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Chambres des représentants de Belgique
Séance du jeudi 30 janvier 1868

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1867-1868)

(Présidence de M. Dolezµ.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 519) M. Reynaert, secrétaireµ, procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.

M. Dethuinµ donne lecture du procès-verbal de la dernière séance.

- La rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. Reynaertµ présente l'analyse suivante des pièces adressées à la Chambre.

« D'anciens officiers pensionnés demandent que leurs pensions soient augmentées de 10 p. c. »

M. Lelièvreµ. - Cette requête ayant un caractère d'urgence, je demande qu'elle soit renvoyée à la commission des pétitions avec prière de faire un prompt rapport et j'appelle l'attention spéciale de la commission sur les considérations déduites par les pétitionnaires.

- Cette proposition est adoptée.


« Le sieur Salviniac, combattant de 1830, demande une pension. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Le sieur Van Hoorebeke, commis des postes en disponibilité, adresse à la Chambre une nouvelle dissertation pour obtenir la réparation de ses droits lésés depuis plus de six ans et demande qu'une indemnité lui soit accordée en attendant qu'on statue sur ses réclamations, »

- Même renvoi.


« Le sieur Vanderheyden se plaint qu'il a été traité de gré à gré avec son concurrent à l'adjudication publique, pour la fourniture pendant le premier semestre de l'année 1868, de la viande nécessaire à la maison centrale pénitentiaire de Vilvorde. »

- Même renvoi.


« Des habitants de Brugelette demandent le retrait de la loi du 23 septembre 1842. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du rapport sur une pétition relative au même objet.


« Des ouvriers de différentes communes demandent : 1° la suppression des lois sur la milice et des armées permanentes ; 2° la réalisation de leurs droits de citoyen. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion des projets de loi militaires, et renvoi à la section centrale chargée d'examiner le projet de loi sur la milice.


« Des habitants de Smetlede demandent le rejet de toute augmentation de charges militaires et la révision des lois sur la milice. »

« Même demande d'habitants de Voorde, Denderwindeke. »

- Même décision.


« Par quatre pétitions, des habitants de Gand et des environs déclarent protester contre les propositions de la commission militaire et demandent la suppression du tirage au sort pour la milice et des armées permanentes. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion des projets de lois militaires et renvoi aux sections centrales chargées d'examiner les projets de loi concernant la milice et le contingent de l'armée.


« Des habitants de Seny demandent le rejet du projet de réorganisation militaire. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion des projets de lois militaires.


« Il est fait hommage à la Chambre par M. Chatten de 118 exemplaires d'une brochure sur les jeux de Spa et de 137 exemplaires d'une brochure sur la question du recrutement et de l'exonération. »

- Distribution aux membres de la Chambre et dépôt à la bibliothèque.

Projet de loi sur l’organisation de l’armée

Discussion générale

M. le président. - La discussion générale continue.

M. Le Hardy de Beaulieuµ. - Messieurs, il s'est produit, depuis le commencement de ces débats, dans cette enceinte et au dehors, tant dans les discours que dans les écrits, des théories si dangereuses, des assertions si téméraires, que si nous ne tentions de les réfuter, la conscience publique pourrait faire remonter jusqu'à nous les conséquences des résolutions que vous êtes appelés à prendre. C'est le devoir que je vais essayer de remplir. J'espère que vous voudrez bien me continuer la bienveillante attention dont vous m'avez si souvent gratifié depuis que je fais partie de cette assemblée.

La demande d'augmenter et même de conserver nos forces militaires actuelles, s'appuie sur trois propositions principales autour desquelles gravitent une foule de propositions et d'affirmations secondaires que je vais examiner devant vous.

La première de ces propositions est celle-ci : « Les Etats neutres ne peuvent conserver leur neutralité et leur indépendance que s'ils les appuient par des forces militaires suffisantes.,»

Cette proposition a été soutenue devant vous, au début de cette discussion par l'honorable M. Thonissen, avec tout le talent que vous lui connaissez et avec une loyauté sans tache.

C'est cette proposition que je vais examiner d'abord et réduire, j'espère, à sa juste valeur.

L'honorable M. Thonissen, en commençant sa démonstration, a voulu nous épargner les citations des auteurs et des principes qui sont la base de la neutralité.

L'orateur avait sans doute ses raisons pour cela. Quant à moi, je n'ai aucun motif d'imiter cette manière de procéder.

Je suis donc obligé, afin de faire ressortir les conséquences de la violation des principes généraux qui règlent les rapports des nations neutres, de vous exposer quels sont ces principes et quels sont leurs fondements.

Qu'est-ce qu'un Etat neutre ? Vatel, dont l'autorité est reconnue en ces matières et dont la définition est, je pense, le plus simple et la plus correcte, donne de l'état de neutralité la définition suivante :

« Les peuples neutres, dans une guerre, sont ceux qui n'y prennent aucune part, demeurant amis communs des deux parties, et ne favorisant point les armes de l'une au préjudice de l'autre.

« Les peuples ne peuvent être neutres que dans la guerre. » Car, messieurs, la neutralité n'existe pas et ne peut exister pendant la paix ; dans la paix toutes les nations ont les mêmes obligations, les mêmes droits, les uns vis-à-vis des autres ; ce n'est que dans la guerre que l'état de neutralité commence et doit être maintenu.

Le devoir de la neutralité dans la guerre est donc, messieurs, je dois insister sur ce point fondamental, d'après la définition que je viens de vous lire, l'abstention complète de tout ce qui peut favoriser l'une ou l'autre des parties contendantes.

Messieurs, à l'époque où Vatel écrivait, la science du droit politique international était encore beaucoup plus confuse, plus obscure et plus incertaine qu'elle ne l'est aujourd'hui ; la force était encore la règle, et le droit l'exception, et la neutralité n'était pas comprise à cette époque comme elle l'a été depuis que les efforts des philosophes, des penseurs et de la diplomatie l'ont dégagée de ses ambiguïtés.

La neutralité, au temps où écrivait Vatel, reposait donc soit sur la déclaration des Etats qui voulaient rester neutres, soit, et le plus souvent, sur des traités particuliers que ces Etats concluaient avec les parties belligérantes. Dans ces traités ils stipulaient les conditions de leur neutralité, ils les définissaient et ils s'engageaient à les remplir.

Tous ceux qui ont lu les mémoires du temps de la guerre de trente ans et de celles qui lui ont succédé, savent combien souvent les traités de neutralité ont été des pièges tendus à l'une ou à l'autre des parties contendantes ; mais dès le commencement de ce siècle l'intérêt public des nations mieux compris a amené les gouvernements et les diplomates à mieux définir l'état de neutralité et lorsque, en 1815, le congrès de (page 520) Vienne établit la nouvelle constitution de l'Europe, il a jeté les premières bases de la neutralité telle que nous la concevons aujourd'hui. Autrefois il n'y avait en Europe d'Etats neutres tels que nous les comprenons aujourd'hui, que les villes hanséatiques. Leur commerce, leur navigation, leurs citoyens ont toujours été respectés comme ceux d'un Etat dont la neutralité était garantie par tous, bien qu'il n'existât pas de traités généraux bien précis à cet égard. C'était une sorte de droit coutumier.

Mais, en 1815, le congrès de Vienne a établi, en outre de la neutralité des villes hanséatiques, celle de la Suisse et de la ville de Cracovie.

Voyons comment la Suisse, dont l'antique neutralité venait d'être rétablie sur de nouvelles bases par ce traité, a compris ses obligations vis-à-vis de l'Europe.

A-t-elle, comme nous l'avons fait depuis, cru que, pour défendre les droits que lui conférait cette neutralité, il était nécessaire d'établir et de soutenir des forces militaires considérables ?

En aucune façon. Depuis 1815 jusqu'aujourd’hui, la Suisse n'a jamais eu et ne possède pas encore de force militaire proprement dite, c'est-à-dire : d'armée permanente. Elle a cru qu'il lui suffisait d'organiser la nation entière de telle façon qu'à un moment donné, non pas avant la bataille entre ses voisins belligérants, mais après leurs conflits, la nation entière fût organisée de manière à pouvoir défendre ses droits s'ils venaient jamais à être menacés.

Voilà comment la Suisse a entendu ses obligations.

L'Europe lui en a-t-elle jamais fait un blâme ?

A-t-on jamais songé à adresser à la Suisse le reproche, je pourrais dire la menace que si elle n'était pas organisée militairement, sa neutralité ne serait pas respectée et qu'on passerait outre ? Messieurs, je ne crains pas de défier ceux qui pourraient soutenir cette assertion d'en fournir la preuve.

L'honorable M. Thonissen, dans l'opinion qu'il a émise au commencement de cette discussion, me paraît avoir eu surtout eu vue l'état de choses créé en 1815 par les traités constitutifs du royaume des Pays-Bas.

Mais ce royaume n'était pas un Etat neutre. Il n'avait pas été constitué pour conserver la neutralité, mais bien pour être l'avant-garde de la sainte-alliance contre la France.

Les forteresses que les puissances alliées avaient créées, à leurs frais, sur notre sol après 1815, étaient le moyen matériel donné au nouveau royaume pour remplir la mission qu'il avait reçue, et cette mission n'est en aucune façon celle qu'a reçue le royaume de Belgique.

Vous le voyez donc, messieurs, dès 1815 le congrès de Vienne qui avait cherché à tirer l'Europe de l'état en quelque sorte anarchique où l'avaient plongée les guerres de l'empire, avait déjà donné une définition de la neutralité telle que l'Etat suisse l'a comprise dans le sens d'une complète sécurité chez lui et d'une entière liberté quant à l'organisation de sa défense nationale. La Suisse n'a établi ni fortifications coûteuses et d'une utilité douteuse, ni armée permanente.

Survint 1830. L'Europe fut appelée à examiner la situation nouvelle créée par la révolution belge et à régler les conditions qui seraient imposées à cet Etat pour être admis dans la grande famille européenne. Quelles sont les conditions qui nous ont été imposées alors ?

Une neutralité perpétuelle envers toutes les nations ! Cette neutralité, qui est une véritable expropriation pour cause d'utilité européenne, de notre liberté d'alliance, n'imposerait-elle donc des charges qu'à une seule des parties ? C est ce qu'a cherché à vous prouver l'honorable M. Thonissen.

Si cette théorie pouvait être vraie, une seule des parties contractantes aurait toutes les charges tandis que les autres n'en auraient aucune.

Or, il n'en est pas ainsi, il ne peut pas en être ainsi. Je vais vous le démontrer de la façon la plus claire par une autre des obligations insérées dans le même traité. Le traité de 1839 stipule que le port d'Anvers ne pourra jamais être un port de guerre, c'est-à-dire qu'il ne pourra jamais être qu'un port de commerce. Qu'est-ce que cela signifie ? Cela signifie (et sans cela cette stipulation formelle, reproduction d'un article identique des traités de 1815, ne signifierait absolument rien) qu'à toute époque, à tout moment, toutes les nations de l'Europe et du monde avec lesquelles nous sommes tenus de rester toujours en paix, peuvent venir trafiquer dans le port d'Anvers.

Telle est la seule signification possible de l'article 7 du traité de 1839. Et c'est la signification qu'avait également voulu lui donner le traité de 1815, dont cet article n'est que la reproduction textuelle.

Or, cela ne signifie-t-il pas surabondamment qu'à toute époque, à tout moment l'Europe a le droit d'exiger que le port d'Anvers soit ouvert à son commerce, que tous les navires qui s'y présenteront à quelque moment que ce soit devront le trouver libre ?

Voilà, je pense, une démonstration qui établit suffisamment la thèse que j'ai formulée en commençant, que la Belgique étant tenue à être perpétuellement neutre doit, par cela même, rester toujours en paix avec toutes les nations et ne commettre vis-à-vis d'elles aucun acte qui puisse favoriser l'une ou l'autre de celles qui viendraient à être en conflit soit directement, soit indirectement, par des démonstrations militaires ou autres.

L'honorable M. Thonissen, en voulant nous prouver dernièrement que le traité de 1839 nous obligeait à maintenir une force suffisante pour garantir notre neutralité, s'est emparé de ce fait qu'un des articles de ce traité nous obligeait à maintenir certaines des forteresses construites aux frais des alliés de 1815.

Je demanderai à l'honorable membre comment nous avons rempli cette obligation ? Toutes les forteresses mentionnées dans le traité de 1839 sont démolies et le port d'Anvers, qui devait rester à jamais un port de commerce, est transformé, au dire de nos autorités militaires les plus compétentes, en la place de guerre la plus formidable qui existe en Europe. Est-ce cela que l'honorable membre appelle exécuter les clauses auxquelles il a fait allusion ?

II résulte à mon sens de là : ou bien que le gouvernement a, par des traités qu'il ne nous a pas soumis, fait agréer par l'Europe la démolition des forteresses que nous devions conserver ainsi que la transformation du port d'Anvers en une place de guerre de premier ordre ; ou bien qu'il a violé les stipulations des traités de 1839. C'est précisément parce que je ne crois pas à cette violation, que je vous ai signalé tantôt l'argumentation de l'honorable membre comme ayant trait uniquement aux obligations du royaume des Pays-Bas, et nullement aux obligations de la Belgique neutre.

L'Etat belge, en supprimant ces forteresses désormais inutiles, a fait tout simplement un acte de souveraineté intérieure et n a point fait ni voulu faire un acte nuisible à aucun Etat voisin.

Par conséquent, à mon avis, la Belgique n'a, par le fait de la démolition de ces enceintes fortifiées, contrevenu à aucune des obligations qu'elle a contractées en 1839. Mais cela ne prouve nullement, remarquons-le bien, qu'elle doive entretenir un état militaire considérable ; cela prouve, au contraire, à mon sens, qu'il lui suffit de la force nécessaire pour maintenir l'ordre et la tranquillité à l'intérieur et qu'elle n'a rien à craindre des luttes extérieures.

Messieurs, le moment est ici venu d'examiner quelles pourraient être les luttes qui compromettraient la neutralité de la Belgique ; par quels conflits et par quelles causes cette neutralité pourrait être mise en danger.

Il est bien évident, messieurs, que nous n'avons pas à nous préoccuper des querelles qui peuvent survenir aux extrémités de l'Europe.

La Russie entrerait en guerre avec la Turquie ou avec l'Autriche, l'Espagne avec le Portugal, l'Allemagne avec l'Italie, que nous n'aurions pas à nous en préoccuper ; jusqu'ici, lorsque des querelles de ce genre se sont produites, nous n'en avons pris aucun souci ; les intérêts matériels belges y ont trouvé, je pense, plus d'avantages que de pertes.

Mais si, dans des conflits entre des voisins immédiats, l'intérêt d'un de nos voisins était de nous engager dans la lutte, nous aurions nécessairement à nous défendre, non par la guerre, mais par notre diplomatie, contre la pression qu'on chercherait à exercer sur nous ; et c'est là un fait dont on fera état dans cette discussion. En 1840, le gouvernement français nous a signifié que si nous n'étions pas en mesure de défendre vigoureusement notre neutralité, il ferait occuper notre territoire !

Quelle autre signification avait cette menace sinon que le gouvernement français, à cette époque, voulait faire de nous, son avant-garde contre l'Allemagne ou l'Angleterre ?

Elle ne peut pas en avoir d'autre.

On voulait faire de nous un auxiliaire ; on avait oublié que nous étions neutres. Nous avons donc eu, à cette époque, à nous défendre contre cette pression, et je suis convaincu que le gouvernement n'a pas manqué à son devoir.

De même si l'Allemagne avait voulu faire de nous son avant-garde contre la France, nous aurions repoussé diplomatiquement cette prétention, et nous lui aurions signifié que nous entendions conserver notre neutralité.

(page 521) Maïs je suppose que cette injonction ait trouvé chez nous toute la résistance diplomatique que nous sommes en droit et en même temps tenus de lui opposer, mais qu'on ne s'y arrête pas ; que les intérêts engagés soient tellement considérables, que le gouvernement qui croirait devoir se la permettre passe outre ; pensez-vous que, dans ce cas, toutes les chances du risque que cette puissance aura résolu de courir n'auront pas été calculées d'avance, et qu'elle ne se sera pas mise en mesure, quelles que soient les forces que nous ayons à lui opposer matériellement, de n'avoir pas à en tenir compte et que, pour me servir d'une expression empruntée au commerce, elle ne les aura pas passées à profits et pertes de l'opération ? Cela me paraît de toute évidence.

Le gouvernement qui aura pris cette terrible résolution ne se laissera pas arrêter par 50 ou 100 mille hommes de plus ou de moins. (Interruption.) Ces chiffres ne sont que de simples suppositions données en ce moment pour l'argumentation. Nous examinerons tout à l'heure la question au point de vue pratique. Mais je suis obligé de raisonner en ce moment théoriquement. Il est bien certain que l'Erostrate qui se résoudra à mettre ainsi le feu à la civilisation moderne, ne reculera devant aucun obstacle. II ne verra que le but à atteindre et il courra à ce but par le plus court chemin. Telle est la véritable position. Aucune illusion n'est possible à cet égard. Il vaut mieux prévoir qu'être prévenu.

Mais voyez la différence entre notre situation et celle de la Suisse !

La Suisse est exactement exposée aux mêmes dangers, aux mêmes conflits diplomatiques, aux mêmes prétentions que nous ; et cependant lisez les écrits de la presse, écoutez les orateurs de toutes les tribunes qui nous environnent ; voyez les manifestations de l'opinion publique dans tous les pays, jamais vous ne verrez la Suisse menacée d'être conquise, absorbée ou démolie, tandis que nous ne voyons que trop souvent cette menace se manifester envers notre pays. D'où vient cette différence ? Est-ce parce que la Suisse a une plus forte armée que nous ?

Non, messieurs, c'est parce que la Suisse est véritablement neutre et qu'elle est constituée de manière à rester toujours neutre, à ne prendre aucune part à aucune lutte international, et que l'on sait très bien que, si, après avoir violenté la Suisse, après avoir traversé ou occupé son territoire par la force, on retrouvera après la guerre, lorsque le moment du droit sera revenu, car le droit surnage toujours, on retrouvera la nation tout entière indomptée et disposée à ne se soumettre qu'aux conditions qu'elle aura acceptées elle-même.

Et c'est parce qu'on n'a pas encore cette conviction pour la Belgique, parce que nous ne sommes pas encore parvenus à la donner à l'Europe que les partis, les passions des hommes qui croient augmenter leur popularité dans certains pays en nous menaçant, croient qu'il suffit de leurs vaines menaces pour nous faire plier à toutes leurs exigences.

Messieurs, afin de trouver un dernier argument pour appuyer la proposition que je combats en ce moment, que les nations neutres ne peuvent se maintenir qu'en entretenant des forces militaires considérables, on a invoqué dans presque tous les discours et dans presque tous les écrits, on l'a même inséré dans le rapport de la commission nommée par le gouvernement pour examiner la nécessité d'augmenter nos forces militaires, on nous a cité l'acte de violence faite au peuple vénitien pendant la guerre entre la France et l'Autriche, à la fin du dernier siècle. Déjà hier, l'honorable M. Nothomb a réduit cet acte à des proportions plus justes que celles qu'on a essayé de lui donner, et je pense qu'il suffira d'un seul mot pour la réduire à sa juste valeur, à celle qu'il n'aurait pas du cesser un instant d'avoir.

Qu'est-ce donc à nos yeux, en définitive, que ces préliminaires de Leoben et ce traité de 1797 ? Est-ce autre chose qu'un acte de violence sauvage et insensée, un abus du droit de la force, un marché odieux par lequel la France a voulu obtenir nos provinces belges en échange d'un territoire qui ne lui appartenait pas ?

Un vainqueur insolent a profité de sa victoire pour arracher à l'Autriche, par cet indigne marché, quelques-unes de ses provinces. Est-ce là un précédent à invoquer ? Et est-ce bien à nous à l'invoquer ?

Et, messieurs, vous a-t-on dit quelles ont été les conséquences de cet acte ? Car heureusement il y a une justice dans le monde et cette justice atteint même les vainqueurs d'un jour. L'un des deux contractants de cet odieux marché est allé mourir misérable et maudit des nations, sur le rocher de Sainte-Hélène, et l'autre a traîné la Vénétie pendant soixante ans comme une autre robe de Nessus attachée à son corps.

Messieurs, c'est là une grande leçon. La violence et la force ne sont pas les seuls maîtres dans le monde ; le droit est aussi quelque chose, et le droit des nations de rester ce qu'elles veulent être, de disposer seules de leur sort, après avoir été méconnu pendant des siècles à peine, s'inscrit tous les jours dans les actes diplomatiques, dans les actes les plus solennels de l'Europe.

Récemment encore n'avons-nous pas entendu descendre du haut du trône, dans un discours d'ouverture des chambres françaises, ce regret sincère, je n'en doute pas, que les nations fussent entraînées, par je ne sais quel vertige, à des armements ruineux et cette observation, à l'adresse de tous les gouvernants, que si l'on parvenait à s'entendre, à se mettre d'accord sur quelques questions seulement, on pourrait réaliser des économies considérables sur les dépenses qui accablent aujourd'hui les peuples ? N'est-ce pas là, messieurs, un signe des temps, un témoignage palpable que ceux qui croient disposer de la force reconnaissent qu'elle doit toujours finir par se soumettre au droit ?

La deuxième proposition sur laquelle on appuie la conservation et l'augmentation des armements de la Belgique, quoique moins importante peut-être que la première, est cependant nécessaire pour appuyer celle-ci. Cette proposition consiste à dire que la Belgique est assez riche pour soutenir un état militaire relativement considérable, et nous avons entendu dernièrement dans un des discours de notre honorable ministre des finances, qu'il se propose de nous démontrer que l'entretien des armées permanentes était un moyen très économique d'employer notre argent.

Messieurs, pour rencontrer cette proposition, pour la réduire à ce qu'elle vaut, je suis obligé de faire une petite excursion sur le terrain de nos finances ; non pas de nos finances au point de vue du trésor public ; là on peut toujours plus ou moins aligner les chiffres, mais au point de vue du pays, au point de sa production et à celui de ses charges.

Le budget de 1868 n'étant pas encore entièrement voté et bien qu'il soit plus élevé que celui de 1867, je me borne à prendre ce dernier pour base de mon raisonnement. J'y trouve : En recettes :

Impôts directs, 35,174,290 fr.

Droits de consommation, 1,695,000 fr.

Douanes, 13,020,000 fr.

Accises, 27,780,000 fr.

Enregistrement, timbres, 33,995,000 fr.

Domaines, 2,030,000 fr.

Postes, 3,717,000 fr.

Chemins de fer, télégraphes, 39,000,000 fr.

Produits divers, 9,155,000 fr.

Total 166,046,299 fr.

Si je déduis de ce chiffre le produit des services rendus aux citoyens, services qu'ils payeraient également s'ils étaient entrepris par des particuliers et qui, par conséquent, ne peuvent entrer, comme les impôts, en ligne de compte comme charges de la population, bien qu'ils puissent donner un excédant de recettes qui vient alléger les charges, si donc je déduis du total des recettes les 44,747,000 francs, produits par les domaines, postes et chemins de fer, il reste, comme impôts payés par le peuple belge, une somme de 121,200,000 francs environ.

Examinons comment ces impôts se répartissent sur la nation. Il est évident que s'ils étaient répartis d'une façon égale sur tout le monde, nous aurions pour résultat une somme d'environ 22 fr. par individu ; mais il est bien certain que les impôts ne se répartissent pas également sur toutes les classes de la société, et pour ne pas entrer dans de très grands détails à cet égard, nous pouvons séparer les contribuables en deux classes, savoir : la classe électorale, celle qui envoie des représentants dans cette assemblée, et celle qui n'en envoie pas. .

Or, si je prends l'impôt foncier, l'impôt personnel, les patentes, et si, m'aidant des documents publiés par le ministère de l'intérieur, je cherche à connaître dans quelle proportion ils sont payés par les classes qui forment la classe électorale, je trouve que celle-ci ne paye pas le sixième de la totalité de ces impôts. Il n'y a pas 3 millions d'impôt foncier qui contribuent à former des électeurs, il n'y a pas 2 millions de l'impôt personnel et il n'y a pas un sixième des patentes qui contribuent à former des électeurs, sans cela il y en aurait plus de 106,000. D'où je conclus que si ces impôts, qui seuls forment la base du cens électoral, n'y entrent pas pour un sixième, il est évident que le restant des impôts sont supportés dans une proportion plus forte encore par les non-électeurs, par exemple l'impôt sur les boissons alcooliques, l'impôt du sel, l'impôt sur la bière, le café, et par conséquent la douane et tous les impôts de consommation sont payés dans une proportion beaucoup plus forte par les classes nombreuses qui ne payent pas le cens électoral.

Par conséquent, je trouve que dans les 121 millions qui forment la totalité de nos impôts, 20 millions environ sont payés par la classe électorale (page 522) et 101 millions par l'autre, que par suite chaque famille de la première paye environ 200 francs d'impôts, en moyenne, tandis que les autres classes contribuent, en moyenne, par famille, pour 120 francs.

Or, messieurs, l'impôt payé par les classes inférieures de la société, je pourrais même dire tous les impôts, mais je ne veux parler que de ceux-là, sont exclusivement le produit de leur travail journalier ; il faut donc pour les produire et les payer y consacrer un nombre de journées de travail déterminé. Divisez ces sommes par n'importe quel chiffre, fût-ce même celui de 2 fr. en moyenne par jour, qui me paraît être un maximum plutôt qu'un minimum, et vous ne serez plus étonnés, messieurs, si la misère règne dans nos campagnes et plane sur nos ateliers.

Je vous le demande, messieurs, est-il possible dans cette situation, que je craindrais d'esquisser entièrement, d'aggraver d'une façon quelconque les impôts qui frappent actuellement le peuple ?

Messieurs, pour faire ressortir la connexité qu'il y a entre la question que je traite maintenant et celle que j'ai traitée tantôt, c'est-à-dire la neutralité, telle qu'elle a été acceptée et pratiquée par la Suisse d'une part et telle que nous l'avons comprise et pratiquée chez nous, je vais vous montrer comme contraste le budget de la Suisse et vous montrer ainsi à quelles conséquences nous sommes arrivés on acceptant la neutralité comme nous l'avons fait, au lieu de suivre en cela l'exemple de la Suisse.

Voici .comment se compose, en recettes et en dépenses, le budget suisse :

Recettes.

Produit des immeubles et capitaux, 147,552 fr.

Intérêts des capitaux, 114,086 fr.

Douanes, 8,699,818 fr.

Postes, 8,617,816 fr.

Télégraphes, 727,615 fr.

Poudres et capsules, 777,610 fr.

Ecole polytechnique, 60,466 fr.

Haras fédéral, 89,649 fr.

Matériel de guerre fédéral, 220,930 fr.

Laboratoire de Thun, 549,927 fr.

Monnaie, 39,000 fr.

Divers, 68,113 fr.

Total : 20,115,282 fr.

M. Orts. - Mais c'est le budget fédéral cela ; il y a aussi ceux des cantons et des communes.

M. Le Hardy de Beaulieuµ. - Comme si nous n'avions pas en Belgique les budgets des provinces et des communes.

J'y arriverai, M. Orts, il est trop tôt encore.

MfFOµ. - C'est comme le budget de l'Amérique.

M. Le Hardy de Beaulieuµ. - Oh ! je comprends très bien que c'est gênant, très gênant même.

Maintenant je suis obligé de décomposer ces recettes pour trouver la charge réelle qui pèse sur les contribuables. Je l'ai fait tantôt pour le budget belge, je dois naturellement procéder de même pour pouvoir faire la comparaison avec le budget de la confédération suisse.

Si j'ôte donc les produits des services, rendus aux citoyens, tels que ceux de la poste, dont l'excédant des recettes est versé dans la caisse des cantons, des télégraphes, poudres et capsules qui laissent un petit excédant, du haras fédéral, matériel de guerre, du laboratoire de Thun dont les recettes égalent les dépenses, il en résulte que l'impôt se compose uniquement de la douane et qu'ajouté à quelques excédants de recettes il produit au trésor fédéral en tout et pour tout 9,868,000 fr.

Tel est l'état de choses que les Suisses ont réalisé en adoptant le système de neutralité que j'ai esquissé tantôt, tandis qu'avec le nôtre les familles belges les moins favorisées doivent payer en moyenne, comme nous l'avons vu tantôt, 126 francs chacune, représentant au moins 63 journées de travail. En Suisse chaque famille n'est taxée pour le même objet qu'à 17 francs, représentant huit jours et demi du même travail.

Vous voyez, messieurs, en prenant ce point de comparaison, quelle influence ont sur la richesse publique et le bonheur des classes ouvrières et pauvres l'un et l'autre des systèmes adoptés en Suisse et en Belgique. Tandis qu'ici 500 mille familles, au témoignage de M. le ministre des finances, ne peuvent payer l'impôt personnel, quelque minime qu'il soit, en Suisse il n'y a ni pauvres, ni mendiants.

Mais je n'ai pas encore fini avec ce point de comparaison.

M. le ministre de la guerre, dans les quelques paroles qu'il a prononcées ces jours derniers, nous a parlé de la statistique de ses bureaux et des calculs auxquels il s'était livré pour savoir à combien se montait la dépense que nécessite l'armée répartie sur nos familles.

Je crois que le bureau de statistique de M. le ministre de la guerre a laissé de côté, je ne dis pas intentionnellement, je suis convaincu qu'il a recherché la vérité vraie, mais les quelques éléments que je vais lui fournir nous feront approcher de beaucoup plus près le côté réel du système que nous avons adopté.

Je prends le budget déposé par M. le ministre de la guerre pour 1868. N'ayant pas ses dernières propositions, je suis obligé de m'en tenir aux premières.

Je trouve donc un budget de 36,842,000 fr., plus 3,605,000 fr. de pensions militaires. Un effectif moyen de 41,711 hommes.

Ces hommes, comme vous le savez, forment l'élite de nos travailleurs. Ils sont choisis, je puis le dire en passant, nous aurons l'occasion de revenir là-dessus ; malgré le tirage au sort, on sait bien trouver les meilleurs.

Je n'évalue le travail qu'ils pourraient produire et le bénéfice que ceux qui les emploient en retireraient qu'à fr. 1-75 par jour et par homme et je n'évalue qu'à 300 jours par an le nombre des journées de travail perdues.

Je trouve ainsi 12,513,500 journées perdues, ayant une valeur de 21,298,000 fr.

L'effectif en chevaux est de 8,250. Je n'estime la valeur du travail de ces animaux qu'au taux minime de 3 fr. par jour qui est bien un minimum et je compte seulement 310 jours de travail par an. Et je trouve que cela fait 2,527,500 journées de travail perdues qui, à 3 fr., font 7,572,500 fr.

J'arrive déjà, rien que pour ces trois chapitres, d'une part des sommes sorties de notre poche et extraites du produit de notre travail, d'autre part du travail non fait et perdu pour le pays, j'arrive donc déjà à un total de 70,217,775 fr.

Mais ce n'est pas tout ; nous ne sommes pas encore au bout de ce compte.

Une grande partie de notre dette est née des besoins de notre organisation militaire.

A la rigueur je pourrais dire que si nous n'avions pas dépensé près de 2 milliards pour entretenir des forces militaires considérables depuis 1839, nous n'aurions pas du tout de dettes et que nous serions aujourd'hui dans l'état où se trouve la Suisse, que nous n'aurions pas à inscrire chaque année à notre budget 46 et bientôt 50 millions pour la dette seulement, car depuis que je fais partie de cette Chambre, c'est-à-dire depuis quatre ans, cette partie du budget a augmenté de près de dix millions.

Sans ces dépenses, nous aurions pu, ou bien laisser aux contribuables une somme annuelle considérable, ou réformer avantageusement les impôts au profit de tous, ou employer à des travaux publics de toute nature la somme de 50 millions que nous payons aujourd'hui presque exclusivement pour nous acquitter des intérêts de notre dette.

Mais en ne tenant compte que de cette partie de la dette qui a été exclusivement contractée pour les besoins de notre organisation militaire, je trouve un capital de 224 millions de francs ; je trouve encore, d'autre part, en compulsant nos comptes, 134 millions de francs de dépenses extraordinaires faites par le département de la guerre et prises sur les ressources ordinaires des budgets. Cela donne un total de 358 millions de francs dont l'intérêt est de près de 18 millions annuellement ; en outre il y a des quantités considérables de biens-fonds de toute nature, des casernes appartenant aux villes, des établissements de tous genres, des terrains de toutes sortes employés au même service.

Je n'estime qu'à un million le produit annuel qu'on pourrait en retirer s'ils étaient employés utilement, vendus ou loués et j'arrive ainsi à une dépense totale de 89 millions. Voilà ce que coûte annuellement aux contribuables l'organisation de notre état militaire.

Si je répartis cette somme de la même façon que j'ai réparti le budget de l'Etat, j'arrive à ce résultat que chaque famille électorale contribue à l'entretien de l'armée pour 140 fr. par an et chaque famille non électorale pour 92 francs,

Or je demande si ce n'est pas là une charge écrasante, une charge que vous ne pouvez en aucune façon augmenter, car si vous cherchez à l'augmenter, vous arriverez, ce qui vous a été prédit plusieurs fois, à désorganiser le pays en voulant organiser l'armée.

En Suisse, la charge totale de l'organisation de la défense nationale, n'impose pas aux familles plus de 10 francs par an. La preuve matérielle que le pays sent la charge qu'il supporte, qu'il éprouve le besoin de s'en (page 523) débarrasser, qu'il redoute de la voir s'augmenter, c'est certes le pétitionnement général qui se produit.

Tous les jours, de toutes les parties du pays, nous arrivent des pétitions qui nous demandent en grâce de diminuer les charges militaires, de supprimer l'impôt écrasant de la milice et de nous abstenir tout au moins de tout ce qui pourrait contribuer à augmenter cette charge. Croyez-vous que si le pays ne sentait pas vivement la charge que lui occasionne cet état de choses, il nous enverrait, comme il le fait tous les jours, ce grand nombre de pétitions ? Il n'est pas probable, il n'est pas possible même qu'un mouvement fictif puisse s'établir, d'une façon aussi générale, sur une question de cette nature.

Et si le pays se rendait un compte bien exact et complet des charges qu'il supporte, vous verriez ce pétitionnement prendre des proportions encore bien plus considérables.

Permettez-moi ici une courte observation qui, quoique n'ayant pas trait directement au sujet qui nous occupe, mérite cependant toute notre attention.

La Constitution, en décidant qu'une partie seulement du pays serait appelée à gouverner l'autre, n'a pas entendu pour cela nous rendre absolument maîtres de faire tout ce que nous croyons convenable. Elle nous a chargés d'administrer le pays pour le bien de tous et non pour le nôtre exclusivement, de l'administrer mieux qu'il ne pourrait le faire lui-même, s'il était chargé de cette responsabilité. Car si la Constitution n'avait pas cru qu'en donnant à une fraction seulement du pays la responsabilité du gouvernement on arriverait à établir un meilleur gouvernement, il est évident que le Congres national aurait proclamé le gouvernement de tous par tous.

C'est parce qu'il n'a pas cru que le pays fût assez éclairé pour se gouverner lui-même qu'il a créé le régime qui nous régit.

Or, il résulte de là, messieurs, que nous ne devons examiner la question qui nous occupe qu'en vue du bien de la généralité, qu'en vue du bien de tous, et que si, par des raisons quelconques, nous croyons devoir imposer des charges nouvelles à ceux qui ne sont pas appelés à les voter, nous avons le devoir de le faire de façon que personne n'ait le droit de se plaindre de nos résolutions, parce que la nation, consultée tout entière, aurait agi comme nous.

C'est pour cela que j'ai cru devoir appeler votre attention aussi longuement sur la question que je viens d'examiner, celle des charges écrasantes, on peut la qualifier ainsi, qui pèsent, par suite de notre organisation militaire, sur la partie la plus nombreuse de notre population.

Messieurs, j'ai examiné jusqu'ici les charges militaires telles qu'elles résultent du budget de l'armée. Les charges qui font l'objet de nos discussions actuelles ne sont que les charges qu'à grand-peine on nous fait voter chaque année en temps de paix, les marchandant quelquefois et les soumettant toujours à une discussion approfondie.

Mais je me suis demandé si nous ne devions pas nous préoccuper également des charges de la guerre et s'il ne nous incombait pas à tous d'examiner quelles seraient les conséquences possibles du système dans lequel on veut entraîner le pays par ses armements, si par notre faute nous provoquions un conflit avec un ou plusieurs des Etats voisins.

L'armée, telle qu'elle nous est proposée, doit comprendre, en cas de mise sur pied de guerre, 100,000 hommes.

Actuellement réduite aux proportions de paix, elle ne comprend, en moyenne, que 41,000 hommes ; et, comme je viens de le dire, les dépenses budgétaires, après un examen chaque fois très approfondi, sont arrêtées à une quarantaine de millions payés directement ; mais si, comme je viens de l'établir, l'on compte tout ce que coûte notre état militaire, nous arrivons à un total de 90 millions.

Mais si nous devions mettre tout notre effectif sur le pied de guerre, quelles charges, messieurs, en résulterait-il ? Le pays serait-il en mesure d'y faire face ? Quelles seraient les conséquences des moyens financiers qu'on aurait à créer pour faire face à ces éventualités redoutables ? Eh bien, messieurs, si vous avez lu les relations des dernières guerres en Europe comme en Amérique, vous verrez que les armées, qui coûtent déjà tant de sacrifices en temps de paix, coûtent bien davantage encore en temps de guerre.

D'un autre côté, l'argent qu'on est obligé de se procurer dans ces temps de calamité se trouve très difficilement et à des conditions excessivement onéreuses.

Je l'ai déjà dit bien souvent et je dois le répéter aujourd'hui, depuis 1830, nous avons successivement augmenté notre dette, à tel point que l'année prochaine elle atteindra si elle ne dépasse pas 50 millions. Que ferons-nous si nous sommes encore obligés d'emprunter, je ne sais combien de millions, des centaines peut-être, à des taux usuraires ? Par quelles ressources y ferons-nous face ?

Notez bien, messieurs, que, dans ce cas-là après une guerre, l'utilité de charges militaires considérables paraîtra encore plus démontrée qu'elle ne l'est aujourd'hui.

Car, jusqu'à présent l'armée, à son grand regret sans doute, n'a jamais eu l'occasion de faire ses preuves ; mais si elle avait fait ses preuves, il est très probable qu'elle serait encore plus exigeante qu'aujourd'hui.

Notre budget de la dette publique serait donc probablement élevé à 60 ou 80 millions annuellement ; et le budget de la guerre suivrait vraisemblablement une progression parallèle.

Encore une fois, messieurs, je le demande, avec quelles ressources ferions-nous face à de pareilles charges ? Je ne pose ce côté de la question, messieurs, qu'afin de vous démontrer la nécessité urgente d'économies considérables dans les dépenses publiques, afin de ne pas être pris au dépourvu au jour d'une calamité nationale.

La Suisse, messieurs, n'a pas un son de dette ; elle aurait une guerre qui lui imposerait 100, 200 millions de charges à payer qu'elle pourrait parfaitement supporter un tel sacrifice. Mais nous, comment trouverions-nous dans l'impôt de quoi faire face à des charges nouvelles, si, en pleine paix, quand rien ne nous oblige à des dépenses au-dessus de nos ressources annuelles, nous ne mettons pas la plus stricte économie dans toutes les branches de nos dépenses publiques ?

Messieurs, la troisième proposition que j'ai à développer est plus spéciale et elle a un rapport beaucoup plus direct et plus immédiat avec la question qui nous est soumise. Cent mille hommes, dit-on, et ce n'est qu'un minimum dans toutes les conclusions qui nous sont proposées, cent mille hommes sont nécessaires pour sauvegarder l'intérêt précieux de la neutralité et de l'indépendance nationale. Si vous ne tenez pas constamment 100,000 hommes au moins à la disposition du département de la guerre, il ne répond de rien. Je crois même qu'avec 100,000 hommes et plus il ne répond pas encore de grand-chose.

Hier, déjà, l'honorable M. Nothomb en décomposant ce chiffre, en puisant dans les documents officiels qui nous ont été soumis, ce qu'il faut pour la défense d'Anvers, ce qu'il faut pour les différents services militaires, a trouvé que l'armée active serait réduite à un chiffre bien minime. On nous disait que nous aurions 60,000 hommes et il se trouve qu'après avoir fait de grands efforts, qu'après avoir imposé au pays des charges, et surtout la charge de la milice, les plus considérables, nous arriverions à ne pouvoir mettre en ligne que 20 000 à 25,000 hommes.

MgRµ. - C'est une erreur.

M. le Hardy de Beaulieuµ. - J'accepte sans marchander les énonciations du gouvernement. Nous aurons donc une armée beaucoup plus considérable, 60,000 hommes, si l'on veut, pour défendre le territoire.

Voyons, car il est bien permis aux représentants de la nation de se demander à quoi nous serons conduits, à quels résultats nous pourrons atteindre et si pour arriver à ces résultats, il est indispensable de nous soumettre, pendant les longues années de paix, à des charges qui vont sans cesse grandissant et qui grèvent sans cesse non seulement le budget de la guerre, mais aussi celui de la dette publique.

Messieurs, beaucoup d'entre vous étaient déjà nés, lorsque la Belgique a eu à subir les prévisions en vue desquelles notre organisation militaire est faite.

En 1815, le 20 mars, Napoléon débarquait de l'île d'Elbe ; quelques jours après il arrive à Paris ; il y trouve tout désorganisé ; il avait à se refaire toute une armée. Pendant ce temps, les alliés se trouvaient encore en Belgique en forces considérables. Ils avaient à leur tête deux hommes certainement très recommandables, et comme stratégistes et comme chefs d'armée, Wellington, Blucher. De plus, ils avaient l'Europe entière derrière eux.

Le 14 juin, l'armée française franchit la frontière ; le 15, elle livre la bataille de Ligny ; le 16, celle des Quatre-Bras ; le 18, celle de Waterloo, à 3 lieues de Bruxelles.

Il y a des militaires qui prétendent que c'est par hasard, par mauvaise fortune, que cette armée n'a pas livré une quatrième bataille, je ne sais où, mais probablement beaucoup plus loin que Waterloo.

Je me demande si, en partant de ce que j'ai dit dans la première partie de mon discours, du peu de scrupule qu'aurait nécessairement celui qui tenterait une aventure de ce genre-là, des forces considérables, je veux bien l'admettre, les 60,000 hommes d'armée active pourraient faire (page 524) ce que Wellington et Blucher ont à peine pu réaliser avec leurs armées nombreuses et aguerries, et cela en présence de facilités de communications qui n'existaient pas en 1815 ; car, ne l'oublions pas, en 1815, il n'y avait qu'une ou deux routes pavées pour conduire de Maubeuge, de Valenciennes, des frontières françaises au centre du pays ; tandis qu'aujourd'hui il y a des routes pavées sans nombre ; il y a plusieurs chemins de fer, conduisant dans toutes les directions de la frontière vers le centre. Eh bien, combien de temps faudrait-il à une armée arrivant à l'improviste par l'une ou l'autre de nos frontières, pour arriver, je ne dis pas même au cœur du pays, mais à l'autre extrémité ? Avant que vous ayez eu le temps de sonner la trompette, avant que vous ayez eu le temps d'appeler les miliciens, le pays serait envahi et occupé.

Mais en supposant même que vous arriviez à réunir toutes vos troupes, je vous demande avec quelles ressources vous comptez les entretenir ? Est-ce la Campine qui vous fournira ce qui est nécessaire au soutien d'une grande armée ? Est-ce le pays de Waes ?

Il suffît, messieurs, de poser la question pour vous convaincre que tous les préparatifs auxquels vous voulez condamner le pays courent grand risque de ne vous conduire absolument à rien d'utile, de pratiquement utile et que, par conséquent, ce n'est pas la guerre qu'il faudrait préparer, mais l'exécution fidèle, complète, scrupuleuse de nos obligations à l'égard de l'Europe, a la condition de l'exécution également complète, exacte, fidèle, par l'Europe, de ses obligations à l'égard de la Belgique.

Voilà la conséquence forcée d'un état de choses que je n'ai fait qu'esquisser et que vous signaler, afin de montrer au pays où pourraient nous conduire nos imprudences, si nous consentions à vous suivre.

Messieurs, je sais bien que pour justifier les sacrifices qu'on nous demande, pour les faire supporter au pays, on nous promet que nous ne serons pas seuls ; que nous serons même plusieurs pour soutenir la lutte qu'on viendra à notre secours, si nous sommes en mesure de résister au premier choc. Voilà bien, je pense, dans toute sa naïveté, l'argument principal qu'on fait valoir pour nous engager à voter de grandes forces militaires.

Cet argument me paraît déjà singulièrement affaibli par la petite esquisse que je viens de donner de ce qui pourrait arriver, si nous voulions mettre la théorie en pratique. Mais je me demande quels sont les secours que nous pourrions attendre, et si, par exemple, il ne pourrait pas arriver aussi la seule chose que nous n'aurions pas prévue, c'est-à-dire l'absence de tous secours.

Dans ces derniers temps nous avons eu un petit exemple qui a dû nous faire sérieusement réfléchir. Le Danemark avait aussi compté sur les secours de ses voisins et alliés. En 18 52, il avait conclu un traité parfaitement signé par toutes les puissances de l'Europe et par lequel il se croyait en mesure de pouvoir résister à certaines prétentions qui furent, bientôt après, faites à sa charge.

Quand le moment fut venu, au lieu de traiter avec ses adversaires, il a cru pouvoir compter sur les secours qui lui avaient été promis, il a cru pouvoir faire une résistance désespérée, un contre 10, si pas contre 60 ; cette résistance, héroïque, s'il en fut jamais, n'a servi qu'à une chose, à établir les droits de la conquête. La Prusse n'avait aucune prétention sur l'un des deux duchés ; mais parce qu'elle a conquis un duché par la force des armes, elle se croît un titre à cette possession ; et dans ce moment encore, malgré les efforts de la diplomatie, la Prusse ne veut rien céder de ce titre, qu'elle croit inattaquable.

L'île d'Alsen, en arrière des fortifications de Döppel, ayant été emportée d'assaut avec ses fortifications, bien que cette île soit aussi danoise que puisse l'être aucune partie du territoire danois, la Prusse dit : J'ai vaincu ; je suis donc propriétaire. Je ne quitte pas ce territoire.

Voilà où a conduit l'espoir que le Danemark avait mis dans les secours qui lui avaient été formellement promis.

Messieurs, je pourrais m'étendre beaucoup plus longuement... (Interruption.)

M. Bouvierµ. - Etendez-vous.

M. Coomans. - Nous écoutons.

M. le Hardy de Beaulieuµ. - Je ne prends pas en mauvaise part ces interruptions. Je sais que j'ai été très long, même trop long ; mais je remplis ici un devoir, et je crois que personne ne peut me reprocher de l'accomplir. Je m'en acquitte mal, sans doute, mais je fais ce que je puis.

M. le président. - Continuez, M. Le Hardy ; la Chambre vous écoute.

M. Le Hardy de Beaulieuµ. - Je dis donc que je pourrais m'étendre beaucoup plus longuement sur ce sujet ; mais je pense en avoir dit assez pour établir ma thèse, que je résume.

D'abord la Belgique a contracté avec l'Europe un traité sérieux ; ses obligations vis-à-vis de l'Europe sont sérieuses ; les obligations de l'Europe vis-à-vis d'elle sont tout aussi sérieuses.

Le traité de 1839, qui exproprie, comme je l'ai dit, la Belgique de son droit de contracter telle alliance qui pourrait lui convenir, doit avoir pour corollaire la garantie de l'Europe que la Belgique, remplissant ses obligations, ne peut jamais, en aucune circonstance, être la victime de la violence. Sans doute, elle peut dans certaines éventualités, comme cela est arrivé plusieurs fois à la Suisse au commencement de ce siècle, elle peut être violentée ; des forces étrangères peuvent la traverser ; elle peut même servir de champ de bataille à des belligérants. Mais quel est le pays qui n'est pas dans ces conditions ? Est-ce que les grandes armées de l’Autriche ont empêché la Prusse, il y a deux ans, d’aller sous les murs de Vienne ?

MfFOµ. - Donc l'Autriche ne doit pas avoir d'armée.

M. Le Hardy de Beaulieuµ. - Est-ce que le grandes armées de la Prusse ont empêché, en 1805, les armées françaises d'aller jusqu'en Poméranie ?

MfFO. - Donc la Prusse ne doit pas avoir d'armée.

M. Le Hardy de Beaulieuµ. - Est-ce que les grandes armées russes ont empêché, en 1812, les armées françaises de pénétrer jusqu'à Moscou ?

MfFOµ. - Donc la Russie ne doit pas avoir d'armée.

M. le président. - Pas d'interruptions.

M. Le Hardy de Beaulieuµ. - Est-ce que les armées victorieuses de la France ont empêché, en 1814, les alliés d'arriver à Paris ?

Messieurs, la force ne connaît aucun frein. Ce ne sont donc ni vos armées, ni vos fortifications, ni vos préparatifs de guerre qui empêcheront ceux qui la prennent pour guide, d'accomplir ce qu'ils croient, dans un moment de fièvre, devoir accomplir.

C'est qu'il faut éviter avec soin, c'est de donner à la force, comme l'a fait le Danemark en 1864, des raisons ou des apparences de raisons pour justifier ses écarts contre vous.

Il ne faut pas, en prenant des précautions exagérées que l'on peut vous reprocher comme autant d'actes sortant de vos obligations de neutralité, donner à la forée le droit de vous dire : Vous êtes un obstacle ; je ne veux pas d'obstacle ; je veux passer outre ; et ayant passé outre à l'obstacle, de dire : J'ai vaincu ; j'ai le droit. Voilà ce qu'il ne faut à aucun prix permettre ; ce qu'il ne faut surtout pas motiver par vos propres actes.

Donc la première partie de ma thèse est que, conformément aux principes qui règlent le droit des gens et des neutres, nous ne devons en aucune façon, ni en aucun temps, ni avant ni pendant la guerre, prendre parti pour aucun des belligérants possibles ; que nous ne devons par conséquent jamais laisser même soupçonner notre impartialité.

Or, hier l'honorable M, Nothomb vous a montré les dangers qu'il pourrait y avoir dans l'organisation de forces militaires d'une certaine importance, en ce sens qu'elle pourraient êtres prise comme devant être l'avant-garde ou l'auxiliaire d'autres forces. Il ne faut jamais que notre organisation puisse être considérée dans ce sens.

Or, lisez les discours qui se trouvent dans ce gros volume ; lisez un grand nombre de brochures émanant de militaires, gens irresponsables, il est vrai, dont les écrits et les paroles n'engagent en aucune façon le pays, mais qui néanmoins indiquent les tendances qui règnent dans les régions qui nous poussent à augmenter la force de notre armée ; l'esprit de ces discours et de ces écrits est de présenter nos forces comme pouvant servir, dans certains cas, d'auxiliaires à l'un ou l'autre de nos voisins et par suite, de nous faire sortir complètement du rôle qui nous est assigné par les traités qui ont établi notre indépendance.

Le second point que j'ai voulu établir, c'est que les charges qui incombent actuellement à la masse de la nation ont déjà dépassé et de beaucoup celles qu'elle peut supporter raisonnablement, ce qu'elle peut supporter normalement. Messieurs, ce n'est qu'au prix de la misère, au prix des privations, au prix du froid en hiver, de la faim en toute saison que la plus grande partie de notre population peut subvenir à ces charges.

J'ai voulu vous montrer que c'était jusqu'à nous qu'on pourrait faire (page 525) remonter la responsabilité de cet état de choses, car c'est nous qui, de par la Constitution, sommes chargés de veiller à son bon gouvernement, au bien-être du peuple entier.

La troisième conclusion que je dois tirer de ce que je vous ai dit, est celle-ci : que, quelque force que vous organisiez, vous ne pourrez jamais dans le cas où une grande puissance voudrait commettre un acte de violence vis-à vis de l'Europe tout entière, empêcher momentanément cet acte d'être accompli ; la barrière que vous essayerez de lui opposer sera franchie en un instant, car il est évident que si le gouvernement qui se déciderait à poser cet acte de violence n'était pas en mesure de passer outre à notre résistance, il est certain qu'il ne s'y résoudrait pas. (Interruption.)

Comment ! une petite nation de 5 millions d'habitants voudrait opposer une barrière a une puissance, à deux puissances peut-être alliées et dix, vingt fois plus fortes.

Cela n'et pas raisonnable,

Notre force doit donc être conçue uniquement en vue de la conservation de la paix, uniquement en vue de la conservation de notre neutralité, en vue de l'accomplissement de nos obligations ; du moment que nous sortons de ce rôle, au moment que nous donnons à une puissance quelconque le droit de nous dire : Votre force est organisée contre moi, vous n'êtes pas neutres, le parti qui gouverne est un parti qui m’est hostile, et qui veut se servir de votre force contre moi, c'est ce que je ne puis admettre, désarmez où je vous envahis.

Du moment que nous nous mettons dans cette position il est évident qu'on nous ferait un crime des précautions que nous aurions prises et qu'on se baserait sur ces précautions pour nous faire violence. Je dis que nous devons nous mettre dans la position de ne jamais fournir de prétexte à des prétentions de ce genre.

Est-ce à dire, comme on l'a insinué, que nous voulons nous soumettre à la moindre pression entreprise contre nous ? Mais, messieurs, est-ce que la Suisse, que je ne cesse pas de vous présenter comme exemple, parce qu'elle est la représentation vivante d'un état de choses qui dure depuis des siècles, est-ce que la Suisse, dis-je, a jamais été mise en danger par la violence qu'on aurait cherché à exercer contre elle ?

- Un membre. - Elle a une armée...

M. Le Hardy de Beaulieuµ. - Elle est une nation armée. Quand la Suisse a-t-elle dû faire violence à ses droits ? Est-ce avant la lutte ? Non, messieurs. C'est après la lutte qu'il faut être prêt. C'est après 1815 que la Suisse se trouva tout entière debout comme un seul homme en face du congrès de Vienne et non entamée par la domination étrangère tandis que nous, au même instant, on nous a passés aux Nassau de Hollande comme on vend une ferme et sans que nous ayons été en mesure d'exprimer notre avis ou d'apposer notre veto.

M. Vleminckxµ. - Nous n'étions pas une nation.

M. le Hardy de Beaulieuµ. - Vous venez singulièrement renforcer la thèse que je soutiens. L'empire français avait détruit notre ensemble national, tandis que la Suisse l'avait conservé ; il nous avait fait passer sous les fourches caudines de son administration centralisée, tandis que la Suisse y avait énergiquement résisté.

D'où il résulte qu'en 1815, nous étions comme une ferme qu'on se passe de la main à la main, tandis que la Suisse fut traitée en nation, en peuple libre, grâce à cette organisation qui non seulement appelle tous les citoyens à prendre un fusil et à marcher avec plus ou moins d'ensemble, mais surtout à voter avec ensemble. Voilà la véritable force qu'il faut organiser et c'est à celle-là que vous serez forcés d'avoir recours si jamais vous voulez imposer au pays de nouvelles charges.

Il est impossible que le pays accepte de nouveaux sacrifices si vous ne l'appelez pas dans les comices à voter ces charges et je regrette beaucoup que dans une circonstance aussi grave que celle où nous nous trouvons, nous soyons appelés à voter des résolutions aussi importantes à la veille d'élections où une partie du pays pourrait manifester sa volonté en sens contraire de nos résolutions ; car voyez à quel danger nous nous exposons si, après avoir voté les projets d'organisation militaire que le gouvernement nous propose, le pays, au mois de juin prochain, venait dire : Nous ne voulons pas accepter les charges que vous nous imposez ; je veux autre chose.

- Un membre. - Il en a le droit.

M. Le Hardy de Beaulieuµ. - Je sais parfaitement qu'il en a le droit, mais c'est un grave danger que celui d'être exposé à voir défaire par le pays l'œuvre de son parlement.

Je voudrais que la question qui nous occupe fût soumise au corps électoral, ou plutôt à la nation par son intermédiaire et que la résolution que nous prendrons eût pour elle l'autorité de la force morale qui sortira des élections prochaines.

M. Vermeireµ. - Messieurs, si je prends la parole dans la question qui est portée devant le parlement et qui est examinée et discutée depuis plusieurs jours, ce n'est pas que j'aie la prétention de faire éclater quelque lumière nouvelle sur le débat. Telles ne peuvent être mes prétentions.

Je me bornerai à présenter quelques considérations, simples et succinctes, pour motiver le vote que je me propose d'émettre sur le projet d'organisation militaire. Mais, avant de me livrer à l'examen de ces considérations, je. crois devoir établir que je ne partage point l'opinion de M. le ministre de la guerre au sujet du patriotisme dont, tous, indistinctement, nous sommes animés.

L'honorable général Renard, en terminant son discours dans la séance du 28 de ce mois, a fait un appel pathétique à nos sentiments patriotiques. Les accents, qu'il a fait retentir sont, je me plais à le reconnaître, de nature à émouvoir. Toutefois, je dois faire remarquer que, à part l'éloquence avec laquelle ils ont été produits, ces accents m'ont médiocrement touché.

Je ne crois pas que, pour être heureux, nous ayons besoin, nous nation belge, de nous ensevelir dans un linceul sanglant, pour nous réveiller et nous relever plus vivante et plus forte. Je pense, au contraire, que les combats pacifiques du travail, auxquels là Belgique s'est livrée, depuis notre régénération politique, l'ont faite plus grande et plus glorieuse, que ne pourrait la faire la gloire la plus brillante acquise sur les champs de bataille.

Je ne puis admettre l'utilité d'une augmentation de dépenses militaires ; et, conséquemment, je ne pourrais donner mon assentiment à un accroissement de charges qui en sera la conséquence inévitable.

En émettant un vote dans ce sens, je croirai servir les intérêts de mon pays, au moins aussi bien que ceux qui croiront devoir manifester une opinion opposée.

La différence qui nous sépare consiste en ce que les uns mettent leur patriotisme dans de formidables établissements militaires aussi dispendieux que ruineux, tandis que les autres, et je suis de ce nombre, font consister la grandeur de la patrie dans le développement successif et constant de tous les éléments qui sont de nature à augmenter le bien-être moral et matériel des peuples et des nations.

Je n'ai pas besoin, messieurs, de faire ressortir, devant vous, l'énormité des sacrifices de tous genres qu'ont coûtés les guerres de la république et du premier empire ; ni de constater l'épuisement des populations et celui des ressources dont elles pouvaient disposer.

Non, messieurs, je crois que cela n'est point nécessaire, le tableau effrayant des désastres et des malheurs causés par la guerre étant encore trop profondément empreint dans vos souvenirs.

Aussi, la joie éclatait, partout, alors que la paix avait été rétablie et que le conquérant, après avoir promené ses armées triomphantes par toute l'Europe, avait été forcé d'expier bien durement le mal qui avait été fait à l'humanité.

Je ne veux pas, messieurs, poursuivre des recherches historiques pour prouver que, quelque puissant que l'on soit, le sang inutilement répandu crie toujours vengeance, et est, tôt ou tard, cruellement vengé.

Mais, je le sais bien, cela n'empêchera probablement pas les puissants du jour de vider leurs querelles et leurs différends sur les champs de bataille, car, je le constate avec amertume, la défiance qui s'est emparée des gouvernements provoque partout des armements exagérés.

Est-ce à dire, messieurs, que je partage l'opinion de ceux qui croient que nous pouvons nous endormir dans une quiétude parfaite ?

Je suis loin de le prétendre ; mais des doutes se sont élevés dans mon esprit sur l'utilité des dépenses militaires dont on nous demande, aujourd'hui, la réalisation. Or, l'exagération des dépenses militaires est un dissolvant qui énerve toutes les forces vives des nations, qui arrête l'industrie dans son essor, et qui tue le commerce.

L'honorable ministre de la guerre, dans la statistique qu'il donne dans son discours du 28 de ce mois, prétend que, proportionnellement à d'autres pays, nous nous trouvons dans des conditions plus favorables, tant sous le rapport de l'incorporation de la milice, que sous celui de la dépense qui en résulte, et il en conclut que, comparativement à la Hollande, notre budget devrait être de 59 millions, sans compter le revenu des Indes ou de 48 millions, en tenant compte de ce revenu.

Messieurs, il est fort difficile de comparer exactement entre elles les dépenses de divers pays ; parce que, d'abord, les éléments de (page 526) comparaison font défaut et que les besoins spéciaux de chaque pays sont différents.

Cependant, messieurs, parmi les chiffres donnés par l'honorable général il y en a un que nous pouvons contrôler, c'est celui qui concerne notre propre pays.

Ainsi, le budget des voies et moyens, dit M. le ministre, s'élève à 169,403,280 fr.

Mais, dans ce chiffre est comprise la recette du chemin de fer qui est évaluée à 40,100,000 fr., ce qui réduit les ressources à. 129,303,000 fr. ou à 25 p. c. à peu près de différence ; de manière que, dans la supposition que les autres chiffres fournis par M. le ministre fussent exacts, notre part contributive comparée à la dépense faite pour le budget de la guerre serait de 28.80, au lieu de 21.75 p. c. comme l'estime M. le ministre :

Pour la Bavière 27.64 au lieu de 35.20.

Et pour la Hollande 43.57

Mais il est à remarquer que la Hollande, ayant à pourvoir à une armée de terre et à une marine militaire, la dépense doit, nécessairement, être plus élevée.

En ce qui concerne l'effectif de guerre, M. le ministre établit inexactement, selon moi, ses calculs ; puisqu'il comprend pour la Hollande, dans l'effectif, 30,000 hommes de schulterij ou de garde civique, ce qui réduit l'armée à 70,000 hommes.

Cette rectification faite, il en résulte qu'en Hollande, au lieu d'incorporer un homme sur 317 habitants, on n'en incorpore qu'un sur 413 ce qui est, à deux près, le même chiffre qu'en Belgique.

MgRµ. - J'ai raisonné sur un contingent de 12,000, aujourd'hui les charges sont de 1 sur 500.

M. Vermeireµ. - J'ai pris les chiffres comme vous les avez donnés dans votre discours du 28 janvier et j'ai dit qu'en comparant le chiffre de la Belgique à celui de la Hollande, je constatais qu'il devait y avoir une erreur.

Je pourrais peut-être comprendre toutes ces manifestations belliqueuses et guerroyantes, si les maîtres qui ont fait de l'art de la guerre une étude spéciale et approfondie étaient d'accord entre eux ; si l'opinion du ministre actuel de la guerre était conforme à celle du ministre qui vient de se retirer ; si les sommités militaires qui ont fait partie de la grande commission s'exprimaient de la même manière sur toutes les questions qui ont été soumises à leur examen ; je pourrais, dis-je, concevoir, alors que notre opinion, à nous, aurait peu de valeur et que nous n'aurions qu'à nous incliner.

Mais, quand je vois, partout, une divergence d'opinion bien manifeste, je me demande si le doute ne m'est point permis ; et, cela étant, si je puis, en âme et conscience, approuver des projets qui, à mon sens, portent dans leurs flancs le malheur et la ruine de mon pays.

En effet, messieurs, quand je jette un regard en arrière, je vois que des organisations antérieures, lesquelles, suivant leurs auteurs, étaient les meilleures qu'on pouvait établir, sont abandonnées, presque aussitôt après avoir été décrétées.

Mais, à part ces considérations, ne voyons-nous pas que des citadelles qui, elles aussi, devaient nous protéger, sont destinées aujourd'hui à être rasées et démolies ?

Il est vrai que ces citadelles sont situées dans des villes importantes, dont le vote de ceux qui les représentent pèse d'un poids si lourd dans le plateau de la balance gouvernementale.

Ne voyons-nous pas encore que cette grande citadelle du Nord est abandonnée et condamnée aujourd'hui, elle qui devait tout tenir en respect ?

Puis d'autres forteresses élevées et renforcées.

Ainsi de Termonde, pour la construction d'une citadelle sur la rive gauche, dont le premier coût est évalué à 3,800,000 fr., indépendamment des 400,000 fr. pour l'amélioration de la place actuelle, terrassements et locaux à l'épreuve. Total 4,200,000 francs.

Comme aucun plan n'a été communiqué à la Chambre au sujet de cette citadelle, je me permettrai de demander à M. le ministre de la guerre :

1° Le plan de ces travaux ;

2° Le plan des propriétés qui seront frappées de servitudes militaires, et qui, conséquemment, perdront considérablement de leur valeur.

3° Si ces travaux exerceront une influence quelconque sur l'établissement ou la construction du chemin de fer de Termonde à Saint-Nicolas, décrété depuis longtemps.

Pour couronner l'œuvre de cette grande versatilité, ne voyons-nous pas, aujourd'hui, un savant écrivain militaire proclamer l'utilité de la citadelle du Nord, et stigmatiser sa démolition ou l'affaiblissement de cette citadelle et la qualifier d'œuvre de déraison, compromettant, à la fois, les intérêts de la population et ceux de la défense ?

Quand de pareilles contradictions sont constatées, je me demande encore si le doute n'est point permis ?

Mais ce n'est pas tout. Sur la question de l'effectif de l'armée, les uns demandent une armée de 100,000 hommes avec une réserve de 20,000 à 30,000 hommes.

Les autres croient ne pas exagérer en portant l'effectif à 200,000 hommes, divisés en deux sections dont l'une serait permanente et l'autre de réserve.

Enfin, si vous consultez les procès-verbaux de la commission, un honorable général établit qu'il serait imprudent qu'une armée de campagne, forte de 50,000 hommes, comme le sera celle que nous allons organiser, s'éloigne d'Anvers, puisque, selon lui, la puissance qui tenterait l'envahissement de la Belgique arrivera avec une armée de 150,000 hommes et davantage s'il le faut. Car, dit-il, si au moment de l'invasion, notre armée de campagne ne se trouvait pas à Anvers, pour frapper un coup décisif au moment opportun, elle courrait grand risque de ne pouvoir plus y rentrer.

Un autre général soutient que la défense doit être active et passive en même temps : toute autre manière d'agir serait, selon lui, la honte du pays et celle de l'armée.

Le sol de la patrie, continue-t-il, doit être défendu pied à pied, et on ne peut songer à la retraite qu'après avoir vaillamment épuisé tous les moyens de tenir le campagne.

Un mot, maintenant, sur le recrutement de l'armée.

La loi sur la milice, telle qu'elle avait été décrétée en 1817, était une réaction contre la conscription de l'empire.

Elle portait sur le principe que l'armée devait être recrutée ; et que, en cas d'insuffisance, celle-ci serait comblée par un tirage au sort entre les miliciens.

La base ou l'essentiel était donc le recrutement. L'accessoire, le tirage au sort.

Aujourd'hui on renverse ces principes fondamentaux. L'essentiel devient l'accessoire et réciproquement.

Le remplacement et la substitution ne sont plus tolérés ; ou, s'ils le sont, ils doivent se faire avant le tirage, par les soins du gouvernement, moyennant des sommes tellement exorbitantes, que le remplacement ne deviendra possible, dans l'avenir, que pour ceux à qui la fortune aura accordé toutes ses faveurs.

Un pareil système, contre lequel je ne saurais m'élever trop vivement me paraît ne pouvoir être adopté dans aucun cas. Il bouleverserait complètement, et nos habitudes et le droit sur lequel nous avions cru pouvoir compter.

Aussi, nous nous réservons d'examiner cette loi sur le recrutement de l'armée, quand elle sera discutée à la Chambre.

Toutefois, je ne puis m'empêcher de faire remarquer, dès à présent, que l'argument que M. le ministre de la guerre a produit, me paraît porter à faux, puisque ce ne sont pas, uniquement, les populations que l'on doit défendre, mais, principalement, le sol de la patrie. Or, celui-ci au lieu d'être augmenté, a, au contraire, diminué par l'abandon que nous avons été obligés de faire d'une partie des provinces de Limbourg et de Luxembourg.

Je conclus, messieurs, en répétant que je ne saurais donner mon assentiment à des augmentations de dépenses militaires de quelque nature qu'elles soient. Conséquemment, je voterai contre le projet de loi en discussion.

Motion d’ordre

M. Coomans. - Messieurs, d'après l'engagement que j'ai pris vis-à-vis de la Chambre, du pays et de moi-même, je viens prier l'assemblée de se prononcer, au moment opportun, sur le point de savoir si la loterie militaire sera maintenue pour la formation de l'armée belge.

Je prierai la Chambre de m'accorder l'un des jours de la semaine prochaine pour développer sommairement la proposition que j'ai (page 527) l'honneur de déposer sur le bureau de la Chambre et qui est ainsi conçue :

« Les soussignés ont l'honneur de proposer à la Chambre de poser cette question de principe : « Le tirage au sort sera-t-il maintenu ? »

« (Signé) Le Hardy de Beaulieu et Coomans. »

M. le président. - Je dois faire remarquer à l'honorable M. Coomans que cette proposition se rapporte à la loi sur la milice et non à la loi actuellement en discussion.

M. Coomans. - M. le président, vous me ferez l'honneur de croire que les vingt honorables amis qui partagent mon opinion sur la loterie militaire et moi-même avons prévu l'objection que vous nous faites. Nous ne l'avons pas trouvée fondée.

En effet, si nous nous abstenions d'appeler un vole de la Chambre sur la question de la conscription, qui est la principale, qui est la seule dont le pays se préoccupe sérieusement aujourd'hui, si nous ajournions le débat sur cette grave question jusqu'à l'examen du projet de loi sur la milice, si nous laissions passer d'abord la loi d'organisation et la loi du contingent, vous nous objecteriez que nous venons trop tard, les bases du problème étant déjà établies.

L'organisation militaire qu'on nous propose (je suis sûr d'avoir sur ce point l'aveu des ministres et de la Chambre tout entière) implique le maintien du tirage au sort.

Il y a, en supprimant le tirage au sort, deux systèmes possibles ; ou l'armement général ou la formation d'une petite armée de volontaires.

Les partisans de l'un et de l'autre système peuvent vouloir logiquement la suppression du tirage au sort. Les partisans du système officiel présenté par le gouvernement et approuvé dans son ensemble par la section centrale, veulent le maintien du tirage au sort.

Eh bien, messieurs, faites-nous l'honneur, non pas seulement à nous puisque nous ne sommes qu'une minorité de 20 à 26 membres, mais faites l'honneur au pays tout entier, d'émettre un vote sur les milliers de pétitions que vous venez de recevoir et qui vous demandent toutes l'abolition de la conscription.

La majorité fera ensuite ce qu'elle voudra, mais je dis que ce serait manquer à la dignité dont les débats législatifs doivent être empreints que d'escamoter cette énorme question du tirage au sort. (Interruption.) Oui, vous vous refusez à voter à ce propos, ce sera un véritable escamotage, car, une fois l'organisation votée, il n'y aura plus lieu de revenir sur la question de la conscription ; vous direz à la Chambre, non sans raison, messieurs : « Vous avez voté le maintien de la conscription en votant l'organisation votée par le gouvernement, car cette organisation est impossible sans la conscription. »

Il y a ici une question de loyauté. J'aime à croire que la Chambre la résoudra dans le sens que je la prie d'y donner. (Interruption.) Discutons et votons franchement. Vous nous réfuterez, nous répliquerons et au moins les pétitionnaires et nous-mêmes peut-être nous serons satisfaits.

M. Van Humbeeck, rapporteur. - Messieurs, l'honorable président, au moment où l'honorable M. Coomans a déposé sa proposition, lui faisait observer que cette proposition ne se rapporte pas au projet de loi en discussion.

A cette observation l'honorable membre n'a absolument rien répondu.

Quant à moi, si je prends la parole en ce moment, c'est pour obtenir de l'honorable membre précisément une explication sur ce point qu'il n'a pas touché.

Je ne tiens pas le moins du monde à ce qu'on évite de se prononcer sur la question de savoir si l'on maintiendra le tirage au sort, ou si l'on maintiendra le remplacement ; mais ma mission de rapporteur m'oblige à faire tous mes efforts pour qu'on n'introduise pas dans la loi des dispositions qui y sont étrangères et qu'on n'arrive pas à nous faire sur des questions militaires qui sont si complexes une législation qui manquerait totalement de méthode.

Il est évident que si la proposition que vient de déposer l'honorable M. Coomans est, dans son esprit, un amendement au projet que nous discutons, il s'est trompé. Il s'agit d'une autre matière. On pourrait en faire un amendement au projet de loi sur la milice et nous pourrions arriver alors à un résultat, en renvoyant la proposition à la section centrale chargée de l'examen du projet de loi sur la milice.

On pourrait aussi la considérer comme formant un projet de loi spécial et le renvoyer aux sections après en avoir entendu la lecture, ce qui serait de droit, et après que la Chambre l'aurait pris en considération.

La proposition est d'une nature toute spéciale, et il m’est impossible pour le moment d'en comprendre la portée pratique. C'est une proposition négative.

Elle peut être excellente ou détestable. Cela dépend du système par lequel l'honorable membre veut remplacer celui qu'il propose de détruire. C'est encore un point sur lequel il ne s'est pas expliqué.

Je m'aperçois que je commence à discuter au fond le mérite de la proposition. Ce n'est pas là ce que je veux. Ce que je veux, c'est sauvegarder les intérêts du projet de loi que je veux défendre, c'est empêcher qu'on n'y introduise, contre toute méthode législative, une proposition étrangère.

Par conséquent, si la proposition devait, dans l'esprit de l'honorable M. Coomans, former un amendement au projet en discussion, je serais obligé d'opposer la question préalable.

Si, au contraire, elle a un autre caractère, ma mission n'est pas de la combattre et, comme en définitive mon opinion personnelle ne me fait pas désirer qu'à un moment donné un vote de la Chambre n'intervienne pas sur cette question, je suis complètement désintéressé.

M. Jacobsµ. - Si j'ai bien compris la proposition de l'honorable M. Coomans, il ne s'agit ni d'un amendement ni d'un projet de loi. Il ne s'agit pas de faire rentrer cette proposition, en supposant qu'elle soit votée, dans notre arsenal législatif ; il s’agit, étant convenu que dans cette discussion générale on abordera toutes les questions militaires, de déblayer le terrain de la discussion. Il s'agit de se prononcer sur une question de principe dont la solution simplifierait considérablement le débat auquel nous nous livrons.

Cette question sur laquelle la Chambre devra se prononcer en tout état de cause, nous devons nous demander quel sera le moment le plus utile où elle pourra être posée. Or, il est certain que cette question est une question primordiale qui ne peut être utilement posée que maintenant.

Si elle n'était pas posée maintenant, si on ne la posait que par un vote affirmatif ou négatif sur le projet du contingent de l'armée, qu'arriverait-il ? C'est qu'elle serait résolue implicitement avant d'être résolue explicitement. Or, je crois que dans l'intérêt de la clarté, de la dignité même des débats, il importe que cette question soit résolue explicitement et que, comme c'est une question de principe qui domine toute la discussion, il y a intérêt à ce que cette question de principe soit posée, discutée et votée avant tout.

Ce n'est donc ni un amendement, ni un projet de loi. C'est une question de principe destinée à dégager la discussion et à en restreindre le champ.

MfFOµ. - Messieurs, je suis loin de vouloir m'opposer à ce que l'on discute la question soulevée par M. Coomans. J'admets parfaitement qu'à l'occasion de la discussion dont la Chambre s'occupe en ce moment, on puisse produire tous les systèmes, et que l'on examine si le système du tirage au sort doit être maintenu, ou s'il doit être remplacé par un autre qui paraîtrait préférable.

Mais je suis obligé de m'opposer d'une manière absolue au mode de procéder que l'on propose pour obtenir un vote sur la question dont il s'agit, dans les conditions où elle est posée.

On nous demande de résoudre une question de principe ; mais en réalité on veut que la Chambre se prononce sur une véritable abstraction. Or, le règlement de la Chambre n'autorise rien de semblable.

M. Jacobsµ. - Mais les précédents ...

M. Orts. - Jamais !...

MfFOµ. - Dans aucun parlement vous n'avez vu chose pareille. Sans doute, la Chambre peut être saisie de propositions émanant, soit du gouvernement, soit de l'initiative d'un membre de l'assemblée. Mais ces propositions doivent être examinées dans des formes déterminées, et peuvent être amendées, soit par la section centrale, soit par tout membre de la Chambre, lors de la discussion publique.

Voilà ce que dit le règlement. Mais jamais une question de principe ne peut être posée dans une discussion spéciale, que du consentement unanime de la Chambre. On peut, pour la clarté d'un débat, admettre une question de principe, mais il faut pour cela l'unanimité ; un seul opposant la fait écarter.

Maintenant, est-il possible que les auteurs de la motion arrivent à un résultat ? Je ne le crois pas. S'ils veulent aboutir, ils doivent absolument procéder autrement. Au lieu de demander un vote sur une (page 528) question de principe, ce qui est inadmissible, qu'ils formulent une proposition, qu'ils nous disent ce qu'ils veulent, la Chambre pourra comprendre cela ; mais ce serait une véritable surprise qu'un vote sur une question ainsi posée : Faut-il supprimer le tirage au sort ?

En effet, il est possible que la réponse soit unanime sur une pareille question et puis que chacun dise : Oui, supprimons le tirage au sort ! Et puis... après ?... que ferons-nous ? (Interruption.) Nous n'aurons aucune espèce de solution.

- Plusieurs membres. - C’est évident.

MfFOµ. - Ce qu'il faut pour que la Chambre puisse exprimer une opinion sérieuse et raisonnée, c'est qu'elle soit en présence d'une proposition formelle, positive, clairement définie, et au fond de laquelle il n'y ait pas d'équivoque. Eh bien, formulez vos idées, indiquez vos systèmes ! Vous en avez deux, qui sont l'armement général de la nation ou une armée de volontaires. Choisissez entre ces deux systèmes, ou même présentez-les tous deux ; que certains d'entre vous proposent l'armement général, que d'autres proposent une armée de volontaires ; la Chambre examinera. Mais quant à la question de principe réduite à cette formule négative : Maintiendra-t-on ou supprimera-t-on le tirage au sort ? je le répète, elle est inadmissible.

M. Coomans. - Les observations faites tout à l'heure à la Chambre par mon honorable ami M. Jacobs, abrégeront beaucoup les miennes.

Je n'ai pas fait de proposition, je n'ai pas fait d'amendement. J'ai fait ce que cent autres ont fait, n'en déplaise à M. le ministre des finances, ce que l'honorable ministre a fait lui-même. J'ai demandé à la Chambre de déblayer le terrain du débat en posant une question de principe. C'est la manière la plus logique et la plus loyale de procéder.

On m'avait averti que la proposition que je ferais à la Chambre de se prononcer sur la conscription serait repoussée sans être discutée ni votée, qu'on y opposerait soit la question préalable, soit quelque chicane tirée de règlement ; je n'ai pas voulu le croire et je suis bien fâché de devoir le croire aujourd'hui.

Ainsi que j'avais eu l'honneur de vous le faire remarquer, il y a peut-être en ce moment déjà 40,000 citoyens belges qui vous ont demandé d'abolir la conscription. En 1857 et 1858 il y en a eu 75,000 ; il y a eu 1,750 pétitions couvertes de 74,000 à 75,000 signatures dont 2,500 signatures de bourgmestres et d'échevins.

J'en sais quelque chose, car j'ai travaillé un an à peu près au rapport sur ces pétitions et j'ai eu le plaisir de les étudier et analyser avec le plus grand soin.

Et vous voudriez échapper à la nécessité de dire votre avis sur la conscription ! (Interruption.) Vous ne pouvez pas nous objecter qu'un vote par appel nominal sur cette question de principe prendrait trop de temps à la Chambre, on ne peut pas non plus objecter, avec M. Van Humbeeck, que nous voulons obscurcir et enrayer le débat, c'est le contraire qui est vrai, nous voulons le déblayer et favoriser la liberté du vote.

Prononcez-vous sur la question que nous posons, question brûlante, décisive et vous aurez déblayé le débat parlementaire, car vous aurez imposé silence à ceux qui, comme moi, s'attachent principalement à l'abolition de la loterie militaire.

Ah ! me dit-on, argument transmis par M. Dolez à M. Van Humbeeck qui cependant est assez malin pour en trouver dans son propre fonds, mais, me dit-on, attendez la loi sur la milice et rattachez-y votre proposition. Oui, mais si j'attends que la loi sur la milice vienne, j'attendrai longtemps.

La patience m'impatiente depuis les longues années que j'attends cette loi et j'ai malheureusement prévu que je l'attendrais longtemps. Et puis en supposant qu'elle vienne, cette année ou une année suivante, si nous y rattachons notre proposition d'abolir la conscription, on nous dira que nous venons trop tard, que la question a été résolue par le voie concernant l'organisation militaire, laquelle implique le maintien du tirage au sort.

Encore une fois je ne conçois pas qu'on recule devant des questions de principe ; ces questions-là mettent tout le monde à l'aise et à moins que la question ne soit puérile, oiseuse ou impertinente, il me semble qu'il n'y a pas de meilleur moyen que la question de principe pour voter consciencieusement et clairement.

Je dois donc insister à moins que d'honorables membres ne nous indiquent le moyen d'obtenir un vote de la Chambre avant le vote des articles du projet d'organisation militaire. (Interruption.) M. le ministre de la justice me dit : Proposez l'armement général ; il sait que je ne veux pas le proposer, mais ce qu'il sait aussi, c'est qu'il y a différentes catégories d'adversaires de la conscription, et ces adversaires, il voudrait les parquer en compagnies différentes, pour les faire battre plus facilement par les gros bataillons ministériels. Mais cette tactique militaire, trop raffinée, je ne m'y prêterai pas.

Et ne vous étonnez pas, messieurs, qu'il y ait différentes catégories d'adversaires de la conscription, attendu que je connais une douzaine de catégories de partisans des projets ministériels.

Il faut donner satisfaction à ceux de nos collègues qui ne veulent plus de la loterie militaire, et il faut donner satisfaction à la grande majorité du pays, qui n'en veut pas non plus. Et vous savez parfaitement que le pays n'en veut plus ; vous savez parfaitement que le pays n'est pas avec nous sur cette question, et c'est pour cela que vous cherchez tous les moyens imaginables pour empêcher un vote.

Eh bien, ce vote vous le devez au pays ; vous le devez à nous-mêmes et j'insiste sur le maintien de la manière de procéder que j'ai eu l'honneur d'indiquer avec mon honorable collègue M. Le Hardy de Beaulieu, sauf à la Chambre à fixer le jour et la circonstance du vote.

MfFOµ. - Messieurs, dans tout ce que vous venez d'entendre, il y a une objection, qui consiste à dire que, si l'on ne se prononçait pas sur la question de principe soumise à la Chambre avant le vote du projet d'organisation militaire, on déclarerait ultérieurement que cette question a été implicitement résolue, et que le vote de la Chambre sur l'organisation militaire implique le maintien du tirage au sort.

Mais, messieurs, cela est complètement inexact : la Chambre aurait décidé que nous aurons 100,000 hommes et des cadres pour cette armée, qu'elle n'aurait nullement décidé par là comment une pareille force serait constituée. (Interruption.)

Cela est incontestable. Vous pouvez bien présumer que, dans la pensée de ceux qui auraient ainsi voté, la conséquence de ce vote devrait être le maintien du tirage au sort ; cela est possible ; mais la vérité est qu'il n'y aurait aucune solution implicite de cette question par le vote de la loi d'organisation militaire, et que le moment opportun de produire votre proposition se présentera naturellement lors de la discussion de la loi sur la milice.

Vous supposez de notre part de l'hésitation à émettre un vote sur cette question. Mais non, messieurs, vous vous trompez très fort ; il n'y a pas, de notre part, la moindre hésitation à nous exprimer très franchement à cet égard. Vous supposez que le pays est avec vous ; vous supposez toujours qu'il est derrière vous et qu'il partage, qu'il appuie toutes les opinions qu'il vous prend fantaisie d'émettre ; vous supposez que les thèses que vous défendez sont seules populaires.

Eh bien, je n'en crois absolument rien ; je crois que votre opinion sur la question que nous discutons est, au contraire, très peu populaire ; j'ai la conviction que la thèse de l'armement général de la nation et de la suppression du tirage au sort manque complètement de popularité, et qu'elle en manquera davantage encore après la discussion des projets de réorganisation militaire.

Il n'y a donc pour nous aucun motif d'hésitation. Seulement, nous demandons qu'on fasse des choses sérieuses et conformes au règlement, voilà tout ! Nous demandons que cette question vienne à son heure opportune, et cette heure opportune sera, je le répète, la discussion de la loi sur la milice. (Interruption.)

Nous attendrons longtemps, dites-vous. Eh bien, il y a un moyen d'aller aussi vite que vous le désirez. Usez de votre droit, faites une proposition : dites-nous ce que vous voulez. Il ne suffit pas de venir proposer à la Chambre de décider qu'il n'y aura plus de tirage au sort ; une pareille décision ne serait pas une solution sérieuse de la question, parce que la Chambre, après avoir dit, je suppose, qu'il n'y aura plus de tirage au sort, devrait nécessairement prendre les mesures qui seraient la conséquence indispensable d'une telle résolution ; il est impossible qu'il en soit autrement, attendu que, dans toute hypothèse, on veut, on doit avoir une force publique ; qu'elle soit grande ou petite, peu importe ; il en faut une ; comment la constituera-t-on ?

Voilà la question qu'il faudra toujours résoudre. Eh bien, donnez-nous votre solution. Voulez-vous une armée de volontaires ? Soit : cette idée est très défendable. Voulez-vous l'armement général de la nation, comme en Suisse ? Soit encore. Formulez une proposition ; nous l'examinerons et nous voterons.

Si maintenant vous voulez absolument ne soumettre à la Chambre que ce que vous appelez votre question de principe, eh bien, on votera également sur cette question.

(page 529) M. Coomans. - Quand ?

MfFOµ. - Quand ? Mais quand la loi sur la milice sera mise en discussion.

M. Coomans. - Oh '. oh !

MfFOµ. - Comment ! on vous offre tous les moyens de faire statuer sur vos idées et vous n'en voulez pas ? Vous voulez faire décider ce que vous nommez une question de principe et cela contrairement aux dispositions formelles du règlement, qui ne vous donne d'autre moyen de convier la Chambre à un vote que celui de formuler une proposition à faire examiner d'abord par les sections, conformément à ce règlement.

Je vous répète encore que vous ne pouvez obtenir un vote sur une question de principe, que de l'assentiment unanime de l'assemblée.

Nous vous ferons remarquer, au surplus, que cette question, si elle n'était pas écartée par la question préalable, ne déciderait rien du tout ; car, j'insiste sur ce point, il faudrait examiner immédiatement après comment on pourrait parvenir à constituer la force publique.

Eh bien, soumettez-nous une proposition formelle, demandez une armée de volontaires ou l'armement général de toute la nation ; soit ! mais que ce soit quelque chose de précis, et non une simple négation.

M. Dumortier. - M. le ministre des finances a dit en grande partie ce que je me proposais de dire moi-même.

J'admets volontiers qu'il puisse être parfois utile de procéder par voie de question de principe, pour bien indiquer la marche d'une discussion, mais il faut que cette proposition ait directement trait à l'objet en discussion. Or, que propose l'honorable membre ? Mon honorable collègue et ami propose ce qu'il appelle une question de principe. Eh bien, non, sa proposition n'a pas ce caractère. La véritable, la seule question de principe qu'il devrait faire est celle-ci : Y aura-t-il ou n'y aura-t-il pas une armée pour la défense nationale ?

Voilà, messieurs, la véritable question de principe, et celle-là on ne la soulève pas.

Maintenant, si mon honorable collègue veut obtenir la satisfaction qu'il réclame, eh bien, qu'il propose non pas un projet de loi, car ce serait retarder la solution qu'il désire, mais un article en tête du projet de loi que nous discutons ; cet article sera discuté, soumis à un vote et de cette façon mon honorable ami aura atteint le but qu'il se propose.

M. le président. - Gardien du règlement, je dois signaler à la Chambre les articles 34 et 35 qui sont ainsi conçus :

« Art. 34. Chaque membre a le droit de faire des propositions et de présenter des amendements.

« Art. 35. Chaque membre qui voudra faire une proposition la signera et la déposera sur le bureau pour être communiquée immédiatement dans les sections de la Chambre.

« Si une section au moins est d'avis que la proposition doit être développée, elle sera lue à la séance qui suivra la communication dans les sections.

« Le président de chaque section transmettra l'avis de sa section au président de la Chambre. »

Le règlement n'indique donc que deux voies, la voie d'amendement et la voie de proposition, et c'est parce qu'il n'y a que ces deux voies que je me suis permis de présenter l'observation qui fait l'objet de la discussion actuelle.

M. Delaetµ. - Il est un fait que personne de nous ne contestera, c'est que la loi sur l'organisation militaire, la loi sur le contingent de l'armée et la loi sur la milice se tiennent aussi étroitement que les trois bases d'un trépied.

Il est évident que le vote d'une de ces lois entraîne forcément le vote des deux autres, à moins que la Chambre ne se contredise, votant blanc un jour et noir le lendemain.

Messieurs, ce qui importe au pays, c'est la grande question du maintien ou de l'abolition de la conscription, de cette conscription qu'à droite comme à gauche on considère comme une loi injuste et dont à peine une nécessité absolue, démontrée à toute évidence, pourrait justifier le maintien.

M. le ministre des finances nous dit : « Il est impossible qu'une question de principe soit mise aux voix. » M. le président, se fondant sur le règlement, émet la même opinion. Pour moi, je ne crois pas que le règlement interdise le vote sur une question de principe ; le règlement n'en parle pas.

Mais on nous offre un moyen de tout concilier ; on nous dit : « Proposez un article quelconque, et on votera sur l'article. »

Je veux bien qu'on suive ce mode ; mais à la condition de s'entendre.

Il a été décidé que la discussion générale de tout ce qui touche à notre organisation militaire soit directement soit indirectement se ferait d'un seul coup ; continuons donc la discussion générale ; mais au lieu de voter immédiatement sur l'organisation militaire, procédons d'abord au vote de la loi sur la milice. De cette façon, la question de principe dont se préoccupe tout le pays, fera en temps opportun l'objet d'un vote utile.

Si vous ne consentez pas à suivre ce mode de votation, et que vous repoussiez cependant le vote sur la question de principe, vous rendrez impossible toute tentative sérieuse faite pour amener l'abolition d'une loi odieuse.

M. Orts. - L'honorable M. Coomans nous a dit dans quel but il avait fait sa proposition ; et ce but suffit pour démontrer que cette proposition se présente sous une forme complètement inacceptable.

L'honorable membre demande à la Chambre de voter sur une question de principe : La conscription, le recrutement par la voie du sort sera-t-il oui ou non maintenu ?

« J'espère, nous a dit l'honorable membre avec une naïveté à laquelle il ne nous a guère habitués ; j'espère que de cette façon j'aurai pour moi deux espèces de partisans qui, en désaccord complet sur le fond, peuvent être d'accord sur la formule. J'aurai pour moi les gens qui veulent en principe ce que je ne veux pas moi-même, l'armement général de la nation et préfèrent ce système au système de recrutement par la voie du sort. J'aurai en outre, pour moi, les gens qui, comme moi-même, ne veulent pas du tout d'armée, qui ne veulent que des volontaires. »

L'honorable membre espère donc, à la faveur de ce calcul, conquérir une majorité factice pour sa motion. Mais cette majorité si elle ne révèle, ne sera pas une vérité. Elle sera un mensonge. Quand il s'agira de passer de la question de principe à la question d'application, le lendemain du vote, la coalition se partagerait en fraction radicalement hostiles qui se combattront sur les conséquences, alors qu'elles auraient concouru à faire voter la motion.

Celte façon de procéder n'est ni assez nette, ni assez loyale à l'égard du pays, au nom duquel on réclame une solution. Elle est inacceptable.

L'honorable M. Coomans veut que la Chambre vote sur une question de principe, soit. Je puis me rallier à cette manière de voir, si la Chambre le permet, à une condition, savoir : que le vote soit intelligible pour tous, et que chaque volant prenne vis-à-vis du pays une responsabilité nettement définie.

Les adversaires de la conscription peuvent vouloir, après sa suppression, de trois choses l'une :

Pas d'armée du tout ;

Une armée de volontaires ;

La nation armée toute entière.

Prononçons-nous franchement et clairement sur chacune de ces questions, et surtout pas d'équivoque.

Dans ce but, je demande qu'avant, la question de principe posée par l'honorable M. Coomans, la Chambre vote sur les questions suivantes :

1° La Belgique aura-t-elle une armée pour sa défense ?

2° L'armée sera-t-elle composée uniquement de volontaires ?

3° L'armée sera-t-elle formée par toute la population mâle, en état de porter les armes ?

Si ces trois questions sont successivement résolues, nous aurons fait une chose bien plus utile et bien plus claire vis-à-vis du pays que ce que demande l'honorable M. Coomans ; mais je doute que cette transaction soit acceptée par l'honorable membre. J'attends sa réponse.

M. Vilain XIIIIµ. - Messieurs, il me semble qu'il y aurait un moyen de concilier tout le monde. Ce moyen consiste dans l'engagement que le gouvernement prendrait de promulguer le même jour la loi d'organisation militaire, la loi du contingent et le chapitre qui a été détaché de la loi du recrutement, et sur lequel un rapport a été déposé hier. Si le gouvernement voulait prendre cet engagement, tous les membres de la Chambre pourraient exprimer leur opinion sur les questions de principe, dans la discussion même des articles de ces trois projets de loi.

II est certain que ces projets ont entre eux une corrélation très intime. J'ai déjà énoncé cette opinion devant la Chambre. Le sacrifice qu'on (page 530) veut demander au pays est grand ; il est nécessaire de savoir comment on le lui demandera.

Je suis en cela d'accord avec un grand nombre de membres qui désirent que le mode de recrutement soit déterminé avant, ou du moins en même temps que la promulgation de la loi d'organisation militaire.

MPDµ. - Je dois faire remarquer que la section centrale chargée d'examiner la loi sur la milice a détaché, non pas une partie de ce projet, mais seulement une partie de son rapport. Hier, j'avais pensé, comme M. Vilain XIIII, que la section centrale avait détaché une partie du projet de loi ; ce qui me fit demander à la Chambre si elle entendait mettre une partie de la loi à l'ordre du jour. Mais M. le rapporteur me fait observer à l'instant même qu'il avait déposé seulement la partie du rapport de la section centrale relative au remplacement et au recrutement, dans le but de faire connaître à la Chambre les idées de la section centrale sur cet objet.

M. Mullerµ. - Messieurs, conformément au vœu exprimé par la Chambre, j'ai hier, au vœu de la section centrale, déposé la partie de son rapport relative au remplacement et à la substitution. Lorsque M. le président a demandé à la Chambre si elle entendait mettre cette partie de notre travail à l'ordre du jour, j'ai fait remarquer que cela était impossible, puisque des articles de ce chapitre doivent subir des modifications, selon que l'armée sera divisée en armée active ou en armée de réserve. Evidemment s'il y a une armée active et une armée de réserve, les dispositions relatives au remplacement et à la substitution devront être modifiées.

Maintenant, quant à la partie du projet de loi qui concerne le tirage au sort, elle peut être immédiatement déposée sur le bureau.

Il est parfaitement facultatif aux membres de la Chambre qui ont demandé qu'un débat s'ouvrît sur la suppression du tirage au sort, d'introduire cette question dans la loi d'organisation militaire actuellement en discussion. Je ne trouve rien d'exorbitant à cette prétention, pour autant qu'elle suive, comme on l'a dit, la filière des propositions.

M. Coomans. - Je remercie l'honorable M. Muller de bien vouloir reconnaître que la motion que j'ai eu l'honneur de soumettre à la Chambre a sa raison d'être et qu'elle se rattache nu projet de loi dont la Chambre est réellement saisie, à savoir le projet de loi sur la milice.

Avant l'ouverture de ce débat, nous avons eu une discussion en section centrale sur le point grave de savoir si la loi de milice ne devait pas précéder les autres lois militaires. Dans ma conviction, qui s'est corroborée depuis lors, la loi de milice devait avoir le pas sur toutes les autres lois, parce que c'est dans cette loi qu'étaient posées les grandes questions de principe. Malheureusement cet avis n'a pas prévalu ; s'il avait prévalu, nous ne serions pas devant les difficultés contre lesquelles nous nous buttons aujourd'hui. Nous aurions pu vider le terrain militaire de la question de la conscription

Mais ne prétendez pas éluder cette question, c'est la seule dont le public s'occupe ; M. le ministre des finances a beau dire que le publie ne s'en occupe pas.

MfFOµ. - Je n'ai pas dit cela.

M. Coomans. - Vous avez dit l'équivalent. Mais c'est donner un démenti très injuste aux nombreux pétitionnaires qui s'adressent chaque jour à vous pour demander la suppression de la conscription ; à moins que M. le ministre ne prétende que les milliers de pétitions que nous avons reçues sont des pétitions fausses ou qu'elles ne portent que des signatures d'enfants ! Or, je puis affirmer que ces pétitions sont très sérieuses et si elles sont sérieuses, il est clair que le pays est ému et il ne l’est, selon moi, que par la question de la conscription.

Soyons de bon compte ; ce qu'on veut éviter, c'est de se prononcer....

- Des membres. - Non ! non !

- D'autres membres. - Oui ! oui !

M. Coomans. - C'est cela, et je ne crois pas dire une injure.

M. le ministre de la justice (M. Bara). - Faites une proposition.

M. Coomans. - Mais je vous en fais une, c'est de vous prononcer sur la grande question à l'ordre du jour.

Si vous consentez à ce que vient de dire l'honorable M. Dumortier, à ce qu'on propose à la loi en discussion un article premier abolissant la conscription...

M. le ministre de la justice (M. Bara). - Et la remplaçant.

M. Dumortier. - Bien entendu, pourvu que cet article n'abolisse pas seulement la conscription, mais crée autre chose à la place.

M. Coomans. - Soit ; un article qui abolisse la loterie militaire...

M. Orts. - Et mettre quoi à la place ?

M. Coomans. - Mais si vous rejetez l'article, vous aurez le champ libre. (Interruption.)

M. Orts. - C’est de la coalition.

M. Coomans. - Je proposerai l'abolition de la conscription ; vous proposerez le maintien de la conscription.

Nous serons devant deux propositions et c'est de la solution à intervenir que dépendra le reste du débat. Cela vous convient-il ? (Interruption.)

Mais il serait fort étrange que la représentation nationale n'osât pas se prononcer sur une question qui occupe toute la nation. Si vous croyez que la nation se préoccupe du nombre de vos généraux, de vos colonels, de vos intendants, vous vous trompez beaucoup. Elle s'occupe beaucoup moins des questions d'impôt et des questions d'argent, que de la question du recrutement parce qu'elle sent instinctivement que là est la grande question, la question de justice, laquelle justice, comme le disait hier un honorable partisan du projet ministériel, devrait être la base de toute législation.

C'est l'honneur de mon pays qu'il s'anime sur une question de justice. Il est très peu de pétitionnaires qui vous aient demandé de diminuer les dépenses du budget de la guerre, mais tous ou à peu près tous vous ont demandé l'abolition de la conscription. Eh bien, ayez le courage de vous prononcer sur cette question capitale.

MfFOµ. - On me fait dire que le pays ne s'occupe pas de la question de l'armée. Je n'ai rien dit de semblable. J'ai dit que l'on croyait à tort que la thèse que l'on soutenait était une thèse populaire, tandis que moi je soutiens que la cause que nous défendons est loin d'être impopulaire et le sera moins encore après nos discussions.

Messieurs, on persiste dans la petite tactique que l'on a imaginée sous le nom de question de principe. On croit être très courageux en formulant une proposition qui revient à ceci : Je suppose qu'un honorable membre, l'honorable M. Le Hardy de Beaulieu, par exemple, qui attaque vigoureusement notre système d'impôts, qui l'attaque dans toutes ses parties, dise à la Chambre : Je propose de décider, par question de principe, la suppression de tous nos impôts. On demandera immédiatement à l'honorable membre : Que mettrez-vous à la place ? C'est une autre affaire, répondra-t-il ; nous verrons cela plus tard ; commençons toujours par supprimer tous les impôts ! (Interruption.)

Eh bien, les honorables membres procèdent absolument de la même façon, lorsqu'il s'agit de la question du tirage au sort. Quand on s'occupe de régler l'état militaire d'un pays, il s'agit d'abord de décider si l'on aura une armée, quelle sera son importance et comment on la constituera. - Non ! dit M. Coomans, non ! ne nous occupons pas de cela ; décidons d'abord si la conscription sera abolie ; ayez le courage de vous prononcer sur cette question !

Messieurs, il ne faut aucun courage pour cela. Si l'on veut résoudre cette question sur-le-champ d'une manière abstraite, sans s'occuper de l'application et de la pratique, que l'on vote l'abolition du tirage au sort, qu'il soit aboli provisoirement à l'unanimité par la Chambre, à quel résultat serez-vous arrivé ?

M. Coomans. - Ce sera superbe.

MfFOµ. - Oh ! oui, ce sera magnifique ! ce sera admirable ! car la Chambre, après avoir décidé qu'il n'y aura plus de tirage au sort et après avoir recherché dans vingt systèmes différents comment on peut constituer une armée, arriverait à ce résultat que le tirage au sort doit être rétabli. (Interruption.) De même qu'après avoir décidé qu'on supprimerait tous les impôts actuels et après avoir cherché quels sont les impôts les meilleurs à mettre à la place, on arriverait à décider qu'il faut momentanément rétablir ceux dont on aurait décrété l'abolition ; à moins qu'on n'arrivât à la découverte de la pierre philosophale, et qu'on ne parvînt à découvrir le meilleur des impôts dans le meilleur des mondes. C'est l'idéal qui est à rechercher également pour la milice. En attendant que cette merveilleuse découverte soit faite, je crois que tous les gens raisonnables maintiendront ce qui existe jusqu'à ce qu'on ait trouvé quelque chose de meilleur à mettre à la place.

Donc, à la question de principe telle qu'elle est posée, nous (page 531) opposerons formellement la question préalable et nous disons aux honorable s membres qui ont signé la proposition : Vous avez un moyen d'appeler la Chambre à se prononcer. Ayez à votre tour le courage de faire une proposition, déclarez franchement que vous ne voulez pas d'armée, ou, si vous voulez une armée, indiquez les moyens que vous entendez employer pour la former. Voilà la position qu'il faut prendre. Voilà du vrai courage. Cette proposition, vous pouvez la formuler immédiatement, et même la rattacher sans difficulté au projet actuel. Vous pouvez faire la proposition soit de l'armement général, soit d'une armée de volontaire» comme question à décider avant celle de l'organisation militaire.

Voilà la position que nous vous convions à prendre. Mais quant à une proposition qui n'est qu'une chausse-trape, il faut bien l'appeler par son nom, celle-là, nous la repoussons.

- Des membres. - A demain ! à demain !

M. le président. - Il y a encore cinq orateurs inscrits.

- La séance est levée à cinq heures et quart.