(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1868-1869)
(Présidence de M. Dolezµ.)
(page 233) M. Van Humbeeck, secrétaireµ, fait l'appel nominal à 2 1/4 heures.
M. Dethuin, secrétaireµ, donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier ; la rédaction en est approuvée.
M. Van Humbeeck présente l'analyse des pièces adressées a la Chambre.
« Le sieur Neut demande qu'il soit pris des mesures pour prévenir le renouvellement des malheurs causés par des militaires porteurs de leurs armes hors du temps de service. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Le sieur Bouchoms réclame l'intervention de la Chambre pour faire restituer à son fils André, milicien de la levée de 1868, le numéro qui lui a été primitivement attribué par le sort au lieu de celui sous lequel il a été porté sur la liste du tirage. »
- Même renvoi.
« Des habitants de Gand demandent la réorganisation des corps de musique militaires et une amélioration de position pour le personnel de ces corps. »
- Même renvoi.
« Le sieur Van Hove, ancien facteur rural, demande la révision de sa pension. »
- Même renvoi.
« Les président et secrétaire de la Société protectrice de l'enfance demandent une loi réglant le travail des enfants dans les fabriques, les usines et les mines. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du rapport sur les pétitions relatives au même objet.
« M. Bieswal, obligé, de s'absenter, M. Notelteirs, empêché par une indisposition et M. T'Serstevens, retenu par la maladie d'un de ses enfants, demandent un congé de quelques jours. »
- Ces congés sont accordés.
M. Hymans . - J'ai l'honneur de déposer plusieurs rapports sur des demandes de naturalisation.
M. Van Humbeeck. - J'ai l'honneur de déposer le rapport de la section centrale qui a examiné le budget de la guerre pour l'exercice 1869.
M. de Brouckere. - J'ai l'honneur de déposer 22 projets de lois sur un pareil nombre de demandes de naturalisation qui ont été prises en considération par la Chambre et par le Sénat.
M. Descampsµ. - J'ai l'honneur de déposer le rapport de la section centrale qui a examiné le projet de loi portant affectation au renouvellement du matériel de transport des chemins de fer, jusqu'à concurrence d'un million, des sommes qui sont restées sans emploi à la fin de 1868, sur certaines allocations du budget des travaux publics.
- Ces rapports et ces projets de lois seront imprimés et distribués et mis à la suite de l'ordre du jour.
M. le président. - La discussion générale est ouverte.
M. Le Hardy de Beaulieuµ. - Dernièrement, lorsque j'examinais devant la Chambre l'accroissement considérable qu'ont pris nos dépenses publiques depuis vingt-huit ans, je citais le budget de l'intérieur comme offrant l'exemple d'une augmentation de quatre millions à douze dans cette période de temps.
L'honorable ministre des finances, m'interrompant, me demandait où j'avais trouvé ce chiffre ? Je lui ai cité les documents qu'il venait de publier lui-même dans les préliminaires du budget des voies et moyens. Je n'ai pu être contredit.
Cette interruption m'a donné l'idée et m'a, en quelque sorte, obligé de porter mon examen sur le budget de l'intérieur, et rétrospectivement sur les détails de ce budget, afin d'essayer de trouver, par l'étude des chiffres pendant la période de temps dont il est question, les causes de l'accroissement considérable de dépenses qu'il présente.
Vous voyez par là, messieurs, que l'examen auquel je vais me livrer ne concerne en aucune façon le budget même qui est en discussion. Je ne puis rendre l'honorable ministre de l'intérieur actuel responsable de cette augmentation de dépenses. Si quelqu'un en est responsable, c'est la Chambre, comme je l'ai déjà répété à plusieurs reprises. Car c'est elle qui est chargée, de par la Constitution, de veiller à la conservation et au bon emploi de nos deniers.
Messieurs, grâce à la publication des préliminaires au budget des voies et moyens, nous pouvons suivre pas à pas, d'année en année, chacun des articles de tous les budgets. Je me suis donc fait un devoir de comparer les chiffres annuels de chacun des chapitres et même de chacun des articles du budget, de manière à pouvoir suivre pas à pas l'accroissement continu des dépenses, et vous verrez par cette étude, que si l'instruction publique d'une part, comme une interruption l'a fait remarquer pendant le discours auquel j'ai fait allusion, et la voirie vicinale de l'autre, ont contribué très largement à cet accroissement, il n'en est pas moins vrai que presque tous les articles du budget ont subi des augmentations plus ou moins considérables.
Ceci dit comme préliminaire, j'entre dans l'examen du budget de l'intérieur.
Comme je l'ai dit dans une précédente séance, en 1840 le budget s'élevait à 4,190,000 fr. en retranchant d'une part les services qui ont été transférés à d'autres départements, et en ajoutant de l'autre ceux qui depuis y ont été transférés.
En 1844, cinq ans plus tard, la moyenne des cinq budgets s'élève à 4,893,000 fr.
En 1849, encore cinq ans plus tard, ils s'élèvent à 7,711,000 fr.
En 1855, la moyenne n'était plus que de 7,521,000 fr.
Puis elle s'élève en 1859 à 8,667,000 pour arriver en 1864 à 11,345,000 et en 1865 à 13,720,000 ; enfin, au budget qui nous est soumis actuellement, elle n'est plus que de 12,656,780 francs.
Vous voyez, messieurs, que, sauf le court temps d'arrêt que j'ai signalé de 1849 à 1854, la progression est continue, les dépenses vont s'accroissant sans cesse.
Je vais examiner maintenant, article par article, à quelle source il faut faire remonter les augmentations de dépenses.
Chapitre Ier. En 1840 il s'élève à 206,000 francs. Dix ans plus tard (pour ne pas fatiguer l'attention de la Chambre, je me bornerai à indiquer les chiffres de décade en décade), dix ans plus tard donc, il était de 243,000 fr.
En 1860 il s'élève à 278,000 pour arriver en 1869 à 377,444 fr.
Ce chapitre se compose de 5 articles.
Le premier est invariable, c'est le traitement du ministre. Je dois avouer, messieurs, que si l'on appliquait à cet article la règle parfaitement juste qui a été développée dans la réponse faite à mon discours par l'honorable M. Hymans, c'est-à-dire celle de la rémunération proportionnelle au travail, cet article aurait dû être, depuis longtemps, considérablement augmenté.
Le travail des ministres et du ministre de l'intérieur particulièrement a certainement subi des accroissements considérables depuis 1840 ; c'est ce dont je suis convaincu.
Mais on me dira : S'il en est ainsi, pourquoi ne proposez-vous pas l'augmentation du traitement des ministres ?
Messieurs, je vais vous dire en deux mots ce qui m'arrête.
Les traitements des ministres ont été fixés par le Congrès. Ils sont, à mes yeux, la preuve manifeste, indiscutable, que le Congrès a voulu organiser un gouvernement à bon marché. Le Congrès avait, toutes les discussions le prouvent, l'intention de réduire les charges publiques au minimum possible, et c'est pour cela, à mon sens, qu'il a fixé à ce taux relativement bas les appointements des ministres.
Or, messieurs, depuis 1830 nous avons fait de très grands progrès dans la voie des accroissements d'appointements pour toutes les catégories de fonctionnaires, et le traitement des ministres est resté en quelque sorte seul comme pour nous indiquer et nous faire ressouvenir, si nous venions à l'oublier, de la volonté du Congrès national.
Je craindrais, en proposant de l'augmenter, de faire disparaître cette borne qui limite en quelque sorte le champ des impositions à faire supporter au pays.
(page 234) Quant aux autres articles de ce chapitre, ils ont subi des accroissements très notables.
Le chapitre du personnel, par exemple, présentait en 1840 un total de 118,000 francs. Il est de 300,000 francs en 1869. Sans doute il faut faire la part de l'augmentation de la besogne, mais je me demande si, appliquant la règle donnée dans la dernière discussion par l'honorable M. Hymans, nous trouverions bien pour 300,000 francs de travail réel dans les bureaux du ministère de l'intérieur.
Pour ma part, j'en doute très fort.
Le chapitre II, pensions et secours, est un des petits articles du budget.
Cependant il est monté, dans le cours de ces 28 années, de 11,000 à 53,094 fr. Il est tout naturel que, le personnel étant augmenté, le chiffre des pensions et des secours se soit accru en proportion.
Chapitre III. Statistique générale.
Sur ce chapitre il y a, ou du moins en apparence, il y a diminution.
En 1840 il était de 60,000 francs. En 1850 il n'était plus que de 15,000 francs pour remonter jusqu'à 19,000 en 1869.
Chapitre IV. Administrations provinciales.
Ce chapitre coûtait en 1840 818,000 fr. pour arriver en 1850 à 880,000 fr., en 1860 a 945,000 fr. et enfin au budget actuel à 1,114,400 fr.
Je crois qu'il n'y a aucune critique sérieuse à faire sur l'accroissement de ces dépenses. La population ayant augmenté dans une notable proportion, les devoirs des gouverneurs et des députations permanentes ont dû augmenter dans la même proportion ; il est tout naturel que leurs dépenses se soient élevées.
266,000 fr. d'augmentation en 28 ans ne me paraissent pas exagérés ; c'est là une situation normale que je ne critiquerai pas.
J'en dirai autant de celles qui font l'objet du chapitre V : de l'administration des arrondissements. On peut contester, et on l'a déjà fait dans cette enceinte, l'utilité des commissaires d'arrondissement. Je n'entrerai pas dans la discussion de cette question, qui serait, je pense, oiseuse aujourd'hui ; mais du moment que l'on admet l'utilité de ces fonctionnaires, on doit reconnaître que l'accroissement de dépenses auquel ils ont donné lieu ne paraît pas non plus exagéré.
Milice.
En 1840 la milice avait coûté 71,000 fr. ; elle n'avait plus coûté en 1850 que 51,000 fr. pour arriver à 70,000 fr. en 1869. C'est un état à peu près stationnaire.
Garde civique.
En 1840 la garde civique coûtait 20,000 fr., en 1850, 12,000 fr., en 1869, 25,403 fr.
Je ne sais, messieurs, si ces chiffres produisent sur vous la même impression que sur moi, mais je dois dire que cette impression pour moi a été fort pénible.
On nous demande des sommes considérables, on nous demande millions sur millions pour organiser la défense nationale et ce qui seul peut lui servir de base solide, c'est-à-dire, la nation armée coûte moins qu'un simple général. 20,000 fr. ! voilà ce que nous dépensons pour maintenir sur pied la garde civique du pays, tandis que nous dépensons 30, 40 et jusqu'à 50 millions pour l'armée.
Ce chiffre de 25,000 francs est, d'après moi, l'argument le plus catégorique que. l'on puisse opposer à tout ce que l'on nous a dit ici sur la défense nationale.
Chapitre VIII. Fêtes nationales.
Les chiffres de ce chapitre sont restés à peu près invariables, sauf que l'organisation du tir national est venue en doubler et presque en tripler l'importance.
Aucune critique, je pense, ne peut être raisonnablement faite à cet accroissement de dépenses.
Il est très utile pour la défense nationale que ces tirs aient, été organisés et je dirai même qu'ils ont produit en outre ce bon résultat d'établir des liens très cordiaux entre les nations voisines et notre garde civique, ce qui, pour moi, est la meilleure de toutes nos défenses.
Chapitre IX. Décorations et récompenses.
Ici l'augmentation, quoique portant des chiffres minimes, est cependant très remarquable. On a dépensé en décorations :
En 1840, 9,000 fr. ; en 1845, 3,000 fr. ; en 1850, 7,000 fr. ; en 1860, 12,000 fr. ; et on nous demande pour 1869, 20,000 fr.
Cette progression, messieurs, me semble indiquer une chose : c'est que les demandeurs de décorations deviennent de plus en plus nombreux et que les moyens de leur résister deviennent de plus en plus faibles. On prétend déjà que nous sommes la nation la plus décorée de l'Europe ; pour peu que ces proposions continuent, il arrivera un temps, j'espère, où tous les Belges seront couverts de décorations.
Chapitre X. Légion d'honneur. Croix de feu.
En 1840, ce service ne nous coûtait que 60,000 fr., et cependant à cette époque les décorés de la croix de Fer et les blessés de septembre étaient naturellement beaucoup plus nombreux qu'aujourd'hui. Or, en 1850, ce chiffre s'élève déjà à 117,000 fr. ; en 1860, il monte à 221,000 fr. et, on 1869, à 222,000 fr. Je me borne à exprimer l'espoir que, l'action des hommes aidant, nous verrons un jour ce chiffre décroître sérieusement.
Chapitre XI. Agriculture.
Ce chapitre comprend onze articles. Ici je dois prendre la chose un peu plus en détail parce que ce service est un de ceux qui ont offert les accroissements les plus notables.
En 1840, nous avons payé pour animaux abattus 161,000 francs ; ce chiffre s'est élevé pour 1860 à 169,000 francs et enfin on nous demande de le voter pour 1869 à 240,000 francs.
Cet accroissement semble indiquer : ou bien que notre bétail est sujet à plus de maladies qu'il ne l'était il y a 26 ans, ou bien qu'on a trouvé des moyens plus perfectionnés de se faire indemniser pour des animaux abattus. Je crois que c'est ce dernier système, plutôt que le premier, qui doit être accepté. En effet, s'il n'en était pas ainsi, je me demanderais à quoi aurait servi la dépense très considérable, ainsi que nous allons le voir, que nous avons faite pour créer et maintenir l'école vétérinaire.
Si les' vétérinaires qui sont sortis de cette école n'ont pas diminué le nombre dos animaux abattus, en guérissant les bêtes malades, je me demande si, en réalité, l'agriculture a été avantagée par cette création.
L'article 53 comprend le service vétérinaire. Jusqu'en 1848, cet article n'existait pas ; il a été fixé alors à 45,000 fr. ; en 1850, à 54,000 fr. ; en 1860, à 49,000 fr., pour arriver à 60,000 fr. dans le budget actuel.
L'article 54 concerne les améliorations des races d'animaux domestiques.
En 1840, il ne figurait au budget aucune allocation pour cet objet ; ce n'est qu'on 1849 qu'il a été probablement séparé d'un autre article et que le crédit a été porté à 50,000 fr. ; en 1860, il est arrivé à 94,000 fr., et en 1869, à 93,000 fr.
Messieurs, je ne sais pas si nous parviendrons, après une expérience assez longue de 20.ans, à découvrir, comme nous l'avons fait pour le haras, que. ces encouragements ne produisent absolument rien.
Puisque je parle du haras et que, l'article étant supprimé, je n'aurais pas d'autre occasion d'en dire un mot, je dirai en passant que le haras nous a coûté 2,225,000 francs pendant son existence. Or, je demande à toutes les personnes compétentes quels sont les bienfaits que le haras a produits pour notre agriculture ; je suis autorisé, par voie de conséquence, à croire que l'intervention gouvernementale dans la reproduction des autres animaux domestiques ne produit pas plus d'avantages que pour les chevaux de course et autres.
Cependant, les chevaux étaient entre les mains d'une classe de propriétaires beaucoup plus apte à profiter des avantages que pouvait produire l'intervention gouvernementale.
Or, on a dû reconnaître, après un temps très long, il est vrai, et une dépense considérable, que cette intervention n'avait rien produit de durable. Je crois qu'il en est absolument de même pour les subsides dont je parle et qu'on pourrait les supprimer entièrement, sans faire le moindre dommage de l'agriculture.
L'article 55 a rapport au conseil supérieur d'agriculture, commissions provinciales, etc. En 1840, cet article n'existait pas, il a été créé en 1849.
Il coûtait d'abord 110,000 fr. pour tomber on 1860 à 108,000 fr. La somme portée pour cet objet au budget de 1869 est de 140,000 fr.
Quelle que soit la considération que j'aie pour le conseil supérieur d'agriculture et pour chacun de ses membres en particulier, je crois que si ce conseil ne siégeait pas, l'agriculture ne s'en porterait pas plus mal.
Depuis que cet article existe, il a coûté à peu près deux millions. (Interruption.)
M. Bouvierµ. - Vous faites une erreur de chiffres ; vous confondez deux articles.
M. Le Hardy de Beaulieuµ. - L'article 5 comprend le conseil supérieur de l'agriculture, les commissions provinciales et d'autres dépenses.
L'article 56 concerne l’enseignement professionnel de l'agriculture et de l'horticulture.
En 1840, cet article ne figurait pas encore au budget ; il a été, comme l'article précèdent, crée en 1849.
(page 235) L'objet qu'il concerne coûtait en 1819 13,000 fr. ; il s'est élevé en 1860 à 146,000 fr. et aujourd'hui il figure au budget pour la somme de 133,000 fr.
Je dois reconnaître que jusqu'à présent cet enseignement a rendu de grands services, mais je crois aussi qu'on arrivera tôt ou tard à sa suppression ; le gouvernement lui-même semble être de cet avis, puisque nous constatons de ce chef une diminution de 13,000 fr. depuis 1860.
Notez bien, messieurs, que depuis que ces services existent jusqu'en 1865, les sommes portées au budget se sont élevées à 1,872,000 fr.
En détail, ces services ne paraissent pas très onéreux, mais ils finissent bientôt par absorber des sommes cons54érables.
Nous arrivons maintenant, messieurs, à un chapitre beaucoup plus intéressant au point de vue de la dépense ; c'est celui qui est relatif au défrichement de la Campine. Il a été créé en 1831. Cette année, on n'avait demandé pour ce service que 40,000 francs ; en 1860, on a demandé 80,000 francs, et aujourd'hui on ne demande plus que 25,000 francs.
Messieurs, il y a ici des personnes qui connaissent mieux que moi la Campine ; je leur demanderai en toute confiance si cette dépense s'est compensée par un accroissement de valeur correspondante. Je me demande ensuite qui a profité de cette plus-value ; cette dépense a-t-elle été faite sur des terres appartenant au domaine public et dont le public devait profiter, puisqu'il payait la dépense ; ou bien ces frais ont-ils été faits sur des propriétés particulières ? Et dans ce dernier cas, je me demande de quel chef et d'après quels principes nous sommes intervenus pour améliorer des propriétés privées.
Je n'ai trouvé sur ce point aucune espèce de renseignements. Je ne puis donc que livrer les faits à l'appréciation de la Chambre et du pays.
En outre des chiffres que je viens de citer et qui n'ont trait qu'au personnel des défrichements, des mesures ont été prises pour le même objet qui ont absorbé dans quelques années des sommes beaucoup plus importantes.
Ainsi, en 1851, 156,000 fr. ont été dépensés, en outre du personnel, pour le défrichement de la Campine. En 1859, on ne dépense plus que 1,000 fr., et en 1869, 270,000 fr. sont encore demandés. Ces services ont coûté, pendant les vingt-six années que je passe en revue, 1,998,000 fr.
Nous arrivons aux articles 58, 59 et 60, école vétérinaire de l'Etat.
Le personnel et le matériel de cette école nous ont coûté, en 1840, 164,000 fr., pour descendre, en 1850, à 128,000 fr., en 1860, à 130,000 fr. et en 1869, à 138,600 fr.
Comme je le disais tantôt, messieurs, en voyant l'accroissement de la dépense relative, à l'abattage des animaux et en voyant que l'école vétérinaire nous a coûté, depuis qu'elle existe, 3,671,000 fr., je me demande : 1° si cette école a produit les services qu'on en attendait ; 2° ce que coûte à l'Etat chaque vétérinaire qui sort de cette école.
Je crois que si l'on divisait le coût total par le nombre des vétérinaires sortis de l'école, on arriverait à un chiffre qui vous étonnerait. Nous arriverions en effet à découvrir que chaque vétérinaire que nous faisons aux frais de l'Etat, coûte de 20,000 à 30,000fr. Or, il est permis de se demander pourquoi, pour une certaine catégorie de fonctionnaires, l'État dépense des sommes aussi considérables, alors que tous les particuliers, pour se faire une position, pour se créer des moyens d'existence, sont obligés de recourir à leurs ressources, à celles de leurs parents.
Enfin, messieurs, nous arrivons au dernier article de ce chapitre qui est l'article 64, subside à la société royale d'horticulture de Bruxelles.
En 1840, ce subside était de 12,000 francs ; l'année suivante, il arrive à 24,000 francs, taux auquel il est resté depuis cette époque.
Cette société, qui est une entreprise particulière dans laquelle l'Etat n'a qu'un intérêt fort minime, lui a coûté 612,000 francs en 26 ans. Je fais la même question qu'à l'article précédent, je me demande à quel titre l'Etat subsidie une société dans laquelle il n'a aucun intérêt réel.
Maintenant, messieurs, si nous examinons l'ensemble du chapitre relatif à l'agriculture, nous voyons en employant le langage officiel, qu'elle a été favorisée de subsides qui s'élèvent en totalité à 25,197,000 fr. pendant les 26 années dont je m'occupe.
On dira sans doute que l'agriculture entrant pour un très gros chiffre dans les contributions payées à l'Etat, il est très juste qu'elle ait aussi sa part dans la distribution des faveurs gouvernementales ; mais, si nous entrons dans la réalité des choses et si nous nous demandons, d'une part, ce qui a été payé par l'agriculture et, de l'autre, ce qu'elle a reçu, nous serons amenés à convenir que mieux vaudrait pour elle ne rien recevoir que de tant payer.
En effet l'ensemble des impôts prélevés sur le pays dans la même période de temps s'est élevé à 3,806,434,000 francs. Or, dans le payement de cette somme colossale, trois mille huit cent six millions ! l'agriculture est intervenue au moins pour les deux tiers, c'est-à-dire pour plus de 2,900,000,000 et elle a reçu en échange 25,000,000, moins d'un centième.
Je me demande si le marché est avantageux pour elle, et je crois qu'elle ferait bien de renoncer à tout subside comme à toute espèce d'intervention de l'Etat, de sacrifier les quelques millions qu'elle recevrait, à la condition que l'on diminue la part des charges qu'elle supporte dans les frais de l'administration générale du pays. Livrée à elle-même, l'agriculture n'en marchera pas moins bien, pourvu qu'on la dégrève.
Mais, messieurs, ce n'est pas tout ce que l'agriculture a reçu du trésor public, je dois le dire. Le chapitre suivant, le 12ème, voirie vicinale, a donné à l'agriculture la satisfaction incomplète de besoins impérieux. C'est même, pour ainsi dire, la seule contrepartie directe qu'elle ait reçue de ses avances au trésor de l'Etat.
En 1840, la voirie vicinale et l'hygiène publique n'absorbaient que 100,000 francs, ou plutôt elles ne touchaient rien, car ce n'est qu'en 1851 que la Chambre a voté le premier subside pour ces objets.
En 1841, ce crédit s'élevait à 379,000 francs.
En 1860, il était de 1,695,000 francs.
Et en 1869, il est de 1,163,500 francs.
En tout la voirie vicinale a obtenu, pendant la période que j'examine ici, les sommes suivantes :
Chemins vicinaux : fr. 13,452,000
Hygiène : fr. 1,720,000
Crédits spéciaux à ces objets : fr. 662,000
Inspection et plans : fr. 652,000.
Total : fr. 16,486,000.
Voilà, messieurs, avec le chapitre. XI du budget consacré spécialement à l'agriculture, les deux sommes que celle-ci a reçues, pendant ces 26 années, en échange de 2 1/2 milliards qu'elle a rapportés au trésor public, en tout 39,683,000 fr. C'est-à-dire que lorsque l'agriculture avance 100, elle reçoit de retour 1.40.
Nous arrivons au chapitre : Conseil supérieur d'industrie. En effet, l'industrie est également favorisée des subsides et de la protection du gouvernement.
Ce chapitre est divisé en sept articles. Dans ce nombre figure le conseil supérieur d'industrie qui, en 1849, époque de sa création, a coûté 8,000 fr. pour arriver en 1860 à 6,000 fr. et en 1869 à 12,300 fr. Vient ensuite l'enseignement professionnel qui en 1840 coûtait 10,000 fr. et dont le coût s'est élevé graduellement à 72,000 fr. en 1849, à 113,000 fr. en 1858 et à. 208,000 fr. en 1869.
Enfin, les encouragements qui lui ont été donnés non plus que ceux accordés à l'agriculture ne se sont pas accrus. Ils ont été de 195,000 en 1819, de 163,000 en 1854 pour tomber, en 1869, à 16,450 francs.
Je dirai ici ce que j'ai dit tantôt par rapport aux encouragements donnés à l'agriculture. Il me semble désormais démontré et acquis que l'industrie sérieuse ne profite en aucune façon de ces subsides, qui ne sont jamais que des gouttes d'eau dans l'océan du travail.
Je passe ces conseils de prud'hommes dont la création est toute récente et qui ne coûtent que 16,500 francs, et les frais de publication du Recueil officiel des brevets d'invention pour arriver au musée de l'industrie qui en coûte 7,000.
Le musée de l'industrie coûtait en 1840 17,000 fr. ; en 1850 28,000 fr. ; en 1860 28,000 fr. ; et en 1869 37,000 fr.
Messieurs, pour moi, je considère cette dépense comme étant à peu près la seule du chapitre XIII qui soit utile et justifiable.
En effet, messieurs, l'Etat, qui représente la généralité des citoyens, peut seul avoir les ressources nécessaires pour établir un musée industriel.
Ce musée, bien organisé, peut être utile pour l'industrie, comme un musée de peinture pour les arts ; je le reconnais, c'est là qu'on peut aller se renseigner, soit sur ce qui se passe à l'étranger, soit sur ce qui s'est passé dans les temps antérieurs. Un musée de l'industrie est donc une chose qui peut être considérée comme à peu près indispensable dans une société civilisée. Mais les encouragements directs soit à des individus soit à des industries déterminées me semblent sortir complètement de la compétence de l'Etat.
L'Etat n'est pas fait pour encourager l'industrie ou l'agriculture, mais il est organisé pour leur conserver et garantir la justice et la sécurité dont elles ont besoin pour se développer.
C'est à ceux qui ont accepté la responsabilité des entreprises industrielles ou agricoles et qui doivent en profiter, à faire les frais et avances nécessaires pour leur développement.
S'il en était autrement, l'Etat serait obligé d'encourager d'une façon égale toutes les industries, d'encourager tous les industriels, tous les agriculteurs (page 236) indistinctement, et alors je ne sais où s'arrêterait le budget des dépenses.
Quant au chapitre XIV, Poids et mesures, il ne comprend que des chiffres qui n'ont presque pas varié ; je dirai même qu'ils ont plutôt diminué qu'augmenté, puisque le chiffre total de la dépense n'est plus aujourd'hui que de 73,000 fr., de 79,000 fr. qu'il était en 1840.
Chapitre XV. Instruction publique. (Interruption de M. Bouvier.)
Comme le dit très bien M. Bouvier en m'interrompant, c'est le bon chapitre.
Cependant il me permettra d'examiner d'abord les faits et de faire ensuite ressortir de ces faits quelques enseignements.
Le chapitre de l'instruction publique se divise, comme vous le savez, messieurs, en 3 sections : instruction supérieure, instruction moyenne et instruction primaire.
Je vais les passer successivement en revue et vous donner sur chacune d'elles mon appréciation personnelle.
En 1840 l'instruction supérieure coûtait 680,000 fr. ; en 1850 elle ne coûtait plus que 661,000 fr. ; en 1860 elle s'élevait à 968,000 fr. pour arriver en 1869 à 1,106,000 fr.
Je vais dire, sans réticence, ce que je pense à cet égard. Je conçois l'instruction supérieure donnée aux frais de l'Etat, mais dans certaines conditions. Je conçois des écoles grandes et fortes, ouvertes à tout le monde, où tout le monde puisse venir, sans frais, puiser la science et où tous ceux qui possèdent la science puissent venir la donner à ceux qui la demandent. Dans ces conditions, je conçois que l'Etat fasse de grands sacrifices pour l'instruction supérieure et que la nation en retire des avantages qui compensent ces sacrifices.
Mais est-ce là ce que nous avons ? En aucune façon. Nos universités, telles qu'elles existent aujourd'hui, ne sont que de véritables fabriques de privilégiés ; on va y chercher, non pas la science, mais un diplôme ; on y va pour passer certains examens, à l'effet d'être admis à entrer dans une catégorie privilégiée de citoyens.
Aussi, messieurs, si le niveau des études ne s'élève pas, il ne faut nullement s'en étonner : ce n'est pas la science qu'on va chercher à l'université ; c'est un brevet de capacité. On y va pour subir certains examens, et, de quelque façon qu'on les subisse, on est satisfait pourvu qu'ils aboutissent à l'obtention du diplôme convoité. Quant à la science, rares sont ceux qui y songent.
Consultez les hommes de science et il vous diront avec amertume leurs regrets de voir les universités, qui devraient être des temples ouverts à la science, n'être plus aujourd'hui que de véritables fabriques de diplômés.
Quant à moi, je le dis très nettement., je préférerais infiniment voir supprimer les dépenses que nous faisons pour l'enseignement supérieur plutôt que de voir persévérer dans les errements actuels.
Passons au chapitre suivant, enseignement moyen. Ici la progression est très notable et, je dois le dire, je. ne m'en plains pas. Cependant, je crois que je ne serai pas mal venu, même parmi ceux qui ne partagent pas mon avis, à présenter sur cette partie quelques observations critiques.
Citons d'abord les chiffres. L'enseignement moyen a coûté :
En 1843 123,000 fr. ; en 1850 208,000 fr. ; en 1860, 914,000 ; et pour 1869 on nous demande un crédit de 1,282,000 fr.
Je le répète, je ne regrette pas ces allocations, mais je me demande si l'enseignement moyen est bien à la hauteur où il devrait être ; je me demande si pour cette somme de 1,271,000 francs que nous dépensons annuellement nous répandons dans la population une somme de connaissances correspondante aux sacrifices que nous imposons au pays.
Ce qui me permet de douter de l'efficacité intrinsèque en quelque sorte de la dépense, c'est que l'enseignement moyen me paraît se circonscrire de plus en plus dans certains règlements qui ne laissent aucune liberté aux professeurs.
Le professeur, tel que l'administration centrale de Bruxelles le conçoit, est devenu une simple machine à exposition ; on pourra peut-être le remplacer plus tard par des tableaux mouvants, et alors il n'y aurait plus besoin de professeurs.
Si le malheureux professeur sort un peu du cadre qu'on lui a tracé, les gens qui tracent et règlent sa marche sont là pour le faire rentrer bien vite ! dans son cadre. Malheur à celui qui voudrait en sortir !
Pour moi, je ne comprends pas un enseignement public institué de cette façon-là.
Je comprends un enseignement qui permette aux Flamands de se développer à la flamande, qui permette aux Wallons de se développer à la wallonne ; qui permette enfin aux gens qui ne sont ni l'un ni l'autre de développer leur intelligence et leur instruction à leur façon ; mais je ne comprends pas ; un enseignement qui nous fasse marcher militairement et en rangs comme si nous étions tous coulés dans le même moule. En un mot, je reproche à l’enseignement moyen officiel d'être trop organisé. Je comprends que l'Etat paye largement ; mais je comprends en même temps qu'il paye des professeurs qui soient libres de chercher et de trouver le meilleur enseignement possible.
Je ne sais vraiment comment le progrès pourra se faire dans l'enseignement ; on est tenu dans des règlements dont on ne peut pas sortir ; et si, malheureusement, quelqu'un veut y échapper, il est brisé ou on le fait taire. Voilà la situation.
Je passe au chapitre de l'enseignement primaire. Je dois dire que là, je trouve le chiffre trop peu progressif, car c'est la seule dépense du budget qui retourne à sa source dans une juste proportion. Le peuple, comme je l’ai déjà dit dans plus d'une circonstance, contribue dans les charges publiques pour les cinq sixièmes ; il est bien juste qu'on lui en rende au moins une partie dans la forme dont il pourra tirer le plus grand avantage, c'est-à-dire dans la forme de l'instruction, qui l'amènera à tirer le plus grand profit de ses forces physiques ou intellectuelles ; il est bien juste, dis-je, qu'on lui rende une petite parcelle des millions qu'il sacrifie si généreusement à la chose publique.
Or, l'enseignement primaire qui, en 1840, ne coûtait à l'Etat que 295,000 fr., pouf arriver, en 1865, à 4,642,000 fr., dont 160,000 fr. pour constructions, est fixé, en 1869, à 3,900,000 fr.
Depuis que l'enseignement primaire a été établi sur le pied qui a suivi 1840, il a coûté en totalité à l'Etat 40 millions, dont 7,548,000 fr. pour constructions.
Je demanderai à l'honorable ministre de l'intérieur s'il lui serait possible de me dire quel chiffre de dépense est encore nécessaire pour compléter la construction de nos écoles primaires. Il me semble que nous payons assez largement le gouvernement pour être en droit d'obtenir des renseignements exacts sur ce point.
Nous qui sommes si généreux lorsqu'il s'agit de construire des fortifications et de fondre des canons, nous pourrions bien, me semble-t-il, voter sans hésiter la dépense qui reste à faire pour hâter la construction des écoles primaires.
Je sais, messieurs, qu'il y a un obstacle. Le personnel manque pour ces écoles nouvelles et il est inutile, semble-t-il, de construire des écoles si on ne peut y placer des instituteurs.
Je ferai, messieurs, une seconde question à l'honorable ministre. Nous avons voté, il y a deux ans, une augmentation considérable du nombre des écoles normales.
Je demanderai à l'honorable ministre où en est cette organisation et combien d'écoles normales ont été instituées jusqu'à ce jour, notamment pour les filles.
S'il n'y en a pas, je demanderai quels sont les obstacles que le gouvernement a rencontrés dans sa route, qui l'ont empêché de suivre l'impulsion qui lui a été donnée par la législature et s'il est disposé à y donner suite ou s'il va abandonner la question des écoles normales à son sort.
Nous arrivons maintenant au chapitre relatif aux lettres et sciences. Je ne m'occuperai pas des détails de ce chapitre, quelque intéressants qu'ils puissent être ; je m'en tiendrai à la récapitulation.
En 1840, le chapitre des lettres et sciences figurait au budget pour la somme de 207,000 fr., en 1850 pour 255,000 fr., en 1860, pour 350,000fr., et en 1869, il figure pour 434,000 fr. Ainsi la progression est très normale, elle est à peu près de 100,000 fr. par décade.
Je me bornerai à une seule question. Quels sont les résultats produits par l'encouragement des lettres et des sciences par l'Etat ? Cela nous a-t-il valu des ouvrages remarquables ? Cela nous a-t-il valu des savants dont les noms sont cités par toute l'Europe ? Je me permets d'en douter. Je crois que nos savants auraient été savants, que nos littérateurs auraient été littérateurs, et que nos écrivains n'auraient pas moins été écrivains sans l'intervention de l'Etat et sans l'encouragement des lettres et des sciences. Il n'y a pas de point où l'impuissance de l'Etat soit plus manifeste que celui de faire des savants et des littérateurs.
Je dirai la même chose du chapitre IX, qui est relatif aux beaux-arts et pour lequel la progression des dépenses est également très notable.
Ainsi l'article des subsides particulièrement a passé de 114,000 fr. en 1840, à 425,000 fr. en 1869.
Je demande ce qu'ont produit tous ces subsides ? L'Etat (et l'Etat comprend tous les états, c'est-à-dire le pays tout entier, les travailleurs, les ouvriers qui ne peuvent profiter, malheureusement, à aucun point de vue (page 237) des subsides accordes aux beaux-arts), l'Etat a-t-il retiré des équivalents de ces subsides ? Je suis forcé de dire que tous nos grands artistes n'en auraient pas moins été de grands artistes sans les subsides du gouvernement, et je doute même qu'aucun d'eux ait jamais accepté de recevoir de l'Etat, ou de qui que ce soit, des subsides sans en donner largement la contre-valeur.
L'Etat a-t-il donc, soit dans ses musées, soit ailleurs, au moins en partie, la contre-valeur des subsides considérables qu'il a donnés depuis 1810 jusqu'en 1869 pour les beaux-arts ?
Si je prends la totalité des dépenses de ce chapitre qui, en 1840, ne coûtait que 250,000 fr. et est arrivé, en 1869, à 873,370 fr., je dois dire que ces dépenses ne me paraissent nullement justifiées par l'utilité qu'en retire la nation ; et quand je songe que les gens qui doivent gagner leur vie à la sueur de leur front doivent contribuer dans ces dépenses pour la plus forte proportion, nous sommes bien autorisés à poser cette question.
Restent le chapitre XX, service de santé ; le chapitre XXI, eaux de Spa ; le chapitre XXII, traitements temporaires, et le chapitre XXIII, dépenses imprévues. Tous ces chapitres ne comportent que des sommes relativement minimes, comparées à celle 'que nous avons vues tantôt. Cependant, le principe est tout à fait le même.
Quelque minime que soit le chiffre, alloué pour le service médical, je me demande de quel droit nous intervenons dans des professions tout à fait particulières.
M. Vleminckxµ. - C'est dans l'intérêt public que nous intervenons.
M. Le Hardy de Beaulieuµ. - Est-ce que nous exigeons des médecins de soigner les malades en général sans rétribution ?
Quant aux eaux de Spa, ce chapitre, j'espère, va disparaître complètement. Il a déjà disparu en recettes ; j'espère qu'il finira par disparaître en dépenses.
MfFOµ. - Il n'a pas disparu en recettes.
M. Le Hardy de Beaulieuµ. - Il a au moins disparu en titre. La progression des dernies chapitres est la conséquence de l’augmentation du personnel.
Maintenant, messieurs, que j'ai examiné les détails trop longuement à mon gré et sans doute au vôtre, je vais examiner les causes de la progression constante que j'ai constatée. Si même je suis entré dans ces détails, c'est afin de justifier par les faits les conséquences auxquelles leur examen m'a fait arriver.
Messieurs, comme je l'ai dit en commençant, la cause première de l'augmentation des dépenses est entièrement dans l'inefficacité de l'action parlementaire. La Chambre seule aurait pu arrêter cette augmentation dans ce qu'elle a d'illégitime, car j'admets parfaitement certaines augmentations comme celles qui proviennent de l'accroissement de la population et de la richesse publique.
Mais ce que j'appellerai l'accroissement inutile et par conséquent illégitime des budgets est entièrement sous le contrôle de la Chambre ; la Constitution lui a remis et à elle seule le pouvoir d'arrêter les budgets. Or, messieurs, il est un fait que tout le monde a pu constater, c'est que le contrôle des Chambres est devenu beaucoup moins sévère qu'il ne l'était au commencement.
Le Congrès, en remettant le pouvoir électoral aux censitaires, avait certainement en vue ceci : c'est qu'il remettait le pouvoir de fixer les dépenses à ceux qui étaient intéressés directement à l'exercer avec économie. Il remettait le pouvoir d'arrêter les dépenses, d'en empêcher l'extension extraordinaire de ceux qu'il croyait le plus directement intéressés à né pas payer plus qu'ils ne devaient rigoureusement.
Or, un fait bien constant maintenant, c'est que le contrôle de la Chambre n'est plus efficace, et je vais vous en donner la preuve la plus évidente à l'instant même. C'est que, pour le budget de l'intérieur, par exemple, on peut se demander quelle différence il y aurait eu à nommer directement M. le ministre de l'intérieur rapporteur de son propre budget au lieu de nommer un ami de la maison ?
Le pays croira-t-il qu'un contrôle efficace du budget peut être fait par les amis du ministère ? Cela me paraît clair. Je ne doute point cependant que l'honorable rapporteur n'ait examiné le budget de l'intérieur très consciencieusement, mais en ami.
Le Congrès, en instituant la Chambre des représentants, a cru, de très bonne foi, qu'il serait arrivé à un contrôle efficace. Or, ce contrôle est singulièrement atténué dans la plupart des cas.
Il est arrivé tout naturellement que le pouvoir exécutif, restant dans son rôle, demande le plus qu'il espère obtenir, comme il est dans le rôle de la Chambre de lui donner le moins possible.
Or, si la Chambre ne se met pas d'une manière ferme et énergique en opposition avec le pouvoir exécutif dans la confection du budget, il est bien évident que le budget sera toujours entraîné petit à petit du côté de l'augmentation. C'est ce que j'ai voulu démontrer en prenant les articles les uns après les autres.
A l'exception de deux ou trois, tout le budget a été constamment en s'accroissant depuis trente ans. Ce n'est pas seulement parce qu'on a organisé l'instruction primaire, cé n'est pas parce qu'on est entré dans la voie d'intervention du gouvernement dans la construction des chemins vicinaux que le budget s'est augmenté. Il s'est accru dans tous ses articles, là même où l'augmentation était inutile aussi bien que là où elle était utile.
Il s'est accru par la force même des choses, c'est-à-dire par l'absence, de la part de la législature, de la ferme volonté d'arrêter l'expansion dos dépenses.
Il y a cependant un point où cela devra s'arrêter. Un peuple ne peut donner pour son administration au delà d'une certaine somme, pas plus qu'un particulier ne peut aller au delà d'une certaine somme pour son loyer.
Or, si, d'une part, nous voyons les frais de la défense nationale s'augmenter sans cesse, d'autre part, les frais de la dette publique s'augmenter également, il est évident que si, en même temps, tous les autres services coûtent de plus en plus, il arrivera un jour où les ressources feront défaut.
Notre territoire est limité. Nous n'avons qu'un certain nombre d'hectares de terre qui ne peuvent donner qu'une certaine quantité de produits, et encore cette quantité est-elle variable selon les saisons et les circonstances.
Or, il peut arriver et il arrivera, il est arrivé déjà que la terre ne produisant pas ce qu'elle doit produire, le pays se trouvera un jour devant l'obligation d'acquitter des charges publiques très considérables sans avoir les ressources nécessaires. (Interruption.)
Il est donc plus que temps pour la Chambre d'aviser au moyen de mettre un temps d'arrêt, à l'accroissement des dépenses. Je dirai plus, il est temps qu'elles aillent en rétrogradant.
Voyez ce qui se passe dans un pays voisin.
A la suite des dernières élections en Angleterre, une nouvelle administration s'est formée et toute son attention, tous ses efforts se concentrent vers la réduction des dépenses ; elle est déjà arrivée à réduire le budget de trois millions.
- Une voix. - Quel budget ?
M. Le Hardy de Beaulieuµ. - Le budget qui va être présenté. Le Times l'annonce, et je pense qu'il est assez bien renseigné pour ne pas avancer les choses à la légère.
Rien que sur la marine, elle a trouvé le moyen de faire une réduction de deux millions de livres sterling.
M. de Brouckere. - Nous ne saurions pas faire .cela.
M. Le Hardy de Beaulieuµ. - Non, heureusement. Il est donc évident que si, dans un pays où les ressources sont aussi considérables, les hommes d'Etat reconnaissent la nécessité de diminuer les charges publiques, c'est qu'ils ont pour cela des raisons qui leur paraissent péremptoires. Or nous n'avons qu'à jeter un regard sur l'avenir pour nous demander ce qui pourrait arriver dans certaines éventualités.
J'ai déjà cité tantôt le cas de manque de récoltes ; il peut aussi arriver des crises dans l'industrie ; les ressources que le pays tire de son industrie peuvent se tarir, au moins momentanément. Il peut arriver aussi que des nations concurrentes ayant abaissé notablement les frais d'administration générale parviennent ainsi à produire à des prix qui soient inférieurs à ceux des nations qui maintiendraient des frais généraux élevés.
Je demande où en serait notre industrie si ces cas venaient à se produire ? Ce n'est pas sans raison que les économistes anglais depuis longtemps soutiennent la nécessité pour le gouvernement, dans la vue précisément des luttes industrielles qui pourraient avoir lieu, de réduire les charges publiques.
Ainsi, au point de vue agricole et industriel, au point de vue de la prospérité générale, nous sommes obligés de veiller attentivement, non seulement à ce que le budget des dépenses ne marchent pas en s'accroissant, mais encore à ce qu'il aille en rétrogradant afin d'arriver à modifier notablement, à supprimer même celles des charges publiques qui tombent le plus directement sur les classes industrieuses.
Nous ne devons pas nous dissimuler que s'il existe un certain malaise dans l'industrie, que si la situation n'est pas toujours très satisfaisante, que si un certain trouble existe dans les rapports sociaux, il faut l'attribuer en grande partie, pour ne pas dire en totalité, au malaise qui règne dans les classes les plus nombreuses de la société par suite de l'énorme proportion dans laquelle elles contribuent aux charges publiques.
(page 238) J'ai eu déjà l'occasion de le faire remarquer et je tiens à le répéter, par nos impôts indirects nous atteignons dans ses sources les plus vives la prospérité des classes laborieuses. Nous leur prenons, tantôt sous une forme, tantôt sous une autre, une partie de leur salaire ; comme l'a très bien fait remarquer un jour M. le ministre des finances, les impôts indirects sont une diminution des salaires.
Eh bien, nous disons que sous peine de nous exposer, dans l'avenir, à des perturbations économiques très graves, nous devons veiller à ce que les dépenses publiques n'aillent plus en s'augmentant ; mais qu'au contraire elles décroissent successivement. C'est pour vous en convaincre, messieurs, que j'ai pris la parole ; et si je ne vous ai pas convaincus, je vous prie d'étudier attentivement le document très utile, très intéressant que M. le ministre des finances a publié comme préliminaire au budget des voies et moyens. J'ai dit.
M. Jouretµ. - J'ai l'honneur de déposer sur le bureau quelques rapports sur des demandes en obtention de la naturalisation ordinaire.
- Ces rapports seront imprimés et distribués ; les demandes qui en font l'objet seront mises à la suite de l'ordre du jour.
M. Funckµ. - Dans la dernière discussion du budget de l'intérieur, j'ai eu l'occasion d'appeler l'attention de M. le ministre qui dirige ce département sur deux questions dont la solution est de la plus haute importance.
Je veux parler de la réglementation du travail des enfants dans les manufactures, les usines et les ateliers, ainsi que de la nécessité de rendre l'enseignement primaire obligatoire.
Bien que ces deux questions soient susceptibles d'une, solution différente, il existe cependant entre elles une certaine connexité. Toutes deux elles tendent à donner une satisfaction légitime à cette grande nécessité sociale qu'on appelle l'instruction.
En effet, notre état de civilisation est arrivé à un tel degré de perfection que l'instruction, l'instruction primaire, surtout, est devenue un des premiers besoins auxquels il faille pourvoir.
Les études supérieures ne sont pas indispensables à tout le monde ; on peut occuper honorablement sa place dans la société sans avoir suivi les cours de l’enseignement moyen, mais il n'est possible à personne de se passer de l'enseignement primaire.
On peut dire sans exagération qu'il est aussi nécessaire aujourd'hui de savoir lire, et écrire convenablement, afin de transmettre sa pensée et de s'assimiler celle des autres, qu'il est indispensable d'avoir le sens de l'ouïe, et l'organe de la parole pour vivre en société.
Cette nécessité n'est plus contestée par personne. Tout le monde est d'accord pour reconnaître l'importance de l'enseignement primaire, et vous avez depuis longtemps consacré cette vérité en inscrivant dans la loi le droit à l'instruction gratuite pour les enfants pauvres.
Mais si l'enseignement primaire à donner aux enfants est devenu une nécessité sociale, qu'il est impossible de contester, s'il est, comme, on le reconnaît, un des éléments principaux de la moralité publique, il appartient au législateur, gardien naturel des intérêts de tous les membres du corps social, de. prendre les mesures nécessaires pour la répandre et pour empêcher qu'aucun citoyen n'en soit privé.
En effet, l’enseignement primaire n'est pas seulement une chose bonne, utile et indispensable pour l'individu, mais il est de l'intérêt de la société tout entière que tout le monde la possède, et des lors cet intérêt doit être réglé par la loi.
Telles sont les considérations morales qui servent de base aux dispositions que je voudrais voir ériger en loi pour régler le travail des enfants dans les manufactures, les usines et les ateliers, et pour rendre l'enseignement primaire obligatoire.
Il en est d'autres qui se rapportent au bien-être physique et matériel de nos populations et dont j'aurai l'honneur de vous entretenir plus tard.
Quant à la première question, elle ne soulève plus guère de doutes, au moins en ce qui concerne le principe. On peut certes différer encore d'opinion sur l'exécution et sur les détails de cette exécution, mais le principe semble irrévocablement admis par les autorités les plus respectables.
En examinant cette question, on est amené nécessairement à faire cette réflexion pénible.
On se demande comment il est possible que dans un pays essentiellement industriel, comme la Belgique, dans un pays où l'industrie a pris dans ces dernières années un essor tellement considérable que nous pouvons, pour beaucoup de produits, lutter avec les grandes nations qui nous entourent, on se demande comment il se fait que, dans un tel pays, on n'ait encore rien fait pour nos jeunes ouvriers ?
En France, une loi du 22 mars 1841 règle le travail des enfants dans les manufactures, les usines et les ateliers.
1° D'après cette loi, les enfants doivent avoir au moins huit ans avant d'être admis dans les fabriques.
2° De huit à douze ans, ils ne peuvent travailler que huit heures par jour.
3° De douze à seize, ans, ils ne peuvent travailler que douze heures sur vingt-quatre. Ces heures doivent être divisées par deux repos.
Je sais bien que cette loi est imparfaite, incomplète, qu'elle est mal appliquée, qu'elle n'a pas produit les résultats qu'on pourrait en attendre ; mais au moins elle constitue une tentative d'organisation, organisation qui pourra être améliorée.
En Angleterre, à partir de 1802, divers actes du parlement ont réglé le travail des enfants dans certaines manufactures et certains ateliers : ils ont essayé de combiner le travail et l'instruction des enfants par le système appelé half-times, en vigueur aujourd'hui dans une grande partie de l'Angleterre. L'application de ce système a produit un bien immense, et l'expérience a démontré l'inanité de. toutes les craintes qu'il avait suscitées. Ceux qui étaient le plus opposés aux mesures proposées sont revenus de leur erreur, et des rapports officiels constatent qu'ils n'ont pas hésité à la reconnaître.
L'inspecteur Baker l'établit de la manière la plus formelle dans son rapport de 1859. Il déclare que les fabricants qui combattirent le plus la loi comme établissant une ingérence insolite de l'autorité dans leur industrie, constatent eux-mêmes les bons résultats qu'elle a produits.
Cependant tout ce qui touche à l'industrie est grave en Angleterre. Dans ce pays qui doit sa supériorité sur tous les marchés du monde bien moins à la perfection du travail qu'à la modicité des prix des produits de son industrie, dans ce pays où la production à bon compte, est par conséquent une des bases de la richesse nationale, les fabricants ont compris que le système du laisser-faire conduisait à la décadence, des classes ouvrières et par conséquent à la décadence de l'industrie, et ils ont accepté avec reconnaissance les mesures restrictives qu'exigeait impérieusement la situation déplorable des travailleurs.
Somme toute, la législation anglaise peut se résumer de la manière suivante :
1° Aucun enfant ne peut être admis dans les manufactures de coton, de laine, de poil, de soie, de lin, de chanvre, de jute et d'étoupes mises en mouvement par l'eau, la vapeur ou par d'autres agents mécaniques, avant l'âge de 8 ans.
2° De 8 à 13 ans, le travail est limité à 6 1/2 heures par jour ou à 10 heures par jour lorsqu'une journée de travail alterne avec une journée de repos.
3° Les enfants qui travaillent tous les jours doivent recevoir tous les jours l'instruction primaire pendant trois heures. Ceux qui alternent doivent aller à l'école pendant 5 heures les jours où ils ne travaillent pas.
Les parents sont obligés d'envoyer leurs enfants à l'école sous peine d'amende, et les fabricants ne peuvent recevoir dans leurs usines les enfants qui n'ont pas un certificat de fréquentation.
4° Le travail des adultes de 13 à 18 ans et celui des femmes est limité à 10 1/2 heures par jour ou 58 heures par semaine.
Ce n'est pas la perfection, mais cela vaut déjà beaucoup mieux que le système français.
En Prusse, la réglementation du travail des enfants dans les fabriques et les usines a été l'objet d'une opposition très vive.
Là aussi, on invoquait l'intérêt de l'industrie, comme si l'intérêt de l'industrie n'était pas inséparable de celui du travailleur, comme si l'industrie n'était pas la première intéressée à avoir des ouvriers forts et vigoureux.
Le gouvernement résista énergiquement aux protestations inintelligentes de quelques industriels.
Le règlement du 9 mars 1839 fut maintenu en vigueur, et la loi du 16 mai 1855 confirma le principe de la protection accordée aux jeunes ouvriers, tout en étendant les dispositions du règlement de 1839.
Tout le monde s'accorde à reconnaître aujourd'hui que l'industrie de la Prusse n'a jamais été plus prospère que depuis cette époque.
Voici, messieurs, les dispositions principales de la loi de 1855 :
1° A dater du 12 juillet 1855, aucun individu âgé de moins de douze ans accomplis ne peut être employé à des travaux réguliers dans une fabrique ou dans des mines, usines ou hauts fourneaux.
2° Jusqu'à l'âge de quatorze ans accomplis, les jeunes ouvriers ne pourront travailler que six heures par jour. Ils fréquenteront l'école pendant trois heures par jour.
(page 239) 3° Aucun ouvrier âgé de moins de 16 ans ne sera admis dans ces établissements, a moins qu'au préalable, il n'ait suivi régulièrement l'enseignement primaire pendant trois ans, ou qu'il ne justifie par attestation de l'autorité scolaire qu'il sait lire facilement sa langue et qu'il possède les premiers éléments de l'écriture.
Ces dispositions si sages que nous voudrions voir inscrire dans notre législation font honneur à la Prusse, et elles ont produit de si bons résultats, que les adversaires les plus ardents des mesures restrictives se sont ralliés sans réserve aux dispositions prises par le gouvernement et par la législature en faveur des jeunes ouvriers.
Vous voyez, messieurs, que les trois grandes nations qui nous entourent et dont les institutions se rapprochent le plus des nôtres, nous ont devancés dans la solution du grand problème sur lequel je viens de nouveau appeler l'attention du gouvernement. Toutefois ce retard n'est peut-être pas un mal aussi grand qu'on le pense. Si nous avons négligé les améliorations partielles, si nous n'avons pas suivi la France dans la voie dont elle a posé le premier jalon en 1841, nous avons eu l'avantage de voir fonctionner depuis ce temps le système anglais et le système prussien, et nous pouvons invoquer en faveur de ce dernier système que nous préconisons pour la Belgique, la précieuse et décisive expérience faite par nos voisins d'outre-Rhin.
Toutefois si nous pouvons nous consoler d'être restés aussi longtemps inactifs en raison des fruits que nous pouvons tirer de l'expérience des autres, on ne peut méconnaître qu'il est temps de mettre la main à l'œuvre. Certes nous avons fait de grands progrès dans notre pays en ce qui concerne le développement de la richesse publique, mais il y a dans l'ordre social d'autres choses à sauvegarder, et parmi celles-là je place en première ligne l'intérêt de. l'individu. Méconnaître cet intérêt, c'est méconnaître l'intérêt de l'Etat, car l'intérêt de l'Etat est-il autre chose que l'agrégation de tous les intérêts individuels ? Or, l'Etat comme l'individu sont régis par certaines lois morales que le législateur a pour mission de faire respecter chaque fois qu'on y porte atteinte.
Supposons un instant que la Belgique puisse devenir le pays le plus riche et le plus prospère du monde entier à la condition de sacrifier chaque année la santé ou la vie d'un certain nombre de, travailleurs, n'est-il pas évident qu'il faudrait repousser avec énergie un pareil moyen de s'enrichir ? Toute la question est là.
Du moment qu'il est établi que l'ouvrier livré, à un âge trop tendre, à un travail excessif compromet sa santé et même sa vie, dès ce moment nous devons prendre les mesures nécessaires pour empêcher un aussi regrettable abus. L'autorité du père de famille doit céder devant ce grand intérêt social. De même que le père de famille ne peut exercer sur ses enfants des violences ou de mauvais traitements qui pourraient compromettre leur santé, de même aussi il ne peut les condamner trop jeunes à un travail excessif qui conduirait au même résultat.
Or, il est évident que des abus graves existent aujourd'hui ; il ne nous sera pas difficile de le démontrer.
Je n'invoquerai plus à l'appui de la thèse que je défends les efforts faits par nos voisins pour réprimer ces abus. J'ai eu l'honneur de vous exposer les mesures prises en France, en Angleterre et en Prusse pour y remédier. Quelle que soit notre appréciation sur l'efficacité de ces mesures, elles prouvent que les peuples où l'industrie a fait le plus de progrès ont tous compris l'immense intérêt social qui s'attache à préserver les jeunes ouvriers contre l'exploitation inintelligente de leurs forces.
Ce même sentiment existe, du reste, en Belgique, et c'est pour cela qu'il est temps de donner une solution définitive à la question qui nous occupe.
Depuis longtemps déjà le gouvernement belge a compris la nécessité de combler la lacune qui existe dans notre législation sur cette matière si importante.
Un arrêté royal du 7 septembre 1843 organisa une commission chargée d'élaborer un projet de loi ayant pour objet de régler le travail dos enfants dans les manufactures.
Cotte commission se livra à une enquête minutieuse ; elle constata d'une manière irréfragable les abus existants ; elle reconnut la nécessité de mettre un terme à l'état actuel des choses et elle formula un projet de loi qui avait pour objet de limiter le travail des enfants, tout en tenant compte des nécessités de l’enseignement primaire.
D'après ce projet de loi, aucun enfant ne pourrait être admis dans les fabriques, usines ou ateliers, avant l'âge de dix ans.
De dix à quatorze ans, les enfants ne pourraient être admis dans ces établissements que pendant 6 heures et demie sur 24 heures. Ce travail aurait lieu d'une manière continue, afin de permettre aux jeunes ouvriers de fréquenter les écoles primaires pendant une partie de la journée.
Les chefs d'industrie se feraient remettre par ces jeunes ouvriers des certificats attestant qu'ils fréquentent régulièrement une école publique ou privée.
Aucun enfant âgé de moins de quatorze ans ne serait admis s'il ne remplit exactement cette condition.
De 14 à 18 ans, les jeunes ouvriers ne seraient pas employés plus de 10 1/2 heures sur 24. En tous cas, le travail se terminerait de manière à leur permettre de fréquenter, le soir, les écoles d'adultes.
Et remarquons-le bien, ce n'est pas à la légère que la commission proposait les dispositions que nous venons d'énumérer.
Il résultait des investigations faites par elle que sur 54,000 ouvriers des deux sexes, employés dans 197 fabriques et usines, 696 avaient moins de 9 ans et 2,295 moins de. douze ans. Il fut constaté on même temps que ces enfants travaillaient en moyenne plus de douze heures par jour. Il résultait également des déclarations faites par les diverses chambres de commerce du pays, qu'à Gand, Saint-Nicolas, Alost, Termonde, Mons, Tournai, Liège, Anvers, Ypres, Courtrai, des enfants âgés de 7, 8, 9 et 10 ans étaient admis dans les fabriques et s'y livraient à un travail quotidien.
Les chambres de commerce du pays furent consultées. Quelques-unes firent l'opposition la plus vive aux conclusions de la commission. L'autorité du père de famille qu'il faut maintenir intacte ; la liberté qu'a tout citoyen de disposer de ses enfants mineurs et d'apprécier le degré de leurs forces ; l'intérêt qu'a le père de famille à ne pas soumettre ses enfants à un travail excessif ; les nécessités de l'industrie et l'impérieux besoin de lutter contre la concurrence étrangère ; tous ces arguments démentis par les faits furent invoqués par les adversaires du projet de loi.
D'autres au contraire n'hésitèrent pas à proclamer l'urgence de régler le travail des enfants dans les manufactures. La chambre de commerce de Gand, émanation d'une industrie plus intéressée peut-être que les autres au maintien des abus, déclara que l'âge d'admission des enfants dans les fabriques devait être fixé à 12 ans. Elle voudrait le reculer jusqu'à 15 ans, si elle ne craignait de porter un dommage trop notable à l'industrie. Le cercle industriel et commercial de Gand, composé en grande partie de fabricants et d'industriels, indiqua à son tour l'âge de 12 ans comme condition d'admissibilité dans les fabriques.
Enfin, le conseil supérieur de l'industrie, consulté en 1860 sur cette matière, déclara qu'il y aurait lieu de régler, dans un bref délai, le travail des enfants dans les manufactures, et de fixer l'âge de. 12 ans comme étant le plus convenable pour l'admission des enfants dans les établissements industriels.
Aujourd'hui, messieurs, les administrations communales de plusieurs grandes villes viennent encore s'adresser à nous pour obtenir, sur cette matière, des dispositions législatives qui soient en rapport avec notre civilisation.
Pourquoi tous ces efforts sont-ils restés stériles, et n'ont-ils pas abouti jusqu'à ce jour ?
Je ne rechercherai pas les causes de cet insuccès, cela n'avancerait à rien, mais je m'appliquerai à démontrer qu’il est temps de sortir de notre état de torpeur et d'aborder franchement l'étude d'un problème que certains voisins, moins avancés que nous en bien des choses, ont eu cependant l'honneur de résoudre avant nous.
Les diverses pétitions qui nous sont adressées, l'initiative prise par la ville la plus manufacturière du pays, les réclamations de la presque unanimité de la presse, tout nous prouve qu'il est temps de mettre un terme u une situation déplorable à divers titres.
Au point de vue physique, elle ruine la santé de nos classes ouvrières ; elle paralyse le développement de l'enfant en lui imposant un travail qui est au-dessus de ses forces ; elle le prédispose au rachitisme et à toutes les infirmités qui en sont la conséquence ; elle affaiblit l'enfant de l'ouvrier ; elle enlève à l'industrie des hommes qui pourraient devenir des travailleurs valides dans l'avenir.
Et qu'on ne pense pas que j'exagère, écoutez sur cette matière l'autorité la plus imposante que je puisse invoquer dans notre pays : la chambre de commerce de Gand :
Elle constate qu'en 1858, dans 39 établissements de cette ville, 314 enfants, âgés de 7 à 12 ans, travaillaient 12 heures et plus pur journée, et elle ajoute en signalant cet abus grave :
« Ces jeunes enfants privés d'instruction, courbés sur un travail dont la durée excède de beaucoup leurs forces, altèrent promptement leur santé, et si une mort prématurée ne vient pas les enlever, au moins préparent-ils, dans l'avenir, la décadence de notre population ouvrière. »
Or, que faut-il attendre dans l'avenir d'une pareille population ? Et ne serait-ce pas pousser l'incurie jusqu'à la culpabilité que de supporter plus longtemps un pareil état de choses ?
(page 240) Cependant, tout cela n'est pas destiné à s'améliorer, et la situation actuelle deviendra plus mauvaise encore si le législateur n'intervient pas d'une manière énergique.
En effet, l'application de la vapeur a bouleversé le monde industriel. La plupart des instruments de travail qui étaient mis jadis en mouvement par la force de l'homme sont mus aujourd'hui par la vapeur. Or, dès que la vapeur remplace la force des bras, la femme et l'enfant peuvent, dans beaucoup de circonstances, remplacer l'homme dans l'atelier et dans la fabrique. Et comme le salaire des enfants est moins élevé et qu'il faut produire à bon compte, on préfère naturellement le travail de ceux-ci. Si quelques-uns succombent à la tâche, d'autres les remplaceront, et tout est dit pour l'industrie. Mais tout n'est pas dit pour l'ordre public et pour l'ordre social. L'ordre public ne permet pas qu'un être faible qui a besoin de protection soit exploité au-dessus de ses forces. L'ordre social ne veut pas qu'une partie de la population, quelque minime qu'elle puisse être, soit condamnée d'avance, fatalement et irrésistiblement, à un état de décadence qui serait la négation du progrès et de la civilisation. Si le perfectionnement de l'industrie devait avoir de pareilles conséquences, il faudrait déplorer les améliorations et les découvertes nouvelles et maudire leurs inventeurs. Mais, hâtons-nous de le dire, la dégénérescence de la population n'est pas la conséquence inéluctable du perfectionnement de l'industrie ; seulement il faut que le législateur veille, et qu'il mette un frein à une exploitation que tous les bons esprits doivent déplorer.
Abuser des forces d'un enfant, le condamner à un travail excessif, à un âge où sa constitution physique n'a pas encore acquis le développement nécessaire, n'est-ce pas maltraiter l'enfant ?
Et si les mauvais traitements, même passagers, sont défendus en d'autres circonstances, pourquoi n'en serait-il pas de même de ceux qui s'exercent d'une manière continue et qui conduisent nécessairement à la décadence, de nos populations ouvrières ?
Mais si l'état physique des enfants exige un prompt remède au mal que nous signalons, il est aussi des intérêts d'un ordre plus élevé qui commandent de la façon la plus impérieuse la solution que nous réclamons.
Au point de vue moral, la situation actuelle paralyse tous les efforts faits en faveur de l'enseignement primaire.
Je ne suis pas de ceux qui ne voient que le mal et qui passent sous silence le bien.
Je reconnais donc et je constate avec satisfaction tout ce qui a été fait pour l'enseignement primaire tous les sacrifices d'argent faits dans ces dernières années pour répandre l'instruction parmi les classes ouvrières.
Poussés par une noble émulation, l'Etat, les provinces et les communes ont rivalisé de zèle pour propager cet enseignement si utile.
Et cependant, il faut le dire, il nous reste beaucoup à faire, car tous ces sacrifices n'ont pas produit les résultats qu'on était en droit d'en attendre.
M. Wagner, échevin de la ville de Gand et professeur à l'université de cette ville, dans un remarquable travail sur la matière qui nous occupe, rapporte deux faits signalés par M. Tempels et qui ont exercé une profonde impression sur mon esprit. Ces faits démontrent de la manière la plus évidente que tous les millions dépensés depuis un quart de siècle pour le développement de l'enseignement primaire ont produit de très maigres résultats.
« Dans un de nos établissements militaires on a fait l'expérience suivante :
« Il y avait, au mois de décembre. 1864, 189 soldats présents.
« 98 ont déclaré ne pas savoir écrire du tout.
« 91 ont déclaré savoir écrire.
« A ceux-ci on a fait écrire une petite lettre quelconque, à leur choix, dans leur langue familière.
« 15 ont griffonné de choses complètement illisibles.
« 35 ont tracé des caractères compréhensibles, mais avec une orthographe telle, qu'évidemment ils ne sauraient pas communiquer leurs pensées par l'écriture et qu'on pourrait leur faire écrire, par exemple, une quittance, sans qu'ils aient conscience de ce qu'ils font.
« 30 ont écrit lisiblement avec une orthographe suffisante pour présumer qu'au besoin ils sauraient écrire leurs pensées.
« 6 seulement (parmi lesquels un Allemand) ont écrit d'une manière ferme.
« Ainsi sur 189 soldats, 91 seulement ayant déclaré qu'ils savaient lire et écrire et parmi ces derniers 42 seulement, soit 25 p. c. sur le tout, sachant écrire en réalité d'une manière passable.
« Autre exemple :
« Dans un régiment d'infanterie on a pris un bataillon au hasard, et on a constaté les faits suivants :
« 168 soldats étaient présents le 28 décembre 1864.
« 89 ont déclaré ne savoir ni lire ni écrire.
« Des 79 sachant écrire on a éliminé 10 jeunes gens ayant reçu l'instruction moyenne.
« Aux 65 restant on a ordonné d'écrire une petite lettre au colonel dans leur langue, français ou flamand.
« 12 se sont abstenus, se disant complètement incapables.
« 4 ont écrit des choses indéchiffrables.
« 32 ont écrit de petites lettres qu'on peut déchiffrer, mais dont l'écriture et l'orthographe accusent le défaut absolu d'habitude et l'impuissance.
« Pas un seul n'a écrit sans de nombreuses fautes. »
Il est donc constant que, malgré la loi de 1842, malgré tous les sacrifices faits pour l'enseignement primaire, malgré les encouragements nombreux donnés sous toutes les formes a ce service public, malgré l'organisation d'écoles nombreuses dans la plupart des communes du pays, l'instruction du peuple a fait peu de progrès en Belgique. Et cela ne m'étonne point.
En effet, il ne suffit pas d'avoir des écoles, il faut encore y faire aller les enfants. Or, avec le système qui nous régit, l'incurie, l'imprévoyance, ou l'insouciance des parents aidant, les enfants ne vont guère à l'école ; ceux qui s'y font inscrire ne la fréquentent pas régulièrement, ou bien ils n'y vont pas assez longtemps pour acquérir les connaissances qui leur sont nécessaires et qui forment le programme de l'enseignement primaire.
L'absence d'une loi réglant le travail des enfants dans les manufactures, les usines et les ateliers, est une des causes de cette situation. L'ouvrier peu instruit en général attache peu d'importance à une instruction qu'il n'a pas reçue, et dès qu'il a la perspective de gagner quelques centimes par jour ou même par semaine, en plaçant son enfant dans une fabrique ou dans un atelier, il le retire immédiatement de l'école. On comprend aisément que cet enfant, n'ayant pas même reçu les notions les plus élémentaires de ce qu'il doit savoir, oublie bien vite ce qu'il a appris et va augmenter ainsi le nombre déjà si considérable des illettrés. On me dira peut-être qu'il pourra fréquenter les classes d'adultes ; mais d'abord on n'est admis dans ces classes qu'après l'âge de 11 ans ; et puis allez donc exiger d'un enfant qui a travaillé 12 heures par jour, qu'il consacre encore deux heures à son instruction ! Cela peut se présenter dans des circonstances exceptionnelles, mais on n'obtiendra jamais cela de la masse des enfants.
Il résulte de tout ce que nous venons de dire qu'un double intérêt social, l'intérêt physique et l'intérêt moral de nos jeunes populations, exige impérieusement la réglementation du travail des enfants dans les manufactures, les mines, les usines et les ateliers.
Ce n'est pas ici le moment de nous occuper des détails de cette organisation, de vous parler de l'âge auquel les enfants pourraient être admis dans ces établissements, du nombre d'heures pendant lequel ils pourraient s'y livrer au travail, des mesures à prendre en faveur de leur instruction, ainsi que des moyens d'exécution. J'ai voulu signaler le mal et indiquer le remède, et j'ai la confiance que la session ne se passera pas sans que M. le ministre de l'intérieur soumette à la Chambre un projet de loi destiné à régler définitivement cette matière si importante.
Je n'ai pas l'habitude de médire des hommes et des choses de mon temps.
Je reconnais au contraire bien volontiers que des réformes utiles ont été accomplies dans ces dernières années, mais ce n'est point là un motif pour s'arrêter en chemin et pour prétendre qu'il n'y a plus rien à faire.
Chaque époque porte avec elle son contingent d'améliorations et de progrès ; la réglementation du travail des enfants appartient au contingent de notre époque ; il est donc de notre devoir de mettre la main à l'œuvre. Et cette conviction est pour moi si profonde, que si le gouvernement, guidé par des motifs que je ne veux pas prévoir, croyait ne pas pouvoir faire droit à ma demande, je ferais usage de mon droit d'initiative en soumettant à vos délibérations un projet de. loi sur cette matière.
Quant à la seconde question dont je voulais vous entretenir, sa solution rencontre plus d'obstacles.
Mal appréciée au début de la discussion qu'elle a soulevée, elle a passionné les esprits.
Les uns en ont fait une espèce de panacée universelle, les autres y ont vu la négation la plus complète de la liberté et de l'autorité du père de famille, et ils ont accusé leurs adversaires de vouloir civiliser les populations par l'amende et par la prison.
Aujourd'hui que le calme s'est fait autour de cette question et qu'elle rencontre de vives sympathies dans toutes les nuances de l'opinion libérale, nous pouvons l'examiner froidement, sans suspecter les intentions (page 241) des uns ou des autres, et poser les premiers jalons d'une entente si désirable sur ce grand intérêt social.
Ce que je viens de dire, à propos de la première question, me dispense d'entrer dans de longs détails en ce qui concerne la seconde. Il est évident que la plupart des raisons qui militent pour la limitation du travail des enfants peuvent être invoquées en faveur de l'enseignement obligatoire. Je vais plus loin, et je soutiens que si nous n'avions à nous occuper que de l'intérêt des populations des villes et des centres industriels, une bonne loi sur le travail des enfants rendrait l'enseignement obligatoire absolument inutile, car il est impossible de réglementer le travail des enfants sans s'occuper de leur instruction et sans rendre celle-ci obligatoire d'une façon indirects au moins.
Mais il ne faut point perdre de vue les besoins de nos populations rurales. C'est parmi elles qu'il faut surtout répandre l'instruction, parce que c'est parmi elles que l'ignorance compte le plus de victimes.
A la campagne, une coupable incurie règne encore le plus souvent à l'endroit de l'instruction primaire. Des parents qui n'ont reçu aucune instruction attachent souvent une importance fort minime à celle que leurs enfants peuvent recevoir. Ils leur permettent de déserter l'école ou de la fréquenter d'une façon fort irrégulière pour aller vagabonder dans les champs. D'autres emploient les enfants à des travaux de peu d'importance et qui leur procurent un bien minime profit. En général on n'envoie les enfants à l'école que pour les préparer à la première communion, et on les en retire immédiatement après l'accomplissement de cette cérémonie religieuse, c'est-à-dire à 11 ou à 12 ans.
Il est évident que ces enfants, qui savent à peine lire et tracer quelques caractères illisibles, oublient complètement ce qu'ils ont appris et sont des illettrés à vingt ans. C'est ainsi qu'après tant de sacrifices faits pour l'enseignement primaire, nous aboutissons à ces tristes résultats que nous vous signalions tantôt, à savoir : de trouver parmi 189 individus, pris au hasard dans la classe ouvrière et dans celle des cultivateurs, 75 p. c. ne sachant pas écrire d'une manière passable, c'est-à-dire de façon à pouvoir communiquer leur pensée aux autres.
Et cet état de choses subsistera toujours ou ne se modifiera que d'une manière insensible si l'on n'y porte remède, par la raison bien simple que les intérêts matériels l'emporteront toujours sur les intérêts moraux chez des gens peu instruits.
Le paysan ignorant n'hésitera jamais, sauf de rares exceptions, à retirer son fils de l'école pour lui faire garder les vaches ou ramasser les pommes de terre dans les champs.
L'enseignement primaire obligatoire seul peut mettre un terme à cet état de choses. Pourquoi ne pas y recourir ? A-t-il produit des inconvénients graves dans les pays où il a été appliqué ? A-t-il soulevé des réclamations dont l'opinion publique, se soit émue ? Evidemment, non. Partout il a produit les meilleurs résultats. En Prusse, d'excellents esprits lui ont attribué en partie les succès de la dernière guerre. En Angleterre, où l'enseignement est obligatoire dans les centres industriels, par suite de la législation sur le travail des enfants, on rapporte au degré d'instruction acquis par les ouvriers, le calme et la résignation avec lesquels ils ont supporté la crise occasionnée par la dernière guerre d'Amérique.
En effet, des crises de cette nature étaient d'ordinaire accompagnées de soulèvements, d'émeutes, de tentatives de désordres. Les populations inintelligentes imputaient aux autorités, aux capitalistes, aux fabricants, aux machines, des malheurs dus uniquement aux événements extérieurs, et voulaient en rendre responsable des gens qui n'en pouvaient rien. De là des troubles, des luttes quelquefois sanglantes, où l'autorité finit toujours par avoir le dessus, dont le pauvre ouvrier est toujours la première victime, et que l'humanité doit toujours déplorer comme un grand malheur.
Cette fois nous n'avons eu rien de semblable à regretter ; l'ouvrier anglais éclairé, instruit, lisant quelquefois un journal, a compris que les événements dont il souffrait n'étaient imputables à personne, et il a donné à l'Europe étonnée ce grand exemple d'une population industrielle tout entière supportant avec une admirable résignation la crise la plus épouvantable qui ait menacé l'Angleterre dans ces derniers temps.
Mais, nous dit-on, l'autorité paternelle, la liberté du père de famille ? .
A tout cela j'oppose un seul argument, l'intérêt public.
De deux choses l'une :
Ou bien l'instruction primaire est une chose bonne et utile seulement, comme la peinture, le dessin, la bienfaisance, et alors on peut l'encourager, mais il ne faut bien certainement pas l'imposer.
Ou bien l'instruction primaire est indispensable à l'homme pour vivre en société, elle est nécessaire au développement de sa moralité, elle constitue l'un des éléments de l'ordre public, et alors il n'est pas plus permis au père de famille d'en priver son enfant, qu'il ne lui serait permis de le priver de nourriture, de le priver de sa liberté, de lui infliger de mauvais traitements, ou de l'empêcher de remplir ses devoirs de citoyen.
Ainsi le père de famille n'a pas le droit d'empêcher son fils milicien de rejoindre l'armée ; il ne peut pas même l'empêcher de s'engager volontairement à l'âge de 18 ans accomplis ; il ne peut pas lui défendre le service de la garde civique, par exemple, et cependant tous ces sacrifices à faire à la chose publique sont exigés du père à une époque où il pourrait sérieusement tirer parti des forces de son fils.
Or, si le père de famille est mal venu à invoquer son autorité dans ces circonstances, ne l'est-il pas a fortiori quand il s'agit de faire acquérir a son enfant des connaissances qui lui sont indispensables, sans lesquelles il est fatalement condamné à végéter perpétuellement dans un état d'infériorité sociale, sans lesquelles aussi il peut devenir, à un moment donné, un être nuisible à la société, alors surtout que cet enseignement se donne à un âge pendant lequel il est impossible de tirer sérieusement parti des forces de l'enfant.
Et à ce propos, qu'il me. soit permis de le faire remarquer encore.
On invoque toujours, quand il s'agit d'examiner les questions qui nous occupent, l'intérêt du père de famille ; mais l'intérêt de l'enfant comme membre du corps social mérite bien aussi quelque considération. Et quand on met en balance l'intérêt que peut avoir le père à gagner quelques centimes en exploitant le travail d'un enfant en bas âge, et l'intérêt certain qu'a cet enfant à ne pas être condamné à un état perpétuel d'infériorité sociale, il me semble qu'il n'y a pas à hésiter et que le choix doit être bientôt fait.
Je recommande donc de nouveau la nécessité de rendre l'enseignement primaire obligatoire à la bienveillante sollicitude de M. le ministre de l'intérieur. Et l'examen que je réclame de lui est d'autant plus facile qu'il ne s'agit pas d'une question neuve, mais d'un principe qui est applique dans un grand nombre de pays et qui a produit les meilleurs résultats.
Avant de terminer, il me reste à féliciter l'honorable M. Pirmez de l'initiative qu'il a prise relativement aux réformes à introduire dans l'enseignement moyen. Si l'honorable ministre a contre lui l'esprit de routine, je suis convaincu que la plupart de ceux qui s'occupent d'instruction moyenne seront disposés à le suivre pour l'aider à réaliser les réformes qu'il médite.
Il est un fait constant, c'est qu'à une époque où tout marche, où tout se perfectionne, où tout se développe, l'enseignement du grec et du latin est resté stationnaire, est aujourd'hui ce qu'il était il y a un demi-siècle. On bourre la tête des jeunes gens de déclinaisons et de conjugaisons de toute nature, de règles de grammaire et de syntaxe ; on pousse l'absurdité jusqu'à leur apprendre la prosodie latine, et on n'oublie qu'une seule chose, c'est de leur enseigner la langue qu'ils sont censés apprendre.
Or, que résulte-t-il de ce système d'instruction ?
Il en résulte que, sur cent élèves qui ont fait leurs humanités, pas un seul ne comprend le grec, et 90 sur cent savent fort peu de latin. Et cela se conçoit. La connaissance de ces langues, surtout celle du grec, a acquis si peu d'importance qu'on considère leur étude bien moins au point de vue de la science qu'au point de vue de la gymnastique de l'esprit ; or, à ce titre, on se demande s'il ne vaut pas mieux appliquer cette gymnastique aux langues vivantes qui ont une utilité réelle ?
Je ne suis certainement pas de ceux qui dédaignent les monuments philosophiques et littéraires de l'antiquité. Je reconnais bien volontiers que nous y trouvons beaucoup de choses bonnes et utiles à apprendre. La Grèce et Rome occupent certes une place importante dans l'histoire de la civilisation ; mais d'une part, tous les monuments littéraires de ce pays ont été admirablement traduits dans les langues modernes, et d'autre part, l'étude insuffisante des langues anciennes ne permet pas aux humanistes de les apprécier dans le texte original.
En effet, quel est le rhétoricien ou même le candidat en philosophie qui lit, à livre ouvert, Homère ? Certes, il en existe, mais on peut les compter.
Combien d'élèves universitaires comprennent à la simple lecture Virgile ou Cicéron ? Il y en a quelques-uns, mais ils sont encore bien rares.
Et parmi ces privilégiés, c'est-à-dire parmi ceux qui comprennent, combien y en a-t-il qui possèdent suffisamment le latin pour apprécier les beautés de la langue ?
Ce n'est bien certainement pas ici le moment de s'étendre longuement sur une question très importante, mais qui n'est pas encore suffisamment débattue pour en dégager le critérium qui doit régir désormais l'enseignement moyen.
Cependant je n'hésite pas à déclarer que toute solution qui aurait pour but la suppression de l'étude du grec, sauf quelques racines, la modification de l'enseignement du latin en supprimant les thèmes, la grammaire et surtout les vers latins, aurait mon adhésion complète.
J'engage très vivement l'honorable ministre de l'intérieur à continuer (page 242) l’œuvre qu'il a si bien commencée et à terminer, dans le plus bref délai possible, l'étude qu'il a entreprise. C'est un service immense à rendre à l'enseignement moyen, et qui marquera d'une façon brillante son passage à la direction de l'instruction publique.
Je borne à ces considérations générales les observations que je voulais soumettre à la Chambre à propos de la discussion du budget de l'intérieur. Je recommande spécialement à M. le ministre une loi sur le travail des enfants dans les manufactures.
Des dispositions législatives de la nature de celles que je réclame sont d'une grande importance, parce qu'elles sont destinées à produire un grand effet moral. Elles prouvent aux classes ouvrières que ceux qui gouvernent veillent aux intérêts de tous ; elles sont la meilleure réponse à faire à ceux qui cherchent encore à diviser nos populations en classes privilégiées et non privilégiées ; elles servent enfin d'antidote à ces doctrines funestes par lesquelles on égarerait indubitablement les travailleurs, si nos actes ne prouvaient pas de la manière la plus irréfragable les légitimes sympathies que nous inspirent, à titre égal, tous les membres de la grande famille belge.
- La séance est levée à 4 heures trois quarts.