(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1868-1869)
(Présidence de M. Dolezµ.)
(page 541° M. Reynaertµ procède à l'appel nominal à 2 1/4 heures.
M. Dethuin, secrétaireµ, donne lecture du procès-verbal de la dernière séance.
- La rédaction en est approuvée.
M. Reynaert, secrétaireµ, présente l'analyse suivante des pièces adressées à la Chambre.
« Des cultivateurs et habitants de Termes demandent l'abrogation de la loi du 7 ventôse an XII sur la police du roulage. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« M. Lefebvre, retenu chez lui par un deuil de famille, et M. Schollaert, obligé de s'absenter pour affaires urgentes, demandent des congés. »
- Ces congés sont accordés.
M. Lambertµ. - La Chambre comprendra qu'il ne peut entrer dans mon intention de faire un bien long discours. La discussion est parvenue à ce point qu'il y aurait pour ainsi dire impossibilité de produire encore des arguments nouveaux.
Tout a été dit, on peut l'affirmer, tant par ceux qui sont partisans du projet du gouvernement, que par ceux qui sont d'avis de suivre les inspirations de la section centrale ou même d'adopter l'un ou l'autre des amendements qui nous sont soumis.
J'ai écouté, messieurs, avec la plus vive et la plus scrupuleuse attention, les discours qui ont été prononcés, et je suis resté ce que j'étais, c'est-à-dire un partisan de l'abolition complète, absolue, de la contrainte par corps.
J'ai pesé, messieurs, les avantages et les désavantages de cette institution, et, tout compte fait, j'ai dès à présent la certitude que continuer à vivre sous le régime de la loi de 1859, serait une faute, un acte coupable.
Cette loi, messieurs, repose sur un principe qui m'a profondément affligé. Ce principe, c'est la sanction, dirai-je, de l'extorsion légale. Je ne trouve pas de mot plus exact pour rendre ma pensée : oui, c'est la sanction de l'extorsion légale.
En effet, pour le législateur de 1859, était-ce une épreuve de solvabilité que cette institution de la contrainte par corps ? Etait-ce une pénalité ? Peu' importe ; mais on y avait inscrit ces paroles odieuses : Au moyen de la contrainte, on fera intervenir la famille et les amis pour payer les dettes qu'ils n'ont point contractées.
Oh ! je le sais, messieurs, on nous reproche, à nous, qui sommes partisans de l'abolition complète de la contrainte par corps, d'être des idéologues, d'être des gens qui écoutent bien plus leur cœur que la raison ; des hommes, en un mot, qui manquent de pratique.
Mon Dieu ! messieurs, ce reproche est trop général, et, par conséquent, il ne prouve absolument rien.
Mais à ceux qui nous le font, je répondrai tout d'abord : Ces hommes qui, dans les parlements de France, d'Allemagne et d'Angleterre, n'ont pas reculé devant l'abolition de la contrainte par corps, étaient-ce donc des hommes qui n'étaient point pratiques ? Est-ce que nous voulons nous poser dans le parlement belge au-dessus de ces législateurs qui, comme je viens de le dire, n'ont pas reculé devant l'abolition de la contrainte parce qu'ils l'avaient étudiée, parce qu'ils savaient que c'était une institution dangereuse, inutile, parce qu'ils étaient convaincus qu'il valait mieux rentrer dans le droit commun au prix de quelques inconvénients ?
Pour ma part, messieurs, je crois être un homme pratique. Je sais fort bien qu'il y a deux espèces de pratique : il y en a une qui a été définie déjà par mon honorable collègue et ami M. Thonissen ; c'est la pratique du magistrat qui, obligé de prononcer la contrainte, le fait en quelque sorte d'habitude.
Mais il y a une autre pratique, c'est celle qui volt de près comment on procède à l’exécution des sentences qui prononcent la contrainte par corps ; et pour celle-là, j'ai le triste avantage de la posséder.
Je me souviens de plusieurs cas qui se sont accomplis sous mes yeux ; avant 1859, il était permis de stipuler la contrainte par corps dans les contrats ; notamment on pouvait la stipuler contre le fermier pour l'exécution de ses engagements vis-à-vis de son maître.
Eh bien, messieurs, j'ai vu un malheureux qui s'est ruiné à cultiver le champ d'autrui, être emprisonné ; il avait abandonné tout ce qu'il possédait, le maître avait reçu tout... Mais malheureusement il n'avait pas reçu assez. On mit en prison cet homme ruiné pour avoir amélioré le champ de son maître ; il y est resté jusqu'à ce que sa femme eût fait le sacrifice de ce qu'elle possédait pour payer la dette et ainsi obtenir la libération de son époux.
J'arrive à la loi de 1859 ; je vais citer un fait qui s'est accompli en 1862.
Un cultivateur s'était laissé aller, par pure complaisance, à signer un acte qui le rendait contraignable par corps, il n'en avait pas retiré un centime ; celui pour lequel il avait posé l'acte de complaisance était en fuite. On emprisonne le signataire de l'acte. Et savez-vous comment il est sorti de prison ? Il avait un enfant mineur qui avait quelque fortune, et le père n'a été relâché que lorsque le conseil de famille eut autorisé le subrogé tuteur de l'enfant à vendre les biens de celui-ci pour payer la dette du père.
Quand on peut citer des faits aussi graves, peut-on hésiter un instant sur la question de savoir s'il y a lieu de supprimer la contrainte par corps ?
Il y a plus : voici un fait qui s'accomplit en ce moment, aujourd'hui.
La loi de 1859 permet de prononcer la contrainte par corps contre les personnes mentionnées dans l'article 1384 du code civil, c'est-à-dire qu'on peut très bien être contraint par corps pour un fait qu'on n'a pas commis, pour une dette que l'on n'a pas contractée. Mais comme on est tenu en qualité de responsable, on peut être contraint par corps.
Eh bien, dans la geôle de Dinant, se trouve une personne qui a déjà subi un emprisonnement par corps de plusieurs mois, parce que son fils mineur a donné un malheureux coup qui a occasionné la mort ; il a été condamné à 5,000 francs de dommages-intérêts ; et le père subit cet emprisonnement, parce que le fils a posé ce fait.
Ce n'est pas tout : le père a offert tout ce qu'il avait ; il a dit aux créanciers : « Voilà ce que je possède, j'ai un champ, une maison, je vous les abandonne. » On lui a répondu que ce n'était pas assez.
Il restera en prison jusqu'à ce qu'il puisse trouver la somme qui manque. On espère, au moyen de la contrainte par corps, obtenir l'intervention des parents et des amis.
Eh bien, messieurs, je dis que les faits que j'ai cités suffisent pour faire abolir la contrainte par corps.
Maintenant, quittons le terrain des faits. Pour moi, messieurs, je le dis comme homme pratique, je le dis comme juriste, comme homme ayant déjà vu bien des choses par son âge et par ses affaires, il n'est pas possible que la contrainte par corps subsiste plus longtemps.
Mais, messieurs, qu'est-ce que la contrainte corporelle ? Mais n'est-ce pas une dérogation flagrante aux principes du droit commun qui n'est pas l'expression de la justice !
Si le commerce, messieurs, a besoin de privilèges, de faveurs, si dans certaines prévisions légales il faut aussi donner une préférence à un créancier, je préfère qu'on le dise tout carrément dans la loi. Si on veut être logique lorsqu'on dit que le commerce ne peut obtenir sa grandeur, son développement qu'à l'aide de faveurs quelconques, qu'on l'inscrive dans la loi et qu'on ajoute un texte quelconque ; qu'on ajoute un texte à ces articles qui établissent le privilège sur les meubles et les immeubles. Mais asseoir, contre le vœu de la loi, d'une façon détournée un privilège, une faveur qui touche à la liberté de la personne, je dis que cela n'est pas possible.
Eh, bon Dieu, messieurs, parlons du commerce, et véritablement on dirait qu'il n'est pas suffisamment avantagé.
Je vais vous établir à l'instant même que la loi a été à son égard d'une générosité extrême. Il a des moyens d'agir qui n'appartiennent qu'à lui et qui blessent les idées de liberté que nous avons tous.
Le commerçant trouve d'abord une première faveur dans le droit de disposer sur un débiteur ; il n'est pas obligé de se mettre en route pour toucher ; il a le droit, aux termes de la loi, dès qu'il a une provision, de disposer pour obtenir la rentrée de la somme qui lui est due.
Seconde faveur : il peut toujours faire protester, et ce n'est pas peu de chose. On parle de mesures préventives, mais celle-là a une efficacité très grande ; l'honnête commerçant craint les protêts : il les craint parce que c'est l'annonce publique de la gène dans laquelle il se trouve, et une annonce publique qui peut peser lourdement sur toutes ses affaires.
(page 542) Et ce n'est pas là le seul effet du protêt, messieurs, il sera rendu public par l'enregistrement, et de plus il sera inscrit dans un registre tenu ad hoc dans chaque ressort.
Ce sont là, messieurs, des moyens qui influent grandement sur l'exécution des contrats commerciaux.
Mais il y a encore d'autres moyens énergiques favorisant exceptionnellement le commerce.
Est-ce qu'il n'y a pas de saisie préalable, qui tue le crédit ?
Ainsi, aux termes de l'article 417 du Code de procédure, le commerçant qui n'a pas de titre exécutoire, n'a qu'à s'adresser au président du siège, et à l'instant même il est autorisé à saisir au préalable tous les meubles et effets de son débiteur.
N'est-ce pas là une mesure exceptionnelle dont on arme le commerce ? Mais après celle-là, il y en a une bien plus terrible encore, c'est la faillite. Que faut-il de plus ?
Mais, messieurs, c'est à confondre l'esprit quand on entend dire que le commerce n'existera qu'à la condition d'avoir l'usage de la contrainte par corps, alors qu'il a déjà les mesures exceptionnelles que je viens de vous signaler. Il est temps de rentrer dans le droit commun qui, comme j'ai eu l'honneur de le dire, est l'expression de la vérité.
C’est fa loi qui le dit, en proclamant que tous les biens d'un débiteur sont le gage commun des créanciers, à moins qu'il n'y ait entre ceux-ci des motifs de préférence édictés par la loi. Mais véritablement, je me demande à chaque instant : Pourquoi faut-il que moi, qui ne suis pas commerçant, je sois exposé à voir les engagements contractés vis-à-vis de moi rester sans résultat, tandis que les engagements qui sont pris envers mon voisin commerçant seront nécessairement exécutés non seulement en vertu des lois générales, mais grâce à des lois exceptionnelles ? Il y a là quelque chose qui choque, qui blesse.
Il est évident que si la contrainte par corps est un moyen 'qui assure l'exécution des contrats, vous devez refendre à tous les cas possibles. Elle ne doit pas être l'apanage d'une classe de citoyens. Elle doit être le partage de tous.
Voyez, messieurs, où nous allons. La loi, dans sa sage prévoyance, a voulu que tous les droits pussent être mis en mouvement. Ainsi, au riche elle dit : Vous avez des droits à faire valoir ; agissez à vos frais, à vos risques et périls. Au pauvre elle dit : Vous ne pouvez pas agir ; je vous viens en aide et je vous accorde le bénéfice du pro Deo. Voilà ce que fait la loi pour mettre en mouvement les droits ; elle est sage ; elle est juste.
Eh bien, ce système légal bienfaisant ne peut pas s'appliquer à la contrainte par corps. En effet, c'est uniquement un mode d'exécution dévolu aux riches que la contrainte par corps. Lorsqu'on a obtenu un jugement qui prononce la contrainte par corps, pour le mettre à exécution, il faut des écus sonnants. Il faut de plus nourrir le débiteur dans la prison. Il en résulte que le créancier peu riche, qui est à peu près ruiné, pour obtenir la consécration de son droit, ne peut en profiter quand le moment est venu, car ses ressources sont épuisées. Et qu'arrive-t-il souvent en cas semblable ? Une véritable extorsion. On dit au créancier : Vous ne pouvez pas exécuter la contrainte par corps. Vous avez un titre de 4,000, de 5,000, de 6,000 fr. Eh bien, je ne veux pas vous payer. Vous ne pouvez pas user contre moi de la contrainte par corps. Voulez-vous transiger ? Et l'on obtient la transaction. Ce sont des faits qui se produisent constamment. Hier encore, je voyais dans un journal, qu'un homme se trouvant dans la prison pour dettes à Bruxelles, avait obtenu son élargissement moyennant 250 fr. qu'il donnait pour une créance de 5,000 fr.
Voilà où l'on en arrive avec la contrainte par corps. Elle rappelle que la vengeance est un plaisir des dieux. Aujourd'hui la contrainte par corps est un plaisir des gens riches et pas autre chose.
Messieurs, lorsque je vous ai cité ces faits, ne vous sentez-vous pas entraînés à abolir complètement la contrainte par corps ?
Je le sais, on parle souvent des inconvénients qui sortiront de cette abolition absolue. On dit : Que deviendrons-nous sans la contrainte par corps ? Le commerce ! Mais il s'en ira à vau l'eau. Les citoyens ! Mais ils seront insultés à plaisir.
Est-ce bien sérieux ? Comment ! Vous allez mettre en balance les inconvénients que je signale avec la faculté pour certaines gens d'en emprisonner d'autres ?
Le législateur doit faire la balance et de ces inconvénients et des avantages de la loi qui lui est soumise et qu'il va voter.
Pour moi, messieurs, il n'y a pas de doute : la somme des avantages résultant de la disparition de la contrainte par corps l'emporte et de beaucoup sur les inconvénients qui ont été signalés.
Quant à l'emploi de la contrainte par corps pour réparation du dommage résultant de délits et de quasi-délits, j'ai peu de chose à dire, parce que l'honorable M. Thonissen a tout dit et que l'honorable ministre de la justice a complété, s'il était possible, la démonstration de l'honorable professeur de Louvain. Je n'ai qu'une seule observation à faire, c'est que les inconvénients que j'ai signalés tout à l'heure et qui concernaient particulièrement le commerce, s'appliquent directement à la contrainte employée pour obtenir le payement de dommages-intérêts, et cette considération me suffit pour soutenir que la contrainte par corps ne doit plus exister et pour me décider à voter le projet de loi du gouvernement.
Pour le cas où ce projet de loi ne serait pas accueilli et dans la prévision que le projet de la section centrale serait admis, je me permettrai d'adresser une demande à l'honorable rapporteur. C'est à propos des articles 4 et 5 des dispositions transitoires.
Ces articles portent :
« 4° Seront immédiatement mis en liberté les individus incarcérés pour dettes depuis deux ans au moins.
« 5° Ne pourront être exécutés, en ce qui concerne la contrainte par corps, les jugements rendus en vertu de la loi antérieure, qui auront ordonné la contrainte par corps, hors les cas déterminés par l'article premier. »
Je demanderai à l'honorable rapporteur ce qui adviendra des personnes qui sont incarcérées depuis moins de deux ans, en vertu de l'ancienne loi, niais qui ne pourraient plus être incarcérées sons l'empire du projet de la section centrale.
Je termine. Le projet fait partie d'un ensemble de lois qui ont pour but d'affranchir les intérêts privés, quand l'intérêt public n'est pas en jeu, qui est bien plus une entrave qu'une protection. Je le voterai tel qu'il a été présenté par le gouvernement.
M. Vermeireµ. - Messieurs, il n'y a pas de question qui, depuis près d'un siècle, a occupé davantage l'esprit humain que celle qui se discute en ce moment devant vous.
Non seulement en Belgique, mais dans la plupart des pays civilisés, la contrainte par corps a été abolie ou est sur le point de l'être.
La Belgique, messieurs, n'a pas pris l'initiative de cette réforme.
Elle a été devancée par la France, l'Angleterre et l'Allemagne, où des projets de loi, décrétant l'abolition de la contrainte, ont été adoptés ou présentés aux diverses législatures.
Ce n'est pas à cause de circonstances particulières que la contrainte par corps a été abolie, ou qu'on a proposé de. l'abolir.
Cette abolition a eu lieu non seulement parce que la contrainte a été considérée comme immorale et illégitime dans son principe, mais bien parce qu'elle constitue une violation de la liberté individuelle et qu'elle fait tache dans les lois d'un peuple civilisé.
La contrainte par corps se trouve ainsi stigmatisée ; et c'est pour ce motif qu'elle a reçu la sanction des parlements français, allemands et autrichiens.
Non seulement la contrainte par corps a vivement agité les esprits dans les temps modernes, mais elle a également occupé les temps anciens.
Dalloz, dans son Répertoire de jurisprudence, nous apprend que le droit barbare de l'homme sur l'homme existait dans toute sa cruauté en Egypte et qu'il en était de même chez presque tous les peuples de l'Asie.
Cette législation barbare avait révolté tellement la conscience humaine, que, selon Dalloz, les rois délivraient souvent des prisonniers pour dettes, et que d'autres lois très anciennes étaient basées sur le principe que le débiteur ne peut s'engager que dans ses biens, jamais dans sa personne.
Aussi, la contrainte par corps n'était point exercée chez le peuple juif, parce qu'elle était contraire à la loi divine qui commandait d'assister ou de donner, sans regret, à un frère malheureux.
Il est un fait que nous devons constater, c'est que, à mesure que la civilisation avance, à mesure que le christianisme pénètre chez les peuples, les lois s'adoucissent et deviennent mois rigoureuses.
C'est ainsi que saint Louis était revenu à la règle que les débiteurs devaient payer sur leurs biens, non sur leurs corps.
Je pourrais comprendre, à certains égards, que dans les temps auxquels l'industrie et le commerce avaient été considérés comme des mineurs, devant être placés sous la tutelle protectrice des gouvernements, la contrainte par corps constituait un moyen qui, comme compensation, protégeait le créancier contre son débiteur.
Mais, aujourd'hui, que nous demandons, avec insistance, à être émancipés complètement, et que le gouvernement, suivant ses promesses souvent réitérées, nous accorde la liberté économique la plus entière, il ne peut plus en être ainsi.
Nous ne pouvons le méconnaître, messieurs, la loi du 21 mars 1859 a, (page 543) selon l'expression du rapport, « introduit les améliorations réclamées alors par les meilleurs esprits et elle a fait disparaître les dispositions incompatibles avec l'adoucissement de nos mœurs. »
Rappelant les principales améliorations, le rapport de la section centrale cite parmi celles-ci : la suppression de la contrainte par corps conventionnelle ; l'emprisonnement pour dettes ne pouvant excéder le terme de 5 ans (la section centrale propose de le réduire à 2 ans), la faculté pour le débiteur de demander son élargissement en prouvant qu'il est dépourvu de tout moyen d'acquitter la dette ; et, sauf en matière répressive, l'obligation pour les juges de ne la prononcer, en matière commerciale, lorsque la dette n'atteint pas 200 fr., et en matière civile lorsqu'elle n'est pas de 300 fr. Enfin le rapport cite encore les cas auxquels la contrainte par corps est prohibée. Ainsi, elle n'est point permise entre parents et alliés à un degré déterminé ; contre la femme et le mari simultanément ; contre les femmes, les filles ou les mineurs, si ce n'est pour dettes commerciales ; ni contre les septuagénaires.
Le gouvernement constate que cette législation a produit de bons effets. La section centrale, sans révoquer en doute ou infirmer l'allégation du gouvernement, se demande cependant si ces effets sont tels, que la société puisse supprimer la contrainte par corps.
Il résulte de l'enquête qui a été ouverte par le gouvernement près des chambres de commerce, des tribunaux de commerce, près des cours d'appel, des procureurs généraux, des présidents des tribunaux de première instance et des procureurs du roi, que sept chambres de commerce appuient le projet de loi purement et simplement, que sept le font sous certaines réserves, et que sept se prononcent contre le principe de la contrainte par corps. Toutefois, le rapport ajoute que les avis de ces dernières chambres présentent des nuances diverses. Une seule chambre a envoyé deux rapports en sens différents.
Sur quatorze tribunaux de commerce, sept se prononcent contre la loi, six s'y rallient, un est divisé d'opinion.
Sur vingt-trois tribunaux de première instance, quatorze se rallient purement et simplement au projet du gouvernement. Trois autres y adhèrent également, sous certaines réserves. Quatre repoussent le projet de loi.
Les avis de MM. le procureurs du roi sont, en général, favorables à la suppression de la contrainte par corps. Quatre, cependant, font quelques réserves.
Il résulte donc de l'ensemble de cette enquête que la grande majorité des personnes qui ont été consultées est favorable à la suppression de la contrainte par corps. De plus, l'enquête constate que ce sont principalement les magistrats et les fonctionnaires de l'ordre judiciaire qui se prononcent en faveur du projet du gouvernement.
La légitimité de la contrainte par corps est contestable. Je ne m'occuperai pas d'examiner cette question. La section centrale s'est chargée de ce soin. Elle n'est point parvenue à conclure ; car ce n'est que sur des raisonnements puisés ailleurs que dans la garantie constitutionnelle qu'elle appuie son système. Ce n'est, en d'autres termes, que sur l'exception qu'elle établit la règle.
Il me semble que si la loi punit les délits, elle n'a point, pour cela, l'obligation d'intervenir, par la contrainte par corps, entre l'exécution ou l'inexécution des contrats privés, si ceux-ci ne sont pas de nature a blesser où à préjudicier la société ou l'intérêt public.
Mais, dit-on, la loi n'a principalement pour but que de punir la mauvaise foi, le dol et la fraude. L'honorable M. Thonissen a déjà répondu à cette objection. Cet honorable membre vous a fait observer que si le commerçant use de moyens frauduleux ou qu'il fasse naître des espérances chimériques, il devient punissable d'un emprisonnement d'un mois à 5 ans.
« S'il a trop dépensé, trop joué, imprudemment spéculé, acheté des marchandises pour les revendre à vil prix, s'il a donné trop de signatures de crédit, il devient banqueroutier simple et encourt un emprisonnement d'un mois à deux ans.
« S'il a détourné une partie de son actif, s'il se prévaut de dettes fictives, s'il cache ses livres, ou s'il en altère le contenu, il devient banqueroutier frauduleux, et il peut être condamné, comme criminel, à la peine de cinq à dix ans de réclusion.
« Enfin, il peut encore être condamné à un emprisonnement de cinq ans, s'il détourne frauduleusement, des marchandises qui lui ont été remises pour en faire un usage déterminé.
« S'il met en circulation des traites pour lesquelles il n'y a point de provision ; s'il dispose sur des personnes qui ne sont point ses débitrices, ou sur des firmes imaginaires, il encourt un emprisonnement de deux ans. »
Je demande pardon à l'honorable M. Thonissen d'avoir extrait ces citations de son discours. Mais, si ces citations renferment des vérités qui sont bonnes à dire, elle ne le sont pas moins à être répétées.
Des jurisconsultes ont fait observer, avec justesse selon moi, que des lois qui ont des origines différentes on partent de principes qui ne sont pas les mêmes, constituent un ensemble qui peut conduire aux résultats les plus bizarres.
Ainsi, d'après la loi que nous discutons, telle qu'elle a été amendée par la section centrale, la contrainte par corps devient une peine civile, tandis que, aux termes de l'article 35 de la loi de 1859, le débiteur pourra être élargi s'il prouve son insolvabilité.
Si, dans l'opinion de la section centrale, le débiteur ne doit être condamné à l'emprisonnement qu'en cas de dol, de fraude ou de mauvaise foi, je ferai observer avec M. Thonissen que ces infractions étant déjà punies par le code pénal, il n'est point nécessaire d'en faire mention dans la loi que nous discutons.
Dans tous les cas, si je me trompe sous ce rapport, on pourrait édictée des peines contre ces délits, ou dans le nouveau code pénal, ou dans une loi spéciale.
« II faut, dit le rapport de la section centrale, à la société moderne une grande liberté dans les transactions ; car, ajoute-t-elle, que deviendrait cette liberté si le commerçant ne pouvait plus faire un pas, ne pouvait plus faire une affaire un peu chanceuse sans venir se heurter contre le code pénal ? »
Mais, si M. Thonissen a cité d'une manière exacte, et il n'est pas à supposer qu'il en soit autrement, ce que la section centrale redouterait, serait déjà, en ce moment, passé à l'état de fait accompli.
Si les transactions commerciales devaient souffrir de la tolérance des lois sur la matière que nous discutons, la prospérité commerciale et industrielle devrait diminuer d'autant plus, que ces lois seraient plus libres. Or, il n'en est rien. Et, pour ne citer que la Belgique, où la loi de 1859 est considérée comme un grand adoucissement aux législations préexistantes, n'avons-nous pas pu constater tout le contraire ?
Ainsi : de 1852 à 1856, le commerce spécial annuel a été de 671,000,000 de francs. De 1862 à 1867, il s'est élevé, à 1,252,000,000 de francs.
Pour l'intérieur, nous n'avons pas de données très précises. Cependant nous pouvons considérer le montant des escomptes qui sont faits à la Banque Nationale, comme un indice assez certain de la situation, presque toute la circulation du pays passant par cet établissement financier.
Ainsi, en 1864, le total du papier escompté était de 824,000,000 de francs.
En 1868, le même total escompté s'élevait à 1,205,000,000 de francs.
La section centrale donne, à la page 23 de son rapport, une statistique, et elle en conclut que, puisque les sept dixièmes des personnes incarcérées ont payé en partie ou en totalité, les résultats obtenus ont été satisfaisants.
Mais le rapport de la section centrale oublie ou néglige de nous dire que le nombre des incarcérations, comparativement aux condamnations, est peu important, et que le montant des dettes commerciales, pour lesquelles on a obtenu la contrainte par corps, est relativement peu important et présente cette particularité que, tandis que les transactions augmentent dans une grande mesure, le montant des sommes restées en souffrance diminue considérablement.
Les transactions commerciales ont augmenté de plus de 50 p. c.
Le montant des sommes restées en souffrance, pour lesquelles on a exercé la contrainte par corps, a diminué de 152,000 à 125,000 fr.
Le nombre de jugements obtenus, pendant la période quinquennale de 1859 à 1865, a été de 14229 ; donc sur 1,000 jugements, 25 seulement ou 2.3 p. c. ont été exécutés. Et la section centrale de s'applaudir de ce résultat !
De ce qui précède, il résulte, à la dernière évidence :
1° Qu'on fait peu usage de la contrainte par corps, au moyen de l'exécution ;
2° Que les sommes obtenues par ce moyen d'exécution sont insignifiantes ;
Que, dès lors, il n'est point nécessaire de maintenir, dans notre législation, une loi exceptionnelle qui, non seulement, frise l'inconstitutionnalité ; mais qui, dans tous les cas, nous met presque au ban du progrès et de la civilisation, alors que, au point de vue politique, nous avons toujours marché à la tête des peuples qui nous entourent.
Il est impossible, messieurs, que la Belgique reste en arrière, alors que, partout, on nous devance dans cette voie.
(page 544) M. Nothomb. - Je ne veux pas, messieurs, vous entretenir longuement. Si j'en avais eu l'intention, elle aurait disparu devant les discours des honorables MM. Thonissen et Bara, que j'enveloppe, pour être juste, dans le même éloge. Je n'ai pas la prétention d'apporter des arguments nouveaux dans une question aussi connue, et je désire simplement émettre un vote motivé.
Je ne veux toucher qu'en passant au discours de M. Reynaert. Mon honorable ami s'est placé hier à côté de la question ou plutôt, comme cette expression pourrait offrir une nuance critique qui est bien loin de ma pensée, je dirai qu'il s'est placé au-dessus de la question.
Assurément, l'étude qu'il nous a présentée, est très remarquable ; elle traite de l'une des matières les plus graves de notre législation. Il a signalé avec force, avec clarté, avec une lumineuse logique, les imperfections de la loi sur les faillites. Mais de ce que celle partie de noire code demande d'être révisée, modifiée, tempérée, ce n'est pas une raison pour nous arrêter aujourd'hui dans l'examen et la solution de la question qui nous est soumise.
Si la législation sur les faillites présente, des imperfections, et je le crois, il faut l'étudier, l'améliorer ; mais en ce moment nous avons à nous occuper de la contrainte par corps, question qui est connue, qui a été longuement débattue, et c'est celle-là qu'il faut d'abord résoudre.
A chaque jour sa tâche ; à chaque heure sa peine. La question des faillites pourra venir plus tard.
Ce qu'il y a de certain, c'est que mon honorable ami aura eu le mérite d'avoir appelé le premier l'attention de la Chambre et du pays sur cette importante matière des faillites.
Plus il sera connu, plus son discours sera apprécié. Je reviens au débat actuel.
Personne plus que moi, messieurs, ne rend justice aux sentiments et au talent de l'honorable rapporteur ; mais je ne puis me rallier à ses conclusions. C'est vous dire que je suis partisan de la suppression absolue de la contrainte par corps. Je ne veux pas suivre le rapport point par point, d'avance déjà on y a répondu. Cette tâche a été brillamment remplie par l'honorable M. Thonissen. Je ne veux pas refaire son discours, car je pense exactement comme lui et j'arrive aux mêmes conclusions.
On a prétendu, hier encore, l'honorable M. Reynaert s'est fait l'écho de cette objection, que la réforme sollicitée de vous est une mesure improvisée, précipitée, aventureuse, qui n'est pas mûrie et que l'opinion publique ne réclame pas.
Je prétends, au contraire, que cette question est mûre et que l'opinion publique en demande la solution.
L'emprisonnement pour dettes, comme moyen d'exécution des engagements civils, a été, selon moi, condamné et j'oserais presque dire, moralement tué du jour où un des hommes les plus éminents de notre époque, un esprit sagement conservateur et libéral qui a rempli un grand rôle dans son pays et y jouit de l'estime universelle, a pu qualifier et flétrir, en pleine chambre des pairs, sans y exciter de protestation, la contrainte par corps du nom de torture moderne, parole grave et que je n'ai plus jamais oubliée...
M. Bouvierµ. - C'est M. de Broglie.
M. Nothomb. - J'allais le nommer.
La contrainte par corps a été condamnée par le sentiment public, par la science et, disons-le à l'honneur de notre pays, cette question a donné le jour, chez nous, aux écrits les plus remarquables : elle est encore condamnée par les faits, et ce qui le prouve, c'est que chez les peuples les plus policés du monde, à la même date, à la même heure, chose bien significative, par un entraînement irrésistible, elle a été supprimée. Elle l'a été en France, en Autriche, en Allemagne et profondément modifiée en Angleterre.
J'ai donc, messieurs, le droit de dire qu'à ce point de vue la question est jugée.
J'entends émettre des doutes sur l'efficacité de la réforme.
De sombres prévisions se font jour ; des idées pessimistes se produisent et l’on nous prédit que le jour viendra où, repentants d’une telle audace, nous retirerons la réforme, que nous reviendrons sur nos pas.
Je n'en sais rien, mais ce que j'affirme, c'est qu'émettre de si décourageantes prévisions, c'est douter du progrès, c'est même douter de la civilisation chrétienne qui a pour base fondamentale l'affranchissement de l'homme et le respect de sa liberté. C'est la gloire du christianisme d'avoir fait de ce respect la base de la religion. C'est un de ses côtés les plus divins.
Mais enfin, soit ; supposons qu'un jour il nous faille peut-être renoncer à notre œuvre ; ce sera déplorable, mais il sera digne de la Belgique d'avoir, elle aussi, rendu cet éclatant témoignage à la liberté humaine, et il restera toujours beau de l'avoir essayé.
Les mêmes plaintes, les mêmes doléances ne se font-elles pas jour à propos de chaque grande réforme ? N'avons-nous pas entendu ces lamentations quand il s'est agi d'affranchir l'argent du taux légal de l'intérêt ? On a prédit alors que ce serait la destruction du commerce, que le crédit serait perdu, que ce serait l'anéantissement des transactions, qu'il n'y aurait plus de garantie, que ce serait la porte ouverte aux extorsions, que sais-je encore ?
Mais, messieurs, de ces plaintes, qui ont trouvé, même dans cette enceinte, d'éloquents interprètes, qu'est-il resté ? Rien. Les faits ont donné raison à ceux qui ont proclamé la liberté du taux de l'intérêt.
En ce qui concerne la protection du commerce, les droits différentiels, la liberté des échanges, encore et toujours les mêmes plaintes, les mêmes sombres prédictions : le commerce et le travail national allaient périr ! La réforme s'est réalisée néanmoins et le commerce, plus vivace qu'avant, se trouve bien de la liberté et le progrès est constant.
Il en sera, j'ose le dire, exactement de même après la suppression de la contrainte par corps : le commerce ne sera pas ruiné, et les transactions, le crédit ne seront pas anéantis.
L'emprisonnement pour dettes qui est la privation de la liberté d'un individu dans un intérêt privé, c'est-à-dire, dégageant les choses des mots, une véritable peine dans sa triste réalité, l'emprisonnement pour dettes est illégitime en soi ; tout le monde en tombe d'accord et j'abuserais des moments de la Chambre en insistant fastidieusement sur ce point. Les partisans mêmes de la contrainte l'avouent, puisqu'ils ne cherchent qu'à en sauver quelques débris. Or, je soutiens que, si la contrainte par corps est mauvaise en bloc, elle est mauvaise aussi en détail ; je prétends que si elle est illégitime, inhumaine et immorale dans un cas, elle l'est également dans tous.
Forcé de céder sur le terrain de la légitimité de cette mesure, sur quoi se rejette-t-on ? Sur son utilité, sur sa nécessité, sur ce que le crédit commercial ne peut se passer de cette garantie, sur ce que le salut commercial est là, etc., toute la série des doléances que je rappelais il y a un instant.
Eh bien, messieurs, que faut-il consulter pour donner la réponse à ces objections ? Il faut consulter l'expérience, et l'expérience, a donné un démenti à ces plaintes et à ces prédictions sinistres.
On l'a rappelé hier ; l'expérience est faite en Allemagne depuis plus d'un an, en France depuis plus de deux ans. Et le commerce ne se plaint pas, la sécurité commerciale n'a pas disparu, le progrès ne s'est pas arrêté.
Est-ce que les autorités manquent à l'appui de notre confiance ? Non certes. J'ai été particulièrement frappé, quant à moi, de ce qu'a dit en France, lors de la discussion de cette question, un homme très haut placé, un homme qui doit son illustration, sa position éminente, précisément au commerce, à l'industrie, qui a grandi par ces deux éléments ; je veux parler de. M. Schneider, président du corps législatif de France. Il a affirmé, il a prouvé de la manière la plus formelle que la contrainte par corps est inutile, inefficace pour le commerce et, au fond, nuisible au crédit.
Et tout à l'heure encore, vous avez entendu un de nos collègues dont l'autorité en pareille matière nous inspire à tous une juste considération, mon voisin l'honorable M. Vermeire, vous prouver et déclarer que le commerce n'a nul besoin de cette garantie, que l'abolition de la contrainte par corps ne nuira pas au commerce, qu'au contraire elle lui donnera une assiette meilleure et un essor beaucoup plus sûr.
Mais je vais plus loin, messieurs, je suppose même qu'il en soit ainsi ; admettons pour un instant que cette garantie soit utile au commerce ; est-ce qu'on aura justifié par là la contrainte par corps ? Assurément non. Elle est illégitime cette mesure, et si elle a ce caractère incontestablement devant la conscience humaine et chrétienne, à quoi peut servir votre argument de l'utilité ?
Si le moyen est mauvais au point de vue moral, il m'importe peu qu'il puisse être utile, avantageux au commerce. Ce serait une détestable justification d'une mesure que son utilité, son efficacité, lorsque cette mesure conduit à l'incarcération d'un homme, à la privation de sa liberté. Si une telle justification pouvait suffire, on en viendrait aisément à amnistier les actes les plus graves, les plus iniques. Jamais dans les choses qui touchent à la dignité humaine, vous ne sauriez prétendre qu'une utilité, problématique d'ailleurs, puisse être la cause déterminante et légitime d'une violence qui conduit à un pareil résultat. Toute mesure qui blesse la moralité, la conscience humaine, est illégitime, quelle qu'en puisse être l'utilité.
Et puis, messieurs, il n'est pas même exact que la contrainte par corps soit utile ; il n'est pas vrai qu'elle constitue une garantie pour le commerce. M. le ministre de la justice me semble l'avoir prouvé hier d'une façon péremptoire.
Non, le crédit ne tient pas à l'applicabilité de la contrainte par corps à (page 545) un individu. Le crédit repose sur autre chose, sur des conditions d'un ordre bien plus élevé : il tient à l'honneur de l'homme, à sa probité, à son travail.
Voilà les bases vraies du crédit. Est-ce qu'on contracte en vue de faire incarcérer un jour l'homme qui s'oblige envers vous ? Evidemment non. Est-ce qu'on spécule sur le corps de l'obligé ? Non, sans doute. On ne trafique ni sur la chair d'un homme, ni sur sa liberté ; c'est bon dans le Marchand de Venise, comme l'a fait observer avec à-propos un de nos publicistes qui a traité la question d'une manière remarquable.
Et si c'est à raison de cette éventualité de prison que l'on contracte, je le dis avec MM. Thonissen et Bara, cet engagement-là est mauvais, immoral, et mieux vaut ne pas contracter.
A ce point de vue donc, je considère également le maintien de la contrainte par corps comme inefficace et plutôt comme nuisible pour les intérêts que l'on veut protéger par elle. De deux choses l'une : ou le débiteur est de bonne foi ou il est de mauvaise foi. S'il est de bonne foi, si c'est un malheureux, s'il est sans ressource, eh bien, la peine, car c'est bien une véritable peine, devient non seulement inutile, mais, le mot n'est pas exagéré, elle devient barbare : tout le monde veut s'en affranchir : autant emprisonner ou exécuter un innocent.
Si le débiteur est de mauvaise foi, s'il a des ressources qu'il cache, s'il ne veut pas payer, je dis que si l'honneur, le sentiment de la probité sont tellement éteints chez lui qu'il ne veuille pas s'acquitter, ayant des ressources, l'incarcération ne le fera pas payer non plus ; il ira en prison ; il y narguera son créancier ; il le fatiguera ; il le ruinera, si c'est possible, par les frais de la détention ; mais il ne payera pas.
El d'ailleurs, dans ce cas, ainsi qu'on l'a prouvé, la loi pénale est suffisante, elle donne plusieurs moyens au créancier de se faire rembourser par un débiteur de mauvaise foi, par un débiteur qui a des ressources qu'on connaît ; le code pénal, la loi civile viennent à son aide ; et si la loi est insuffisante, alors renforçons-la. Mais, dans mainte hypothèse, je le répète, le débiteur de mauvaise foi, insensible à la voix de l'honneur, de la probité, de la vertu, ne payera pas ; il bravera son créancier.
Et qu'arriverait-il dans la plupart de ces cas ? Ici, comme l'honorable M. Lambert, je puis invoquer mon expérience personnelle de magistrat. C'est la famille qui paye pour le débiteur de mauvaise foi ; c'est elle qui est frappée ; et il se trouve ainsi que la mauvaise foi de ce coquin devient une espèce de prime d'assurance à charge de sa famille. Vous voyez que c'est là une détestable situation, et qu'il ne faut pas la maintenir.
On a beaucoup parlé de la question des dommages-intérêts, et on veut à cet égard maintenir la contrainte par corps.
Disons-le ouvertement : on a surtout en vue les dommages-intérêts prononcés en matière de presse. C'est là le point culminant du débat. Je demande la permission de m'en expliquer avec franchise.
On a fait un tableau émouvant, révoltant même de l'écrivain qui insulte, qui calomnie, qui déshonore, qui traîne dans la boue tout ce qu'il y a de plus respectable : l'honneur des hommes, la réputation des femmes ; qui met au grand jour les secrets de la vie privée, qui vit de la calomnie. Et on ajoute que dans ce cas les dommages-intérêts ne sont rien, si l'on n'a pas la contrainte par corps ; le calomniateur restera impuni ; il promènera triomphalement son insolence ; et sa victime restera désarmée à sa discrétion.
C'est là, il faut l'avouer, un inconvénient réel, plus que cela, un malheur de situation. Mais comment veut-on y obvier ? En créant un privilège et une exception contre la presse ; or, de ce privilège, et de cette exception, je ne veux pas ; il ne faut pas les faire, il ne faut pas les établir. Je dirai à mon tour : C'est le droit commun qu'il faut conserver ; c'est encore la meilleure des sauvegardes.
Que sont donc ici les dommages-intérêts ? J'invoque, encore les paroles prononcées par d'honorables préopinants : les dommages-intérêts sont le résultat de l'application de l'article 1382 du code civil ; ils sont donc une dette civile. Ils doivent obtenir le même traitement que les dommages-intérêts alloués en matière ordinaire, sinon vous créeriez à la presse un état exceptionnel dont il faut s'abstenir.
Comment surtout y soumettre la presse ? La presse, dans le régime des pays libres, est un élément essentiel de la liberté même, et si vous affaiblissez sérieusement la liberté de la presse, vous affaiblissez en même temps la liberté sociale ; toutes sont solidaires et la presse est la gardienne des autres. Je ne puis consentir à aucune dérogation au principe même ; comme je n'approuve pas la contrainte par corps en matière civile, dans le sens usuel du mot, je ne veux pas l'admettre non plus pour les dommages et intérêts prononcés en matière de presse.
Au surplus, il me semble qu'on s'exagère beaucoup les effets de la calomnie, de la diffamation par la voie de cette presse qui se déshonore par l’outrage. De cette presse-là, qui est la honte de la liberté, j’en appelle à la presse qui se respecte, et je reproduis ici une expression heureuse que déjà M. le ministre de la justice employait hier et qui est empruntée à un journaliste célèbre : c'est à la presse qui se respecte à faire la police de la mauvaise presse ; c'est à elle à condamner, à flétrir ce qui est infâme, car entre la calomnie qui ne respecte rien et la liberté qui se respecte, il ne saurait y avoir aucune solidarité.
Avons donc plus de confiance dans la vérité et dans la liberté. La vérité parvient toujours à se dégager, comme la lumière de l'ombre, et l'opinion publique finit toujours par condamner et flétrir les écarts, les excès de la licence.
Conservons, messieurs, plus de foi dans la liberté ; elle seule guérit les maux qu'elle entraîne après elle, comme toute chose humaine.
Sachons supporter la liberté de la presse comme toutes les autres libertés.
Je ne conçois guère, quant à moi, une presse réellement libre d'un côté et de l'autre une presse asservie par la menace permanente de dommages-intérêts qui peuvent conduire l'écrivain en prison.
Il y a pour l'honnête homme outragé la réparation du jugement il y a la publicité que le juge peut ordonner ; il y a l'opinion publique ; il y a les sympathies de tous. Cela ne. compense-t-il pas l'outrage ? Ce ne sera pas l'argent, ce ne sera pas la prison infligée au pamphlétaire qui rendent l'honneur à un honnête homme ; l'honneur est rendu quand la réputation est restaurée par le jugement qui flétrit le calomniateur.
Et enfin où conduirait le système contraire ? Disons-le. Parce que aux fruits excellents d'un arbre, ornement d'un jardin, se mêlent parfois des fruits amers ou gâtés, l'idée, vient-elle d'abattre l'arbre ? Ce serait de la folie.
Parce qu'il y a une fraction de la presse qui diffame, ira-t-on affaiblir la vraie presse dans sa liberté même, dans son essence ?
Veuillez considérer ensuite que toutes les libertés ont leurs excès.
Est-ce qu'il n'y a pas des excès de parole dans les réunions publiques ? N'y en a-t-il pas dans les discussions du barreau, au théâtre, ici même à la tribune ? Il y a, là aussi, des exagérations blâmables. Songe-t-on pour cela à affecter, à mutiler ces libertés-là ?
Mais non, le régime de la liberté demande cette tolérance, commande cette patience.
Il faut savoir accepter ces écarts afin de rester digne de la liberté elle-même.
Pourtant, je veux dire ici ma pensée tout entière, sachant cependant qu'elle rencontrera peut-être une vive résistance.
La voici : moi qui de tout temps dans cette assemblée ai défendu la liberté absolue de la presse, qui l'ai soutenue dans toutes les occasions, qui n'ai voulu contre elle aucune espèce de mesure préventive, aucun moyen détourné de l'affaiblir, eh bien, j'appelle de mes vœux un correctif à cette liberté extrême. Ce correctif n'est pas et ne peut pas être la contrainte par corps ; j'en connais un autre : je voudrais la responsabilité publique de l'écrivain.
Dans les régimes vraiment libres, chacun doit être responsable de ses actes et de ses paroles dans la vie publique. Il faut en être responsable au grand jour. C'est la condition, c'est la loi des sociétés qui se prétendent libres.
Ici, messieurs, nous sommes tous responsables. Nous le sommes de nos paroles, de nos actes, nous le sommes de nos votes vis-à-vis de l'opinion publique, devant la presse. Tous ceux qui parlent, à quelque titre que ce soit, sont responsables et nous ne sommes pas couverts par le voile de l'anonyme.
Chacun donc, selon moi, je le dis nettement, consciencieusement, chaque écrivain, quiconque a l'honneur de manier une plume, devrait avouer et signer ce qu'il écrit. Et quand je supprime, en vue de la liberté de. la presse, la servitude corporelle, je veux, comme correctif, placer à côté et renforcer l'assujettissement moral. La responsabilité de chacun doit grandir en proportion de ses droits.
Et ne croyez pas que la presse, la vraie presse, la presse loyale, la presse qui se respecte, la presse utile s'en trouverait gênée. Non ; elle resterait tout aussi libre. L'écrivain de talent, le publiciste consciencieux y trouveraient une valeur nouvelle : ils auraient tout à y gagner : seul, le diffamateur y perdrait. Car, ne l'oublions pas, le respect que l'on a de soi est la meilleure garantie du-respect envers les autres.
Tel serait mon vœu. Voilà ce que, à côté de la liberté complète, à côté de l'affranchissement absolu que je demande pour la presse, je voudrais placer comme un frein moral.
M. Bouvierµ. - C'est le régime français.
M. Nothomb. - ne partie : on le sait. Mais qu'importe, s il est bon ! (page 546) Il y a de bonnes choses en France. Je sais aussi qu'il y a plus d'une objection à opposer. Je dis sincèrement comment je comprends le régime d'une presse libre, avec ses inconvénients, avec ses dangers, mais aussi avec ses compensations.
Un mot encore.
Je voterai donc sans inquiétude la suppression de la contrainte par corps. J'y trouve la consécration de la liberté humaine. Dans le même ordre d'idées, j'ai voté la suppression de l'article 1781 du code civil, parce que j'y ai vu la consécration de l'égalité civile, et dans la même pensée, tant que je serai à cette place, je ne cesserai de conseiller, de réclamer l'attribution à un plus grand nombre de Belges du droit de vote dans les choses publiques, les leurs comme les nôtres, ce qui sera la consécration de l'égalité politique. Ce serait à la fois, soyez-en bien sûrs, de la justice et de la prévoyance.
M. Carlierµ. - Messieurs, le progrès est évidemment le but de la société. Pour arriver au progrès, il faut le développement de toute l'activité intellectuelle et de toute l'activité physique des citoyens.
Partant de ces principes qui sont incontestables, il faut condamner toutes les mesures qui sont de nature à entraver ou à stériliser l'activité intellectuelle ou l'activité physique ; et certes, parmi ces mesures, il faut condamner tout d'abord l'exercice de la contrainte par corps.
Certes, messieurs, dans les attentats contre la sécurité et l'ordre public, l'Etat a le droit et le devoir de sacrifier la liberté de quelques-uns à l'intérêt de la généralité et d'assurer ainsi le libre exercice de l'activité intellectuelle et physique de la masse de la nation, en refusant cette activité à certaines individualités mauvaises. Mais ce droit, l'Etat ne peut l'exercer que dans les cas d'absolue nécessité ; or, cette nécessité absolue, elle ne se rencontre pas dans les cas où s'exerce actuellement la contrainte par corps.
La contrainte par corps, messieurs, remonte, on vous l'a dit, à des époques où l'homme ne possédait pas la valeur et l'importance qu'il possède dans la société actuelle.
C'était alors une chose livrée au commerce, on pouvait disposer de sa liberté et de sa vie. Aujourd'hui c'est un être libre de sa personne et de son intelligence, et c'est porter atteinte à cette liberté de la personne et de l'intelligence que d'exercer la contrainte par corps. Lisez l'art. 1142 du code civil et vous verrez que personne ne peut être contraint de prester son fait, c'est-à-dire de faire une chose qu'elle ne veut pas faire ou de s'abstenir de faire une chose qu'elle veut faire.
D'après cet article du code civil vous ne pouvez me contraindre à exécuter un fait, vous pouvez me condamner à des dommages-intérêts, mais me faire exécuter un fait par moi-même, jamais vous ne le pourrez. Il y à dans cet article une démonstration complète du respect que le code civil portait à la liberté des personnes. Ce respect, les partisans de la contrainte par corps le partagent-ils ? Non. Loin de là, et ce même article 1142 du code civil va leur donner l'occasion d'en fournir la preuve.
Je refuse d'exécuter l'engagement de faire quelque chose ; vous me faites condamner à des dommages-intérêts, et, pour obtenir le payement de ces dommages-intérêts, vous m'appliquez la contrainte par corps. Ainsi là où vous ne pouvez pas me forcer à poser le moindre fait, vous aurez le pouvoir de m'incarcérer, de m'enlever toute liberté d'action !
Durant deux ans, vous me séparerez de ma famille ; vous me priverez de mes droits civiques, de mon droit d'électeur, par exemple ; vous absorberez en quelque sorte ma volonté et ma personnalité.
Ces règles qui consacrent ma liberté d'action sont ouvertement violées par la contrainte par corps, n'est-ce pas une première preuve que celle-ci est contraire aux sains principes du droit ?
Je le disais tout à l'heure, l'atteinte à la liberté se justifie par une nécessité absolue, mais cette nécessité existe-t-elle dans la matière qui nous occupe ? Je vais démontrer que non.
Je trouverai ma première démonstration dans les annexes au rapport de la section centrale. Si je consulte ces annexes, j'apprends entre autres choses que 259 citoyens ont été emprisonnés depuis 1859 pour des dettes qui, au maximum, n'atteignaient que 500 francs.
Si je répartis la totalité des dettes pour lesquelles ces 239 citoyens ont été incarcérés, je trouve que chacun d'eux a été mis en prison pour une somme de 323 francs, et si je recherche durant combien de temps ces personnes ont été en prison, je trouve qu'elles y sont restées, en moyenne, pendant 95 jours.
259 citoyens ont donc été détenus pendant 95 jours, plus de 3 mois pour 325 fr. chacun, c'est-à-dire que la liberté d'un citoyen peut s'évaluer à 3 fr. 25 c. par jour. Ces chiffres ne démontrent-ils pas que la contrainte par corps n'est pas seulement un crime de lèse-humanité, mais qu'elle est aussi un crime de lèse-économie politique.
L'activité physique et intellectuelle d'un citoyen ne vaut-elle pas plus au point de vue de l'utilité générale, que 3 fr. 25 c. par jour ?
J'ai dit que je démontrerais que la contrainte par corps n'est pas excusée par la nécessité absolue. Voyons les divers points de vue sous lesquels la section centrale et l'honorable rapporteur ont examiné la question dans le remarquable rapport dont nous sommes saisis.
D'abord en matière commerciale. Mais en cette matière comme dans toutes les autres, pour apprécier exactement la question, ce n'est point au terme final du contrat, mais à son origine qu'il faut se reporter.
Or, l'on peut affirmer en règle générale que le créancier qui apporte les soins et la prudence nécessaires au moment de la formation du contrat n'aura jamais besoin de la contrainte par corps.
Avant de traiter, le négociant soigneux et prudent s'enquiert scrupuleusement de la solvabilité, de la moralité, de la sagesse, de la bonne direction de celui qu'il va prendre pour débiteur, et il ne contracte que s'il a été bien renseigné à cet égard ; dans le cas contraire, il refuse de commercer avec lui.
De plus, lorsque la personne qui lui demande du crédit se trouve en situation de lui donner des garanties, il les réclame, et il se met ainsi à l'abri de toutes les éventualités de perte.
La section centrale nous dit : Mais demander des garanties au négociant, c'est lui faire aliéner une partie de son avoir, c'est l'empêcher de continuer son commerce.
Je n'admets pas cette raison. Elle n'existe pas au moment où je contracte, il faut que je sois persuadé de la solvabilité de mon débiteur.
S'il est solvable, il présentera un avoir équivalent à son débit. Mais comme il augmentera son avoir des deniers ou de la marchandise que je lui fournirai, il pourra sans difficulté en détacher une partie pour en faire ma garantie.
Je connais de puissantes maisons de commerce qui, apportant un grand soin dans le choix de leur clientèle et se faisant garantir lorsqu'elles le jugeaient opportun, n'ont jamais essuyé un sinistre commercial important.
Le plus souvent le manque de soin, le manque de prudence sont les seules causes qui exposent le négociant à la perte de sa créance. Et quand il emprisonne son débiteur, il fait subir à celui-ci la peine de sa propre faute.
Le contrat de change que la section centrale a cité comme une des conventions nécessitant surtout la contrainte par corps, la motive moins que toute autre.
Le commerce d'argent ne diffère pas du commerce des autres choses nécessaire à la vie ; il en différait autrefois, mais par la loi qui permet l'élévation du taux de l'intérêt, nous l'avons placé dans des conditions identiques à tous les autres commerces, et certes il faut y assimiler le commerce du papier endossable. Je ne vois pas que dans cette situation l'opération de change doive être protégée plus que d'autres opérations commerciales. Il y a une raison de fait qui milite même pour que la contrainte par corps soit moins accordée au contrat de change qu'à toute autre convention ; c'est que presque toujours ce contrat présente pour le créancier trois ou quatre garanties au lieu d'une seule.
Dans les matières commerciales, il n'y a donc pas lieu de maintenir la contrainte par corps, et il y a sur ce point une bien petite divergence d'opinion entre la section centrale et les abolitionistes, car la contrainte par corps, selon la section centrale, doit disparaître dans toutes les circonstances autres que celles où le débiteur sera constitué en état de dol et de fraude.
Je laisse de côté la violence, car, comme l'a fort bien fait remarquer l'honorable et savant M. Thonissen, la violence me semble presque impossible dans ces sortes de contrats, et c'est pour le cas de dol et de fraude seulement que la section centrale maintient la contrainte par corps.
Mais tout en faisant cette proposition, l'honorable rapporteur de la section centrale, l'un des jurisconsultes les plus éminents que nous possédions dans cette Chambre, l'un des professeurs les plus remarquables de nos universités, confesse son impuissance à formuler une définition du dol et de la fraude, et notez que cette impuissance est confessée implicitement par les autres éminents jurisconsultes qui faisaient partie de la section centrale.
Au reste, cette confession n'est pas bien honteuse, car tous les jurisconsultes qui ont écrit sur la matière, tous les criminalistes, tous les publicistes ont reconnu leur impuissance à faire cette définition.
Eh bien, cette définition impossible, allons-nous laisser le soin de la faire aux magistrats possédant le moins de notions juridiques, aux magistrats consulaires, qui sont en même temps placés dans la situation d'esprit la plus défavorable aux débiteurs ?
(page 547) En effet, messieurs, le juge consulaire est commerçant : si jamais juge peut être en butte aux éventualités des sinistres commerciaux, c'est le juge consulaire. N'est-il pas imprudent de lui confier le soin de définir ce que nos meilleurs jurisconsultes n'ont pu définir ?
Si l'on savait fournir une définition du dol et de la fraude, j'admettrais peut-être le système de la section centrale ; jusque-là, non. Vous parlerai-je des divers cas où la contrainte par corps existe en matière civile ? Je me permettrai à cet égard de bien courtes observations, car MM. Thonissen, Lambert et M. le ministre de la justice ont déjà rempli la tâche que je me proposais d'entreprendre.
La contrainte par corps existe en matière civile pour stellionat. Eh bien, comme plusieurs orateurs qui m'ont devancé l'ont dit fort justement, sous le régime hypothécaire actuel, le stellionat est une chose presque impossible et je puis même dire, en pratique, impossible.
En effet, comment les choses se font-elles ? Si j'achète une maison, si je prête mon argent, est-ce que je vais fournir le prix ou compter le montant de mon prêt à l'instant même où je signerai le contrat d'achat ou le contrat de prêt ? Non, et l'honorable rapporteur de la section centrale ferait comme moi. Je ne payerai mon prix, je ne fournirai les fonds de mon prêt que lorsque le notaire chargé de recevoir l'acte d'achat ou d'hypothèque aura vérifié les titres de propriété, se sera assuré que l'immeuble appartient au vendeur, que l'immeuble est bien libre d'hypothèque ou qu'il n'est chargé que des hypothèques qui m'ont été indiquées.
Dans la pratique, les choses ne se passent pas autrement, du moins quand il s'agit d'un acheteur ou d'un prêteur sage et sérieux ; car ce n'est que de celui-là que nous devons nous occuper.
Eh bien, si cela est impossible en pratique, je le demande, pourquoi maintenir la contrainte par corps à l'effet de punir une chose impossible ? Je fais d'ailleurs remarquer à l'honorable rapporteur de la section centrale que je ne conçois pas le cas de stellionat qu'il a cité comme exemple dans son rapport. Il ne me semble, pas qu'il y ait là un stellionat qui soit en rapport avec l'article 2059 du code civil. Il a cité le cas d'une personne qui, après avoir vendu un immeuble, profite de ce que la transcription de la vente n'a pas encore été accomplie pour aller le vendre, une seconde fois. Eh bien, ce n'est pas là un cas de stellionat. ; car par le fait de la non-transcription, le vendeur reste propriétaire de son immeuble à l'égard des tiers. Il ne commet donc pas de stellionat en vendant son bien à un second acquéreur.
Certes, c'est là un fait immoral et blâmable, mais il ne constitue pas le stellionat et vous ne l'atteindriez pas en maintenant la contrainte par corps.
Il a été parlé, messieurs, de presque tous les autres cas qui concernent la matière civile. Je vous dirai quelques mots cependant de la dénégation d'écriture.
Sur ce point, je ne puis non plus partager l'opinion de la section centrale. On dit : La dénégation d'écriture est une véritable fraude ; c'est un dol et ce fait mérite une punition. Mais, messieurs, dans une infinité de cas, dans la matière des contrats civils ou des discussions civiles, vous trouverez des faits au moins aussi graves. Ainsi, celui qui dénie l'existence d'une convention verbale, est-il moins coupable que celui qui dénie, son écriture, sa signature ?
Evidemment, non : il va bien plus loin que la simple dénégation d'écriture ou de signature. Et en matière de dénégation d'écriture, y a-t-il toujours culpabilité ? Y a-t-il toujours fraude ? Je suppose, et je prie l'honorable rapporteur de la section centrale de méditer cet exemple, je suppose que je sois l'héritier légal d'un parent dont le domicile est éloigné du mien. Avec lui mes relations n'ont pas été très suivies ; de telle sorte que je ne connais pas parfaitement son écriture et sa signature. Ce parent meurt ; je me présente pour recueillir son héritage, on m'oppose, un testament olographe qui me déshérite, que ferai-je ? Je ne connais ni l'écriture ni la signature du défunt, je soupçonne le testament d'être apocryphe, tous les avocats du monde me conseilleront bien certainement de dénier l'écriture et la signature de ce testament. Tout le monde, je l'affirme, me donnera ce conseil ; je n'en excepte même pas l'honorable rapporteur de la section centrale, quelle que soit sa loyauté bien connue.
Eh bien, si dans cette mesure sage, convenable, qui ne peut porter aucune atteinte à ma conscience, que j'ai faite de la façon la plus loyale ; si la dénégation d'écritures est punie de la contrainte par corps, je serai puni de la contrainte par corps.
Ainsi, en matière civile pas plus qu'en matière commerciale, la contrainte par corps ne me semble pouvoir être maintenue.
Vous parlerai-je de faits de curatelle ? Nos lois ont édicté des mesures propres à garantir les intérêts des mineurs ; voyez notamment la loi de 1851 ; il y a là des mesures protectrices des intérêts des mineurs.
D'ailleurs, depuis la loi de 1859, la contrainte par corps ne peut être exercée par le fils à l'égard du père, par le père à l'égard du fils ; par l'oncle à l’égard du neveu et par le neveu à l'égard de l'oncle ; et ainsi de suite.
En matière répressive, la contrainte par corps est-elle plus nécessaire que dans les matières commerciales et dans les matières civiles ?
L'honorable rapporteur de la section centrale a fait le procès au système du gouvernement, à raison de ce que, dans ce système, la contrainte par corps était maintenue pour le recouvrement de. l'amende, alors qu'elle ne l'était pas pour le recouvrement des frais, ni pour le recouvrement des dommages-intérêts.
Je crois que c'est une méprise de la part de l'honorable rapporteur. La condamnation à la peine de l'emprisonnement pour le cas de non payement, de l'amende est une condamnation alternative ; c'est une simple substitution de peine et pas autre chose. Je n'insisterai pas sur ce point, qui n'entre pas dans le fond de la question.
Mais j'examine tout particulièrement ce qui se rapporte aux dommages-intérêts alloués en matière répressive.
Le recouvrement des dommages-intérêts doit, prétend-on, être plus rigoureusement assuré, parce que le créancier a subi le préjudice sans avoir admis d'en subir le risque, parce que toujours le dommage est la conséquence d'une faute, d'un délit.
Mais il peut se présenter des cas où la faute ne soit pas du tout proportionnée à la rigueur excessive de la contrainte par corps. Je suppose par exemple un homicide par imprudence.
Dans une partie de chasse, un ami a involontairement frappé son ami. Les apparences l'ont trompé. La fatalité plutôt que l'imprudence a dirigé le coup, il est réellement exempt de reproches.
On lui demande des dommages-intérêts.
On le condamne, au payement de 50,000 francs, il n'est pas riche, il ne peut payer et la contrainte par corps le condamne à deux ans de prison !
Voilà une des conséquences désastreuses du système de la section centrale ; et lorsqu'on peut alléguer de pareils exemples contre ses conclusions, je demande si ces conclusions peuvent être adoptées.
Mais je touche à la partie la plus saillante et la plus importante de ce débat, aux délits de presse, et je terminerai les quelques observations que j'ai eu l'honneur de vous présenter par les considérations qui se rattachent à cette partie de la question.
A mes yeux, messieurs, la presse, et surtout la presse belge, ne mérite pas de notre part cette injure qu'on veut lui faire en portant ou en laissant subsister contre elle une loi qui la frapperait d'inutiles rigueurs.
La presse a rendu à l'humanité les plus immenses services. Vous rencontrerez la presse marquant et jalonnant de sa plume chaque étape du progrès, la presse accueillant pour les féconder toutes les idées généreuses, toutes les réformes utiles, toutes les inventions nouvelles qui peuvent enrichir l'humanité.
Cette presse, elle se charge spontanément de réparer le tort qu'elle peut parfois causer.
Dans les procès de presse, que demande-t-on ?
On demande qu'il soit décidé par le juge que l'auteur de l'article incriminé a calomnié celui que cet article a attaqué. On demande que réparation d'honneur soit faite par là à celui qui a été atteint dans son honneur.
Eh bien, voyez les journaux.
Lorsqu'une attaque de ce genre éclate (le plus souvent contre un homme politique à raison de la façon dont il a rempli ses fonctions), si cette attaque est injuste, à côté du journal qui aura attaqué, vous rencontrerez cinquante ou cent journaux qui défendront et qui n'attendront pas la décision de la justice pour condamner et flétrir l'article calomnieux ; vous n'attendrez pas que le juge ait donné satisfaction à l'honneur du citoyen outragé pour que cette satisfaction se rencontre dans presque tous les journaux.
Lisez les journaux qui se publiaient avant-hier à Bruxelles ; ils vous donneront la démonstration de ce que j'avance ; je veux parler d'une cause qui intéresse un de nos plus estimés collègues.
Cette presse, messieurs, ne me semble donc, pas devoir être l'objet de mesures aussi rigoureuses que celles qu'on vous propose d'adopter contre elle.
Certes la presse a ses défauts. Quelle institution humaine n'en a pas ?
Le plus souvent les atteintes qu'elle porte sont des atteintes à notre amour-propre ; la plaisanterie, le rire s'exercent à nos dépens ; qu'importe ? Et cela doit-il nous armer de rigueur ?
(page 548) Pour moi, je considère les vices de la presse comme les écarts d'un homme d'élite, à qui je pardonne ses défauts en faveur de ses grandes qualités.
Parfois, j'en conviens, l'honneur est attaqué ; mais l'honneur ne se pèse pas au poids de l'or, toutes les richesses de la terre ne peuvent le compenser.
La réparation alors, chacun le sait, on ne la trouvera pas dans le payement d'une somme que l'on abandonne presque toujours ou que l'on applique à quelque institution de bienfaisance.
Cette réparation, on la trouve dans le jugement qui condamne le mensonge et flétrit la calomnie, on la trouve dans le bon sens, dans la droiture publique qui prennent l'avance sur ce jugement ou qui le ratifient.
On ne la rencontre pas non plus dans l'emprisonnement du calomniateur.
Elle ne fait que joindre un mal à un autre mal et ne répare rien.
Par cet emprisonnement vous ne voulez pas punir, vous seriez en cela souverainement injustes, puisque que le riche échapperait toujours à cette peine que le pauvre seul pourrait subir.
Non, soyez francs, osez dire votre pensée, ce que vous voulez, c'est imprimer à certaine presse une terreur qui arrêtera sa plume et empêchera ses agressions.
C'est une loi de suspicion, une loi de prévention. Cette loi, je n'en veux pas, ce serait une mauvaise mesure. Laissons faire la presse, elle guérira elle-même les maux qu'elle pourra causer.
Si vous votez cette loi, vous arrachez de notre Constitution l'une de ses pages les plus glorieuses, celle où nos aînés ont été heureux d'inscrire : « La presse est libre. »
Cette loi, vous ne la voterez pas !
Messieurs, l'emprisonnement ne réparera pas l'honneur atteint. Ce sera presque toujours une rigueur inutile, une rigueur aboutissant à une de ces situations que vous a dépeintes l'exemple si saisissant qu'on vous a cité.
Messieurs, la contrainte par corps a été abolie dans plus de la moitié du monde civilisé. La contrainte par corps n'existe plus à Hambourg. Elle n'existe plus dans les Etats du nord de l'Allemagne ; elle n'existe plus en Autriche ; elle n'existe plus en France ; elle n'existe pas en Allemagne. Elle a été abolie en Portugal ; elle a été abolie dans une grande partie des cantons de la Suisse ; elle l'a été dans une notable partie des Etats qui composent les Etats-Unis d'Amérique. Elle va l'être en Angleterre.
Notre pays qui, presque toujours, s'est porté en avant dans toutes les réformes désirables, dans toutes les grandes mesures sociales, voudra-t-il être le dernier à abolir la contrainte par corps ? J'espère que le vote que vous émettrez sur le projet de loi démontrera le contraire.
(page 549) M. Watteeuµ. - Messieurs, le texte de l'amendement que j'ai eu l'honneur de déposer me dispense de rencontrer une foule d'arguments qui ont été présentés tantôt contre le projet de loi, tantôt en faveur du projet de loi. Mon amendement prend en quelque sorte place entre le projet du gouvernement et la réforme insuffisante proposée par In section centrale.
Avant d'exposer les principes sur lesquels je me suis appuyé, je tiens à relever quelques erreurs commises par M. le ministre de la justice.
Conformément à ce qu'enseignent certains jurisconsultes, et je me sers à dessein de cette expression pour faire la distinction fort juste qu'a faite M. le ministre entre le jurisconsulte et le législateur qu'il ne faut pas confondre, M. le ministre n'admet pas que certains faits puissent constituer un délit civil. Il n'admet pas que la contrainte par corps puisse jamais revêtir le caractère d'une peine. Il n'admet pas le délit civil, au moins en théorie pure.
Je me demande, messieurs, quelle est la ligne de démarcation qu'il sera possible de tracer d'une manière certaine entre ce qui peut jusqu'à un certain point être considéré comme un délit civil et ce qui doit nécessairement appartenir à la matière pénale.
Qu'est-ce qui constitue une question d'ordre public ? Qu'est-ce qui constitue une question d'ordre social, la sécurité, que la société peut réclamer, qu'elle doit attendre de tout gouvernement bien organisé ? Personne, messieurs, ne pourra nous tracer cette ligne de démarcation.
Le point de savoir où commence le caractère pénal est complètement de convention. Il appartient entièrement à la législature. Il est impossible de l'asseoir sur un principe antérieur et immuable. Sinon, si l'on pouvait dire d'une loi pénale ce qu'on peut dire de la loi morale, il faudrait admettre que la législation de tous les pays indistinctement appliquerait la même peine au même fait. Dès ce moment, l'on pourrait dire qu'on a des règles invariables pour limiter la matière pénale et pour la distinguer d'un délit civil.
M. le ministre n'admet pas non plus qu'une juridiction civile puisse dans certains cas appliquer une sorte de disposition pénale.
Cependant, messieurs, notre législation nous en offre différents exemples.
Je citerai, en premier lieu, la disposition de l'article 308 du code civil qui confère au tribunal civil le droit d'appliquer trois mois d'emprisonnement à la femme contre laquelle le divorce est prononcé pour cause d'adultère.
Dans d'autres cas encore, le code de procédure civile nous en offre de fréquents exemples. Je citerai les articles 10, 41, 90 et 91, qui tous permettent aux tribunaux civils une véritable peine.
Je citerai notamment les dispositions de l'article 1036, parce que dans son argumentation l'honorable ministre de la justice a déclaré, que les tribunaux civils commettaient, en quelque sorte, une usurpation, en décidant que la personne assignée s'était rendue coupable de calomnie.
Eh bien, voici ce que porte l'article 1036 du code de procédure civile, qui n'a rien de commun avec la loi pénale et qui ne s'applique que par les tribunaux civils :
« Les tribunaux, suivant la gravité des circonstances, pourront, dans les causes dont ils seront saisis, prononcer, même d'office, des injonctions, supprimer les écrits, les déclarer calomnieux ou ordonner l'impression et l’affiche de leurs jugements. »
M. le ministre de la justice (M. Bara). - C'est la police de l'audience.
M. Watteeuµ. - Permettez. Il ne s'agit, pas là de la police de l'audience. Le magistrat qui préside et qui a la police de l'audience a le droit de faire appliquer les premières dispositions que j'ai citées, mais l'article 1036 ne concerne que la partie adverse.
Maintenant, messieurs, je me demande pourquoi l'on n'admettrait pas que certains faits, sans présenter la gravité nécessaire pour rentrer dans le domaine pénal, en présenteraient cependant assez pour motiver un mode d'exécution plus rigoureux de la condamnation prononcée.
Je vous démontrerai tout à l'heure que c'est là, je le répète, le seul système auquel je m'arrête et que je n'ai pas besoin de donner aux faits un caractère pénal. Il peut y avoir un degré de gravité suffisant pour justifier un moyen d'exécution plus sévère que les moyens ordinaires.
Ou pourrait considérer comme délit civil ou comme quasi-délit tout fait ayant un caractère dommageable et malveillant, qu'il n'y aurait encore là rien qui pût aller à rencontre de notre législation puisque, comme je viens de le dire, nous en trouvons d'autres exemples.
M. le ministre disait : « La société doit se protéger, mais elle ne doit pas intervenir pour assurer l'exécution des contrats. » Je déclare que j'adopte ce principe et que c'est précisément celui qui m'a guidé.
Non, la société ne doit pas protéger l'exécution du contrat, mais elle doit se protéger elle-même et garantir les membres qui la composent contrée tout fait de nature à troubler la sécurité et la tranquillité des citoyens.
En me plaçant à ce point de vue, j'écarte d'emblée la contrainte par corps comme un moyen d'exécution qui doive garantir la fidèle exécution des contrats.
J'adopte également la seconde définition de M. le ministre, consistant à dire que la société ne doit punir que les actes qui blessent à la fois, la société et les individus. Par conséquent, les individus qui composent la société ne doivent pas être à la merci de gens qui ne possèdent rien et se font les instruments de toutes les bassesses.
La société doit se protéger. M. le ministre est d'accord avec moi. Pour que cette protection soit efficace, que faut-il ? Faut-il la garantir simplement contre certains faits qui sont bien moins attentatoires à sa dignité, à sa considération, à son honneur que certains autres faits qui jetteront le trouble le plus profond dans l'esprit de sa famille et dans son existence ?
Que me fait votre protection contre l'individu que vous livrerez aux tribunaux répressifs, que vous ferez condamner parce qu'il m'aura volé une pièce. De 5 fr., si vous me désarmez contre celui qui m'aura ravi les biens les plus précieux que je puisse posséder ?
Mais, dit-on, il faut cependant, si les faits dont vous vous plaignez existent, qu'ils aient un caractère tel, qu'ils puissent appartenir à la justice répressive.
Mais, messieurs, si, comme M. le ministre l'a reconnu, l'abolition complète de la contrainte par corps entraînera certains inconvénients ; si, comme l'honorable M. Thonissen l'a reconnu lui-même, il y a quelque chose à faire, je me demande pourquoi vous démolissez avant d'avoir édifié.
Il faut, messieurs, être logique. Vous redoutez certains inconvénients de votre projet ; vous l'avouez, et il serait impossible de le dénier ; je vous démontrerai qu'une dénégation serait téméraire en pareil cas.
Commencez donc par combler les lacunes que vous reconnaissez devoir exister, et assurez à tout homme la sécurité dont doit jouir chaque citoyen, plus encore dans un pays libre que partout ailleurs.
Ah ! me dit-on, on vent atteindre la presse.
Messieurs, on veut atteindre les personnes qui dans la presse commettent une action mauvaise comme celles qui, dans d'autres carrières, commettent des actions mauvaises,
Je ne me préoccupe ni plus ni moins de la presse que de toute autre catégorie, d'individus qui posent un fait dommageable avec une intention malveillante.
D'après l'honorable M. Thonissen et d'après l'honorable ministre de la justice, la presse a été réprimée par la législation pénale. Messieurs, je le déclare en toute sincérité, ce n'est pas moi qui porterai jamais la moindre entrave à la liberté de la presse, mais je ne comprends pas la liberté sans la responsabilité,
La liberté sans la responsabilité c'est la licence, c'est l'abus, et le plus cruel des abus.
Mon amendement, messieurs, tend à réprimer les faits qui sont posés de mauvaise foi ou dans le but de nuire.
Je voudrais bien savoir en quoi cela serait de nature à entraver la liberté de la presse ? Est-ce que la presse honnête demande ce privilège exorbitant en vertu duquel elle pourrait jeter l'insulte et l'injure à la face de tous sans avoir la moindre responsabilité ?
Evidemment non ; la presse honnête doit tenir à ce que de pareils écarts ne soient pas permis ; elle doit demander elle-même qu'on y apporte un frein, car ce n'est qu'à cette condition qu'elle peut accomplir sa grande et belle mission.
Je sais très bien que les attributions de la presse doivent être très larges, qu'il lui faut une très grande liberté d'action et d'allures. Aussi suis-je le premier à reconnaître et à proclamer que la vie publique appartient en entier à la presse ; je suis le premier à reconnaître que la presse a non seulement le droit, mais qu'elle a le devoir de contrôler la vie publique de tous les hommes, qu'elle a le droit de flétrir tous les abus, de signaler toutes les défaillances, toutes les faiblesses. C'est là la majesté de son rôle.
La presse a pour mission de discuter les actes publics, de promulguer, comme le disait tantôt M. Carlier, les inventions utiles, les idées nouvelles, (page 550) le progrès dans tous les sens ; jamais personne ne contestera à la presse ce droit et ce devoir. Mais la presse a-t-elle l'impunité dans des actes qui la déshonorent au lieu de la grandir ?
Pour ne pas m'occuper seulement de la presse, que dirait-on, par exemple, de ceux qui posent des actes de concurrence déloyale, des actes qui peuvent, du jour au lendemain, ruiner un commerçant, et cela par des moyens assez adroits pour qu'il soit impossible à M. le ministre de la justice ou à un procureur du roi quelconque, d'obtenir une condamnation à leur charge, ni devant un jury, ni devant une autre juridiction répressive.
Je vous démontrerai cet inconvénient-là, et quand je vous l'aurai démontré, j'aurai mis à nu une lacune que vous aurez laissée subsister si vous n'avez pas le moyen de réprimer certains écarts.
M. le ministre de la justice nous dit : Mais la législation actuelle est suffisante ; vous avez le jury et le jury peut juger même une simple injure.
Il me permettra d'en douter ; je ne pense pas que le décret sur la presse aille jusque-là. Le décret sur la presse ne parle que des délits, et tout le monde sait ce que c'est qu'un délit. Or, l'injure n'est pas un délit, c'est une simple contravention ; le jury n'est donc pas qualifié pour en apprécier la portée légale.
M. le ministre de la justice (M. Bara). - Si, si.
M. Watteeuµ. - Mais, messieurs, ne serait-ce pas faire tomber le jury en dérision que de lui demander de prononcer sur une simple injure qui entraine une pénalité de 5 francs d'amende ? Ne serait-ce pas décrier cette belle institution que de l'appeler à se prononcer sur de pareils faits, sur des faits pour lesquels le tribunal correctionnel lui-même n'est pas qualifié, car on les renvoie devant les juges de paix jugeant en simple police ?
Messieurs, voyons les choses de plus haut. Un individu est indignement calomnié, calomnié avec un esprit méchant, une intention malveillante bien caractérisés.
On le signale à tous ses concitoyens comme un homme qui a forfait à l'honneur, manqué à tous ses engagements ; mieux encore, on ne s'attaque pas seulement à sa personne, mais on jette l'opprobre sur sa femme, sur sa fille ; on répand dans le public un pamphlet abominable.
Il défère le pamphlet au jury.
Mais il se trouve que la session vient de finir ou est près d'être close ; de sorte qu'il devra attendre pendant trois mois l'ouverture d'une session nouvelle pour arriver devant le jury. Et comme il faut une très longue instruction, comme il faut que la plainte soit adressée en temps voulu au parquet, comme la chambre du conseil doit prononcer le renvoi devant la chambre des mises en accusation, et celle-ci devant la cour d'assises ; comme il faut, en outre, que la personne incriminée fasse signifier quinze jours à l'avance les pièces qu'elle entend invoquer pour sa défense, les témoins qu'elle se propose de faire entendre, comme il finit que le plaignant signifie dans un autre délai de quinzaine, ses moyens d'attaque, il est peu probable que toutes ces formalités puissent s'accomplir dans l'espace de trois mois. Mais enfin, supposons que ce délai suffise, il va donc s'écouler trois mois, trois mois pendant lesquels vous allez livrer un honnête homme à ce que tout à l'heure encore l'honorable M. Nothomb qualifiait si justement de torture morale.
Demandez donc à ceux qui ont eu le malheur de devenir ainsi la proie d'un calomniateur ce qu'ils ont souffert avant que justice leur ait été rendue. Et faut-il s'étonner s'ils ont presque toujours préféré la juridiction civile, qui leur a permis d'obtenir une réparation immédiate ?
Remarquez-le bien, messieurs, ce n'est pas pour la bonne presse que cela est nécessaire. La presse honnête peut certainement être induite en erreur, elle peut être égarée par de faux renseignements, elle peut donner de fausses nouvelles. Mais que fait-elle dès que son erreur lui est démontrée ? A la moindre réclamation, à la moindre explication, elle s'empresse de réparer le mal qu'elle a fait involontairement, elle rétracte le lendemain ce qu'elle a fait erronément la veille.
Voilà ce que fait la presse honnête, la seule dont je parle, car je n'ai pas à m'occuper de gens qui font en quelque sorte profession de diffamer et de calomnier.
Pendant trois mois, donc, vous serez l'homme diffamé sous le coup de la calomnie, et malheureusement il en reste toujours quelque chose. Basile a eu bien raison de le dire. Enfin arrive le jour de la justification. Que va-t-il se passer ? Il faut d'abord que le plaignant se porte partie civile.
Oui, messieurs, et les choses vont tellement loin que si vous adressez au procureur du roi de Bruxelles une plainte, dans laquelle vous exposez que vous êtes victime d'une calomnie, vous recevez, non pas une lettre écrite à la main, mais une lettre imprimée (ce qui prouve que c'est une formule invariablement admise), et, par cette lettre, on vous dit : L'objet de la plainte que vous m'avez adressée n'intéressant pas essentiellement l'ordre public, il n'y sera donné aucune suite, à moins que vous ne vous portiez partie civile.
Cela fait, messieurs, vous êtes responsable vis-à-vis de l'Etat : l'Etat, qui doit vous protéger, ne consent à le faire qu'à la condition que vous vous rendiez responsable des frais envers lui.
Maintenant, le tribunal vous alloue des dommages-intérêts, et, ici encore, l'Etat intervient pour vous faire payer 3 p. c. à titre de droit d'enregistrement sur la condamnation que vous avez obtenue.
Ainsi, messieurs, si vous avez obtenu 10,000 francs de dommages-intérêts, il faut que vous commenciez par en payer 300 et plus au profit de l'Etat.
Or, comme les gens qui exploitent d'ordinaire la calomnie sont le plus souvent des misérables n'ayant ni sou ni maille, vous vous trouvez devant un débiteur insolvable après vous être donné beaucoup de peine et avoir dépensé beaucoup d'argent pour obtenir justice. La dignité de l'homme, nous dit-on, ne permet pas qu'on attente à sa liberté. Soit ! mais à mon tour de vous demander de ne pas lui permettre d'attenter à ma dignité personnelle en me diffamant, en me dénigrant devant tous mes concitoyens.
Ainsi que je le disais : pour moi, la contrainte par corps ne doit jamais être la sanction d'un contrat.
Je vous ai dit à quelle pensée j'ai obéi. Je concède ou plutôt je ratifie tout ce que M. le ministre de la justice, tout ce que l'honorable M. Thonissen et d'autres orateurs ont déclaré, au point de vue de la contrainte par corps appliquée aux actes de la vie commerciale ou civile ; c'est un instrument complètement inutile, un vestige d'une ancienne et vieille législation, qui ne doit plus prendre place dans nos Codes.
Pourquoi est-ce que je n'admets pas la contrainte par corps en matière de contrat ? C'est qu'au moment de contracter avec quelqu'un, ma volonté intervient ; je traite avec telle ou telle personne pour telle ou telle affaire, parce qu'il me convient de traiter, et que je suis entièrement libre de prendre toutes les précautions imaginables, de m'entourer de toutes les garanties possibles.
Lorsque, je traite avec telle ou telle personne, c'est que j'ai confiance en elle, je me confie à sa bonne foi et je ne puis m'abandonner un seul instant à l'idée de prendre en quelque sorte hypothèque sur sa liberté.
Donc, on peut parfaitement prononcer la suppression de la contrainte par corps, lorsqu'il s'agit d'assurer l'exécution d'un contrat.
Mais je puis rencontrer sur ma route un être malfaisant, un individu qui, pour des motifs personnels, ou se faisant l'instrument de la haine ou de la rancune de quelqu'un, se prêtera complaisamment, pour échapper aux conséquences pécuniaires, à me dénigrer, à me diffamer. Dites-moi comment je pourrai me mettre à l'abri des attaques de cette personne. (Interruption.)
On me dit : « Il y a la répression. » Ah ! je sais bien que d'après vous, il est impossible de trouver certaines formules ; je sais que l'honorable M. Thonissen, dans les lumières duquel j'ai une grande confiance, a dit aussi que certaines formules étaient difficiles à trouver ; que cette objection s'applique spécialement au dol.
Cependant, messieurs, le dol est défini ; il l'est dans le code civil. Ce qui prouve que ces définitions ne sont pas si impossibles, c'est que vous avez trouvé le moyen de définir l'escroquerie ; si les définitions doivent être définies, je vous demanderai ce que vous entendez par le mot « manœuvres ».
En laissant le mot « manœuvres » dans l'article, vous ouvrez donc le champ le plus vaste à l'arbitraire.
Ce ne sont pas des axiomes que vous puissiez avancer ; ce sont des questions abandonnées à l'appréciation et à la pénétration du juge.
Quant au contrat, je n'admets pas la contrainte par corps ; je dois supporter toutes les conséquences d'un acte que j'ai posé librement, ici, je me mets d'accord avec M. le ministre de la justice : la société n'a pas la mission d'assurer l'exécution des contrats. Mais, comme je le disais, si indépendamment de tout contrat, de ma volonté, j'ai à souffrir d'un fait essentiellement dommageable, pourquoi donc m'ôterait-on le moyen d'obtenir une réparation ?
Je vous disais que j'entendais n'admettre la contrainte par corps que pour ces cas spéciaux, et une exécution plus rigoureuse se justifie par les faits mêmes qui ont motivé la condamnation.
La loi a réglementé l'action du créancier vis-à-vis de son débiteur. Elle n'a jamais, pas plus pour les biens que pour la personne, elle n'a jamais dit au créancier : « Je vous livre votre débiteur et ses biens, ils sont à votre merci. Faites-en ce qu'il vous conviendra d'en faire. »
A aucune époque cela n'a été permis ; pas plus pour les biens que pour la personne.
(page 551) Aussi que voyez-vous ? C'est que la loi trace différents moyens d'exécution lorsqu'il s'agit d'exercer son recours sur les meubles, d'exercer son recours sur les immeubles. Et il y a plus, c'est que la loi elle-même nous donne l'exemple de certaines restrictions même pour l'exécution mobilière. C'est ainsi qu'on ne peut pas saisir les outils de l'ouvrier, c'est ainsi qu'on est obligé de laisser à son débiteur le lit dans lequel il doit se coucher et les vêtements qu'il porte sur lui.
Il y a donc des tempéraments dans les mesures d'exécution.
Maintenant, messieurs, selon l'honorable ministre de la justice, une personne qui m'aura occasionné un dommage par une intention malveillante pourra être poursuivie efficacement par la loi.
Mais, messieurs, c'est une erreur, et c'est tellement une erreur qu'on peut dénigrer une personne, la perdre dans l'estime de tous ses concitoyens, tout en côtoyant le code pénal. Il y a une manière de dénigrer, il y a une méthode de signaler comme indigne, comme insolvable, comme déconsidérée, une personne quelconque, sans pour cela pouvoir être poursuivi comme coupable soit de calomnie, soit de diffamation, soit même d'injure.
Ainsi, je suppose qu'une personne écrive que, bien que telle maison ait toujours été dirigée et conduite avec énormément de prudence, que bien que les personnes qui soient à la tête de cet établissement ont toujours fait preuve d'honnêteté, on apprend qu'une catastrophe vient de leur arriver et qu'il est fort à craindre que cette maison ne puisse plus désormais tenir ses engagements. Je voudrais bien savoir à qui on déférera l'appréciation d'un tel fait ; je voudrais bien savoir si une cour d'assises pourra déclarer que l'auteur s'est rendu coupable de calomnie ? Mais, messieurs, on dira non, mille fois non. Comment voulez-vous supposer qu'il y a eu intention mauvaise, alors que les précautions oratoires ont été prises et qu'on a dit tout d'abord que, loin de vouloir amoindrir sa réputation, on rend, au contraire, hommage à sa délicatesse.
On signale simplement, après ces précautions, un événement qui vient de lui arriver. Il n'y a là ni calomnie, ni diffamation, ni injure, il v a tout simplement une allégation attentatoire à la réputation de cette maison, une allégation suffisante pour qu'elle doive cesser ses affaires, mais point de délit.
Nous n'ignorons pas, messieurs, combien pour certains établissements financiers qui sont dépositaires de capitaux considérables, le moindre bruit d'alarme peut engendrer de conséquences funestes ; nous n'ignorons pas qu'en semant l'inquiétude, on peut, du jour au lendemain, faire retirer tous les capitaux qui lui ont été confiés et l'obliger à déposer son bilan. En effet, la faillite n'est pas toujours une preuve qu'on ne peut pas payer. On peut être déclaré en faillite et posséder deux fois plus qu'on ne doit.
On peut être déclare en faillite dès l'instant où l'on manque à ses engagements, quelle que soit l'importance de la fortune qu'on possède. On peut aussi ne pas être déclaré en faillite, quoiqu'on soit bien au-dessous de ses affaires, pourvu que, par mille expédients, on continue ses payements.
Voilà cependant une conséquence excessivement grave. Eh bien, le négociant qui a été l'objet de cette calomnie, ou plutôt de ce faux bruit auquel il devra sa ruine, la perte de sa considération, ne pourra pas même obtenir un moyen d'exécution plus rigoureux vis-à-vis de son débiteur que s'il s'agissait d'une créance qu'il aurait librement fait naître par l'effet d'un contrat.
M. le ministre nous disait dans son discours à propos précisément de la presse :
« Pour faire excuser les écarts de la presse, on recourt aux tribunaux civils et on méconnaît la Constitution. »
Je ne. pense pas, messieurs, qu'il faille relever ce point de doctrine développé par l'honorable ministre. Cela n'a absolument rien à faire, me parait-il, avec la loi. Cependant transitoirement je soutiens, et je serais à même de le justifier en droit, la parfaite compétence des tribunaux dans les cas que M. le ministre considère comme inconstitutionnels. C'est confondre la réparation civile avec la pénalité.
Ce que la loi a voulu, quant à la pénalité, c'est la juridiction du jury. Mais ni la Constitution, ni la loi, ni aucune disposition quelconque n'a jamais dit que la réparation civile dût être nécessairement asservie à la poursuite devant un jury.
Quoi qu'il en soit, si la Chambre adopte mon amendement, la presse honnête n'a pas à partager les craintes que M. le ministre de la justice a fait valoir à cet égard.
Avec la condition que j'exige, que l'intention soit mauvaise, que l'acte soit malveillant, qu'il soit nuisible, soit au point de vue moral, soit au point de vue matériel, comme je viens de vous le dire, toutes ces craintes doivent nécessairement s'effacer ; parce que, lorsqu'on déférera à un tribunal quelconque l'appréciation d'une plainte, soit du chef de calomnie, soit du chef de diffamation, il restera à constater si l’auteur a été mû par un mauvais sentiment, et s'il n'a pas cette preuve de méchanceté, de mobile mauvais, indubitablement le tribunal n'accordera pas l'exécution par corps.
Je demande d'ailleurs que les circonstances qui le détermineraient à accorder ce moyen plus rigoureux soient constatées par le jugement même. Il n'y a donc aucune espèce d'abus à craindre.
Je vous disais tantôt que la mauvaise foi ou le dol n'est pas aussi difficile à apprécier que M. le ministre de la justice a bien voulu le dire. Nous avons dans le code les articles 1109, 1112 et 1116 qui prévoient précisément ; quelles doivent être les conséquences du dol. Il est indubitable que tous les actes doleux, tous les actes de. mauvaise foi ne se posent pas au grand jour. Nous savons que l'homme qui est mû par une mauvaise intention, par une mauvaise pensée, cherche toujours à s'entourer des ténèbres les plus épaisses.
Mais ce que nous savons aussi et ce dont nous avons tous les jours l'exemple, c'est que la sagacité de nos magistrats parvient aisément à pénétrer les mauvaises intentions et à déjouer les combinaisons les plus artificieuses auxquelles ces gens ont le plus souvent recours, qu'il s'agisse de dol, qu'il s'agisse de mauvaise foi.
Messieurs, le système du gouvernement serait, à mes yeux, la consécration d'un véritable privilège au profit des gens dangereux et insolvables, et en voici la raison.
Contre un homme qui m'offre des garanties, qui a des biens, je puis, au moins, obtenir la seule satisfaction qui soit possible au point de vue civil, je puis, au moins, le faire condamner à des dommages-intérêts et aux frais de l'instance.
On me dira : Mais les dommages-intérêts prennent souvent le caractère d'une peine. C'est une confusion d'idées, on ne peut y voir que la réparation du dommage, la seule possible, à moins que vous ne fassiez passer ces faits dans le domaine du code pénal ; mais jusqu'à ce moment il sera vrai de dire que la suppression complète de la contrainte par corps constituerait un véritable privilège au profit des hommes dangereux et insolvables.
Il est évident que l'homme solvable y regardera à deux fois avant de s'exposer à commettre un acte qui entraînera pour lui une condamnation a des dommages-intérêts et aux frais. Pour l'individu insolvable au contraire, peu lui importe. Vous favorisez donc l'industrie de la diffamation, du chantage, et il arrivera que vous aurez pour cette ignoble profession des hommes tarés qui n'hésiteront pas à se mettre à la disposition de ceux qui voudront les employer et leur payer leur indigne salaire.
Messieurs, ce n'est pas là, à mon avis, un progrès, c'est une faille qui provoquerait bientôt une violente réaction.
Vous déplorerez bientôt d'avoir été trop loin et de ne pas vous êtes arrêtés à une réforme que les lois de l'humanité et la marche de la civilisation réclament hautement, je suis le premier à le reconnaître et à m'y associer.
Messieurs, je regrette que le projet aille jusqu'à supprimer la contrainte par corps pour les frais occasionnés par l'instruction et la procédure criminelles contre un coupable condamné. Je me demande : Pourquoi accorder un privilège à celui qui ne possède rien ? Ah ! dit-on, cela ne coûte pas beaucoup ; c'est, si je ne me trompe, une affaire de 200,000 francs par an. Il y a toujours là cette tendance à protéger ce qui ne doit pas l'être et à abandonner trop facilement les honnêtes gens. Le sacrifice ne doit être que de 200,000 francs par an ; eh bien, je voudrais voir doubler, tripler ou quadrupler cette somme pour indemniser les malheureux qui ont subi l'emprisonnement préventif et qui ont été ensuite déclarés innocents.
Là serait le véritable progrès. Mais vous voulez être indulgents pour les coupables et vous ne vous préoccupez pas des malheureuses victimes des imperfections de la justice humaine. Je sais bien qu'il y a là une nécessité sociale qui vous oblige bien souvent et trop souvent à infliger l'emprisonnement préventif à celui que vous soupçonnez d'un crime ou d'un délit mais quand son innocence est déclarée, que faites-vous ? Vous lui ouvrez la porte de la prison et vous lui dites : Vous pouvez vous en aller ; je n'ai plus à m'occuper de vous.
Eh bien, messieurs, pourquoi tant d'indifférence pour ceux qui sont si dignes d'intérêt, et pourquoi tant de bienveillance pour ceux qui sont reconnus coupables, qui ont occasionné les frais judiciaires dont vous voulez leur faire grâce ?
C'est là une fâcheuse proposition, je le répète.
Je crois, messieurs, qu'il est vraiment temps de vous conjurer de témoigner un peu moins de sollicitude et de sympathie pour les gens méchants et pervers, et de reporter davantage votre générosité et votre protection sur les honnêtes gens.
(page 548° M. le ministre de la justice (M. Bara). - J'ai un éclaircissement à demander au rapporteur de la section centrale, dans l'intérêt de la discussion. L'article premier de la section centrale dit : « Dans tous les cas où la contrainte par corps est autorisée par la loi du 21 mars 1859, en matière de commerce, etc., les juges ne la prononceront qu'en cas de dol, de fraude ou de violence, ou lorsqu'il sera constaté que le débiteur n'est pas insolvable. »
Je demanderai à l'honorable M. Delcour s'il entend par là que la contrainte par corps ne peut être exercée même en cas de dol, de fraude ou de violence lorsque l'insolvabilité est reconnue dès le premier moment ?
Hier l'honorable membre m'a dit, en m'interrompant : Oui. Je demande qu'il veuille bien répondre à ma question par un oui ou un non.
M. Delcour, rapporteurµ. - Messieurs, je serais certainement à même de répondre immédiatement à la question qui m'est posée, mais comme elle se rattache au système général des propositions qui vous sont faites par la section centrale, système que j'aurai l'honneur de développer demain, je crois inutile d'ouvrir aujourd'hui un débat sur un point particulier. L'explication de l'article premier rentrera dans mes explications générales.
M. le ministre de la justice (M. Bara). - Messieurs, ma question n'a rien de désagréable pour l'honorable membre et je m'étonne qu'il ne veuille pas y répondre. C'est dans l'intérêt de la discussion. Si demain nous sommes à même de voter, il faut que l'on sache ce que l'on veut. Je regrette que l'honorable membre ne puisse pas, sur un point capital, nous dire ce que veut la section centrale. Demain, on devra peut-être rédiger à la hâte de nouveaux amendements, et cette manière de procéder ne peut qu'être nuisible à la loi qui sortira de ces débats.
M. Delcourµ. - Je m'expliquerai demain.
M. le président. - Messieurs, nous avons demain les prompts rapports.
Peut-être la Chambre voudra-t-elle continuer la discussion du projet de loi sur la contrainte par corps avant d'aborder les prompts rapports.
- Plusieurs membres. - Oui '. oui !
M. le président. - Je consulte la Chambre à cet égard.
- La Chambre décide qu'elle continuera la discussion du projet de loi sur la contrainte par corps.
La séance est levée à 5 heures.