Lorsqu’il est nécessaire, pour le payement des condamnations, de frapper des impôts communaux, les moyens d'exécution font défaut aux créanciers.
Il en est de même lorsqu'il s'agit de certains établissements publics.
C'est là une lacune regrettable, puisqu'elle peut avoir pour conséquence de laisser sans sanction des décisions judiciaires.
Je n'aborderai pas la question soulevée par l'honorable M. Wasseige en ce qui concerne l'orphelinat de Namur. Ayant eu occasion de traiter cette affaire comme membre de l'administration communale de notre ville, je ne crois pas devoir la soulever dans cette enceinte ; à cet égard, je dois déclarer franchement que je n'ai pas partagé l'avis du gouvernement au point de vue de la salubrité de l'emplacement, et je pense que, sous ce rapport, il a été induit en erreur.
Je souhaite que l'avenir ne vienne pas confirmer mes prévisions relativement aux inconvénients que présente le local, au point de vue de l'hygiène publique et de la santé des orphelins.
Quant aux nominations dont a parlé M. Wasseige, je n’examinerai pas à quelle opinion appartiennent ceux qu'elles concernent ; en ce qui me touche, je n'envisage que la probité et le mérite.
Qu'on nomme des candidats à la hauteur de leur mission, soit pour s'acquitter convenablement des fonctions importantes du notariat, soit pour représenter dignement la justice, je ne me préoccuperai pas de leurs opinions politiques. Mais, je dois le dire, si M. le ministre de la justice a fait plusieurs nominations convenables, je dois déclarer sans hésitation que, dans plusieurs occasions, il n'a pas heureux, et j'attribue ce résultat à des renseignements erronés qui l'ont induit en erreur. Je ne puis donc assez vivement l’engager à ne choisir que des hommes honnêtes et capables, des hommes qui soient en position de gérer convenablement les intérêts publics dans les fonctions du notariat et à rendre la justice avec honneur, impartialité et indépendance. A cette condition, je ne demanderai jamais quelles sont les opinions politiques ou religieuses de ceux que choisira le ministre de la justice.
Telles sont courtes observations que je me bornerai pour le moment à proposer à l'occasion du budget en discussion.
M. Bouvierµ. - Je ne suivrai pas l'honorable M. Wasseige sur le terrain périlleux où il s'est placé. Je crois que ces vagues allégations sans preuves à l'appui sur des questions de personnes, sont fort dangereuses. Etablir des catégories d'après les opinions politiques, classer les nominations dans l'ordre judiciaire, en disant vaguement qu'elles s'appliquent à des libéraux, à des cléricaux et surtout des douteux, c'est descendre dans le for intérieur de la conscience de tous ces magistrats, et je me demande comment l'honorable membre qui de se rasseoir a pu établir cette étrange statistique et où il en a puisé les éléments.
Je crois qu'il est peu digne de cette assemblée de discuter d'une semblable façon et de s'occuper de personnes qui se trouvent dans l'impuissance de venir se défendre devant nous.
Je ne vois pas que les nominations critiquées avec tant d'amertume par l'honorable M. Wasseige soient dictées par l'esprit de parti, et j'ai entendu bien souvent formuler le reproche que l'honorable ministre recrutait ses candidats, avec trop de complaisance, dans le camp opposé au nôtre.
N'ayant pas l'intention d'ailleurs de passionner le débat, j'entrerai dans l'examen des questions d'intérêt matériel que suggèrent actuellement certains chapitres du budget de la justice.
La Chambre a voté au département de la justice un crédit qui s'élève à la somme de 80,000 francs, destiné à couvrir le prix d'achat du matériel nécessaire à l’exploitation en régie du Moniteur.
La mise en œuvre de cette opération a commencé au 1er juillet 1868 ; plus d'une année et demie s'étant écoulée depuis cette date, cette circonstance permettra à l'honorable ministre de la justice de fournir quelques détails à la Chambre sur le résultat financier de cette entreprise et de nous dire si le trésor a réalisé des économies dans cette partie du service public.
Je me plais à reconnaître que des améliorations notables ont été apportées à la publication du Moniteur. L'impression en est plus nette, plus correcte, le papier en est meilleur.
Je constate une plus grande dans la distribution des Annales parlementaires. Les tables des matières ont été simplifiées et vérifiées avec un soin plus minutieux.
L'impression du Recueil des lois a subi aussi de notables améliorations.
J'ai remarqué avec plaisir qu'on s'est décidé à écarter du journal officiel les annonces purement commerciales, de médicaments et autres, qui autrefois le déparaient et faisaient en outre de ce chef une véritable concurrence à l'industrie privée. Il ne renferme plus maintenant que des avis relatifs aux sociétés commerciales, industrielles et financières.
Cette mesure est sage et conforme aux véritables principes et au rôle d'une publication officielle.
En résumé, je félicite le gouvernement de la bonne direction qu'il a imprimée à cette partie du service public, et je serais heureux d'apprendre que le résultat financier répond à cette bonne situation que je me plais à constater.
J'appellerai également l'attention de l'honorable ministre de la justice sur un objet dont la Chambre s'est déjà occupée à la suite d'une pétition couverte d'un grand nombre de signatures, et émanée des habitants de Laeken, réclamant le prompt achèvement de l'église érigée dans cette commune. L'honorable ministre a bien voulu promettre que pour la fin de l'année cette église sera définitivement livrée au culte.
J'espère qu'il tiendra cette promesse, d'autant plus facile à réaliser que ce monument est presque entièrement achevé et qu'il n'y manque plus, pour y célébrer les offices divins, que le mobilier destiné la garnir.
J'ai visité cette église et j'ai pu constater qu'à l'intérieur il ne reste plus que quelques ouvrages de maçonnerie à exécuter dans la partie réservée au dôme, ouvrage qui peut s'achever en quelques mois.
Le pavement, la pose des tuyaux pour le gaz, le plâtrage, la crypte enfin, sont entièrement achevés. Avec un peu de bonne volonté, l'église pourrait être livrée au culte dans le courant de l'année.
Il est d'ailleurs plus que temps d'en finir ; l’ancienne église se trouvant dans un état de délabrement tel que, dans certaines parties, elle menace ruine et qu'il serait urgent d’y consacrer beaucoup d'argent si l'on ne pouvait, dans un bref délai, utiliser celle destinée à la remplacer.
J'espère que l'honorable ministre voudra bien nous donner des explications sur les deux points que je viens de lui soumettre.
M. Lambertµ. - Messieurs, j'ai été très heureux d'entendre l'honorable M. Lelièvre revenir sur un fait qui a déjà été traité dans cette Chambre, mais, malheureusement, sans qu'aucun résultat ait été obtenu. je veux parler de la difficulté ou plutôt de l'impossibilité d'obtenir l'exécution des sentences rendues contre les corps moraux.
Souvent, j'ai été à même de constater ce qu'il y avait de pénible dans l'impunité qui est assurée aux corps moraux, et qui leur permet de susciter des procès sans risques et qui amènent, à charge de leurs adversaires, des frais très considérables, toujours irrécouvrables, avec les embarras et les inquiétudes qui escortent tous procès.
J'insiste donc de nouveau en me joignant à l'honorable M. Lelièvre pour obtenir enfin du gouvernement une loi qui mette les citoyens qui ont des créances à exercer contre les communes, les fabriques d'église et divers corps moraux en mesure d'obliger ceux-ci à satisfaire aux condamnations prononcées contre eux.
Il y a, il est vrai, une certaine amélioration résultant de ce que l'on peut procéder par voie de saisie sur la part des communes dans le revenu du fonds communal, mais c'est tout, et ce n'est pas assez, car bien d'autres condamnations restent sans exécution.
Puisque j'ai la parole, messieurs, je signalerai encore à l'honorable ministre de la justice un point digne de son attention. Naguère, nous votions et le Sénat votait la loi abolitive des protêts. Cette loi à laquelle j'ai donné mon vote avec empressement, crée cependant un désavantage très considérable pour une classe de fonctionnaires. Je veux parler des huissiers.
Il faudrait, me semble-t-il, trouver une combinaison qui vînt à leur secours sans peser sur la masse des citoyens. Il en est un que j'indiquerai immédiatement au chef du département de la justice ; elle consiste à accorder à tous les huissiers le droit d'exercer vis-à-vis des justices de paix.
Aux termes des lois actuelles, le juge de paix désigne un des deux officiers ministériels pour remplir vis-à-vis de lui les fonctions d'huissier. Les autres sont exclus.
Il me paraît que lorsque la généralité des huissiers est frappée par la loi sur les protêts, il serait juste de leur donner la compensation que j'indique, qui ne créerait aucune charge et qui réparerait jusqu'à un certain point le tort considérable qu'ont éprouvé les huissiers. Comme l'honorable M. Bouvier le disait Il n'y a qu’un instant, je ne veux (page 657) pas non plus traiter la question politique soulevée par l'honorable M. Wasseige à propos du budget de la justice ; je dis politique, je devrais dire la question de confiance envers l'honorable cher du département de justice.
Ici encore, messieurs, je me range complètement à l'avis de l'honorable M. Lelièvre.
Pour la justice, il faut, avant tout, des hommes honnêtes, capables, et, quant à moi, qui siège sur les bancs de la gauche. je déclare hautement que jamais ferai passer avant l'intérêt de la justice la question de parti.
Je dois dire à la louange de l'honorable M. Bara que chaque fois qu'il s'est trouvé devant un candidat notoirement catholique, il m'a dit franchement que ce candidat, ayant des droits supérieurs à ceux que je recommandais, serait nommé.
Si je devais citer des noms. je pourrais le faire. Les faits se sont passés dans mon arrondissement judiciaire et ils sont relatifs à des magistrats, à des notaires.
Il suffirait, par conséquent. de faire un tableau pour l'arrondissement que j'ai l'honneur de représenter, pour constater que chaque fois qu'il y a eu des nominations, il y eu balance parfaite.
Il faut mettre, avant tout, la question de capacité et d'honnêteté. On ne peut demander plus, car ce serait demander plus que la justice distributive.
M. le ministre de la justice (M. Bara). - Messieurs, bien que je ne sois pas complètement prêt à répondre à l'honorable M. Wasseige, je crois cependant ne pas devoir se laisser terminer la discussion générale sans m'expliquer au sujet du discours qu'il vient de prononcer.
Mais, ayant de lui répondre, un mot à l'honorable M. Lelièvre.
L'honorable M. Lelièvre a déclaré qu'il ne se préoccupait pas de l'opinion politique en matière de nominations et qu'il ne demandait au gouvernement que de choisir des hommes capables.
A cet égard, tout en reconnaissant qu'il y avait eu de bonnes nominations, il a déclaré que les choix du gouvernement étaient, quant à certaines autres nominations, tombés sur des personnes qui n'en étaient point dignes.
Messieurs, je trouve que quand on apporte une pareille accusation contre un ministre, on devrait l'étayer de preuves ; on devrait citer les nominations faites malheureusement, par suite de faux renseignements, parce que le ministre a été induit en erreur ; on devrait signaler les concurrents qui ont été éliminés afin qu'on puisse comparer la capacité de ceux qui ont été écartés avec la capacité de ceux qui ont été nommés.
Je n'ai pas la prétention de nommer dans tous les tribunaux des Cujas et des Pothier ; je n'en ai pas à ma disposition. Je fais les nominations avec les candidats qui se présentent ; tout ce que je puis assurer à l'honorable membre, c'est qu'au point de vue de la capacité je le défie de citer, dans son propre arrondissement, un seul candidat qui ait été sacrifié à un plus incapable ; il y a plus, si je voulais faire des personnalités, je pourrais prouver à l'honorable membre que, si je l'avais écouté, J'aurais parfois nommé des magistrats incapables ou ne convenant pas.
M. Bouvierµ. - C'est grave, cela.
M. le ministre de la justice (M. Bara). - Messieurs, la droite s'est décidée enfin à engager le débat par l'organe de M. Wasseige qui, en matière de nominations judiciaires, joue le rôle de procureur général, accusateur du ministre de la justice. C'est toujours lui qui est chargé de diriger contre les nominations que j'ai eu l'honneur de contresigner. les attaques les plus vives. Je remercie la droite d'avoir enfin résolu d'entamer un débat que j'ai vainement provoqué à plusieurs reprises.
Voilà à peu près cinq ans que je suis ministre de la justice, j'ai donc eu à contresigner un grand nombre de nominations, peut-être plus que tous mes prédécesseurs. Or, chaque année, en termes assez vagues, on annonçait des interpellations, la révélation de tout un système d'intimidation à l'égard de la magistrature et des candidats, de tout un système de pression violente organisé par le gouvernement pour forcer la magistrature à entrer dans la voie de la politique. Voilà quatre ans que j'attends le débat. Et aujourd'hui on se résigne à l'aborder, mais comment ? Vous avez entendu combien sont vagues les critiques qui ont été formulées. Croyez-vous que c'est parce que je suis chargé du portefeuille de la justice que les attaques contre les nominations se produisent ? En aucune manière. Lisez l'histoire des budgets du ministère de la justice et vous verrez que tous les ministres sans exception ont été attaqués à raison de leurs nominations.
Nul n'a échappé aux critiques que l'honorable M. Wasseige a présentées ; c’est une sorte de ritournelle obligée de la discussion de tous les budgets.
En voulez-vous la preuve ? Je vais vous la fournir.
Ecoutez d’abord comment l’honorable M. Dumortier s’expliquait à l’égard de M. Lebeau :
« De tout temps la vénalité des emplois a été un vice très grave ; il est cependant un vice plus grand, c'est la collation d'emplois pour acte de servilité envers les ministres.
« Non seulement le ministère n'a point reculé devant l'odieux trafic des places, des emplois ; mais il paraît qu'à ce fait honteux on en a joint un autre moins honorable, celui de consentir à ce que de pareils trafics aient lieu afin de rendre possible l'élection de tel favori, voire même de tel ministre. »
Et il ajoutait, pour accentuer davantage son opposition :
« Corruption par la peur, par les promesses, par les récompenses : voilà votre système. Vous avez été, pour assurer votre triomphe, jusqu'à saisir le moment des élections pour accorder des places de notaire et d'avoué ! »
Voilà, messieurs, comment M. Lebeau a été traité par l'honorable M. Dumortier. Je ne pense pas cependant que sa réputation en ait souffert.
Passons à l'honorable M. Wasseige, car ce n'est pas d'aujourd'hui qu'il s'cst attribué le rôle d'accusateur des ministres de la justice. Il a un dossier complet et il n'a pas eu grand mal pour faire le discours qua vous venez d'entendre. Il n'a eu qu'à reprendre celui qu'il a fait en 1839 contre l'honorable M. Tesch.
Ecoutez, messieurs, comment s'exprimait l'honorable M. Wasseige en cette circonstance : « Je me permettrai de blâmer M. le ministre de la justice sur l'esprit qui paraît présider à certains choix qu'il a faits pour remplir des fonctions judiciaires. Il semble tenir très peu de compte des présentations des corps constitués, très peu de compte aussi des propositions qui son' faites par les chefs de la magistrature, lorsqu'il veut bien les consulter, ce qui n'arrive pas toujours.
« Je termine en disant que, dans la collation des emplois, M. le ministre la justice paraît tenir souvent compte de services autres que des services purement judiciaires. Je déclare qu'à mos yeux cette tendance est une tendance déplorable au point de vue du respect et de la considération dont la magistrature était et doit toujours rester entourée. »
L'honorable M. Wasseige ne se contenta pas de cela ; il alla encore plus loin :
« L'honorable M. Hymans a dit qu'il serait le premier à blâmer le gouvernement s'il faisait de l'opinion politique la condition de la nomination des magistrats, ce sont ses propres paroles, et l'honorable M. Hymans ajoutait qu'il rendait au gouvernement cette justice qu'il n'en avait rien fait.
« Eh bien, messieurs, moi je lui rends la justice contraire, et je ne crains pas d'en appeler au jugement de l'opinion publique sur nos deux appréciations.
« J'affirme donc qu'il est de notoriété publique que, pour le plus grand nombre des nominations faites par M. Tesch, qui, depuis sa rentrée au ministère, a eu la chance de pouvoir renouveler presque entièrement la magistrature, l'opinion politique des candidats a été la raison déterminante. »
Qu’est-ce qu’on peut dire de plus . L'honorable M. Wasseige concluait en parlant d'une nomination faite par M. Tesch :
« Eh bien, c'est là du népotisme, de la camaraderie ; d'autre part, c'est un acte odieux, inqualifiable de déplacer un procureur du roi, à qui l'on n'a rien à reprocher dans l'exercice de ses fonctions et de l'envoyer végéter loin de son pays, dans un emploi secondaire. Je dis que, dans un cas, on a agi dans un but de récompense, et que, dans l'autre cas, on a agi dans un esprit de vengeance, et que ce sont là des sentiments indignes d'un ministre belge... »
Voilà, messieurs, les attaques que l'on dirigeait contre mon honorable prédécesseur.
On comprend qu'après avoir lu ces différents extraits des Annales, je ne m'effraye guère des accusations dont je suis, à mon tour, l'objet en ce moment. Je comprends très bien l'attitude de l'honorable M. Wasseige ; il a en mains une excellente arme d'opposition. Il s'est dit : Nous allons prétendre que le gouvernement fait de la politique dans toutes les nominations ; ce sera, à défaut un grief que nous ferons valoir contre nos adversaires.
C'est une politique que je comprends et qui se pratique tous les jours. Mais voyons. Combien de faits signale-t-on ? On n'en signale aucun. Les honorables membres disent : Nous ne voulons pas citer de noms propres. Soit. Mettez des initiales et je vous répondrai en procédant de la même (page 658) manière. Vous prétendez toujours que vos candidats sont évincés parce qu'ils sont catholiques. Vous ayez parlé d'un candidat notaire qui n'a pas été nommé, Eh bien, ce candidat se dit libéral à qui veut l'entendre. Je sais bien que vous avez, pour rechercher les opinions, des moyens d'inquisition autrement organisés que les nôtres ; mais je puis dire à l'honorable membre que, dans cette circonstance, il a été induit en erreur, et qu'il ne connaît pas très bien les faits dont il a parlé.
L'honorable membre a dressé une statistique ; il range dans trois catégories tous les candidats nommés ; il les divise en catholiques, en libéraux et en douteux. Il s'occupe, en dernier lieu, des nominations qui jettent la terreur dans les arrondissements, de ces nominations néfastes, stupéfiantes, comme il les appelle. (Interruption.)
L'honorable membre est plus instruit que moi ; je connais parmi les personnes qui ont été nommées des candidats qui appartiennent à l'opinion libérale ; J'en connais d'autres qui appartiennent à l'opinion catholique. Mais ce qu'il me serait impossible de faire, c'est une statistique semblable à celle que l'honorable membre a dressée. Cette statistique prouve les préoccupations qui assiègent constamment le parti catholique. C'est avec le soin le plus minutieux qu'il recherche, pour chaque nomination, si le titulaire est libéral ou catholique, et cela en vertu du principe qu'il a toujours pratiqué : c'est que le parti catholique ne doit pas souffrir de nominations de candidats appartenant à d'autres opinions que la sienne. (Interruption.)
Ce sont là vos principes. Attendez donc un peu ; vous vous pressez pas ; vous marcherez de surprise en surprise.
Vous le voyez, on va par je ne sais quels moyens scruter les consciences ; on recherche les opinions des personnes dont le gouvernement a fait choix ; on surveille tous leurs actes ; et cela doit être, puisqu'il y a encore des douteux ; on attend leurs actes pour les classer définitivement. (Interruption.)
Mais, si l'on se permet cette Inquisition dans l'opposition, je demande au pays à quel sort les magistrats et les fonctionnaires seront exposés si les catholiques reviennent au pouvoir ? La statistique de l'honorable membre deviendra un document contre tous les fonctionnaires. Si dans l'opposition on s'occupe de rédiger la liste des suspects et des non-suspects au point de vue politique, je demande ce que ces fonctionnaires deviendraient si nos adversaires revenaient au pouvoir. (Interruption.)
Nous agissons de même dans les bureaux, me dit l'honorable M. Dumortier, en m'interrompant ; eh bien, je répondrai â l'honorable membre : Examinez les dossiers du ministère de la justice et vous verrez que nous n'y faisons rien de semblable.
Il est inutile d'ajouter, messieurs, que je n'accepte nullement la statistique dressée par l'honorable M. Wasseige. Qui a donné ces renseignements secrets ? A quels noms s'appliquent-ils ? Nous n'en savons rien, on se tait prudemment à cet égard.
D’abord cette statistique fût-elle vraie, elle ne prouverait rien encore.
D'après Wasseige, il y aurait eu un nombre assez important de nominations catholiques, 18 p. c., soit un cinquième des nominations.
Vous comprenez que l'honorable membre n'avait pas, dans l'intérêt de sa thèse, à forcer ce chiffre.. Eh bien. Il y a des choses auxquelles les honorables membres de la droite ne pensent pas : c'est qu'il y a beaucoup plus de candidats libéraux que da candidats catholiques. Et pourquoi ?
M. Coomans. - Parce que les candidats catholiques ont peur.
M. le ministre de la justice (M. Bara). - Mais non, M. Coomans, ils n'ont pas peur. Un bon catholique n'a pas peur, il est courageux et va au-devant du danger. (Interruption.)
Je dis, messieurs, qu'il y a un plus grand nombre de candidats libéraux que de candidats catholiques. Pourquoi ? Parce que la plus grande partie de la jeunesse est libérale. (Interruption.)
C'est un fait incontestable. Vous avez beau le nier, c'est ainsi. La plupart des jeunes gens qui sortent des universités sont libéraux.
Cela se comprend ; on est à l'époque de la jeunesse et l'on nous dit toujours : Quand vous deviendrez vieux, vous serez conservateurs et catholiques ; mais les jeunes gens sont presque tous libéraux.
Quels sont les jeunes gens qui appartiennent réellement à l'opinion catholique ? Ce sont des fils de familles très riches ; ils font des études de droit pour obtenir un diplôme et non pour entrer dans la magistrature. Ces jeunes gens d'ordinaire ne sollicitent pas de position officielle. D'autres se destinent l'état ecclésiastique.
C’est ce qui fait que les demandes de place, de la part des catholiques, sont beaucoup moins nombreuses que vous ne le pensez. Si je devais vous produire la liste des candidats que vous prétendez sacrifiés, vous verriez qu'elle contient fort peu de noms.
On a parlé ressort de la cour d'appel de Gand. Dites-moi combien de jeunes gens demandant des places, sont encore dans l’attente. Vous êtes-vous enquis de cela ? Vous avez pris le chiffre des nominations, mais avez-vous compté ceux qui ont été éliminés ? Non. Et cependant, si vous prétendez que c'est par esprit politique que je les ai écartés à toujours, vous ne devez avoir aucun scrupule de nous livrer des noms. Ce sont des martyrs, rien ne s'oppose à ce que vous leur donniez la palme qu'ils ont méritée et que vous les couronniez comme tels. Mais vous ne le ferez pas ; sinon, je vous prouverai que ceux qui ont été écartés l'ont été soit parce qu'ils ne convenaient pas sous le rapport de la capacité, soit parce qu'ils se trouvaient en concurrence avec des candidats qui avaient plus de droits qu'eux.
Messieurs, c'est du reste une thèse erronée que celle qui consiste à prétendre que l'influence d'un parti et l'influence du gouvernement dépendent des nominations. Je suis convaincu, pour ma part, que les nominations sont pour le pouvoir une cause d'impopularité en même temps qu'une source de grand embarras. L'observation en a déjà été faite. Quand une nomination a lieu, il y a neuf mécontents.
M. Orts. - Et un ingrat. (Interruption.)
M. le ministre de la justice (M. Bara). - Et un ingrat quelquefois, car il y a un satisfait. Et ne comptez-vous pour rien tous les projets. que l'échec d'une candidature fait évanouir, tous les intérêts particuliers froissés, tous les amours-propres blessés. N'y a-t-il pas là une foule de rancunes, qui se traduisent par des actes d'opposition et d'hostilité ? (Interruption.) Ne venez donc pas dire que ce sont les nominations qui font la force du parti libéral. Si le parti libéral n'avait que des places à donner, il y a longtemps qu'il ne serait plus au pouvoir.
La preuve, messieurs, c'est que pendant vingt ans vous avez eu toutes les nominations à votre disposition et que vous n'avez pas su vous maintenir aux affaires.
Si le gouvernement est libéral, c'est parce que le pays est libéral, parce que les électeurs sont dévoués à nos idées et à nos principes.
Voilà, messieurs, ce que j'avais à dire pour la justification de mes actes. J'attendrai les honorables membres ; je les prie de vouloir bien citer des faits. je ne recule pas devant la discussion ; au contraire, je l'appelle. Quand les honorables membres voudront m'indiquer un cas dans lequel le gouvernement a abusé du droit de nomination pour favoriser des candidats de son opinion, je suis prêt à leur répondre.
M. Thibautµ. - M. Lamaye.
M. le ministre de la justice (M. Bara). - Eh bien, l'histoire de M. Lamaye est très simple. Je regrette beaucoup que l'honorable M. Thibaut ait fait cette interruption, mais je demanderai à l'honorable membre quel était le candidat qui devait être préféré ? Le premier candidat de la cour était un juge d'instruction de Liége, libéral, et le premier candidat du conseil provincial était également libéral. La lutte était donc entre deux libéraux ; eh bien, j'ai nommé M. Lamayc ; et, si l'honorable M. Thibaut le veut, je lui démontrerai qu'il avait plus de titres que son concurrent.
Vous ne le nierez pas. M. Lamaye a pratiqué le barreau avec honneur, il a présidé le conseil provincial de Liége, c'est un homme dont la probité est reconnue par tout le monde. Ses titres l'emportaient sur ceux de son concurrent, à l'honorabilité duquel je rends hommage.
Ainsi donc, j'ai choisi entre deux libéraux et on me reproche d'avoir fait une nomination politique ! Est-ce que, par hasard, j'aurais dû prendre le deuxième candidat de la cour ?
M. Mullerµ. - Qui n'avait pas fait de demande. (Interruption.)
M. le ministre de la justice (M. Bara). - Si l'honorable M. Wasseige dit que je n'ai pas choisi le meilleur des deux candidats, je suis prêt à lui répondre ; mais, dans tous les cas, et c'est ce que j'ai à démontrer en ce moment, il ne peut s'agir, dans l’espèce d'une nomination politique, car le premier était aussi libéral que l'autre. (Interruption.)
On m'interrompt. Je dis que les seconds candidats n'avaient été présentés que pour leur créer un titre en vue d'une nomination future.
Il y avait donc lutte entre deux libéraux et je demande comment j'ai pu travailler au profit de l'opinion libérale en préférant l'un à l'autre ?
Il en serait de même, soyez-en convaincus, messieurs, de tous les faits si l'on pouvait les rencontrer avec la même précision, mais on a le malheur, dans ce débat, de n'avoir à réfuter que des critiques vagues.
Messieurs, puisque je suis attaqué, j'ai le droit d'attaquer à mon tour.
Je me trouve en présence d'adversaires qui ont l'espoir de revenir au pouvoir et qui évidemment, s'ils critiquent le gouvernement, le font en vertu de ce qu'ils peuvent promettre. Il est donc indispensable que le pays (page 659) connaisse le régime qui l'attendrait si les honorables membres venaient à triompher.
On reproche constamment au gouvernement de faire de la politique dans les nominations. C'est le parti catholique qui fait ce reproche. Voyons ce qu'il fait quand il est au pouvoir.
Le ministère catholique le plus cher à la droite que ayons eu, c'est celui dans lequel figurait l'honorable M. d'Anethan.
Eh bien, messieurs, nous allons voir comment on appréciait sa conduite. Ecoutez.
Voici d'abord ce que disait M. Delehaye, ancien procureur du roi Gand, ancien président de la Chambre... (Interruption.)
On me dit qu'il a changé. S'il a formulé un jugement étant libéral ou catholique, qu'importe ? C'est un honnête homme. Vous l'avez eu dans vos rangs. Vous ne lui dénierez pas l'honnêteté.
Il s'exprimait ainsi :
« Depuis que le ministre (M. d'Anethan) est aux affaires, presque toutes les nominations de notaires dans la Flandre orientale ont été faites dans des vues électorales. »
Plus tard, dans la session parlementaire de 1845-1846, M. Delehaye, continuant sa campagne, disait :
« Je le répète, messieurs, presque toutes les nominations faites par le département de la justice sont dictées par des considérations autres que le mérite même des candidats nommés. Les nominations qui ne sont pas entachées de ce vice, et qui sont à ma connaissance, ont été en quelque sorte arrachées à M. le ministre de la justice.
« Je n'en dirai pas davantage, messieurs, sur ce point, mais j'ai la conviction intime que, dans presque tous ses actes, M. le ministre de la justice n'est guidé que par un seul ordre de considération, par des considérations politiques. »
Voilà le premier juge.
Voyons un autre juge, d'une non moins haute impartialité. C'est l’honorable M. Osy, un des hommes qui ont rendu le plus de services à la droite, services que l'on a rappelés solennellement, lors de son décès.
Ecoutez ce qu'il disait :
« Je dirai, sans phrases, la source de cette nomination fabuleuse ; car l’indiquer, c'est faire juger M. le ministre par toute la Belgique.
« C'est lui attribuer le blâme qu'il mérite et qui engagera ses successeurs à respecter régulièrement les dispositions qui régissent la matière.
« Je dis ses successeurs, car pour M. le baron d'Anethan, par tous les actes d'injustice commis, je n'espère plus rien de lui ; il est tellement enlacé dans les filets de la suggestion et du favoritisme, qu'il ne s’en tirera plus ; et, pour ma part, je suis persuadé que sa retraite sera accueillie avec joie par tout le pays. »
Voilà le jugement de M. Osy.
Et croyez-vous que M. d'Anethan repoussait ces accusations ? Du tout, il les acceptait, il considérait qu'en agissant comme il l’avait fait, il avait obéi à son devoir.
Voici ce qu'il disait à cet égard :
« Lorsqu'on s'est présenté aux élections sous un drapeau hostile, avec l'intention de combattre notre système, nous aurions essentiellement manqué à notre devoir si nous avions permis aux fonctionnaires d'appuyer des candidats que nous devions considérer comme contraires à notre politique.
« Voilà la ligne de conduite qu'a suivie le ministère dans les élections : cette ligne de conduite, je suis prêt à la défendre, et nous sommes décidés à ne pas l'abandonner.
« Quant aux nominations des fonctionnaires, je pourrais facilement les justifier, comme je l’ai fait dans une autre enceinte ; j'en dirai autant des destitutions que le ministre a dû prononcer. »
M. Hacobsµ. - C’est l’affaire Vander Broeck.
M. le ministre de la justice (M. Bara). - Je fais maintenant de la théorie ; je viendrai aux faits tout à l'heure.
« Je pense qu'un gouvernement qui se respecte, qui veut avoir la force morale indispensable à son action, ne doit pas tolérer que des fonctionnaires qui ont reçu de lui leur mandat, travaillent à le miner et à le renverser, et aillent le soir dans les réunions publiques déverser le blâme sur des actes auxquels ils se sont associés le matin.
« Eh bien, ces destitutions n’ont porté que sur fonctionnaires qui, d’une manière patente, ouverte, étaient affiliés à des sociétés des qui s'étaient constituées dans le but avoué de renversé le système suivi par le gouvernement, adopté par la majorité de la Chambre, le système que nous croyons le meilleur dans l’intérêt du pays.
« Je ne crains pas de le dire : un ministère qui tolérerait de semblables abus, qui n'aurait pas la force de les réprimer, n'aurait pas la force nécessaire pour gérer les intérêts du pays.
« Messieurs, on n'est pas ministre pour le plaisir de l'être ; on est au ministère pour faire prévaloir un système que l'on croit bon, que l’on croit utile au pays, et, dès lors, un ministère manquerait à devoir s'il n'employait pas tous les moyens légitimes qu'il a à sa disposition pour faire triompher ce système, et s'il tolérait contre ce système l'hostilité des fonctionnaires publics.
« Je pense donc que les mesures employées par le gouvernement, que les avis qu'il a donnés d'abord et les destitutions qui ont frappé ceux qui n'ont pas suivi ces avis, sont parfaitement justifiés. »
Et à propos de quoi cela se disait-il ? A propos de la destitution de MM. Delehaye et Trémouroux qui étaient procureurs du roi, l’un à Gand, l’autre à Nivelles. MM. Delehaye et Trémouroux ayant annoncé l'intention de se mettre sur les rangs sous la bannière libérale, on les a destitués sans autre forme de procès. Eh bien, je vous le demande : oserions-nous destituer un magistrat parce qu'il annoncerait son intention de se mettre sur les rangs patronné par un parti quelconque ?
Eh bien, M. d'Anethan revendiquait, comme une nécessité pour le ministre, le droit d'user de ce moyen pour faire triompher sa politique...
M. Dumortier. - C'est un droit très maladroit.
M. le ministre de la justice (M. Bara). - J'en conviens, M. Dumortier, mais vous en avez profité pendant vingt ans. (Interruption.)
Si ce système était blâmable, il ne fallait pas le soutenir, il ne fallait pas appuyer par vos votes M. d'Anethan ; il ne fallait pas applaudir à un pareil système, et quand, en 1864, M. Dechamps faisait son programme où il disait qu'il destituerait tous fonctionnaires qui gêneraient sa politique, il fallait protester. (Interruption.)
Voilà donc la théorie en matière de destitution ; voyons maintenant quelques faits relatifs aux nominations.
Je vous ai dit, messieurs, que M. Delehaye avait été destitué.
Savez-vous, messieurs, l'acte incroyable qui a suivi cette destitution ? M. Delehaye était procureur du roi à Gand ; il annonce qu'il se met sur les rangs comme libéral, on le destitue.
Il avait pour concurrent électoral un avocat, M. de Saegher. M. de Saegher échoue, M. Delehayc est nommé ; et que fait M. d'Anethan ? Il nomme M. de Saeghcr procureur du roi à Gand. Ainsi, messieurs, à l'arrondissement qui avait repoussé M. de Saegher, on impose ce même M. Saegher comme procureur du roi, après avoir destitué de ses fonctions M. Delehaye qui l'avait emporté sur lui. Et pourquoi le nommait-on cet emploi, messieurs ? Pour préparer sa candidature future et le renversement de M. Delehaye.
Et en effet, quatre ans après, M. De Saegher se met sur les rangs, quoi que procureur du roi, il est élu membre de la Chambre des représentants el on ne le destitue pas.
Eh bien, messieurs, je vous demande si, quand on a de pareils faits dans son passé, on est admis à critiquer ses adversaires et à leur dire : Vous faites des nominations politiques ! (Interruption.)
Il y avait à Tournai une personne qui éditait un journal intitulé l'Echo tournaisien. Cette personne avait abandonné depuis longtemps le notariat et était la tête d'un journal libéral. Une élection se prépare ; le comte Le Hon était sur les rangs comme libéral ; il fallait, à tout prix, empêcher sa nomination.
Un jour, les rédacteurs du journal apportent leur copie au bureau, l'éditeur arrive et leur fait connaître que le journal a changé de couleur. Quelques jours après, cet éditeur était nommé notaire dans un arrondissement du Hainaut.
- Voix à gauche. - C'est trop fort !
M. le ministre de la justice (M. Bara). - C'est ainsi. On a parlé, messieurs, de la nomination d'un vétérinaire à une place de juge suppléant. Un médecin vétérinaire peut être nommé juge suppléant : les vétérinaires sont des hommes capables et instruits. Je n'ai pas le dossier de cette affaire sous la main en ce moment et j'aurai à m'expliquer ultérieurement sur ce fait.
Mais, messieurs, voici un fait beaucoup plus grave.
Il y avait à Herzele un saunier qui était juge suppléant.
M. Van Wambekeµ. - Il a été juge suppléant à Ninove.
M. le ministre de la justice (M. Bara). - Pen importe la localité.
MfFOµ. - Il paraît que M Van Wambeke connaît le mauvais cas.
(page 660) M. le ministre de la justice (M. Bara). - Je dois, messieurs, parler un peu de mémoire ; mais c’est toujours dans le canton d’Herzele que la personne dont je parle a été nommée.
Ce saunier, messieurs, jouissait d'une grande influence politique ; une place de juge de paix devient vacante ; des docteurs en droit se présentent ; et savez-vous qui a été nommé ? Le saunier. Voici comment s'expliquait à cet égard M. Delehaye :
« Le juge de paix actuel d'Herzele, comme homme privé, est un homme digne de l’estime et de la sympathie générales ; mais comme magistrat, comme homme appelé à rendre la justice, il est entièrement incapable.
« Le juge de paix d'Herzele n'a pas la moindre idée du droit civil. Et remarquez que si je tiens ce langage, c'est que j'ai appris le fait d'un homme qui a pu apprécier le mérite du juge de paix d'Herzele, lorsqu'il remplissait les fonctions de juge suppléant.
« Comme juge suppléant, il a fallu constamment que le juge de paix actuel s'abstînt. Eh ! messieurs, y a-t-il rien d'étonnant ? C'est un homme très estimable sous tous les rapports ; c'était un négociant très recommandable ; mais il n'a jamais fait la moindre étude du droit, il ne possède aucune connaissance en droit.
« Qu’est-ce qui lui a valu sa nomination ?
« Ne nous le dissimulons pas . c'est son dévouement électoral, son dévouement au ministère. Voilà donc un saunier...
M. Reynaertµ. - Vous avez nommé un fabricant de chicorée.
M. le ministre de la justice (M. Bara). - A quelle place ?
M. Reynaertµ. - A une place de juge de paix suppléant.
M. le ministre de la justice (M. Bara). - Ah ! c'est tout autre chose. Il n'est pas arrivé à la justice de paix ; il n'y a aucun rapport entre les deux positions ; dans les campagnes, les juges suppléants ne deviennent pas juges de paix. S’il fallait choisir les suppléants parmi les docteurs en droit, la plupart des justices de paix de campagne seraient sans suppléants ; nous sommes forcés de les prendre parmi les notaires, les candidats notaires, les médecins, les négociants, les fermiers et même les agents d'affaires. Il ne s'agit donc que d'un simple suppléant.
Je n'attaque pas la nomination du saunier comme juge suppléant, on avait pu avoir raison de le nommer à cette fonction ; mais ce que j'attaque, c'est sa nomination comme juge de paix, alors qu'il ne possédait aucune notion du droit, alors qu'il était en concurrence avec d'autres candidats plus méritants que lui, alors qu'on ne le nommait qu'à raison de son influence électorale. Voilà le fait inqualifiable dû exclusivement à des motifs politiques et électoraux. (Interruption.)
Puisqu'on a parlé d'un fabricant de chicorée, je prendrai la liberté de parler, à mon tour, de la nomination d'un autre fabricant de chicorée. (Interruption.)
Il y avait à Lessines un négociant en chicorée qui avait rendu de grands services à l'opinion catholique. Il était ce qu'on appelle un courtier électoral.
La place de greffier de la justice de paix de Lessines devint vacante. Il y avait un commis greffier très honorable qui sollicitait la place, il avait l'appui de son juge de paix et d'autres personnes honorables. Que fait-on ? Après bien des hésitations, car on reculait devant une pareille nomination, on nomme le courtier électoral ; et savez-vous quels étaient ses titres ? Il avait subi une première condamnation pour rixe au cabaret ; une seconde à trois mois de prison, pour rixe, coups et blessures à des agents de la force publique ; de plus, il venait d'être condamné à des dommages-intérêts pour fait de concurrence déloyale. Profitant de la similitude de son nom avec celui d'un grand fabricant de Liége, il avait mis, sur l'étiquette de ses paquets de chicorée, le nom de ce fabricant.
C'est cet homme dont les antécédents étaient parfaitement connus, c'est cet homme qu'on a nommé greffier à Lessines, pour le récompenser de ses services électoraux.
Ces faits ont été discutés pendant huit jours à la Chambre, mais le pays les a oubliés ; et lorsque vous venez prétendre que nous avons introduit le système des nominations politiques, vous devriez, pour être justes, rappeler en même temps ce que vous avez fait, dire quels sont vos antécédents ; le pays pourrait ainsi juger en connaissance de cause entre vous et nous. (Interruption.)
Citez, si vous le pouvez, à notre charge, des faits tels que ceux de ce saunier, de M. Delehaye, de M. Trémouroux ; citez contre nous des faits tels la nomination de M. De Saegher, ou celle de ce courtier local de Lessines dont je viens de parler. Toutes vos accusations se bornent à ceci : Vous avez nommé M. un tel parce qu'il était libéral ; vous n'avez pas nommé M. un tel parce qu’il était catholiques. Mais vous, vous avez nommé des gens condamnés, vous avez nommé des gens incapables, et vous les avez nommés pour des services électoraux. (Interruption.)
Mais, messieurs, est-ce tout ?
Une place de juge de paix est vacante à Seraing. Un homme d’un caractère violet, brouillon, la sollicite. Il est vivement appuyé par des personnages très importants, très influents du parti catholique. Cette nomination était impossible, elle était repoussée par tout le canton. Tout le monde déclarait que c'était la guerre et le désordre dans la commune si cet homme arrivait. Le ministre l'ignorait-il ? Non ; car voici la dépêche qui lui était adressée avant la nomination. Ecoutez, messieurs :
« J'ai l'honneur de vous communiquer ci-après les renseignements que par votre lettre du ... vous me demandez sur le sieur P., docteur en droit, ces renseignements me parviennent de deux sources respectables.
« 1° Le candidat est, dans mon opinion, d'une moralité si équivoque, d'un caractère si malheureux, qu'en admettant volontiers qu'il ait les connaissances nécessaires, il est à repousser sous tous les autres rapports.
« 2° J'ai l'honneur de vous dire, en acquit de mes devoirs et de ma conscience, que le candidat ne possède sous aucun rapport les qualités nécessaires à l'emploi qu'il sollicite, tandis qu'il réunit tous les défauts propres à l'en faire éloigner et que sa nomination à un emploi quelconque serait une véritable calamité pour la contrée où il exercerait ses fonctions. Il n'entre aucun motif de haine dans ce que je dis, et mes expressions sont celles de la plus exacte vérité. »
Devant un pareil rapport pouvait-on nommer ? Et qui signait ce rapport ? M. Adolphe Dechamps, alors gouverneur de la province de Luxembourg ! (Interruption.)
Eh bien, malgré ce rapport, le candidat catholique fat nommé. Un an après, le désordre était dans toute la contrée. Le juge de paix fut traduit devant la cour d'appel ; il y fut admonesté dans les termes les plus sévères.
Cette nomination avait été faite pour satisfaire des appétits politiques.
Voici un autre fait, messieurs. Une place de substitut de procureur du roi était vacante à Gand. On propose pour ces fonctions un substitut de Bruges, qui est aujourd'hui un des magistrats les plus estimés de la cour de cassation. Cette nomination était signée du ministre ; arrive le rapport suivant de M. Desmaisières, gouverneur de la Flandre orientale :
« Monsieur le Ministre,
« Ainsi que vous avez eu la bonté de m'y autoriser, je crois devoir accompagner mon rapport, sur les candidats à la place de greffier du tribunal de Gand, de la présente lettre très confidentielle qui contient mon avis tout fait politique, tant sur cette nomination que sur celle de substitut du procureur du roi près le même tribunal.
« J'ai la conviction tout à fait profonde, et bien établie et arrêtée, que, pour concilier les vues politiques du gouvernement avec les titres réels des fonctionnaires, et afin d'éviter tout embarras pour la succession aux candidats nommés, il faudrait :
« 1° Nommer à la place substitut du procureur du roi, à Gand, le sieur C..., juge de paix à Loochristy :
« 2°Remplacer en même temps le sieur C..., en sa qualité de juge de paix à Loochristy, par le sieur V... actuellement juge de paix à Rysselede.
« Ce fonctionnaire très capable et très zélé serait charmé de se rapprocher ainsi de sa famille de Gand. J'ose répondre tout à fait de son dévouement politique et assurer qu'il serait extrêmement utile au gouvernement non seulement pour maintenir dans la bonne voie l'excellent canton de Loochristy, mais encore dans la ville de Gand elle-même.
« Le gouverneur, Desmaisières. »
On annule la nomination, on déchire l'arrêté royal et on nomme M. C... sur ce rapport. Et vous ne faites pas de politique ! (Interruption.)
Deux ans après, ce pauvre juge de paix, qui était l'homme le plus ridicule du monde, dut se retirer. Mais on se préoccupait fort peu de cela ; il fallait tout prix faire de la politique.
Et vous croyez, messieurs, que ces nominations étaient des faits isolés, étaient des faits qu'on cachait ? Mais pas le moins du monde.
Que diriez-vous si je venais vous dire : Je suis libéral, je crois que les opinions que je professe sont les seules conformes à l’intérêt du pays ; eh bien, je déclare que je ne proposerai jamais pour la magistrature un candidat qui sera hostile à mon parti.
(page 661) Eh bien. ce langage, un ministre de votre opinion l’a tenu et s'y est conformé pendant tout le temps qu'il a été au pouvoir. Voici ce qu'a dit M. le baron d'Anethan :
« Ce que le gouvernement doit faire, c'est de rechercher des personnes capables et honorables pour remplir des fonctions publiques.
« Mais ce qu'un gouvernement ne doit pas faire, ce que, pour ma part, je ne ferai jamais, c'est appeler aux fonctions publiques des personnes qui ont posé des actes ouvertement et ostensiblement hostiles au gouvernement.
« Quant à ces personnes, tant que je serai à ce banc, je ne proposerai jamais leur nomination.
« Aucun ministère passé n'a agi autrement, et je ne crains pas de le dire, aucun ministère futur n'agira d'après d'autres principes.
« Adopter une autre conduite, ce serait enlever au gouvernement toute force, ce serait lui enlever toute considération. »
Aussi pendant les vingt années que le parti catholique a tenu les rênes de l'Etat, pas un seul libéral n'a été nommé. (Interruption.)
M. Thonissenµ. - M. Devaux a dit le contraire et il a écrit le contraire dans la Revue nationale.
M. le ministre de la justice (M. Bara). - M. Devaux n'a pas dit ce que vous lui faites dire. Evidemment, la force des choses, la nécessité, l'absence de candidats, la crainte du scandale, ont amené parfois la nomination d'un libéral, mais chaque fois que vous le pouviez, vous avez pratiqué le système proclamé par M. d'Anethan.
Je n'ai pas besoin, moi, de dresser une statistique ; ma statistique est toute faite et M. d'Anethan l'a signée en disant à cette tribune : « Jamais je ne nommerai des hommes qui ont posé des actes hostiles au cabinet. »
Quelques mois plus tard, M. d'Anethan dit encore :
« Je le répète, messieurs, dans les candidats aux places vacantes, je recherche avant tout la moralité, la capacité et le dévouement à leur devoir ; mais jamais je ne consentirai, tant que j'aurai l'honneur d'être assis au banc ministériel, jamais je ne consentirai à proposer pour des fonctions publiques des personnes qui auraient posé des actes hostiles au cabinet, qui s'en seraient constituées les adversaires.
« De semblables fonctionnaires ne présenteraient pas dans l'intérêt de l'administration les garanties désirables.
« Je pense que tous les ministres passés ont agi ainsi, et que tous les ministres futurs agiront de la même manière. »
Voilà donc, messieurs, quelle a été la doctrine du parti catholique au pouvoir. Voilà les nominations qui se faisaient.
Voilà les principes qui se pratiquaient.
Je vous demande si, après de pareils actes, on est bien venu à attaquer l'opinion libérale !
Vous parlez constamment de nos nominations et des hommes politiques que nous introduisons dans la magistrature.
Voyez les magistrats que vous avez nommés.
A Tournai, un ancien ministre, un homme qui a travaillé à fonder la nationalité belge, l'honorable M. Rogier se met sur les rangs. Il vient demander un mandat au patriotisme des électeurs de Tournai.
Que font les magistrats nommés par le ministère catholique ?
Sur sept membres du tribunat, cinq descendent de leur siège et sa jettent dans l'arène électorale pour combattre la candidature de notre honorable collègue !
Quand nous avons su de pareils faits, quand nous avons vu attaquer par les membres du tribunal de Tournai un homme aussi modéré que l'honorable M. Rogier, nous n'avons pu croire à la prétendue impartialité de vos nominations. (Interruption.)
Je crois en avoir assez dit aujourd’hui, messieurs. relativement aux nominations. Je compléterai, s'il y a lieu, mes observations.
Des observations critiques ont été faites sur d'autres points de mon administration.
Je les rencontrerai demain, après m'être muni des renseignements nécessaires.
M. Lelièvreµ. - Avec toute la modération, mais aussi avec la franchise possibles, j'ai déclaré dans mon premier discours que plusieurs nominations de M. le ministre de la justice n'avaient pas été heureuses. Je maintiens mon assertion, mais M. le ministre a trouvé bon de faire une personnalité à mon endroit et a dit que, s'il m'avait écoulé, il aurait porté son choix sur des individus qui ne convenaient pas. Eh bien, je porte le défi à M. Bara de désigner un seul individu qui, ayant été l'objet d'une recommandation de ma part, ne. répondît pas aux conditions d'honorabilité et de capacité. Je mets formellement M. le ministre en demeure de faire cette désignation.
M. le ministre sait que je ne le fatigue pas de mes importunités, et chaque fois que j'ai patronné des candidats, ils satisfaisaient à toutes les conditions qu'un gouvernement honnête pouvait désirer. Je dois donc dénier de la manière la plus formelle les assertions contraires de M. le ministre de la justice.
M. le ministre de la justice (M. Bara). - Messieurs, je n'ai pas commencé le débat. C'est l'honorable membre qui m'a attaqué. Il devait s'attendre à une réponse.
L'honorable membre a dit que j'avais fait de mauvais choix sur de faux renseignements.
Je lui ai répondu : Ayez le courage de désigner ces mauvais choix, et j'ai ajouté que j'aurais quelquefois fait de mauvais choix si je m'en étais rapporté à ses recommandations.
Il me dit maintenant : Nommez les personnes que je vous ai recommandées.
Je lui réponds : Quand vous aurez indiqué mes mauvais choix, je nommerai les personnes incapables ou ne convenant pas que vous m'avez recommandées.
M. Lelièvreµ. - Quand M. le ministre aura nommé les candidats que j'ai pu lui recommander et qui étaient en défaut au point de vue des capacités ou de l'honorabilité, non seulement je lui répondrai, mais j'examinerai en détail les nominations que j'ai critiquées d'une manière générale. Je me fais fort de lui prouver qu'il a quelquefois fait des choix qui ont excité les sentiments les plus pénibles.
- La séance est levée à 4 heures trois quarts.