(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1867-1868)
(Présidence de M. Dolezµ.)
(page 596) M. de Moor, secrétaireµ, procède à l'appel nominal à 1 1/4 heure.
M. Dethuin, secrétaire, donne lecture du procès-verbal de la dernière séance.
- La rédaction en est approuvée.
M. de Moor, secrétaireµ, présente l'analyse suivante des pièces adressées à la Chambre :
« Le conseil communal de Warnant-Dreye demande la suppression des barrières sur la route de Huy à Tirlemont. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Les sieurs Michun, Vanderheyde et autres membres de l'association libérale et constitutionnelle d'Ostende proposent l'institution d'une juridiction supérieure chargée de statuer en degré d'appel sur les décisions prises par les députations permanentes en matière de droit électoral. »
- Même renvoi.
« Le conseil communal de Moerbeke demande l'établissement d'une station de chemin de fer au centre de cette commune. »
- Même renvoi.
« Des habitants de Liège demandent l'abolition de la loi sur le recrutement et la diminution des dépenses militaires. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion des projets de lois militaires et renvoi à la section centrale du projet de loi sur la milice.
« Par deux pétitions, des habitants de Braine-l'Alleud prient la Chambre de rejeter toute aggravation des charges militaires, d'aviser au moyen de diminuer l'armée permanente, d'abolir la conscription et d organiser la défense du pays par l'établissement d'une milice citoyenne. »
- Même décision.
« Les sieurs Juste et Hoyois demandent l'abolition du tirage au sort pour la milice, l'organisation d'une armée composée de volontaires et proposent des mesures pour encourager l'enrôlement des volontaires et assurer le payement des engagements et des pensions. »
- Même décision.
« Des habitants de Bruges demandent le rejet du projet de loi qui augmente les chargés militaires. »
« Même demande d'habitants de Beirlegem. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion des projets de lois militaires.
« Dès habitants de Bruxelles prient la Chambre d'adopter le projet de loi sur la réorganisation de l'armée. »
- Même décision.
« Des habitants de Hannut prient la Chambre d'abolir le tirage au sort pour la milice, les accises et le droit de patente. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion des projets de lois militaires, renvoi à la section centrale du projet de loi sur la milice et à la commission permanente de l'industrie.
« M. Anspach, obligé de s'absenter demande un congé pour la séance de ce jour et pour celle de mardi prochain. »
- Accordé.
M. le président. - La parole est continuée à M. Couvreur.
M. Couvreurµ. - J'ai essayé hier, messieurs, dans la dernière partie de mon discours de mettre en regard des conditions de notre organisation militaire les modifications qu'a subies l'état politique de l'Europe depuis que nous avons arrêté les bases de cette organisation. J'ai essayé de vous montrer que si, à une certaine époque, l'établissement des fortifications d'Anvers a pu paraître justifié pur des causes momentanées, ces causes ont perdu de leur intensité pour faire place à d'autres nécessités.
J'ai essayé d'établir par les événements dont l'Allemagne a été le théâtre l'année dernière, par les résolutions de la conférence de Londres, par le démantèlement de la forteresse de Luxembourg, par l'éloignement de la garnison prussienne, par la construction des chemins de fer à travers le grand-duché vers Liège et Aix-la-Chapelle, que la défense de notre neutralité à l'extrémité Sud-est de notre territoire est devenue à la fois plus nécessaire et plus difficile. J'ai demandé à l'honorable ministre de la guerre comment, obligé de couvrir Bruxelles et de rester en communication avec sa base d'opérations, il résoudra le problème posé à ses efforts.
Bien d'autres doutes encore, nés des leçons de la dernière campagne en Allemagne, ont assailli mon esprit d'autant plus vivement que si la commission mixte, le gouvernement, la section centrale s'en sont préoccupés, ils n'en ont pas indiqué la solution et cela parce que cette solution est impossible avec le système de l'armée permanente, telle que nous l'avons faite et les services qu'on réclame d'elle.
Si vous n'êtes pas en mesure d'empêcher une violation du territoire dans le Sud-est du pays sans compromettre vos relations avec votre base d'opérations, serez-vous davantage en mesure de vous concentrer en temps utile à Anvers, d'y réunir des forces suffisantes pour garder cette place et pour agir au dehors ? Pourrez-vous, de là, protéger Bruxelles ? Vous répondrez que votre devoir vous y oblige et que vous le remplirez. Mais cela vous sera-t-il possible ? J'en doute, et des spécialistes que j'ai consultés en doutent avec moi. Ils estiment qu'avec votre organisation calquée sur l'organisation française qui fait du régiment l'unité de l'armée au lieu de rassembler celle-ci par provinces et cantons, vos permissionnaires comme ceux du Hanovre auront encore à rejoindre leurs dépôts et leurs corps éparpillés dans le pays, lorsque déjà la cavalerie ennemie l'aura envahi ; que pour être à l'abri d'une surprise, toutes nos ressources doivent être constamment concentrées à Anvers ; qu'à la première alerte, dynastie, gouvernement, Chambres, trésor, tout ce qui fait l'âme de la nation devra émigrer derrière les murs de vos citadelles au risque de la désorganiser par cet exode.
Ils estiment que vous n'aurez jamais le temps de mobiliser 30 mille hommes de garde civique pour les jeter dans Anvers et que, dans ces conditions, vous devrez ou bien vous y tenir renfermés comme sous une carapace avec les hommes que vous aurez pu ramasser ou bien il faudra de toute nécessité vous résigner à entretenir sous les armes d'une façon permanente, non pas 100 mille, mais 200 mille hommes de troupes exercées, et porter le budget de la guerre de 40 à 80 millions. Et dans cet exposé, je laisse de côté le double danger d'épuiser le pays avant l'heure de la lutte, de le fatiguer, de le mécontenter, de le désintéresser, jusqu'au jour où se croyant trahi parce qu'il sentira la stérilité de ses sacrifices, il demandera la vie des hommes qui, pour sauver l'armée, auront dû sacrifier la nation.
C'est peut-être ici le moment de répondre à quelques explications données par l'honorable M. de Brouckere avec un calme, une assurance, une sécurité que je lui envie et sur lesquelles l'honorable M. Renard a glissé plus légèrement. J'ignore si mon honorable collègue, M. Vleminckx, à qui elles ont été données, s'en tient pour satisfait. Pou, moi, je ne suis pas convaincu. L'honorable député de Mons, dont la parole a sur nos bancs une si grande autorité, a essayé de nous démontrer qu'avec 40 mille hommes enfermés dans Anvers et 60 mille hommes en campagne, nous pourrions pourvoir à toutes les nécessités. Si l'armée de campagne est battue sur le théâtre de la lutte, dans le Luxembourg, par exemple, le pis qui puisse lui arriver, c'est de rétrograder sur Anvers, de s'y reformer et de reprendre l'offensive.
En attendant, elle gardera les frontières menacées et elle se jettera du côte de celui de nos voisins qui les aura le mieux respectées. Voilà bien, (page 597) je pense, toute l'argumentation. Que l'honorable M. de Brouckere me permette de lui demander avec tout le respect que je dois à son mérite et à son expérience, sait-il ce qu'est une armée battue, surtout une jeune armée, et a-t-il jamais lu la description d'une bataille perdue par des troupes qui n'ont pas encore, fait leurs preuves ? Comment ! Dans ces cas-là les armées les plus aguerries ne sont pas à l'abri de cette chose informe qu'on appelle une déroute et vous croyez que l'armée belge battue pourra regagner Anvers l'arme au bras ? Où est le général qui risquera une partie pareille, qui livrera le sort de la patrie à de pareilles éventualités ?
Après la bataille d’Iéna, les troupes qui avaient été formées à l'école du grand Frédéric n'ont pu empêcher les Français d'arriver jusqu'à Berlin. Et plus récemment, les soldats de l'Autriche, qui valaient bien les troupes belges, n'ont pas empêché que les Prussiens, après Sadowa, malgré Olmutz, vinssent gagner une bataille près de Presbourg et vissent de leurs bivaques le soleil levant éclairer les tours de la capitale de l'Autriche.
Mais, dit l'honorable M. de Brouckere, les choses n'en viendront pas là. Nos 60,000 hommes placés aux frontières feront réfléchir l'envahisseur. Le premier qui mettra le pied sur notre territoire devra augmenter son armée de 100,000 hommes, s'il ne veut pas que nous les jetions dans la balance de son ennemi.
Messieurs, il est évident que l'envahisseur fera entrer cette éventualité dans ses calculs. Son intérêt seul dictera sa conduite. Il augmentera, s'il le faut, ses ressources. Est-ce que la perspective de voir l'armée de la Saxe neutre grossir les rangs de l'armée autrichienne et aller se promener jusqu'à Vienne, a empêché la Prusse d'occuper son territoire alors qu'elle pouvait attaquer la Bohême et la Moravie directement par la Silésie ? Et puis, quoi ? Vous vous prononcerez contre le premier envahisseur ? Et si tous les deux ont un intérêt égal et qu'ils entrent en même temps ? Vous aurez aux deux extrémités du pays des télégraphistes qui vous préviendront de l'heure où vos frontières ont été violées par une patrouille, et ce sera une considération de minutes et de secondes qui décidera la question de savoir si, dans la lutte, vous serez avec la France ou avec la Prusse ?
Vous ne consulterez ni la justice des deux causes en présence, ni les torts qu'on se sera donnés envers vous pendant les préparatifs de la guerre, ni les dispositions de vos populations, ni les chances probables de la guerre et les ressources des deux combattants ? Franchement, messieurs, malgré la meilleure volonté du monde, je ne trouve pas encore la solution de la difficulté dans le discours de M. de Brouckere.
Dans son exposé des organisations militaires de tous les peuples de l'Europe, l'honorable ministre de là guerre nous a parlé du Danemark. Eh bien, messieurs, les faits qu'il a cités viennent à l'appui de ma thèse. Il nous a dit que si le Danemark avait été vaincu, c'est parce que, là aussi, des esprits à courte vue, des marchands, des économistes avaient refusé au gouvernement les moyens de renforcer l'armée et de la mettre en état de défendre la patrie contre les agressions de l’Allemagne. Cela n'est pas tout à fait exact. Il y avait, à Copenhague, deux partis, si pas trois. L'un, le parti dominant, cherchant à dénationaliser les habitants germaniques des duchés, agissait à l'égard de ces populations comme la Hollande, avant 1830, agissait à notre égard.
Ce fut ce parti qui, pour maintenir sa domination, parfois très tyrannique, comptait sur les divisions de l'Allemagne d'une part, et d'autre part sur l'appui qu'il ne pouvait manquer de trouver à l'étranger s'il était attaqué. En face de ce parti, il y en avait un autre, parti libéral, progressif, avancé si vous voulez, le parti Scandinave. Il voulait qu'on rendît aux populations allemandes du Schleswig dans la mesure du possible et de l'intégrité de la monarchie, tous les droits dont le parti national tendait à les priver ; il voulait, pour protéger l'élément danois, constituer avec la Norwège et la Suède une alliance intime.
Ce parti, non pas dans un but d'économie, mais pour le triomphe de sa politique qui était une politique sage, les événements l'ont bien prouvé, ce parti s'opposa à l'accroissement des dépenses militaires, dont ses adversaires prétendaient avoir besoin pour défendre leurs desseins. Subsidiairement, ce parti soutenait qu'à l'organisation de l'armée qu'elle existait dans le Danemark, il fallait ajouter une organisation analogue à celle de la nation Scandinave.
Ce parti fut vaincu, mais son autorité d'une part, et d'autre part l'impossibilité d'aggraver les charges militaires au delà de certaines limites, furent cause que l'armée ne put pas recevoir tous les développements qu'elle aurait dû recevoir.
Que se passa-t-il alors ? C'est que le Danemark avait trop présumé de ses forces, qu'il avait trop présumé et de la division de l'Allemagne et des dispositions des puissances protectrices
Cette armée, cependant, vous l'avez reconnu, était une excellente armée ; elle avait, d'ailleurs, fait ses preuves dans le Holstein, en 1847, non seulement contre des bandes insurgées, mais contre des troupes régulières. Le Danemark avait confiance dans ses fortifications, dans les ouvrages du Duppel. Ce fut cetit confiance dans ses fortifications, dans son armée, dans la division des puissances allemandes, dans l'assistance des puissances neutres qui le perdit. Elle se détermina, avec cette obstination propre aux peuples du Nord, à repousser toute concession.
Le Danewirke dût être abandonné, l'armée fut obligée de se retirer : elle fit une retraite admirable, sans se laisser entamer, protégée par des fortifications et avant même que ces fortifications fussent prises d'assaut, et cependant, Copenhague, à cette époque, se souleva, et quoique le général commandant en chef eût bien fait son devoir et agi en général intelligent, on fut obligé de le sacrifier aux rancunes de la population irritée contre le parti national, à raison de la politique suivie par ce parti.
Dans ces conditions, l'armée danoise réfugiée derrière les remparts du Duppel, il suffit de quelques détachements de cavalerie pour ravager et rançonner le Jutland.
Croyez-vous que si le Danemark, au lieu de mettre toute sa force dans son armée, avait développé les ressources militaires de ces habitants du Jutland, s'il avait fait droit aux griefs des Allemands, croyez-vous que les choses eussent pris la tournure qu'elles ont prise ?
Si ces paysans jutlandais qui se révoltaient contre les exactions dont ils étaient l'objet, avaient eu des armes, une organisation défensive locale, si, en outre, dans les provinces du midi, il n'y avait pas en un parti opprimé qui servait d'allié à l'armée qui venait d'entrer... croyez-vous que l'armée prussienne eût pu s'avancer comme elle l'a fait, opérer comme elle a opéré ?
Et cependant, ce n'est pas le patriotisme qui manquait à ces populations ; elles l'ont bien prouvé depuis, car voilà trois fois que sous le coup de pressions administratives très grandes, elles élisent les mêmes députés pour protester au parlement de la Confédération du Nord, contre l'unification germanique.
Ce qui leur a fait défaut, ce qu'il aurait fallu leur donner en temps utile, c'étaient des armes et l'art de s'en servir.
On bat une armée en bataille rangée, on la disperse, on l'annihile, on ne triomphe pas d'une nation lorsque cette nation veut se défendre, lorsque chaque haie devient une barricade, chaque maison une citadelle.
On a dit, dans ces débats, que c'était là un retour à la barbarie, Une guerre d'extermination, une guerre de représailles. Oui ; et après ? Est-ce que, dans le cas d'un envahissement, d'une guerre de conquête, est-ce que nos populations vont laisser l'armée défendre en champ clos le territoire ? Laisserons-nous nos soldats se battre seuls pour défendre nos femmes et nos enfants ? Sans doute, c'est à ce danger que vous vous exposez avec une armée trop développée : les populations accablées d'impôts pour couvrir les dépenses d'une armée permanente trop considérable, tendent à se désintéresser au moment de la guerre, surtout si elles n'ont pas été préparées à la lutte.
Mais si on se fie à leur patriotisme, si on l'encourage au lieu de l'affaiblir, oh ! alors, les populations se jettent dans la mêlée et elles en sortent victorieuses. Il faut le dire bien haut pour que l'étranger le sache, s'il convoite nos provinces ; il y trouvera partout des ennemis. Il pourra y entrer, il n'en sortira qu'humilié et vaincu. Nos paysans, nos bourgeois feront la guerre le fusil, le couteau à la main. Est-ce qu'une autre guerre est possible pour une nation faible assaillie par un agresseur puissant ?
Cela s'appelle de la barbarie ? Eh, sans doute. Napoléon Ier qui faisait fusiller les patriotes allemands, en disait autant lorsque les milices prussiennes assommaient les soldats français à coup de crosse de fusil quand elles n'avaient plus de poudre pour se défendre ; il en disait autant lorsque Rostopehin incendiait Moscou et que Palafox s'enterrait sous les ruines de Saragosse. On appelle cela de la barbarie. C'est du patriotisme, et du meilleur.
L'honorable ministre m'a fait, à l'avance, sa réponse. Vous vous faites, dit-il, des illusions sur les ressources défensives qu'il faut à une nation ; une nation, même petite, doit avoir une force disciplinée, une force élevée au métier des armes ; il faut une force ainsi constituée pour donner de la consistance à la lutte, pour marcher à l'avant-garde du (page 598) peuple. Voyez, a-t-il ajouté, ce qu'ont fait telles et telles milices dans l'histoire.
Messieurs, ces milices ne sont devenues inhabiles à leur rôle que le jour où elles ont dit marcher contre l'étranger en dehors de leurs frontières. Mais chez elles, lorsqu'elles ont été bien organisées, bien armées, bien exercées, elles ont toujours remporté la victoire.
D'ailleurs, je le reconnais, et sur ce terrain je me rencontre avec l'honorable général, dans une brochure que j'ai lus jadis avec une vive satisfaction, il a préconisé ce principe vrai de l'union intime entre l'armée et la population.
C'est parce que j'ai lu ce travail que je me suis félicité de l'avènement au pouvoir de l'honorable ministre. Il apportera dans l'exercice de ses fonctions des idées neuves, justes, vraies, qui ne pourront que profiler à la défense nationale ; il tirera d'une situation mauvaise, le meilleur parti possible. Mais, qu'il me permette de l'ajouter, s'il réalisait ses idées, il déposera un germe de mort au sein de l'armée permanente.
Il n'ignore pas plus que moi les causes qui ont entravé l'œuvre caressée jadis par son patriotisme. À coup sûr, ce n'est pas le pays qui a fait défaut à son appel. D'autres causes, des causes administratives et gouvernementales, ont empêché la Belgique de se donner une armée de volontaires à la mode anglaise.
Le mouvement a été enrayé par ceux qui avaient intérêt à conserver et à développer ce qui existe, à créer des sinécures, à perpétuer des abus, à exploiter des intérêts personnels. Mais à quoi bon ces récriminations ? Tout ce que je veux dire, c'est que le jour où, par l'initiative du ministre actuel de la guerre, nous aurons trente mille hommes de garde civique du premier ban aptes à la guerre sous les armes et des volontaires bourgeois et paysans prêts à faire le coup de feu contre l'envahisseur, ce jour-là je serai rassuré sur l'avenir du pays ; mais ce jour-là aussi, c'en sera fait de l'armée permanente !
La commission mixte n'est pas entrée dans les considérations stratégiques que j'ai indiquées tantôt, ou bien parce qu'elle ne pouvait pas en aborder l'examen devant les restrictions mises à son mandat par le gouvernement, ou bien parce qu'elle n'a pas jugé utile de le faire, sous l'empire des faits accomplis à Anvers et du danger d'examiner trop à fond un système qu'elle voulait se borner à améliorer. Comme la section centrale, elle a décrété une armée de campagne sans trop se rendre compte de la possibilité de la créer sans surcharger le pays et de la responsabilité qu'encourrait le général qui devrait la faire manœuvrer. En revanche, elle a étudié à fond, et je lui en sais gré, une autre question : l'exonération. Cette innovation, nous la retrouvons dans la proposition du gouvernement.
A ce propos, je demande à la Chambre de me permettre une courte digression.
Le jour où fut instituée la commission mixte, j'eus la présomption grande de croire que sa composition se conciliait difficilement, malgré les précédents, avec l'esprit des institutions constitutionnelles qui détermine les rôles respectifs du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif, pouvoir d'action, pouvoir de contrôle. J'eus la franchise plus grande de le dire, ce qui me valut d'être fort maltraité.
L'expédient des commissions mixtes, car c'en est un, avait fonctionné une première fois sans encombre, on était bien aise de s'en servir encore.
On ne se doutait pas qu'il aboutirait à la démolition de la citadelle de Gand, et un peu aussi à la démolition d'un ministère ou tout au moins d'un ministre de la guerre.
Que se passa-t-il, en effet ? La commission s'assemble, elle délibère dans la plénitude de son indépendance, elle arrête des principes de réorganisation et les transmet au gouvernement.
Mais le département de la guerre, usant de son droit, présente à la Chambre un projet de loi qui s'écarte de beaucoup des conclusions de la commission mixte. Ce projet de loi traverse les sections et il retrouve, en section centrale, les éléments de la grande commission mixte. Ce fut sa condamnation. Le projet, profondément modifié, renversa le prédécesseur de l'honorable général Renard, et quant à lui, du moins, les événements sont venus me donner raison lorsque je lui signalai le danger da confondre dans une même action le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif.
Mais ce n'est pas tout, les commissions mixtes sont des armes à deux tranchants. En reproduisant une partie des conclusions adoptées par la commission de 1867, la section centrale a renversé un ministre de la guerre ; mais il est d'autres conclusions qu'elle a négligées et sur lesquelles il importe d'appeler la lumière.
Un des grands vices de notre armée, c'est le remplacement. Les témoignages de tous nos officiers supérieurs sont unanimes à cet égard.
(page 615) « Le remplacement et la substitution remplissent actuellement les rangs de l'armée de soldats de la pire espèce. Un grand nombre d'hommes de cette catégorie, adonnés à l'ivrognerie, servent de mauvais exemple aux autres et rendent peu de service. Ils croupissent dans les cachots et les salles de police, jusqu'à ce qu'ils soient envoyés à la compagnie de discipline ou chassés en vertu du règlement de discipline. C'est parmi eux encore que se trouvent la plupart des condamnés et des déserteurs. » Lieutenant général Sapin.
« La généralité de nos miliciens sont robustes, pleins de bonne volonté et se conduisent bien. Il n'en est malheureusement pas ainsi des remplaçants et substituants qui forment à peu près le tiers de notre effectif. Ces hommes qui, à peu d'exceptions près, sortent de la classe la plus infime, constituent la lèpre de l'armée qu'ils déconsidèrent ; ils offrent un danger réel par le mauvais exemple qu'ils donnent. C'est une plaie qui demande un prompt remède, un mal qu'il importe d'autant plus d'extirper qu'il est cause que l'alimentation du cadre des sous-officiers ne peut avoir lieu convenablement. » Lieutenant général Desart.
« La valeur morale de nos soldats est diminuée chaque année par le nombre, sans cesse croissant, de substituants et de remplaçants qui prennent la place des miliciens.
« ... Je le dis avec une conviction profonde, si l'on n'applique un remède énergique au mal, il peut compromettre jusqu'à l'existence du pays. » Général Jambers.
« ... Nos corps renferment un grand nombre de militaires de ces deux catégories qui n'ont aucune espèce de moralité. Les facilités accordées au remplacement et à la substitution ont introduit dans les rangs de l'armée une foule de gens pris dans la lie du peuple, et dont une partie concourt à peupler nos prisons et la division de discipline, devenant ainsi une charge pour l'Etat au lieu de le servir. » Général Foury.
« ... Aussi longtemps que les rebuts de la société seront admis dans nos régiments, on en éloignera les jeunes gens des familles aisées, parmi lesquelles les cadres doivent se recruter en grande partie. » Lieutenant général Arend.
« Une autre conséquence du remplacement et de la substitution, c'est de jeter dans nos escadrons une quantité de drôles sans moralité, sans honneur, qui bientôt deviennent de, piliers de salle de police et de cachots, s'ils ne vont peupler la division de discipline ou les prisons de l'Etat. Peut-on confier à ces hommes une consigne de l'exécution de laquelle dépend souvent le sort de l'armée ?
« ... Tant que les classes aisées auront le moyen de se soustraire à l'obligation de servir en fournissant à l'Etat, en leur lieu et place, les éléments délétères dont l'armée se recrute en grande partie aujourd'hui, nous n'aurons que de mauvais soldats et des cadres sans valeur.
« Il est inutile de démontrer combien l'armée gagnerait à être composée de meilleurs éléments. Les pères de famille ne trouvant plus dans l'armée cette classe d'individus méprisables qui donnent les plus funestes exemples d'inconduite et de dégradation morale, ne craindraient plus autant de voir passer leurs fils sous les drapeaux, et la profession des armes n'y perdrait pas en considération. » Lieutenant général Frison.
« Les remplaçants, gens sans aveu, sans ressources, devant vivre au jour le jour, représentent trop souvent ce fameux routier ou batelier, inventé pour les besoins de la cause, à qui passent tous les effets militaires ; receleurs commodes dont les femmes sont les complices. Ils sont la lèpre de l'armée. » Colonel Viette.
(page 598) Ces éléments dénaturent l'armée, ils la corrompent.
Si, du haut de cette tribune, nous avions dénoncé une partie seulement des abus qui sont signalés dans les annexes du rapport de la commission, on n'eût pas manqué de nous reprocher de calomnier l'armée. Mais puisque nous pouvons, aujourd'hui, nous abriter derrière les paroles des intéressés, citons-les pour l'édification du public, qui ne va pas les déterrer dans le dossier mis à notre disposition.
Voilà donc, messieurs les partisans de l'armée permanente, à quels éléments vous confiez la défense nationale, la protection de l'ordre et de la sécurité publique. Comment ! vous avez sous vos ordres 40 p. c. d'hommes corrompus, qui peuplent vos prisons et vos compagnies de discipline, du contact desquels vous ne savez comment protéger nos honnêtes miliciens, Et vous ne tremblez pas ?
Vous ne vous dites pas qu'avec de tels éléments, s'ils sont aussi mauvais que vous le prétendez, à la première crise, vous verrez vos régiments se débander, vos soldats se transformer en maraudeurs ? qu'à la première lutte civile où la propriété des citoyens serait engagée, vos prétendus défenseurs de l'ordre pourraient bien se jeter du côté des pillards et trouver qu'il est plus profitable de se battre contre la propriété que pour elle ? N'y a-t-il pas là un immense danger ?
Cet état de choses ne pouvait manquer d'attirer l'attention de la commission. Elle proposa un système d'exonération destiné à rappeler à l'armée des éléments civils plus honnêtes, plus moraux que ceux fournis par le remplacement.
De ce système, que je ne juge pas, mais qui séduisit de bons esprits, ils eurent le courage de l'approuver, nous ne trouvons plus de trace ni dans les propositions du gouvernement, ni dans celles de la section centrale. Nous avons appris seulement par nos interpellations, qu'à l'exonération, on substituerait, avec l'assentiment du département de la guerre, des amendements à la loi sur la milice, amendements dont on attend les mêmes bons effets pour l'armée, avec l'espoir de les rendre moins sensibles aux populations.
Je comprends à merveille que le gouvernement, édifié par la sensation produite dans le pays par les conclusions de la commission mixte, lui ait laissé le mauvais rôle ; ce rôle qu'un des membres de cette assemblée, dans un meeting public, a, un jour, très spirituellement appelé le rôle du mauvais hussard qui demande au paysan chez lequel il est logé le plus clair de son bien afin que le pauvre diable couvre de ses bénédictions le bon hussard qui veut bien lui laisser sa chemise. Le bon hussard est représenté ici par le gouvernement. Je comprends cela. Mais ce que je voudrais savoir, le point sur lequel nous devons être édifiés, grâce à cette discussion, c'est celui-ci : les amendements dont on nous parle sont-ils acceptés par les membres de la commission mixte après avoir été condamnés à l'unanimité moins une voix, celle de l'honorable M. Muller, par cette commission ?
En effet, messieurs, dans la commission mixte, l'honorable député de Liège, M. Muller, le rapporteur de la section centrale de la loi sur la milice, a combattu énergiquement l'exonération. Il a cherché à constater, par des faits, dans une discussion très sérieuse et très approfondie, que les amendements proposés à la loi sur la milice seraient suffisants pour corriger les défauts signalés. Mais il est resté seul de son avis.
MfFOµ. - Le gouvernement n'a pas cessé d'avoir le même opinion depuis 1862.
M. Couvreurµ. - Je le sais. Et l'interruption renforce mon argumentation. Le gouvernement était donc d'accord avec l'honorable M. Muller, et malgré cela, les membres de cette Chambre qui faisaient partie de la commission mixte se sont prononcés contre l'honorable M. Muller et contre le gouvernement. Ils ont voté l'exonération à l'unanimité.
M. Teschµ. - C'est une erreur.
M. Couvreurµ. - Sauf un membre qui était absent, et une abstention.
Les membres qui ont voté l'exonération ne l'ont pas fait de gaieté de cœur. Ils l'ont votée, parce qu'ils étaient convaincus que les amendements projetés à la loi sur la milice ne seraient pas suffisants pour corriger le remplacement.
L'honorable M. Muller a vaillamment défendu les principes de l'œuvre dont il est le rapporteur. De longs et intéressants débats se sont engagés sur ce point. Finalement, il a été vaincu. Les militaires ont prouvé l'inefficacité de ses correctifs, et les membres du parlement, ses (page 599° collègues, se sont séparés de lui pour se prononcer en faveur de l'exonération.
Ont-ils, aujourd'hui, changé d'opinion ? C'est possible. C'est leur droit. Mais les votes émis, les discours tenus n'en subsistent pas moins, et les responsabilités ne se scindent pas. Quelques explications à ce sujet ne sont-elles pas nécessaires ?
Pour moi, outre l'inconvénient des commissions mixtes, une fois de plus établi par cet incident, j'en tirerai la conclusion qu'il ne s'est produit qu'à cause de l'irritation créée dans le pays par l'exonération. Si cela est le cas, la mesure ayant été reconnue nécessaire par la commission mixte, on a sacrifié les intérêts de la défense nationale à une nécessité momentanée ; on a senti que demander à la fois, sans préparation, au pays, une augmentation du contingent, une augmentation du budget et la suppression du remplacement, c'était s'exposer à tout compromettre.
Il a fallu faire la part du feu. Le gouvernement s'est chargé de ce soin et en a recueilli le bénéfice. Mais s'ensuit-il que le remplacement, même modifié, puisse répondre aux services qu'on attend de lui ; s'ensuit-il que nous serons à jamais débarrassés de l'exonération ? Point. Le remplacement modifié a été repoussé, parce qu'on l'a jugé inefficace ; il restera inefficace, et le jour où cela sera bien démontré, vous verrez reparaître l'exonération. Attendez-vous-y, messieurs.
Sans doute, on prendra des engagements, on déclarera qu'on est opposé à l'exonération. Les ministres de la guerre changent, les gouvernements peuvent également changer, et le pays ne s'en trouvera pas moins en face de cette nécessité. Si vous votez aujourd'hui le contingent et les charges nouvelles, un jour l'exonération fera sa réapparition. C'est ainsi qu'on fait avaler la médecine cuillerée par cuillerée.
Je pourrais, messieurs, étendant cette étude, vous montrer le gouvernement repoussant à l'arrière-plan bien d'autres nécessités, et en première ligne celle d'une meilleure alimentation de nos malheureux miliciens que vous prenez de force et que vous ne parvenez pas à nourrir suffisamment. (Interruption.)
M. Bouvierµ. - On ne s'est jamais plaint de cela.
M. le président. - N'interrompez pas.
M. Le Hardy de Beaulieuµ. - Les preuves ne manqueront pas.
M. Couvreurµ. - Vous pouvez vous attendre à des augmentations, ne vous y trompez pas, si vous vous engagez dans la voie où l’on vous convie d'entrer ; les sacrifices qu'on vous demande aujourd'hui ne seront pas les derniers.
La force des choses le veut ainsi.
Il y a, messieurs, dans la vie des peuples des fautes heureuses. Si les éventualités de l'avenir nous épargnent, si les orages qui grondent au-dessus de nos têtes passent sans éclater, mais continuent à nous menacer comme ils l'ont fait depuis vingt ans, l'établissement de la grande enceinte à Anvers aura été une faute heureuse. En donnant à cette position une extension, un développement qu'elle ne comportait pas, nous nous sommes mis dans la nécessité de la meubler dans des proportions qui dépassent nos ressources normales et avec les ménagements que nous sommes obligés de garder vis-à-vis d'un public dont l'éducation est à faire. En élevant les forts d'Anvers et tout ce qui s'y rattache, en développant encore l'étendue des fortifications, nous nous sommes mis dans la position d'un homme qui bâtirait un palais splendide, sans savoir si sa fortune lui permettra de l'orner et d'y vivre avec le personnel de domestiques et de chevaux que comporte la splendeur de son habitation. Nous avons fait comme un fabricant qui, voulant établir une usine de cent mille broches, ne calculerait pas la force motrice nécessaire au mouvement de ses machines.
Nous avons un Sébastopol, un quadrilatère équivalent à celui de la Vénétie ; cela ne nous suffit pas, nous voulons l'étendre, et pour défendre cette position, manœuvrer en plaine, arrêter l'ennemi aux frontières, protéger notre neutralité, nous n'avons qu'une armée de cent mille hommes sur le papier !
Or, vous avez déjà vu qu'un homme compétent, le général Eenens, reprenant la pensée du général Goblet, demande, pour la seule défense de la place d'Anvers 15 mille canonniers et cent mille hommes effectifs.
Ceux, donc, qui après lui, ne vous demandent que cent mille hommes pour ce besoin et pour tenir la campagne sont fort modestes, trop modestes. Ils n'osent pas vous dire toute la vérité, ils se la dissimulent à eux-mêmes, mais elle éclatera, gardez-vous d'en douter.
Le nouveau budget de la guerre ne présentera qu'un surcroît de dépenses de 2 millions ; on ne sollicite qu'un contingent de 11,000 hommes, plus mille hommes pour les bataillons de réserve ; mais d’année en année, vous verrez ces chiffres grossir ; l'erreur ou la faute commise en plaçant à Anvers le pivot de la défense nationale, et en donnant à ce pivot des dimensions trop grandes, le veut ainsi. Pour garnir Anvers et tenir la campagne, ou bien vous conserverez l'armée permanente, vous la développerez et vous finirez par succomber sous le poids de l'injustice et de 1'impopularilé de votre création, ou bien, contenus par les résistances de l'opinion publique, vous ne donnerez pas à l'armée, telle que vous l'avez organisée, tous les développements qu'elle réclame ; et tout en continuant à épuiser le pays, vous affaiblirez sa confiance dans l'efficacité de sa défense. Pour sortir de ce dilemme, aussi1 longtemps du moins que durera la crise du militarisme qui pesé sur l'Europe, il n'y a qu'une voie.
Aussi longtemps que nous ne pourrons pas jeter tous nos fusils et tous nos canons dans nos hauts fourneaux pour en faire des charrues et des rails, aussi longtemps qu'il n'y aura pas, en Europe, un tribunal arbitral chargé de juger les différends des nations, comme d'autres tribunaux jugent les différends entre particuliers, nous ne pouvons nous réfugier que dans un seul système. Ce système, le seul qui soit conforme à l'esprit démocratique de nos institutions, aux obligations de notre neutralité, aux besoins de notre défense, aux aspirations de notre patriotisme, c'est le système de la nation armée.
Je me sers à dessein, messieurs, de ce mot un peu vague, par opposition au système des armées permanentes, parce qu'il indique bien le principe nouveau d'après lequel sera organisée, dans un avenir prochain, la défense des Etats.
Il implique tous les systèmes qui admettent des cadres permanents, et la nation les traversant pour y compléter son éducation gymnastique et militaire commencée dans les écoles ; il n'exclut pas le service des volontaires en temps de paix pour les cadres et les armes spéciales. Personnellement, j'incline vers le système suisse ; mais je n'ai pas la prétention de le croire parfait, applicable, dans tous ses détails, à la Belgique, immédiatement réalisable. C'est une affaire d'avenir. Commençons par nous mettre d'accord sur ce qui ne doit pas exister chez nous : la conscription avec ses iniquités.
Cela fait, nous examinerons les autres systèmes, et dans cette phase de la discussion, nous ne les examinerons plus avec l'arrière-pensée d'arriver par une démonstration préméditée à ne montrer que leurs vices, leurs défauts, pour conclure, à priori que notre organisation est la meilleure. J'espère prouver, alors, que si les faits exposés hier par l'honorable ministre de la guerre sont exacts, les causes qu'il a assignées aux faits n'ont pas toujours été montrées sous leur véritable aspect.
Un mot encore, et je termine. L'honorable M. de Brouckere nous a raconté quelques apologues ; je demande à pouvoir, à mon tour, en citer un.
Dans un pays que vous connaissez tous, s'élève une splendide église inachevée. Un beau jour, lorsque l'architecte de cette église a voulu la compléter dans ses détails et la couronner d'une tour superbe, les maçons qui travaillaient sous ses ordres se sont aperçus que l'édifice, bâti avec des éléments étrangers et en dehors des lois de la statique, n'était qu'un château de cartes ; que, quelques pierres de plus, tout s'écroulait. Grand émoi parmi les constructeurs d'abord, dans les conseils de la nation ensuite. Une commission mixte fut nommée : dans ce pays-là c'est assez l'habitude, lorsqu'on ne sait plus à quel saint se vouer.
Après avoir bien examiné la construction, la commission décida qu'en usant de précautions infinies, en observant les moindres mouvements de l'édifice, en le consolidant, en le reprenant en sous-œuvre, on pourrait le faire tenir debout et réaliser en pierre, sans danger pour les fidèles, ce que l'artiste avait rêvé le crayon à la main.
MfFOµ. - Demandez à M. Le Hardy de Beaulieu : il est d'un avis contraire.
M. Bouvierµ. - Vous parlez de l'église de Laeken.
M. Couvreurµ. - Je vous raconte un apologue.
L'histoire de cette église, messieurs, c'est l'histoire de notre organisation militaire, avec la différence qu'ici, les fondations sont irréparablement ruinées Ici aussi, des artistes amoureux de casques, de cuirasses, d'épaulettes, d'uniformes sont à l'œuvre, et ils ne se doutent pas que le monument auquel ils travaillent est ébranlé jusque dans ses assises. Ah ! si la grande commission mixte de 1867 avait pu aller consulter la commission de consolidation de l'édifice dont je parlais tout à l'heure ; si elle avait pu sonder les bases de l'organisation militaire qu'elle a voulu perfectionner et couronner, elle n'eût pas tardé à (page 600) s'apercevoir que les idées de justice et d'égalité se sont infiltrées dans le sous-sol, que les fondations se sont éboulées et que rien ne peut plus les consolider ; qu'il faut bâtir à nouveau, et cela au plus vite.
L'autre jour, en sortant de la séance, quelqu'un me disait : Voilà bien des discours contre la loi ! Mais en est-il sorti une pensée commune ? Oui, messieurs, de ces débats une pensée commune s'est dégagée, et vous la verrez grandir et se développer.
Cette idée, sur laquelle sont d'accord les partisans de l'armée suisse, de l'armée prussienne, de l'armée anglaise, de toutes les combinaisons mixtes possibles avec ces diverses organisations, c'est que la conscription, le tirage au sort et le remplacement sont des iniquités sociales, et que toute institution bâtie dans un pays libre sur une iniquité, non seulement ne répond pas à son but, mais doit s'écrouler le jour où cette iniquité, attaquée de front, est universellement ressentie.
Fixons d'abord ce point. Ensuite nous aviserons à ce qui nous reste à faire, non pas pour développer ce qui existe, mais pour le transformer en un système plus juste, plus efficace et moins onéreux. Et j'ajoute qu'autant vous me trouvez aujourd'hui âpre et absolu dans mes résistances à vos propositions, parce que placé à la proue du navire au lieu d'être au gouvernail, je vois les écueils qui se dressent devant lui, parce que j'accomplis un devoir et qu'on ne marchande pas avec le devoir lorsqu'on aime son parti, ses principes et son pays, autant, dis-je, vous me trouvez aujourd'hui âpre et résolu dans mon opposition, autant cette grande iniquité de la conscription effacée, vous me trouverez conciliant pour vous aider non seulement à rechercher le système nouveau, le meilleur, mais pour arrêter aussi l'organisation qui devra relier ce qui existe à ce qui devrait exister.
M. Hymans. - Messieurs, je débuterai par un apologue en réponse à celui par lequel l'honorable membre a terminé son discours.
Un jour, dans un parlement, un orateur construisit les bases d'un édifice qui devait être un monument d'éloquence.
Pendant qu'il bâtissait, le jour s'obscurcit et il dut interrompre ses travaux.
Pendant la nuit, il inspecta son édifice à la lueur de sa lampe et il constata que sa principale voûte portait à faux. Il s'aperçut qu'un jour de grand vent il pourrait bien être écrasé sous les ruines de son monument, s'il ne le reprenait pas en sous-œuvre et s'il ne l'étançonnait quelque peu.
C'est ce que l'honorable membre a fait cette nuit, et il est venu nous faire aujourd'hui de la stratégie pour faire oublier la politique qu'il avait faite hier.
En effet, messieurs, le discours de l'honorable membre se compose de deux parties : une partie stratégique et une partie politique qui se divise elle-même en deux chapitres, la politique intérieure et la politique extérieure.
Je ne suis pas stratégiste, je n'ai pas la prétention de juger d'aussi haut que l'honorable membre, la politique générale de l'Europe, mais j'ai bien le droit de dire quelques mots de sa thèse en ce qui touche à la politique intérieure, et c'est pour cela que j'ai demandé la parole.
L'honorable membre m'a produit hier, hier surtout, une étrange impression, une impression à la fois de peine et de surprise : une impression de peine, parce qu'il est douloureux de voir un ami politique traiter aussi durement des hommes qui marchent avec lui sous le même drapeau, contester les services des uns, révoquer en doute les convictions des autres ; une impression de surprise, parce que l'honorable membre, si confiant dans la popularité de ses idées, parlant avec tant d'éclat « au nom de ceux qui l'ont envoyé dans cette enceinte », nous accusant de nous méprendre sur les véritables tendances du sentiment public, devrait avoir toute la confiance du soldat qui marche à la victoire, escorté des applaudissements de la foule, tandis que nous l'avons vu hier l'œil morne, la tête baissée comme les chevaux d'Hippolyte, nous reflétant dans ses paroles, dans son geste, dans son attitude, la stoïque résignation de l'athlète qui se sent vaincu.
Depuis le début de cette discussion, on parle beaucoup de popularité. Je suis tenté de croire qu'une certaine popularité ne porte pas bonheur, car elle engendre chez les uns la violence, chez les autres le découragement.
L'honorable M. Couvreur nous a dit qu'il était profondément découragé. Il prend en main le programme du Congres libéral, ce programme qui est son Evangile, puis le contemplant d'un œil attristé, la voix pleine de lames, il nous tient ce langage : « Qu'avez-vous fait ? Qui nous eût dit, en 1846, qu'après avoir inscrit dans le programme du congrès libéral la promesse de réduire le budget de la guerre à 25 millions, nous en arriverions, vingt ans après à voter un budget de 36 et peut être de 40 millions ? Qui nous eût dit, en 1846, que le parti libéral laisserait à d'autres le soin d'étendre le droit de suffrage ? Qui nous eût dit qu'il laisserait à d'autres le soin d'établir une plus juste répartition des impôts ?
« Nous sommes profondément endormis. Si quelqu'un d'entre nous proposait une réforme, comme l'honorable M. Guillery, l'extension du suffrage, c'est un acte d'indiscipline. Si je propose la suppression d'un impôt de consommation, c'est un acte de révolte !
« Si quelqu'un parle, dans cette enceinte, d'abolir les lois barbares qui pèsent sur le travailleur, ces lois qui sont des legs d'un autre âge, c'est un acte d'indiscipline. En un mot, tout ce qui nous reste du programme libéral de 1846, c'est le droit de nous incliner devant le décret de messidor an XII et de laisser intacte la loi de 1842.
« Je suis profondément découragé, dit l'honorable membre en terminant, et j'entrevois un avenir bien sombre pour le parti libéral. »
Tout cela, messieurs, est triste et lugubre, en effet, mais si l'avenir est sombre pour l'honorable membre, qu'il me soit permis de douter un peu de sa clairvoyance, car il me semble qu'il ne voit pas très clair dans le présent et dans le passé.
Ainsi, dans quelle édition imprimée pour lui du programme du Congrès libéral, l'honorable membre a-t-il jamais trouvé la promesse de réduire à 25 millions ou à un chiffre quelconque le budget de la guerre ? Il n'en a jamais été question. Et d'ailleurs, messieurs, en eût-il été question, qui nous eût dit, en 1846, que six fois en vingt ans la face du monde serait changée, que nous aurions vu la France passer de la monarchie à la république et de la république à l'empire, que nous verrions l'Italie refaite, l'ancienne confédération germanique dissoute, la Prusse maîtresse de l'Allemagne, l'Orient aux prises avec l'Occident ? II eût fallu, pour prévoir un tel avenir, de meilleurs prophètes que mon honorable ami.
Quant au droit de suffrage, ai-je besoin de rappeler à la Chambre que deux ans après que le programme du congrès libéral fut livré à la publicité, le droit de suffrage fut porté à l'extrême limite fixée par la Constitution et que la promesse du congrès libéral se trouva considérablement colossalement dépassée ?
Mais nous avons laissé à d'autres le soin de faire une plus juste répartition des impôts ; à d'autres le soin de dégrever les classes laborieuses et de mettre ainsi en pratique le dernier article, je crois, du programme du libéralisme !
Mais, messieurs, je suis vraiment désolé de devoir abuser de l'attention de la Chambre pour lui rappeler des faits patents, des faits inscrits dans la mémoire ou présents aux yeux de tout le monde.
M. Couvreur ne siégeait pas dans cette enceinte en 1864 lorsque le parti libéral, placé en face d'une opposition catholique qui briguait le pouvoir dressait le bilan de son œuvre. Mais l'honorable membre, qui appartient à la presse, qui est depuis longtemps mêlé à nos luttes politiques ne peut ignorer les faits les plus élémentaires de notre histoire contemporaine ; il doit avoir tout au moins quelque part le bilan des réformes économiques et sociales que l'opinion libérale a réalisées depuis 1847 !
Puisqu'il faut, dans cette Chambre même, rappeler ces faits de l'heure présente, de l'heure même où nous parlons, force m'est bien de vous condamner à entendre l'exposé des réformes proposées par le gouvernement et votées par la majorité libérale en exécution de ce dernier article du programme de 1846.
Je n'ai pas dû chercher bien loin ; pour faire le compte de ces réformes, de ces soulagements apportés à la condition des classes inférieures, je n'ai eu qu'à prendre le discours prononce par M. le ministre des finances, dans la séance du 5 juin 1864, aux applaudissements de la gauche tout entière.
Je ne vous lirai pas le discours de l'honorable ministre, bien qu'il me soit impossible de le résumer dans le style où il est écrit ; mais je ne veux pas abuser de l'attention de la Chambre.
L'honorable ministre rappelait, à cette époque, qu'en six années, pendant le second ministère libéral, de 1858 à 1864, plus de cent millions, formant les excédants des ressources ordinaires du budget, avaient été appliqués aux canaux, aux rivières, aux routes, aux chemins de fer, aux ports et côtes, à la construction de maisons d'école, à la voirie vicinale, à l'hygiène publique. Et, nous disait-il, quel accroissement de richesse n'en est-il pas résulté pour le pays, quelle réduction d'impôts (page 601) n'en a pas été la conséquence ? Puis, à côté de cela que faisait-on ? On réduisait les impôts de plus de 8 millions, savoir : sur les accises 2,550,000 fr., sur les douanes 5,000,000 fr., sur les péages 600,000 fr., sur le pilotage 180,000 fr. sur les rétributions exigibles du commerce 260,000 fr. Total : 8,590,000 fr.
Ainsi M. Frère était en droit de dire, à cette époque, à M. Dechamps que l'application des excédants de nos revenus à l'amélioration du système financier et au dégrèvement de nos impôts, l'opinion libérale avait fait mieux que la promettre, elle l'avait réalisée.
Et que de réformes encore accomplies depuis 1864 ! que de millions consacrés encore à des travaux publics, à des dégrèvements d'impôts !
On a supprimé les barrières, qui rapportaient 1,500,000 fr. de rente au trésor public ; les tarifs des chemins de fer ont été abaissés jusqu'à concurrence d'une recette annuelle de 2,500,000 francs. En un mot, depuis 1858, des dégrèvements ont été accordés au pays pour une somme de douze millions !
Ainsi, messieurs, si nous jetons un regard sur le passé, nous voyons : La réforme douanière accomplie ; les octrois abolis ; le péage de l'Escaut supprimé ; la défense nationale assurée ; des routes et des canaux construits sur tous les points du royaume ; le réseau des chemins de fer immensément étendu ; le régime de nos fleuves et rivières amélioré ; la voirie vicinale largement subsidiée ; de nouveaux établissements pénitentiaires et de réforme fondés ; de nombreuses maisons d'école érigées ; tous les traitements augmentés ; le budget général de l'enseignement notablement accru et celui de l'enseignement primaire presque doublé.
Ajoutez que le chiffre des impôts est moins élevé en Belgique que dans aucun autre pays de l'Europe.
Et tout cela n'est rien pour M. Couvreur ! Et il nous reste à réaliser le programme de 1846 ! En ce qui concerne les réformes économiques, ce programme est encore à l'état de lettre morte !
Et cependant ce n'est pas tout : oublierons-nous les réformes sociales accomplies dans l'intérêt des classes ouvrières, oublierons-nous que nous avons proclamé ici la liberté des coalitions, avant que votre France démocratique y eût seulement songé, oubliez-vous que nous avons fait des lois pour favoriser la construction de maisons d'ouvriers, pour assainir les quartiers insalubres, que nous avons voté l'abrogation de l’article 1781 du code civil, une de ces lois barbares, auxquelles vous prétendez qu'on ne peut toucher sans être accusé de révolte, et dont l'abolition a été proposée par le gouvernement, en même temps que l'abolition de la contrainte par corps.
Tout cela n'est rien aux yeux de l'honorable membre.
Oh, abomination de la désolation ! nous avons fait tout cela, mais nous nous inclinons devant le décret de messidor an XII ! C'est peut-être un tort, c'est peut-être une faiblesse, mais, en définitive, vous ne prétendez pas qu'un acte de politesse, fût-il exagéré, puisse faire que la Belgique périsse ! Ce n'est donc pas parce que nous continuons à exécuter les prescriptions du décret de messidor que l'avenir est si sombre aux yeux de M. Couvreur !
Enfin, la loi de 1842 reste debout. Et savez-vous pourquoi ? L'honorable membre nous l'a dit hier ; c'est à cause de l'état de l'Europe, c'est parce que dans le monde la réaction est triomphante depuis vingt ans.
Mais, à ce compte, on aurait pu réviser la loi de 1842 en 1848, à une époque où la réaction européenne ne triomphait pas, à une époque de rénovation sociale et de progrès universel. Cependant on ne l'a pas fait. Et l'on a bien fait.
Cette loi, assurément, le parti libéral ne la maintient ni par plaisir, ni par amour. Nous aurons l'occasion d'examiner, à propos du budget de l'intérieur, cette grave et délicate question de la loi de 1842.
Quant à moi, je m'en suis expliqué il y a plusieurs années, je suis d'avis qu'elle a rendu d'immenses services à l'enseignement. Je crois qu'une brusque suppression de cette loi jetterait le désarroi dans l'instruction publique, et j'aime mieux qu'on enseigne le catéchisme à des enfants de sept ans, que de voir le clergé proscrit jeter l'excommunication sur toutes les écoles laïques et porter la désorganisation dans l'instruction des masses.
Le passé n'est donc pas si sombre.
Le présent l'est-il davantage ?
Mais, messieurs, pour nous faire rougir de notre abaissement moral, l'honorable membre nous a cité hier des exemples de libéralisme pris en Autriche, en Prusse, en France. Et notez qu'il nous cite des exemples de libéralisme dans une discussion militaire, ce qui ajoute au côté piquant de la comparaison.
L'Autriche libérale ! Dieu me garde de dire ici un seul mot qui puisse paraître désobligeant pour un pays quelconque du monde entier. Je ne veux blesser aucune susceptibilité, je ne veux pas que ni l'honorable M. Couvreur ni personne puisse m'accuser de donner un prétexte à une invasion ou à quelque chose qui prête au militarisme une nouvelle raison d'être.
Mais enfin l'Autriche qui se réconcilie avec des peuples vassaux pour réorganiser sa prépondérance militaire et prendre la revanche de ses désastres ; est-ce là un exemple à citer à la Belgique de 1830 ?
Et la Prusse, qui est un vaste bivaque, la Prusse où le chef du pouvoir civil est une colonel de cuirassiers (Interruption), le bel exemple encore à citer dans un pays libéral et démocratique ! Que dites-vous de la France enfin, de la France réalisant les prédictions libérales faites dans cette enceinte par l'honorable M. Couvreur, l'année dernière, dans la discussion de la réforme électorale ! La France, qui afin de prouver qu'elle désarme, comme l'honorable membre vous l'avait annoncé, vient de porter le contingent de son armée à près d'un million d'hommes ! Et l'honorable M. Couvreur choisit ce moment pour nous dire : Votre loi militaire vient deux ans trop tard ! Et cela parce que, il y a deux ans, la guerre était possible ; avant Sadowa, la guerre était possible ; aujourd'hui la paix est certaine.
Cet argument, messieurs me paraît extrêmement dangereux, surtout dans la bouche de l'honorable M. Couvreur. Car enfin, si l'honorable membre dit vrai, si la paix est mieux assurée aujourd'hui qu'il y a deux ans, c'est qu'alors il faut croire à la vérité de la thèse récemment défendue par M. Rouher et les autres ministres français au corps législatif ; c'est qu'alors il faut croire à la vérité du vieil axiome : Si vis pacem para bellum, et soutenir avec les adversaires de l'honorable M. Couvreur que ce sont les grands armements qui consolident la paix du monde. C'est la thèse qu'on a soutenue dans les chambres françaises et c'est le seul argument que l'honorable M. Couvreur puisse invoquer comme garantie de la paix du monde. Or, cet argument se tourne directement contre lui.
Mais, messieurs, j'accepte l'opinion de l'honorable membre, j'admets pour un instant, avec lui, qu'il eût fallu présenter le projet de loi deux ans plus tôt. C'est pour cela probablement que l'honorable M. Couvreur proposait, il y a deux ans, de l'ajourner. (Interruption.) Et puis, si on l'avait présenté, il y a deux ans, est-ce que l'honorable membre eût été plus disposé qu'aujourd'hui à la voter ? Evidemment il eût manqué à toutes ses convictions, si son vote eût été alors favorable à la loi.
Laissons donc de côté cette argumentation, qui n'est qu'une défaite, qui n'est qu'une suite de fins de non-recevoir, et abordons le fond même de la question.
Je suivrai pas à pas l'honorable membre dans les développements de son discours.
J'ai été péniblement frappé d'une autre face de sa thèse, d'une argumentation conseillée par un découragement de plus en plus profond. L'honorable membre vient vous dire : L'armée ne nous protège pas, elle ne nous protège pas suffisamment et elle nous coûte trop cher. Notre armée est une assurance, mais la prime annuelle que nous payons est trop élevée et le pays, se demande s'il ne vaudrait pas mieux un incendie. (Interruption.)
M. Coomans. - Et j'ai ajouté que cette énorme prime est payée à une compagnie insolvable.
M. Hymans. - Je trouve, messieurs, que ce sont là de bien tristes paroles, des paroles qui résument trop bien, hélas ! les sentiments qu'on cherche à répandre dans certaines classes de la population, et je ne comprends pas qu'elles aient pu être prononcées dans cette enceinte.
Mais lisez donc notre histoire depuis la glorieuse épopée communale du XIIIème et du XIVème siècle jusqu'en 1815 ; lisez l'histoire de ces 600 années et vous verrez que cet incendie dont vous parlez si fort à l'aise fut l'état permanent de la Belgique ; cet incendie s'appelle l'invasion, il s'appelle l'occupation, la domination étrangère ; vous verrez ce qu'il en a coûté à la Belgique de n'avoir pas eu, à toutes les fatales époques de ses malheurs, une armée pour la défendre et une assurance pour la sauvegarder. Vous verrez, vous surtout, mon honorable collègue de Bruxelles, ce qu'il en a coûté à la capitale, à la ville que vous représentez et que j'ai l'honneur de représenter ici avec vous in partibus infidelium.
(page 602) En l’an VII Bruxelles, réduite à l'état de chef-lieu de province, ne complaît plus que 62,000 âmes ; Bruxelles, la ville favorite des ducs de Bourgogne, la brillante résidence des gouverneurs généraux d'autrefois, était tombée dans la plus profonde décadence : sa population diminuée témoignait des pertes considérables qu'elle avait faites.
Son immense commerce de détail était anéanti et les pères montraient en soupirant à leurs fils l'herbe qui croissait dans les rues.
- Voix à gauche. - Très bien.
M. Hymans. - Et cela se conçoit, messieurs, de toutes les cités de la Belgique, c'est Bruxelles qui a le plus à perdre en cas d'invasion : Bruxelles, capitale, réduite au rang de chef-lieu de préfecture, Bruxelles, ville de luxe, condamnée fatalement à la ruine.
Anvers, grâce à son port splendide, continuerait à jouir de sa prospérité commerciale ; Liège continuerait à voir fleurir sa prospérité industrielle ; mais pour Bruxelles, une invasion c'est la ruine, c'est la mort.
El si un jour la Belgique succombait pour ne s'être point défendue, on pourrait rappeler que c'est un député de Bruxelles qui lui a donné ce conseil de ne rien prélever sur l'épargne de sa splendeur pour conserver les biens qui l'avaient mise au rang des premières cités de l'Europe. (Applaudissements dans les tribunes.)
Permettez-moi de vous le dire, mon honorable collègue, avant de prononcer les paroles que je relève en ce moment, vous eussiez dû réfléchir à ce que pourrait coûter un jour à l'arrondissement que vous représentez, l'application de vos malheureuses doctrines. (Nouveaux applaudissements dans les tribunes.)
M. le président. - J'avertis les tribunes qu'à la moindre manifestation, je les ferai immédiatement évacuer.
M. Coomans. - Ce n'est rien, monsieur le président ; ce n'est qu'une douzaine de fonctionnaires.
M. le président. - Je n'ai pas à m'inquiéter des personnes qui sont dans les tribunes ; je me borne à les inviter au silence, comme je réclame le silence dans la Chambre, à droite et à gauche.
La parole est continuée à M. Hymans.
M. Hymans. - Messieurs, vous voyez combien est étrange la logique de mon honorable ami.
Ce n'est pas tout : passant du principe de l'armée à sa composition, l'honorable orateur se récrie contre cette énormité, que l'on confie la défense du territoire aux citoyens les plus pauvres, à ceux qui n'ont pas les mêmes intérêts que les riches au maintien de nos institutions ; encore une phrase textuellement extraite de son discours d'hier.
Tout à l'heure les riches payaient trop ; voici les pauvres invités à se désintéresser à la cause nationale. Ils n'ont rien à perdre ! Pourquoi seraient-ils soldais ?
Que signifié cet argument ? Est-ce de la défiance des classes pauvres que vous éprouvez ? Je vous croyais démocrate. Est-ce le désir de voir diminuer la fortune publique, en condamnant au métier des armes l'élite de la nation, le plus puissant instrument de sa prospérité ? Je vous croyais économiste ; oubliez-vous que la richesse nationale est le patrimoine commun de tous ; que tous ont un égal intérêt à le défendre ; que tout citoyen, le plus pauvre comme le plus riche, défend avec une égale ardeur ce qu'il a de plus précieux au monde, son foyer, sa famille et, son bon droit ?
Que l'honorable M. Couvreur soit démoralisé, je compatis à sa peine ; mais qu'il renonce, je l'en conjure, à voir partout la démoralisation autour de lui.
Vous l'avez entendu hier, je l'ai entendu avec une profonde douleur : l'armée est impopulaire, l'armée est démoralisée ; l'existence de l'armée tient à un fil ; l'armée est à la discrétion d'un vote de la Chambre ; l'armée ne se recrute plus dans ce que la nation renferme de plus virile.
Mais si jamais ce désolant tableau pouvait être vrai, si c'était autre chose qu'une pure fantasmagorie, je dirais à l'honorable membre et à ceux qui pensent comme lui : Félicitez-vous, car c'est vous qui l'avez voulu. (Interruption.)
Si l'armée, cette armée démocratique qui sort des entrailles de la nation et qui revient, après son temps de service, se retremper dans les rangs du peuple ; si cette armée pouvait devenir impopulaire, ce serait grâce aux outrages qu'on lui jette tous les jours à la face. Si elle pouvait être démoralisée, ce serait à force de s'entendre dire chaque jour, qu'elle n'est bonne à rien ; qu'elle est composée de parasites destinés à devenir quelque jour des prétoriens.
Si elle pouvait être à la discrétion d'un vote de la Chambre, ce serait parce qu'un jour, événement sans exemple dans l'histoire, on aurait placé les intérêts de la défense nationale et de l'armée, qui les tient dans ses mains, à la merci d'une question de parti ! Cé serait parce qu'on vient nous dire, avec l'accent d'une désolation profonde, que cette armée qui nous coûte moins du quart de notre budget, nous empêche d'avoir des écoles, des travaux publics, des réductions d'impôts.
Mais le pays ne croit rien de tout cela ; il reste indifférent à ces attaques qui n'effleurent pas même son épiderme. Il a la conscience de sa force et de sa sécurité. Il sait, et l'Europe sait comme lui, quel rang nous occupons dans les arts et les travaux de la paix ; il sait tout ce qu'a produit chez nous de grand et de glorieux le travail d'une seule génération ; il le sait, et si vous voulez vous en convaincre, consultez la nation, non pas dans des réunions ambulantes où. les mêmes orateurs refont sans cesse les mêmes discours, sans autre résultat que de remuer une surface mobile et variable, mais consultez/la nation dans ses comices ; ce n'est pas l'armée qui sera condamnée, ce sont ceux qui la condamnent. (Interruption.)
Oh ! dans quelques mois, nous consulterons la nation ensemble, nous les défenseurs de ce projet de loi ; vous, ses adversaires ; et Dieu sait si la popularité, comme toutes les coquettes, ne réserve pas ses plus douces faveurs à ceux qui les auront refusées...
M. Delaetµ. - Nous acceptons le défi ; faites dissoudre la Chambre immédiatement sur la question militaire.
M. Hymans. - Vous acceptez le défi ; cela va de soi. Nous verrons le dénouement.
Messieurs, je n'ai pas l'intention de refaire, après l'honorable M. Couvreur, l'histoire du budget de la guerre en Belgique. Nous avons entendu cent fois dans cette enceinte l'histoire de ce budget de 25 millions qui revient périodiquement dans nos débats militaires, comme l'histoire de la destitution de M. de Stassart dans nos débats politiques.
Mais je ne puis laisser sans réponse cette accusation de l'honorable M. Couvreur, que l'on a manque de système en s'occupant de cet objet. On a si peu manqué de système, il y a dans l'examen des questions d'intérêt vital, surtout dans l'ordre matériel, une telle logique que, sans le savoir, forcément, en quelque sorte, après avoir fait passer le problème de l'organisation militaire par le creuset de la grande commission mixte, par le cabinet de deux ministres de la guerre, par les sections de la Chambre et enfin par la section centrale, on en est revenu.... à quoi ? A la loi de 1853.
Comparez le texte des propositions qui nous sont faites par la section centrale, d'accord avec le gouvernement ; comparez-le au texte de la loi de 1853, et vous verrez que c'est la même chose.
Il n'y a qu'une différence de chiffres, c'est-à-dire que tout se résume dans une question de budget. Or, l'honorable M. Nothomb nous disait, il y a quelques jours, que la question de budget n'était rien ; qu'il ne fallait pas s'arrêter à. une misérable question d'argent ; que toute la question tenait aux principes.
Aussi, je me demande en vertu de quel phénomène il se fait qu'un grand nombre de membres de cette Chambre, qui y siégeaient en 1853 et qui ont voté à cette époque la loi présentée par l'honorable M. de Brouckere, refusent leur adhésion au projet en discussion, lui font même une opposition passionnée.
Je vois parmi les membres qui ont voté la loi de 1853 MM. Dechamps, de Liedekerke, de Naeyer, de Theux, Dumortier, Janssens, Julliot, Landeloos, Moncheur, Rodenbach, Thibaut, Thienpont, Van Overloop, Vermeire et Vilain XIIII. Presque toute la droite s'est montrée alors favorable à la loi organique présentée par M. de Brouckere.
Le projet sur lequel nous délibérons aujourd'hui est exactement le même quant à son principe ; il n'y a rien de changé que le chiffre. On nous a dit qu'on ne devait pas s'arrêter à une misérable question d'argent ; s'il en est ainsi, comment s'expliquer la révolution qui s'est opérée dans un grand parti sur le principe de l'organisation de l'armée ?
Nous vous dites le parti conservateur. Mais l'armée n'est-elle pas l'élément conservateur par excellence ? Or, je ne comprends pas en vertu de quelle intervention d'en haut ou d'ailleurs, vous en êtes arrivés aujourd'hui à repousser un principe dont, en 1853, vous vous enorgueillissiez, à juste titre, d'être les défenseurs, en votant le projet de M. de Brouckere.
C'est là une question très intéressante, une sorte d'énigme insoluble ; je me trompe, la presse catholique nous en a donné le mot.
D'ailleurs, vous n'en faites pas mystère, mes honorables collègues de la droite : ce n'est pas l'armée que vous combattez, c'est le cabinet ; et (page 603) j'en suis d'autant plus affligé de voir mon honorable collègue et ami, M. Couvreur, prendre l'attitude qu'il a prise hier.
Cette attitude, je le sais, c'est sa conscience qui la lui commande. Je respecte ses convictions ; je sais combien elles sont sincères, mais je suis obligé de montrer par quels arguments il les défend.
Ainsi hier, l'honorable membre, en terminant la première partie de son discours, nous faisait entrevoir, à travers le prisme de ses espérances, et il nous a encore très longuement développé cette pensée aujourd'hui, la paix assurée dans le monde. Cette pensée est indestructible, elle est irrévocablement établie, spécialement entre la France et l'Angleterre, et cela à cause du traité de commerce négocié entre Richard Cobden d'une part et Michel Chevalier de l'autre.
Quelles illusions et quels rêves que tout cela !
Mais la paix ne devait-elle pas sembler bien plus indestructible entre les Etats de l'Amérique du Nord, entre des Etats-Unis par un lien commun et régis par des institutions communes, peuplés d'habitants de la même race, qu'entre la France et l'Angleterre à cause d'un traité de commerce.
La paix semblait bien plus indestructible entre l'Autriche et la Prusse, confondue toutes deux sous le drapeau de la confédération germanique.
La paix devait être bien plus indestructible entre la Prusse et les petits Etats de l'Allemagne, et ici l'argument est bien plus frappant et rencontre directement celui de l'honorable membre, la paix devait être bien plus indestructible entre la Prusse entre les Etats du Nord de l'Allemagne qui, eux, étaient confondus dans l'union douanière du Zollverein.
La paix semblait bien certaine aussi, quand, en 1851, quelques-uns des aînés de l'honorable membre dans cette enceinte rêvaient la réduction du budget de la guerre à 25 millions. Et qu'arriva-t-il ? Il ne s'était point passé deux ans, que, voyant joindre à l'horizon la menace d'une guerre, la Chambre, sur la proposition du cabinet dont l'honorable M. de Brouckere était le chef, portait l'effectif de l'armée de 80 à 100 mille hommes et votait à l'unanimité un budget de la guerre de 32 millions.
Et il en sera toujours ainsi. Les situations se modifient. Vous aurez beau faire, vous ne changerez pas la nature humaine. Rejetez la loi, vous serez obligés de la refaire un jour. Renversez le ministère, vous ne renverserez pas l'armée. Car le soin de la défense nationale est une nécessité à laquelle aucun parti ne pourrait jamais se soustraire. Ce soin ne cessera d'exister qu'avec le pays lui-même.
On me dira, et l'honorable M. Couvreur dira, si j'en jugé par la dernière partie de son discours, que nous sommes tous parfaitement d'accord sur ce point ; qu'il ne s'agit que de s'entendre sur les meilleurs moyens d'assurer la défense du pays.
Je me garderai de suivre l'honorable M. Couvreur dans ses développements militaires. Je n'examinerai pas, après l'honorable général Renard, le système suisse, le système prussien.
En ce qui concerne la Suisse, je me bornerai à demander la permission, un de ces jours, de montrer à là Chambre la façon dont les Suisses eux-mêmes apprécient notre organisation militaire. Je n'ai pu aujourd'hui mettre la main sur les documents dont j'avais besoin. Mais je compte les produire en un autre moment, et l'honorable M. Couvreur sera fort étonné de voir que la Suisse compte des militaires par qui notre système serait considéré comme un progrès.
Quant au système prussien, je l'ai dit tantôt, je crois l'avoir caractérisé. La Prusse est un grand bivaque. Le système prussien, on n'a pas osé le mettre en discussion en France, tant il était antipathique à la nation, alors même qu'elle croyait que la Prusse lui devait ses conquêtes et ses victoires.
Le système prussien, c'est la quintessence du militarisme. D'ailleurs, pour ne citer qu'un seul fait après tous les événements que l'honorable M. Couvreur a passés en revue, je me permettrai de dire que le plus grand motif de l'opposition du grand-duché du Luxembourg à son entrée dans l'Allemagne nouvelle, c'était son horreur de l'organisation militaire de la Prusse.
Laissant de côté le système suisse provisoirement, car je prends l'engagement d'y revenir, et le système prussien définitivement, je répondrai quelques mots à la dernière partie du discours de l'honorable M. Couvreur : La nation armée, les volontaires.
Mais entendons-nous sur le sens de ce mot « volontaires ».
Je n'appelle pas volontaires ceux qu'un honorable orateur désignait sous ce nom, c'est-à-dire ces soldats anglais racolés dans les tavernes, par le sergent recruteur, et formant une armée composée de tous ces éléments détestables que fournit le remplacement en Belgique.
Ce n'est pas là ce que j'appelle des volontaires.
Je ne m'occuperai que de la nation armée. Et, pour détruire en très peu de mots le système de l'honorable M. Couvreur, je n'irai pas chercher mes exemples dans la patrie de Guillaume Tell. Je prendrai mes exemples et mes arguments en Belgique.
J'ai déjà dit tantôt que toutes les défaites et tous les désastres des Belges depuis dix siècles avaient eu pour cause l'absence d'une armés nationale.
Messieurs, je me demande comment je puis être obligé de rappeler de pareils faits dans cette enceinte. Mais, à l'aurore de notre histoire, ne voyons-nous pas les Gaulois, malgré la supériorité du nombre, malgré l'héroïsme de leurs chefs, malgré la valeur légendaire d'Ambiorix, de Boduognat et d'Induliomar, malgré la défense naturelle de leurs forêts et de leurs marécages, succomber, glorieusement, je le veux bien, mais succomber devant les légions aguerries de la république romaine ?
Au XIVème siècle, à la plus brillante époque de la splendeur communale, nous voyons les milices populaires des Flandres écraser, dans le premier choc, l'armée de Philippe le Bel et remporter l'Immortelle victoire des Epérons d'or. Mais les abeilles de cette ruche, dont nous parlait si éloquemment l'honorable général Renard, avaient perdu leur aiguillon. Il n'y avait pas dans les Flandres ces milices bien exercées que rêve l'honorable M. Couvreur. C'était le premier élan d'enthousiasme qui avait remporté la victoire. Mais immédiatement après la victoire, vinrent les désastres. Mons en Puell vint après Courtrai, comme plus tard Roosebeke après Beverhout, la victoire de Philippe le Hardi après la victoire des communes flamandes, et enfin l'asservissement définitif de la patrie.
Mais arrivons à 1830. Ai-je besoin de vous rappeler, après l'honorable M. de Brouckere, les revers qui marquèrent les premiers combats de la révolution ? Un journal qui professe les opinions de l'honorable M. Couvreur disait, il y a quelques jours, que ces désastres avaient été causés par l'armée régulière, que la Belgique avait eu tort, à cette époque, de confier à une armée permanente la défense qu'elle aurait dû confier à ses volontaires
Mais, messieurs, le 11 décembre 1830, l'honorable général Goblet venait déclarer à cette tribune que le pays se trouvait sans armée, sans force publique régulière, sans moyens administratifs ou coercitifs pour en former une. Il fallut recourir aux volontaires, et qu'arriva-t-il ? Voici ce que je lis dans un livre dont l'auteur est membre de cette Chambre, l'honorable M. Thonissen :
« Le 1er novembre 1830, à une revue générale passée à Anvers, le nombre des volontaires présents s'élevait à 521 officiers et 8,177 sous-officiers et soldats. Le 6 du même mois, à une seconde revue des mêmes corps, on ne trouva plus que 342 officiers et 4,752 sous-officiers et soldats. En six jours, l'effectif avait-diminué de 3,604 hommes...
« Ces corps étaient braves, mais pas disciplinés. Composés d'hommes jusque-là étrangers à la vie militaire, commandés par des chefs manquant de prestige et élus par les suffrages de leurs subordonnés, les volontaires ne savaient pas se plier aux exigences du service.
« Comment, s'écrie douloureusement un général, comment maintenir l'ordre, lorsque 200 hommes par bataillon quittent à la fois les rangs et répondant hardiment aux chefs élus par eux : Je ne t'ai pas fait officier pour que tu me commandes », phrase qu'ils appuient de jurements, d'un mouvement de baïonnette et même d'une balle qu'ils font siffler aux oreilles ? »
Et, messieurs, alors, comme aujourd'hui, au Congrès, au lendemain même de la révolution et quand il y avait encore l'indépendance du pays à défendre, en quelque sorte à la première heure, on déclamait au Congrès national contre les armées permanentes comme on le fait aujourd'hui dans cette Chambre. Voici ce que disait un orateur à propos du vote des crédits provisoires qui étaient demandés pour défendre le pays :
« S'il n'a pas été réservé à cette assemblée de répondre, par un témoignage éclatant de sa sollicitude, à la voix du peuple gémissant sous le poids accablant des impôts, en faisant une sévère justice de ces déplorables budgets contre lesquels un cri de réprobation s'est élevé de tout côté, espérons que la représentation future, avertie par nos vœux et nos regrets, écartera ces ruineuses profusions et toutes ces inutiles allocations, repoussera un système de dépenses dont l'énormité semble croître avec la détresse générale, et saura la remplacer par un plan qui conciliera les besoins du service avec les ressources de la nation. »
On flattait les instincts populaires, dit M. Thonissen, on déclamait pompeusement des tirades sonores, on foudroyait ces « déplorables budgets », (page 604) et pendant ce temps les Hollandais massaient 80,000 hommes dans le Brabant septentrional et la Zélande.
Messieurs, les armées de volontaires ont été condamnées par toutes les autorités militaires sans exception, et notamment par celle dont l'honorable M. Couvreur fait le plus grand cas, par le général Trochu, le duc d'Aumale, le général Changarnier.
On parle souvent des volontaires de la république française ; mais, messieurs, quand on descend au fond des choses, on y trouve des vérités bien éloignées des suppositions généralement admises.
Voici ce que je lis dans un remarquable travail sur les institutions militaires de la France, publié dans la Revue d'Edimbourg :
« En 1791, l'armée française comprenait cent soixante-six régiments d'infanterie et de cavalerie. Les règlements promulgués, à cette époque, au camp de Saint-Omer, forment encore la base de l'exercice et de la manœuvre, bien qu'on y ait ajouté, comme nous le verrons tout à l'heure, une masse écrasante de préceptes inutiles. Ces troupes étaient bien exercées ; mais l'effectif était trop peu nombreux, mais l'agitation politique avait ébranlé l'unité et la confiance de l'armée en elle-même. Les premiers incidents de la guerre furent donc désastreux, et le merveilleux enthousiasme, l'énergie des volontaires de 1792 et de 1793 ramenèrent seuls la victoire sous les étendards de la république. Les Français battirent les Prussiens à Valmy, les Autrichiens à Jemmapes, et plantèrent le drapeau tricolore sur les murs de Mayence. Ces événements prouvèrent tout à la fois la force et la faiblesse d'une grande levée de volontaires.
« Le mouvement populaire de 1792 sauva la France ; mais, l'année suivante, quand il eut à faire face aux opérations nouvelles d'une armée régulière, le talisman fut brisé et le charme disparut. L'armée du Rhin fut rejetée sur la Lauter, l'armée du Nord fut repoussée de la Belgique, et il devint plus que jamais difficile de lever les hommes nécessaires à la défense du pays. Au 1er janvier 1793, dans les huit armées de la république, on n'aurait guère trouvé plus de cent cinquante mille hommes présents sous les armes. Car, comme le duc d'Aumale le fait observer avec une grand justesse : « il est de l'essence même des corps spéciaux de volontaires de ne pas se renouveler, quoique la seule existence de ces corps compromette sérieusement et puisse arrêter le recrutement des troupes de ligne. »
Le général Changarnier, de son côté, a condamné d'une façon péremptoire la politique qui tendrait à pousser sur le champ de bataille tout la population virile d'un pays.
Le général Trochu, enfin, n'a pas une plus haute opinion de « l'enthousiasme populaire » en tant qu'élément de succès en campagne. Toute cette ardeur du début, dit-il, tient peu à la chaleur et au poids du jour, encore moins quand la fortune cesse de sourire et quand il faut supporter les revers.
Mais, objectera-t-on, tous ces arguments ne tiennent pas devant la dure et barbare tyrannie de la conscription, devant « l'infâme loterie militaire », pour me servir du langage de l'honorable M. Coomans.
Messieurs, croyez-le bien, il n'y a pas dans cette enceinte un seul ami de la conscription, il n'y a pas dans cette enceinte un seul partisan des dépenses militaires, comme il s'évertue à le persuader au pays. La vérité, c'est que nous nous résignons à la dure nécessité d'avoir une armée, parce qu'il faut bien subir les circonstances, parce qu'il n'y a pas de plus saint devoir que la défense du pays, de ses libertés, de ses institutions ; parce que, comme l'a dit M. de Gerlache dans un discours prononcé aux états généraux des Pays-Bas en 1827 : « Si dur que soit le sacrifice, il vaut mieux sacrifier le citoyen à la patrie que la patrie à l'ennemi. »
Nous nous résignons à conserver dans nos lois la conscription par voie de tirage au sort, parce qu'après avoir bien réfléchi sur ses vices et ses avantages, il faut bien se résoudre à reconnaître qu'elle est le mode le plus sûr, le moins coûteux pour le trésor et le moins onéreux pour le peuple de recruter une armée.
La conscription est impopulaire, je le comprends. J'appelle de tous mes vœux le jour où nous pourrons la bannir de nos codes. Mais ce jour est bien loin, hélas ! Il faudra, pour qu'il se lève, bien des commotions politiques, bien des transformations sociales.
Nous ne sommes pas des philosophes, bâtissant des systèmes dans les nuages, mais des législateurs, des hommes pratiques.
La conscription est impopulaire comme tous les impôts. Mais elle ne date pas d'aujourd'hui. Nous ne travaillons pas à l'imposer, mais à l'adoucir.
Maintenant permettez-moi de vous poser une question : A quelle époque de notre histoire voyez-vous la conscription frappée d'une impopularité spéciale ?
A la fin du dernier siècle, quand elle provoqua la guerre des paysans, si éloquemment racontée par mon honorable ami M. Orts, à toutes les époques où la conscription se faisait dans nos campagnes, non pas au profit de la nation, mais au profit de l'étranger. De même les communes flamandes, au siège de Calais, en 1436, refusaient le service au duc de Bourgogne, parce qu'il leur répugnait de le suivre dans des conquêtes dynastiques qui les épuisaient au profit de sa gloire éphémère.
Mais depuis que la conscription lève des hommes pour la défense du pays, exclusivement pour la défense du pays, où donc avez-vous entrevu cette impopularité ?
Dès le jour où les Belges ont possédé une patrie, ils ont marché avec enthousiasme sous le drapeau national. Lisez dans un historien français, dans l'Histoire de la campagne de 1815, par Edgard Quinet, le récit de la conduite des Belges à la journée des Quatre-Bras, et vous me direz si la conscription, faite au profit de la nation, avait désaffectionné ce peuple et cette armée.
J'ai eu beau chercher dans les livres, j'aurais en vain cherché dans mes souvenirs les protestations populaires qui auraient accueilli le vote et la promulgation des lois sur la milice sous le régime hollandais.
J'ai cherché en vain cette impopularité dont on parle toujours, je ne l'ai trouvée nulle part, et j'en appelle à l'honorable M. Dumortier qui est assis à mes côtés, je lui demande si la loi sur la milice figurait parmi les griefs des Belges avant la révolution. Jamais il n'en a été question, Mais, chose curieuse et significative, et ici j'en appelle encore aux hommes qui ont vu cette mémorable époque, l'opinion publique s'insurgea un jour, en 1827, et à quelle occasion ?
Quand on voulut organiser en Belgique la schuttery.
Or, qu'est-ce que c'était que la schuttery ? C'était la nation armée.
C'est alors que M. de Gerlache se leva dans les états généraux et déclara qu'il ne voterait pas une loi qui tendait à appauvrir la nation au dedans sans la rendre plus forte au dehors.
Et si vous voulez un fait à l'appui de cette opposition, je vous rappellerai qu'en 1821, quand le gouvernement des Pays-Bas prétendit que l'arrêté-loi instituant la schuttery en Hollande était applicable à Maestricht et voulut forcer le conseil communal à porter à son budget la somme nécessaire pour l'organiser, le conseil entier protesta et se fit poursuivre devant la cour d'assises. M. Hennequin. bourgmestre de Maestricht, fut acquitté après les plaidoiries de M. Surlet de Chokier, depuis régent de la Belgique, et de M. de Sauvage, depuis ministre de l'intérieur.
(erratum, page 614). M. Rogierµ. - Et de M. Destouvelles, vice-président du Congrès.
M. Hymans. - Maintenant, messieurs, soyons justes, soyons raisonnables. Oui, il faut améliorer la position du soldat. Je l'ai dit dans cette enceinte il y a plusieurs années, quand l'honorable M. Couvreur n'y siégeait pas ; je l'ai répété avec énergie dans les sections ; le gouvernement l'a dit avec nous et la section centrale a tenu compte de ses idées ; oui, il faut étendre les exemptions ; oui, il faut améliorer les casernes ; oui, il faut assurer au milicien une compensation du sacrifice qu'il fait à la patrie.
Cette compensation, depuis 1862, le gouvernement vous la propose et la section centrale vous demandera de la rendre plus sérieuse et plus efficace encore.
Ce sera là une réforme paternelle, démocratique, qui servira de leçon à d'autres peuples, une réforme vraiment nationale que nous pourrons ajouter au glorieux bilan du libéralisme et que peut-être un jour la Suisse tant glorifiée nous empruntera avec bonheur.
Voilà pour la justice qui vous est commandée.
Maintenant, ai-je dit, soyons raisonnables.
Y a-t-il quelqu'un qui puisse s'attendre à exciter notre indignation avec cette qualification d'impôt du sang que nous entendons retentir hors de cette enceinte ?
Où donc le sang belge a-t-il coulé depuis trente-six ans ?
Organisons-nous une armée pour la conquête ? Peut-on nous dire à nous, comme on l'a dit en France et en Prusse, qu'une armée d'agression mérite les malédictions du monde ?
Organisons-nous une armée pour le soutien du pouvoir, une armée de prétoriens ? Supposition absurde dans un pays de liberté et qui ne tient pas même devant le public des meetings.
M. Coomans. - Il est très intelligent.
M. Hymans. - C'est précisément et que je dis.
(page 605) M. Coomans. - Vous avez dit : pas même.
M. Hymans. - Il y a là des gens intelligents et il y en a d'autres.
- Une voix à droite. - C'est comme partout.
M. Hymans. - Vous le savez comme moi. L'armée ne peut rien contre l'opinion publique ; vous l'avez vu partout, en 1830, en Belgique, plus tard, à Naples, vous l'avez vu à Paris, à Vienne, à Berlin, les armées modernes sont paralysées si elles n'ont pas derrière elles la force de la nation. Elles sont aujourd'hui devenues si complètement les instruments avoués de l'opinion publique, que contre l'opinion publique il leur serait impossible d'agir. Il n'y a plus désormais en Europe un seul pays dans lequel on puisse dire que le gouvernement compte, pour vivre, sur l'appui de l'armée, et un gouvernement, dans de telles conditions, n'y peut pas compter longtemps.
Enfin, messieurs, oseriez-vous comparer le sort du milicien belge à celui du soldat d'aucun autre pays ? Le milicien français, la recrue anglaise quitte le sol natal pour aller chercher la fièvre et la nostalgie sous le soleil brûlant des tropiques ou la mort parmi des hordes sauvages ou demi-civilisées. Le nôtre quitte son village pour aller à quelques lieues, dans la ville voisine, s'exercer au maniement des armes, vivre parmi des frères, des compatriotes, et, s'il se conduit bien, revenir dans ses foyers plus instruit et plus intelligent.
Aussi n'exagérons rien. Plaçons ce solennel débat au-dessus des vaines clameurs de la rue. Prouvons à la nation que nous sommes dignes, par nos lumières, de la confiance qu'elle nous a témoignée.
Disons la vérité au pays en lui laissant le droit de nous la dire à son tour. Ayons le courage d'affronter des oppositions factices et des préjugés respectables.
Je l'ai dit un jour et je le répéterai chaque fois que la même situation se représentera devant moi, nous devons au peuple cette noble apostrophe du plus grand orateur de la Grèce : « O citoyens d'Athènes, je suis fâché d'avoir de vous déplaire, mais je vous ai déplu pour vous servir. »
- La séance est levée à trois heures trois quarts.