(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1867-1868)
(Présidence de M. Dolezµ.)
(page 661) M. Reynaert, secrétaireµ, procède à l'appel nominal à 1 heure et un quart.
M. de Moor, secrétaireµ, donne lecture du procès-verbal de la dernière séance.
- La rédaction en est approuvée.
M. Reynaertµ présente l'analyse suivante des pièces adressées à la Chambre.
« Le sieur Capelle demande que les emplois d'officiers comptables des corps de troupes soient réservés aux sous-officiers qui auront satisfait à l'examen prescrit par la circulaire ministérielle du 24 juillet 1857. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi sur l'organisation de l'armée.
« Des membres du conseil communal de Melen prient la Chambre de rejeter les nouvelles charges militaires ; d'abolir la conscription et d'organiser la force publique d'après des principes qui permettent une large réduction du budget de la guerre. »
« Même demande d'habitants de Weris. »
-Dépôt sur lé bureau pendant la discussion des projets de lois militaires et renvoi à la section centrale du projet de loi sur la milice.
« Des habitants de Ninove demandent le rejet du projet de loi qui augmente les charges de la milice et prient la Chambre de modifier les lois sur la milice. »
- Même décision.
« Des habitants d'une commune non dénommée demandent le rejet du projet de loi relatif à la réorganisation de l'armée. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion des projets de lois militaires.
« Des habitants de Spa et des communes environnantes demandent que la suppression des jeux de Spa coïncide avec celle des jeux d'Allemagne. »
« Même demande d'habitants de Sart. »
- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner le budget de l'intérieur.
« Le conseil communal de Brecht demande l'achèvement du canal d'Anvers à Turnhout par Saint-Job in 't Goor, avant l'exécution des travaux d'utilité publique pour lesquels des crédits sont demandés ou du moins que ces crédits soient augmentés de la somme nécessaire à l'achèvement du canal. »
- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner le projet de lot relatif à l'exécution de travaux d'utilité publique.
« Le sieur Biourge demande que la position des porteurs de contrainte soit améliorée. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
M. le président. - La parole est continuée à M. Coomans.
M. Coomans. - Messieurs, la Chambre a bien voulu me permettre hier d'ajourner mon discours avant l'heure accoutumée. Je l'en remercie. Elle me rendra la justice de reconnaître que j'eusse été moins long si je n'avais pas été aussi souvent interrompu. Fatigué, indisposé même, je la supplie de m'accorder non pas sa bienveillance, je n'y ai peut-être pas droit, mais son indulgence, qui me suffira.
On a eu la loyauté de le reconnaître sur les bancs du ministère de la gauche, ce n'est pas la question financière qui préoccupe principalement aujourd'hui le peuple belge, au moins la partie du peuple belge qui a assez d'intelligence et de cœur pour s'associer à nos débats.
En effet, il est bien remarquable, il est bien honorable pour notre pays que ce ne soit pas une question de sous et deniers qui nous divise ; c'est l'honneur des pétitionnaires, c'est aussi l'honneur des meetings, vous ne me contredirez pas, d'avoir placé en seconde ligne la question financière.
Quel a été le grand soin de tous ceux qui se sont occupés de ce grava problème ? C'est la question de justice. Et ne nous en étonnons pas : depuis longtemps, nous sommes habitués à la justice en Belgique, et il est bienheureux pour nous qui persévérions dans notre invincible opposition à tout ce qui est injuste.
Voila pourquoi la conscription est impopulaire. Jamais elle n'est entrée dans nos mœurs ; jamais, quoi qu'on en ait dit, elle n'y entrera parce quelle froisse la justice.
Ne nous le dissimulons pas, messieurs, nous nous tromperions peut-être dangereusement ; cette question est la seule qui anime aujourd'hui le peuplé belge. Je ne crains pas de l'affirmer au nom de ce qu'on appelle l'opposition radicale, nous serions d'accord en cinq minutes, en une minute peut-être, si l'on supprimait la conscription ; nous ferions les concessions les plus larges, les concessions d'argent et les concessions de service personnel ensuite ; mais ce que nous voulons, c'est que la réorganisation militaire soit établie sur la base de la justice, sinon de la justice absolue, qui, je le reconnais, est irréalisable, au moins sur les bases de la justice relative, laquelle certes est due au peuple belge. En d'autres termes, nous demandons l'égalité de tous les citoyens devant les lois militaires.
Je me bornerai aujourd'hui à examiner de plus près la conscription, à résumer son histoire, à en signaler les abus.
Messieurs, on croit généralement que ce système de recrutement militaire est une importation des sans-culottes de France.
II n'en est rien. La conscription est plus ancienne, et rendons justice même aux sans-culottes, elle n'a pas été inventée par eux, elle ne l'a été et ne pouvait l'être que par un despote. Elle a été imaginée par Louis XIV ; c'est Louis XIV qui, sous le couvert de son petit-fils Philippe V, l'a implantée en Belgique. D'après les lois de mars 1702, toutes les communes des provinces espagnoles de par deçà, c'est-à-dire les provinces de Belgique, étaient astreintes à fournir un certain nombre d'hommes, nombre inférieur à celui qu'elles livrent aujourd'hui, mais cependant assez considérables. Ainsi le Brabant avait à livrer au gouvernement de Philippe V ou de Louis XIV en réalité, 1,950 hommes, la Flandre 2,600 ; toutes les provinces belges ensemble environ 6,000.
C'était beaucoup, c'était tant, que les despotes régnants jugèrent prudent d'atténuer dans la pratique l'application de la conscription et ils le firent de différentes manières dont il n'est pas inutile de prendre connaissance afin que, le mal étant connu, nous puissions suivre au moins les indications généreuses données par nos aïeux, je me trompe, non pas par nos aïeux, mais par leurs implacables maîtres, de 1702 jusqu'en 1705.
Il va sans dire que Louis XIV ne se faisait pas scrupule de faucher légalement la jeunesse belge, lui qui avait fait tuer un demi-million d'hommes pour faire asseoir une jeune majesté sur le trône d'Espagne. Quel est le trône, quel le monarque qui ait jamais valu un pareil sacrifice de sang humain ?
Il était puissant, Louis XIV, mais il a usé de tempéraments envers nos pères. Ainsi afin d'atténuer autant que possible les vices de la loterie militaire, on consacra des exemptions bien remarquables ; et dans cet ordre d'idées, je le répète, ces précédents méritent l'attention de la Chambre ; on exempta complètement du service militaire les chefs de famille, tous les chefs de famille, même les célibataires. On exempta tous les fils aînés, on exempta tous les maîtres ouvriers, des veuves et des vieillards. On consacra bien d'autres exemptions encore, mais celles-ci sont les principales.
Messieurs, à propos d'une de ces exemptions, celle de fils aîné, je dois le dire à la gloire de Léopold Ier, lorsqu'un jour j'eus l'honneur de causer milice avec lui, Léopold Ier me déclara qu'il n'avait jamais compris que l'on forçât le fils aîné à marcher, qu'il s'était entretenu de cet abus avec plusieurs de ses ministres et qu'il regrettait très vivement qu'on n'eût pas égard à cette demande de réforme qui, du reste, n'intéressait guère le contingent, attendu que le chiffre de 10,000 était un chiffre fatal.
(page 662) Cette pensée de Léopold Ier a été appliquée, non par un excellent roi libéral, mais par un despote, par Louis XIV.
MiPµ. - C'est le droit d'aînesse.
M. Coomans. - Oui, en 1702, en pleine tyrannie, on se faisait scrupule de causer la ruine et le deuil des familles.
Mais la royauté de Philippe V en ce qui concerne la Belgique s'écroule. Nos provinces rentrent sous la domination autrichienne, je pourrais dire sous le gouvernement autrichien, car l'honorable général Renard, tout savant qu'il est, s'est trompé l'autre jour en disant que la Belgique avait été gouvernée par des étrangers pendant des siècles. Il n'en est rien ; la Belgique a presque toujours été, notamment sous le gouvernement autrichien, gouvernée et administrée par des Belges. Il n'y avait que les premiers ministres qui pussent être étrangers.
La nationalité des fonctionnaires était un droit acquis qui n'a jamais été violé. Disons-le, à l'honneur de nos aïeux (quel intérêt avons-nous à les déshonorer ?) ils n'ont jamais été gouvernés que par des concitoyens.
Sous la domination autrichienne et sous la domination éphémère de Philippe V, ce sont presque toujours des Belges qui ont gouverné les Belges.
M. Van Overloopµ. - C'est cela.
M. Coomans. - Encore une fois, nous n'avons pas intérêt à flétrir nos aïeux. (Interruption.)
Nos provinces redeviennent nominalement autrichiennes, mais le souvenir de cette conscription anodine pesait sur toutes les consciences.
Je dis « conscription anodine », car j'ai oublié un point essentiel, c'est que, dans presque toutes les communes belges, le service volontaire a été substitué à la conscription, en ce sens que ce sont les communes elles-mêmes qui ont fourni le nombre d'hommes requis.
L'honorable M. Van Overloop, qui a parfaitement étudié cette partie de l'histoire, me fait un signe d'assentiment ; cela me fait plaisir de sa part. Il y a très peu de localités où le tirage au sort ait fonctionné, et c'est encore une gloire de nos aïeux, c'est que riches bourgeois et ouvriers se sont entendus dans chaque commune, afin de se procurer des volontaires. D'ailleurs des primes assez considérables leur étaient offertes. Vous pouvez lire tout cela aux placards.
Dans la Flandre notamment, qui était très considérable à cette époque, je ne connais pas 4 communes où le tirage au sort ait complètement fonctionné.
Partout c'était la commune qui fournissait le nombre d'hommes à dévorer par le minotaure militaire.
Dans l'antiquité, ce monstre mangeait des filles, aujourd'hui il dévore nos garçons. (Interruption.) Je trouve que ce n'est pas un progrès.
La conscription a donc fonctionné anodinement dans toutes nos provinces, surtout dans la Flandre et le Brabant, qui étaient, il faut le reconnaître, à la tête de la civilisation belge.
Je ne parle pas du pays de Liège ; lui est resté étranger à la conscription, lui n'a subi la conscription qu'à la fin du XVIIIème siècle et c'est peut-être pour cela qu'il est aujourd'hui le plus rebelle à la conscription. (Interruption.) Oh ! le prince-évêque de Liège a été sollicité de l'établir aussi, il a refusé.
Eh bien, messieurs, quoique la conscription n'eût fonctionné que très modérément dans nos provinces, nos pères en furent si dégoûtés, si effrayés que, lors de la Restauration, ils exigèrent de leur nouveau maître Charles VI le serment solennel de ne jamais rétablir la loterie militaire.
L'empereur fit ce serment. Mais peu de temps après, le bruit se répandit à Bruxelles et dans quelques autres villes, que l'intention de l'empereur était de rétablir à peu près la conscription française.
Sur ce, les états de Brabant, d'accord avec ceux de Flandre, envoient une députation à Vienne pour s'enquérir de la chose, et munie de pleins pouvoirs pour protester fortement en cas de réalisation de la menace.
La députation arrive à Vienne, elle a d'abord quelque peine à être reçue, mais bref on lui donne audience, on l'asperge de beaucoup d'eau bénite de cour, on lui dit qu'il n'est pas question de rétablir la conscription, que cela n'est pas nécessaire, que cela n'entre pas dans les vues du ministère, etc., etc.
D'autres députations, même de nos jours, se seraient déclarées satisfaites d'une pareille réception ; nos pères point ; ils insistèrent, ils demeurèrent à Vienne et ils tinrent un langage si ferme à S. M. Charles VI que celui-ci accéda à leur demande et écrivit aux étals du Brabant et à ses ministres une lettre curieuse portant que S. M. s'engageait non seulement à ne jamais rétablir, ni directement, ni indirectement, la conscription, cette chose antichrétienne, mais s'engageait à ne jamais en parler et à ne jamais en laisser parler ses ministres.
Avec cette pièce-là, les Brabançons retournèrent joyeux chez eux et l'on eut enfin la conviction que celle loi rétrograde ne serait pas restaurée.
Elle ne le fut pas en effet.
Ce que Charles VI et ses successeurs Marie-Thérèse, Joseph II, Léopold II n'avaient pas osé faire, ce que le despotisme n'avait pas osé faire, se fit malheureusement au nom et sous le masque de la liberté. La conscription fut rétablie en Belgique par la république française.
Mais, messieurs, j'oubliais un détail qui a quelque valeur : l'honorable général Renard vous a raconté l'autre jour la défaite des Belges dans le Luxembourg par les Autrichiens, sous les ordres du général Bender, dont la petite armée permanente et bien disciplinée remporta une facile et décisive victoire.
Mais, messieurs, il y a encore une autre raison pour laquelle les Belges se battirent très mal dans le Luxembourg ; c'est que S. M. Léopold II leur avait promis de ne pas rétablir la conscription dans le cas où on l'introniserait de nouveau à Bruxelles.
On ne se contenta pas de ces promesses officieuses de la France : on exigea qu'elles fussent inscrites dans les papiers officiels ; et lorsque Léopold II fit cet arrangement avec les provinces de la Belgique, celles-ci obtinrent de lui les déclarations les plus catégoriques. Je lis notamment dans le traité de 1790 : « En conséquence, l'empereur s'engage de nouveau à ne jamais rétablir la conscription militaire ni directement ni indirectement. » (article 4 de la convention.)
Vous voyez, messieurs, que si je suis un original parce que je déteste la conscription, j'ai au moins le droit de dire que cette originalité je l'ai acquise à bon marché, attendu que je l'ai empruntée à l'opinion du dernier des manouvriers et des valets de ferme du XVIIIème siècle. Je suis un copiste, rien qu'un copiste.
C'est vous qui êtes des originaux, vous partisans de la conscription, car c'est une originalité qui remonte, il est vrai, à Louis XIV, comme inspirateur ; mais est-ce bien une source libérale ? (Interruption.) Vous n'oserez pas dire oui.
L'honorable général Renard, je reviens toujours à lui parce que son opinion a du poids, l'honorable général Renard a paru admirer beaucoup les officiers de Vandermersch qui, trouvant le gouvernement autrichien trop pacifique, allèrent s'engager sous les drapeaux français et se mettre au service de la république française et surtout du premier consul, de Napoléon, et se distinguèrent ainsi par une bravoure extraordinaire.
Nous sommes d'accord sur leur gloire, mais au fond servirent-ils la patrie ? Je ne le crois pas.
Je crois, au contraire, qu'ils servirent bien plus le despotisme, car en allant se mettre au service de Napoléon, ils diminuèrent d'autant les chances de la Belgique de reconquérir son indépendance.
Ainsi ce que l'honorable général Renard trouve admirable, moi je le trouve abominable. (Interruption.) Je crois sincèrement qu'il n'y a de guerres légitimes que les guerres défensives ; il n'y a de guerres véritablement glorieuses que les guerres faites pour la défense de son pays, pour la défense de la liberté, pour la défense surtout des libertés de son pays.
Nous aurons toujours assez à faire, chacun dans notre pays ; il n'est pas nécessaire d'aller combattre pour la liberté des autres ; aucun peuple n'en a trop.
Je le répète donc, tout en reconnaissant que maints officiers belges, je pourrais en citer beaucoup, ont servi volontairement avec une grande valeur sous les drapeaux français, je ne les en loue pas, surtout au point de vue du patriotisme où on affecte de se placer dans ce débat.
A cette occasion, permettez-moi de faire une observation qui ne peut choquer personne : c'est que les officiers des armées permanentes, les officiers et les soldats, imbus de cet esprit militaire que vous admirez tous et que je n'admire pas du tout, que je considère comme le fléau de la civilisation ; c'est que ces officiers et ces soldats passent le plus aisément du monde d'une armée dans une autre, d'un pays dans un autre, et se contentent de lauriers quelconques, pourvu que les râteliers soient bien fournis.
Messieurs, je ne suis nullement du nombre des admirateurs des 10,000 Grecs qui allèrent se mettre au service des satrapes étrangers, Cyrus (page 663) en tête et verser le plus pur sang de l'antiquité pour la plus folle des causes. Je n'admire les condottierri d'aucun peuple, au service d'aucune cause.
Pour être franc et pour expliquer ma pensée, car en définitive je ne m'étonne pas de rencontrer souvent ici des témoignages de désapprobation, cela tient à la divergence complète de nos points de vue ; mais pour expliquer bien ma pensée, pour mériter au moins votre indulgence, et vous allez voir que si je me trompe, c'est logiquement, c'est forcément, je dirai que j'ai lu naguère un nouvel et magnifique ouvrage qui vient de paraître sur l'expédition du Mexique. (Interruption.) N'ayez pas peur : je ne vous parlerai pas de la nôtre... (interruption) de la vôtre. II s'agit de l'expédition de Fernand Cortez.
On trouve dans ce livre à peu près tous les noms des fous glorieux qui prirent part à l'aventure. J'y ai trouvé mon nom... (Interruption.) Croyez-vous que je m'en sois bien glorifié ? Pas du tout.
A la même époque, labourait en Campine un Coomans, je ne sais pas au juste si j'ai l'honneur de descendre de lui ; j'aime à croire que c'était un de mes ancêtres.
Eh bien, je serais bien plus heureux de descendre de ce paysan-là que du Coomans du Mexique ; car ce paysan campinois était un honnête homme ; j'en suis sûr, il a été échevin d'une commune ; et l'aventurier, Dieu sait ce qu'il avait fait, avant d'aller massacrer tous ces malheureux Mexicains.
- Des membres. - Très bien.
M. Coomans. - Merci. Voilà mes opinions ; elles scandalisent peut-être l'honorable général Renard ; je serais même étonné qu'il n'en fût pas scandalisé ; mais enfin ce sont mes opinions et je crois naturellement que les miennes sont les meilleures. Sinon je m'en donnerais d'autres.
Autre fait. Avec le duc d'Albe arrive en Belgique un gentilhomme espagnol, un capitaine de cavalerie ; peut-être assistait-il à l'exécution des deux énergumènes, des deux meetinguistes que vous savez... (Interruption.) Oui, d'Egmont et de Hornes. C'était un comte de Molina.
A la même époque il y avait un autre paysan de mon nom en Campine, et celui-là, j'ai lieu de croire que c'était un de mes aïeux, le gentilhomme a fait souche : ma mère est une de ses descendantes.
Le paysan de la Campine a fait souche aussi et voilà mon origine. Eh bien, je suis plus fier de descendre de mon père que de ma mère. (Interruption.) J'ajoute que j'aime autant ma mère que j'ai aimé mon père, et c'est beaucoup dire. (Interruption.)
Messieurs, ce que je dis n'est pas du tout pour me donner une couleur de démocrate. Ce n'est pas une allusion contre la noblesse. Je respecte la noblesse, quand les nobles s'ennoblissent eux-mêmes. Dieu merci, je connais beaucoup de nobles qui sont véritablement nobles, et je ne devrais pas sortir de cette enceinte pour en citer d'honorables exemples. Je respecte la noblesse, mais ce que je n'aime pas, c'est le militarisme. Je trouve même, contrairement aux idées reçues, que le militarisme, loin de rehausser la noblesse, diminue son mérite, à moins toujours bien entendu qu'il ne s'agisse de la défense de la patrie.
Mais cette défense n'incombe pas seulement aux nobles, elle incombe au dernier des citoyens, leurs devoirs sont égaux.
Et ne dites pas toujours : le noble métier des armes, mots qui me choquent constamment. Est-ce que tous les métiers ne sont pas également nobles quand ils sont honnêtement exercés ? Le métier de bouilleur n'est-il pas aussi noble que le métier de soldat ? Est-ce le danger qui vous fait dire que le métier de soldat est noble ? Alors je dirai que le métier de gouilleur est beaucoup plus noble. Car nous avons perdu 1,800 bouilleurs dans les généreux combats de l'industrie et nous n'avons pas, Dieu merci, perdu autant de soldats, il s'en faut de beaucoup. Maintes industries sont plus dangereuses que la profession militaire.
Le noble métier des armes ! Eh bien, chaque fois que vous emploierez cette épithète, je dirai le noble métier de cultivateur, le noble métier de houilleur, le noble métier de boueur. (Interruption.)
Car on peut-être un honnête boueur et vous avez dans votre armée, vous l'avez dit vous-même, M. le ministre, une foule d'hommes qui ne sont pas aussi honnêtes que nos boueurs. (Interruption.) Car si quelqu'un a flétri les remplaçants, c'est malheureusement leur chef suprême, vous M. le ministre. (Interruption.)
Je ne crois pas, M. le ministre, vous dire quelque chose de désagréable. Vous et vos inférieurs, vous avez flétri les remplaçants ; c'est l'honorable M. d'Elhoungne et moi qui avons dû leur rendre un peu de justice.
Je disais donc que je n'admirais pas les officiers belges qui, désertant la patrie et allant s'armer contre elle, suivaient glorieusement le drapeau français à la fin du XVIIIème siècle. Mais il y eut des Belges à cette époque que j'admire davantage, et ici encore je vais être en plein désaccord avec l'honorable ministre de la guerre. J'en suis fâché ; mais je suis forcé de me justifier en m'expliquant.
En 1797, éclate dans nos provinces le boeren kryg, la guerre des paysans.
Les officiers étaient partis ; ils allaient recevoir de gros appointements en France, quelques-uns ailleurs, en Autriche même. Car ils se divisaient, ils allaient combattre noblement les uns contre les autres. Les soldats restaient en Belgique, et que firent-ils ? Ils relevèrent le drapeau national et ils allèrent, au nombre de 6,000 à 7,000, faire noblement la guerre aux despotes français (au pluriel) ; il y avait malheureusement beaucoup de despotes à cette époque.
Eh bien, nos pauvres paysans, la plupart Campinois, eurent fort à faire, ils se firent massacrer à Herenthals et ailleurs. Hélas ! par qui ? Par leurs propres compatriotes. Des officiers belges au service de la France commandaient des compagnies ennemies, et entre autres un bataillon français ; ils vinrent massacrer les nobles paysans de la Campine, luttant seuls contre la république française tout entière. (Interruption.)
Ah ! si vous voulez de la gloire militaire, en voilà. Mais celle gloire est restée anonyme, est restée méprisée, parce que ce n'était pas une gloire en épaulette ; c'était une gloire en blouse, une gloire inconnue et non la gloire officielle. On n'en a guère parlé. On a enterré ces malheureux ; on en a fusillé beaucoup, on en a pendu quelques-uns, parce que, disait-on, ils n'étaient pas dignes d'être fusillés.
M. de Haerneµ. - C'est raconté par Conscience.
M. Coomans. - Par Conscience, par M. Orts et par d'autres honorables écrivains, sans me compter.
Messieurs, je suis un utopiste, parce que je demande l'abolition de la conscription ! Y avez-vous sérieusement songé ? Voyons un peu. Qui sont mes complices préventifs ? D'abord en France, Louis XVIII rentre et abolit la conscription. A la même époque, les alliés, le roi Guillaume Ier, abolissent la conscription en Belgique.
Ainsi Louis XVIII, les alliés, Guillaume Ier, utopistes I Nous commençons à être utopistes en bonne compagnie.
Mais Louis-Philippe supprime la conscription ; Louis-Philippe, dont on a fait un juste éloge et je crois que c'est cet acte de Louis-Philippe qui principalement lui a mérité le beau nom de Napoléon de la paix ; Louis-Philippe a supprimé la conscription. (Interruption.)
Je vois un signe d'étonnement sur les traits de l'honorable ministre de l'intérieur. Je regrette que M. le ministre de l'intérieur n'ait pas lu la Charte de 1830. Il me paraît que c'est une petite loi qui mérite d'être lue. Eh bien, l'article 11 dit, rien que ces mots : « La conscription est abolie. » (Interruption.) Si vous ne me croyez pas, priez l'un de nous d'aller chercher à notre bibliothèque un exemplaire de la Charte de 1830. « Art. 11. La conscription est abolie. »
Il est vrai que plusieurs de ces actes restèrent à l'état de lettres mortes, de promesses mort-nées. Mais il m'est bien permis d'invoquer ce fait. Car de deux choses l'une: ou toutes ces majestés que vous vénérez sont des utopistes démocrates et alors vous n'avez pas le droit de me faire un crime de l'être ; ou bien toutes ces majestés ont joué une indigne comédie ; elles auraient promis des choses qu'elles savaient ne pas pouvoir faire ! Messieurs, vous admettrez la première hypothèse et vous aurez raison : elles sont toutes des utopistes comme moi.
Sous Guillaume Ier, on jugea bientôt nécessaire de rétablir une sorte de conscription. On fit la loi du 8 janvier 1817, loi qui est encore en vigueur en Belgique. Mais on a eu soin de dénaturer presque toutes les dispositions libérales, toutes les dispositions humanitaires, en ne conservant que celles qui ne le sont pas.
La base de la loi de 1817 est l'enrôlement volontaire ; l'armée permanente, conformément à la proposition que j'ai eu l'honneur de faire avec M. Le Hardy de Beaulieu, l'armée permanente se compose de volontaires ; la milice, l'armée non-permanente, la milice était composée par le tirage au sort, mais qu'était-ce que cette milice ? Très peu de chose, un mois de service par an.
Et puis que d'atténuations à ce système ! Je n'en citerai qu'une pour le moment, c'est que tous les congés, même dans l'armée permanente, tous les congés étaient tirés au sort ; pas de fraude possible, pas d'arbitraire possible, à moins de supposer que les dés fussent pipés.
Eh bien, messieurs, pourquoi le gouvernement belge n'a-t-il jamais (page 664) voulu admettre cette loyale pratique ? Pourquoi a-t-il distribué les congés, je ne dis pas aux hasards de l’arbitraire, mais d’après les calculs de l’arbitraire, d’après les iniquités de l’arbitraire ?
Messieurs, les injustices résultant de la loterie militaire sont nombreuses. J'en résumerai quelques-unes. (Interruption.) Il y en a une centaine, j’en citerai quelques-unes seulement et M. le président reconnaîtra que je suis bien modéré. Les voici :
D'abord elle constitue un même impôt pour tous, un impôt égal pour tous, c'est à dire iniquement inégal envers presque tous.
Et cette égalité de l'impôt exigé de tous, des riches et des pauvres, est aggravée encore par l'iniquité du système d'exemption.
Que met-on en loterie, à parler franchement ? Est-ce la question de savoir qui marchera avant l'autre ? Cela pouvait être vrai sous Napoléon Ier, alors que tout le monde marchait, et encore n'était-il pas indifférent de savoir qui marcherait le premier.
Ce que vous mettez réellement en loterie, c'est une somme d'argent, c'est le payement d'une somme de 1,500 fr., de 1,200 fr., de 800 fr., prix du remplacement ou de la substitution.
Et l'on ose dire que cela est juste ! Mais c'est se jouer de la logique, c'est se jouer de la conscience humaine. (Interruption.)
Comment ! cela est juste ! Le même impôt demandé à tous ! Mais si vous procédiez de même pour l'impôt foncier, vous laisserait-on faire ? Si l'on demandait le même impôt au riche et au pauvre et si après cela il y avait une loterie qui exemptât la plupart de tout impôt, ne crieriez vous pas au scandale ?
Mais, a-t-on dit, tout le monde contribue aux frais de réparation des routes.
Soit, cet argument vous condamne ; dans la répartition des corvées pour les routes vicinales, on a égard au revenu de chaque famille. Le pauvre ne paye pas autant que le riche. Dois-je vous l'apprendre ? Le riche cultivateur fournit des chevaux, des hommes, des voitures ; ceux qui ont un moindre revenu fournissent une moindre prestation, et souvent on exempte les pauvres. Et vous allez invoquer la législation sur la voirie vicinale pour justifier votre épouvantable loterie militaire ?
Mais essayez un peu de mettre en loterie les corvées champêtres, en exigeant les mêmes corvées de tous, et vous verrez si les paysans ne vous répondront pas à coups de socs de charrue (Interruption), et en faisant cela, ils auraient moins tort que ceux qui abusent de la logique et de la morale au point que je viens de dire.
Le système d'exemption que vous jugez indispensable de maintenir dans cet ensemble d'iniquités, ce système d'exemption offre des vices nombreux.
J'aborde tout de suite le cas qui vous paraît le plus légitime, le privilège de l'exemption du soutien de famille.
Eh bien, qui d'entre nous ne sait que l'on abuse énormément de ce prétexte pour favoriser des protégés ou pour nuire à des adversaires ? Vous connaissez, comme moi, ceux qui refusent un certificat au malheureux qui y aurait droit pour empêcher qu'un autre, un heureux du monde ne marche à sa place.
Si j'étais un anarchiste, ainsi qu'on ose l'insinuer, si je voulais parler, j'aurais tant de choses à dire. (Interruption.) Mais votre mémoire et voire conscience, messieurs, suppléeront à mon silence.
Et l'enfant unique, ne l'exemptez-vous pas pour ne pas le séparer de ses parents, dites-vous ? L'enfant unique riche que vous exemptez ne doit pas fournir de remplaçant, même l'enfant unique chassé par son père. Le but de la loi est donc faussé.
Puis l'enfant unique riche ne servira jamais et dès lors on ne devrait pas l'exempter.
Mais, dites-vous, nous exemptons au moins l'enfant unique du pauvre. Ah ! messieurs, c'est encore ici que l'iniquité dé votre système brille d'un vilain éclat : l'enfant unique du pauvre est exempté, mais dans une famille où il y a un garçon, fils unique chargé de gagner le pain pour deux ou trois sœurs infirmes, c'est-à-dire dans une famille où la circonstance aggravante que je viens de dire devrait amener l'exemption, dans cette famille-là l'exemption est supprimée, c'est-à-dire qu'elle est supprimée dans le cas où elle serait le mieux justifiée.
L'enfant unique non chargé de famille est exempté ; le fils unique chargé du soin d'entretenir des sœurs infirmes, ce fils unique marche. Et vous osez vanter votre justice !
Je vous ai parlé des exemptions qui profitent à certaines classes de citoyens cléricales et libérales, je n'y reviendrai pas.
Et, messieurs, autre chose. Cette loterie militaire déjà si injuste, vous en aggravez l'injustice dans la pratique, sans même y être autorisés par une loi.
Ainsi vous distribuez arbitrairement vos victimes dans des régiments de votre choix ; les plus beaux garçons, vous en faites des soldats d'élite, vous les placez dans ce qu'on appelle les armes spéciales, dans la cavalerie, dans l'artillerie, et ceux que vous n'avez pas trouvés assez laids ni assez infirmes pour les favoriser d'exemption, vous les mettez dans les régiments d'infanterie, vous en faites de simples pioupious.
Ceux-ci sont les favorisés, et Dieu sait s'ils l'ont souvent mérité, car les malingres et les souffreteux ont peut-être quelque chose à se reprocher et leurs parents aussi ; mais vous récompensez les vices de ces jeunes gens et de leurs parents en leur disant : Vous, mauvais sujets, vous ne servirez que deux ou trois ans. Et les autres, les beaux garçons, les garçons vertueux, dont les parents ont été vertueux aussi, vous les mettez dans les régiments d'élite : vous les faites servir quatre ou cinq ans, c'est-à-dire que vous punissez la vertu, oui, et que vous récompensez le vice.
Donc, de quel droit s'il vous plaît, aggravez-vous le mauvais sort de vos victimes ? Qui vous autorise à affranchir de deux années de service les uns, et à prolonger le service des autres ?
Répondez-moi. Vous ne le ferez pas. On ne m'â jamais répondu à ce sujet. Seulement d'autre ministres de la guerre m'ont dit : ce sont les convenances de l'armée ; il est impossible de renvoyer, au bout de 2 ou 3 ans un artilleur, un cavalier. Nous avons eu trop de peine à le former.
C'est un argument militaire, un argument disciplinaire. Mais je le trouve mauvais. S'il y en a de meilleurs, j'espère que l'honorable ministre me les fournira. S'il ne me les fournit pas, je conclurai hardiment qu'il n'y en a point.
Et puis l'honorable ministre de la guerre, qui a aussi bon cœur que bonne tête, reconnaîtra, a reconnu que la solde de nos victimes est insuffisante.
Il s'agit de l'augmenter. Ces malheureux font forcément des dettes au régiment, dettes qui viennent encore tomber à la charge de leurs familles déjà infortunées. (Interruption.)
Je me place dans l'hypothèse du service des pauvres. Il n'y en a pas d'autre.
Cette dette est forcée, elle est involontaire et vous punissez le malheureux qui l'a contractée. Vous ne lui donnez pas de congés s'il n'a apuré sa masse.
Apuré ! mais il est plus pur que nos lois ; vous lui interdisez le mariage.
Vous avez la contrainte par corps contre lui, l'insolvable, l'endetté involontaire, ce qui est contraire à tous les principes (l'honorable M. d'Elhoungne les connaît mieux que moi), et vous ne voulez pas qu'on la pratique au civil pour des dettes volontaires.
Si cela n'est pas odieusement absurde, je dis qu'il ne faut plus laisser parler le cœur ni la raison.
Messieurs, nos lois financières exemptent de l'impôt certaines maisons, certaines successions, certains plaideurs, etc. Pourquoi ne pas exempter aussi de l'impôt-milice les pauvres ? Mais non, ce sont les pauvres que vous exploitez le plus, que vous imposez le plus par vos lois militaristes.
Dans l'ancien temps, les pauvres étaient favorisés, ils ne servaient pas.
Dans toute l'antiquité, les esclaves étaient libres (interruption), libres quant au service militaire. Leurs maîtres se battaient comme de juste. Aujourd'hui c'est l'inverse ; les maîtres restent chez eux ; ils poussent leurs valets dans les batailles ; ils chargent leurs domestiques de sauver la patrie et si le domestiqué ne va pas bien, on lui dit : Vous manquez dé patriotisme ; et si un ami de ces domestiques les défend un peu, comme j'essaye de le faire, celui-là est un mauvais patriote, un anarchiste ; on murmure déjà qu'il est un socialiste.
Vous favorisez le pauvre au civil, vous faites bien quoique je trouve qu'on exagère le système de l'affranchissement de l'impôt ; mais puisque vous pratiquez le système au civil, faites-le un peu au militaire.
Est-ce que la loi sur la garde civique n'exempte pas les hommes qui n'ont ni temps ni argent à lui consacrer ? Est-ce que cette loi, par une disposition abolie depuis, n'exige pas le concours des femmes pour là garde civique ? (Interruption.) Les femmes ont dû contribuer pendant plusieurs années par un impôt spécial aux frais de la garde civique, c'est l'honorable M. Rogier qui, dans les meilleures intentions du monde, à fait voter cette disposition-là. Au fond, je m'y rallie ; je trouve juste que les femmes, les femmes surtout y contribuent, parce qu'en définitive elles sont les plus intéressées à ce que l'ordre et la morale règnent toujours dans le pays.
(page 665) Dans notre système des enrôlements volontaires, tout le mondé contribue au service de l'armée comme tout le monde paye les services civils.
Messieurs, il y aurait un moyen de faire que le tirage au sort devienne à peu près juste.
Je dis à peu près, car vous n'empêcherez pas qu'il ne reste toujours une abomination morale. Il y aurait un moyen puissant, ce serait de mettre tous les Belges qui n'ont pas une vocation militaire à même de s'affranchir du service exigé par la loi. En d'autres termes, ce serait d'exiger de chaque milicien qui voudrait se libérer un versement d'un cinquième du revenu annuel de sa famille. Ce serait l'impôt proportionnel et équitable.
Les riches payeraient naturellement davantage comme ils payent déjà plus pour leurs hôtels, pour leurs domestiques et pour leur alimentation.
Pourquoi ne payeraient-ils pas plus aussi pour la défense de la patrie où ils font une si grande figure ?
Ah ! si vous permettiez aux plus pauvres de s'affranchir à volonté du service militaire, je voterais le maintien de la loterie.
Dites que chacun pourra se libérer en versant en une fois au trésor de l'Etat le cinquième de son revenu annuel ou du revenu de sa famille.
C'est une chose qui ne serait pas difficile à appliquer.
On le fait tous les jours. L'impôt de capitation, l'impôt sur le revenu existe dans beaucoup de communes.
Je sais bien pourquoi vous n'admettrez pas ce système, le seul juste, c'est parce que tous les pauvres ou à peu près tous, moins les soldats-nés, s'affranchiraient du service militaire.
Le pauvre payerait un cinquième du revenu de sa famille. Je consentirai même à ce qu'on fixât un minimum, 150 à 200 francs par exemple ; les millionnaires ayant 50,000 fr. de rente payeraient 10,000 fr. ; je trouve que cela n'est que juste.
Mais faire payer aujourd'hui au pauvre la même somme qu'au riche, c'est une indignité, et une iniquité insupportable. (Interruption.)
Ah ! j'ai la pudeur de la loyauté, je ne recule jamais devant l'expression de ma pensée.
Nous avons toujours aimé la liberté en Belgique, nous l'aimons encore et nous l'aimerons encore plus demain, j'espère. Je suis bien sûr qu’en ce point, je ne choquerai pas les logiciens honnêtes.
Le système de l'exonération que j'ai toujours repoussé, je le trouverais encore juste s'il était proportionnel ; et au fond ce que je proposerais... (Interruption.) (Je ne le proposerai pas, parce que je suis sûr que vous le rejetteriez). Ce que je proposerais ne serait que l'exonération différentielle...
Ce que vous voulez, ce que voulait l'honorable général Renard, ce qu'il ne veut plus parce que M. Frère ne veut pas... (Interruption.) Ce que voulait l'honorable général Renard, c'était l'exonération, et je me rappelle qu'il a défendu ce système en ma présence avec une éloquence, avec une force de raisonnement que tout le monde trouvait admirable ; bref, il a failli me convaincre moi-même.
Eh bien, le système de l'exonération, vous voulez le maintenir à la française, c'est-à-dire que vous voulez que la somme soit la même pour tout le monde, pour les riches et pour les pauvres, parce que vous savez bien que dans le large filet le riche échappera toujours et le petit restera. (Interruption.)
Hélas ! nos lois, on a eu raison de le dire, beaucoup de nos lois sont des toiles d'araignée : les grosses mouches peuvent passer à travers, en les déchirant ; les petites n'y peuvent pas passer et sont prises.
Les principes de la conscription sont aggravés par l'application ; on abuse des exemptions ; on exempte qui devrait marcher, on oblige à marcher ceux qui devraient pouvoir rester chez eux, car aux favoris de la fortune, on ajoute les favoris des hommes influents.
Pour qui sont les congés ? Est-ce pour les malheureux qui en ont le plus besoin ? Mais, non, c'est pour ceux qui ont quelque protection. Que l'honorable président me permette de citer des faits, je m'arrêterai quand il me fera signe.
M. le président. - Je vous arrêterai quand il y aura lieu...
M. Coomans. - Voici ce que m'ont dit des ministres de la guerre, je dis des ministres... Abandonnez donc, m'ont-ils dit, cette thèse contre la conscription, cela finira par passer dans les idées du peuple, et ce sera fâcheux. Au fond, que voulez-vous ? Des congés pour vos connaissances, pour soulager des infortunes qui blessent vos yeux ; eh bien, taisez-vous, vous aurez des congés, ; s’il m'est possible de donner les congés que vous me demanderez, vous les aurez ; si c'est impossible, vous les aurez encore, mais taisez-vous.
De fait, j'ai obtenu beaucoup de congés, beaucoup d'autorisations de mariage ; j'ai fait relâcher beaucoup de miliciens. Mais deux raisons ont mis fin à cette pratique : la première, c'est que j'ai été rayé des papiers du favoritisme ; la seconde, c'est qu'un loyal ministre de la guerre... (Interruption.) Ce n'est pas celui-ci... (Interruption) quoiqu'il mérite la même épithète ; c'est qu'un loyal ministre de la guerre m'a dit un jour : « Vous croyez servir les malheureux, en m'arrachant des congés, Vous vous trompez ; chaque fois que je libère un homme parce que vous m'importunez, parce que vous l'exigez, chaque fois que je libère un homme, j'en retiens un autre dans la caserne et je vous assure que très souvent, c'est indûment, au point de vue de la rigoureuse justice. »
Dès lors j'ai cessé de demander des congés et l'on s'est empressé de ne m'en plus donner. Non, je n'en ai plus obtenu, je n'ai plus ces générosités-là à me reprocher, je n'ai plus ce beau crime sur ma conscience. (Interruption.)
Je suis un peu long, mais je n'aurai peut-être plus de sitôt l'occasion de m'expliquer sur ce sujet.
- Des membres. - Continuez donc.
M. Coomans. - Le croiriez-vous, messieurs ? (et remarquez que je n'en fais un crime à personne, ce sont les vices de la loi), croiriez-vous qu'il est des miliciens qui n'ont jamais servi, d'autres qui ont servi 8 jours, 15 jours, un mois, d'autres qui n'ont jamais été habillés ? Pourquoi ? Parce qu'on les congédiait au bout de quelques jours et qu'on leur envoyait un congé tous les ans.
J'en connais et j'en connais beaucoup. Je connais de ces favorisés par l'intervention des membres des deux côtés de la Chambre ; je ne prétends pas que ce soit un grand crime ; hélas ! si c'en était un, je devrais m'en accuser moi-même ; mais évidemment cela n’est pas juste, cela n’est pas honnête, et cette action malhonnête est commise par tous les honnêtes gens, ce qui prouve bien que votre loi est abominable.
On nous a dit l'autre jour que la milice avait ceci de bon qu'elle faisait de bons domestiques. Je n'en disconviens pas ; je reconnais qu'au sortir du régiment on est assez assoupli pour devenir un bon domestique ; mais je ne croyais pas que le rôle de l'Etat fût de faire des domestiques ; je croyais que son devoir était de s'appliquer à faire des citoyens dignes, des hommes qui se respectent. (Interruption.)
Je ne crie pas contre les domestiques ; il y a beaucoup de domestiques honnêtes, comme il y a beaucoup de maîtres malhonnêtes ; nous avons tous besoin de domestiques, tous tant que nous sommes et MM. les ministres surtout. (Interruption.) Mais je puis dire que c'est un médiocre mérite pour l'Etat de faire 10,000 domestiques chaque année.
Et c'est que malheureusement on en fait des domestiques à la lettre. Ces citoyens qu'au nom de l'intérêt dé là patrie, vous arrachez à tous leurs intérêts et à toutes leurs affections, que font-ils souvent ? Ils deviennent domestiques de leurs chefs ; ils portent les petits paquets et les petite chiens de MM. les officiers et de mesdames les officières. (Interruption.) II y a plus, on en fait des animaux de trait. (Nouvelle interruption.) Oui, messieurs", l'autre jour, rue Neuve, en plein Bruxelles, nous avons vu, d'honorables amis sont prêts à l'attester, nous avons vu huit soldats, peut-être dix, attelés la corde au cou à un fourgon et traînant ce fourgon et ce scandale à travers la ville de Bruxelles !
Je croyais que nous avions dépensé assez d'argent, surtout l'année dernière, pour avoir des chevaux et empêcher cette monstruosité. (Interruption.). Oui, je dis une monstruosité ; car je ne crois pas qu'il soit permis de transformer nos soldats, qui exercent le noble métier des armes, en mulets et en ânes de Schaerbeek. (Longue interruption.)
Je prie l'honorable général Renard de me dire si je suis bien renseigné sur un point que je vais préciser ; dans le cas contraire, je renverrais le démenti à un honorable officier qui l'aura bien mérité, car il m’a affirmé pouvoir parler de visu du fait que voici. A la grand-garde du théâtre du Parc où se trouvent inscrites les consignes données aux sentinelles du rayon, il y a ceci : que la sentinelle dé la rue de la Loi, qui en tout temps, verra approcher un ministre à quinze pas devra aller tirer la sonnette à son hôtel. (Interruption.)
Voyez-vous la figure que fait ce « noble » soldat, obligé peut-être de déposer son fusil pour aider un ministre à entrer triomphalement dans son hôtel ! Si ce n'est pas vrai, je m'en vengerai en nommant l'officier qui, sur sa parole d'honneur, m'a affirmé qu'il a lu la consigné dont je viens de parler.
L'honorable M. d'Elhoungne s'est fort étonné de la liberté grande que (page 666) j'ai prise en exprimant mon vœu de voir raser le plus tôt possible, ce soir plutôt que demain, toutes les fortifications d'Anvers. Ce vœu, messieurs, est parfaitement raisonné et l'honorable M. d'Elhoungne, qui raisonne si serré, reconnaîtra que ce vœu est très raisonnable.
Il est incontestable que, quant à Anvers, la vraie question n'est pas de savoir quels sacrifices nous avons accomplis pour l'édifier ; mais si ce système de défense est bon, oui ou non. Voilà la question. L'honorable M. d'Elhoungne ne devait donc pas se borner à dire : Mais considérez tous les millions que nous avons consacrés aux fortifications anversoises ; si nous allions les supprimer demain, l'étranger se moquerait de nous.
La question n'est pas là. La question est de savoir si cet embastillement est bon ou mauvais. S'il est bon, maintenez-le ; soit ! mais s'il est mauvais, il faut le supprimer ; car ainsi le veut la logique. Mais dire : Nous avons gagner cet éléphant à la loterie ; notre honneur nous commande de continuer à le nourrir... Non, j'en demande bien pardon à l'honorable membre, cela n'est pas bien raisonné.
L'honorable membre a commis, heureusement en théorie, le faux raisonnement qu'un de mes amis a, par malheur, mis en pratique. Cet ami avait une fortune moyenne et un esprit idem, hélas ! En pleine Afrique où il était allé se promener avec sa femme (interruption), il acheta une lionne. Il n'avait, paraît-il, pas assez de l'autre. (Interruption.)
Le voila en possession de sa lionne ; il l'entretient bien ; il s'y attache ; il lui fait passer la mer, et il l'amène à Bruxelles dans un de nos premiers hôtels. Celle lionne était charmante, mais gênante. Non seulement mon ami dépensait beaucoup pour l'entretenir, mais, de plus, il devait se fortifier dans son hôtel pour maintenir sa lionne dans des dispositions à peu près... polies. Je les ai vus, lui et l'affreuse bête. Il se ruinait, il en convenait, mais il disait : Je ne puis cependant pas me détacher de ma lionne ; elle m'a coûté très cher, à peu près 50,000 fr. déjà, mais force m'est bien de la conserver.
Je lui avais dit un jour : Il y a un moyen facile de vous en débarrasser ; empoisonnez-la. Non, me répondit-il, on se moquerait de moi. Je suis si attaché à ma lionne ; il faut que je la garde !
Eh bien, messieurs, notre lionne à nous, c'est l’embastillement d'Anvers.
Mon ami fantaisiste se ruina, à peu près, pour satisfaire ce caprice.
J'ajoute que la lionne a finalement été renvoyée de l'hôtel, sous bonne escorte et donnée à une ménagerie un jour qu'elle avait enlevé la moitié de la jambe d'un domestique.
Messieurs, au sujet d'un démenti que j'ai reçu hier de l'honorable M. Frère, mon devoir est de m'expliquer et de prouver que c'est moi qui avais raison.
Faisant une comparaison entre la Suisse et la Belgique quant au nombre de journées de travail perdues pour cause de militarisme, j'ai dit que contrairement à l'avis émis par l'honorable M. Frère, il y avait beaucoup plus de journées perdues en Belgique qu'en Suisse. Là-dessus l'honorable M. Frère, avec ce ton léger qu'il prend surtout envers moi, m'a dit en m'interrompant : Je n'ai point parlé de cela, gardez cela pour vous, c'est de votre invention. Or, messieurs, je trouve tout au long dans le Moniteur, la preuve que mon assertion était exacte, Non, l'honorable ministre n'a pas dit la chose, mais il a lu un long extrait d'un rapport de M. le baron Greindl où le fait est énoncé en toutes lettres. Si l'argument était mauvais, vous deviez nous honorer assez pour ne pas nous l'offrir.
Vous dites, sur le témoignage de M. Greindl, que la déperdition de travail est considérable, eu Suisse ; j'en conclus que vous la trouvez plus considérable eu Belgique, puisque vous préconisez, à ce point de vue, l'armement permanent.
Messieurs, je crains fort que l'événement ne me donne encore raison, au sujet d'une interprétation préventive que je me suis permise hier du langage de M. le ministre des finances. Je crois que l'honorable ministre renoncera au supplément de 2,000 hommes et qu'il consentira à une forte réduction du temps de service.
Cela n'était pas vrai hier ; ce l'est déjà davantage aujourd'hui ; ce le sera tout à fait demain, pour peu que l'honorable M. d'Elhoungne insiste.
Mais, messieurs, ce sera au détriment du contingent de 10,0.00 hommes que ces concessions se feront, et je n'y consentirai jamais. Jamais, je ne consentirai à diminuer le contingent, s'il doit en résulter un surcroît de sacrifices pour les miliciens forcés.
Je vais plus loin ; je ne m'occupe pas d'interroger mes amis, j'interroge ma conscience ; je dis qu'il y avait du vrai dans l'idée du gouvernement, d'augmenter le contingent, afin de diminuer la corvée des 10,000 hommes. C'était là une pensée honnête, logique, patriotique ; elle était tellement dans la voie de la vérité et de la justice que, si on la suivait un peu, on arriverait à l'armement général, c'est-à-dire à la répartition égale du service militaire.
L'idée du gouvernement était bonne ; je dois dire que c'était la seule bonne du projet de loi. (Interruption.)
Oui, la vérité avant tout ; l'augmentation du contingent était bonne ; mais vous allez y renoncer ; pourquoi ? Encore une fois par des préoccupations électorales.
M. le ministre de la guerre n'est pas homme, je pense, à pousser trop loin les concessions ; il lui paraîtrait, sans doute, bien ridicule d'en revenir à l'ancien état de choses, après tout le bruit qu'on a fait.
Mais, messieurs, je sais bien où l'on veut en arriver ; on veut arriver à maintenir ce qui existe en gâtant encore un peu la situation. Peut-être sera-ce une habileté au point de vue militariste.
L'ancien budget était bien malade ; beaucoup de membres des deux côtés de la Chambre votaient régulièrement contre le budget. Pour le sauver on nous avait promis le rapport de M. le général Chazal, rapport qu'on ne nous a pas donné, je sais maintenant pourquoi. Ensuite, on a institué la grande commission militaire que nous savons, et qui a fait de si petites choses ; on a élevé très haut les prétentions militaires ; on a demandé 13,000 hommes ; on a demandé un temps de service assez long et d'autres charges encore.
Le gouvernement va renoncer à toutes ces innovations ; il maintiendra l'ancien état de choses, et nous serons trompés.
Je voterai contre.
(page 669) M. Dumortier. - Messieurs, hier, tandis que parlait l'honorable orateur qui vient de se rasseoir, j'étais en proie à une profonde douleur j'apprenais à l’instant que la Belgique venait de perdre un de ses plus honorables citoyens, un de ses plus grands patriotes ; l'honorable et savant M. Stas venait de succomber. Laissez-moi dire quelques mots de ce grand citoyen, dont la persévérance et le noble caractère feront contraste avec ce que j'aurai l'honneur de vous dire tout à l'heure.
M. Stas, dans sa sphère modeste, a été une des plus grandes figures que nous ayons vues en Belgique. Dès 1822, c'est-à-dire longtemps avant aucun de nous, il avait commencé la lutte nationale contre l'étranger. C'est lui qui a pris cette noble et glorieuse initiative et c'est à son exemple que nous nous sommes formés. Stas n'était pas seulement un homme d'intelligence et d'un grand mérite ; il possédait avant tout une qualité bien rare à notre époque : c'était un grand caractère, invariable et ferme dans ses principes, et qui jamais n'a déserté la cause conservatrice, à laquelle il avait consacré sa vie. Je rends ici cet hommage public à.sa mémoire qui m'est chère, car j'ai eu l'honneur d'être l'ami de ce digne citoyen. Sa mort m'avait donc frappé d'une vive douleur et précisément au moment où j'apprenais cette nouvelle, une voix s'élevait dans cette enceinte pour chanter l'hymne de mort du parti conservateur dont feu mon ami avait été l'un des premiers créateurs, le constant et intrépide défenseur.
Messieurs, quand j'ai entendu chanter cet hymne de mort, je dois le dire, mon cœur brisé a battu à coups plus précipités ; quand j'ai entendu dire qu'il se formait un parti réformiste catholique, que c'était là le véritable parti catholique national, je me suis demandé : Et nous qui siégeons ici depuis 37 ans, et nous qui avons assisté à ces grandes luttes, qui y avons pris part ; nous qui avons continué à porter haut et ferme le grand drapeau conservateur, sommes-nous déjà morts ? Ne sommes-nous donc plus nationaux ?
Messieurs, permettez-moi de vous dire quelques mots à ce sujet.
Comment ! le grand parti conservateur n'existerait donc plus ! il serait remplacé par un parti réformiste ! et veuillez remarquer que réformistes et conservateurs sont deux mots qui sont l'antithèse l'un de l'autre.
Un parti réformiste !... Ce parti viendrait donc abdiquer tous nos anciens principes, viendrait déchirer notre vieux drapeau ! De même qu'au XVIème siècle, les réformés ont détruit l'unité de l'Eglise catholique, de même les réformistes viendraient aujourd'hui détruire l'unité du parti catholique ! Messieurs, je n'accepte pas, moi, un pareil programme ; et dussé-je être seul dans cette enceinte pour défendre notre vieux drapeau, nos vieux principes, toujours je les défendrai.
Vous, mes amis, qui avez conservé ces vieilles maximes dans votre cœur, vous qui entendez les propager et les maintenir, j'espère que vous applaudirez à mes paroles. Vous, mes amis, qui voulez déserter notre vieux drapeau, vous ne sauriez trouver mauvais que je le défende. Et vous, mes honorables adversaires politiques, qui, à toutes les époques, tout en luttant contre nous, avez honoré, respecté le grand parti conservateur, j'espère que vous voudrez bien écouter avec indulgence les reproches que j'ai à vous adresser.
L'existence d'un parti conservateur est indispensable dans tous les pays constitutionnels. Il y est une nécessité sociale.
A côté de lui, doit se trouver sans doute un parti qui cherche un progrès plus rapide. Le parti conservateur admet le progrès, mais dans les limites des principes qui ont présidé à la constitution de ce parti. Il ne se jette pas dans les extrêmes, dans la politique irréfléchie ; il veut que le progrès soit raisonné, modeste et sage.
Quels sont les principes du parti conservateur ?
Ces principes sont ceux de 1830 ; ils ont constitué l'union dont je ne me suis jamais départi et dont je ne me départirai jamais. L'amour sacré de la patrie, l'alliance des deux pouvoirs dans leur séparation amicale et le respect des droits des autres. Son programme est : Liberté en tout et pour tous, union sympathique de la foi et de la liberté ; la foi apportant son concours à l'Etat ; l'Etat étant, non pas le protecteur de l'Eglise, car chez vous la protection est toujours devenue persécution, mais très bienveillante pour les œuvres de la foi, afin que toutes les forces vives de la société puissent concourir au bonheur de la Belgique et venir, la main dans la main, comme le disait l'honorable M. Frère, s'associer, au jour du danger, quand il s'agira de défendre la liberté et l'indépendance de la patrie. Voilà le drapeau dc 1830, le drapeau du parti conservateur qui a su le conserver intact depuis 38 ans et qui fait sa gloire et son honneur.
Maintenant j'entends parler d'une désertion, d'un drapeau nouveau, de catholiques réformistes, et l'on ajoute que ces catholiques réformistes sont les catholiques nationaux, ce qui veut dire que nous, les catholiques conservateurs, nous ne représentons plus les principes nationaux.
Vous dites que vous êtes le parti catholique réformiste et non conservateur. Je demanderai à l'honorable membre : Quel est votre programme ? Où marchez-vous ? où allez-vous ? où vous arrêtez-vous ? Voilà ce que je voudrais savoir. Noire drapeau à nous, il est connu dc longue date ; nous le portons depuis quarante ans. Vous dites que vous êtes catholiques nationaux, et par conséquent que nous ne le sommes pas. Eh bien, où est votre programme ? Encore une fois, où marchez-vous ? où allez-vous ? où vous arrêtez-vous ?
Si j'envisage les alliances étranges dont on nous parlait hier, si j'envisage les hommes dont on fait ici le plus grand éloge, je voudrais bien savoir si le programme de messieurs les catholiques réformistes est le programme des hommes qu'on a nommés hier avec un si grand éloge ; je voudrais savoir si le programme des catholiques réformistes nous est apporté ici, comme on l'a dit à Liège, avec des modifications contraires, diamétralement opposées à nos principes ; si l'on veut arriver ici avec les modifications, réclamées au meeting de Liège, de la loi sur l'instruction primaire ; si l'on veut arriver ici avec une loi sur le temporel des cultes, avec toutes ces lois que le ministère lui-même ne veut pas mettre en avant. Si c'est cela que vous voulez, alors je vous le dirai, il y a une séparation complète entre vous et nous. Vous garderez votre drapeau, nous garderons le nôtre et nous le porterons haut et ferme comme par le passé.
Je crains, messieurs, je crains vivement que dans cette voie on n'arrive à des conséquences fatales et dont on ne prévoit pas la portée. En voulant vous unir, vous rallier d'une manière étroite et fraternelle avec les socialistes, avec les radicaux, ne craignez-vous pas qu'un jour ce principe du socialisme et du radicalisme ne déteignent sur vous et qu'au lieu d'un parti conservateur en Belgique, vous ne voyiez sur ces bancs un parti socialiste et radical ?
Et ce qui justifie cette crainte, c'est que déjà l'honorable préopinant veut supprimer l'exemption de milice pour les séminaristes et les étudiants en théologie, ce qui est la mesure la plus essentiellement hostile au culte catholique qu'on puisse imaginer.
Voilà la crainte qui m'agite et peut-être cette crainte a déjà été partagée par plusieurs de mes honorables collègues qui siègent sur ces bancs. Car, encore une fois, dans un pays constitutionnel, l'existence d'un parti conservateur est une des premières nécessités. Ce parti conservateur est le défenseur naturel des institutions politiques ; c'est lui qui enraye le char de l'Etat, quand il veut aller trop vite ; c'est lui qui le pousse et le seconde, quand sa marche est progressive, réfléchie, mais en même temps sage ; c'est lui qui conserve le dépôt sacré des grands principes qui ont présidé à notre émancipation politique. Son annulation, sa transformation en parti radical serait donc un grand danger pour l'avenir de l'Etat, et c'est là ce qui nous est annoncé par l'honorable orateur.
Pour mon compte, je vois avec une douleur profonde, avec une douleur inexprimable, ces grands principes que nous avons toujours portés avec tant d'honneur, qui nous ont portés vous et nous dans ce parlement, je les vois avec une douleur profonde abandonnés par certaines personnes en dehors de cette Chambre et même par quelques-uns de nos collègues..
Je le leur dis ici avec toute la franchise de mon caractère. Je le vois avec une douleur d'autant plus profonde, que je ne puis imaginer ce qu'on veut mettre à la place de l'ancien drapeau, et que, sous le nom de parti réformiste, les alliances nous montrent qu'on marche droit au radicalisme.
Messieurs, veuillez-le remarquer, il est incontestable que cette politique nouvelle est tout ce qu'on peut imaginer dc plus hostile à l'existence et au succès du parti conservateur.
Quel est le but de tous les partis dans un Etat constitutionnel ? Le but de tout parti est d'arriver au pouvoir. Je ne parle pas pour moi ; vous savez que je n'ai aucune sympathie pour le pouvoir. Mais comme conservateur, je désire le pouvoir pour mon parti, et je le répète, le but de tout parti est d'y arriver afin de faire prévaloir ses doctrines et d'obtenir le redressement des griefs dont on a à se plaindre.
(page 670) Quelle est la première chose qu'il faut faire pour arriver au pouvoir ? C'est d'abord et avant tout de ne pas se rendre impossible.
Or, si l’on prétend transformer le grand parti conservateur, faire de lui un parti radical, un parti socialiste, je vous le demande, peut-on présumer que jamais la couronne viendra vous donner ce qui doit être au fond de vos vœux, le pouvoir, dont vous avez tant de besoin pour faire cesser les abus, pour faire cesser les griefs légitimes dont vous vous plaignez, pour faire prévaloir vos grands principes, ceux de votre existence, ceux de votre vie, ceux que vous portez dans votre cœur ? Non, messieurs, et c’est là un immense danger ; il est impossible à un parti qui se jette dans de pareils extrêmes d’arriver au pouvoir, qui encore une fois est le but légitime auquel doit tendre tout parti dans un pays constitutionnel.
D'où vient, messieurs, cette situation si digne d'être déplorée ? D'où vient cette désorganisation du parti conservateur que le pays entier doit déplorer avec moi ?
Messieurs, des causes nombreuses ont amené cette étrange situation. Il y a quelque chose dans les espaces lointains et plus près de nous qui doit avoir amené des conséquences aussi étranges. Permettez-moi de développer deux causes qui, à mon avis, doivent fatalement, si elles continuent, amener la dislocation du parti conservateur.
La première de ces causes, c'est son absence trop prolongée du pouvoir, ce qui l'a privé de ses guides naturels.
La seconde, ce sont les luttes incessantes que nous avons à supporter et pour les questions de notre for intérieur et pour des questions de nos amis politiques, une guerre de vingt ans faite aux hommes et aux choses, sans relâche, sans retour.
J'examine la situation de la Belgique au point de vue du pouvoir.
Depuis vingt ans, le parti conservateur a été en tous deux ans et demi au pouvoir.
Or, je vous le demande, est-ce là la marche naturelle des faits ? N'est-il pas constant qu'en écartant constamment du pouvoir une des grandes fractions de la nation, on arrive à ce résultat inévitable mais aussi à ce résultat fatal de faire naître chez nous des appétits illégitimes ? Quand un grand parti ne peut pas obtenir ses satisfactions légitimes, il se lance fatalement dans les aspirations illégitimes. Voilà la situation qu'on a faite au parti conservateur. Privé depuis vingt ans des moyens d'obtenir ses satisfactions légitimes, qui ne sont autre chose que le droit et la liberté, on conçoit que les esprits ardents qu'il compte dans ses rangs, égarés par une légitime colère, se jettent dans des aspirations illégitimes, que je n'approuve pas, mais dont je constate la cause et l'origine.
D'un autre côté, une foule de questions sont survenues qui ont touché aux sentiments les plus profonds, les plus vivaces du cœur des catholiques ; c'était la question des cimetières catholiques ; c'était la question des fondations catholiques des bourses d'étude catholiques ; c'était la question de la charité ; c'était la question du remaniement des testaments ; c'était la question du temporel des cultes. Ajoutez à cela le chagrin de voir tous nos amis frappés d'ilotisme, déclarés en quelque sorte inhabiles à occuper aucune fonction publique, impitoyablement exclus de tous les emplois !
El vous croyez qu'il n'y a pas d'irritation dans un parti qui, depuis vingt ans, est placé dans une situation semblable ? Mais c'est la conséquence fatale, la conséquence inévitable des faits qui ont eu lieu. Il faut que tous les partis aient à leur tour leurs aspirations légitimes satisfaites. Autrement, vous arrivez à la dislocation sociale ; le radicalisme, le hideux socialisme vous déborderont, car s'il appartient aux hommes d'élite de savoir ce qu'ils veulent, la multitude, elle, ne sait qu'une chose : ce qu'elle ne veut pas, et pour le renverser elle ne raisonne plus.
Ainsi, reconnaissons-le, il y a là un mal, un mal immense qui menace la Belgique. Le parti conservateur obtiendra-t-il satisfaction ? J'aime à croire que le gouvernement, qui a montré de la modération dans les discussions qui ont précédé, comprendra que le jour est arrivé d'amener la pacification des partis en Belgique. Ce sera déjà beaucoup ; mais qu'il fasse un second pas, qu'il n'établisse plus de différence dans la nomination entre les hommes du parti libéral et les hommes du parti conservateur ; et alors tous nous viendrons nous unir, la main dans la main, pour défendre la patrie.
Cette condition est indispensable, car vous devez le reconnaître, lorsque vous venez nous demander le vote d'une loi créée en vue d'éventualités dangereuses, pour le pays, la première chose à laquelle vous devez aviser, c'est qu'il n'y ait pas de mécontents en Belgique, et que, comme je le disais dans une séance précédente, chacun puisse dire : Je suis mieux dans mon pays que je ne le serais dans celui auquel on veut nous réunir. Alors vous verriez la Belgique entière se lever pour repousser l'étranger.
Je vous demande pardon, messieurs, de cette digression ; elle était la conséquence naturelle des paroles de l'honorable orateur qui vient de se rasseoir. Je vous demanderai la permission d'entrer maintenant dans le projet de loi soumis à notre examen, celui de la défense nationale.
Quand j'envisage la loi que nous avons à discuter, surtout la loi telle qu'elle est sortie des mains de la section centrale, loi à laquelle le gouvernement s'est rallié, je trouve qu'on trompe singulièrement le pays dans tous les efforts que l'on fait contre cette loi. D'abord qu'est-ce que la loi, telle qu'elle est sortie des mains de la section centrale ?
Eh bien, messieurs, cette loi n'est rien autre chose que la loi de 1853 qui nous régit aujourd'hui, avec deux modifications nécessitées par la situation actuelle et relatives, la première à l'artillerie qui doit être augmentée par suite du travail de concentration qui se fait à Anvers, la seconde relative à l'augmentation du nombre des officiers inférieurs d'infanterie, afin de faciliter la prompte mobilisation de l'armée. A cela près, la loi, telle qu'elle nous est soumise par la section centrale et acceptée par le gouvernement, n'est rien autre chose que la loi de 1853 que nous avons votée et qui est aujourd'hui en vigueur.
Maintenant, messieurs, c'est un fait curieux d'examiner ce qui s'est passé dans cette loi de 1853. Deux votes solennels ont eu lieu, le premier, le 10 mai 1853, avant l'article premier ; le deuxième, le vote définitif de la loi, qui a eu lieu le lendemain. Ces deux votes ont amené identiquement le même résultat, sauf quelques membres qui assistaient à l'une des séances et qui n'assistaient pas à l'autre.
D'abord le 11 mai, on a posé cette question-ci :
La loi sera-t-elle faite en vue d'un effectif de 100,000 hommes ?
Voilà donc le principe posé ; que s'est-il passé ? 40 membres du parti conservateur ont répondu oui, 5 seulement ont voté contre et 2 se sont abstenus. Au vote définitif 41 membres du parti conservateur ont voté pour, 5 ont voté contre, et 2 encore une fois se sont abstenus.
Parmi les membres du parti conservateur qui ont voté la loi de 1853, dont celle que nous discutons n'est que la reproduction, je vois les noms de MM. de Liedekerke, de Naeyer, de Theux, celui qui vous parle, Janssens, Landeloos, Le Bailly, Magherman, Moncheur, Rodenbach, Thibaut, Thienpont, Van Overloop, Van Renynghe, Vermeire, Vilain XIIII, tous encore ici présents.
Les cinq membres qui ont voté contre étaient MM. Clep, de Portemont, Jacques, Lejeune et Vander Donckt.
Les deux membres qui se sont abstenus sont les honorables MM. Coomans et de Ruddere.
Ainsi, l'honorable M. Coomans lui-même ne rejetait pas cette loi de 100,000 hommes. Cette loi contre laquelle il cherche aujourd'hui à agiter le pays ; non, il s'abstenait, mais en quels termes ? Voici, messieurs, le texte des motifs de son abstention :
« Les inconvénients (remarquez le mot), les inconvénients du mode actuel de recrutement m'ont empêché de voter pour le chiffre de cent mille hommes. »
Ce qui empêchait Pho.norablc M. Coomans de voter pour la loi, ce n'étaient pas les 100,000 hommes, ce n'était pas la conscription, ce n'était pas l’impôt du sang, c'étaient les inconvénients du mode de recrutement.
Cette loi, messieurs, était principalement l'œuvre du parti conservateur, car remarquez-le bien, tandis que vous aviez 41 membres du parti conservateur pour appuyer la loi vous n'en aviez que 31 du parti libéral. C'était notre loi, c'est nous qui en sommes les parrains.
Comment se fait-il donc que cette loi que nous avons faite, nous venions aujourd'hui prétendre que c'est une iniquité abominable, le comble de tous les maux, une loi que nous devons nécessairement écarter ?
Voilà la question que je pose. Quant à moi, qui ai l'habitude de rester dans mes principes comme l'homme d'Horace justus ac tenax, je ne suis pas disposé à rejeter aujourd'hui ce que j'ai voté et courageusement défendu en 1853. Se ipsum deserere turpissimum.
Voilà donc, messieurs, un fait extrêmement curieux : la loi de 1853 qui nous régit aujourd'hui est l'œuvre, avant tout, du parti conservateur qui a fourni les quatre septièmes des votes affirmatifs ; elle est l'œuvre également du parti libéral, mais à un moindre degré, puisqu'il n'a donné que 31 votes pour la loi au lieu de 41.
Je demande si cette loi qui est aujourd'hui en vigueur est aussi (page 671) mauvaise qu'on le dit. On représente la loi que nous discutons comme une innovation complète. C'est la militarisme, c'est l'impôt du sang, c'est toute cette litanie de mots sonores que vous entendez tous les jours, comme si cette loi n'existait pas aujourd'hui, comme si nous n'avions qu’une armée de 30,000 hommes !
Or, je le répète, la loi que vous êtes appelés a voter est, sauf les deux modifications que j’ai indiquées, l’augmentation de l'artillerie et l'augmentation des officiers inférieurs d’artillerie, cette loi est identiquement la même que celle qui existe aujourd’hui. C’est donc tromper le peuple que de venir lui représenter le projet de loi comme une nouveauté.
Maintenant au nom de la logique on attaque la loi pour attaquer l'armée, car le fond du discours de l'honorable membre qui a parlé avant moi, c'est qu'il vaudrait mieux ne pas avoir d'armée.
C'est là un système pour y arriver. On parle de militarisme, de loterie militaire, d'impôt du sang, de l'iniquité sociale du remplacement, des dépenses que la loi va occasionner, des exemptions. Tout cela est l'abomination de la désolation. Eh bien, messieurs, je vous avoue que, quant à moi je suis étonné qu'on puisse égarer le pays à tel point lorsque en définitive il s'agit d'une loi que nous avons votée nous-mêmes.
Je le répète et je ne saurais assez le répéter, car je voudrais que ce mot arrivât au dernier village de la Belgique, la loi qu'on nous demande n'est en définitive, sauf deux petites exceptions, que la reproduction de la loi qui nous régit aujourd'hui.
Mais c'est le militarisme, c'est l'impôt du sang et c'est une chose horrible que de verser le sang ! Personne n'apprécie mieux que moi tout ce qu'il y a de malheureux dans les lois militaires ! Certes il serait à désirer qu'on pût ne pas arracher les jeunes gens à leur famille pour les exposer à verser leur sang sur les champs de bataille. C'est un malheur véritable, mais il est un malheur plus grand encore, la perte de la liberté, de l'honneur, de l'indépendance de la patrie. Voilà ce qui me touche avant tout, c'est l'honneur, l'indépendance de la patrie, la liberté. Sans doute, l'état militaire est un mal, mais l'asservissement de la patrie est le dernier des maux.
L'impôt du sang, mais, mon Dieu, je vous le demande, en 1830, les volontaires, les hommes de cœur qui allaient se battre pour nous conquérir l'indépendance et la liberté, avaient-ils pensé au sang qu'ils allaient verser pour la patrie ?
Ceux qui sont morts, nous les couvrons de lauriers ; ceux qui ont été blessés sont fiers de leurs blessures et beaucoup d'entre nous qui avons assisté à ces nobles luttes, vous Rogier, qui conduisiez les patriotes à Dieghem, vous Renard qui commandiez les Tournaisiens à Bruxelles et à Venloo, vous Allard, qui étiez avec moi à l'attaque des casernes de Tournai, si vous aviez été blessés alors, vous seriez plus glorieux encore que vous ne l'êtes de vos services parce que vous auriez versé votre sang pour la patrie.
L'impôt du sang, messieurs, c'est là un mot. Mais remarquez-le bien, on ne constitue, on ne maintient les nationalités qu'avec du fer et du sang.
Mais il faudrait abolir la loterie militaire ; il ne devrait plus y avoir que des volontaires.
Mon Dieu ! dites-le franchement, ce que vous voulez, c'est la suppression de l'armée. Ce que vous faites, c'est la guerre à l'armée.
Comment pourriez-vous avec une armée de volontaires défendre notre territoire ?
Appelez, nous dit-on, tout le monde sous les armes. Mais c'est là une chimère. Ce serait rendre la Belgique prussienne. Avez-vous oublié, comme on l'a dit dans une séance précédente, que le Luxembourg n'a pas consenti à se réunir à la Prusse, précisément à cause de ses lois militaires ? Ne savez-vous pas que tout ce qu'il y a de plus répulsif à un peuple libre, c'est le service de tous ? Et c'est là ce que vous proposez pour remplacer l'armée !
Et ne voyez-vous pas les conséquences d'un pareil système ? Vous posez un principe qui tournera contre vous si un jour on demande le service obligatoire pour le premier ban de la garde civique, mais j'aime à croire que le gouvernement ne commettra pas cette faute. Et si une semblable proposition vous était faite, vous qui demandez aujourd'hui que tout homme soit soldat, vous devriez voter contre, car ce serait une mesure détestable, abominable, qui soulèverait tout le pays contre vous.
Le remplacement. Oh ! le remplacement, c'est une iniquité sociale.
Messieurs, comment peut-on trouver mauvais que deux citoyens dont l'un doit servir et n'a pas de goût pour le service militaire, dont l'autre a tiré un bon numéro et se sent attiré vers la carrière des armes, s'arrangent de manière à échanger leurs situations ? Car le remplacement n'est pas autre chose.
Et vous appelez cela une iniquité sociale, une abomination contre la logique (étrange logique !) ; je dis moi que c'est la meilleure de toutes les mesures ; c'est le meilleur correctif qui puisse être apporté au malheur de la conscription, qui est une nécessite fatale pour le pays.
Ah ! si le remplacement était imposé, je concevrais les déclamations auxquelles on se livre, mais le remplacement est un acte facultatif, qui s'opère du libre consentement, du mouvement spontané de deux individus. Et cet acte si simple, si utile, on en fait un grief monstrueux, une abomination !
Mais les exemptions ! Voilà la grande injustice.
L'honorable M. Coomans, dans la séance d'hier, nous a dit qu'il proposerait de supprimer toutes les exemptions. Il sera difficile, dit-il, de maintenir l'exemption des étudiants en théologie, des séminaristes, des ordres contemplatifs, et là-dessus arrivent les capucins.
Voilà, messieurs, une étrange doctrine ! C'est toujours ce système égalitaire socialiste, radical qui passe le niveau sur toutes les positions, c'est l'égalité brutale et brute que l'on voudrait nous imposer.
Comment ! vous venez inviter la Chambre à écarter les exemptions pour les séminaristes, pour ceux qui se destinent au sacerdoce et qui se recrutent déjà avec tant de peine aujourd'hui, et vous dites que vous êtes catholique réformiste !
Catholique réformiste vous ne l'êtes plus. Vous êtes simplement un radical et un radical de la pire espèce.
Si c'est là le nouveau parti conservateur dont on nous parle, je crois qu'il aura bien peu d'adeptes en Belgique.
Je ne pense pas que ceux qui appartiennent à l'opinion que je professe seront très enchantés d'entendre proclamer de pareilles doctrines, qu'ils consentiront à tarir la source du sacerdoce, déjà si difficile à compléter, pour que les réformistes catholiques puissent contracter alliance avec les plus mortels ennemis de l'Eglise.
Mais on vous parle du contingent. Il enlève, dit-on, une partie trop grande de la population.
Eh bien, messieurs, je répéterai ce qu'a dit l'honorable M. d'Elhoungne. Il y a deux façons d'arriver au chiffre de 100,000 hommes : l'augmentation du contingent, le rappel sous les drapeaux des classes libérées.
Ici encore, messieurs, on effraye le pays ; et déjà la section centrale a posé un principe dont on pourra tirer les conséquences, le projet du gouvernement abrogeait complètement la loi de 1853.
La section centrale a appelé l'attention du gouvernement sur les. articles de cette loi autorisant le rappel des classes libérées et, d'accord avec la section centrale, le gouvernement a demandé que ces articles fussent maintenus temporairement.
Eh bien, si au lieu de les maintenir temporairement, vous les mainteniez définitivement, peut-être n'auriez-vous pas besoin d'ajouter un homme au contingent actuel.
Du reste, c'est une question que je ne fais qu'indiquer. Elle viendra à son jour, à son heure.
Voici venir maintenant la grosse question du militarisme, c'est-à-dire des dépenses militaires. Ceci est une question énorme.
Sans doute il serait plus avantageux pour un pays de ne pas avoir à entretenir une armée, de pouvoir consacrer à des travaux publics les millions que nous devons affecter à la défense nationale.
Mais, messieurs, la première de toutes les nécessités pour un pays, ce ne sont pas les créations de routes, de chemins de fer, c'est la sécurité de la patrie, c'est la conservation de l'indépendance nationale, ce dépôt sacré que 1830 a mis entre nos mains cl que nous devons transmettre intact à nos enfants. Le bien qui prime tous les autres, c'est la patrie.
Est-ce qu'en 1830 et dans les années qui ont suivi, nous marchandions ainsi l'existence nationale ? Comparez les hommes et les sommes que nous avons votés alors avec ceux qu'on nous demande aujourd'hui et vous verrez que nous sommes bien en dessous des sacrifices que nous votions à l'unanimité pendant les huit ou neuf premières anuées de notre reconstitution nationale.
En 1832, notre armée se composait de 110,000 hommes ; il y avait plus de 20,000 à 30,000 gardes civiques.
Voilà quelles étaient les forces que nous avions alors sous les armes et alors ce n'était pas avec des questions antimilitaristes, c'était en votant à l'unanimité des hommes et de l'argent que nous sauvions la patrie.
En 1833 nous avions 116,000 hommes sous les armes ; alors arriva la (page 672) convention de Zonhoven qui créa une situation transitoire. De 1834 à 1839, le chiffre de notre armée a été non pas de 100,000 hommes, mais de 110,000 hommes ; en 1839 lorsque notre armée tout entière fut rappelée pour combattre la Hollande lors de l'abominable traité des 24 articles, l'armée était de 116,000 hommes et se composait de treize classes de miliciens.
Je vois encore la classe de 1826 arrivée sur la place Royale, pas un seul homme ne manquait à l'appel et nous avions 116,000 hommes sous les armes !
On ne marchandait pas alors les hommes et l'argent, et les hommes ne se faisaient pas tirer l'oreille, car le général Evain me dit un jour : Je n'ai jamais rien vu de pareil à ce qui vient de se passer, pas un homme n'a manqué ! Oui, messieurs, pas un homme n'avait manqué, manqué à l'appel, les 116,000 hommes étaient sous les armes, prêts à verser leur sang pour la patrie.
En 1848, même résultat ; on fait l'appel aux armes, tous les hommes s'y rendent immédiatement, et ce sont ces hommes qu'on bafoue, qu'on traite comme des mercenaires, comme des valets !
Au premier appel du Roi et du pays, tous se rendent sous les drapeaux, prêts à verser leur sang pour la patrie.
Après le malheureux traité des 24 articles, obligés de payer une dette que nous n'avions pas contractée, force nous fut de réduire notre armée ; le contingent avait été jusque-là de 12,000 hommes ; de 12,000 hommes, remarquez bien, on le réduisit à 10,000 hommes. Nous réduisîmes aussi notre budget parce que nous ne pouvions pas charger le pays d'impôts exorbitants et qu'il fallait payer 10 millions chaque année à la Hollande.
Quelle était alors la situation ? La Belgique avait sur le trône à côté du Roi, notre bien-aimée Reine, la fille aînée do Louis-Philippe ; le Roi était l'oncle de la reine Victoria, d'Angleterre ; nous étions affiliés à de puissants souverains, tout nous autorisait à mettre l'armée sur le pied de paix : l'armée fut donc momentanément réduite. Mais des augmentations furent introduites ensuite et en 1845, au milieu de la paix profonde dont nous jouissions à cette époque, le chiffre de l'armée fut porté à 80,000 hommes, plus 20,000 gardes civiques, c'est-à-dire toujours 100,000 hommes.
En 1853, lors de la loi d'organisation actuelle de l'armée, nous votâmes encore 100,000 hommes y compris la réserve, et comme j'ai eu l'honneur de le dire, la loi actuelle ne fait que consacrer le même principe ; ce principe d'une armée de 100,000 hommes, vous le votez chaque année avec la loi du contingent. C'est donc là un chiffre normal consacré depuis 1830. Aussi, quand nous arriverons au vote, je demanderai qu'on pose la même question qui a été posée en 1853, et qu'on demande si la loi d'organisation de l'armée continuera à être faite pour un contingent de 100,000 hommes, conformément à la loi du contingent que nous votons chaque année.
Voyons maintenant les dépenses.
En 1831 le budget de la guerre avec les crédits successifs s'élève à 73 millions de francs et ce budget est voté à l'unanimité ; en 1832 le budget avec les crédits supplémentaires s'élève à 75 millions ; en 1833 la Chambre voulant prendre les hostilités vota par la loi du 19 avril 66 millions pour l'armée ; la convention de Zonhoven étant survenue, en 1834, le budget est réduit à 38 millions ; en 1835 il est porté à 39 millions ; en 1836 il est de 37 millions ; en 1837 de 41 millions ; en 1838 de 42 millions ; en 1839 de 43 millions, plus cinq millions votés comme crédits supplémentaire. Et quelle est la moyenne des dépenses depuis la paix de Zonhoven jusqu'au traité des 24 articles ? Elle est de 40 millions. Ces 40 millions ont toujours été votés à l'unanimité. Or, quel était à cette époque notre budget de recettes ? Pensez-vous que nous avions alors un budget comme aujourd'hui ? Du tout : en 1833 il s'élevait à 94 millions, en 1834 à 88 millions, en 1835 à 89 millions, en 1836 à 86 millions, en 1837 à 95 millions, en 1838 à 97 millions et en 1839 à 111 millions.
C’est -à-dire pour ces années une moyenne de 94 millions, et sur ces 94 millions nous savions dépenser 40 millions pour notre armée. Voilà du patriotisme qui ne marchande pas, qui ne liarde pas. Voilà le patriotisme d'un peuple libre !
Et quel est le chiffre auquel arrive le projet actuel, le projet de la section centrale ? Il ne s'élève qu'à 35,805,000 fr. Il est vrai qu'il y aura plus tard une augmentation de quelques centaines de mille francs, le budget dépassera un peu le chiffre de 36 millions, mais, veuillez-le remarquer, ce chiffre n'est pas plus élevé que celui du budget de 1865 el il est en dessous de celui des budgets de 1861 et de 1863, puisque en 1861 vous aviez voté 37,700,000 fr. et en 1863 38 millions.
Il est donc bien évident que tout ce qu'on dit contre le projet est de l'exagération, qu'on trompe le pays, quand on lui parle des abus du militarisme ; et, je le répète, je voudrais que ma voix fût entendue jusque dans le dernier hameau de la Belgique, car le projet qui nous est présenté est un projet honnête que chacun de nous peut voter en conscience. Je dis plus, que chacun de nous doit voter.
Permettez-moi de vous rappeler un mot heureux de mon honorable ami, le comte de Liedekerke, lors de la loi de 1853 : « Avec une armée suffisante, vous aurez chez vous des alliés ; avec une armée insuffisante, vous aurez des maîtres ; un budget insuffisant est une prodigalité. »
Messieurs, j'ai entendu dans cette discussion des paroles qui m'ont été vivement au cœur.
On nous a dit qu'entourés de grandes puissances toute défense pour nous était impossible.
C'est là, messieurs, un cri de désespoir qu'un cœur patriotique comme le mien ne peut pas accepter.
Toute défense impossible !
Mois c'est déclarer que la patrie n'a pas de vitalité, qu'elle doit être absorbée aussitôt qu'un drapeau étranger se présentera, c'est renier tous nos précédents, toutes les gloires de nos ancêtres, tout ce que nous avons de plus cher au monde : la patrie et la liberté.
Je ne puis admettre ce système. Comment ! toute défense impossible ?
Ne vous rappelez-vous donc pas l'antique bravoure des enfants du pays ? Ne vous rappelez-vous donc pas qu'aux Quatre-Bras 8,000 Belges, 8,000 seulement, ont arrêté 40,000 hommes commandés par l'illustre maréchal Ney ? Oui, cette grande épée, l'une des plus illustres de France, a dû s'arrêter devant 8,000 Belges ; et l'on viendra dire que pour nous toute défense est impossible ! Avez-vous oublié la valeur des Belges à Tacambaro et à Mentana ? Eh bien, messieurs, je dois le dire, cette parole froisse mon cœur et le fait saigner. Quand on a du sang dans les veines, quand on a l'amour de la patrie, on ne doit pas croire à l'impossibilité de la défense. Est-ce qu'en 1830 quand nos volontaires, en petit nombre, allaient combattre contre la Hollande, est-ce qu'ils disaient aussi que toute défense était impossible ?
Les Belges, messieurs, ne comptent ni leur nombre ni celui de leurs ennemis ; ils ne comptent que sur leur courage (Applaudissements dans les tribunes.)
M. le président. - J'invite les tribunes au silence.
M. Dumortier. - Dire que la défense du pays est impossible, c'est renier sa nationalité, et à ceux qui propagent de tels sentiments je leur propose une chose, c'est d'aller courageusement à la frontière avec un écriteau portant en caractères assez grands pour qu'ils puissent être aperçus de tous les points de l'Europe : « Pays à vendre, pays à louer ».
Mais non, messieurs, nous ne sommes pas dans une telle situation ; nous sommes, il est vrai, entourés de puissants voisins et notre pays n'a point de défenses naturelles ; mais nous avons pour nous quelque chose que vous ne devez jamais perdre de vue, c'est la jalousie de nos voisins. Nous tenons, avec la Hollande, les embouchures des grands fleuves de l'Europe centrale, qui donneraient la domination du monde à la grande puissance qui les posséderait. Toutes les nations nous les envient et dans leur jalousie réciproque aucune ne permettra à l'autre d'en prendre possession. Voilà, messieurs, ce qui contribue puissamment à faire notre force.
L'embouchure de l'Escaut pour nous ; l'embouchure de la Meuse et du Rhin pour la Hollande, voilà notre force, notre sauvegarde. Mais ce n'est pas sur cette force seulement que nous devons nous appuyer ; nous devons avant tout nous fier à notre courage ; nous devons avoir confiance en nous-mêmes et accessoirement ne pas oublier que cette confiance trouve un puissant appui dans la rivalité de nos voisins. Aussi longtemps qu'existera entre eux la jalousie dont je viens de signaler la cause, ne venez pas me dire que la défense de notre pays est impossible.
Consultez l’histoire : Depuis Philippe-Auguste jusqu'à Louis XIV et depuis Louis XIV jusqu'à Guillaume, la Belgique n'a jamais été vaincue. Il semble qu'il soit écrit sur ses frontières pour les grandes armées qui nous environnent, ce qui se lit sur le sable des dunes pour les flots de l'immense Océan. Vous n'irez pas plus loin ! Voilà, messieurs, ce qui fait notre force. Il ne faut donc pas se décourager ; il faut avoir confiance en soi-même ; mais aussi il faut que nous ayons une armée (page 673) suffisante pour nous défendre. Or, cette armée, nous l'avons votée en 1853 et j'aime à croire que la Chambre ne détruira pas aujourd'hui l'œuvre qu'elle a faite à cette époque.
Messieurs, le plus grand malheur qui puisse arriver à un peuple, c'est la perte de son existence nationale. Voilà de tous les maux le plus grand dont il puisse être affligé.
En 1830, nous nous sommes donné deux grandes choses : la patrie, la liberté ! Qu'avons-nous à gagner à ne pas les maintenir ? Ne serait-ce pas pour nous une honte que de reculer devant les dépenses nécessaires pour maintenir des biens qui nous sont si sacrés ?
Messieurs, je suis arrivé à la vieillesse ; j'ai vu ce que c'est que le joug de l'étranger et j'en puis parler à ceux qui ne le savent pas.
J'ai vu le joug de l'étranger ; j'ai vu notre sol envahi par les armées de la France républicaine et impériale ; j'ai vu au foyer domestique combien est douloureux cet envahissement du sol de la patrie.
Il me semble que j'entends encore mon père et ma mère me raconter au coin du feu, dans les longues soirées d'hiver, toutes les douleurs de l'occupation, et, se rappelant des temps plus heureux, regretter notre ancienne Belgique. C'est à ces récits, messieurs, que j'ai senti s'éveiller en moi l'amour de la patrie ; mais avant qu'il me fût donné de la voir libre et indépendante, j'ai vu nos soldats arborer d'abord la cocarde noire, parce qu'ils croyaient devenir Autrichiens ; mais cette prévision ne s'étant point réalisée, alors c'est le drapeau orange que nous avons vu flotter sur notre sol ; la Belgique, vendue par la diplomatie à la Hollande, comme on vend un pré avec le bétail qui s'y nourrit, livrée en pâture à nos frères du Nord, a dû subir encore quinze années d'oppression, pour arriver enfin à reconquérir son ancienne nationalité.
Et maintenant que nous l'avons reconquise, maintenant que partout sur le sol belge flotte le drapeau national que nous saluons toujours avec bonheur, permettez-moi, messieurs, en finissant, de vous rappeler un mot que je prononçai, il y a plus de trente ans, dans cette enceinte et qui n'a rien perdu de son actualité: Aussi longtemps, disais-je, que le drapeau brabançon flottera sur un clocher de la Belgique, je ne désespérerai pas de l'avenir de ma patrie.
Ah ! s'il arrivait que, dans un avenir inconnu, la Belgique fût comme autrefois momentanément absorbée par un de ses puissants voisins, oh ! alors encore, ne perdons pas l'espérance.
La Belgique finirait par reconquérir son indépendance. Oui, je le sens dans mon cœur, mon âme immortelle me le dit si, quand je ne sera plus, la Belgique devait subir encore le joug de l'étranger, cette âme viendrait planer sur mes frères belges et, leur montrant le drapeau national, elle leur inspirerait ce mot de foi et d'amour que le père assis au foyer domestique redirait à ses fils, que la mère répéterait à son enfant pendu à sa mamelle : Il reviendra !
(page 666) MfFOµ. - Je suis désolé, messieurs, après le discours si patriotique que vous venez d'entendre, de devoir entretenir la Chambre, ne fût-ce que pendant un instant, d'un fait tout personnel.
M. Coomans a dit tantôt que je l'avais interrompu fort à tort hier, pour démentir une de ses assertions ; il a prétendu que j'avais bien réellement comparé la perte des journées de travail résultant du service militaire en Suisse et en Belgique. A l'appui de sa prétention, il invoque un document que j'ai cité, dans lequel il est question du préjudice causé aux citoyens qui font partie de l'armée suisse, par suite des obligations que leur impose leur service.
Or, messieurs, je n'ai établi aucune comparaison sous ce rapport. J'ai indiqué la charge-argent qui pèse sur les deux pays, et l'on peut s'en convaincre par les paroles que j'adressais à l'honorable M. Le Hardy de Beaulieu, lui reprochant de n'avoir tenu compte que du budget fédéral, à l'exclusion des budgets cantonaux et des charges personnelles. Voilà qui est de toute évidence. M. Coomans disait, en attaquant cette prétendue comparaison :
« Autre argument de l'honorable ministre : en Suisse, il y a plus de journées de travail perdues par suite du service militaire qu'en Belgique. »
Il développe cette idée ; je l'interromps pour lui dire : « Je n'ai pas dit un seul mot des journées de travail. » L'honorable membre reprend: « Je tiens plus à ma cause qu'au triste plaisir de vous contredire ; si vous reconnaissez qu'il y a moins de journées de travail perdues en Suisse.... » A quoi je réponds : « Je ne reconnais rien ; je n'ai point parlé de journées de travail. Gardez tout cela pour vous ; ce sont de pures inventions. »
Eh bien, messieurs, la vérité est, je le répète, que je n'ai établi aucune espèce de comparaison sous ce rapport. Au moment même où M. Coomans parlait, j'ai mis sous les yeux de mon honorable collègue de la guerre le calcul des journées de travail perdues dans les deux pays, calcul dont je n'avais pas voulu faire usage dans mon discours, voici pourquoi : l'honorable M. Coomans attendait sur ce point des calculs qu'il avait demandés à un officier.
J'ai établi moi-même ces calculs, et il en résulte que, si l'on ne tient compte ni des volontaires ni des remplaçants, si l'on prend pour point de départ les miliciens que l'on peut considérer comme servant par nécessité, le nombre des journées de travail enlevées forcément est beaucoup plus considérable en Suisse qu'en Belgique, et que si l'on ajoute aux miliciens les volontaires et les remplaçants, la somme du travail perdu est à peu près la même dans les deux pays, bien que dans les deux pays le chiffre de la population varie du simple au double. Mais je n'avais pas voulu introduire dans le débat cet argument, qui pouvait être un nouvel élément à une discussion déjà fort compliquée ; j'avais renoncé (page 667) à l'invoquer. Je n'ai pas voulu davantage faire ressortir la différence des dépenses. Autre chose, sans doute, est d'armer 100,000 hommes, et autre chose est d'en armer 400,000 !
M. Nothomb. - Messieurs, je suis aux ordres de la Chambre, mais ce que j'ai à dire exigeant quelques développements, je la prie de me permettre de ne prendre la parole que mardi ; je ne lui demande en ce moment que quelques minutes d'attention, parce que j'éprouve le besoin de faire une réponse immédiate à mon honorable ami M. Dumortier, en ce qui concerne la première partie de son discours.
J'ai entendu comme vous, comme l'auditoire, comme le pays tout entier entendra demain ; j'ai entendu avec bonheur, avec orgueil, je puis le dire, passer dans les paroles de l'honorable orateur son âme généreuse et patriotique, mais j'ai entendu en même temps avec une pénible émotion ce que l'honorable membre a cru devoir dire de quelques-uns de ses collègues, de ceux qu'il a nommés les catholiques réformistes.
Dans cette Chambre...
M. Dumortier. - Il n'y en a qu'un.
M. Nothomb. - ... il y en a deux au moins, car je tiens à honneur de revendiquer devant cette assemblée et devant le pays le titre de catholique réformiste, puisque c'est ainsi qu'on nous appelle ; mais détrompez-vous nous ne sommes pas deux seulement ; nous sommes plusieurs dans la Chambre....
M. Coomans, M. Delaetµ, M. Snoy et d'autres membres. - Oui ! oui !
M. Nothomb. - La majorité d'entre nous, j'ose le dire. Derrière nous, il y a quelque chose qui s'appellera bientôt légion. (Interruption.)
Je suis désintéressé dans la question des meetings ; ils sont l'exercice d'un droit constitutionnel : je n'ai mis les pieds dans aucun, non par dédain, mais parce que je veux conserver toute mon indépendance parlementaire, je n'ai pas besoin de dire que je ne partage pas toutes les opinions qui sont émises dans ces assemblées ; et je n'hésite pas à déclarer que si j'avais accompagné mon honorable ami M. Coomans au meeting auquel il a été fait allusion, je ne me serais pas assis où il s'est assis.
Messieurs, on nous appelle des radicaux. Et que signifie donc le mot radical ? Qu'on s'explique sur sa portée ; quelle espèce de flétrissure veut-on infliger à ce mot ?
Si on est radical pour aimer la Constitution, pour la pratiquer tout entière, pour en vouloir tontes les libertés, pour vouloir les étendre toutes, dans les limites légales, tout le monde est radical, et personne n'est plus radical, j'en suis sûr, que mon honorable ami M. Dumortier.
Si celui auquel je réponds n'était pas l'homme que j'aime et que je respect par dessus tout, s'il ne s'agissait pas de mon vieil et excellent ami M. Dumortier, j'éprouverais le besoin de protester avec l'énergie la plus vive, presque avec indignation contre ce qu'on a représenté comme étant le mobile qui guiderait les partisans des idées de réforme ; c'est parce que nous serions exclus de la collation des emplois publics, et que nous n'aurions pas notre part des faveurs du budget, que nous aurions embrassé les idées réformistes...
M. Dumortier. - Cela a été bien loin de ma pensée.
M. Nothomb. - Que telle n'a pas été votre pensée, je veux le croire ; je l'admets volontiers, j'en suis sûr, je connais vos intentions loyales. Ce n'est pas vous qui irez avec vos alliés d'un jour lancer ces traits perfides à ceux qui vous ont soutenu dans toutes les luttes, qui ont été vos compagnons dans tous les combats et qui ont partagé vos infortunes, mais cette parole qui a dépassé votre pensée, je crois qu'elle a été prononcée, je l'ai annotée: en tout cas, le motif que vous avez paru assigner au mouvement réformiste, serait l'irritation qu'exciterait chez quelques-uns d'entre nous l'exclusion des faveurs publiques et des bénéfices du budget. Non, cela n'est pas exact ; non, je proteste contre une pareille assertion.
Quel est donc au fond ce qu'on appelle peut-être trop solennellement le programme du parti réformiste. Que voulons-nous ? Nous demandons l'extension du droit de suffrage pour la commune et pour la province dans les limites de la Constitution ; voilà notre crime.
Mais en est-ce un en face de la Constitution qui proclame que tous les pouvoirs émanent de la nation et que tous les Belges sont égaux devant la loi. Nous demandons simplement l'application la plus large de cette base constitutionnelle par laquelle tous nous existons et sans laquelle nous ne sommes rien.
Voila, je le répète, notre crime, et voilà pourquoi nous sommes des factieux, des énergumènes, des socialistes, que sais-je ! Ces exagérations de langage seules suffisent à vous montrer combien sont peu sérieuses les colères qu'on exhale contre nous.
Le parti conservateur est-il donc le parti de l'immobilisme ? Faut-il que nous soyons toujours attachés, rivés, incrustés aux mêmes idées ? Le monde ne marche donc pas ? Non, messieurs, les idées de progrès ne sont pas incompatibles avec les idées d'ordre et de vraie conservation. Vous avez à choisir : Ou il faut renoncer aux idées de liberté, pour ne voir que les principes d'ordre: c'est le principe d'autorité porté jusqu'au despotisme ; ou il faut développer le principe de liberté avec la seule limite de l'ordre : c'est la vraie liberté et la véritable conservation.
Qu'est-ce qui a perdu le parti conservateur dans d'autres pays ? C'est la résistance obstinée et systématique à toute pensée de réforme ou de progrès.
On a vu des gouvernements, des hommes d'Etat qui, pour s'être opposés à toute réforme légale, honnête, sage, ont appelé... Quoi ? La révolution. Qui se refuse aveuglément à l'une, appelle l'autre. C'est de l'histoire, ne l'oubliez pas.
Nous croyons, nous, que sur le terrain de la liberté, telle qu'elle a été limitée par la Constitution, tous les hommes de bonne foi peuvent s'entendre. C'est un terrain assez large, Dieu merci ! pour rester commun.
L'ordre et la liberté ont deux sortes d'ennemis, les uns, qui les perdent en résistant à toute espèce de progrès, les autres en précipitant le progrès. Les premiers sont des hommes attardés, inintelligents, de bonne foi, je le sais, qu'on a appelés, je ne veux pas répéter le mot : les hommes-bornés ; les seconds, ceux qui compromettent la liberté pour vouloir l'exagérer, sont des anarchistes. Je vous le demande à vous tous : est-ce que parmi les membres de la Chambre qui professent les idées de réforme, il y a des anarchistes ? Nous affirmons que chez nous on peut allier l'ordre avec la liberté large et tolérante ; et en cela nous croyons être aussi patriotes et aussi conservateurs que qui que ce soit, ici et ailleurs.
Si, messieurs, pour compter parmi les conservateurs, il faut désormais renoncer à toute idée de progrès, de liberté, de développement des facultés humaines, s'attarder de cinquante ans, remonter vers un passé impossible, nous arrêter, nous perdre dans l'immobilité qui nous rendrait les ténèbres, oh bien alors, non ! de ces conservateurs-là, je ne suis plus.
M. le président. - Il est entendu que la parole vous sera continuée mardi. La parole est à M. Coomans pour un fait personnel.
M. Coomans. - Le fait personnel ne concerne pas mon honorable ami, au langage duquel je m'associe pleinement, bien qu'il ait trouvé mauvais que je me sois assis auprès des libéraux libres, auprès des radicaux, si vous le voulez, mais amis de l'ordre, au meeting de Liège. Chacun choisit la place qui lui convient. Je préférerais naturellement celle qui me rapprocherait le plus possible de mon honorable ami M. Nothomb ; mais il est trop libéral pour trouver mauvais, au fond, que je me sois assis à une place que, s'il l'avait occupée, il eût trouvée bonne, je le garantis.
Je désire répondre un mot à l'honorable M. Frère qui m'a reproché une inexactitude à son égard.
Quand j'ai prétendu qu'il y avait en Belgique plus de journées de travail perdues qu'en Suisse, et quand j'ai attribué à l'honorable ministre l'opinion contraire, j'ai fait allusion à un document qu'il avait lu avec complaisance, document quasi officiel, émané de M. le baron Greindl qui est, je crois, notre ministre en Suisse, et dans lequel je lis :
« Mais la charge la plus considérable ne peut être évaluée exactement. Elle consiste dans les pertes que fait éprouver aux soldats et aux officiers l'obligation de se rendre pendant plusieurs années, pour quelques semaines par an, à l’appel de la confédération ou du canton. Il en résulte une interruption forcée du travail ordinaire du soldat, d'autant plus préjudiciable qu'aucune exception n'est admise et que la solde fédérale est insuffisante pour pourvoir aux besoins d'une famille, quelque modestes qu'ils soient. »
Cela voulait dire, du moins dans l'interprétation que je donnais à la pensée de l'honorable ministre, qu'il y avait plus de journées de travail perdues en Suisse qu'en Belgique. Le mot « journées » n'a pas été prononcé, (page 668) mais comme le temps se compose de journées, et comme le travail n'est possible que par l'emploi du temps, j'avais bien le droit, je pense, d'employer le mot « journées », et l'honorable ministre fait un jeu de mots, en me reprochant cette inexactitude.
L'honorable ministre a donc soutenu qu'il y avait beaucoup de journées de travail perdues en Suisse. Or, en affirmant cela, il a dû penser qu'il y eu avait moins en Belgique. Sinon, l’argument n’avait plus de portée.
Quant aux chiffres, nous les examinerons.
Messieurs, j'ai dit.
M. Dumortier. - Il m'est impossible de ne pas protester contre l'interprétation que donne à mes paroles mon honorable ami, M. Nothomb.
A chacun la liberté de ses opinions. L'honorable membre partage des opinions auxquelles je ne puis m'associer. Mais je n'ai pas du tout dit que la cause pour laquelle vous vouliez devenir réformistes, c'était parce qu'on vous refusait des places. Je n'en sais rien ; mais je ne l'ai pas dit. Ce que j'ai dit, en énumérant les causes pour lesquelles un grand parti, quel qu'il soit, se disloque, c'est que l'exclusion des places de tous les hommes d'un parti devait amener ce résultat de produire le mécontentement dans ce parti et de le pousser hors de ses voies. J'ai ajouté que quand un parti est conservateur, quand il a grandi dans la défense de la nationalité, quand sa politique de 30 à 40 années a été consacrée à cette défense, ce serait une faute de substituer à cette politique une autre politique dont je vous ai indiqué les tendances, et d'élever dans le sein du parti conservateur drapeau contre drapeau.
(page 668) La séance est levée à quatre heures et quart.