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Chambres des représentants de Belgique
Séance du mardi 16 février 1869

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1868-1869)

(Présidence de M. Dolezµ.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 417) M. Van Humbeeck, secrétaireµ, procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.

Il donne lecture du procès-verbal de la dernière séance.

- La rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

Il présente l'analyse suivante des pièces adressées à la Chambre.

« Des cultivateurs à Romerée demandent que le commerce du sel brut soit libre de toute entrave. »

- Renvoi à la commission permanente de l'industrie. »


« Des détenus pour dettes demandent que la discussion du projet de loi sur la contrainte par corps ne soit pas ajournée. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi.


« Le sieur Paul de Gerlache propose des modifications à la loi du 23 mars 1847 sur le défrichement des terrains incultes. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Le sieur Thiébaut, ancien garde-route au chemin de fer de l'Etat, demande une enquête sur les faits qui ont donné lien à sa révocation ou le remboursement des sommes qu'il a versées à la caisse de secours. »

- Même renvoi.


« Le sieur Durant demande une loi sur l'art de guérir, et joint à sa pétition deux exemplaires d'une brochure intitulée : De l'Indifférence en matière de philanthropie. »

M. Lelièvreµ. - J'appuie la pétition, qui a un caractère marqué d'importance et d'urgence. Je demande qu'elle soit renvoyée à la commission des pétitions, avec prière de faire un prompt rapport.

- Adopté.


« Le sieur de Moor, ancien gendarme, congédié pour infirmité contractée par le fait du service, réclame l'intervention de la Chambre pour obtenir une place ou une pension et, en attendant, une gratification. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Le sieur Penning, ancien commissaire de police de Couillet, prie la Chambre de statuer sur sa demande, tendante à obtenir une récompense nationale pour acte de courage et de dévouement, pendant le choléra, en 1866. »

- Même renvoi.


« Des habitants d'Anvers demandent la réorganisation des corps de musique militaires et une amélioration de position, pour le personnel de ces corps. »

- Même renvoi.


« Le collège des bourgmestre et échevins d'Anvers adresse à la Chambre 130 exemplaires du mémoire qu'il a adressé à M. le ministre des travaux publics, en réponse à une brochure émanée de son département, et intitulée : Les établissements maritimes d'Anvers dans leurs rapports avec les chemins de fer. »

- Distribution aux membres de la Chambre et dépôt à la bibliothèque.

Projet de loi portant le budget du ministère de l’intérieur de l’exercice 1869

Chapitre XV. Instruction publique. Enseignement supérieur

Article 77

M. le président. - La parole est continuée à M. le ministre de l'intérieur.

MiPµ. - Dans la séance de vendredi, je me suis attaché d'abord à démontrer à la Chambre l'utilité d'examiner la situation de l'enseignement moyen ; j'ai indiqué ensuite ce que doivent être des études humanitaires et quel est leur état actuel.

J'ai à faire connaître maintenant les améliorations dont cet enseignement est, d'après moi, susceptible.

On paraît d'accord, messieurs, pour dire que des améliorations sont nécessaires ; partout, dans la presse, au sein du conseil de perfectionnement, dans cette enceinte, on a reconnu que nous sommes loin de la perfection et qu'il faut travailler a faire mieux que ce qui est.

Et déjà j'ai constaté que, de l'aveu de tous, l'immobilité est impossible. Tous animés des mêmes désirs, tendant vers le même but, recherchons ce que le progrès réclame et quel pas on peut faire dans cette voie où nous sommes décidés à marcher.

J'ai donné le cadre de l'enseignement moyen répondant à toutes nos aspirations ; ce cadre est sans doute trop vaste pour être rempli ; les nouveaux besoins qui se manifestent l'ont élargi ; les connaissances qui jadis semblaient suffisantes à une instruction complète voient se placer à leurs côtés de nouvelles branches d'enseignement qui leur disputent légitimement la place.

Il faut savoir apprécier l'importance relative des matières à enseigner, leur distribuer le temps d'après leur importance, et opérer les retranchements que commandent les nouvelles exigences de la civilisation.

C'est en partant de ces idées que je veux examiner ce qui est à faire pour les principales matières qui entrent dans la composition du programme des humanités.

Je m'occupe, d'abord, des langues anciennes.

J'ai déjà eu occasion de dire que l'utilité de leur étude se justifie par deux motifs principaux : elles font par la richesse de leurs flexions comprendre le mécanisme de la phrase et, par la phrase, les éléments de la pensée ; elles initient à la connaissance de littératures remarquables entre toutes les productions de l'esprit humain.

L'étude de ces langues doit donc être appréciée au point de vue lexigraphique et au point de vue littéraire.

Occupons-nous d'abord du côté lexigraphique de la question.

Je comprends et j'admets tout ce que l'on peut dire en faveur de la connaissance des langues anciennes, à raison de la richesse de leur grammaire, de la variété des désinences, des moyens qu'elles offrent à l'analyse de la pensée.

Mais de ce que l'étude d'une des deux langues classiques puisse à cet égard être précieuse, il m'est impossible de conclure à la nécessité de l'étude des deux langues.

L'étude de l'une des deux fait atteindre le but, et rend, sous cette face spéciale, l'étude de l'autre inutile.

Le latin et le grec sont deux langues sœurs ; les deux langues qui ont le plus d'affinités ; entre elles existe le lien de parenté le plus étroit après celui de la filiation ; aussi les linguistes les désignent-ils sous le nom de paire pélasgique.

Ces langues ont, en fait de déclinaisons, de conjugaisons et de syntaxe, un système sinon complètement identique, du moins reposant sur les mêmes bases.

Quelle que soit l'utilité qu'on veuille retirer de l'étude de ces flexions et des constructions grammaticales, il est incontestable qu'on n'ajoutera rien à l'idée de l'enfant lorsque, après lui avoir fait apprendre la lexigraphie et la syntaxe latines, on lui enseignera la lexigraphie et la syntaxe grecques. Le mécanisme est le même ; il n'y a de différence que dans les sons, qui ne donnent pas d'éléments nouveaux à l'intelligence.

Reconnaissons donc qu'à ce point de vue, du moins, le double enseignement est inutile, et que ce n'est qu'une stérile étude que celle qui, n'ajoutant rien aux idées acquises dans la connaissance d'une langue, oblige à un nouveau travail qui n'apportera aucune idée nouvelle à l'esprit.

Ce premier point étant posé, j'aborde la question au point de vue le plus élevé du développement littéraire de l'intelligence. Comment faut-il apprendre le latin, comment faut-il apprendre le grec ?

Anciennement, on enseignait le latin dans un double but : on faisait connaître les auteurs anciens, à cause de la richesse de leurs pensées, de la perfection de leur forme ; on apprenait, en outre, le latin parce qu'il fallait savoir l'écrire. N'était-il pas partout ? C'était la langue des sciences, de la littérature, de la diplomatie, du droit, de la médecine ; c'était, en un mot, la langue dans laquelle se manifestaient toutes les connaissances humaines et s'exposaient toutes les affaires importantes.

On ne pouvait être alors un homme distingué qu'à la condition non seulement de comprendre le latin, de savoir le lire avec facilité, mais encore de pouvoir l'écrire avec pureté et élégance.

C'est cet état de choses qui est le point de départ du système de notre enseignement moyen. Or, il faut le reconnaître, la situation est complètement modifiée.

Le latin est encore un élément de culture intellectuelle indispensable : il faut connaître la littérature de Rome ; il faut pouvoir recourir aux sources, aux documents si nombreux qui ont été écrits dans cette langue pendant le moyen âge et jusqu'à notre siècle ; il faut enfin connaître une langue dont la nôtre dérive en droite ligne.

Mais tous ces avantages de la connaissance du latin ne requièrent qu'une chose ; comprendre cette langue. Si l'on peut lire avec facilité les écrivains (page 418) du siècle d'Auguste, on pourra, à plus forte raison, lire ceux du moyen âge et tirer de cette langue tout ce qu'elle fournit a l'étude de la langue française.

Nous pouvons donc dire que si l'élève a l'intelligence complète des chefs-d'œuvre des lettres latines, il a atteint le but.

Quel besoin avons-nous, de nos jours, d'apprendre à écrire le latin ? Qui écrit encore aujourd'hui en cette langue ? Compose-t-on des œuvres latines, rédige-t-on des documents latins ? Nullement ; savoir écrire en latin est devenu une connaissance stérile.

On cite souvent Rollin comme le grand législateur des humanités ; que de changements nos mœurs réclament, aux lois qu'il a dictées !

Lorsque Rollin publiait son Traité des études, il s'excusait de l'écrire en français et ne se croyait justifié qu'en donnant cette raison bien décisive qu'il s'écartait de l'usage pour être compris ; encore publiait-il sa préface tout à la fois en latin et en français. Que nous sommes loin de ces idées qui, cependant, servent de base à notre enseignement !

Rollin pourtant reconnaissait cette vérité de bon sens qu'il ne faut apprendre à écrire une langue qu'à ceux qui doivent l'écrire. Conseillant d'enseigner le latin aux jeunes filles, il prenait soin d'ajouter que, n'étant pas appelées à exprimer leur pensée dans cette langue, il doit leur suffire de la bien comprendre.

C'est cette vérité si simple qu'il faut appliquer aujourd'hui.

On a fait en cette matière la plus étrange des confusions.

Il faut, tous les amis des lettres anciennes le proclament, faire que les jeunes générations s'approprient les idées des grands écrivains de l'antiquité, qu'elles puisent dans leurs œuvres, comme dans une source abondante de pensées justes, grandes et élevées. Tel est le but de l'étude des lettres anciennes. Et l'on croit nécessaire non pas de faire lire aux élèves les auteurs latins, mais de les obliger à exprimer leurs propres idées dans la langue des anciens !

Autre, chose est de faire passer les pensées des hommes de génie de l'antiquité dans une langue vivante pour se les assimiler, autre chose, transporter nos idées d'aujourd'hui dans une langue morte.

Cette distinction de bon sens entre ce qui est un travail vivifiant et ce qui est une œuvre de mort, doit présider à l'organisation de l'enseignement du latin ; elle oblige à ajouter et à retrancher,

Il faut que le latin soit enseigné de manière que les élèves puissent lire couramment et facilement les auteurs latins. La littérature doit être une jouissance, la jouissance proscrit la gêne. Tant que, pour lire les écrivains classiques, l'élève devra se livrer à un travail pénible, le but ne sera pas atteint ; l'élève ne pourra retirer tout le fruit de la connaissance des auteurs qu'on mettra entre ses mains, et l'on sera forcé de réduire outre mesure la somme des livres qu'il pourra étudier.

Je me plais à reconnaître que des progrès se réalisent chaque jour ; on augmente par les lectures cursives les ouvrages expliqués dans les classes ; mais que de lacunes encore ! On voit quatre livres de Virgile seulement, et Tacite, ne figure pas au programme comme historien ; on ne donne de ses œuvres que quelques-uns des discours qu'il place dans la bouche des héros de ses histoires.

Qu'on mette donc dans les mains des jeunes gens les œuvres du plus profond des historiens ; qu'au lieu de leur faire mettre en latin leurs conceptions souvent puériles, on les oblige à rendre dans notre langue les pensées de ce grand historien ; qu'on les astreigne à travailler leur style pour essayer de reproduire l'énergique concision du grand historien ; ils tireront ainsi d'une langue morte tout ce qu'elle peut donner à celle dont ils se servent chaque jour.

Je n'ai pas la prétention d'indiquer tout ce qu'on peut faire dans cette voie ; qu'il me suffise d'avoir montré comment le travail deviendra fécond.

Que de temps on consacre aujourd'hui à l'étude du latin ! et combien sont faibles les résultats obtenus !

Le latin prend, pendant de longues années, la part du lion dans l'enseignement, et, il faut le reconnaître, on est loin de le savoir parfaitement.

Il n'est pas douteux que les mêmes efforts faits sur d'autres langues, sur l'allemand, par exemple, si différent cependant, pour nous Wallons, de notre langue usuelle, nous conduiraient à le lire et même à le parler aisément.

On pourrait croire que cette différence de résultats tient exclusivement à une difficulté plus grande de la langue latine, mais, par une remarquable coïncidence, cet insuccès coïncide avec l'application de méthodes d'enseignement toutes spéciales.

On commence l'étude du latin par la grammaire ; au lieu de débuter par faire connaître des mots et des phrases dans un auteur facile, on fait apprendre des déclinaisons, des conjugaisons et des règles.

N'avez-vous pas tous le souvenir d'avoir récité machinalement des déclinaisons sans avoir idée de ce qu'est un datif ou un accusatif ?

On procède ici à l'inverse de ce qui se fait pour toutes les autres études Au lieu de poser d'abord les faits, on commence par donner les règles ; puis viennent seulement la connaissance des phénomènes qu'elles régissent.

On pousse l'étude de la grammaire jusqu'aux plus subtils raffinements, y a-t-il rien de plus abstrait que les règles d'emploi des pronoms possessifs, des subjonctifs subordonnés ?

On consacre un temps considérable à ce genre d'étude. L'étude de la grammaire et de. la syntaxe ne se termine pas dans les classes qui jadis portaient ces noms ; en poésie, on fait faire aux élèves des thèmes combinés de manière à amener l'application des règles les plus difficiles de la syntaxe. Le moment n'est-il cependant pas venu alors de sortir de l'étude des formes pour développer le goût littéraire ?

Dieu me garde de méconnaître que bien des abus déjà ont disparu, que bien des progrès ont été réalisés ! N'avons-nous pas, nous qui avons terminé nos études il y a quelque vingt ans, appris pour la plupart le genre des noms en vers latins barbares dus à Verepe ou à Alvarez ? Vous vous rappellerez le commencement de cette étrange poésie (c'est toujours le commencement qu'on sait le mieux) : « Quae maribus solum tribuntur, mascula sunto. »

Pareil système a-t-il jamais été employé pour une langue, moderne ? Sans doute tout cela a été écarté ; mais n'eût-on pas jadis défendu ce système, comme on défendra aujourd'hui encore d'autres méthodes que j'attaque ?

Il faut renoncer à ce système de grammaire à outrance qui envahit non seulement notre enseignement moyen, mais notre enseignement primaire, et y occupe une position exagérée.

Apprenons aux enfants à lire d'abord du latin ; qu'on leur fasse ensuite connaître les règles générales, principales, fondamentales et quant aux exceptions, quant aux subtilités de la grammaire, qu'on les leur laisse étudier par la pratique.

En lisant les auteurs, ils s'initieront à leurs pensées, ils apprécieront leur forme et sauront par surcroît les règles de la grammaire.

Qu'on fasse faire quelques thèmes pour mieux inculquer les règles de la lexigraphie et de la syntaxe, pour les graver dans leur esprit ; je ne m'y oppose pas. Mais chercher par le thème à donner aux élèves le style de César, de Tite-Live, voire même de Cicéron, c'est, selon moi, faire des efforts stériles.

Oh ! il y a longtemps que l'abus existe.

Voici ce que disait déjà Jean-Jacques Rousseau dans le siècle dernier : Son jugement est trop sévère peut-être ; mais la Chambre reconnaîtra cependant qu'il a un fond de vérité :

« C'est pour cacher l'inaptitude des enfants qu'on les exerce par préférence sur les langues mortes, dont il n'y a plus de juges qu'on ne puisse récuser. L'usage familier de ces langues étant perdu depuis longtemps, on se contente d'imiter ce qui se trouve écrit dans les livres, et l'on appelle, cela les parler. Si tel est le grec et le latin des maîtres, que l'on juge de celui des enfants ! A peine ont-ils appris par cœur leur rudiment, auquel ils n'entendent absolument rien, qu'on leur apprend d'abord à rendre un discours français en mots latins ; puis, quand ils sont plus avancés, à coudre en prose des phrases de Cicéron, et, en vers, des centons de Virgile. Alors ils iront parler latin. Qui est-ce qui viendra les contredire ? »

Mais ce n'est pas seulement le style des orateurs latins qu'on veut donner aux enfants ; il faut que ceux-ci composent en latin, il faut qu'ils fassent des narrations latines, il faut qu'ils fassent des discours latins.

Rendons-nous compte, messieurs, de ce que sont les compositions de cette espèce : elles comprennent deux choses distinctes : la disposition des idées et les mots qui rendent ces idées.

Les élèves font d'abord la narration et le discours en français, puis ils traduisent les mois français en mots latins.

Ils font une composition française dans leur tête ou sur le papier et de cette composition, ils font un thème. Ce thème est moins bon que le thème ordinaire. Dans celui-ci ils sont obligés de prendre les phrases qui leur ont été données ; dans les compositions, ils choisissent leurs phrases et les changent d'après la facilité qu'elles offrent à la traduction en latin.

Sans doute, il faut faire faire des compositions aux enfants ; il faut leur apprendre à faire des narrations et des discours où l'on trouve ordre, clarté, précision. Mais est-il déjà si facile de faire une narration ou un discours dans sa langue maternelle ? Pourquoi aggraver la difficulté de la composition en voulant qu'elle soit dans une autre langue ? Cette difficulté plus grande pourrait être admise si quelque utilité en découlait, mais elle vient s'attacher au travail de l'enfant pour le rendre plus stérile ; au lieu de consacrer ce temps à apprendre à exposer des idées dans la langue qu'il emploiera (page 419) plus tard, il faut qu'il s'ingénie à le faire dans une langue dans laquelle jamais il n'écrira ni ne parlera. Sa pensée, entravée dans son expansion par une connaissance insuffisante de la langue, recourt à sa mémoire ; celle-ci livre les phrases des auteurs qui ont le plus frappé son esprit ; ce sont souvent celles qui sont le plus sonores ; il les imite et tend a s'écarter de la simplicité, pour se jeter dans l'enflure.

Le gouvernement français a fait étudier la situation de l'enseignement des humanités en Angleterre ; les professeurs qui ont été chargés de cette mission nous indiquent deux sujets de narration donnés dans de grandes institutions anglaises.

Le premier est celui-ci : « Anglo Gallorum exercitus Chersonesum Tauricam ingreditu. ».

Quelle narration raisonnable l'élève peut-il faire en latin sur l'arrivée des alliés en Crimée ? Comment parler des vaisseaux ù vapeur qui transportent les troupes, de la canonnade qui les accueille ?

Le second sujet est l' « Histoire de l'année ».

J'approuve fort qu'on apprenne aux enfants à écrire l'histoire de notre temps, qu'on les tienne au courant de tout ce qui arrive de nos jours. J'estime qu'il est sans contredit plus important qu'ils connaissent les faits qui arrivent aujourd'hui que ceux qui sont arrivés il y a deux mille, ans ; mais je demande pourquoi il faut que ces récits de l'histoire vivante soient faits dans une langue morte ?

Croyez-vous qu'en combattant ces compositions latines, je sois un novateur isolé et audacieux ? Les hommes les plus compétents les ont attaquées depuis longtemps. Ecoutez ce que disait, il y a quelques années, un jury présidé par M. Baron, qui a laissé dans le professorat une mémoire si respectée :

« Le discours latin est impossible. Comment peut-on songer a faire écrire en latin ceux qui ne savent pas écrire dans leur langue maternelle, après l'avoir parlée depuis leur naissance et l'avoir étudiée par principes pendant dix ans ?...

« Comment peut-on espérer de rencontrer dans les compositions de rhétorique ce génie du latin sans lequel il n'y a point de style, lorsqu'on sait que tous les concurrents ne pensent pas en latin, et sont déjà d'une grande force, s'ils peuvent se dispenser de rédiger d'abord leur discours en français pour le traduire ensuite, comme un thème, à coups de dictionnaire !

« Non seulement le discours latin est impossible, mais il est inutile. Le temps n'est plus où, faute d'une langue vivante suffisamment répandue, les savants s'étaient vus forcés d'adopter le latin pour rédiger leurs ouvrages...

« On peut aller plus loin, et dire que, loin d'être utile à la connaissance de la langue latine, le discours lui est nuisible. Les élèves, consultant maladroitement le dictionnaire, emploient, pour rendre leur pensée, des mots latins dont ils violent l'acception, retiennent ces mots avec le sens qu'ils leur ont prêté, puis, s'ils les rencontrent plus tard dans un écrivain latin, veulent leur donner leur valeur supposée, et se trouvent dans l'impossibilité de comprendre le texte.

« Les adversaires de l'étude du latin ont toujours dirigé leurs attaques contre la composition latine ; comme ils s'adressaient à un abus réel, on n'a pu leur répondre que par de mauvaises raisons. Que l'on y prenne garde ; si l'on ne se hâte point de satisfaire, à de justes réclamations, on verra peut-être se réaliser, dans le domaine de la science, ce qui ne s'est vu que trop souvent dans le domaine de l'histoire. : une institution excellente en elle-même s'écrouler tout entière à cause d'un seul vice. »

Il y a quelques années, la versification latine jouait un grand rôle dans les classes supérieures des humanités. Je sais qu'on a considérablement diminué ces exercices ; mais ils subsistent encore. Il est curieux de voir les sujets qu'en Angleterre, où le classicisme exclusif, ébranlé aujourd'hui, a jeté de profondes racines,- on donne aux élèves pour exercer leur verve poétique. Je trouve, dans le rapport dont je parlais tantôt, différentes pièces de vers en latin composées, je crois, par les élèves du collège d'Eton.

Savez-vous le sujet sur lequel il y a le plus de pièces ? C'est celui-ci :

« Colère de Neptune à la rupture du câble transatlantique.» (Interruption.) Et cela se comprend ; on a beau dire et faire ; le ridicule du sujet est dans la nature des choses : on a beau faire, les événements de notre temps occupent plus que ceux des siècles passés ; ils s'imposent même à cette versification dans une langue morte que l'on maintient, et l'on arrive a ces étranges rapprochements des idées du passé et des choses modernes, de Neptune et du câble transatlantique.

Voulez-vous un échantillon de celle poésie ?

Neptune, très irrité, a convoqué les Néréides : il sort de ses redoutables réticences du « quos ego » ; il ordonne que, quelque soit le coupable, il reçoive une correction avec les morceaux mêmes du câble rompu, qu'il n'ait pour vin que de l'encre et pour nourriture que du veau marin,

Voici les vers latins :

« Ergo agite, o juvenes, quicumque est talia demens

« Ausus, in illius tergum hunc convertie fumen,

« Tundite verberibus crebris, sit spina sedile,

« Sepia det vinum, vitulique alimenta marini. »

L'honorable M. Rogier s'indignait contre une pièce où l'on parodie les héros de l'épopée grecque, je demande s'il y a, dans cette pièce que je n'ai pas vue, quelque chose de plus ridicule que ce que je viens de vous lire.

M. Rogierµ. - Il n'est pas question de tout cela ; personne ne défend ici ni les maîtres insuffisants ni les mauvaises méthodes.

MiPµ. - Si vous êtes d'accord avec moi qu'il est inutile d'apprendre à écrire en latin, soit en prose, soit en vers, nous aurons fait un pas immense : une grande réforme se trouvera accomplie.

M. Rogierµ. - Sommes-nous d'accord : vous soutenez qu'il faut maintenir et, si possible, perfectionner l'étude du grec.

M. Coomans. - Alors nous sommes tous d'accord, et finissons-en. Il n'y a qu'une question de méthode en discussion.

MiPµ. - Mon devoir est de faire connaître à la Chambre la voie dans laquelle, selon moi, il faut marcher.

Matières et méthodes, tout doit être examiné, et c'est rétrécir sans raison la question que de la limiter à ce qui touche au grec, point que j'aborde maintenant.

Messieurs, personne n'admire plus que moi la littérature grecque. C'est un magnifique spectacle que de voir un petit peuple aborder tous les genres de productions intellectuelles et atteindre dans tous une incontestable supériorité ; épopée, ode, drame, histoire, philosophie, éloquence, beaux-arts, rien n'échappe au génie de la Grèce qui crée et domine ces manifestations si diverses de l'esprit humain.

Mais on peut admirer les chefs-d'œuvre de la Grèce sans avoir la même admiration pour l'enseignement du grec qui se donne dans nos collèges.

De ces chefs-d'œuvre on ne voit presque rien dans les écoles ; on ne voit plus rien après la sortie des écoles et de ce qu'on a vu, on ne conserve rien si ce n'est un profond dégoût pour tout ce qui touche au grec.

Tel est le fait général.

Si vous voulez conserver la connaissance de l'antiquité grecque, il faut une réforme énergique ; le système actuel ne fait rien pour qu'on la connaisse, il fait tout pour en éloigner.

Est-il un moyen de faire apprendre la langue grecque en vous renfermant dans le temps qui y est aujourd'hui consacré ? Est-il possible de conduire les élèves a ce point de lire couramment les écrivains de l'Attique ? Réussirait-on en supprimant les exercices de grammaire, en cessant de faire des thèmes dans cette langue (car on apprend aussi aux élèves à écrire le grec) ? Or, si par ces moyens ou par d'autres on peut atteindre le but, qu'on le fasse ; j'applaudirai au succès.

Mais si, comme je le crains, les essais nouveaux sont infructueux, si l'on continue toujours à rouler comme ce damné de la Fable, une pierre qui retombe sans cesse, si l'on reconnaît que l'on a devant soi le « non exsuperabile saxum », je demande que l'on consacre des forces qui s'épuisent en efforts stériles a atteindre des résultats utiles.

Si, malgré tous les soins, une branche de l'arbre reste improductive, il faut la couper pour que la sève qu'elle absorbe aille augmenter les fruits que portent d'autres rameaux.

Je rends justice aux intentions, comme je constate les insuccès, et je cherche comment on peut les réparer.

Vous voulez faire contempler aux jeunes intelligences le panorama littéraire le plus beau que l'esprit de l'homme puisse voir, et vous cherchez à atteindre le sommet plus élevé pour le mieux faire apprécier. Vous prenez vos élèves la nuit ; vous les conduisez par des chemins ardus et rocailleux que l'obscurité rend plus pénibles. Quand le soleil se lève, rebutés et harassés avant d'avoir rien vu, ils ont renoncé au voyage, se promettant bien de ne jamais le recommencer.

Agissez autrement.

Prenez des chemins faciles, marchez-y à la lumière du jour ; vous trouverez des sommets moins hauts d'où certaines splendeurs de vues vous échapperont, mais où, entourés de tous ceux que vous devez conduire, vous pourrez leur montrer d'assez riches perspectives pour que jamais elles ne s'effacent de leur mémoire et que toujours ils aiment à les revoir.

Il y a, messieurs, dans toute littérature deux choses : la forme et le fond.

La forme ne peut être appréciée dans toute sa perfection, en ce qui touche aux termes mêmes, que dans la langue où l'œuvre a été écrite ; elle (page 420) est, à ce point de vue, le patrimoine exclusif de ceux qui connaissent cette langue ; elle ne peut complètement passer dans une autre.

Le fond avec cette partie de la forme qui se lie intimement à la pensée, n'est pas circonscrite à l'emploi d'un idiome ; il est le patrimoine de l'humanité.

Si l'on abandonne la langue de l'œuvre originale, certaines beautés doivent échapper. J'en citerai un exemple présent à vos esprits.

Quand Homère représente le père de Briséis sur le bord de la mer, il joint à l'idée une harmonie imitative intraduisible : παρα πολυφλοθοιο θαλασβλποης.

Sans la connaissance du grec, on perd cette harmonie mais la pensée du contraste reste ; on voit encore l'homme seul à côté de l'immensité de la mer.

Mais, messieurs, quels beaux cours on peut donner encore sur l'antiquité grecque sans donner des leçons de grec !

Croyez-vous qu'il n'y ait pas de cours sur l'antiquité grecque bien autrement relevés que ceux de notre enseignement moyen ? ceux du Collège de France, par exemple ?

Vous apprenez aux élèves deux chants d'Homère : un de l'Illiade et un de l'Odyssée.

Mais faites donc connaître entièrement ces deux grands poèmes.

Est-ce que la grandeur de ces compositions est dans une partie détachée ? Si Homère n'avait écrit que des fragments, il eût peut-être été souvent surpassé. Ce qui fait la grandeur et la désespérante perfection de ces chefs-d'œuvre, c'est l'unité de l'action, le maintien des caractères, la coordination des parties, l'harmonie du tout.

Expliquez donc ces œuvres en entier ; il vaut encore mieux les connaître tout entières en français que de n'en connaître que des lambeaux en grec.

Qu'apprenez-vous de Démosthène ? Deux discours que les élèves épellent péniblement, absorbés par des mots, sans vue d'ensemble, sans idée de l'œuvre.

Mais au lieu de cela, faites connaître à vos élèves le plan de ces discours, les circonstances où ils ont été prononcés, les résistances contre lesquelles ils s'élevaient, les grandes pensées qui animaient cet homme illustre.

Thucydide ! On invoque son nom pour faire maintenir le grec ; mais il reste inconnu, complètement inconnu aux élèves. C'est moi qui élève la voix pour qu'il apporte le tribut de son génie à notre enseignement. Que de leçons il pourrait puiser, que de modèles on pourrait prendre dans cet historien si sobre, si simple, si concis, et si digne et si grand toujours !

Que je pourrais ajouter d'écrivains illustres qui ne figurent aujourd'hui que par leurs noms dans les plaidoyers en faveur de l'étude du grec, et dont pas une ligne n'est lue dans nos athénées ! Mais déjà je les ai cités.

Que diriez-vous de l'école de peinture d'où l'on proscrirait les reproductions des chefs -d'œuvre qui reposent dans les musées étrangers ? Que penseriez-vous du maître qui, par amour pour les originaux, ne voudrait pas que les statues antiques ou les tableaux de Raphaël pussent en copie servir de modèles !

Vous voulez en littérature l'œuvre originale, et vous ne pouvez en montrer qu'un petit coin au travers d'une gaze épaisse ; j'aime mieux une reproduction qui ferait voir clairement l'ensemble de l'œuvre.

Dans les œuvres du génie humain, ce ne sont pas les morceaux qu'il faut montrer, c'est le tout, parce que c'est seulement dans l'ensemble que se révèle toute la grandeur de la conception.

Oh ! je sais bien qu'on va s'écrier : Des traductions ! Traduttore traditore.

Mais, moi comme vous, je préfère l'original à la traduction. Je veux bien, quand je puis les atteindre, remonter aux sources. Mais ces sources auxquelles vous voulez conduire les jeunes générations elles sont pour eux les sources du Nil ; et pendant que vous les cherchez, vous oubliez que le grand fleuve coule à vos pieds avec toute sa puissance fertilisante. Je vous demande de répandre sa fécondité sur vos études.

Croyez-vous qu'on ne s'appropriera pas les idées de l'antiquité grecque aussi bien en français qu'en grec ? Mais c'est méconnaître l'histoire, c'est méconnaître les plus grands faits du mouvement intellectuel de l'humanité.

Quand Aristote a-t-il exercé sa plus grande influence ? à quelle époque a-t-il joui d'une autorité qui approchait de celle de l'Ecriture ? Alors que l'on ne savait pas le grec.

Est-ce que l'Ancien Testament n'est pas aujourd'hui feuilleté chaque jour par des centaines de milliers de chrétiens qui ne savent pas l'hébreu ?

Si nous écoutions ceux qui, pour faire valoir leur propre science, repoussent les traductions, et que nous venions vous dire : Ne lisez pas l'Ancien Testament en traduction, certes, on nous répondrait : Il vaut encore mieux le lire dans une traduction que de ne pas l'apprendre du tout.

Comment l'Evangile nous est-il arrivé ? Comment l'Evangile s'est-il répandu dans notre pays ? Est-ce en grec ?

M. de Haerneµ. - Le texte original est en grec.

MiPµ. - Je sais fort bien que le Nouveau Testament est en grec.

M. de Haerneµ. - Le grec est enseigné partout.

MiPµ. - Je sais très bien, M. le chanoine, que le Nouveau Testament est en grec, comme l'Ancien est en hébreu. J'ai dit que l'Ancien Testament est étudié par des millions de chrétiens, non pas en hébreu, mais en latin, en français, en anglais, en allemand, etc. (Interruption.)

Je suis charmé d'apprendre que l'honorable chanoine de Haerne connaisse l'hébreu. (Interruption.) Laissez-moi achever ; je vous fais un compliment. (Interruption.)

MiPµ. - Pas d'interruptions, messieurs.

MiPµ. - Je suis charmé, je le répète, d'apprendre qu'à côté de si nombreuses connaissances...

M. de Haerneµ. - Je ne me donne pas comme un savant, mais je, dis que je lis presque chaque jour une page en hébreu.

MiPµ. - Je le répète, messieurs, je suis charmé d'apprendre que l'honorable chanoine de Haerne joigne à tant d'autres connaissances que je lui savais, celle de l'hébreu. Je l'en félicite d'autant plus que c'est une connaissance plus rare ; il n'y a que quelques hommes réellement savants qui connaissent cette langue.

Mais si cette connaissance était nécessaire pour connaître la Bible, que diriez-vous de notre clergé qui ne compte peut-être pas dix membres qui connaissent l'hébreu ?

- Plusieurs voix. - Si ! si !

M. Bouvierµ. - Allons donc, c'est à peine si la plupart connaissent le latin !

M. de Haerneµ. - On enseigne l'hébreu dans les séminaires.

MiPµ. - Je ne comprends vraiment pas l'émotion de l'honorable membre ; je ne crois pas que je dise rien de blessant pour personne. Je dis que si la connaissance de l'hébreu était nécessaire pour comprendre l'Ancien Testament, notre clergé se trouverait dans un cruel embarras. Mais il n'en est rien, messieurs, et les ecclésiastiques qui lisent parfaitement la Bible dans une traduction... (Interruption.)

M. le président. - N'interrompez pas, M. de Haerne, vous allez avoir la parole.

MiPµ. - Je dis que c'est par le moyen de traductions dans les langues vivantes qu'on est parvenu à répandre dans le monde les idées chrétiennes qui constituent le fond de la civilisation des peuples les plus éclairés du genre humain.

On n'a donc pas à craindre, parce qu'on n'apprendra plus le grec de voir les idées de l'antiquité grecque disparaître.

C'est un phénomène remarquable que de voir l'idée répandue parmi les professeurs de grec que l'original seul a de la valeur, et ç'a précisément été la cause qu'on connaît moins la littérature grecque que toutes les autres littératures.

Personne ne repousse les traductions des œuvres écrites en langue moderne. Combien de personnes lisent dans des traductions Dante et Schakespeare, Prescott et Macaulay ! Qui lit Sophocle, Euripide, Thucydide ?

Faut-il savoir l'espagnol pour jouir de l'œuvre de Cervantes, ou l'anglais pour goûter le charme de Walter Scott ? Pourquoi n'en serait-il pas ainsi des chefs-d'œuvre de la Grèce ?

J'ai lu quelque part que Corneille, Voltaire et Montesquieu étaient de mauvais hellénistes ; qui oserait soutenir que Corneille, Montesquieu et Voltaire n'ont pas, autant que personne, fait fruit des œuvres de l'antiquité grecque ?

J'ai entendu citer, au sein du conseil de perfectionnement de l'instruction moyenne, La Fontaine parmi les auteurs qui, grâce à la connaissance du grec, ont enrichi la littérature française. Sans doute, La Fontaine a traité les mêmes sujets qu'Esope dans ses fables ; mais, chose remarquable, La Fontaine ne savait pas le grec !

Ecoutez ce que disait à cet égard un savant qui savait donner à l'exposition de la science tout le charme de la littérature :

« Ne croyez pas, disait Arago, que le latin suffise aux notabilités universitaires. Il leur faudra du grec, n'en fût-il pas au monde ! écoutez plutôt :

« Je ne puis comprendre un professeur de sixième qui ferait expliquer les fables de Phèdre, sans être en état de citer perpétuellement les fables d'Esope. »

« En géométrie, nous employons souvent une méthode imaginée par les anciens, et qu'on appelle méthode de la réduction à l'absurde. Lorsque la (page 421) fausseté d'une proposition n'est pas évidente, nous la prenons un moment pour vraie ; nous en tirons des conséquences successives, et il est rare que dans cette série indéfinie de déductions logiques, il ne s'en rencontre pas quelqu'une dont l'absurdité saute aux yeux. Ici la première suffira. Il résulterait, en effet, de la prétention du dignitaire de l'université, cette conséquence burlesque, que La Fontaine, que cet inimitable La fontaine de qui Fontenelle disait : « C'est par bêtise qu'il se croit inférieur à Phèdre, » qu'un poète qui fait le charme, les délices des lecteurs de tous les âges, n'aurait pas été admis à professer la sixième, à expliquer le fabuliste latin, car La Fontaine n'avait pas lu Esope dans l'original, car La fontaine ne savait pas le grec ! »

Je lis encore dans un discours prononcé dans le conseil de perfectionnement à propos des savants ouvrages de M. Grole sur la Grèce ancienne, cette dure sentence.

« Il n'y a que les esprits gonflés de futilité qui se moquent de ces esprits supérieurs de leur école. »

Je suis de cet avis ; je voudrais que nos jeunes générations fussent habituées à lire de pareils ouvrages.

Et c'est parce que j'ai cette pensée que je combats ceux qui, repoussant d'une part tout ce qui n'est pas l'original, et échouant d'autre part dans leurs vains efforts pour faire comprendre le texte primitif, aboutissent au néant.

On nous cite toujours de grands philosophes de l'antiquité, l'universel Aristote, le sublime, le divin Platon ; mais, messieurs, y a-t-il quelqu'un qui s'imagine qu'il parviendra à former des élèves capables de lire Platon avec plus de fruit dans l'original que dans la traduction que M. Cousin nous en a donnée dans un français si splendide ?

Ce sont là des chimères nuisibles, parce qu'elles jettent le mépris sur des œuvres qui sont réellement utiles. Qu'on prenne bien garde à tous ces préjugés et il n'y a pas, pour développer l'intelligence, de spécifiques. On en voudrait vainement trouver un dans l'étude des langues : les Grecs eux-mêmes connaissaient-ils d'autre langue que la leur ? Prétendra-t-on que la perfection de celle-ci les dispensait de ces importations étrangères ? Mais qu'on m'explique alors pourquoi les Grecs modernes n'ont pas, eux qui parlent le grec, une supériorité égale à celle des anciens ! Qui de nous envierait pour notre pays la situation intellectuelle de la Grèce d'aujourd'hui ?

Shakespeare n'a lu Homère qu'en anglais, Napoléon n'a lu Plutarque qu'en français ; ni l'un ni l'autre ne savaient ni le latin ni le grec : cela les a-t-il empêchés d'atteindre les plus hauts sommets du génie ?

Et maintenant, je résume ce que je vous ai dit des langues anciennes.

Que l'on fasse mieux connaître la littérature latine, mais qu'on renonce à apprendre à écrire en latin.

Que l'on essaye, si l'on veut, de faire savoir le grec en changeant de méthode, mais que si le succès échappe encore, on prépare par d'autres voies un enseignement plus complet de l'antiquité grecque.

Le français occupe, relativement au latin, une très petite place dans notre programme ; on donne beaucoup plus de temps aux langues mortes, qu'on ne parlt jamais, qu'à celle que l'on parle tous les jours ; si l'on fait ce que je viens d'indiquer, sans rien prendre au temps consacré aux langues anciennes, on aura rendu au français son importance, parce que les éludes classiques, au lieu de remonter contre le cours des âges vers l'antiquité comme vers un but, en descendront pour éclairer et enrichir l'étude littéraire moderne.

J'arrive aux langues vivantes étrangères. Ces langues ne sont pas enseignées aujourd'hui d'une manière assez élevée. Il faut rehausser cet enseignement et forcer les langues modernes comme les langues anciennes à servir au développement littéraire.

Nous nous figurons que dans tous les pays on continue à s'acharner à l'étude exclusive des langues anciennes. On cite toujours l'Allemagne comme étant tout à la fois le sanctuaire des études classiques et le modèle à imiter.

Ecoutez ce que je lis dans le rapport qui a été fait au gouvernement français sur les écoles allemandes ; c'est l'indication de ce qui est considéré comme étant l'opinion générale en Allemagne :

« Les Allemands ne croient pas que les langues anciennes, qui occupent tant de place dans l'enseignement des gymnases, soient seules propres à former l'éducation intellectuelle et morale de la jeunesse.

« Ils sont convaincus que l'étude des sciences et des langues modernes peut, aussi bien que celle du grec et du latin, faire des hommes instruits et de bons citoyens. Ils conviennent que les langues, en général, sont spécialement propres à ouvrir et à rectifier le jugement, à cultiver l'esprit et le cœur ; mais ils nient que le latin et le grec soient les langues les plus belles et les seules capables de développer l'intelligence de la jeunesse. Si vous voulez, disent-ils, donner pour base à l'enseignement des humanités une langue fondée sur un système grammatical simple, complet et synthétique, choisissez les langues modernes qui réunissent ce triple caractère et dont la connaissance devient de jour en jour plus nécessaire à mesure que les relations internationales se multiplient et s'étendent. Elles offriront à l'esprit des enfants des difficultés assez sérieuses pour pouvoir leur servir de gymnastique intellectuelle et elles renferment aussi de magnifiques modèles de composition en tout genre, d'où l'on peut extraire, pour orner leur mémoire, des maximes au moins aussi pures, aussi élevées que celles que l'on trouve dans les auteurs anciens. »

Après avoir dit que l'on doit maintenir pour certaines professions l'étude des langues anciennes et leur avoir rendu un légitime hommage, le rapport ajoute : « Mais le grec ni le latin ne doivent pas dominer dans les études actuelles. Enseignez aux enfants, disait Agésilas, ce qu'ils doivent faire étant hommes. Nous devons donc apprendre à la jeunesse, disent aussi les Allemands, à connaître le monde actuel, les idées et les mœurs modernes, les lois et les arts de notre pays et des pays voisins avec lesquels il est en relation.

« Laissons à ceux qui en ont le goût, le besoin ou le loisir, la culture des langues anciennes : c'est une étude utile et noble, qui adoucit les mœurs et fait la gloire des peuples.

« Mais donnons à ceux que les exigences de la vie pressent et poussent en avant une connaissance complète de leur langue maternelle et de celle des peuples avec lesquels nous avons les rapports les plus fréquents, et surtout hâtons-nous de développer de bonne heure, en eux l'esprit d'observation, cette faculté sans laquelle ils passeraient à travers la vie en aveugles, sans distinguer aucune des merveilles dont la Providence l'a remplie.

« Or, cette précieuse faculté d'observation, ce n'est pas l'étude de langues et de sociétés disparues du mouvement général depuis plus de dix-huit cents ans qui est capable de la faire naître ; ce sont les sciences, les sciences seules, qui appellent vers le monde physique les pensées et les regards et donnent ainsi à ce désir de connaître et de comprendre, qui est inné dans nous, un élément inépuisable et des mobiles puissants. »

J'ai voulu vous lire ce passage, parce qu'on cite sans cesse l'Allemagne comme étant en opposition avec les idées que je viens d'indiquer.

M. Schollaert. - Quel est l'auteur ?

MiPµ. - Il s'agit du rapport fait au gouvernement français par M. Baudouin.

Messieurs, je ne vais pas aussi loin que ce qui est indiqué dans le passage dont j'ai donné lecture. J'ai déclaré que je voulais conserver ce que la tradition appelle les études classiques, mais je dis que c'est un tort de ne pas faire de l'enseignement des langues modernes un élément littéraire. On devrait familiariser les élèves avec les grands écrivains que les pays voisins ont produits. Pourquoi ne fait-on pas connaître, par exemple, aux élèves de notre enseignement moyen les grands orateurs des chambres anglaises ? L'honorable M. Rogier les citait dernièrement : Burke, Sheridan, Pitt, Fox...

Pourquoi ne doit-on apprendre l'éloquence que près des orateurs de l'Italie et de la Grèce traitant de sujets qui ne nous émeuvent plus ? Pourquoi repousser des discours exposant avec une noblesse, une grandeur de vues égales à celles des grands orateurs de l'antiquité, des questions encore palpitantes aujourd'hui ?

Qu'on fasse connaître aux jeunes générations Shakespeare, comme on leur fera connaître Euripide. Je dis, comme on leur fera un jour connaître, car on ne leur en apprend rien aujourd'hui. Qu'on leur apprenne à apprécier les historiens modernes, Macaulay, par exemple, comme Xénophon ou Tite-Live.

On n'acquerra pas seulement un résultat pratique utile pour la communication des progrès entre les peuples ; on vivifiera l'enseignement, les intelligences se fortifieront à cette gymnastique intellectuelle dont on parle toujours, et celle-ci, en cessant d'être stérile, ne sera que plus salutaire.

Je passe en courant aux sciences naturelles et physiques.

Savez-vous ce qu'on enseigne aujourd'hui de sciences dans nos athénées ? Deux heures par semaine seulement en rhétorique, deux heures dans la dernière année d'étude. Je dis que ce n'est pas assez. En Allemagne, pendant tout le cours de l'enseignement, on donne deux heures de sciences physiques et naturelles.

Les Allemands apprécient sagement ce que réclament en cette matière les aptitudes de la jeunesse.

II y a, messieurs, chez les enfants, un sentiment prédominant, c'est (page 422) celui de la curiosité, le besoin de se rendre compte des phénomènes. Promenez-vous avec un enfant ; vous serez accablé de ses questions ; ses « pourquoi » et ses « comment » renaissent à chaque instant et souvent fatiguent quand ils n'embarrassent pas.

Ce sentiment que la nature a donné à l'enfant, il ne faut pas l'écraser ; il faut, au contraire, le développer.

Des explications simples des choses de la nature, des notions sur les phénomènes qui frappent nos yeux tous les jours stimuleraient ce sentiment de curiosité ; il grandirait avec l'âge, et lorsque le jeune homme sortirait du collège, il aurait acquis le goût d'apprendre et continuerait à apprendre.

L'histoire a droit à sa place dans l'enseignement,, mais elle ne doit pas se borner à une sèche nomenclature de noms et de dates ; que d'intéressants récits elle permet de faire ! La leçon d'histoire devrait parfois être une récompense pour la classe. Qu'au moins en cette matière, où apprendre est un agrément, on ne rende pas l'étude rebutante.

Messieurs, si ces vues se réalisaient, un progrès considérable s'accomplirait non seulement pour les connaissances acquises, mais surtout quant au développement des goûts intellectuels.

Savez-vous à quoi est dépensée la plus grande partie du temps des classes, surtout pendant les premières années d'études ? A décliner et a conjuguer, a redécliner et a reconjuguer. En sixième, on donne aux enfants jusqu'à trois heures d'études latines de suite ; en cinquième, deux heures de latin et ensuite une heure de grec, pour achever ; or, vous savez ce qu'est cet enseignement à ses débuts.

Mon discours a duré une heure et demie ; je l'estime du même intérêt qu'une déclinaison ou même qu'un thème ; que penseriez-vous si, au lieu de vous dire que. je termine, ce qui est vrai, je vous disais que je ne suis qu'à moitié, et que vous en subirez un semblable chaque jour ?

Il y a dans les classes inférieures une lacune : rien d'intéressant, toujours le travail fastidieux des premiers éléments d'une langue.

Combien d'enfants qui, dès le début des études, en éprouvent un sentiment de répulsion qui ne s'efface plus, et les considèrent comme un boulet qu'ils doivent traîner pendant quelques années pour s'en débarrasser dès qu'ils seront libres !

Il y aurait, ce me semble, tant de choses à faire pour rendre l'enseignement attrayant ! Rendre plus simple l'étude des langues anciennes, donner des explications intéressantes sur les auteurs qu'on traduit, sur la marche, des faits, et réduire, par contre, cette grammaire qui n'abandonne pas l'élève et le suit jusqu'en rhétorique. Oh ! ce n'est pas là l'aliment qu'il faut donner aux élèves de la classe supérieure ; il faut les intéresser aux études littéraires que l'analyse lexigraphique des mots rapetisse ; faites-leur comparer les écrivains des différents peuples et des différentes époques. ; n'oubliez pas ceux de notre temps, et même pour condamner les tendances que vous blâmez, faites-les connaître.

Que, par l'histoire, ils apprennent non pas seulement les faits de l'antiquité, mais ceux d'aujourd'hui ; qu'on ne se contente pas de leur faire connaître les batailles d'Issus et de Zama, mais qu'ils n'ignorent pas non plus celles d'Austerlitz et de Waterloo.

Le progrès à réaliser doit non seulement toucher à l'instruction des enfants, mais encore influer sur les sentiments des parents eux-mêmes. Il ne faut pas vous dissimuler que l'enseignement moyen a perdu la considération, la confiance dont il devrait être l'objet de la part, des pères de famille. Ils font étudier leurs enfants parce qu'il y a des diplômes à conquérir, mais ils n'ont pas la conviction que ce qu'on leur enseigne est utile ; de là, de leur part, peu de ce concours indispensable aux succès.

Je sais fort bien, messieurs, qu'il ne faut pas toujours considérer le sentiment public comme un maître, auquel on ne résiste pas, mais, dans une matière qui touche aux plus vives et aux plus légitimes préoccupations de toutes les familles, on doit compter avec les aspirations qui y règnent.

Dans notre pays, il existe un grand désir d'apprendre ; ouvrez des écoles, elles sont aussitôt remplies. Mais à côté de ce désir de savoir, il y a un rare bon sens qui fait distinguer ce qui est utile de. ce qui est stérile ; c'est parce qu'il y a dans l'enseignement moyen bien des choses qui semblent absorber des forces sans produire, de résultats, que son importance est mal appréciée.

Il faut ne semer que ce que le climat permet, et éviter surtout de cultiver ce que personne, à l'époque de la moisson, ne se donne la peine d'enlever du terrain.

Messieurs, je vous ai fait connaître mes idées sur la question. Je sais qu'il faudra beaucoup de temps pour les réaliser, qu'il y a des résistances à vaincre, qu'il faut disposer de moyens que nous ne possédons pas encore.

Mais ce n'est pas une raison pour rester immobiles. Il faut se préparer les voies, et se mettre en chemin pour arriver à temps.

Nous sommes, comme l'a dit l'honorable M. Rogier, une petite nation, et il ne faut pas lui enlever la gloire des lettres et des sciences. Je partage son avis ; j'irai plus loin. L'expérience de l'histoire apprend que les lettres, les sciences et tout ce qui est du domaine de l'intelligence ne se développe nulle part mieux que dans les pays libres.

C'est dans Athènes libre que s'épanouirent les arts et la littérature grecques. C'est pendant ou après les agitations de la république que se produit, à Rome, le grand mouvement de la littérature latine. C'est au milieu de l'agitation des républiques italiennes que Dante fait son œuvre immortelle. C'est pendant les crises de la réforme anglaise que Shakespeare et Milton ont produit leurs chefs-d'œuvre. Et, pour ne pas remonter si haut, c'est lorsque la liberté a été établie par la restauration que nous avons vu se manifester un mouvement intellectuel qui marque dans notre siècle.

Messieurs, rien ni dans nos institutions, ni dans nos mœurs, ne peut entraver le mouvement de l'intelligence humaine. Je demande que rien non plus, dans l'enseignement, n'arrête son essor.

Je vous ai dit ce que je crois bon et utile à réaliser. Je n'ai pas la prétention de convaincre tous ceux qui se sont occupés de cette matière..

Il y a des dissentiments qui subsisteront, mais je crois pouvoir demander une justice à ceux qui me combattent : c'est de reconnaître que je n'ai pas de l'enseignement moyen une idée moins haute qu'eux-mêmes.

S'ils m'accusent encore, ce ne doit être que d'avoir des aspirations trop ardentes pour faire rayonner dans l'esprit et dans le cœur des générations qui s'élèvent la splendeur de ce qui est bon, de ce qui est beau, de ce qui est vrai et de ce qui est juste.

M. de Haerneµ. - Messieurs, en prenant la parole, j'éprouve un double embarras : d'abord, celui de répondre à l'habile orateur que vous avez entendu pendant deux séances et qui, je dois l'avouer, à son point de vue, a fait preuve d'un véritable talent ; d'un autre côté, je crains de donner de l'ennui à l'assemblée, car on nous a déjà fait entendre, vendredi dernier, que ce débat était ennuyeux.

Si le débat était déjà ennuyeux alors, il doit l'être encore plus aujourd'hui, et comme les considérations qui ont été présentées dans cette enceinte et au dehors m'obligent à entrer dans de longs développements, si la Chambre ne se sentait pas capable d'assez de patience, je crois qu'il serait préférable de couper court au débat.

- Des membres. - Parlez, parlez...

M. de Haerneµ. - Je serais désolé, messieurs, de prendre la parole si vous n'étiez pas disposés, je ne dirai pas à m'écouter, mais à étudier la question qui vous est soumise, et qui, selon moi, est importante.

Messieurs, à certains égards, nous avons à nous féliciter du débat qui a surgi, et ici je dois donner la main à M. Rogier ; je crois, comme lui, que ce débat pourra être utile au pays.

Mais il y a un mauvais côté à la question.

Depuis vingt ans, chaque fois qu'il s'agit, dans cette enceinte, d'études moyennes, on constate que la Belgique se trouve, en ce qui concerne les langues anciennes, dans un état d'infériorité vis-à-vis d'autres pays. Cela se conçoit, : chaque fois qu'on a soulevé la question des études classiques, if s'est établi un courant défavorable à ces études ; on a voulu amoindrir les études anciennes, on a cherché non seulement à rétrécir le cadre du grec, mais aussi celui de la littérature latine.

Qu'en est-il résulté ? Que l'on a dérouté le corps professoral, découragé les étudiants et jeté une véritable perturbation dans les études. Un grand nombre de professeurs se sont dit : A quoi bon s'appliquer à toutes ces sciences, puisque du jour au lendemain on peut les supprimer ?

Voilà la principale cause de l'infériorité que nous constatons.

On a dit, messieurs, que les études classiques ne sont plus en honneur, comme autrefois dans certains pays étrangers et, à cet égard, on vous a donné certaines citations.

L'honorable M. Pirmez a cité quelques auteurs anglais et allemands ; mais il faut voir ce qui se passe en général dans ces pays et quand on fait cette recherche on constate ce fait indubitable que les études classiques proprement dites sont en grand honneur dans ces pays. Elles y sont la véritable base de tout l'enseignement dans les collèges.

Il est vrai qu'en Angleterre, par exemple, il a surgi des plaintes à ce sujet ; mais ces plaintes avaient un tout autre objet que celui qu'a indiqué l'honorable M. Pirmez. Ces plaintes ne se rapportaient pas du tout à l'enseignement (page 423) du grec et du latin, maïs à la méthode qu'on suivait parce qu'on s'était écarté des prescriptions établies par les fondateurs des collèges annexés aux universités d'Oxford et de Cambridge.

Voici ce qu'on disait à cet égard au parlement anglais, en 1831. « Il y a toujours eu, dit-on, à l'université d'Oxford un double système d'élever la jeunesse, celui de l'éducation qui se donnait dans les collèges où les élèves étaient internes ; et celui de l'enseignement en commun qui se donnait dans les salles académiques.

« Dans les temps anciens, l'un et l'autre système étaient suivis, mais ils étaient combinés de manière à laisser à la science toute sa liberté, sans nuire aux conditions d'une bonne éducation morale et religieuse. Cette harmonie avait été brisée... Le professeur qui, d'après l'expression du savant docteur, M. Vaughan, doit vitaliser (vitalize) en chaire la science par la parole, était presque détrôné par le répétiteur. »

Lord Russell a retracé dans la séance du 17 mars 1854 le triste tableau de cette situation. On avait dévié, dans l'enseignement, de l'esprit des fondateurs, qui avaient voulu, avant tout, faire prévaloir les études classiques d'après les anciens usages. De là les plaintes contre les collèges annexés aux universités.

Ainsi, on avait négligé les véritables instructions dans les cours publics. Voilà l'origine des plaintes dont M. le ministre de l'intérieur s'est fait l'écho dans cette enceinte.

Mais il n'a pas été question de toucher à l'enseignement du latin et du grec. L'étude de ces deux langues est considérée, en Angleterre et en Allemagne, comme la base essentielle de l'éducation moyenne.

L'honorable M. Pirmez nous a cité aussi les écoles réelles d'Allemagne, les Real-Schülen ; mais il s'est trompé en ce sens qu'il a pensé que ces écoles ont été érigées au détriment des gymnases ; tandis qu'il n'en est absolument rien.

Savez-vous, messieurs, ce que sont des Real Schülen ? Ce sont des cours professionnels quelquefois annexés aux collèges ; mais cela n'empêche pas du tout l'enseignement du grec et du latin dans ceux-ci.

Messieurs, on a fait valoir aussi la littérature moderne en opposition avec la littérature ancienne. L'honorable M. Pirmez a tâché principalement de faire voir qu'il fallait, avant tout, s'attacher au fond et que la forme était plus ou moins accessoire.

Cela est vrai à certains égards. Je ferai remarquer cependant qu'en matière d'art, la forme est si étroitement liée au fond qu'on ne peut l'en détacher. Séparez donc la forme du fond en matière de sculpture, de peinture, par exemple, et vous n'avez plus rien.

Voilà l'erreur dans laquelle vous êtes tombé, M. le ministre. Au point de vue de l'art, la forme et le fond sont inséparables.

Mais j'admets toute l'importance des langues modernes. Je suis grand partisan de l'étude de l'anglais et de l'allemand, tout autant que l'honorable M. Pirmez ; mais j'ajouterai qu'il ne va pas assez loin. Il y a d'autres littératures importantes. Il faut étudier Dante et le Tasse ; il faut étudier encore l'espagnol ; outre Cervantes, il y a d'autres grands écrivains espagnols ; je citerai notamment Calderon et Lopez de Vega ; il faut encore étudier le Camoens, tout cela entre dans un cours complet de littérature,

Mais peut-on embrasser tout cela dans les études du collège ? Voilà la question. Quelle est la conséquence ? Il faut une bifurcation ou plutôt une disjonction qui s'établit naturellement dans nos collèges d'après les vocations qui.se produisent chez les élèves et d'après la volonté des parents.

Et, messieurs, en voulez-vous la preuve ? Qu'est-ce qui se passe dans nos établissements ? Examinez le programme des distributions de prix, et vous verrez chaque année, dans nos collèges, en sixième, par exemple, 30 élèves, et en rhétorique 7 ou 8. Qu'est-ce que cela prouve ? C'est que dans l'intervalle de la 6ème à la rhétorique, un grand nombre d'élèves se sont détachés des études classiques, pour suivre les cours qui se rattachent plus spécialement an commerce. C'est la bifurcation qui s'établit tout naturellement et qui d'ailleurs est consacrée officiellement dans les établissements de l'Etat, bifurcation qui existe aussi en France et qui commence à partir de la 3ème.

Il y a aussi des élèves qui scindent les cours d'humanités pour la carrière du notariat, d'autres pour le génie, d'autres encore pour l'école militaire. Voilà autant de catégories qui s'attachent à des branches spéciales, ce qui permet de les enseigner toutes d'une manière complète à des élèves différents.

Dans la séance de vendredi dernier, l'honorable ministre de l'intérieur a beaucoup égayé la Chambre en parlant des accents grecs dont on fait mention dans les grammaires. La Chambre a assez ri des citations faites par M. le ministre ; je ne les répéterai donc pas. Mais voici ce que j'ai à répondre. J'ai consacré près de 40 ans de ma vie à enseigner le grec et le latin, soit comme professeur, soit comme inspecteur des collèges ; eh bien, la Chambre voudra bien m'en croire ; je n'ai guère parlé à mes élèves des accents grecs ; jamais les élèves n'ont été tourmentés par l'étude de ces accents.

Je sais que les accents se trouvent dans les grammaires grecques, mais c'est à titre d'indication pour les professeurs plutôt que pour les élèves.

Puisque M. le ministre de l'intérieur a cité le grammairien Burnouf, je dois dire que c'est un écrivain très distingué ; il est membre de l'Académie des inscriptions ; sa grammaire grecque en est à la vingtième édition en France ; elle est classique dans tous les collèges de ce pays ; on ne devrait pas traiter comme on l'a fait un homme d'un mérite aussi éminent.

Or, que fait Burnouf ? C'est à sa dernière page qu'il énonce tous les termes qu'a rappelés M. le ministre de l'intérieur. Mais le professeur ne s'occupe pas de cela dans son cours ; le professeur sait ce qu'il doit enseigner aux élèves ; il doit savoir digérer les matières. Voilà la vérité.

Je dis que jamais je n'ai entendu parler des accents si ce n'est à un seul point de vue : quand ils changent la signification du mot, comme cela arrive parfois dans le grec. Peut-on faire un grief à un professeur de dire quand il enseigne la langue française qu'on prononce quelquefois réformer et quelquefois reformer, sans accent, suivant que le mot signifie « améliorer » ou qu'il signifie « former de nouveau » ? Car enfin l'élève pourra se demander pourquoi un accent dans telle circonstance et pourquoi pas d'accent dans telle autre.

Ces accents grecs n'étaient pas un signe orthographique ; c'était un signe d'intonation, un signe musical qui se rapporte surtout à l'harmonie de la langue, qui était un chant dans la bouche des Grecs, d'après l'expression de Denys d'Halicarnasse. Mais nous ne pouvons plus saisir ces intonations ; et avec toute, notre science des accents, nous nous serions fait siffler par les Grecs, comme l'a dit du Marsais. Les Italiens, toutefois, ont quelque chose de ce chant.

Autre objection : On a, dit-on, rencontré des élèves de rhétorique qui savaient à peine expliquer Xénophon ; c'est possible, mais j'en ai rencontré bien d'autres qui le savaient, et qui, en outre, traduisaient bien Homère et Démosthène.

Le gouvernement a bien voulu me nommer, dans le temps, membre du jury d'examen pour le grade d'élève universitaire ; j'ai donc été dans le cas d'interroger bien des élèves et j'en ai rencontré un bon nombre qui expliquaient très bien les auteurs grecs et surtout les latins.

Il est vrai que beaucoup d'autres laissaient à désirer, que plusieurs même répondaient très mal.

Mais n'est-ce pas la même chose pour les mathématiques et pour bien d'autres branches, et n'est-il pas vrai de dire que la majorité c'est la médiocrité en toutes choses ? D'ailleurs n'oublions pas qu'on a jeté une espèce de discrédit sur les langues anciennes, comme je l'ai dit en commençant.

L'honorable M. Pirmez a dit aussi qu'on n'ouvre plus les livres grecs au sortir du collège, ni les livres latins non plus.

C'est un peu vrai ; mais il faut généraliser l'objection. En général si après avoir étudié les mathématiques, l'algèbre, la géométrie et la trigonométrie, on se lance dans une carrière non scientifique, on fait fort peu attention à ces différentes sciences.

On dit encore, messieurs, qu'après quelques années les élèves ont complètement oublié le grec : eh bien, messieurs, je dis, moi, qu'ils ont également oublié les mathématiques et les langues modernes, qui s'effacent de la mémoire tout aussi facilement que les langues anciennes.

J'ai vu un missionnaire flamand qui, après avoir passé une vingtaine d'années dans les pays sauvages, avait complètement oublié sa langue maternelle. (Interruption.) Puisque vous m'interpellez, je vous dirai qu'il y a quelques années, ayant eu l'occasion de faire un voyage en Italie, je parlais assez l'italien ; je vous avoue qu'aujourd'hui, je l'ai presque entièrement oublié. Je sais encore le lire et le traduire, mais je ne saurais plus me faire comprendre dans cette langue, parce que je n'ai plus l'occasion de la parler.

Dans mes cours de mathématiques, quand j'ai fait mes humanités au collège communal d'Ypres, j'ai appris l'algèbre, la géométrie, la trigonométrie rectiligne et sphérique. On allait même jusqu'à l'astronomie, dont l'honorable M. Pirmez a fait le plus bel éloge, éloge que j'approuve, car j'aime beaucoup l'astronomie. Dans l’enseignement qu'on nous donnait, on comprenait donc l'astronomie, qui figure encore au programme des collèges ecclésiastiques du diocèse de Bruges.

J'ai donc appris la trigonométrie rectiligne et sphérique ; j'ai appris la géométrie analytique, les sections coniques, la géométrie descriptive, mais je vous avoue que j'ai oublié une bonne partie de ces sciences. Je sais encore la trigonométrie, la géométrie, l'algèbre, parce que je dois interroger tous les ans les élèves sur ces branches et que, par là, je continue à les étudier (page 424) pratiquement. Mais celles dans lesquelles je ne me suis plus exercé, je les ai oubliées en grande partie. Je puis m'y remettre sans trop d'effort ; mais j'ai oublié beaucoup de choses en tout cela.

Voilà ce qui se passe pour les sciences comme pour le grec. Mais qu'est-ce qu'il y a à conclure de tout cela ? C'est que ces sciences sont éminemment utiles, parce qu'elles forment l'homme à divers points de vue.

J'admets avec M. le ministre de l'intérieur que les sciences proprement dites, c'est-à-dire les sciences mathématiques pures et les sciences mathématiques d'application, forment l'homme. Mais les langues, et surtout les langues anciennes, le forment aussi à un degré éminent. Les langues sont une logique pratique vivante, comme les sciences sont une logique scientifique, et il faut les deux développements à l'homme. Il faut le développement intellectuel pur ; mais il faut le développement de toutes les facultés réunies, qui ne s'obtient que par les langues et surtout par les langues anciennes, comme le reconnaissent tous les hommes spéciaux dans la matière.

C'est à cause de ce privilège des belles langues de l'antiquité, surtout de la langue grecque, que tous les hommes qui se sont occupés d'éducation ont cru devoir soutenir la nécessité de ces langues pour l'enseignement moyen.

Pour ce qui regarde le peu de matières que l'on possède en grec ou en latin, lorsqu'on a fini ses études, j'aurai encore un mot à dire : c'est qu'il en est de même des autres branches. Et pourquoi ? Parce que, il faut bien le dire, les branches sont trop multipliées, et il importe de réduire ces matières, mais non au détriment de ce qu'il y a de plus important, savoir : des langues anciennes ; il faut les réduire ou y consacrer plus de temps.

La véritable question est là ; il faut une bonne proportion entre les sciences morales et les sciences intellectuelles proprement dites. Sous ce rapport, les langues doivent l'emporter, et parmi les langues, il faut nécessairement donner la priorité aux langues anciennes. Oui, il faut leur donner la supériorité dans un bon plan général d'éducation moyenne à tous les points de vue, sans négliger la langue grecque. J'appuie sur ce point.

Il est certain que la langue, la littérature et l'art de l'ancienne Grèce sont les principales sources de la civilisation moderne. C'est ce qu'a proclamé l'illustre homme d'Etat, M. Gladstone, qui a été cité par l'honorable M. Rogier.

Il a démontré, après tant d'autres, il y a quelques années, dans un magnifique discours académique, qu'Homère, le créateur de l'art grec, a eu sur le génie des peuples de l'Europe une influence semblable à celle que la Bible a exercée sur les âmes.

La même pensée avait été parfaitement exposée par le célèbre philologue allemand Frédéric Schlegel.

Telle est l'opinion des plus grands auteurs des siècles littéraires et des meilleurs esprits de nos jours, qui se font gloire de cultiver la belle langue des Hellènes. Ainsi, lord Derby a traduit en vers anglais rimes l'Iliade, qu'avait déjà élégamment interprétée, dans la même forme, Pope, le Boileau anglais, dont j'ai ici la belle œuvre, qui fut imprimée par souscription et valut près de 4,000 liv. sterl. à son auteur, preuve évidente que l'original était en grande estime chez les Anglais.

Le grec n'est pas moins estimé en Allemagne, où Jean-Henri Voss, entre autres, a rendu et comme photographié l'Iliade et l'Odyssée, vers par vers, et presque mot à mot en hexamètres, dans une forme poétique souvent hardie, mais qui reste allemande. Je tiens en mains une édition populaire de ces poèmes de 1866, à l'usage des collèges, où ils sont classiques. Voss a traduit également en vers, de 1806 à 1821, Hésiode, Théocrite, Moschus, Bion et Aristophane. Uschmer a traduit récemment l'Iliade dans la même forme. Il y a aussi une version en vers allemands rimes par von Carlowitz. Toutes ces traductions, surtout celles de Voss, servent à approfondir les textes originaux, dont elles sont comme des photographies colorées, pour l'imitation du rhythme, des formes et des allures des auteurs grecs. C'est le jugement qu'on en a porté en France même. Le flamand doit être mis, sous ce rapport, sur la même ligne que l'allemand.

Messieurs, j'appelle ici votre attention sur notre langue flamande, qu'on a beaucoup trop négligée dans ce débat. Le flamand offre, pour calquer fidèlement les poètes anciens, la même ressource que l'allemand ; aussi avons-nous des écrivains qui ont marché sur les traces de Jean Voss. Ainsi feu M. Cracco, ancien professeur de poésie à Courtrai, que plusieurs d'entre vous ont connu, a traduit avec élégance et fidélité une bonne partie d'Homère en hexamètres flamands. Nous avons aussi en vers flamands une version d'Aristophane par Wauters. Les Allemands comme les Flamands peuvent ainsi remplacer très avantageusement ces traductions interlinéaires et juxtalinéaires dont parlait M. le ministre de l'intérieur à propos du Ramayana.

Ces traductions interlinéaires ou juxtalinéaires sont faites en un français impossible, tandis que nos traductions flamandes et allemandes restent littérales et correctes en même temps.

La langue anglaise offre aussi, quoique à un moindre degré, des avantages sous ce rapport, surtout pour l'accent.

Je pourrais citer d'autres traducteurs anglais de grand mérite. Je me bornerai à rappeler la belle traduction des tragédies de Sophocle par M. Plumtree.

On peut en juger par le compte rendu qui nous en a été donné dans le North-American Review de l'année dernière. Et puisque je parle des Etats-Unis, je vous dirai que les études y sont aussi estimées qu'en Angleterre et en Allemagne.

Je vous dirai que, dans le Massachussets, par exemple, il y a quatre fois plus d'établissements où l'on enseigne le grec et le latin qu'en Belgique. Oui, il y a 100 établissements de cette espèce sur une population de 1,500,000 âmes.

Les femmes mêmes y apprennent le grec.

M. Bouvierµ. - C'est très bien de leur part.

M. de Haerneµ. - C'est ce qui se pratiquait au moyen âge. Au moyen âge, il y avait des femmes qui savaient le grec. L'histoire l'atteste.

Messieurs, on trouve dans cette étude, comme l'a très bien dit l'honorable M. Thonissen et, après lui, l'honorable M. Rogier, une véritable gymnastique intellectuelle.

C'est une gymnastique particulière, en ce sens qu'elle développe toutes les facultés à la fois.

L'honorable M. Elias a fait observer que l'allemand peut servir aussi de gymnastique intellectuelle.,

Cela est vrai, surtout pour le français et le wallon. Et ici, je dois remercier M. Elias de ce qu'il a bien voulu dire en faveur de l'étude du flamand. C'est une gymnastique, oui, mais c'est une gymnastique d'un ordre inférieur, c'est une petite gymnastique, et savez-vous comment les Allemands la remplacent ? Ils la remplacent par l'étude du français ; ils mettent le français sur la ligne où nous mettons l'allemand, mais cela ne les empêche pas d'apprendre le grec et le latin.

M. Van Wambekeµ. - La haute école... (Interruption.)

M. Bouvierµ. - C'est une plaisanterie.

M. de Haerneµ. - Je vais vous donner une preuve que ce n'est pas une plaisanterie.

M. Bouvierµ. - Je parlais de la haute école.

M. de Haerneµ. - Ah ! Je dis que les Allemands remplacent la gymnastique dont a parlé M. Elias par celle de l'étude du français.

Je tiens en mains le programme de 1867 du gymnase de Hersfeld, petite ville de la Hesse électorale. Dans ce programme, depuis la rhétorique jusqu'à la classe élémentaire, le grec figure en tête des matières enseignées ; le latin vient ensuite.

Dans les deux classes supérieures, on enseigne, entre autres auteurs, Homère, Sophocle, Hérodote et Thucydide, ce qui n'empêche pas qu'outre la religion, qui figure comme une branche essentielle, dans toutes les classes, on enseigne aussi dans chaque classe le latin, le français, l'histoire, la géographie et les mathématiques. En rhétorique, on donne des leçons d'hébreu aux aspirants à la théologie.

Voilà le résumé, du programme de ce gymnase pour 1867. Et je dois ajouter que le plan des études est le même partout, à cette différence près qu'il est plus étendu dans les grands collèges.

Il est vrai qu'en Allemagne on consacre, en général, plus de temps à l'ensemble des études que chez nous.

M. Eliasµ. - On y consacre neuf ans.

M. de Haerneµ. - L'honorable ministre de l'intérieur a touché à cette question, mais il ne l'a pas résolue.

Même, messieurs, pour ce qui regarde la langue grecque, en Allemagne il y a des protestants qui reprochent aux catholiques de ne pas donner assez d'importance à cette langue et de préférer le latin, parce que le latin est une langue d'Eglise. Je ne serais donc pas étonné qu'ils prissent nos adversaires en cette matière pour de fervents catholiques.

Messieurs, les humanités, il faut bien le reconnaître, sont partout l'expression de l'état scientifique de la société ; c'est la physionomie de la civilisation. Ce serait rompre avec la civilisation que de vouloir détacher de la chaîne traditionnelle des études humanitaires l'anneau qui nous rattache au berceau de la poésie, de l'art et de la science. C'est avec intention, messieurs, que je vous dis : la chaîne traditionnelle des études, dont le grec constitue le premier anneau.

L'esprit traditionnel, dans cette importante matière, a conservé toute sa force en Allemagne et en Angleterre, surtout pour ce qui regarde le corps (page 425) des professeurs qui se recrute depuis des siècles dans les cours normaux fortement constitués, et, sous ce rapport, il faut bien l'avouer, la Belgique est trop jeune pour avoir cette ressource ; mais elle peut la créer avec le temps.

Oui, il faut un temps très long pour former de bons professeurs en nombre suffisant. J'en connais de très bons ; mais en général ils sont plus forts en latin qu'en grec.

Avant d'être professeur, on a été élève, et l'on ne se distingue comme élève que lorsqu'on a été dirigé par de bons maîtres. Voila en quoi consiste l'importance de la tradition dans l'enseignement, quant au professorat.

La tradition donne aussi de la stabilité, ce qu'on ne voit pas en Belgique, où les systèmes d'enseignement changent avec les ministères, ce qui est un grave inconvénient.

Pour atteindre à cette hauteur, il faut entrer dans la voie suivie par les nations éclairées qui nous entourent et ne point amoindrir l'étude des langues anciennes, du grec en particulier ; il faut, au contraire, la renforcer. Telle au moins doit être notre tendance ; elle doit être contraire à celle de M. le ministre de l'intérieur.

La tradition et la logique nous font défaut et c'est de la en grande partie que naissent les plaintes au sujet de notre infériorité sous ce rapport, infériorité que le Flamand partage avec le Wallon ; car je les mets tous deux sur la même ligne sous le rapport intellectuel en général.

L'étude du grec, messieurs, est un puissant moyen de rapprocher nos langues nationales, de fusionner de plus en plus les deux races, but qui doit être l'objet constant de nos efforts. C'est le but que, pour ma part, je poursuis comme professeur et comme inspecteur de l'enseignement depuis longtemps, j'ose le dire avec une certaine fierté patriotique ; ce but, je le poursuis encore dans la carrière littéraire qui est pleine de charmes pour moi, et qui me console souvent des désenchantements politiques.

Messieurs, si l'enseignement classique, a un caractère traditionnel, l'art repose lui-même sur la tradition. Il est issu, dans ses diverses manifestations, de l'école de Borne et surtout de celle d'Athènes.

M. le ministre de l'intérieur voudrait inculquer le goût des arts à la jeunesse, ce goût, tel qu'il existait à Athènes. Il a bien raison ; j'applaudis de tout cœur à ces idées. Mais il faut remarquer que, dans la Grèce, le goût des arts en général reposait sur la poésie et par conséquent sur la langue ; et quoique cette dernière fasse supposer une longue élaboration artistique antérieure, on n'aperçoit rien de comparable à ses chefs-d'œuvre dans les temps antérieurs à Homère. C'est donc avec raison qu'on a placé dans la Grèce antique le berceau des arts. Mais ceux-ci ont entre eux un lien commun, qui est la poésie, dont la source est dans l'Iliade et dans l'Odyssée.

Les Phidias, les Praxitèle, les Apelle sont les enfants d'Homère, aussi bien que Pindare, Sophocle, Euripide, Isocrate, Xénophon et Démosthène. C'est à cette source que les Romains ont puisé leurs inspirations, comme les modernes se sont inspirés en grande partie chez les Romains.

C'est donc dans l'antiquité hellénique qu'il faut chercher l'idéal des diverses formes de l'art en général. La Belgique, qui a toujours brillé dans les beaux-arts, ne peut se montrer indifférente à ce souffle créateur, qui les anime tous, alors même qu'on n'en aperçoit pas le principe.

Qui donc, parmi nos peintres et nos sculpteurs, ne recherche pas les modèles de la statuaire antique ? Mais ces merveilles, comme celles du Parthénon et du Panthéon, sont les fruits de la poésie épique, lyrique et dramatique des Grecs et des Romains. Ceux d'entre vous, messieurs, qui ont vu le célèbre groupe de Laocoon, à Rome, doivent avoir reporté leur pensée au passage de l'Enéide où Virgile dépeint si admirablement les tortures du prêtre d'Apollon, en lutte avec ses serpents qui sifflent sur sa tête, en l'étouffant avec ses jeunes enfants dans une même étreinte. Rien ne fait mieux comprendre le lien étroit qui unit la poésie à l'art plastique, rien ne révèle mieux les mystère de l'esthétique. Le même sujet avait été traité par d'autres poètes, et c'est le génie poétique qui a inspiré le groupe dû au ciseau grec.

Lorsque j'eus vu à Rome l'Apollon du Belvédère, ce chef-d'œuvre de la sculpture grecque, je comprenais mieux qu'auparavant le passage de l'Iliade, où le dieu courroucé, semblable à la nuit, descend du sommet de l'Olympe pour venger sur les Grecs l'honneur de la fille de son prêtre Chrysès. Le moment choisi par le sculpteur est celui où Apollon, ayant mis pied à terre, vient de lâcher, en décochant le trait fatal, la corde de l'arc, dont le coup, le bruit et le frémissement un peu prolongé sont successivement exprimés par les lettres du monosyllabe imitatif (εαλλθ), placé au commencement du vers. C'est évidemment la pensée d'Homère qui respire ici dans le marbre ; mais en contemplant l'œuvre du statuaire, on embrasse d'un coup d'œil, et par un seul effort de l'imagination, ce que le poêle représente à l'esprit d'une manière successive, mais aussi rapide que le permet la langue la plus synthétique et la plus coloriste du monde. On semble retrouver le statuaire dans le poète, après avoir admiré l'inspiration du poète dans le statuaire.

M. Moke, ancien professeur à l'université de Gand, a exprimé d'une manière concise, et beaucoup mieux que moi, la même pensée, lorsqu'il a dit, à propos de l'art de la Grèce : « Le Jupiter Olympien avait réalisé l'image du dieu d'Homère ; » si le Titien et Rubens ont pu agrandir, après 18 siècles, le cercle où Phidias s'était enfermé, c'est qu'ils étaient a leur tour les représentants de cet art qu'avait fondé la Grèce et qui reposait sur la poésie.

C'est dans ce sens que Cicéron a dit, en parlant du poète grec Archias, que tous les arts, qui relèvent de l'humanité, s'enchaînent et que la poésie est l'âme et la mère de tous les autres, il est du devoir du gouvernement de faire pénétrer cette pensée dans l’enseignement, afin qu'elle exerce toute son influence sur nos artistes, et que ceux-ci comprennent quelle est l'importance de la poésie grecque, source principale de celle de Rome et des peuples modernes.

L'ancienne langue des Hellènes est aussi la plus riche qu'on connaisse, après la langue sanscrite, avec laquelle elle a une origine commune.

A propos de la langue sanscrite, l'honorable M. Pirmez disait l'autre jour : Si vous aviez l'envie d'étudier le sanscrit, prenez une traduction interlinéaire, s'il en existe une, et vous pourrez vous borner à consulter la grammaire. Je crois que c'est bien là ce qu'a dit l'honorable ministre. Mais, messieurs, il faut apprendre d'abord les lettres ; il y en a cinquante-deux. Elles sont traduites non pas dans le Ramanaya mais dans la grammaire Bopp dont voici la traduction anglaise où les termes sanscrits mêmes sont rendus en lettres ordinaires. Elle est en trois volumes et donne la comparaison entre le sanscrit, le zend, le grec, le lithuanien, le latin, le celtique et le slavonique.

Voilà les difficultés qu'on rencontrerait pour apprendre cette langue sans commencer par la grammaire. Je fais cette observation, parce qu'elle se rapporte au grec, que l'honorable M. Pirmez traite à peu près de la même manière, contrairement à ce qui se pratique partout. Le sanscrit a beaucoup d'analogie avec le grec, surtout quant à sa richesse.

La richesse de la langue grecque consiste non seulement dans l'étendue de son vocabulaire, dans l'admirable variété de ses flexions casuelles et verbales, dans ses dialectes, qui s'entremêlent dans la poésie épique, mais aussi dans la grande facilité qu'elle offre pour la composition des mots. C'est ce qui en fait la langue la plus synthétique de l'Europe, c'est-à-dire celle qui embrasse le plus d'idées dans un même mot. Ce caractère compréhensif donne au style, surtout en poésie, une magie de couleur qu'on chercherait en vain dans d'autres langues, même en latin.

Si ces effets pittoresques se produisent souvent par un seul trait de pinceau, par un mot qui présente les diverses nuances de la pensée, d'un autre côté les poèles, particulièrement Homère, jettent sur l'ensemble de leurs tableaux un coloris enchanteur, par l'harmonie du rythme et des sons imitatifs ou simplement flatteurs pour l'oreille, et par les nombreuses épithètes qui adoucissent ou renforcent les teintes. C'est ainsi que les poètes grecs trouvent sur leur palette la variété des couleurs nécessaires pour resserrer ou dilater à volonté les divers motifs de leurs œuvres. Ils sont inimitables sous ce rapport. C'est ce qui a fait dire à Virgile qu'il est plus facile d'enlever sa massue à Hercule qu'un vers à Homère.

Sous ces divers rapports, la langue française présente le contre-pied de de la langue grecque, et c'est surtout ce qui a fait naître les préventions contre celle-ci. La langue française a un autre mérite ; elle est éminemment analytique ; les chefs-d'œuvre qu'elle a produits sont d'autant plus admirables que le génie, qui sait manier avec succès les instruments les plus rebelles, a cherché, chez les auteurs français, son triomphe dans les difficultés vaincues ; il se manifeste avec d'autant plus d'éclat que la pensée est plus comprimée par les exigences d'une langue très logique, très claire et par là parfaitement appropriée aux relations internationales, mais qui est en même temps très ingrate pour la poésie, surtout en ce qu'elle n'est nullement synthétique. C'est la cause principale de la supériorité des traductions germaniques que j'ai citées sur celles de Dugas-Montbel, Bilaubé, Mme Darcier et d'autres hellénistes français.

La langue flamande ou néerlandaise tient le milieu entre le français et le grec sous ce dernier rapport ; moins synthétique dans sa phraséologie et surtout dans ses inversions que la langue grecque, elle l'est beaucoup plus que la française ; elle présente ainsi, au point de vue national, m précieux avantage, en formant une transition et une liaison naturelle entre le français (page 246) et le grec, et elle facilite de cette manière l’étude de cette dernière langue. Elle offre également cette facilité à d'autres points de vue, comme j'aurai l'honneur de le faire voir tout à l'heure. Elle n'est nullement inférieure à la langue hellénique quant à la souplesse dans la composition des mots.

La langue flamande est aussi plus transpositive que la langue française, mais beaucoup moins que la grecque, parce qu'elle est moins riche que celle-ci en flexions grammaticales. Sous ce rapport, elle jette encore un pont entre les deux premières pour passer de l'une à l'autre.

Ce n'est donc pas sans raison, messieurs, que nous demandons la fusion aussi complète que possible entre les éléments français et germanique. Chez nous, ces deux éléments de civilisation que nous avons l'avantage de posséder presque au même degré en Belgique, étant bien combinés, doivent donner une immense impulsion au génie national, surtout en se concentrant dans un foyer commun que présentent la langue et la littérature grecques. L'étude du grec doit donc faciliter et faire aimer celle de nos deux langues nationales.

Je dis que la langue flamande a un caractère synthétique, surtout dans la combinaison des mots, qui lui permet d'inventer, pour ainsi dire à volonté, des expressions nouvelles à la portée de tout le monde, et de peindre ainsi la pensée d'une manière laconique et saisissante. Sous ce rapport, le flamand ne le cède à aucune des langues germaniques.

Elle l'emporte sur celles-ci et s'approche davantage du grec, en ce qu'elle a moins de sifflantes, moins d'aspérités dentales, moins de consonnes doubles ou triples, et présente quelque chose de moins dur, de plus coulant et de plus harmonieux que le haut allemand, en un mot, qu'elle possède une faculté supérieure de colorisation. C'est peut-être dans sa synthèse pittoresque, jointe à une harmonie qui la distingue entre les idiomes teutoniques, qu'il faut chercher, plus que dans le climat, le secret du génie de nos grands peintres et de ceux de la Hollande, qui se font remarquer, en général, comme on sait, par les effets de couleur et qui ont formé l'école coloriste des deux pays. Notre belle langue germanique a donc un côté artistique, qui doit la faire aimer des Wallons et cimenter ainsi l'union des deux races, que l'étude du grec doit fortifier encore, comme je viens de le faire voir, en les ramenant à un centre commun.

J'applaudis de tout cœur à ce que l'honorable M. Elias nous a dit en faveur de l'étude du flamand, et j'espère que sa sympathie pour notre idiome germanique le réconciliera avec l'étude du grec, que j'envisage comme un trait d'union entre nos deux langues nationales.

Mais si nous plaçons l'idéal dans la langue et l'art helléniques, est-ce à dire qu'on ne peut rien concevoir au delà ? En aucune manière ; les Grecs, en réalisant la plus grande harmonie des facultés humaines, avaient atteint la perfection relativement à leur état social ; mais ce qui était parfait pour eux, ne le serait pas pour nous, les situations étant toutes différentes. Aussi, l'on ne prétend pas qu'il faille les imiter servilement.

C'est ce qu'a très bien exprimé Moke, que j'ai déjà cité.

« Ce sont les qualités de l'art antique, dit-il, qui ont captivé tous les esprits et qui firent reconnaître à l'Europe moderne, comme jadis aux Romains, que les Grecs avaient été ses maîtres et méritaient encore de lui servir de modèles. C'est la perfection des œuvres grecques, la beauté de leurs formes, l'intelligence et l'harmonie qui président à leur développement qui mériteront toujours d'être étudiées. Quant à ce qui manque à la variété de leurs conceptions et surtout à la force et à l'étendue de leur pensée, ce ne sont là évidemment que des causes d'infériorité, qui s'expliquent chez eux par leur époque et par leur situation. Suivre les Grecs superstitieusement, ce serait renier le principe de liberté intellectuelle, qui fit leur grandeur : apprendre d'eux à exprimer par l'art et par la parole ce que la nature humaine a d'élévation, la science de lumière et la vérité de grandeur, voilà l'unique tâche qui réponde à l'état de notre civilisation. »

Comme la perfection proprement dite n'a pas de limites, on peut et on doit admettre, par abstraction, un but supérieur à atteindre, mais qui n'est encore qu'un rêve d'avenir. Les romantiques, qui rebutaient l'art gréco-romain, croyaient avoir atteint cette hauteur ; mais ils ont échoué, comme les Titans qui voulaient escalader le ciel par leurs propres forces. Cependant ils se basaient sur une idée philosophique, juste au fond, celle de l'imperfection relative de toute œuvre humaine. Mais ils se sont égarés en procédant par voie d'exclusion, principale ressource de la médiocrité, au lieu d'entrer dans celle de la fusion des éléments constitutifs de l'art.

- Plusieurs membres. - A demain !

M. le président. - Je pense, messieurs, que nous pourrions continuer.

M. de Haerneµ. - Je suis aux ordres de la Chambre, mais il me serait impossible de terminer aujourd'hui.

- La suite de la discussion est renvoyée à demain.


M. Lesoinneµ. - Messieurs, au commencement de la séance on a analysé une pétition d'un sieur Thiébaut, ancien garde-route au chemin de fer de l'Etat, demandant une enquête sur les faits qui ont motivé sa révocation ou le remboursement des sommes qu'il a versées à la caisse de secours.

J'aurais demandé un prompt rapport sur cette pétition, si cet objet ne m'avait échappé. Je demanderai à la Chambre si elle veut consentir à revenir sur sa décision et à ordonner le prompt rapport.

- Cette proposition est adoptée.

Projet de loi approuvant la convention passée entre la Belgique et les Etats-Unis sur la propriété des dessins et marques de fabrique

Dépôt

MaeVSµ. - D'après les ordres du Roi, j'ai l'honneur de déposer sur le bureau un projet de loi ratifiant la convention passée avec les Etats-Unis pour la propriété des dessins et marques de fabrique.

- Ce projet de loi sera imprimé, distribué et renvoyé, à l'examen des sections.

- La séance est levée à 5 heures.