(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1868-1869)
(Présidence de M. Dolezµ.)
(page 591) M. Dethuinµ fait l'appel nominal à 2 heures et un quart. Il lit le procès-verbal de la séance d'hier.
- La rédaction en est approuvée.
M. Reynaert, secrétaireµ, présente l'analyse suivante des pièces adressées à la Chambre.
« Le sieur Recker, chapelain provisoire de Deilfelt, faisant connaître que les administrations communales doivent renseigner le gouvernement sur la question de savoir si réellement les chapelains provisoires font le service pour lequel ils sont rétribués, prie la Chambre de décider ce qu'il faut entendre par ce service. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Des habitants de Cheratte demandent la suppression du cens comme base du droit de vote dans les élections, et par suite la révision de l'article 47 de la Constitution. »
- Même renvoi.
« Des habitants de Gand demandent la réorganisation des corps de musique militaires et une amélioration de position pour le personnel de ces corps. »
- Même renvoi.
« Le sieur Reynaert demande une pension pour son fils Ivon, congédié à la suite d'une infirmité contractée au service. »
- Même renvoi.
« Des membres de la société de gymnastique de Pepinster demandent que l'enseignement de la gymnastique soit compris dans l'instruction primaire à tous les degrés, et qu'une loi interprétative déclare obligatoires les matières énumérées dans les art. 6 et 34 de la loi du 23 septembre 1842 et dans les articles 22, 23 et 26 de la loi du 1er juin 1850.
« Même demande, des membres des sociétés de gymnastique de Dison, Anvers, Verviers, Bruxelles. »
- Même renvoi.
« Des habitants de Watermael demandent que le hameau de Watermael-Boitsfort soit doté d'une école communale. »
- Même renvoi.
« Par message du 10 mars, le Sénat informe la Chambre que, dans sa séance du même jour, il a adopté le budget du ministère de la justice pour l'exercice 1869. »
- Pris pour notification.
M. Tack. - J'ai eu l'honneur, conjointement avec l'honorable M. Dumortier, de représenter la minorité dans la section centrale ; à ce titre, je crois pouvoir exposer à la Chambre les réflexions que l'étude du projet de loi m'a suggérées.
Mes vues, je tiens à le constater, concordent presque à tous égards avec celles de l'honorable M. Wouters ; aussi retomberai-je inévitablement dans quelques redites. Je tâcherai autant que possible de les éviter, il n'y aura cependant pas grand mal à ce que je représente, sous une autre forme, quelques-uns des arguments qu'il a produits ; car l'honorable membre a eu la mauvaise chance de devoir parler devant une Chambre peu nombreuse, vous savez pour quel motif.
Comme l'a fait très bien observer l'honorable M. Wouters dans le discours si lumineux et si remarquable qu'il a prononcé avant hier, dans celtt enceinte, il n'y a pas, au point de vue de notre droit public, de matière plus importante que celle qui concerne le droit électoral.
El en effet, l'exercice du droit électoral est le moyen nécessaire pour mettre en pratique le régime représentatif ; il tient tellement à l'essence du régime représentatif, que, sans le droit électoral, on ne peut pas même le concevoir.
Il est donc permis d'affirmer que le droit électoral est le fondement de tout notre édifice politique, la pierre angulaire sur laquelle reposent nos libres institutions.
Exercer le droit électoral, nommer les membres des deux Chambres, les conseillers provinciaux ou communaux, c'est prendre part à la souveraineté nationale, c'est la déléguer, c'est créer les pouvoirs appelés à faire les lois, les règlements, les ordonnances, qui obligent tous les citoyens, c'est conférer le droit d'administrer et même de juger.
L'honorable M. Wouters en a conclu, non sans raison, que tout ce qui touche de près ou de loin au droit électoral doit éveiller la sollicitude de la Chambre ; car le moindre changement apporté à nos lois électorales peut entraîner à de graves conséquences ; on agira donc sagement, si l'on veut apporter des réformes en cette matière, de ne le faire qu'avec prudence, avec circonspection, graduellement, surtout quand il est question de modifier des dispositions qui fonctionnent depuis de longues années et dont l'application est entrée profondément dans les mœurs et les habitudes politiques de la nation.
A la vérité, le projet de loi ne porte guère de changement à la capacité électorale, mais il bouleverse complètement les règles de la compétence et de la procédure suivies jusqu'à ce jour.
A cet égard, il innove radicalement.
Sons l'empire des lois en vigueur, la connaissance des contestations sur le droit électoral appartient, en général, aux pouvoirs électifs.
En première instance, la compétence est partagée entre les collèges échevinaux et les conseils communaux. Ce sont les députations permanentes qui décident en degré d'appel.
Non seulement le projet de loi enlève le degré d'appel aux députations permanentes pour laisser le dernier mot aux corps judiciaires, mais il supprime complètement la compétence des conseils communaux.
Double innovation, dont la conséquence est d'affaiblir l'action des pouvoirs issus du suffrage de la nation et de renforcer celle du gouvernement.
Sous ce rapport, on peut dire que le projet de loi est un acte de défiance à l'égard du corps électoral et de ses mandataires.
D'autre part, il élargit le cercle de l'intervention du gouvernement dans la formation des listes électorales ; et en effet, le commissaire d'arrondissement est appelé à se mêler plus fréquemment aux contestations et aux réclamations ; le procureur général, de son côté, donne son avis sur les différends soumis au jugement des cours d'appel.
Ce. n'est pas tout ; à une procédure simple, peu frayeuse, il substitue des formalités longues, compliquées et qui seront, quoi qu'on en dise, souvent dispendieuses.
Il entoure ainsi de difficultés et d'entraves l'exercice du droit électoral, et par une conséquence toute naturelle, il met obstacle au contrôle du public.
Le législateur de 1831, qui était le législateur constituant, a voulu organiser l'exercice du droit électoral de manière à le placer sous la sauvegarde de la nation elle-même, c'est pourquoi il a confié le contrôle des listes électorales aux délégués de la nation, à ses mandataires, à ceux en qui elle a mis sa confiance.
Voilà le principe qui a inspiré la législature de 1831. La législature que l'on s'efforce de faire prévaloir aujourd'hui en est l'antithèse. A la nation se contrôlant elle-même, on substitue la mise en tutelle du corps électoral. Désormais partout on rencontrera le gouvernement s'immisçant d'une manière directe ou indirecte dans la nomination de ses propres juges.
Je ne veux pas, pour ma part, charger les cours d'appel du soin de contrôler les décisions de nos corps politiques, c'est leur faire un triste cadeau, comme on l'a dit, un cadeau dont elles ne peuvent vouloir.
Je ne veux pas leur imposer des attributions compromettantes, parce que je tiens à conserver à la magistrature tout le prestige dont elle a besoin d'être revêtue, si l'on veut que ses arrêts continuent de passer pour vérité et soient entourés de ce respect qui est un des premiers besoins de la société.
(page 592) On vante l'impartialité du pouvoir judiciaire ; on exalte la science, l'esprit de suite et l'expérience de nos cours d'appel.
Qui donc les met en doute ? C'est parce que nous voulons que chacun soit forcé de rendre hommage a l'intégrité de la magistrature que nous combattons le projet de loi. C'est dans l'intérêt de la dignité du pouvoir judiciaire que nous refusons de nous associer aux propositions du gouvernement.
Il ne suffit pas, c'est la une remarque capitale, que, l'autorité chargée de la haute mission sociale de rendre justice soit impartiale, il faut encore que les justiciables croient à cette impartialité, soient convaincus que. la sentence du magistrat est équitable, fondée en droit et en fait.
Telle est la rigoureuse exigence de l'administration de toute bonne justice.
Or, vous le savez, la passion politique est ombrageuse de sa nature, elle est défiante, soupçonneuse.
Pouvez-vous vous imaginer que le citoyen qui succombera en appel, après avoir vu reconnaître ses droits et par le collège échevinal et par la députation permanente, par des autorités si aptes, si bien placées pour statuer en fait, acceptera, sans arrière-pensée, le verdict de la cour d'appel ?
Pensez-vous que, lorsqu'il aura la conviction intime, la preuve, la certitude que la cour d'appel lui a fait grief, il mettra toujours sur le compte d'une erreur, d'une fausse appréciation, la décision qui méconnaît ses droits ? Pensez-vous, lorsqu'il verra siéger dans le sein de cette cour un ou plusieurs de ses adversaires politiques, lorsque ce sera cet adversaire qui aura fait rapport sur la contestation déférée au jugement de la cour d'appel, pensez-vous que le soupçon n'entrera point dans son esprit ? Sa première idée, son impression profonde et ineffaçable ne sera-t-elle pas qu'une influence, dictée par un esprit de partialité, a déterminé l'opinion du juge ?
Et que gagnera la magistrature, à ce soupçon, le plus souvent injuste, je le reconnais, mais qui ne manquera pas de se produire ? Il ne faudra donc pas que la magistrature se déshonore pour qu'on la soupçonne.
Après tout, nous avons en Belgique des magistrats qui se mêlent ostensiblement a nos luttes politiques. C'est leur strict droit ; c'est fâcheux qu'ils l'exercent, mais cela est.
Bien plus, si le mandat parlementaire et les fonctions de conseiller provincial sont incompatibles, dans notre pays, avec les fonctions de juge, il n'en est pas de même du mandat que remplissent les conseillers communaux.
Et de fait, nous voyons siéger dans nos conseils communaux des juges de paix, des juges de première
instance, plus rarement des conseillers de la cour d'appel.
Si, faisant le procès aux membres des députations, vous êtes en droit de vous prévaloir de leur intérêt personnel pour suspecter leur impartialité, pourrez-vous blâmer le citoyen qui, se plaçant au même point de vue, mettra en doute la justice, l'impartialité des membres du corps judiciaire appelés à décider en degré d'appel, lorsque ces membres auront un intérêt direct à la formation des listes électorales ?
Les décisions de ce juge de paix, de ce juge de première instance, devenus conseillers de la cour d'appel, et qui jadis étaient placés à la tête d'une association électorale, qui s'occupaient activement, au sein du comité dont ils faisaient partie, de la formation des listes électorales, inspireront-elles une bien grande confiance à leurs adversaires politiques ?
Encore une fois, n'est-il pas incontestable que les décisions rendues par le juge en degré d'appel, si équitables qu'elles soient, seront l'objet d'amères récriminations, de violents reproches ; qu'il arrivera souvent qu'elles seront discutées dans la presse, blâmées, à tort ou à raison, par l'opinion publique ?
N'est-il pas à craindre qu'au milieu de tout cela, la dignité, l'autorité des cours d'appel, le respect qui doit les entourer, recevront de graves atteintes ?
Or, on ne peut trop le répéter, ce respect, cette dignité, cette autorité dont il convient que la magistrature soit entourée sont une véritable nécessité sociale.
La société dans laquelle on se prend à douter de la sincérité, de l'équité des arrêts de la justice est une société qui est malade, une société qui est exposée à sombrer.
On me répondra : Ce que vous dites des sentences que seront appelées à rendre les cours judiciaires, s'applique a fortiori aux députations permanentes, qui sont directement intéressées à la composition des listes électorales ? Ne sont-elles pas en cause elles-mêmes ? En statuant sur les contestations qui ont pour objet les listes électorales, ne jugent-elles pas toujours de leurs propres intérêts ? Et comme dit l'honorable M. d'Elhoungne dans son rapport ;
« Si elles offrent des garanties contre les influences et les passions locales, si puissantes dans les communes, elles n'en présentent pas contre les influences et les passions politiques. Elles ne peuvent d'ailleurs se soustraire à la loi de leur nature. Corps électifs et politiques, les députations permanentes, avec les intentions les plus droites et les plus pures, doivent subir la pression de leur parti, de ses préférences, de ses idées, de ses aspirations. »
Loin de moi de vouloir soupçonner la droiture et les loyales intentions de nos corps judiciaires, mais nierez-vous que nos magistrats aient aussi leurs préférences politiques ? Ne peuvent-ils pas aussi subir certaine pression de la part de leurs amis politiques ? Est-il bon de les exposer aux sollicitations des partis ?
J'en conviens, les députations permanentes ont un intérêt plus direct à la composition des listes électorales, elles sont davantage en contact avec la fraction militante du corps électoral. Ce sont, comme le disait dais la séance d'hier l'honorable M. d'Elhoungne, des hommes ultra-politiques ; mais il est d'autres points de vue qui commandent de donner la préférence aux députations permanentes quand il s'agit déjuger sur les contestations électorales.
C'est d'abord le danger qu'il y a de voir les soupçons qui planeront immanquablement sur les décisions de la magistrature en matière de listes électorales, déteindre aussi sur les causes civiles. Sous ce rapport, les soupçons qu'on peut élever à l'encontre des députations permanentes sont relativement un mal beaucoup moins grave.
Ne sera-ce pas une chose d'une gravité extrême que de voir un homme, à qui par erreur, par une fausse appréciation sur les bases du cens, le juge aura refusé le droit de participer aux élections, comparaître le lendemain devant le même magistrat, appelé cette fois-ci à décider sur ses intérêts matériels, à se prononcer sur un différend où la fortune du particulier, son honneur, celui de sa famille seront mis en jeu ?
Ce côté de la question mérite, à coup sûr, toute l'attention de la Chambre.
Il n'y a point grand inconvénient à ce que les décisions des députations permanentes soient examinées, critiquées par les organes de la publicité. Il en est ainsi de tous les actes posés par des corps politiques.
C'est là que gît, en définitive, la seule garantie sérieuse, contre les abus auxquels peuvent donner lieu ces actes.
Tous les jours, on discute les mesures prises par des autorités communales ou provinciales, par les Chambres, par le gouvernement ; on accuse les pouvoirs de mettre de la partialité dans leur conduite ; tout cela n'ébranle point l'ordre social.
Mais e-il prudent de livrer aux violences d'une polémique irritante, passionnée, souvent injuste, les arrêts de la magistrature ?
Et remarquez que cette polémique aura de l'écho ; qu'elle fera des dupes, précisément parce qu'elle s'adressera à la passion politique, parce que l'intérêt de celui qu'on prétendra avoir été lésé se confondra avec l'intérêt de tout un parti.
Qu'aujourd'hui un particulier, débouté de ses prétentions par l'un de nos corps judiciaires, s'efforce de faire accroire au public qu'il a été victime de la partialité de son juge, il ne sera point écouté ; ses insinuations, ses accusations passeront par-dessus la tête des magistrats incriminés ; leur honneur, leur dignité, leur autorité, la vérité de la chose jugée resteront intacts.
En sera-t-il encore ainsi quand l'accusation pourra chercher son point d'appui dans l'intérêt de tout un parti ; quand elle pourra spéculer sur les préventions aveugles des masses, compter sur les intrigues des coteries politiques et profiter du bénéfice de la calomnie, qui ne manquera point de venir à son aide pour l'encourager dans son œuvre de démolition ?
Ensuite : voyez quel scandale ! Actuellement, on ne se fait point scrupule d'attraire devant cette Chambre les députations permanentes et de leur demander, du haut de la tribune, compte de leurs actes.
II y a un an à peine, M. le ministre de la justice dressait, ici dans cette enceinte, un acte d'accusation en duc forme contre le conseil communal d'Alost et contre la députation permanente de la Flandre orientale à propos de décisions en matière de listes électorales. Vous avez trouvé ce procédé naturel, conforme au mécanisme et à l'esprit de nos institutions.
Pourquoi ? parce que les députations permanentes et les conseils communaux sont des corps politiques essentiellement sujets à notre contrôle ; des corps dont la conduite est destinée à être passée par le criblé de la critique, parce que les actes qu'ils posent quand ils vérifient ou révisent les listes électorales, quand ils statuent sur la capacité électorale, ont bien plutôt un caractère politique qu'un caractère litigieux et tiennent au droit public davantage encore qu'au droit privé.
Mais, messieurs, supposer le projet de loi adopté et promulgué ; si, (page 593) d'aventure, l'un de nous venait se plaindre ici dans cette enceinte et taxer de partiales et d'arbitraires les décisions d'une cour d'appel en matière de listes électorales, il arrivera de deux choses l'une : ou vous laisserez le débat librement s'ouvrir sur cette matière si délicate, ou vous protesterez au nom du principe de la séparation des pouvoirs, et invoquant l'article 93 de la Constitution, vous direz :
La cour a prononcé dans toute la plénitude de ses droits sur une contestation qui, aux termes du pacte fondamental combiné avec les lois en vigueur, est de sa compétence exclusive ; la Chambre n'a pas à s'immiscer dans le domaine réservé à la justice ; si elle se le permet, elle commet une usurpation de pouvoir.
Dans la première hypothèse, c'est-à-dire si le débat s'établit librement, suit son cours ordinaire, et si la passion s'en mêle, il se sera produit un fâcheux antagonisme, et bien souvent la dignité de la magistrature sera compromise aux yeux de plusieurs ; la magistrature aura perdu, au moins dans l'esprit de quelques-uns, ce respect et cette confiance qui ne devraient jamais, dans aucune circonstance, lui faire défaut.
Quoi de plus regrettable, et pour la Chambre, et pour la magistrature, et pour le pays !
Dans la seconde hypothèse, c'est-à-dire si le débat est entravé, empêché, étouffé, rien qu'à cause de cela, le soupçon naîtra avec plus de danger et d'apparence de raison.
Mais il y a plus, vous aurez aliéné la meilleure des garanties dont il soit possible, d'entourer les jugements rendus sur des réclamations relatives aux luttes électorales : la publicité de la tribune nationale. Pour moi, cette publicité est précieuse, car elle a toujours du retentissement ; elle pénètre, par la voie de la presse, jusque dans nos plus humbles villages, elle est une barrière aux empiétements et aux abus d'où qu'ils viennent ; elle est un frein salutaire pour ceux qui sont tentés d'abuser du mandat qui leur est confié ; elle donne l'éveil à ceux qui sont appelés à contrôler leurs mandataires, à les suivre dans tous leurs actes, dans toutes leurs démarches.
Après tout, le corps électoral est là pour venger le bon droit, réprimer l'injustice quand elle est flagrante ; à moins qu'on ne soutienne que le corps électoral est tellement gangrené, tellement vermoulu, tellement abaissé, qu'il est capable d'encourager, par ses votes, toutes les turpitudes, toutes les ignominies, toutes les intrigues, toutes les injustices, incapable d'être juste et honnête.
Mais si cela était, ce n'est pas une loi nouvelle réglant la procédure et la compétence qu'il faudrait faire adopter par la Chambre ; il serait de la plus haute urgence, dans une pareille hypothèse, de soumettre à la législature des propositions de réforme électorale ; c'est à la capacité électorale qu'il faudrait s'en prendre, c'est le rajeunissement du corps électoral abâtardi qu'il faudrait provoquer.
Comment ne s'aperçoit-on pas qu'en vilipendant les députations permanentes, en leur imputant tous les griefs possibles et imaginables, on fait le procès au corps électoral lui-même ? C'est, au fond lui qu'on accuse de confier ses intérêts, le bien-être de la nation et de la justice, à des mandataires peu dignes de la haute mission qui leur est dévolue.
Pour ma part, j'ai foi dans l'opinion publique, j'aime à compter sur les mille voix de la presse, sur les manifestations de la tribune, sur la publicité des débats dans nos assemblées délibérantes à tous les degrés, quand il s'agit de redresser des torts incontestables, de réprimer les abus d'une compression tyrannique, systématiquement organisée, par un parti contre l'autre. Or, c'est de cela qu'on accuse les députations permanentes.
Le parti qui serait assez oublieux pour méconnaître à ce point ses devoirs, ne manquerait pas, à un jour donné, de susciter contre lui la réprobation de tout ce qui est honnête en Belgique ; le sentiment public, plus fort que l'injustice, aurait raison de ces cyniques manœuvres.
De ce qu'il a pu se faire que des députations permanentes aient commis des actes arbitraires, est-ce un motif de leur enlever leurs attributions ? Parce qu'il a pu arriver, par exemple, à ces corps administratifs, d'annuler arbitrairement des élections communales, viendra-t-on proposer de leur enlever les pouvoirs qui leur sont attribués dans celle grave matière ?
Je sais bien que le gouvernement peut exercer son recours auprès du Roi en cas d'annulation d'une élection communale ; mais le gouvernement ne peut-il pas également avoir un intérêt direct dans le résultat d'une annulation de cette espèce, tout aussi bien que la députation permanente ?
Oui, des abus ont été commis par des députations permanentes, mais quels sont les corps politiques qui, parfois, ne s'oublient ? On nous dit que la droite elle-même s'est plainte de ces abus. Est-ce que mes amis politiques ont demandé qu'on dépouillât les députations permanentes de leurs attributions ou bien ont-ils soutenu que dans l'intérêt même de la dignité de ces corps il fallait entourer leur décision de garanties, telles que la publicité, le débat contradictoire ?
A mon sens il y a certaine anomalie à faire subir à un pouvoir électif le contrôle du pouvoir judiciaire ; quand il est possible d'éviter cette bizarrerie, il ne faut certes pas la tolérer, et ici la chose est essentielle, car, comme l'a fait observer judicieusement mon honorable collègue, M. Wouters, il se présente dans notre droit public cette circonstance, que les membres des cours d'appel tiennent jusqu'à un certain point, par suite des présentations des conseils provinciaux, leur nomination des membres des députations permanentes.
Tout cela n'est-il point étrange et ne révèle-t-il point une regrettable confusion ?
Dira-t-on qu'aujourd'hui les arrêts des députations permanentes peuvent être annulés par la cour de cassation ?
La réponse a déjà été donnée : La Constitution le veut ainsi, et elle ne pouvait pas le vouloir autrement ; qui ne sait que la cour de cassation ne statue pas au fond, qu'elle est appelée à vider uniquement le point de droit, à empêcher la violation de la loi, à assurer l'accomplissement des formes légales, à ramener les autorités judiciaires à l'uniformité de jurisprudence, qu'elle est, en un mot, la cour régulatrice ?
C'est là un tout autre ordre d'idées. L'intervention de la cour de cassation est ici une nécessité : car les mêmes questions de droit qui se présentent devant les députations permanentes, par exemple, en matière de domicile, d'indigénat, peuvent se débattre devant nos tribunaux.
A ce propos, on a dit que les cours d'appel composées de jurisconsultes, d'hommes vieillis dans la pratique des affaires, qui ont pour eux la science et l'expérience, sont évidemment mieux à même de résoudre des questions de droit, des questions qui ont pour objet l'état ou la capacité des personnes, leur domicile, l'interprétation des contrats, que ne le peuvent faire les membres des députations permanentes choisis dans tous les rangs, dans toutes les conditions de la société.
Reconnaissons que la plupart des controverses que la législation relative au droit électoral a fait surgir, sont tranchées par la jurisprudence de la cour de cassation, et que cette jurisprudence est parfaitement connue par nos députations permanentes, qu'elle tend tous les jours de plus en plus vers l'uniformité ; qu'il y a, parmi le personnel des employés des gouvernements provinciaux, des hommes très au courant de la doctrine et de la jurisprudence, qui sont consultés et qui apportent, dans l'instruction des affaires, leur contingent de lumières et d'expérience, chaque fois qu'une question épineuse se présente devant les autorités provinciales ; qu'il y a là des traditions ; que les gouverneurs ne manqueront jamais de défendre au besoin les précédents auprès des députations permanentes.
La matière est-elle donc si compliquée ? Les députations permanentes sont-elles moins aptes pour se prononcer sur les difficultés que peuvent soulever les lois électorales que pour celles bien plus graves, bien plus nombreuses, que font naître les lois sur la milice et le contentieux administratif ? Si vous voulez être conséquents avec vous-mêmes, il ne vous reste plus qu'à les dépouiller de toutes leurs attributions.
Vraiment, on prouve trop contre les députations permanentes :
Si elles ne sont pas capables de décider en degré d'appel, si la dixième partie des critiques dont on les gratifie est fondée, elles sont de détestables juges de première instance, et il faut les écarter complètement.
Essayera-t-on de contester la nécessité d'avoir de bons juges aussi bien en première instance qu'en dernier ressort ?
Voici ce que disait, à cet égard, lors de la discussion de la loi de 1843, un homme dont le souvenir vous est cher et qui était haut placé dans votre estime et dans la nôtre, l'honorable M. Delfosse :
« Ce n'est pas seulement dans le choix des juges d'appel, c'est aussi dans le choix des juges de premier degré que l'on doit chercher des garanties d'impartialité. Il arrive très souvent qu'on laisse écouler les délais d'appel, ou bien que l'appel est déclaré non recevable par suite de l'inobservation des formalités prescrites ; dans ces cas, l'erreur des premiers juges devient irréparable. N'est-il pas à désirer aussi que les appels soient rares ? Les députations permanentes n'ont-elles pas assez d'affaires pour qu'on n'en augmente pas inutilement le nombre ? Et le meilleur moyen d atteindre ce but, n'est-ce pas de confier l'examen des réclamations à des hommes tout à fait indépendants ? »
Ces réflexions sont marquées au coin du bon sens et de la raison ; aussi ont-elles dû naturellement venir à l'esprit si perspicace de l'honorable rapporteur de la section centrale.
C'est pour ce motif sans doute que cet honorable membre a mis tant de soin à faire admettre que l'intervention des députations permanentes pour la formation des listes permanentes, dans de modestes proportions, (page 594) bien entendu, a son côté utile. Il fallait bien répondre à l'objection que je viens de produire ; on l'a senti. Qu'a-t-on imaginé ? On s'efforce de nous faire comprendre que les députations permanentes n'auront plus à faire qu'une espèce de travail administratif. L'aveu est précieux, il perce à jour tout le système. Eu tant que chargées d'achever le travail de simple révision des collèges échevinaux, de réparer quelques erreurs, quelques oublis ou omissions involontaires, dérivant de l'ignorance des faits, du défaut de temps ou de production de pièces devant l'autorité communale, les députations permanentes, on veut bien le reconnaître, pourront avantageusement prêter leur concours, d'autant plus que l'instruction administrative a l'avantage, comme on le proclame, de se distinguer par une marche rapide, dégagée de formalités gênantes et embarrassantes.
Avouez-le, messieurs, c'est singulièrement réduire le rôle des députations permanentes, et c'est un peu d'avance frapper de discrédit leurs décisions quand elles porteront sur des questions controversées.
Au reste, je le répète, je ne puis admettre cette incapacité des députations permanentes ; tout le monde aura lu, comme moi, de nombreuses décisions émanées de ces collèges, parfaitement justifiées et raisonnées aussi bien en droit qu'en fait, de véritables monuments de jurisprudence. Y a-t-il en cela rien d'étonnant ? Il est bien rare que, parmi les membres de nos députations permanents, il ne se trouve pas un ou plusieurs jurisconsultes docteurs en droit. Ainsi, la députation permanente de la Flandre occidentale compte parmi ses six membres trois, si pas quatre, docteurs en droit, indépendamment du gouverneur et du greffier de la province, qui ont la même qualité. Voilà bien une réunion d'hommes aptes à trancher une controverse de droit en matière électorale et à la décider en degré d'appel.
Est-il besoin de le faire observer : sur cent réclamations élevées devant les députations permanentes, quatre-vingt-dix-neuf portent sur des faits, sont des questions de pure appréciation, relatives à la possession des bases du cens.
Ainsi, il s'agir de savoir si ut individu qui s'est muni d'une patente pour le débit des boissons alcooliques exerce réellement ce commerce ou s'il n'est qu'un débitant fictif, un faux électeur ; si un cheval de luxe appartient à un fils de famille qui se prévaut de la contribution qu'il paye de ce chef ou plutôt au père lui-même qui a fait enregistrer la déclaration au nom de son fils pour en faire abusivement un électeur ; si le commerce qui s'exerce dans la maison qu'habitent ensemble des frères et sœurs se fait en commun ou pour compte de l'un d'eux ; si le domestique, prétendument attaché au service d'un fermier, n'est pas plutôt un valet de ferme.
Une foule d'autres cas de cette espèce se présentent.
Eli bien, je soutiens que les membres de la députation permanente, par leur position, par leurs relations journalières, par leurs rapports personnels, sont plus à même de décider sur ces cas que les conseillers des cours d'appel.
Messieurs, on élève contre les députations permanentes une montagne d'accusations ; on produit des faits qu'on a soin de commenter et d'interpréter, on les tient pour avérés, incontestables, établis à la dernière évidence.
Il va de soi qu'il nous est impossible de repousser ces attaques, ce sont des faits inconnus pour nous ; nous ne disposons d'aucun document qui s'y rapporte. Les accusés ne sont pas là pour se défendre ; s'ils en avaient l'occasion et le temps, à coup sûr ils le feraient, et sans doute victorieusement.
Que l'on veuille prendre en considération combien la passion politique est injuste et on se rendra facilement compte des exagérations que les partis mettent dans leurs accusations.
Je ne crains pas de l'affirmer, on a pris à tâche d'organiser une véritable croisade contre les députations permanentes, et parfois on a mis certaine perfidie dans les procédés dont on s'est servi pour les perdre dans l'opinion publique.
On les a accablés de recours et d'appels téméraires, ridicules ; on les a encombrés de réclamations ; il est tel collège de la députation permanente qu'on a surchargé, au dernier moment, de requêtes, et qui a été appelé à statuer sur plus de 1,200 réclamations, et puis on est venu l'accuser de s'être bornée à décider en fait, de n'avoir pas suffisamment motivé ses jugements ou d'avoir statué tardivement.
Voilà, messieurs, l'explication de ces traites sur les convictions cléricales des membres de la députation permanente de la Flandre orientale, dont vous parlait hier l'honorable M. d'Elhoungne.
Ne perdons pas de vue ces circonstances et nous aurons de nos députations une meilleure opinion.
Non, il est impossible que les élus de la nation aient des sentiments aussi peu conformes à l'équité, à la justice, que ceux qu'on leur attribue. Les députations permanentes ne méritent, à coup sûr, pas les reproches qu'on leur adresse.
On se prévaut beaucoup, messieurs, des législations étrangères pour faire attribuer aux autorités judiciaires la décision en dernier ressort sur les contestations électorales.
La législation française, la législation anglaise, la législation hollandaise fournissent tour à tour des arguments aux défenseurs du projet de loi du gouvernement.
Pour apprécier justement la portée de ces législations, il faudrait pouvoir les mettre en rapport avec l'ensemble et la nature des institutions politiques de ces pays ; tenir compte des mœurs, des habitudes, de la manière d'être des pouvoirs l'un vis-à-vis de l'autre, des traditions, des tempéraments que comporte chez chaque peuple la pratique des affaires ; il est toujours dangereux de chercher ailleurs des analogies pour décider des questions dont nous pouvons mieux trouver la solution chez nous-mêmes en examinant avec soin quelles intentions ont guidé ceux qui ont fait la Constitution, ceux qui nous ont dotés de nos libres institutions. C'est à ce point de vue que je vais un instant me placer.
Mais avant je ferai cependant quelques réflexions au sujet des législations étrangères.
Et d'abord, pour ce qui concerne, la France, la législation qui attribuait aux cours d'appel la connaissance en deuxième ressort des contestations électorales, remonte à l'époque de la restauration ; est-ce là que vous êtes habitués à chercher des exemples ?
Il est vrai que cette législation continua de recevoir son application sous le gouvernement de 1830, mais on était fait à ce régime et on ne songea pas à le perfectionner, on n'avait pas d'idée d'un régime plus parfait.
En France, sous la législation actuelle, ce sont les juges de paix qui décident en appel sur les contestations électorales, mais remarquez que les réclamations ont perdu toute leur importance en France, où le suffrage universel a été introduit.
Les difficultés en matière de listes électorales ont, en effet, le plus souvent leur origine, dans le payement du cens ; elles roulent sur le point de savoir si un individu possède les bases requises ; de cela il n'est plus question en France.
En Angleterre, les réclamations contre les listes électorales sont portées devant les revising barristers, devant des avocats nommés chaque année par les deux juges de circuit, et qui ne peuvent être investis d'aucun emploi à la nomination du gouvernement.
Voilà donc des juges essentiellement amovibles.
En Hollande, les conseils communaux sont compétents en première instance, les tribunaux d'arrondissement en degré d'appel.
Ces dispositions n'ont de commun avec le régime qu'on vous propose que le fait de l'intervention, mais dans certaines limites, moyennant certaines garanties, de l'autorité judiciaire pour la formation des listes électorales ; le système n'est certes point identique.
Quoi qu'il en soit je préfère celui que le législateur constituant a lui-même adopté et qui concorde le mieux avec les principes généraux de notre pacte fondamental, notamment avec le principe de la séparation et de l'indépendance des pouvoirs.
La loi électorale de 1831 a été faite immédiatement après la Constitution, on peut dire en même temps que la Constitution, par les mêmes hommes ; or, quel est le principe que cette loi consacre ? La formation des listes électorales par les collèges échevinaux, la décision en appel par les députations permanentes.
Ne perdez pas de vue que les collèges échevinaux ne tenaient point alors leur nomination du gouvernement, mais du corps électoral.
Ainsi donc c'est aux pouvoirs électifs, à eux seuls, à eux exclusivement que le législateur de 1831 a confié le travail de la confection et de la révision des listes électorales.
Et depuis 38 ans, ce système est appliqué, sauf quelques restrictions, mais sans qu'aucune des lois promulguées après 1831 tende à mêler la magistrature aux litiges que peuvent provoquer les prétentions à l'exercice du droit électoral.
Qu'on ne vienne pas dire que la législation provinciale était encore à faire en 1831 et que le législateur d'alors ne pouvait pas savoir ce que seraient les députations permanentes ; que la loi de 1831 n'a été qu'une loi provisoire comme l'affirmait hier l'honorable M. d'Elhoungne. Aux termes des anciens statuts provinciaux, les députations permanentes étaient nommées, comme aujourd'hui, par les conseils provinciaux. Elles étaient un pouvoir électif de même que les collèges échevinaux. Le législateur de 1831 était guidé par un principe, par l'idée de conférer aux pouvoirs (page 595) électifs et à ces pouvoirs seuls le droit de statuer sur tout ce qui concerne le droit électoral. Il agissait en vertu d'un système rationnel, il voulait, avant tout, que les grands pouvoirs de l'Etat fussent entièrement indépendants l'un de l'autre.
On a soutenu qu'il était conforme à l'esprit de la Constitution de recourir à l'autorité judiciaire pour faire trancher les contestations électorales.
L'article 93 porte que les contestations qui ont pour objet des droits politiques sont du ressort des tribunaux, sauf les exceptions établies par la loi.
Or, dit-on, le droit électoral est le droit politique par excellence, celui qui constitue essentiellement la capacité politique du citoyen ; exclure les tribunaux de toute connaissance relativement à ce droit, c'est faire de l'exception la règle, c'est faire de l'article 93 une lettre morte ou peu s'en faut.
Cet article 93 provoque bien des observations.
Quels sont les droits politiques dont il parle ?
D'après des autorités fort respectables, il semble qu'il n'est question dans cette disposition constitutionnelle que des droits politiques qui résultent des lois ou arrêtés portés dans un intérêt individuel.
Telle est l'opinion exprimée dans un arrêt de la cour de cassation, du 25 juin 1840, intervenu sur les conclusions de M. l'avocat général De Cuyper.
Il semble en résulter que les tribunaux n'ont point mission, dans la pensée du législateur constituant, de s'occuper des droits politiques qui ont pour objet l'administration de l'Etat, le gouvernement de la société, de. ces droits politiques qui ont on vue l'intérêt général plutôt que l'intérêt privé.
Dans la catégorie des droits politiques dont les tribunaux ont à connaître, il faut ranger ceux résultant, par exemple, de la liberté individuelle, de la liberté d'association, de la liberté de la presse, de la liberté des cultes et de la liberté de l'enseignement, en un mot toutes les grandes libertés qui sont inscrites dans la Constitution, en vue d'assurer les droits privés des individus, il y a là une très ample marge pour les causes judiciaires.
Autre chose est des droits politiques proprement dits, de ceux qui ont pour objet le gouvernement de la société, la participation à l'exercice du pouvoir ; tels sont le droit de vote, le droit d'éligibilité, l'admissibilité aux fonctions et aux emplois publics.
Les contestations relatives à ces droits ne doivent point être jugées par les tribunaux, et cela par respect pour le principe de la séparation des pouvoirs.
C'est, sans doute, parce qu'il s'est guidé par ces considérations que le législateur de 1831, qui venait de voter la Constitution, n'a pas voulu que l'autorité judiciaire statuât sur les contestations en matière de listes électorales ; aussi il en a chargé les collèges échevinaux et les députations permanentes ; le même principe a dirigé le législateur de 1836 lors de la confection de la loi communale.
En général, chaque fois qu'il s'agit de contestations sur des droits politiques proprement dits, les auteurs de la Constitution comme les législateurs qui les ont suivis ont soustrait ces différends à la compétence des tribunaux.
Ainsi la Chambre vérifie le pouvoir de ses membres ; elle s'est même toujours déclarée omnipotente pour le faire, au point qu'elle s'est attribue le droit, malgré la permanence des listes, d'annuler les élections dans le cas où des électeurs frauduleusement inscrits auraient pu avoir déplacé la majorité.
Les conseils provinciaux vérifient également les pouvoirs de leurs membres ; les députations permanentes prononcent sur la validité des élections communales.
On le voit, il y a là, comme je le disais tantôt, un système arrêté, combiné ; le législateur sa montre partout conséquent avec lui-même.
C'est encore dominé par cette même idée qu'il a confié aux députations permanentes le soin de décider les contestations qui s'élèvent en matière de milice, en matière de garde civique, en matière de contributions.
Il serait facile de multiplier les citations.
N'est-on pas fondé à dire que le législateur s'est défié de l'omnipotence du pouvoir judiciaire ? Et de fait, le pouvoir qui décide souverainement de la composition des listes électorales, dispose d'une influence immense sur les destinées politiques d'un pays, surtout si ce pouvoir est permanent et inamovible. Or, c'est le caractère qui distingue nos cours d'appel. Les députations permanentes, par contre, doivent périodiquement rendre compte de leurs actes au corps électoral.
Il y a là une sérieuse garantie que l'on ne trouve point dans l'autorité judiciaire. C'est précisément parce que les députations permanentes sont des corps électifs qu'il faut, dans la matière qui nous occupe, leur donner la préférence sur les tribunaux, à qui doivent incomber plus spécialement les questions du tien et du mien, les questions d'intérêt privé.
Je parlais tout à l'heure des attributions des députations permanentes en matière de validation des élections communales. Qu'arriverait-il si une députation permanente annulait une élection en se fondant sur ce que les listes électorales sont vicieuses ? N'y aurait-il pas là une source de conflits regrettables, et comment ces conflits seraient-ils aplanis alors que le gouvernement serait d'accord avec la députation permanente qui aurait prononcé la nullité de l'élection ?
Qu'arriverait-il si la Chambre annulait, pour un pareil motif, une élection ?
A chaque pas nous rencontrons, dans la loi proposée, des bizarreries dans le genre de celles que je viens de signaler et qui proviennent de ce que les principes généraux qui règlent noire droit public ne sont pas en harmonie avec l'idée qui fait intervenir nos cours d'appel dans le jugement des contestations électorales.
J'en ai dit assez pour combattre l'innovation radicale que le projet de loi renferme, à savoir : l'attribution aux corps judiciaires des pouvoirs nouveaux qu'on entend leur conférer.
Je ne puis me dispenser de présenter quelques observations qui se rapportent à un autre point de vue, c'est l'extension donnée à l'intervention des commissaires d'arrondissement et, par suite, du gouvernement, dont ils sont les agents, dans la confection des listes électorales.
Cette extension est aggravée sous deux rapports.
D'après la législation actuelle, le commissaire d'arrondissement n'exerce le droit de réclamation qu'en degré d'appel et seulement en ce qui touche les listes des électeurs pour les Chambres et pour la province.
Désormais il interviendra et en première instance et en degré d'appel, pour les listes communales comme pour les listes générales.
Je me demande quel besoin il y a de mêler le commissaire d'arrondissement dans la formation des listes communales, notamment dans les villes où ne s'exerce pas son autorité ?
N'est-ce pas cette manie de toujours renforcer l'influence gouvernementale, chaque fois qu'on touche à nos lois électorales, qui a provoqué ces nouvelles attributions conférées aux commissaires d'arrondissement ? On serait vraiment tenté de le croire, à voir ce qui se passe :
Pas une loi ne nous est soumise sans que le gouvernement en profite pour s'immiscer plus avant dans le domaine électoral, pour se réserver de nouveaux moyens d'influence sur les électeurs.
La loi sur les fraudes électorales, qui a été votée en 1867, peut devenir entre ses mains un puissant moyen d'intimidation. Le projet de loi qui se trouve actuellement entre les mains du Sénat et qui est relatif au cens combiné avec la capacité, attribue au gouvernement la décision souveraine en fait de formation des listes des chefs et professeurs d'établissements libres dont les certificats peuvent être admis pour la justification des études moyennes.
Le projet de loi en discussion étend l'action des commissaires d'arrondissement, supprime l'intervention des conseils communaux pour donner plus de pouvoir aux collèges échevinaux, sur lesquels il peut, dans bien de cas, exercer une pression véritable, qui sont à sa nomination et, par suite, à sa discrétion.
Quant aux députations permanentes, elles sont placées entre les collèges échevinaux et les cours d'appel et on ne leur accorde plus qu'un rôle subalterne, tout en ayant soin de les rendre d'avance suspects. Elles sont devenues une espèce de bureau d'enregistrement. Au fond, que voulez-vous ? Effacer les députations, les faire figurer simplement pour mémoire ; elles étaient investies d'un pouvoir considérable, vous le leur enlevez pour le faire passer aux cours d'appel et ne plus en laisser aux députations permanentes que l'apparence.
Je crois devoir, messieurs, arrêter un instant votre attention sur la mesure par laquelle on enlève aux conseils communaux toute compétence. Ce n'est pas la première fois que cette question s'agite devant la Chambre.
Le gouvernement avait introduit, dans le projet de loi de réforme électorale qui nous a été présenté l'année dernière, une disposition formelle, qui avait pour objet d'enlever aux conseils communaux et de transférer aux collèges échevinaux la connaissance des contestations en matière de listes communales.
Sur mes observations et celles de plusieurs de mes honorables collègues, le gouvernement retira l'article, se réservant de mettre la question à l'étude. La chose avait paru très grave ; aujourd'hui on tranche sans façon la difficulté contre les conseils communaux.
(page 596) Faut-il vous rappeler quelles vives discussions s'élevèrent a la Chambré, en 1843, lorsqu'on examina la question de savoir qui, du collège échevinal ou du conseil communal, devait juger, en fait de listes pour les élections législatives et provinciales, les réclamations en première instance.
La minorité d'alors, devenue la majorité d'aujourd'hui, soutint avec force qu'il y avait danger à conférer cette mission aux bourgmestres et échevins, qu'elle signalait comme les agents du pouvoir.
Mais on était unanimement d'accord pour admettre que les conseils communaux devaient seuls connaître des contestations élevées en matière de listes communales.
On en donnait, entre autres, pour motif que « quant aux élections communales, on était lié par un pacte constitutionnel, que tout ce qui est d'intérêt communal doit être apprécié par le conseil. » Ce sont les termes du rapport même de la section centrale.
Ainsi, à cette époque, point de divergence d'opinion sous ce dernier rapport.
Que fait le projet de loi ? Il dépouille les conseils communaux de leur compétence, pour l'attribuer aux collèges échevinaux. Qu'allègue-t-on pour justifier cette transformation radicale ?
Que le premier degré de juridiction qu'on enlève aux autorités communales était illusoire et nominal. Que les collèges échevinaux n'auront désormais à faire qu’un travail purement administratif, qu'un travail de préparation, de révision.
Je n'admets ni l'une ni l'autre de ces assertions.
Quoi ! le premier degré de juridiction est actuellement illusoire ? Sous l'empire de la législation actuelle, les intéressés ont le droit de réclamer en matière de listes pour les Chambres et la province devant le collège échevinal, tant du chef d'omission et de radiation que du chef d'inscription. Il est vrai, il n'y a pas là d'instance liée, il n'y a pas deux parties en présence, mais le collège échevinal en prononce-t-il moins une sentence motivée, un véritable jugement ?
Et comment est qualifié par la loi le recours exercé contre ces décisions ? Dans vingt textes, on le qualifie de droit d'appel. Tous les auteurs, tous les commentateurs qui ont écrit sur la matière, l'ont qualifié de même. A moins de croire que tout le mondé s'est trompé depuis près de 40 ans, il faudra bien admettre que les décisions rendues par les collèges échevinaux en première instance sur les réclamations des intéressés sont de véritables jugements.
En fait de réclamations devant les conseils communaux contre les listes électorales pour la commune, la chose est plus claire encore et plus évidente. Là, il y a instance liée, les parties sont en présence, les tiers interviennent, les moyens de défense sont présentés de part et d'autre ; les débats ne sont pas oraux, il est vrai, mais ils sont contradictoires ; la procédure est la même, à peu de chose près, que celle qu'on organise par la loi nouvelle devant les députations permanentes et on prétend qu'il n'y a pas là de contentieux, on ne trouve là que des fictions !
Quoi ! les conseils communaux ne forment pas en réalité la première instance, quand ils décident sur les réclamations contre les listes électorales de la commune ?
Mais comment alors expliquer les débats si animés qui eurent lieu en 1843, pour défendre leurs prérogatives, si leur intervention se borne à un simple acte administratif ?
Ignore-t-on que les discussions que soulèvent les réclamations devant les conseils communaux sont souvent très animées, très vives ; qu'on y examine de prés les raisons alléguées de part et d'autre par les parties, et cela en public ; que les décisions portent sur toutes les questions de droit et de fait qui peuvent se présenter en matière de listes électorales ; qu'elles sont motivées pour être ensuite signifiées aux parties ? Et ce ne serait point là du contentieux administratif ? Qu'on veuille bien me dire ce qui manque aux décisions des conseils communaux pour en faire des actes qui revêtent le caractère du contentieux administratif !
La vérité est que le projet de loi établit trois instances : la première, devant les collèges échevinaux, à l'exclusion des conseils communaux, la seconde devant la députation permanente, la troisième devant la cour d'appel. Seulement aux collèges échevinaux on donne l'omnipotence en matière de révision, on leur permet de juger sans formalité aucune, sans motiver leur jugement.
On leur reconnaît le droit de prononcer sur toutes les difficultés quelconques ; ils n'ont pas à se préoccuper uniquement du point de savoir si un individu paye le cens voulu par la loi, mais ils examineront encore si l'individu réunit les autres qualités pour être électeur et aussi s'il possède les bases de l'impôt.
On ne pourra plus faire de réclamations devant le collège échevinal, mais de simples observations.
Quelle différence y a-t-il entre ces deux modes ? C'est que la réclamation suppose l'obligation, pour le collège échevinal, de motiver sa décision, la simple observation l'en dispense. A quoi se réduit donc la substitution du mot « observation » au mot « réclamation » ? A laisser les choses comme elles étaient auparavant, avec cette grande différence, toutefois, qu'on fait disparaître une garantie essentielle introduite au profit des intéressés, à savoir : l'obligation pour les collèges échevinaux de motiver leurs décisions.
Désormais, les collèges échevinaux statueront en secret, sans devoir rendre compte à personne.
Il y avait un avantage réel, incontestable à voir intervenir les conseils communaux. Cet avantage consistait dans la publicité des débats ; il y avait dans cette publicité et dans cette intervention un contrôle des plus sérieux des actes du collège échevinal et une garantie précieuse pour les citoyens dont les collèges échevinaux auraient voulu méconnaître les droits. Il y avait même ceci : c'est que partout où les conseils communaux ne sont pas entièrement homogènes, le réclamant trouvait toujours, quand son droit était certain, un avocat pour le défendre.
On objectera peut-être qu'il peut y avoir certaine anomalie à voir le collège échevinal et le conseil communal prendre des décisions contradictoires concernant le même individu : le collège échevinal admettre un citoyen sur les listes pour les Chambres et pour la province, et le conseil communal refuser l'inscription sur les listes pour la commune.
D'abord, l'expérience prouve que ces contradictions sont rares ; puis la députation permanente, qui statue en degré d'appel sur toutes les listes, ramène ces décisions à l'uniformité ; finalement, si ce besoin d'uniformité est si grand, on pourrait confier aux conseils communaux le soin de prononcer sur toutes les réclamations en première instance : ils l'ont fait pendant dix ans sans qu'il en soit résulté d'abus graves.
Au lieu de fortifier l'action des conseils communaux, le projet de loi la supprime complètement pour la remplacer pour l'omnipotence des collèges échevinaux.
C'est l'un des plus grands reproches que, pour ma part, j'adresse à l'œuvre du gouvernement.
Il en est un autre qui me paraît également mérité et que je me bornerai à indiquer. Aujourd'hui, les frais auxquels les réclamants sont astreints, n'atteignent qu'un chiffre insignifiant tant en première instance qu'en degré d'appel.
A l'avenir, ces frais pourront être considérables. Actuellement, le réclamant est certain qu'il en sera quitte moyennant d'adresser sa requête au collège échevinal et à la députation permanente ; c'est tout au plus si, dans certains cas donnés, il doit recourir au ministère d'un huissier pour faire une notification. En aucun cas, il ne peut être condamné à des dépens.
Il en sera tout différemment sous l'empire de la législation projetée. Il est un principe qui dit qu'autant que possible il faut rapprocher le juge dm justiciable.
C'est le contraire qu'on fait. Celui qui voudra poursuivre son droit jusqu'à la fin devra se défendre d'abord au chef- lieu de la province, puis en appel au chef-lieu d'une autre province, enfin en cassation à Bruxelles. Avouez que ce ne sera point commode et qu'il faudra être bien décidé avant d'affronter les désagréments qu'entraînera un procès de ce genre.
Si l'adversaire que j'ai à combattre appelle à son secours un avocat, il faudra que j'en fasse autant et que je paye celui qui est chargé de mes intérêts ; et si cet adversaire est le commissaire d'arrondissement ou le gouverneur, il plaidera avec les deniers de tout le monde. A ce propos, je serais désireux de savoir comment seront payés les frais à résulter du recours exercé par le gouverneur devant la cour d'appel, lorsque l'agent de l'autorité sera débouté de ses prétentions ?
Il y a plus, si je succombe devant la cour d'appel, à la suite d'une enquête, je supporterai la taxe des témoins.
Ces conséquences n'auront-elles pas pour résultat de faire reculer ceux-là mêmes dont les droits sont les mieux établis ?
Peut-on contester que la procédure qu'on veut inaugurer ne soit une entrave formelle à l'exercice du droit d'appel ? N'est-il pas vrai de dire qu'elle est en contradiction avec tout ce qui s'est pratiqué jusqu'à ce jour ? Actuellement le réclamant sait d'avance à quoi l'expose sa réclamation. En aucun cas, elle ne peut l'entraînera des dépenses sérieuses. Désormais, il se trouvera, sous ce rapport, devant l'inconnu.
Pour mon compte, je préfère le système de la gratuité tel qu'il existe ; ce système est. confirme aux principes d'égalité, et il est surtout bon de faire prévaloir ces principes en matière politique.
Je ne m'occuperai guère de la singulière position dans laquelle on place (page 597) les députations permanentes en refusant de mettre à leur disposition les mêmes moyens d'investigations que ceux auxquels le juge d'appel peut recourir pour arriver à la découverte de la vérité. Ce point a été amplement traité par mes honorables collègues, MM. Liénart et Moncheur. il le sera encore, si je ne me trompe, par l'honorable M. Delcour.
Je me bornerai à deux ou trois réflexions que m'a suggérées le discours prononcé à la fin de la séance d'hier par l'honorable M. d'Elhoungne.
Les députations permanentes, nous dit l'honorable député de Gand, sont des juridictions administratives, elles doivent procéder d'après leur nature, elles doivent diriger leurs recherches d'après les règles de la procédure administrative.
Je réponds à cette observation : Vous soutenez que les députations permanentes, en statuant sur les contestations en matière de listes électorales, exercent véritablement le pouvoir judiciaire. C'est là-dessus qu'est basé tout votre système ; s'il en est ainsi, n'est-il pas étrange qu'étant exceptionnellement, comme vous le dites, pouvoir judiciaire, vous voulez les forcer à agir comme corps administratif ? Ne serait-il pas beaucoup plus rationnel de régler la procédure à raison de la matière plutôt qu'à raison de la nature du pouvoir chargé ici de la mission sociale de juger ?
Où donc est l'obstacle ? Il faut, dites-vous, que la procédure devant les députations permanentes soit rapide, dégagée de formalités gênantes ; vous avez un excellent moyen de laisser aux députations permanentes tout le temps nécessaire pour examiner avec maturité les réclamations soulevées devant elles, c'est de commencer la révision électorale non pas au mois d'août ou de septembre, mais au mois de mars ou au mois d'avril.
Non seulement vous ne permettez pas aux députations permanentes de faire usage des mêmes moyens de preuve que ceux dont disposent les cours d'appel, mais vous ne leur laissez pas un temps suffisant pour statuer ; vous les obligez à faire l'instruction sur mille, peut-être deux mille réclamations, dans un espace de trente ou même de vingt jours.
Comment cela est-il possible ? Notez que le nombre de réclamations devant la députation permanente sera plus considérable que jamais. Or, voici comment les choses se passent. Le dossier arrive au gouvernement provincial ; le gouverneur de la province le transmet aux fins d'informations à M. le commissaire d'arrondissement, ce fonctionnaire l'envoie pour avis au collège échevinal, celui-ci après avoir pris des renseignements le retourne au commissaire d'arrondissement qui doit formuler son opinion.
Le dossier apparaît enfin devant la députation permanente ; s'il y a lieu, celle-ci ordonne une enquête dont elle charge un membre de la députation permanente, et ce n'est qu'après que toutes ces formalités sont remplies que la députation permanente statue. Comment voulez-vous que tout cela s'accomplisse en trente ou même en vingt jours ? Je dis vingt jours car le délai se réduit à cet espace, de temps quand des tiers interviennent dans l'instance.
Pour refuser aux députations permanentes le droit d'enquête, on a objecté que cela coûte trop cher.
Est-ce que par hasard l'exercice du droit d'enquête devant la cour d'appel ne coûtera pas beaucoup plus cher, et que signifie dès lors la plaisanterie que faisait hier l'honorable M. d'Elhoungne, lorsqu'il nous parlait de Bridoison ?
Rien de plus facile que d'organiser le droit d'enquête de manière qu'il n'en résulte aucuns frais pour les parties.
La députation permanente déléguera un de ses membres, qui ira siéger à la maison communale ou au chef-lieu de canton, les témoins seront cités par le garde champêtre ; par ce moyen, point de déplacement onéreux pour les témoins, point de formalités judiciaires coûteuses.
Quel besoin, nous dit-on encore, avez-vous de faire ouvrir des enquêtes en due forme par les députations permanentes ? Est-ce qu'aujourd'hui les conseils communaux se livrent à des enquêtes de cette espèce ?
En faisant cette objection, on perd de vue qu'à cet égard, les conseils communaux sont placés actuellement sur la même ligne que les députations permanentes, qu'ils ont les mêmes droits, qu'ils pourraient ouvrir des enquêtes dès qu'ils le jugeraient utile ; mais le besoin ne se fait pas sentir pour eux ; les conseillers communaux connaissent d'ordinaire personnellement les réclamants.
Dans le système du projet de loi, les moyens d'investigation sont différents selon que c'est le juge de première instance ou le juge d'appel qui doit décider.
Un mot, messieurs, pour terminer sur un point dont il n'a pas été question : Il est dans la loi une innovation bien grande que voici : Aux termes des lois existantes, les élections générales pour le renouvellement par moitié des Chambres, de la province et de la commune ont toujours lieu d'après les listes formées sur les rôles des contributions de l'année pendant laquelle se fait l'élection.
Or, d'après le projet de loi, les élections générales se feront désormais toujours d'après des listes dressées conformément aux rôles de l'année antérieure, et il en résultera qu'un individu, définitivement rayé sur les listes révisées en dernier lieu, prendra part aux élections et qu'un autre, définitivement porté sur ces listes, ne concourra pas au scrutin.
On m'interrompt, comme si mon affirmation n'était point exacte. Je vais, pour le prouver, citer un exemple : Je laisse, la période transitoire de 1869. Je suppose qu'une élection générale ait lieu au mois de juin 1872. Quelles listes appliquerait-on ? Celles formées sur les rôles de l'année 1871 ? Par conséquent le citoyen qui ne paye pas un centime de contribution pour 1872 pourra prendre part aux élections générales, et celui qui paye le cens en 1872 sera exclu. Supposez maintenant qu'une élection partielle ait lieu au mois d'avril 1873. L'élection aura lieu encore d'après les listes formées sur les rôles de l'année 1871 ; il en résultera qu'un individu qui aura été rayé définitivement des listes au mois d'octobre 1872, qui n'aura payé ni pour 1872 ni pour 1873, sera admis au scrutin, tandis qu'un autre qui aura été inscrit sur les listes électorales dressées au mois d'octobre 1872, qui aura payé le cens en 1872 et qui le paye en 1873, ne pourra pas prendre part au scrutin.
Je ne crois pas qu'il y ait nulle part une législation dans laquelle pareille anomalie se constate.
Pour ce qui me concerne, je préfère infiniment le système en vigueur. Il présente, me répondra-t-on, cet inconvénient qu'il peut arriver que toutes les décisions ne soient pas rendues au moment des élections, que la cour de cassation, par exemple, n'aura pas eu le temps de statuer.
Cet inconvénient trouve son tempérament en ce que l'autorité chargée de vérifier les pouvoirs peut toujours annuler l'élection si l'absence ou la présence d'un électeur, au sujet duquel la réclamation s'est élevée, a pu déplacer la majorité.
Au reste, il y aurait, selon moi, bon moyen de commencer même avant le mois d'avril la révision des listes électorales. Nous en avons la preuve dans le projet de loi même, et en effet le gouvernement ne vous propose-t-il pas, pour cette année, de commencer la révision au mois de mars, ce qui est possible pour cette année, doit l'être pour les années précédentes. Comment se fait-il que dans d'autres pays cela se pratique ? En Hollande, la révision commence le 15 février. Pourquoi ne pourrait-il en être de même dans notre pays ? C'est la dernière réflexion que j'ai l'honneur de soumettre à la Chambre.
- M. Moreauµ remplace M. Dolez au fauteuil.
M. Delcourµ. - Messieurs, après le discours que vous venez d'entendre et dans lequel le projet de loi a été examiné sous toutes ses faces, il me restera peu de chose à dire.
Messieurs, j'ai voté contre le projet de loi dans ma section ; je le repousserai également dans cette enceinte, à moins que la Chambre n'y introduise des améliorations capitales et essentielles.
Les améliorations que je sollicite aujourd'hui, je les ai sollicitées autrefois. Je demande quatre choses :
1° La publicité des séances des députations permanentes, lorsqu'elles statuent sur les contestations en matière électorale ;
2° Que les députations soient obligées de motiver leurs jugements d'une manière sérieuse. L'honorable rapporteur a reconnu lui-même que les députations emploient souvent une formule générale applicable à presque toutes les questions de. fait.
La loi actuelle prescrit déjà cette garantie, que je désire sérieuse et complète : leurs décisions seraient rendues en audience publique.
3° Je demande, pour les députations permanentes, le droit d'ordonner des enquêtes, auxquelles pourront prendre part les parties intéressées.
La députation ordonnerait l'enquête soit d'office, soit à la demande des parties.
4° Je fais un quatrième reproche au projet de loi. Il développe l'influence gouvernementale, dans la confection des listes électorales, en accordant au commissaire d'arrondissement des pouvoirs plus étendus que la loi existante.
C'est l'intervention prépondérante du gouvernement dans une matière ou la liberté seule doit régner.
Si le gouvernement me fait des concessions sur ces points fondamentaux, je pourrai me rallier au projet de loi, sinon je serai obligé de voter contre.
Permettez-moi maintenant, messieurs, d'expliquer ma position personnelle. Hier, l'honorable rapporteur de la section centrale m'a mis en cause ; il m'a appris que je suis, très involontairement sans doute, le père du (page 598) projet de loi que nous sommes appelés à discuter. Je vous avoue que je n'accepte pas cette paternité-la ; je la répudie de toutes les forces de mon âme.
Je commence par fixer, d'une manière précise, l'état de la question, en 1865 ; c'est le moment où j'ai prononcé, dans cette enceinte, le discours duquel l'honorable M. d'Elhoungne a extrait les quelques parties dont il vous a donné lecture dans la séance d'hier.
En 1865, l'honorable M. Lelièvre avait jeté, dans la discussion du budget de l’intérieur, une idée féconde ; il avait appelé l'attention du gouvernement sur l'utilité qu'il y aurait à introduire la publicité des séances des députations permanentes, lorsque ces corps sont appelés à statuer sur des matières du contentieux administratif.
Je saisis cette idée, qui m'avait préoccupé moi-même, avec empressement, et je vins appuyer les observations de l'honorable membre.
J'ai rencontré M. le ministre de l'intérieur parmi mes adversaires. L'honorable ministre de l'intérieur, M. Alphonse Vandenpeereboom, combattit ma proposition, en se réservant toutefois de l'examiner un jour avec soin. Il reprocha aux membres de l'opposition de se méfier des députations permanentes et de leur adresser des reproches amers et très injustes. Prenant la défense des députations permanentes, il fit remarquer que sur plusieurs milliers de décisions qu'elles avaient rendues, en matière de milice, en matière électorale, il n'y avait eu, en 1860, que 91 recours en cassation, et 6 seulement admis par la cour. Dans la pensée de M. le ministre, la question n'était pas mûre et devait être soumise à un examen approfondi.
M. le ministre de l'intérieur d'alors fit remarquer qu'une question de cette importance ne pouvait être incidemment décidée à l'occasion du vote de son budget, et me pria d'ajourner le débat. J'y consentis volontiers. Mais je déclarai à la Chambre que je saisirais l'époque de la discussion du projet de loi pour représenter mon système.
Telle est l'origine de la question.
De commun accord avec d'honorables amis, nous soumîmes à la Chambre, dans la séance du 5 juillet 1865, un amendement dont voici les principales dispositions :
Nous demandâmes :
La publicité des audiences quand la députation permanente du conseil provincial est appelée à statuer comme juge, sur une question relative aux listes électorales ;
De permettre, aux parties de présenter leurs observations, soit en personne, soit par mandataires ;
D'exiger que les décisions soient motivées et rendues en séance publique ;
Enfin d'autoriser les parties à prendre communication de toutes les pièces relatives à l'affaire, des renseignements fournis par les autorités inférieures, des enquêtes ou informations ordonnées par la députation permanente pour l'instruction de la réclamation.
C'est à l'occasion de cet amendement que j'ai prononcé le discours dont on vous a parlé.
Je remercie l'honorable M. d'Elhoungne d'avoir traité ce discours avec autant de bienveillance que de sympathie.
Mon premier devoir, messieurs, à l'égard de mes collègues qui avaient consenti à signer l'amendement avec moi, était de ne pas les engager au delà de leur pensée.
Je devais établir, en outre, que notre proposition n'était qu'une application des principes de la Constitution.
Voici en quels termes j'ai défini notre position dès le début de la discussion :
« Je tiens à préciser tout de suite la portée de ma proposition. Je ne veux pas renverser toutes les habitudes de l'administration ; je désire seulement apporter à la loi électorale quelques améliorations que je regarde comme nécessaires pour sauvegarder les droits des parties intéressées. »
Notre but était donc défini. Nous acceptions la législation existante, et nous ne voulions que l'améliorer.
Je dus ensuite développer la question constitutionnelle, car, à ce point de vue également, j'avais entendu faire des objections. On m'avait reproché, entre autres, de vouloir déplacer les règles admises dans les divers ordres de juridictions.
La première question qui se présentait à mon examen, était de déterminer quel est le caractère du pouvoir accordé aux députations permanentes lorsqu'elles prononcent sur les contestations relatives aux listes électorales.
Je l'ai étudié d'abord en faisant connaître à la Chambre quel est l'état des législations étrangères. J'ai fait remarquer qu'en France, sous la Restauration et ensuite sous la royauté de Juillet, les cours royales furent chargées de juger les appels en matière électorale, et que sous le régime du suffrage universel, ce pouvoir fut accordé aux juges de paix. En Hollande, les appels sont déférés aux tribunaux de première instance.
J'établissais, par là, le caractère exceptionnel de la juridiction conférée à nos députations permanentes.
Ce caractère exceptionnel acquérait une nouvelle force en présence des textes de la Constitution.
Les droits des citoyens se classent en deux grandes catégories : les droits civils et les droits politiques. Les contestations relatives aux droits civils sont exclusivement du ressort des tribunaux (article 92 de la Constitution). Les contestations relatives aux droits politiques sont également jugées par les tribunaux, sauf les exceptions établies par la loi (article 93 de la Constitution). Les droits électoraux sont incontestablement des droits politiques ; ils se rattachent directement à l'exercice de la souveraineté nationale.
Le principe posé, je me suis dit qu'il est de notre devoir d'accorder aux justiciables, obligés de s'adresser à un juge d'exception, les garanties qu'ils rencontrent devant les tribunaux ordinaires.
Ce sont ces garanties que j'ai réclamées en 1865 et que je demande encore aujourd'hui.
Dans la chaleur de l'improvisation, j'ai dit :
« Veuillez comparer le système qui nous régit avec ceux dont je viens de vous présenter une courte analyse. Vous reconnaîtrez, je n'en doute pas, que la législation belge est inférieure à celle de nos voisins... C'est aux tribunaux et non pas aux autorités administratives qu'il appartient de prononcer sur les réclamations qui ont pour objet des droits politiques... Non, messieurs, si la loi était encore à faire, je suis persuadé que personne ne se lèverait ici pour défendre le système consacré par nos lois électorales. »
Voilà les paroles sur lesquelles s'appuie l'honorable rapporteur.
Mais, messieurs, j'ai eu soin d'y mettre un correctif, qui en a atténué le sens, afin qu'on ne me prêtât pas un jour une pensée que je n'avais point. J'ai dit :
« La proposition que je vais avoir l'honneur de déposer, avec mes honorables amis, ne va pas aussi loin. Nous acceptons la législation existante ; nous l'améliorons en introduisant dans la procédure administrative une garantie indispensable. Nous ne venons pas vous demander de décréter, d'une manière, absolue, la publicité des séances des députations .permanentes ; nous ne demandons pas même, avec l'honorable M. Lelièvre, de l'appliquer d'une manière générale au contentieux administratif. Nous sommes moins radicaux ; nous avons restreint notre proposition aux réclamations relatives aux listes électorales, parce qu'alors les citoyens subissent une juridiction exceptionnelle, substituée à celle des tribunaux ordinaires. »
Ces paroles sont claires ;.elles ne laisseront aucun doute dans votre esprit.
Je me félicite d'avoir été aussi circonspect à un moment où on me refusait toutes les garanties que je demandais.
Le gouvernement, loin de nous suivre dans cette voie, vous propose de changer tout le système de nos lois électorales ; ce n'est plus une amélioration de la loi existante, c'est un changement radical, changement que nous repoussions par notre amendement.
Je suis persuadé que l'honorable M. d'Elhoungne voudra bien reconnaître que j'ai raison de repousser la paternité du projet de loi que nous discutons.
Maintenant, quelques mots sur l'ensemble du projet.
Ai-je besoin de vous le dire, messieurs ? C'est avec douleur que je vois altérer notre législation électorale dans ses bases fondamentales. Les réclamations auxquelles les listes électorales peuvent donner lieu constituent une des parties les plus importantes delà loi.
Eh bien, que fait le projet du gouvernement ?
Il enlève aux conseils communaux et aux collèges des bourgmestre et échevins le premier degré de juridiction.
Les députations permanentes, qui jugeaient en appel, deviennent les juges de première instance.
Il confond le pouvoir administratif avec le pouvoir judiciaire, et les cours d'appel réviseront les jugements rendus par les députations permanentes. Le gouvernement vous propose donc de modifier complètement le système existant.
Messieurs, quand le Congrès a déposé un principe dans nos lois organiques, je dis qu'il est du devoir de la législature de le maintenir et de le développer, et non de le changer brusquement, surtout si le principe est bon et libéral.
Perfectionnons-le. Imitons l'Angleterre, et nous suivrons le plus bel exemple que puisse nous donner un grand peuple habitué aux pratiques constitutionnelles. C'est grâce à cette tradition constitutionnelle que l'Angleterre est parvenue à développer, avec une rare persévérance, les principes fondamentaux de sa constitution.
(page 599) L’Angleterre ne détruit pas ses traditions ; elle les améliore. Le gouvernement procède différemment. Au lieu de maintenir les traditions du Congrès, il cherche à les affaiblir.
Messieurs, laissez-moi vous le dire ; j'appartiens au parti conservateur, mais à ce parti qui cherche a améliorer la législation, sans y apporter de changement brusque et radical.
Aussi longtemps que je retrouverai dans les lois de mon pays cette grande image du Congrès national, je conserverai l'espoir de maintenir une Belgique libre et indépendante, l'espoir de doter le pays d'une législation conforme à sa Constitution.
Un mot maintenant, messieurs, sur les détails de la loi.
L'honorable M. Tack vient de toucher à un des points les plus délicats de notre régime électoral. Il vous a demandé pourquoi vous avez supprimé le premier degré de juridiction attribué aux autorités locales. Je ne le comprends pas plus que lui.
Toutes les législations étrangères citées par l'honorable rapporteur de la section centrale, ont déféré, en premier degré, aux autorités communales les contestations relatives aux listes électorales. Il ne peut pas en être autrement.
En effet, la loi a chargé l'autorité locale de dresser les listes électorales. Cette autorité possède par conséquent tous les éléments propres à apprécier les réclamations ; elle connaît la position de chaque électeur ; elle sait pourquoi elle a maintenu son nom sur la liste ; pourquoi elle y a porté un nouveau nom ; elle connaît aussi les raisons qui ont produit les radiations.
Vous changez tout cela, et pourquoi encore une fois ?
Voyez le rôle singulier que le nouveau projet attribue aux administrations locales !
Le collège des bourgmestre et échevins recevra une réclamation, car appelez cela réclamation ou observation, ce sera au fond la même chose ; il statuera ; mais vous le faites statuer sans lui conférer le droit de juger. Vous le placez dans la plus étrange des positions.
Si vous en faisiez un juge, vous devriez donner des garanties aux parties ; le conseil communal ou le collège des bourgmestre et échevins devrait suivre les prescriptions de la loi, tandis qu'avec votre, système, il est omnipotent et sans garantie pour personne.
Ce premier degré qui était si utile, vous le supprimez d'un trait de plume.
Je fais ici un appel à vos souvenirs. Vous avez été tous mêlés aux luttes électorales ; vous avez eu l'occasion d'adresser des réclamations à l'autorité communale ; vous le faisiez sans frais, sans embarras, sans déplacement, avec la plus grande facilité.
A l'avenir, il n'en sera plus ainsi.
Vous vous adresserez à la députation permanente. Toutes les facilités que vous rencontriez n'existeront plus. Vous aurez rendu les réclamations plus difficiles et plus rares.
Si c'est votre, but, dites-le ; nous vous comprendrons.
Je sais que vous comptez sur les commissaires d'arrondissement. Mais il faut tenir compte de tous les intérêts.
Je juge peut-être trop sévèrement le projet de loi, mais je crains qu'il n'y ait une arrière-pensée derrière quelques-unes de ses dispositions. Je ne crains pas, messieurs, les décisions des députations permanentes ; elles ont pu se tromper sans doute, mais quel est le tribunal, quelle est la cour d'appel qui pourrait prétendre à l'infaillibilité ? Les monuments de la jurisprudence sont remplis de jugements réformés, d'arrêts cassés par les juges d'un degré supérieur.
En 186, l'amendement que j'ai eu l'honneur de déposer, avec quelques-uns de mes collègues, n'avait aucun caractère politique.
M. le ministre des finances l'a reconnu. Je voudrais, messieurs, qu'il en fût de même du projet de loi en discussion, mais il m'est impossible de l'admettre.
La législation améliorée aurait mis un terme à toutes les plaintes. On ne se contente pas de cela, le gouvernement vous propose de tout changer. Le caractère politique est aujourd'hui une vérité pour moi, après ce que je viens de lire dans les journaux de Gand. L'association libérale s'est réunie, et parmi les vœux qu'elle a émis, je trouve celui de faire voter, dans le plus bref délai, la loi sur la révision des listes électorales.
Il faudrait fermer les yeux pour ne point voir la lumière !
Oui, la loi est politique ; vos amis le déclarent et vous ne repousserez pas leurs inqualifiables prétentions.
Il me reste à vous entretenir un instant du droit d'enquête, que je demande avec tous mes amis.
L'honorable M. Tack vient de vous en parler ; hier, l'honorable M. Moncheur vous a démontré que vous ne pouvez pas les refuser sans compromettre la dignité des députations permanentes. L’enquête est un moyen d'instruction nécessaire, ce sont les paroles de l'honorable M. Lambert. Prenons les choses telles qu'elles se passent.
On défère à la députation permanente une réclamation contre une inscription indue, par exemple, parce qu'on prétend que la personne portée sur la liste ne possède pas les bases du cens. La députation permanente peut ordonner une information, mais cette information ne présente pour les parties aucune garantie. On n'entend que les personnes qu'on veut entendre ; les parties n'y comparaissent pas. Elles ne connaissent pas les dépositions dirigées contre elles, et ne peuvent y répondre. Les personnes appelées ne sont pas tenues de se présenter.
Il faut donc, dans l'intérêt d'une bonne justice, que la députation permanente puisse compléter l'instruction, il faut qu'elle puisse arriver à se faire une conviction complète sur tous les éléments du procès. Si vous refusez le droit d'enquête à la députation permanente, vous compromettrez son autorité, en même temps que les intérêts des parties.
Non, vous ne commettrez pas cette inconséquence.
Il est indispensable que la députation permanente puisse ordonner l'enquête d'office.
Je m'arrête, messieurs, ne voulant pas prolonger une discussion qui, à mon avis, est épuisée. Les observations présentées par l'honorable M. Lambert et par mes amis, les vœux exprimées par les députations elles-mêmes ne sont pas oubliés par la Chambre.
Si je combats l'intervention des cours d'appel dans le jugement des matières électorales, je tiens à le déclarer, ce n'est pas parce que je suspecte leurs arrêts.
Par état, je suis appelé à examiner, chaque jour, la jurisprudence de nos tribunaux, et je déclare que, nulle part, je n'ai rencontré plus de science, plus de loyauté, plus de sagesse, plus d'indépendance que dans nos cours d'appel. Nous pouvons être fiers de notre haute magistrature, qui ne le cède à personne.
Je me place à un autre point de vue. Je ne veux pas que notre magistrature devienne politique. ; je ne veux pas compromettre sa dignité en l'exposant à des soupçons.
Dans tous les pays, on comprend quel danger présente, pour la paix publique, le défaut de confiance dans la magistrature. C'est le sentiment des hommes d'Etat de l'Angleterre, de la France ; c'est le fond de nos institutions. Cette considération a une importance capitale, et j'espère que la Chambre ne l'oubliera pas.
Ceci me rappelle, messieurs, une pensée par laquelle je finis mon discours.
Montesquieu, dans l’« Esprit des Lois », examine les diverses formes de gouvernement ; il en fait ressortir les avantages et les inconvénients ; et lorsqu'il arrive au gouvernement despotique, il le flétrit. Puis il ajoute cette pensée :
Si, même dans un gouvernement despotique, on rencontre un pouvoir judiciaire fortement constitué et indépendant, la liberté ne sera pas en péril, et les citoyens, dont les droits seront protégés par les tribunaux, supporteront avec patience le triste sort que leur fait la loi politique. Donnez donc aux tribunaux, quels qu'ils soient, tous les moyens de s'éclairer et ne refusez pas aux députations permanentes les moyens d'instruction ordinaires. C'est par là que je finis.
M. de Theuxµ. - Messieurs, plusieurs de mes honorables amis se sont livrés à l'examen approfondi du projet de loi avec un zèle et un talent qui sont au-dessus de tout éloge. Aussi, messieurs, je crois pouvoir me borner à quelques considérations générales sur l'origine du projet, sur sa tendance et sur ses conséquences.
Le projet de loi se rattache à tout le système général que nous voyons se développer d'année en année : c'est que la politique nouvelle n'admet aucune institution qui puisse la contrarier.
En 1864, malgré quatorze années du pouvoir exercé par l'opinion libérale, l'opposition était arrivée à se trouver presque en nombre égal avec cette opinion. Que fit-on alors ? Il fallait réformer le parlement, lui-même : il fallait anticiper de cinq années sur la réforme parlementaire, malgré la loi de principe votée sur l'initiative même de la gauche. Il fallait établir de nouvelles règles de répartition quoique la première règle qui a été adoptée pour le renouvellement des Chambres eût été votée à l'unanimité des membres des deux Chambres, sauf un seul de la Chambre des représentants.
Il fallait de plus réformer le système électoral sous la dénomination de loi sur les fraudes électorales. Il fallait introduire de graves nouveautés pour gêner l'exercice du droit des électeurs qui avaient besoin d'une protection spéciale à cause de l'infériorité de leur position par l'éloignement du chef-lieu du vote.
(page 600) Ainsi il fallait introduire le vote par ordre alphabétique, séparer les habitants de la même commune, ne plus laisser s'établir de concert entre les amis politiques d'une même localité. Il fallait rendre le ballottage tout à fait infructueux, insignifiant. Car, au moyen de l’ordre alphabétique, les électeurs éloignés ne pouvaient plus avoir chance de rentrer dans leur domicile le même jour. Ce système est essentiellement vicieux. Nous avons demandé de le réformer en fixant le ballottage à un autre jour pour que les électeurs pussent de nouveaux se concerter et se rendre tous au scrutin électoral.
Mais comme on savait qu'un grand nombre d'électeurs ne peuvent rester séjourner dans la ville jusqu'à la soirée et quelquefois jusqu'au lendemain et que, conséquemment, tous les ballottages tournent au profit des électeurs du chef-lieu dans les grands centres de population, on a voulu maintenir ce système, évidemment opposé à l'esprit de notre Constitution qui veut des choix libres, qui veut une égale facilité pour les choix.
Il fallait aussi réformer la magistrature ; on l'a fait. De là des ouvertures se sont produites dans les rangs de la magistrature ; on les a comblés suivant le système de la politique nouvelle.
Pour colorer, pour rendre moins dure cette retraite des magistrats qui, aux termes de la Constitution, se croyaient inamovibles, on leur a offert, il est vrai, on leur a même donné, à titre d'indemnité, l'intégrité de leur traitement comme pension, et pour sauver les apparences d'une expropriation forcée en quelque sorte, on a accordé le même avantage à tous les magistrats, même à ceux qui ont été nommés sous l'empire de la loi nouvelle. On a créé une charge énorme pour le pays et l'on a créé un privilège qui n'existe pour personne, pas même pour les militaires, pour aucun fonctionnaire, pour aucun employé, un système qu'on a même aboli à l'égard des professeurs des universités.
Aujourd'hui, messieurs, l'on s'en prend aux attributions des députations permanentes des conseils provinciaux. Pourquoi ? Autrefois rien n'était plus parfait que les députations permanentes.
Il est vrai que dans les neuf provinces les députations appartenaient, avec une couleur plus au moins prononcée, à l'opinion du gouvernement. Puis l'esprit politique s'est réveillé et la majorité des députations a changé d'opinion. Aussi, à l'instant même, il fallait frapper ces corps dans leurs attributions. Dans les communes, quoique la majorité des administrations communales ait été nommée dans le sens de la politique nouvelle, on a voulu encore renforcer les attributions du collège des bourgmestre et échevins au détriment du conseil communal, dans une question qui intéresse le plus spécialement les communes, en écartant leur intervention dans le jugement sur les listes électorales, trop d'esprit d'indépendance, encore une fois, s'est manifesté dans un certain nombre de communes, qui ont élu des conseillers en opposition avec les collèges échevinaux. Il fallait donc empêcher les nouveaux membres de renforcer leur position.
Messieurs, nous avons souvent élevé des griefs contre le système électoral qui nous régit ; toutes les lois présentées, comme celle-ci encore, ont pour but évident de renforcer la majorité gouvernementale, soit dans les Chambres, soit dans les conseils provinciaux, soit dans les conseils communaux.
Ainsi, on a proposé d'interdire toute dépense électorale et le gouvernement n'a pas voulu se charger des frais de transport des électeurs ni de de leur accorder une indemnité et, sans l'intervention du Sénat, ce projet eût été converti en loi ; mais le Sénat a compris les conséquences qu'une semblable loi devait produire ; enfin, la Chambre s'est rendue à l'opinion du Sénat et les dépenses électorales ont été formellement autorisées par la loi comme elles l'étaient sous la législation du Congrès.
On a établi un ordre alphabétique plus modéré, mais qui n'a d'autre résultat que de gêner les électeurs.
On a introduit une infinité de peines, et qui doit constater les contraventions ? Les agents de la police locale qui sont les agents de l'administration communale, qui sont en grande partie les agents du gouvernement.
Ces contraventions peuvent encore être constatées par les agents de la police judiciaire, mais de bonne foi, ces agents communaux qui dépendent de leurs chefs, ces agents de la police judiciaire sont-ils libres dans l'exercice de leurs fonctions ? Sont-ils libres, si le bourgmestre ou les échevins se présentent soit aux élections communales, soit aux élections provinciales, soit aux élections générales. Je le demande, y a-t-il un seul homme qui puisse dire qu'un agent de la police locale ose constater une infraction à une loi, commise au profit de ses chefs ?
L'agent de la police judiciaire sera dans la même dépendance. Au contraire, les électeurs de l'opposition et les personnes qui favorisent l'élection des candidats de l'opposition, seront constamment surveillés, intimidés et inquiétés même, pour des faits qui ne sont pas susceptibles de pénalités, mais qui peuvent être mal appréciés et donner ouverture à des poursuites.
Nous avons demandé des garanties pour le secret du vote.
J'ai, messieurs, applaudi de tout cœur à toutes les mesures qui pourraient garantir ce secret. Mais il y en a une des plus essentielles qui manque incontestablement à l'opposition.
En effet, dans un grand nombre de collèges électoraux, le bureau principal est composé de membres d'une seule opinion, de membres appartenant à l'opinion dominante de la ville chef-lieu.
Le contrôle du public sur le dépouillement du scrutin est excessivement difficile ; il est même nul. Les membres du bureau, au contraire, exercent une surveillance très efficace et peuvent intimider les électeurs qui ont quelque chose à craindre en usant de la liberté de leur vote.
Admettons une ville où l'élection est très disputée, que l'on parvienne à imposer à des électeurs de cette ville des bulletins portant une marque imperceptible pour les personnes qui approchent par-ci par-là du bureau.
Il n'y a plus aucune garantie pour l'opposition. Le bureau principal saura parfaitement si ces électeurs ont déposé le bulletin qui leur a été remis. Et si des électeurs de l'opposition déposent des bulletins marqués ou douteux, il les annulera, tandis qu'il n'annulera pas ceux qui lui sont favorables.
Il manque donc là une garantie à la liberté de l'élection et à la sincérité du scrutin.
Le gouvernement, messieurs, qui a tant d'intelligence pour faire prévaloir ses desseins, n'a rien suggéré pour créer ces garanties. Toutes les propositions faites ont été systématiquement écartées.
Messieurs, quant au projet de loi en lui-même, lorsqu'il a été annoncé la première fois à la Chambre, j'ai, à l'instant même, signalé les inconvénients radicaux qu'il me semblait présenter.
Les frais de réclamation devant la cour de justice, les embarras de ces réclamations et les fiais auxquels on peut être condamné, sont des considérations qui empêcheront très souvent les électeurs, déjà craintifs dans l'exercice de leurs droits, de se porter réclamants et de s'exposer à ces embarras, à ces frais.
Cela est de toute évidence. Si MM. les avocats interviennent dans ces contestations, soit par des plaidoiries, soit par des mémoires, il en résultera des frais nouveaux, peut-être considérables.
Ici je reproduis, avec l'assentiment de magistrats et de jurisconsultes des plus éminents, une considération qu'ils m'ont fait connaître : c'est que la justice, qui coûte si cher, est très difficilement accessible à cause des frais judiciaires, des plaidoiries, etc.
J'appelle sur ce point l'attention la plus sérieuse du gouvernement.
Tant que l'on n'aura pas réformé le code de procédure dans le sens d'une économie dans les frais, je dirai toujours que la justice n'est pas accessible pour tous.
M. le ministre de la justice (M. Bara). - Je suis de votre avis.
M. de Theuxµ. - C'est aussi l'avis de M. Leclercq, procureur général près la cour de cassation. Il me paraît impossible, surtout si le droit d'enquête est refusé aux députations permanentes, que les contestations judiciaires n'entraînent pas de grands frais. (Interruption.) L'enquête judiciaire coûtera nécessairement beaucoup et elle entraînera une grande perte de temps pour la magistrature.
Si la députation permanente n'est pas mise à même de rendre des jugements en pleine connaissance de cause et que les appels ne soient pas très rares, vous arriverez infailliblement à l'augmentation du personnel des cours d'appel.
Déjà des augmentations ont eu lieu et on pouvait espérer que l'arriéré étant vidé, il serait possible, de réduire le personnel que nous avions dû augmenter, malgré toute notre répugnance à accroître les charges du trésor.
Eh bien, messieurs, cet espoir sera déçu, mais vous arriverez à une augmentation inévitable du personnel des cours d'appel.
Qu'arrivera-t-il si le projet est adopté ? C'est que le contrôle parlementaire s'effacera de lui-même et que le pays perdra de plus en plus la confiance dans les lois que le Congrès a formulées pour la garantie des citoyens et des libertés.
Et ainsi, messieurs, notre pays ne restera plus au premier rang des peuples libres.
Et, en effet, en interprétant la Constitution dans un sens restrictif au lieu de l'interpréter toujours dans un sens libéral, comme c'était la pensée du Congrès, il n'y a presque rien qui puisse échapper à la réforme.
Messieurs, je crois en avoir dit assez, en appréciant la loi d'une manière générale, pour pouvoir affirmer qu'à moins qu'elle ne subisse des modifications importantes, il nie sera impossible de la voter.
- Des voix. - A demain !
- La séance est levée à 4 heures trois quarts.