(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1867-1868)
(Présidence de M. Dolezµ.)
(page 55) M. de Moor, secrétaireµ, procède à l'appel nominal à 2 1/4 heures.
M. Van Humbeeck, secrétaireµ, donne lecture du procès-verbal de la dernière séance.
- La rédaction en est approuvée.
M. de Moor, secrétaireµ, présente l'analyse suivante des pièces adressées à la Chambre.
« Le sieur Lecomte prie la Chambre de décréter qu'à l'avenir l'indemnité mensuelle sera remplacée par des jetons de présence. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Des habitants de Liège présentent des observations relatives à l'organisation de l'armée. »
- Renvoi à la section centrale qui sera chargée d'examiner le projet de loi sur l'organisation de l'armée.
« La dame Macqucz demande un congé illimité pour son fils Ignace Badoux, soldat au 8ème régiment de ligne et milicien de 1865. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Le sieur Du Gauquier demande la mise à exécution des dispositions de la loi du 16 mars 1865, qui sont relatives à la caisse de retraite. »
- Même renvoi.
« Le sieur Vande Weyer demande un congé illimité pour son fils Arnold-Louis, soldat au 12èmee régiment de ligne et milicien de la classe de 1865. »
- Même renvoi.
« Des habitants de Bruxelles demandent l'abolition du tirage au sort pour la milice. »
- Même renvoi.
« Le conseil communal de Jehonville prie la Chambre d'accorder à la compagnie Forcade la garantie d'un minimum d'intérêt sur une somme proportionnée à l'importance des lignes qu'elle aurait à construire et d'accueillir favorablement toute demande de suppression des voies les moins utiles. »
« Même demande du conseil communal de Paliseul, Ochamps. »
- Même renvoi.
« Des habitants de Borsbeek protestent contre les propositions de la commission militaire et demandent que le gouvernement soit invité à présenter dans la session actuelle un projet de loi qui abolisse le tirage au sort pour la milice. »
« Même demande d'habitants de Brecht, Schooten, Saint-Léonard. »
- Même renvoi.
« Le colonel pensionné Van den Bussche prie la Chambre d'accorder aux officiers pensionnés une augmentation de 15 à 20 p. c. en attendant qu'une loi nouvelle règle leurs pensions. »
- Même renvoi.
« Le sieur Janssens prie la Chambre de revenir à l'ancien tarif des chemins de fer de l'Etat pour les parcours à grandes distances et de faire inaugurer immédiatement le nouveau barème pour les trajets de 30 kilomètres et moins avec billet de retour. »
- Même renvoi.
« Le sieur Devaux propose d'abolir le droit de débit des boissons alcooliques et d'élever considérablement le droit de patente des cabaretiers. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du budget des voies et moyens.
« Le sieur Vanden Broeck demande l'abolition de la patente des médecins. »
- Même décision.
« Le sieur Magnier prie la Chambre d'examiner si le droit de patente actuel ne doit pas être remplacé par une taxe, variable selon le genre de commerce et d'industrie, de tant pour cent à prélever sur les bénéfices nets constatés par une copie du bilan que chaque négociant ou toute société anonyme ou en commandite serait tenue d'expédier au ministère des finances. »
- Même décision.
« M. le ministre des finances adresse à la Chambre, en exécution de l'article 46 de la loi sur la comptabilité, les états sommaires des adjudications, contrats et marchés passés par les divers départements ministériels pendant l'année 1866. »
- Dépôt au bureau des renseignements.
« M. Jacobs, retenu pour affaires, demande un congé de quelques jours. »
- Ce congé est accordé.
« M. le ministre de l'intérieur informe la Chambre qu'à l'occasion de la fête patronale du Roi, un Te Deum sera célébré le vendredi 15 de ce mois dans l'église des SS. Michel et Gudule. »
- La Chambre décide qu'elle se rendra en corps à cette cérémonie.
M. le président. - La parole est à M. Le Hardy de Beaulieu pour terminer son discours.
M. Le Hardy de Beaulieuµ. - Messieurs, j'ai entrepris de prouver que la Belgique ne peut continuer le système d'équilibrer sans cesse ses budgets au moyen d'emprunts, sans courir à l'impuissance, aux catastrophes. Jeudi dernier, lorsque, conformément à la décision de la Chambre, j'ai pris la parole, je m'attendais si peu à parler ce jour-là, que je n'avais pas même les notes que j'avais recueillies pour me guider dans cette démonstration ; j'ai dû me borner à présenter quelques idées générales. Aujourd'hui j'espère arriver par les chiffres, pris dans les documents qui nous sont distribués, à vous démontrer complètement la thèse que j'ai indiquée.
Je suis obligé, messieurs, de remonter un peu en arrière afin de vous démontrer que le système dont je me suis plaint dans la dernière séance, pour les 4 années où j'ai été appelé à contrôler les dépenses gouvernementales sur les bancs de cette Chambre, n'est pas nouveau, qu'il date de l'origine même de notre constitution en Etat indépendant.
En effet, le document qui nous a été distribué, il y a quelques jours, sous le titre de « Compte général de l'administration des finances, rendu pour l'année 1865 » nous démontre que les recettes de toute nature depuis le mois d'octobre 1830 jusqu'au 31 décembre 1865, se sont élevées à un total de fr. 4,451,082,536 69 tandis que les dépenses de toute nature également, pendant la même période, out atteint le chiffre de 4,454,103.642 francs 63 centimes.
De telle sorte que l'exercice 1864 a commencé avec un déficit de 2,011,905 fr. 31 cent, en reportant à l'exercice suivant une somme de 1,009,390,64 déjà mandatée à ce moment.
Pour former les chiffres globaux que je viens de citer, il convient de dire que, dans les recettes totales, sont compris tous les emprunts qui ont été faits depuis le commencement de la constitution de la Belgique. (erratum, page 67) Ce n'est qu'au moyen de ces emprunts que les dépenses ont été équilibrées, jusqu'à cette époque, à deux millions et quelques milliers de francs près.
Pendant toute cette période, nous n'avons eu aucune crise sociale ou politique, extraordinaire, sauf celle de 1848 ; nous n'avons, par conséquent, été obligés de faire aucune dépense qui exigeât des sacrifices en dehors des ressources ordinaires du pays, et cependant nous avons dû, pour équilibrer nos dépenses, emprunter de 600 à 700 millions, c'est-à-dire, en moyenne, 20 millions annuellement.
(page 56) Comme je le disais dans la dernière séance, depuis que j'ai l'honneur de faire partie de cette assemblée, deux emprunts de 60 millions chacun ont été votés pour arriver à équilibrer nos dépenses avec nos recettes, c'est-à-dire sur le pied de 30 millions par an, tandis que l'amortissement ne réduit la dette publique que d'environ 7 millions.
Il est évident, par le simple examen des quelques chiffres que je viens de donner que si nous continuons de la même manière, le défaut d'équilibre entre nos recettes et nos dépenses ira en s'agrandissant d'année en année.
En effet, les besoins de la dette publique croissant sans cesse, les autres besoins d'administration du pays ne s'arrêtant pas et croissant également, avec l'augmentation de la population, de la richesse publique, avec l'accroissement de toutes les forces sociales. Il est évident qu'il y aura un moment où l'équilibre sera rompu et que ce jour-là il faudra forcément s'arrêter.
J'ai voulu examiner jusqu'à quel point ce moment était éloigné ou prochain.
J'ai donc, toujours dans le même document cité tantôt, recherché quels étaient les accroissements et les diminutions des revenus, afin de voir si, au bout d'une certaine période, les accroissements de revenus justifiaient l'accroissement des dépenses. Prenant les budgets de 1862 à 1866 dont le tableau est annexé au même document, je trouve, pour ne pas entrer dans les détails des chiffres, que les accroissements de 1862 à 1866, budgets connus et réalisés, se sont élevés à 11,471,099 fr., et si nous prenons les propositions contenues dans le budget de 1868, nous trouvons que les accroissements qui ne sont que probables, qui peuvent être dépassés ou ne pas être atteints, s'élevaient à 14,966,862 fr.
Les diminutions, d'aune part, se sont élevées dans les mêmes périodes, c'est-à-dire de 1862 à 1866, à 4,808,957 fr. et pour la période de 1862 à 1868 à 7,766,542 fr., en sorte que l'accroissement réel de revenus n'a été que de 6,662,142 fr. pour la première période, de 7,700,000 pour la seconde.
Or, par les seuls emprunts votés il y a deux ans et cette année, nous avons déjà accru la dépense de 6 millions.
Les autres dépenses n'ont pas été réduites pour cela ; au contraire, la plupart ont subi des augmentations notables, de telle sorte que les accroissements de nos revenus sont absorbés, rien que par l'intérêt des derniers emprunts votés. Il en résulte nécessairement que si nous voulons équilibrer nos dépenses avec nos recettes, il faudra, si nous n'y portons remède, continuer le système d'emprunt qui a prévalu jusqu'aujourd'hui...
MfFOµ. - Comment, dans votre système, couvrirait-on les intérêts ?
M. Le Hardy de Beaulieuµ. - Je n'expose pas mon système...
MfFOµ. - Dans votre manière d'apprécier.
M. Le Hardy de Beaulieuµ. - Je dis les faits que j'ai puisés dans les documents que vous nous avez fait parvenir.
M. le président. - M. le ministre, veuillez ne pas interrompre.
MfFOµ. - C'est pour éclairer la discussion.
M. Le Hardy de Beaulieuµ. - Je ne me plains pas des interruptions de M. le ministre des finances.
Messieurs, la preuve de ce que j'avance et la réponse à l'interruption de M. le ministre se trouvent dans les budgets depuis celui de 1863. Le budget de 1864 commence par un déficit de 2,011,903 fr. 51 c. Il est porté à la fin de 1864 à 6,720,719 fr. 92 c. En 1865, les prévisions du déficit s'élevaient à 21,205,214 fr. 66 c. Le déficit réalisé s'est élevé à 10,255,454 fr. 28 c.
MfFOµ. - Quel déficit ?
M. Le Hardy de Beaulieuµ. - Le déficit constaté dans les documents que vous nous avez distribués. Je n'ai rien inventé. A la page 264, vous trouverez les chiffres que j'ai l'honneur de vous citer.
A la fin de 1865, le déficit était de 16,976,234 fr. 20 c.
Les résultats des années 1866 et 1867 ne nous sont pas connus, je ne puis les donner. Mais je vous cite des chiffres que j'ai trouvés dans le compte général de l'administration des finances, pour 18635 Mais ce que je sais, c'est que, au commencement de 1866, il y avait des crédits transférés de 1864, pour 24,596,979 fr., et des crédits transférés de 1865, pour 61,245,332 fr. 49 c, formant un total de 88,842,311 fr. 49 c, pour lesquels il n'y avait aucune ressource prévue. C'est pour couvrir en partie ces crédits que l'on a fait, dans le courant de cette année, un emprunt de 60 millions, laissant, comme je vous l'ai dit dans la dernière séance, 28,842,000 et des francs à découvert, c'est-à-dire, sans ressource pour y faire face.
Vous voyez donc que le régime dont je me plains et qui conduit à l'accroissement incessant de la dette publique, continue à fonctionner aujourd'hui, comme il a fonctionné dans les années antérieures ; et que si nous ne voulons pas que la dette publique prenne des proportions telles que nous ne puissions plus y faire face, comme cela est arrivé dans les pays que j'ai cités dans la dernière séance, il faudra bien que nous prenions des mesures pour couvrir nos dépenses au moyen de nos ressources annuelles. II me semble qu'il n'y a là rien d'exagéré, qu'il n'y a là que l’énonciation d'un raisonnement très simple et très pratique.
J'aborde la question des moyens à employer pour arriver à cet équilibre. Il n'y en a que trois à ma connaissance. Suivre l'ancien système, c'est-à-dire emprunter en moyenne sur trente ans 20 millions par an pour équilibrer nos dépenses, moyenne qui sera nécessairement augmentée, puisque nos ressources seront de plus en plus absorbées par les intérêts et l'amortissement des emprunts ; ou bien augmenter les impôts, au point qu'ils fassent équilibre aux dépenses ; ou enfin, réduire les dépenses jusqu'au niveau de nos ressources.
Je ne connais aucune autre manière pour arriver à l'équilibre nécessaire entre les recettes et les dépenses.
Continuer à emprunter, je pense, messieurs, qu'il ne peut plus en être question. Si nous persévérions encore quelques années dans ce système, les financiers viendraient eux-mêmes nous fermer la porte des emprunts en ne nous prêtant plus.
Il ne reste donc plus, ou, si vous voulez, il ne nous restera plus bientôt que deux moyens pour équilibrer nos budgets : l'augmentation des impôts ou la réduction des dépenses.
Augmenter les impôts !..... Sur quoi, je vous le demande, messieurs, pourrait-on les augmenter de manière à produire les 6 à 8 ou 10 millions nécessaires pour obtenir l'équilibre ?
Est-ce sur l'impôt foncier que vous ferez porter l'augmentation ? Mais il a été déclaré à plus d'une reprise dans cette assemblée, depuis que j'en fais partie, qu'il ne s'agit en aucune façon et en aucun temps d'augmenter l'impôt foncier.
Et en effet, il serait souverainement injuste de faire porter l'augmentation sur cet impôt qui est, dans les cas de crises ou de grandes nécessités nationales, la seule ressource qui puisse faire face aux besoins publics éventuels.
La preuve, c'est qu'en 1848, lorsqu'on a eu besoin inopinément d'argent, c'est à l'impôt foncier, à la propriété qu'on a demandé les emprunts forcés. Or, si vous excédiez dans une certaine mesure l'impôt sur ce point-là, il est évident que dans les moments de crise, vous ne pourriez plus vous adresser à cette ressource ; que si vous vous adressiez à elle, elle vous ferait complètement défaut, puisque vous l'auriez épuisée.
Est-ce sur l'impôt personnel ?
Je pense que ce que vous a dit l'honorable ministre des finances va nous démontrer que cette ressource ne peut pas nous conduire très loin.
500,000 maisons, nous a-t-il dit, en Belgique, sont habitées par des gens incapables de payer la plus minime cote foncière et personnelle.
MfFOµ. - Je n'ai pas parlé de l'impôt foncier.
M. Le Hardy de Beaulieuµ. - Disons personnelle. Il n'y aurait donc que 400,000 maisons en Belgique sur lesquelles pourrait porter l'accroissement de cet impôt.
Vous comprenez qu'à moins d'entrer dans des exagérations irréalisables, il serait impossible de s'adresser à cette source.
Les patentes sont dans le même cas. Il n'y aurait donc plus, en fait d'impôts directs, que les débits de boissons et de tabac qui pourraient être frappés ; mais je crois que, comme il y aurait par là un nouvel accroissement du nombre des électeurs, ce mode ne rencontrerait pas l'assentiment de tous les bancs de cette Chambre.
Resteraient donc les impôts indirects, c'est-à-dire l'accise, l'enregistrement, les douanes et quelques autres petites sources.
Mais, messieurs, en Angleterre, depuis 1846, c'est-à-dire depuis vingt ans, tous les efforts des financiers se sont constamment dirigés vers la diminution des impôts indirects.
(page 57) Robert Peel, Gladstone et autres, depuis vingt et un ans, ont réduit ou supprimé des impôts indirects pour 400 à 500 millions annuellement et, malgré cette réduction, ou plutôt à cause de cette réduction, ils sont arrivés, non seulement à maintenir l'équilibre de leurs budgets, mais encore à accroître le rendement de la généralité des impôts. En même temps, voyez la différence : depuis Robert Peel on a diminué la dette publique d'année en année, jusqu'à concurrence de plus d'un milliard, et cela sans amortissement. Et c'est dans le moment où l'industrie, eu Angleterre, par suite de cette diminution, a pris tant de développement que nous irions, nous, en suivant la voie contraire, augmenter des impôts qui attaquent directement le travail dans la source, dans les frais de production.
Si nous avons quelque chose à faire en fait d'impôts indirects, c'est de suivre, comme je le disais l'autre jour, l'exemple donné par M. le ministre des travaux publics, c'est d'arriver à la réduction des charges, afin d'arriver, par la réduction même, à l'accroissement des produits.
Cela fera peut-être hausser les épaules aux financiers belges ; les financiers anglais en ont jugé tout autrement et je crois que les résultats leur donnent complètement raison.
Je pourrais, messieurs, allonger beaucoup ces explications ; mais je crois qu'elles sont suffisantes.
Nous sommes donc arrivés à cette nécessité ou d'augmenter les impôts ou de réduire les dépenses.
L'augmentation des impôts, je viens de le démontrer, je pense, est à peu près impossible, à moins de suivre l'exemple donné par l'Angleterre. Il nous reste les diminutions dans les dépenses. Est-ce que cela est impossible ? Est-il absolument nécessaire, pour administrer cinq millions d'habitants, de dépenser annuellement 169 à 170 millions ? Cela ne m'est nullement démontré. Je dirai même que le contraire m'est démontré. Je vous ai cité dans mon dernier discours l'exemple de la Suisse. La Suisse ne dépense en ce moment que 17 à I8 millions annuellement pour toute son administration.
Depuis 1830, époque à laquelle je me suis reporté tantôt, jusqu'aujourd'hui, la Suisse pendant que nous dépensions 4 milliards et demi, ne dépensait en tout qu'un demi-milliard c'est-à-dire neuf fois moins que nous ; et cependant je ne sache pas que la sécurité ait été moins grande en Suisse que chez nous. J'ai même vu qu'en 1852 ayant affaire à la Prusse dans la question de Neuchâtel, elle a fait très bonne figure, tandis qu'en 1839 nous avons malheureusement dû suivre une conduite tout à fait opposée.
Je ne vois donc pas que le système des budgets économiques soit aussi impossible qu'on veut bien le dire Il y a donc moyen, si nous le voulons, si nous le voulons fermement, si nous ne nous laissons pas entraîner par des préjugés ou par la routine, d'arriver à gouverner et à administrer le pays à des conditions beaucoup plus économiques que nous ne le faisons maintenant ; et c'est pour vous convier à entrer fermement et résolument dans cette voie que j'ai pris la parole à l'occasion de ce budget, afin de vous signaler, avant que vous entriez dans l'examen des propositions d'augmentation de dépenses militaires qui nous sont faites, le danger, le danger réel que court le pays, s'il persévère dans la voie funeste dans laquelle il est engagé depuis trop longtemps et dont il est temps que nous sortions.
M. Delaetµ. - Je demande la parole pour une motion d'ordre.
Messieurs, vous aurez tous appris, par les journaux, qu'un des droits les plus précieux du citoyen belge a été violé, et, je puis le dire sur le rapport des journaux, a été scandaleusement violé à Bruges par des sous-officiers et des caporaux de l'armée. Aujourd'hui surtout que la nation libérale craint l'invasion de plus en plus évidente de l'esprit de militarisme, et la prédominance de l'élément militaire sur l'élément civil, ce fait est non seulement de nature à jeter l'alarme dans la population, mais à éveiller la juste susceptibilité de cette Chambre, gardienne souveraine des droits constitutionnels des citoyens.
Je ne puis, messieurs, vous dire d'une façon plus succincte ce qui a eu lieu à Bruges, que je ne le trouve relaté dans une correspondance adressée de cette ville au journal l’Escaut. La lettre est datée de Bruges, le i novembre, c'est-à-dire, d'hier. II y est dit :
< Le meeting qui a été convoqué hier soir dans notre ville, à l'effet de protester contre l'aggravation des charges militaires, a été troublé par les violenccs de la soldatesque.
« Dès avant l'heure fixée pour l'ouverture du meeting, une foule de sous-officiers et caporaux en uniforme et en armes se pressaient devant la porte du local. Ordre fut donné par le président de les admettre à la séance, sous la condition de déposer leurs armes, conformément à l'article de la Constitution qui proclame le droit pour les Belges de se réunir paisiblement et sans armes.
« Cinq ou six militaires qui étaient à la tête du détachement se conformèrent à cet ordre. D'autres déposèrent le fourreau et cachèrent l'arme sous leurs habits. D'autres encore refusèrent d'accéder à l'ordre, escaladèrent la salle en brisant la rampe de l'escalier et en maltraitant des bourgeois dont ils lacérèrent les vêtements.
« A peine M. Lebrun, ancien notaire et ancien vénérable de la loge de Bruges, qui présidait le meeting, avait-il prononcé quelques paroles qu'il fut interrompu par des buées et des sifflets. Il fut impossible à l'honorable président de terminer son discours.
« Après lui, M. De Beucker monte à la tribune et est accueilli par les vociférations des militaires.
« L'orateur, après quelques minutes, parvient à obtenir un peu de silence et dit qu'il n'est pas venu à Bruges pour insulter à l'armée, qu'il professe le plus grand respect pour ceux qui portent volontairement les armes pour la défense de la patrie et de ses libertés, qu'il n'est hostile qu'au militarisme, cet ennemi de toute liberté civile, régime qui en enlevant au travail la fleur de la jeunesse, finira par créer la famine même dans les casernes.
« Les militaires interrompent l'orateur en hurlant : Vive Rogier, vive Chazal !
« Un sous-officier envahit la tribune en brandissant sabre et fourreau. Invité par le bureau à déposer son arme, il la place à côté de lui. Il empêche M. De Beucker de continuer son discours et s'adresse an public en prononçant deux ou trois mots en langue française.
« Le public refuse de l'écouter.
« Plusieurs sous-officiers armés se précipitent à la tribune. Le tumulte est au comble. Le président et les autres membres du bureau quittent la salle et se retirent dans une chambre qu'ils sont obligés de barricader pour se soustraire aux violences de la soldatesque qui essaye d'en faire le siège.
« Les sous-officiers et caporaux ont circulé jusqu'à minuit dans les rues de notre ville, en chantant et en vociférant, ce qui fait supposer qu'ils avaient reçu, pour la circonstance, la permission de la nuit.
« Entre temps, les orateurs du meeting s'étaient rendus dans plusieurs établissements publics, entre autres au Duc de Brabant et au Comte de Flandre, où ils ont été acclamés par des centaines de bourgeois.»
Messieurs, la violation, par ces militaires en armes, d'une assemblée de bourgeois paisibles, convoquée en vertu du droit de réunion que possède tout citoyen belge, est donc un fait qui n'est pas contestable. Il est établi non seulement par la lettre que je viens de lire, mais même par les journaux ministériels de Bruges.
Seulement, et comme toujours, la presse ministérielle transforme les victimes en perturbateurs, et les citoyens qui exercent un droit, en fauteurs de désordres Mais elle constate le fait. Voici ce que je lis dans un de ces journaux :
« Enfin de guerre lasse, un membre du bureau du meeting vint déclarer que, vu le désordre, la séance était levée. cette annonce fut accueillie avec enthousiasme et des huées formidables suivirent les membres du bureau... qui, ayant l'étranger et Lebrun à leur tête, courent encore.
« Une fois les fauteurs de désordre partis, les militaires et des bourgeois montèrent sur la scène et fraternisèrent en chantant l'air national. »
C'est-à-dire, messieurs, qu'on y faisait mentir l'air national, devenu l'air de ceux qui combattent la liberté quand le devoir leur ordonne de la défendre.
M. le ministre de la justice (M. Bara). - Messieurs, vous comprendrez parfaitement qu'il est impossible au gouvernement de répondre à l'interpellation de l'honorable M. Delaet. En effet, l'honorable membre signale des faits qui, d'après lui, seraient délictueux, et sur lesquels nous n'avons pu recueillir aucun renseignement.
Cependant je dois dire que la relation qu'a rapportée l'honorable membre diffère essentiellement de celle que d'autres journaux ont publiée.
Le récit de l'honorable membre est emprunté à l’Escaut. journal d'Anvers ; les journaux de Bruges s'expriment dans un sens tout opposé, et d'un article que je viens de lire, il ne résulte qu'une chose, c'est que le bureau du meeting s'est trouvé en présence d'un auditoire peu sympathique et qu'il a été assez mal accueilli.
(page 58) M. Delaetµ. - Par des militaires en armes.
M. le ministre de la justice (M. Bara). - J'arriverai tout à l'heure aux militaires en armes ; laissez-moi continuer.
Je dis que les journaux de Bruges racontent les faits d'une toute autre façon que l’Escaut ; ils disent que tout s'est passé régulièrement et qu'i y a eu dans le public un grand enthousiasme ; Wallons et Flamands ont fraternisé en dépit peut-être de certaines personnes qui voulaient empêcher les orateurs de s'exprimer en français ; le bureau, ne parvenant pas à dominer l'assemblée, a fini par lever la séance.
Voilà tout ce que j'ai lu.
Des militaires en armes ont assisté au meeting, et on en fait un grief au gouvernement.
Il se peut, en effet, que des militaires se soient rendus à l'appel du bureau et qu'ils n'aient pas eu la précaution de déposer leurs armes. Mais la faute en est-elle au gouvernement ? Est-ce lui qui a convoqué le meeting ? Est-ce par ses ordres que des militaires se sont rendus à la réunion ? Assurément on ne le prétendra pas. Comme ministre de la justice, je dois vous dire que le fait de se réunir en armes n'est réprimé par aucune loi pénale, car le droit d'association n'a pas été réglementé jusqu'ici.
M. Coomans. - Il est grand temps de le faire.
M. le ministre de la justice (M. Bara). - Je vous dis cela incidemment, non pas pour louer les militaires de s'être rendus en armes au meeting, mais pour vous montrer que je ne puis poursuivre le fait dont il s'agit. Au surplus, le gouvernement n'est pas plus intervenu dans le meeting de Bruges qu'il n'est intervenu dans les meetings d'Anvers, où des personnes ont été rouées de coups, ce qui est bien autre chose.
Je ferai remarquer, du reste, que, d'après ce que disent les journaux aucun militaire n'a fait usage de ses armes ; toutes les versions son d'accord sur ce point ; si la séance a dû être levée, ce n'est pas du tout à cause des armes que portaient quelques assistants, mais pour d'autre raisons.
Si du reste il y a eu des faits délictueux, la justice en sera saisie et je ne doute pas qu'elle fasse son devoir.
M. Delaetµ. - Je remercie M. le ministre de la justice dès renseignements qu'il a bien voulu nous donner. Nous savons aujourd'hui que des militaires en armes, qui ne peuvent pas même se rendre dans un cabaret sans l'autorisation du département de la guerre, peuvent se rendre dans de paisibles réunions de citoyens, et y faire usage, abus de leurs armes.
MfFOµ. - On n'a pas dit cela.
M. Delaetµ. - Vous aurez beau faire, M. le ministre, cette question-ci ne passera pas sans protestation.
Je suis encore, Dieu merci, un libre représentant de la nation, et si le militarisme est assis sur les bancs du ministère, la liberté, quand ce ne serait qu'en ma personne, restera debout devant les bancs de cette Chambre.
M. le président. - M. Delaet, il ne vous est pas permis de faire une pareille distinction. Tous les membres de cette Chambre sont libres comme vous.
M. Delaetµ. - On nous a dit mille fois que les membres de la droite sont les hommes-liges des évêques et je ne pourrais pas dire au ministère qu'il est imbu de militarisme ?
M. le président. - N'insistez pas.
M. Delaetµ. - Vous pouvez me rappeler à l'ordre, M. le président, mais je maintiens ce que j'ai dit.
Ici du moins les soldats ne viendront pas me chasser leur sabre à la main. Nous n'en sommes pas encore au 18 brumaire. Si nous en approchons... (Interruption.)
Il est dans la nature des nations qui déclinent et des parlements qui s'en vont, de rire de la liberté.
MfFOµ. - On rit des choses grotesques.
M. Delaetµ. - De rire des choses les plus sérieuses, des libertés publiques et de la sécurité des citoyens. Et quand je vois que cela se fait dans mon pays, je pleure sur mon pays, il est hautement en péril. (Interruption.)
Il est un fait qui n'est nié, ni par le gouvernement ni par les journaux qu'a cités l'honorable ministre de la justice, c'est que les militaires sont venus en armes ; qu'ils ont agi non pas comme des citoyens qui ont le droit de se réunir paisiblement et sans armes, qu'ils ont chassé de la salle de réunion des citoyens usant de leur droit et n'en abusant pas.
Voilà la vérité vraie ; maintenant la déclaration du gouvernement n'est pas faite devant vous seulement, elle est faite devant le pays et le pays saura de quelle manière il lui convient d'en tenir compte. C'est là tout ce que je voulais obtenir.
M. le ministre de la justice vient presque d'engager les militaires à entrer avec leurs armes dans les réunions publiques. On a pu essayer de cette violence à Bruges ; j'ignore si on la tentera ailleurs.
M. le ministre de la justice (M. Bara). - Messieurs, l'honorable membre a déplacé la question ; il a parlé de violation du droit d'association. Je réponds que ce droit n'a pas été violé. D'après le récit qu'il a fait lui-même tout à l'heure, les armes des militaires ne sont absolument pour rien dans l'échec du meeting.
L'honorable membre soutient-il que les militaires ont usé de leurs armes ? S'ils l'ont fait, la justice est là ; elle agira.
M. Delaetµ. - Allons donc !
M. le ministre de la justice (M. Bara). - L'honorable M. Delaet prétend-il qu'un militaire ait usé de ses armes ? Si le fait existe, les coupables seront poursuivis.
N'y a-t-il donc plus de conseils de guerre ?
Mais cela n'est affirmé par personne. On constate au contraire dans les journaux que des militaires sont montés à la tribune, après avoir déposé leurs armes.
Que signifient toutes ces exagérations ? Le gouvernement excite les militaires à prendre part en armes aux meetings qui auront lieu sur la question militaire.
Le gouvernement ne s'occupe pas de meetings.
M. Coomans. - Il doit les protéger.
(erratum, page 67) M. le ministre de la justice (M. Bara). - Evidemment. Nous les protégerons contre les violences qui pourraient être faites, mais voulez-vous que nous empêchions les militaires d'y aller ?
M. Coomans. - Avec leurs armes, oui.
M. le ministre de la justice (M. Bara). - Je ne dis pas qu'on ne puisse pas empêcher les militaires de se rendre en armes aux meetings, mais vous reconnaîtrez que dans ce qui s'est passé à Bruges, les armes ne sont absolument pour rien.
Je ne conçois donc pas les exagérations de l'honorable membre.
Le gouvernement n'entend pas faire la police intérieure des meetings.
II ne peut empêcher les militaires d'assister aux meetings.
Vous avez revendiqué pour les prêtres le droit de faire de la politique, il me semble que les militaires ont le même droit que les prêtres, qu'ils peuvent assister comme les autres citoyens aux réunions publiques où se traitent les questions qui les intéressent spécialement.
M. Delaetµ. - Nous sommes d'accord.
M. Coomans. - Vous ne permettez pas aux militaires d'écrire.
M. le président. - Messieurs, n'interrompez pas, ni à droite ni à gauche.
M d'Hane-Steenhuyseµ. - J'avais cru, après les renseignements demandés par l'honorable M. Delaet, que le gouvernement se serait empressé de nous rassurer sur ce qui s'est passé à Bruges. Le ministère, à mon grand regret, ne croit pas convenable de le faire. J'espère cependant qu'il prendra de nouveaux renseignements et que, reconnaissant la gravité de ces faits, il nous donnera d'ici à quelques jours des explications satisfaisantes.
Des militaires ont porté le désordre et jeté le trouble dans des réunions paisibles de citoyens ; on dit qu'ils se sont servi de leurs armes.
M. le ministre de la justice (M. Bara). - Personne ne dit qu'ils se sont servis de leurs armes.
M. d’Hane-Steenhuyseµ. - Si j'ai demandé la parole, c'est parce que M. le ministre de la justice a parlé des meetings d'Anvers, que j'ai l'honneur de présider depuis six ans. Or, je tiens à déclarer dans cette enceinte que jamais personne n'a été roué de coups dans nos grandes assemblées populaires.
Un jour aussi, le correspondant de l’Office de publicité trouva bon de raconter à ses lecteurs que dans les meetings d'Anvers on jetait les gens par la fenêtre.
Je proteste donc contre l'assertion de l'honorable M. Bara, et je répète que dans nos meetings personne n'a été molesté, roué de coups ni jeté par les fenêtres.
M. Coomans. - Je ne suis pas de ceux qui s'effrayent de voir les meetings envahis par les militaires ; je désire même, pour mon compte, d'en voir beaucoup dans les meetings où j'assisterai en personnage actif. (page 59) reste à savoir si le gouvernement permettra à nos soldats de venir nous entendre. (Interruption.)
Le gouvernement va jusqu'à prétendre qu'il n'a pas le droit de défendre à des militaires de pénétrer dans des réunions avec des armes. (Interruption.)
Est-ce que vous vous rétracteriez, M. le ministre ? Vous avez dit que vous n'aviez pas le droit d'empêcher les militaires de pénétrer avec leurs armes dans des meetings.
Eh bien, c'est là une hérésie constitutionnelle, c'est une atteinte profonde faite à la liberté, c'est aussi une inconséquence. Comment ! vous prétendez avoir le droit de défendre à vos militaires d'écrire, de s'associer, je me souviens d'avoir vu des circulaires où il est interdit aux militaires de fréquenter les loges des francs-maçons et celles de Saint-Vincent de Paul. (Interruption.) J'emploi le mot « loges » dans le sens physique. Ces circulaires existent : vous empêchez vos soldats de lire certains journaux qui vous déplaisent, j'en ai la preuve, et vous n'auriez pas le droit d'empêcher les soldats d'entrer avec leurs armes dans les meetings. (Interruption.)
Mais il y a des cabarets interdits, il y a des sociétés de lecture interdites, il y a une foule de choses interdites aux militaires et vous ne pourriez pas leur interdire de blesser une de nos libertés fondamentales ? Mais, messieurs, je ne dis pas que vous rétrogradez, je voudrais que vous rétrogradassiez ; vous verriez dans nos annales que la plus précieuse de nos libertés civiques était le droit d'empêcher les soldats, du pouvoir central de pénétrer, non pas seulement dans des cabarets et des réunions, mais dans les villes libres de Belgique. Oui, il était défendu aux soldats de pénétrer dans les villes libres de Belgique sans la permission du bourgmestre.
Si le gouvernement était défavorable à la mauvaise manifestation dont on s'est plaint, il aurait tenu un autre langage. (Interruption.) Je vous ferai l'honneur de croire que vous auriez répondu à mon honorable ami que le fait dont il s'occupait était exagéré ou que si le fait était réel il était blâmable et que vous le blâmiez. Au lieu de cela vous nous avez tenu un langage qui peut être interprété comme une sorte d'encouragement ou tout au moins de tolérance.
Il fut un temps où le langage que je tiens ici était tenu par de fermes libéraux. En 1854, lorsque des officiers avaient donné des coups d'épée à des journalistes, un grand personnage gouvernemental répondait : Ne vous étonnez pas que des militaires abusent de leur épée, alors que des journalistes abusent de leur plume. Voilà la réponse scandaleuse qui fut faite alors à ceux qui se plaignaient d'une violation de la liberté. La réponse qu'on nous fait aujourd'hui y ressemble beaucoup.
Il faut, messieurs, que le gouvernement s'engage à ne pas permettre à des soldats, à des sous-officiers, même à des officiers, d'entrer dans des meetings avec leurs armes.
M. Bouvierµ. - Ce sont des citoyens...
M. Coomans. - ... Des citoyens privilégiés ; l'épée est un privilège ; la baïonnette est un privilège. Si vous voulez que tous les citoyens soient égaux, permettez à tous de se rendre aux meetings en armes.
MfFOµ. - Ils en ont le droit.
M. Coomans. - Le texte constitutionnel est d'une clarté évidente. Nous avons le droit de nous réunir paisiblement et sans armes. Or, quand des soldats ou d'autres citoyens, mais surtout des soldats troublent des réunions publiques, qu'ils n'y assistent pas paisiblement ou qu'ils y assistent avec leurs armes, la Constitution est violée, et les convenances sont violées quand le gouvernement ne reconnaît pas le fondement de nos plaintes.
Et maintenant n'est-ce pas se jouer de choses sérieuses que de nous dire : « Mais ce n'est pas nous qui avons convoqué le meeting ! » Qu'importe ! les meetings sont des réunions aussi constitutionnelles que la nôtre, ils sont dans la Constitution et dès lors vous avez le devoir de protéger les meetings comme vous avez le devoir de protéger les Chambres, les tribunaux et tous les corps officiels.
Il y a eu quelques meetings, je prévois qu'il y en aura d'autres ; la gravité des questions soulevées impose à tout le monde une grande modération, et la modération est, à coup sûr, le devoir du gouvernement car s'il ne prêche pas d’exemple, je ne sus pas où nous irons.
M. le ministre de la justice (M. Bara). - Je tiens à dire un mot pour que le débat ne s'égare pas La discussion qu'on soulève n'a évidemment pas d'autre but que de faire croire que l'on a envoyé des militaires en armes pour troubler un meeting à Bruges et que ce but a été atteint.
Or, c'est là un fait complètement controuvé, même d'après les journaux qu'a cités M. Delaet.
L'invention du grief des militaires en armes est postérieure aux articles de ces journaux ; ce dont se plaignent ces journaux, ce dont se plaint l’Escaut, c'est que des orateurs n'aient pas pu parler, que le bureau n'ait pas pu diriger les débats ; mais oseriez-vous prétendre que les militaires ont usé de leurs armes ? En aucune manière, et la preuve c'est que dans le meeting dont nous nous occupons on n'a pas fait une seule observation au sujet du port des armes ; les militaires appelés à la tribune ont été invités à déposer leur sabre sur le bureau et ils ont déféré à cette invitation. Voilà ce que j'ai lu dans les journaux de l'opposition.
Il est donc avéré que ce n'est pas la question des armes qui a produit l'échec du meeting. Cet échec tient à d'autres causes.
Vous m'avez demandé s'il y avait un délit dans le fait de se réunir en armes, je vous ai dit que non. Ah ! si vous soumettiez simplement au gouvernement la question de savoir si le ministre de la guerre peut défendre disciplinairement à un militaire d'assister à des meetings, en armes, la question serait tout autre et le département de la guerre vous donnerait sans doute tous apaisements.
Mais vous, M. Delaet, vous montez à la tribune et vous venez dire : Un délit a été commis, je demande la répression d'une infraction à la Constitution et aux lois pénales. Je vous objecte en droit que le gouvernement, au point de vue pénal, au point de vue de la répression, est sans action contre les gens qui se rendent en armes à un meeting, attendu que l'article 19 n'a pas fait l'objet d'une loi.
Mais si vous demandez si le ministre de la guerre permet aux militaires d'aller délibérer en armes dans des meetings, je vous réponds : Je n'en sais rien. Mon honorable collègue n'est pas à mes côtés et je ne connais pas les règlements militaires.
Je ne me suis point placé au point de vue disciplinaire ; je vous a simplement fait observer que vous me dénonciez un acte qui ne constitue pas un délit, puisque le fait d'assister en armes à une réunion publique n'est puni par aucune loi.
M. Delaetµ. - M. le ministre de la justice vient d'adopter un mode de discussion qui est plus habile que louable. Il vient de nous dire que toutes nos observations n'ont qu'un seul but, celui de faire supposer que le gouvernement a envoyé des militaires au meeting de Bruges pour le troubler. Je croyais qu'il était interdit de prêter de mauvaises intentions aux membres de cette Chambre, et je pense que je suis assez habitué à user librement de la parole, pour dire sans réserve aux ministres ce que je pense de leurs actes et de leur politique.
Je n'ai pas voulu accuser le gouvernement d'avoir envoyé des militaires au meeting de Bruges pour y troubler l'ordre ; seulement tout à l'heure, en terminant, j'ai dit que l'attitude du gouvernement était bien faite pour encourager désormais de pareilles infractions à l'ordre public et de pareilles violations des droits des citoyens.
M. le ministre nous dit aussi qu'il n'y a pas de loi organique concernant l'article 19 de la Constitution ; ce qui, selon lui, équivaut à dire que le gouvernement n'a nullement à protéger les citoyens qui usent d'un droit constitutionnel ; de sorte que la plupart de nos belles libertés constitutionnelles sont ce que le roi de Prusse appelait un jour de vains mots écrits sur un chiffon de papier. Voilà ce que devient notre Constitution placée sous la garde de M. le ministre de la justice.
Il nous a dit encore : Mais on n'a pas fait usage des armes, ou n'a pas mis le sabre au clair ; on n'a fendu la tête à personne, par conséquent il n'y a rien à faire.
Non, on n'a pas mis le sabre au clair ; on n'a pas cassé la tête au vieillard qui présidait ; mais il y avait là des bourgeois désarmés et des militaires exaltés. Or, il n'est pas rare de voir en Belgique des militaires se servir de leurs armes pour casser la tête aux gens les plus paisibles. Pour s'en assurer, point n'est besoin d'aller aux meetings. (Interruption.)
Qui le nie ? Qui ne sait que ce fait s'est souvent reproduit et que déjà même dans cette Chambre il a donné lieu à de vives réclamations ? Il suffit de lire les journaux ; il ne se passe pas de mois sans qu'un fait de ce genre se produise quelque part. Chez nous, à Anvers, ville paisible et où les militaires sont paisibles comme les bourgeois, nous avons malheureusement vu de ces scènes provoquées par l'influence du genièvre, par l'influence de l'ivresse.
Or, quand 50 sous-officiers et caporaux se rendent dans un meeting où ils ne vont pas pour écouter, mais pour empêcher n'importe qui d'entendre quoi que ce soit, ces gens-là sont exaltés et les personnes (page 60) présentes ne sont guère d'avis de lutter contre la force armée avec les seules armes de la nature.
M. le ministre prétend que les militaires ont le droit de délibérer en armes, parce qu'aucune loi ne le leur interdit. Eh bien ! soit ; mettons-nous tous en dehors de la loi. Désormais quand j'irai à un meeting, je me munirai d'un revolver et je conseillerai à mes amis d'en faire autant. Si c'est là que veut en venir M. le ministre de la justice, soit. Je croyais que dans un pays libre, il suffisait de la loi pour protéger les citoyens Mais nous venons d'apprendre que le gardien de la loi, celui qui, en France, est appelé le garde des sceaux, ne garde plus rien ici, si ce n'est son siège ministériel.
Le gouvernement d'ailleurs, a-t-il dit, n'a pas la responsabilité des troubles qui ont lieu dans les meetings. Ce n'est pas lui qui les convoque. Messieurs, on sait du reste que les meetings ne sont pas convoqués par lui. C'est pourquoi il ne les protège pas. S'il pouvait avoir l'espoir de voir un meeting appuyer son système, il est très probable qu'il le protégerait avec le plus grand soin et qu'il trouverait dans les administrations locales une police toute prête pour l'aider. II n'y a donc que ceux qui sont contraires au système du gouvernement qui n'ont pas à espérer la protection légale.
On nous a dit que les militaires sont des citoyens. Plus que personne nous le reconnaissons ; comme mon honorable ami M. Coomans, j'invite ici tous les militaires à assister aux meetings, à entendre ce que nous avons à leur dire. Ils verront que nos réunions, lorsqu'elles ne sont pas troublées par des partisans du système du gouvernement, sont d'une décence, d'une grandeur que souvent des assemblées officielles ne présentent pas. Ils y apprendront aussi bien des choses que des membres du gouvernement s'efforcent de leur laisser ignorer, en leur interdisant la fréquentation de certaines conférences où l'on sait bien les empêcher d'aller soit en armes, soit sans armes.
Nous reconnaissons les militaires comme des citoyens ayant les droits de tous les autres. L'uniforme ne nous est antipathique en aucune façon. Nous contestons les droits du sabre, c'est le sabre et non pas celui qui le porte, qu'un peuple libre exclut de ses paisibles et libérales assemblées.
- L'incident est clos.
M. le président. - La parole est à M. d'Hane.
MfFOµ. - M. d'Hane se propose-t-il de parler sur le même objet que M. Le Hardy ?
M. d'Hane-Steenhuyseµ. - Je veux parler des boissons alcooliques.
M. le président. - La discussion sur cette question a été close. Le procès-verbal en fait foi.
ML d'Hane-Steenhuyseµ. - Nous sommes encore dans la discussion générale.
M. le président. - Il y a eu une discussion spéciale sur les boissons alcooliques, et par une décision formelle de la Chambre, cette discussion a été close.
M. d'Hane-Steenhuyseµ. - Je ne demande pas mieux que de reprendre la parole lors de la discussion de l'article, si toutefois la Chambre me permet alors d'entrer dans tous les développements que comporte la question que je veux traiter.
- Des membres. - Oui ! oui !
M. le président. - Il est donc entendu qu'il y aura une certaine tolérance à propos de l'article.
M. Coomans. - Il ne s'agit pas de tolérance.
M. le président. - Quand je dis tolérance, M. Coomans, c'est par respect pour le règlement qui ne permet pas, quand une discussion est close, qu'on la reprenne. Mon observation était donc convenable.
M. Coomans. - Permettez-moi un mot pour expliquer ma pensée.
Je crois que chaque membre a le droit, après la discussion générale close, et en ce point l'honorable M. Dolez avait raison contre l'honorable M. d'Hane, de recommencer la discussion à propos des articles.
Car il y a une discussion générale et une discussion des articles ; donc mon honorable ami, M. d'Hane, a parfaitement le droit de revenir sur la question des boissons alcooliques, à l'article que la chose concerne, sans avoir besoin d'invoquer la tolérance de la Chambre.
M. le président. - D'accord ; il doit y avoir et il y aura une discussion spéciale à l'article.
MfFOµ. - Messieurs je désire répondre quelques mots au discours de l'honorable M. Le Hardy de Beaulieu. Je le fais surtout pour tâcher de calmer les inquiétudes si vives qu'a exprimées l'honorable membre, et pour lui démontrer que ses alarmes ne sont aucunement fondées.
Messieurs, l'honorable M. Le Hardy de Beaulieu a une façon toute spéciale de raisonner et de calculer ; l'honorable membre vous a dit que, depuis quatre ans qu'il est entre dans cette Chambre, nous avons emprunté 120 millions ; que dans le même espace de quatre ans, nous avons amorti seulement 28 millions, soit 7 millions par an, et qu'en continuant de la sorte, nous courons évidemment à notre ruine.
Messieurs, je dois confesser que s'il nous prenait fantaisie d'emprunter 120 millions tous les quatre ans et de ne rembourser annuellement que 7 millions de notre dette, nous serions en effet fort exposés à nous ruiner.
II est extrêmement heureux, pour l'honorable M. Le Hardy de Beaulieu et pour nous, qu'il soit entré dans cette Chambre il y a quatre ans ; car s'il y était entré il y a deux ans, c'eût été bien pis : nous aurions emprunté cette même somme de 120 millions dans l'espace de deux ans, et nous n'aurions pour ainsi dire rien amorti ; notre ruine serait ainsi bien plus imminente encore, et nous aurions dès maintenant un énorme déficit, en raisonnant dans l'ordre d'idées admis par l'honorable membre.
La Chambre a déjà compris sans doute combien est peu sérieuse une pareille manière d'apprécier l'état de nos finances, et combien il est peu rationnel de s'arrêter à ce terme de quatre années ; il faut nécessairement remonter un peu plus haut. Ainsi, de 1849 à 1867, le gouvernement a contracté trois emprunts : en 1852 un emprunt de 26,000,000 fr., en 1860 un emprunt de 43,000,00 fr. et en 1865 un emprunt de 59,325,000 fr. En tout, 130,325,000 fr.
Je ne parle pas de l'emprunt de 60 millions qui a été autorisé dernièrement, et qui n'est pas réalisé. Nous n'avons donc pas à nous en occuper pour le moment. Mais de 1849 à 1867, ayant emprunté 130,000,000, qu'avons-nous amorti ? Nous avons racheté dans le même espace de temps pour une somme de 109,000,000 de francs. Les rachats pour 1867 monteront à 9,400,000 francs au moins ; nous avons donc dans le même espace de temps amorti un capital de plus de 118,000,000. Ce qui fait qu'à 12 millions près, nous avons amorti une somme égale à celle que nous avons empruntée pendant la même période.
En présence de ce résultat, la terreur de l'honorable M. Le Hardy de Beaulieu doit, ce me semble, être un peu calmée.
Mais, messieurs, l'honorable M. Le Hardy de Beaulieu n'a pas seulement cette manière de raisonner et de calculer dont je viens de vous faire comprendre tout le mérite, il en a encore une autre.
Depuis la constitution de la Belgique, dit l'honorable membre, nous avons emprunté pour deux objets différents : d'abord pour notre émancipation politique, 391,000,000 de francs ; ensuite pour les travaux publics seulement, une somme de 258,000,000 fr., dans les deux hypothèses l'amortissement déduit.
Sous prétexte d'établir notre situation, l'honorable M. Le Hardy de Beaulieu ajoute à ces chiffres les 60 millions de l'emprunt qui. est décrété mais non contracté, il décide que nous devons encore emprunter 60 autres millions ! Puis, non content de tout cela, trouvant qu'il nous faut encore 28 millions pour couvrir des obligations pour lesquelles il prétend qu'il n'existe pas de ressources, il ajoute 28 millions pour constituer définitivement notre dette à un chiffre de 800 millions ; c'est-à-dire, s'écrie l'honorable membre, à une quotité de 160 fr. par tête d'habitant, soit 800 fr., en moyenne, par famille.
Il faut en convenir, messieurs, l'honorable membre a une façon quelque peu exagérée d'établir les charges qui forment notre dette. A mon avis, il serait convenable qu'elle fût calculée sur des éléments certains, et non d'après les simples prévisions de l'honorable membre.
Ce n'est pas tout ; pour que le chiffre donne une quotité plus forte par habitant, l'honorable M. Le Hardy de Beaulieu calcule tous nos emprunts, le 2 1/2 p. c, le 4 p. c, le 3 p. c, à leur valeur nominale. Je ne pense pas que des calculs de ce genre soient extrêmement (page 61) sérieux, ni qu'il faille s'attacher à les réfuter. Je les signale seulement à l'attention de la Chambre, pour démontrer le vice du raisonnement de l'honorable membre.
Dans la séance de ce jour, l'honorable membre a prétendu que nous accumulions déficit sur déficit, depuis toute une série d'années.
Messieurs, pour apprécier une situation financière, il est une chose essentielle à faire tout d'abord : c'est de comparer les recettes ordinaires aux dépenses de même nature. (Interruption.)
L'honorable M. Le Hardy de Beaulieu prétend-il que les recettes ordinaires, comparées aux dépenses de même nature, n'ont pas laissé depuis dix années des excédants de ressources très considérables ? (Interruption.)
Nous commençons par constater la situation du budget ordinaire, la situation des dépenses ordinaires comparées aux recettes de même nature. Voilà d'abord ce qu'il faut faire, et vous ne pouvez nier que nous ayons eu, invariablement pendant dix ans, des excédants considérables, quoique, pendant ces mêmes années, nous ayons opéré des dégrèvements d'impôts, également considérables. Ces excédants de recettes ont été en moyenne, pendant ces dix dernières années, de 11 à 12 millions par an, si ma mémoire est fidèle. Ayant à notre disposition ces excédants des ressources ordinaires sur nos dépenses ordinaires, nous avons, d'accord avec les Chambres, décidé de les employer en choses utiles au pays ; nous les avons employés presque exclusivement en travaux publics ; nous avons dépensé une centaine de millions pris ainsi sur nos excédants. Mais ces excédants eux-mêmes ont été reconnus insuffisants pour satisfaire à tout ce que le pays réclamait de travaux reconnus immédiatement nécessaires. Pour satisfaire, dans la mesure du possible, à ces besoins légitimes, parfaitement constatés, on a dû escompter une partie des excédants prévus sur les exercices futurs, et c'est ainsi que nous nous trouvons aujourd'hui en face d'engagements assez considérables, dont j'ai donné le détail dans le dernier exposé de la situation du trésor, et qui, à l'époque où cette situation a été déposée, s'élevaient, je pense, à 70 millions. Ces engagements ont été accrus depuis lors de 16 à 20 millions de crédits qui ont été votés ou qui sont à voter, que j'ai eu occasion également de renseigner, et pour lesquels nous avons dû créer des ressources extraordinaires. Les excédants venant à nous faire défaut par suite des circonstances qui ont marqué ces derniers temps, ou étant tout au moins notablement réduits, momentanément, je l'espère, il a fallu créer des ressources extraordinaires. C'est pour ce motif que nous avons contracté l'emprunt de 60 millions.
J'ai en outre fait emploi des bons du trésor que j'étais autorisé à émettre et qui sont placés à la caisse des dépôts et consignations en échange de titres de cette caisse qui ont été réalisés, et j'ai aliéné les actions du chemin de fer rhénan que l'Etat possédait ; de telle sorte que nous disposons aujourd'hui de ressources extraordinaires dans une mesure suffisante pour faire face aux obligations que ont été contractées.
Nous n'avons donc pas encore sous ce rapport à redouter le moins du monde les conséquences si graves, que présageait l'honorable M. Le Hardy de Beaulieu, d'une situation dont il s'est complu à beaucoup trop assombrir les couleurs. Sa conclusion, en effet, a été que nous serions obligés d'augmenter les impôts ou de réduire les dépenses. Augmenter les impôts est impraticable, dit-il ; il les passe en revue les uns après les autres ; il trouve qu'il serait absolument impossible d'élever soit les impôts directs, soit les impôts indirects, et surtout ces derniers. Nous serions bien mieux inspirés, selon l'honorable membre, si nous imitions l'exemple de l'Angleterre, qui, dit-il, depuis un grand nombre d'années, s'est appliquée à réduire notablement ses impôts de consommation, dans l'intérêt des classes les plus nombreuses de la société.
Messieurs, l'honorable membre me semble avoir invoqué fort malheureusement l'Angleterre en pareille matière. Il y a peu de pays dans lesquels les contributions indirectes figurent pour une aussi forte part dans les revenus ordinaires de la nation, et il est peu de pays dans lesquels les taxes soient aussi élevées sur les objets de consommation.
Il est vrai qu'on a réduit successivement ces taxes, parce qu'elles étaient réellement oppressives ; elles étaient un obstacle au développement de la consommation. On en a donc réduit la quotité dans une certaine mesure, non pour faire le sacrifice d'une partie du revenu qu'elles procuraient, mais, tout au contraire, pour en tirer un produit supérieur.
Je puis, par événement, donner quelques indications à l'honorable membre sur la quotité des droits de consommation qui frappent un certain nombre d'articles en Angleterre et chez nous. Il se convaincra bientôt que nous avions encore une marge énorme avant d'atteindre aux chiffres du tarif anglais.
Ainsi la bière, en Angleterre, est soumise à un droit de 17 fr. 47 l'hectolitre. En Belgique, le droit est de 6 fr.
Le café torréfié ou moulu est imposé à 92 fr. les 100 kil. ; en Belgique à 17 fr. 50.
Le thé, dont la consommation est très étendue en Angleterre, dont l'usage est journalier dans toutes les classes de la population, et qui est considéré comme un objet de première nécessité, paye 138 fr. par 100 kil. ; ici 90 fr. seulement.
La chicorée est, en Angleterre, soumise aux mêmes droits que le café, tandis que cette denrée est complètement libre chez nous. Et, si en Angleterre la chicorée a été grevée d'un droit aussi énorme que celui qui pèse sur le café, c'est à dessein ; c'est pour étendre la consommation du café et donner un plus grand produit au trésor. C'est ce que déclarait M. Gladstone dans l'exposé qu'il a soumis à la Chambre des communes en 1860. Ce droit, véritablement, qui est uniquement supporté par les classes peu aisées, a été introduit dans l'intention avouée d'augmenter le produit de la taxe sur le café, qui était restée stationnaire, parce que la chicorée faisait concurrence au café
M. Le Hardy de Beaulieuµ. - Et le sel, combien paye-t-il ?
MfFOµ. - L'impôt sur le sel est aboli depuis longtemps en Angleterre.
M. Le Hardy de Beaulieuµ. - Quand le sera-t-il chez nous ?
MfFOµ. - Quand on aura des ressources pour remplacer celles qui disparaîtraient par l'abolition de la taxe sur le sel, car je ne sache pas qu'avec les idées que vous avez sur notre situation financière, vous puissiez arriver à supprimer un impôt qui rapporte 4 à 5 millions, sans le remplacer par une autre source de revenu.
On a du reste un système fort commode, et invariablement le même, en cette matière. Quand il s'agit de dépenses, tout le monde en veut faire ; le gouvernement est toujours en retard ; il y a mille choses utiles à faire et qu'il ne fait pas. Mais quand il s'agit des recettes, il faut les supprimer, les faire disparaître immédiatement. Evidemment ce système ne peut conduire qu'à une situation désastreuse, et ce n'est pas ce que l'honorable membre demande, puisque son discours a pour but de nous convier à établir notre situation financière dans de meilleures conditions.
L'exemple de l'Angleterre est donc, ce me semble, très malheureusement choisi. L'honorable membre aurait pu se rappeler que la Belgique est un des pays les plus riches du continent, et en même temps l'un des moins imposés, un pays dans lequel les contributions de toute nature sont de beaucoup moins élevées que dans les autres ; et nonobstant cela, messieurs, je déclare, contrairement aux assertions de l'honorable membre, qu'il ne peut être en aucune façon question d'augmenter ces impôts, et qu'il a pris un soin fort inutile en déclarant d'avance, après les avoir inspectés tous, que celui-ci ou celui-là ne pourrait être augmenté. Il n'en est pas question. Si le revenu est momentanément affaibli, si, d'autre part, les dépenses se sont accrues et si, par suite, nos excédants ont momentanément diminué, je tiens cependant qu'ils renaîtront et que, par des mesures qui seront prises en temps opportun, nous arriverons à récupérer une situation analogue à celle que nous avons eue pendant les années précédentes.
Certes, s'il était possible de réduire les dépenses, comme le conseille l'honorable membre, nous ne demanderions pas mieux, nous y prêterions les mains bien volontiers ; mais nous avons examiné avec soin les dépenses nécessitées par les diverses branches de l'administration publique, tout a été scruté de la manière la plus scrupuleuse, et nous n'avons proposé aux Chambres que les dépenses qui étaient jugées indispensables, qui étaient commandées par la plus impérieuse nécessité. Quant à l'objet que l'honorable membre a surtout en vue, l'organisation militaire, si nous avons proposé des augmentations de dépenses, c'est après avoir soumis cette importante question à un examen aussi consciencieux qu'approfondi, et après avoir reconnu que nous ne pouvions, sans faillir à notre devoir, sans compromettre les plus grands intérêts du pays, nous dispenser de proposer ces augmentations. Nous aurons l'occasion de les justifier, lorsque nous discuterons les projets dont la Chambre est actuellement saisie.
- La discussion générale est close et la Chambre passe à l'examen des articles.
(page 62) « Foncier : fr. 18,909,280. »
- Adopté.
« Personnel.
« Principal : fr. 10,550,000
« 10 centimes additionnels extraordinaires : fr. 1,055,000
« Frais d'expertise : fr. 45,000
« Ensemble : fr. 11,650,000. »
- Adopté.
Patentes.
« Patentes.
« Principal : fr. 4,200,000.
« 10 centimes additionnels extraordinaires : fr. 420,00.
« Ensemble : fr. 4,620,000. »
- Adopté.
« Droit de débit de boissons alcooliques : fr. 1,525,000. »
(page 65) M. d’Hane-Steenhuyseµ. - Messieurs, dans la séance du 31 octobre dernier, M. le ministre des finances nous disait, à propos de l'abus des boissons alcooliques :
« J'ai fait faire sur cet objet une étude que je crois très approfondie ; je me proposais de la soumettre à la Chambre, mais après avoir tout vu, tout lu, tout examiné, après avoir pris l'avis des personnes les plus compétentes, l'opinion des écrivains les plus recommandables, après avoir consulté et comparé les législations de tous les pays, j'ai été arrêté par cette conviction, que tous les efforts qui ont été faits dans le but de restreindre l'usage et surtout l'abus des liqueurs alcooliques, sont restés absolument stériles ; je me suis vu obligé de confesser mon impuissance, ne pouvant pas proposer au parlement une mesure quelconque qui pût être considérée comme réellement efficace... »
Je l'avoue, messieurs, j'ai été fort étonné d'entendre sortir une déclaration pareille de la bouche d'un homme de la valeur de l'honorable ministre des finances.
Les législations des autres pays dont il nous a parlé ne contiennent rien, je le veux bien, qui puisse efficacement remédier à un mal aussi grave ; mais si l'honorable ministre, tout en faisant des recherches très sérieuses, très approfondies dans toutes les législations étrangères, avait examiné en même temps ce qu'a produit l'initiative particulière, aidée et favorisée sérieusement par les souverains et par les gouvernements de ces pays, je crois qu'il se serait gardé de venir dans cette enceinte confesser son impuissance.
La statistique, messieurs, je m'empresse de le déclarer, est une merveilleuse science, soit qu'on la présente sous des dehors effrayants comme l'ont fait quelques-uns de nos honorables collègues, soit qu'on en atténue considérablement les résultats fâcheux, comme l'a fait, à son tour, M. le ministre des finances.
Quoi qu'il en soit, messieurs, la question qui nous occupe a déjà provoqué le dépôt de plusieurs amendements, et si j'ai demandé la parole en ce moment, c'est pour lancer dans le débat quelques idées qui, peut-être, pourront avoir une certaine utilité. Je veux parler, en premier lieu, des sociétés de tempérance et d'abolition, puis de l'influence que pourrait avoir directement et indirectement le gouvernement pour arriver au but que poursuivent ces associations. Quant aux moyens proposés par nos honorables collègues, ils seront discutés et je promets mon vote à tout amendement que je considérerai comme pouvant concourir sérieusement à nous faire atteindre le but que nous nous proposons tous, c'est-à-dire la diminution sinon la disparition de l'abus des boissons alcooliques.
Les sociétés de tempérance, messieurs, inconnues en Belgique, ont été introduites en premier lieu en Amérique.
En 1812, un certain docteur Beecker, de New-York, effrayé des résultats qu'avait pour la population américaine l'abus des liqueurs fortes, émit, le premier, l'idée de fonder des associations de tempérance. Cette idée, très morale, très utile, très noble, fut accueillie tout d'abord par un immense éclat de rire ; il semblait presque ridicule de supposer que les amateurs de boissons alcooliques pussent abandonner l'usage de ce véritable poison.
En 1820, le docteur Humphries, mettant en pratique l'idée de Beecker, présida la première société, le premier meeting, si je puis m'exprimer ainsi, de tempérance et d'abolition. Cet exemple courageux fut immédiatement suivi et l'on vit s'établir de ces sociétés sur toute la surface du globe, depuis la Laponie jusqu'en Australie.
Elles se formèrent au Cap de Bonne-Espérance ainsi que dans le Nord de l'Afrique, dans les déserts sablonneux de l'Inde, en Chine, dans quelques iles de la Polynésie. En Europe, nous les trouvons, en Irlande, dans une grande partie de l'Allemagne et de la Hollande. On dit même, mais je n'ai pas pu vérifier le fait, qu'elles ont pénétré en Russie.
Il est important de constater que ce ne sont pas seulement quelques esprits rêveurs qui se soient occupés de cette question.
En 1831, le prince Jean de Saxe, qui était, comme on le sait, un très haut personnage et frère du roi, fil tous ses efforts pour développer cette Jouable institution.
En 1833, le roi de Prusse, effrayé de la grandeur du mal, fit écrire en Amérique où s'étaient développées sur une très grande échelle ces associations, pour que l'un de leurs promoteurs vînt en Prusse et voulût bien s'occuper, avec l'appui du gouvernement, de les y répandre.
On répondit favorablement à la demande du roi et M. Robert Baird, auteur d'ouvrages sur les sociétés de tempérance dans l'Amérique du Nord, fut envoyé, en 1835, en Allemagne.
Ses ouvrages furent traduits en allemand, et le prince royal en accepta la dédicace.
Le ministre Rochow fut chargé de les répandre et de favoriser une réforme si désirable dans les mœurs de la nation.
Le roi de Suède Charles XIV et son fils Oscar Ier n'eurent pas recours seulement à la formation de sociétés de tempérance ; ils furent plus sévères, plus catégoriques.
Ils commencèrent par faire disparaître toutes les distilleries qui se trouvaient dans leurs domaines, et, comme cela arrive généralement, les grands du royaume s'empressèrent de suivre l'exemple du souverain.
Ce moyen est très violent, je le reconnais ; aussi n'est-ce pas celui que je proposerais à une Chambre belge.
En Hollande, les associations de tempérance et d'abolition se formèrent également. Le roi leur accorda son autorisation par un arrêté qui fut inséré dans le Staats Courant, c'est-à-dire dans le journal officiel.
Je viens de vous prouver, messieurs, que de très hauts personnages, des souverains ont favorisé la propagation de ces sortes de sociétés. Voici maintenant les sociétés de médecine qui font tous leurs efforts pour les recommander et aider à leur développement. Les sociétés de médecine en représentent une immense autorité, parce que les médecins, mieux que les autres hommes, sont à même de juger des effets désastreux de l'abus des liqueurs fortes.
Les sociétés de médecine du grand-duché d'Oldenbourg, de Munster de New-York, de Philadelphie, de Charlestown, de Boston, de Londres, d'Osnabruck, de Lubeck ; les collèges royaux de médecine de Dresde, de Posen, et une foule d'autres, firent l'appel le plus énergique au peuple pour l'engager à entrer dans la voie de la tempérance.
Du reste, messieurs, il n'y a là rien d'étonnant. Nous avons entendu le discours remarquable qu'a prononcé dans cette enceinte, il y a peu de jours, notre honorable collègue M. Vleminckx, dont les travaux à cet égard sont justement appréciés.
Ecoutons un instant encore ce que dit à ce sujet le docteur Herekenrath d'Amsterdam :
« De même que le mercure, l'alcool est un poison qui pénètre le sang et les os ; qui, comme le mercure, est soumis à l'action répulsive des viscères qu'il atteint, est ensuite évacué en partie sans avoir éprouvé d'altération et retenu en partie dans le corps, tout comme le mercure. »
Plusieurs ordonnances ont également été édictées pour obvier aux conséquences de cet abus.
Le premier édit que nous connaissons est du duc Ernest-Auguste de Ralenberg, en 1691 ; vous voyez, messieurs, que c'est déjà fort ancien.
« Ayant été informé, dit cet édit, que les spiritueux ne sont plus employés par le peuple comme moyen curatif, qui est leur seule destination, mais qu'il commence à les prendre comme boisson enivrante, et que ceux qui s'abandonnent à cette habitude meurtrière perdent ainsi leur santé, leur raison et leurs moyens d'existence, nous avons résolu, etc. »
Une ordonnance du roi de Prusse Frédéric-Guillaume Ier (1718) porte :
« Que le devoir du prince est de rappeler sérieusement à ses sujets de se préserver de ce mal scandaleux et nuisible qui dégrade l’homme en général et encore plus le chrétien en le plaçant au rang des animaux privés de raison ; et comme nous ne voulons pas tolérer plus longtemps cette habitude scandaleuse, mais, au contraire, l’abolir de plus en plus, nous avons ordonné, etc. »
Messieurs, des mesures, ainsi justifiées, doivent être prises et elles peuvent l'être, selon moi, par le gouvernement belge. Il est inutile que je m'efforce de vous faire toucher du doigt les résultats immenses que nous obtiendrions de cette manière.
Je me permettrai seulement de vous citer ce qui s'est passé à cet égard aux Etats-Unis de l'Amérique du Nord :
Avant l'adoption de l'abolition, la consommation était estimée à 6,757,542 ancres.
Elle avait diminué déjà en 1817, du tiers, 2,252,511.
L'ancre confient 45 bouteilles.
Voilà, avec une augmentation constante, immense, de la population une diminution également énorme de la consommation.
Il est un préjugé, messieurs, dont il a été fait mention encore dans cette Chambre, il y a quelques jours, et qui consiste à soutenir que dans (page 66) des pays comme la Hollande et le Nord de l'Allemagne, surtout dans ceux qui avoisinent la mer, il est indispensable de faire usage de boissons alcooliques.
C’est là une de ces erreurs funestes que je combattrai de toutes mes fortes. Je puis la combattre avec d'autant plus d'autorité, que j'ai l'autorité de médecins hollandais eux-mêmes.
Je me trouvais tout récemment en Hollande et, songeant à l'objet que nous discutons en ce moment, je demandai à des médecins si réellement le climat hollandais, dans certaines de ses parties au moins, exigeait absolument l'usage du genièvre. On me répondit qu'en Hollande on ne partageait pas du tout cet avis dans le corps médical ; qu'au contraire on y était parfaitement convaincu que les boissons alcooliques, loin d'être nécessaires, étaient nuisibles, et que l'on voyait avec faveur les efforts tentés par les sociétés de tempérance pour abolir cette funeste habitude. Quant à l'Allemagne, voici ce qui s'y est passé.
Le 10ème corps d'armée de la Confédération se trouvait au camp des manœuvres d'automne. Formé de soldats appartenant à différents pays, quelques-uns de ceux-ci consentirent à ne plus distribuer de boissons fortes à leurs troupes et à en employer le prix à leur donner une meilleure nourriture. Ceux qui en furent ainsi privés étaient, pour la plupart, des habitants des villes, d’une constitution moins forte et non encore endurcie aux fatigues. Les soldats auxquels on continua à distribuer les quantités ordinaires de boissons fortes, étaient en grande partie des paysans, et cependant il fut constaté que le nombre de malades sur celui des hommes en bon état de santé était dans le rapport suivant :
Corps auxquels les boissons fortes furent distribuées :
1° Holstein-Lauembourg : 82 malades pour 3,600 hommes, 1 sur 44
2° Mecklembourg-Schwerin : 82 malades pour 3,580 hommes, 1 sur 44
3° Oldenbourg : 24 malades sur 718 hommes, 1 sur 29.
4° Hanovre, 284 malades pour 13,054 hommes, 1 sur 46.
Corps auxquels il ne fut point distribué de boissons fortes :
1° Brunswick : 18 malades pour 2,096 hommes, 1 sur 116
2° Oldenbourg : 47 malades pour 2,821 hommes, 1 sur 50
3° Villes hanséatiques : 14 malades pour 2,190 hommes, 1 sur 156.
Je pense, messieurs, qu'à des exemples aussi concluants, ainsi qu'au témoignage des officiers supérieurs qui ont produit ces chiffres, il ne reste rien à ajouter. Mais il est une autre raison, pour laquelle j'ai l'intime conviction que le gouvernement devrait entrer franchement et vigoureusement dans la voie que je propose, c'est la question si importante de la criminalité.
Nous reconnaissons tous que l'abus des liqueurs fortes, l'ivresse, l'inconduite. dans les ménages et la misère qui en est la suite, sont la source ordinaire de presque tous les crimes.
A ce point de vue donc, je voudrais que le gouvernement s'efforçât de provoquer l'organisation de sociétés de tempérance et qu'il agît, en outre, directement et indirectement sur les masses.
Je dirai tantôt comment il pourrait y parvenir.
La question des sociétés de tempérance a intéressé si vivement tous les chefs d'armées de terre et de mer, ainsi que ceux des services administratifs dans les différents pays que j'ai cités, que nous en trouvons surabondamment la preuve dans les faits qui s'y sont produits.
Un ministre de la guerre des Etats-Unis de l'Amérique du Nord fut le premier président de la société de tempérance. En Suède la première présidence a été remplie par un général. En Angleterre, un grand nombre d'amiraux, de capitaines de vaisseau font partie de l'association. Celle de Dantzig compte plusieurs officiers de l'état-major. A Oldenbourg, le vénérable général Mosle a imité cet exemple. L'expérience a démontré que c'est une erreur de croire que les boissons fortes sont nécessaires au soldat. Déjà Frédéric le Grand en avait défendu l'usage à sa garde du corps. Depuis qu'elles sont supprimées dans l'armée américaine, la discipline s'est améliorée d'une manière remarquable. Les rapports reçus de l'armée anglaise des Indes orientales, du Bengale et du Caboulistan, sont très importants, au point de vue de l'abolition, surtout ce qui s'est passé à la prise de Gheznée ou Gisni, par le lieutenant général lord Keane. Les sociétés de tempérance ont rendu, dans ces pays, de véritables services.
L'armée a non seulement accompli des actions d'éclat sans se rendre coupable des cruautés qui accompagnent trop souvent la prise d'une ville forte, mais elle a encore supporté sans peine les fatigues des marches les plus longues. Nous voyons aussi le principe de l'abolition adopté dans quelques parties de l'Allemagne, comme bienfaisant pour la santé du soldat. Un ordre général, publié il y a quelques années à Schleswick, dans le Holstein, l'a publiquement et ouvertement reconnu. Voici cet ordre :
« Forteresse de Pottorf, 23 mars 1845.
« Prenant en considération que dans plusieurs des localités du grand-duché, les sociétés d'abolition s'étendent d'une manière satisfaisante, et que beaucoup de jeunes gens, avant d'être reçus comme recrues dans les corps, avaient déjà été admis dans ces sociétés utiles, nous croyons de notre devoir d'ordonner aux commandants des diverses divisions en particulier, et aux autres officiers en général, de veiller avec la plus grande rigueur à ce que les jeunes militaires ne soient pas entraînés à faire usage des boissons fortes, et ne deviennent ainsi infidèles à la résolution première, soit par des soldats plus âgés qui agiraient méchamment, soit par des sous-officiers, sous le prétexte qu'ils pourraient mieux soutenir les fatigues extraordinaires du service. Nous ordonnons par les présentes que les commandants des batteries, escadrons et compagnies fassent connaître à leurs sous-officiers ma volonté sérieuse de réprimer le vice de l'ivrognerie. A cet effet, les demandes qui seront faites à l'avenir, pour pouvoir servir comme remplaçant, ne seront prises en considération que pour autant qu'elles seront accompagnées d'une attestation du chef de l'escadron ou de la compagnie, constatant que celui par lequel elle est faite est sous ce rapport absolument irréprochable.
« (Signé) F.-P. Holstein. »
En Hollande, le ministre de la marine a pris une décision en vertu de laquelle il n'est plus distribué du genièvre aux équipages des bâtiments de guerre ; le genièvre est remplacé par le café. De son côté, le ministre de la guerre a décidé que plus une goutte de genièvre ne se vendrait dans les cantines des casernes. Je dois ajouter, fait très important, qu'en Hollande encore, les sociétés d'assurances accordent aux navires marchands, dont les équipages ne reçoivent pas de genièvre, des conditions bien plus favorables qu'aux autres.
Mais il ne s'agit pas seulement d'empêcher les adultes et les pères de famille de s'adonner à l'ivrognerie, il faut aussi empêcher que l'enfant ne se corrompe au contact de ce vice à la fois attrayant et honteux. En Amérique cette vérité a été vite comprise et on a reconnu l'utilité d'associations d'enfants, comme on avait reconnu celle des associations d'hommes faits.
Il y a dans l'Amérique du Nord, remarquez, messieurs, que je prends mes renseignements à des sources officielles, une association particulière composée d'enfants, on l'appelle The Juvenile Band, on bien The Cold Water Army ; un journal The youth tempérance Advocate se publie spécialement pour la jeunesse, et on en fait la lecture dans les écoles le dimanche. On lui rappelle l'exemple donné par le célèbre Franklin, qui dans l'imprimerie où il travaillait à Londres était surnommé l'aquatique Américain, et les gravures de Delavan, que l'on expose dans les écoles, lui donnent la conviction des suites funestes de l’usage des boissons fortes, par les sujets qu'elles tracent. Nous avons déjà fait connaître les Schulvereine de l'Allemagne et principalement du Hanovre, associations composées de mille enfants.
Il faut donc effrayer les enfants en leur retraçant à chaque instant les malheurs sans nombre qui sont le résultat de l'ivresse. Il faut qu'en redoutant l'usage des boissons alcooliques, ils apprennent aussi à l'école à s'en préserver et à former plus tard des citoyens vertueux et qui ne subissent pas le joug honteux de cette horrible passion. Ce sentiment ou plutôt ce préservatif doit leur être inculqué avec les autres branches d'enseignement.
J'arrive maintenant au but que je me suis proposé lorsque je me suis adressé, au commencement de mon discours, à M. le ministre des finances, dont l'aveu d'impuissance m'avait profondément frappé.
Les membres du gouvernement pourraient, je n'en doute pas, trouver facilement les moyens directs et indirects d'arriver au but que tous nous voulons atteindre, soit en proposant ces mesures à la législature, soit en usant de leur influence personnelle dans les limites de leur pouvoir ministériel.
Ainsi, pour citer quelques exemples, nous avons une vaste administration de chemins de fer, postes et télégraphes ; je pense que l'honorable ministre des travaux publics pourrait très bien y favoriser la formation de sociétés de tempérance, et tout au moins prendre des mesures pour (page 67) que les nombreux employés renoncent graduellement, ou d'emblée, si c'est possible, à l'usage des boissons alcooliques. J'en dirai autant de l'administration des finances, de l'administration de la justice, enfin de de tous les départements ministériels. Les administrations communales et provinciales pourraient travailler dans le même sens et coopérer ainsi au succès de cette noble entreprise.
Lorsqu'une grande adjudication a lieu, on pourrait exiger encore des adjudicataires que l'on ne distribuera pas de genièvre sur les travaux, et qu'on engagera les ouvriers à se soustraire à cette funeste habitude.
Nous avons ensuite les administrations de bienfaisance, les sociétés industrielles, les fabriques, qui devraient aussi apporter leur pierre à l'édifice commun. Je ne parlerai pas ici des prêtres ni des médecins. Le soin de moraliser les masses est pour eux un impérieux devoir, une mission sacrée et ils n'y failliront pas.
Je ne veux pas abuser plus longtemps des moments de la Chambre ; je soumets toutes ces idées à votre appréciation et j'ai la ferme conviction que, prenant la voie que je viens d'indiquer, le gouvernement a assez de pouvoir et de puissance pour empêcher beaucoup de mal et pour faire beaucoup de bien.
(page 62) M. le président. - La parole est à M. Liénart.
M. Liénartµ. - Il doit encore être procédé au tirage des sections. Comme je me propose de parler assez, longuement, pour défendre mon amendement, je demande la remise de la discussion à demain.
M. le président. - Si cela entre dans les convenances de la Chambre, nous procéderons au tirage des sections. (Oui ! oui !)
M. Sabatier, rapporteurµ. - Je demande la parole pour une motion d'ordre.
L'honorable M. d'Hane a exprimé son étonnement de ce que M. le ministre des finances, après avoir pris connaissance des documents qu'il avait recueillis sur les moyens d'arrêter la consommation des boissons alcooliques, avait été complètement découragé et n'avait pas cru devoir publier ces documents, parce qu'ils constataient l'impuissance d'apporter une entrave à cette consommation. Le principal argument de l'honorable M. d'Hane repose sur ce fait qu'alors que M. le ministre dit ne pas avoir trouvé ces moyens, il prétend qu'ils existent et il nous en a cité quelques-uns.
Il me semble que la Chambre devrait pouvoir juger les choses un peu par elle-même. Je demande donc à l'honorable ministre des finances s'il ne consentirait pas à publier les documents dont il nous a parlé et qui me paraissent avoir un intérêt réel. On insiste dans cette discussion sur l'abus de la consommation des boissons alcooliques. Nous laissons de côté la question politique ; nous nous occupons de la question hygiénique, de la question sanitaire. Il me semble qu'il serait intéressant de nous éclairer sur une question aussi grave et de prendre connaissance des documents dont nous a parlé M. le ministre des finances.
Je demande l'impression de ces documents.
MfFOµ. - Messieurs, je ne vois, pour ma part, aucun inconvénient à accéder à la demande de l'honorable M. Sabatier, c'est-à-dire à faire imprimer les documents que j'avais fait recueillir sur la question de l'abus des liqueurs alcooliques. Cependant, comme ce travail remonte à plusieurs années, je pense qu'il serait bon de donner certain temps au gouvernement pour compléter les recherches dans les divers pays, afin de savoir si, depuis 1859 ou 1860 que je me suis occupé de cette affaire, des modifications n'ont pas été introduites, qu'il serait encore utile d'indiquer à la Chambre.
Messieurs, le discours de l'honorable M. d'Hane m'a fait comprendre la nécessité qu'il y aurait peut-être de publier ces documents. Il a parlé principalement de deux pays, de la Suède et des Pays-Bas, dans lesquels on aurait pris des mesures qui auraient répondu assez bien à l'attente de ceux qui les avaient provoquées. Eh bien, les renseignements que je possède ne concordent pas précisément avec les informations de l'honorable membre.
M. d’Hane-Steenhuyseµ. - J'ai aussi cité les Etats-Unis.
MfFOµ. - Pour les Etats-Unis, il en est de même. Mais vous avez cité particulièrement les Pays-Bas et la Suède, cette dernière principalement au point de vue des mesures très rigoureuses qui ont été prises par les autorités. Il est très vrai que des dispositions empreintes d'un caractère assez rigoureux ont été successivement appliquées en Suède ; mais ce qui n'est pas moins vrai, c'est qu'elles n'ont guère produit de résultats appréciables. Les mœurs ont fait plus que les lois. Quant aux sociétés de tempérance, que l'on a le droit de créer aussi en Belgique, pour lesquelles l'intervention du gouvernement n'est nullement nécessaire, on a également essayé de les propager en Suède, et d'après les renseignements que j'ai recueillis, elles ont eu très peu de succès. Voici comment se termine sous ce rapport la note relative à la Suède : « Quant aux sociétés de tempérance, il en existe en Suède ; mais, contrairement à l'opinion du docteur Huydecoper, citée plus haut, on leur accorde, paraît-il, une faible influence. Le gouvernement leur donne un léger subside pour l'impression des livres sur la tempérance qu'elles répandent dans les populations. »
En Hollande, des membres de la chambre, frappés de l'abus qui se faisait des liqueurs fortes, ont proposé diverses mesures pour tâcher de les faire disparaître. En 1855, M. Rochussen a fait formellement la proposition à la chambre d'instituer une enquête sur les points suivants :
« 1° L'étendue du vice de l'intempérance ; les effets de l'usage immodéré ou excessif des boissons fortes ; l'accroissement ou la diminution du mal dans certaines classes de la société ou dans certaines parties du pays.
« 2° L'influence de l'ivrognerie sur la santé, sur l'intelligence et la moralité du peuple.
« 3° L'intervention de l'autorité publique, pour combattre le mal, soit par des mesures législatives, soit par des ordonnances municipales. »
Cette proposition a été rejetée par la chambre, le 15 février 1856. Deux jours après, un autre membre, M. Van Hoovel, a fait adopter une proposition analogue, consistant dans la nomination directe par la Chambre, en vertu de l'article 73 de son règlement, d'une commission d'enquête, dans le but de rechercher si et dans quel sens une proposition devait être faite pour combattre l'abus des boissons fortes. La commission, ayant été instituée, s'est livrée à des recherches fort étendues, dont j'ai ici l'analyse. Les conclusions en ont été soumises à la chambre ; elles étaient à peu près négatives.
La commission s'est bornée à faire au gouvernement quelques recommandations qui ne pouvaient produire que des effets secondaires ; mais elle n'a fait aucune proposition précise. Elle n'a indiqué aucune mesure qui fût de nature à agir sur les malheureux qui s'adonnent à l'ivrognerie. La Chambre a adopté les conclusions de la commission, et depuis lors tout a été dit.
M. d'Hane-Steenhuyseµ. - J'ai parlé des influences en dehors de la législation, notamment de l'influence des chefs de service, et j'ai cité à l'appui de ce que j'avançais, ce qu'ont fait les ministres de la guerre et de la marine, en Hollande.
MfFOµ. - Vous me reprochez d'avoir confessé mon impuissance de proposer à la législature des mesures efficaces pour réprimer l'abus des liqueurs alcooliques. Eh bien, je crois qu'en citant l'exemple des Pays-Bas, que vous avez invoqué, je vous prouve que, là également, on a renoncé à prendre des mesures législatives. Quant aux moyens employés par des particuliers, par les sociétés de tempérance, ils ont été inefficaces. On a été frappé en Hollande, comme ici, de l'abus des liqueurs fortes, et malgré les moyens auxquels on a eu recours, on n'a pas réussi à obtenir un résultat quelque peu satisfaisant.
La commission d'enquête, comme vous le verrez dans son rapport, a examiné d'une manière approfondie tous les faits, tous les moyens qui avaient été mis en œuvre, et elle est arrivée également à confesser son impuissance.
M. le président. - Il est entendu que les documents, après avoir été complétés, seront communiqués à la Chambre.
M. Kervyn de Lettenhove. - Je demanderai à M. le ministre des finances s'il verrait quelque inconvénient à déposer immédiatement ces documents sur le bureau de la Chambre. On pourrait les utiliser dans le cours de la discussion.
MfFOµ. - Je suis prêt à les communiquer à l'honorable membre ; mais ces documents sont tellement volumineux, qu'il est certain qu'on ne pourra en faire usage dans le cours de cette discussion, qui est sur le point de se clore. Je crois que pour le prochain budget nous pourrons avoir des renseignements plus complets. Ils seront imprimés et mis, en temps utile, sous les yeux de la Chambre.
M. Kervyn de Lettenhove. - Je n'insiste pas.
M. d'Hane-Steenhuyseµ. - J'ai cependant encore une observation à faire à M. le ministre des finances.
Il a dit tout à l'heure que mon discours rendait utile la publication des (page 63° documents qu'il a recueillis. Je serais heureux de voir publier ces documents et j'appuie volontiers la proposition de l'honorable M. Sabatier qui en réclame le dépôt sur le bureau. Mais je pense que mon discours prouve beaucoup plus, car j'ai cité des chiffres dont la valeur est incontestable.
J'ai constaté qu'aux Etats-Unis, la consommation du genièvre a diminué, bien qu'il y eût une augmentation constante de population.
J'ai constaté également qu'en Hollande les divers ministres, chacun dans son département, avaient recherché quelles mesures pourraient être prises dans le but de porter remède a un état de choses désastreux.
Or, je pense que ce qui se fait dans d'autres pays pourrait être tenté chez nous, et que nos ministres, à leur tour, devraient s'efforcer d'entrer sous ce rapport dans la voie que des gouvernements étrangers leur ont tracée.
M. le président. - Il est donc entendu que la discussion continuera demain. La séance publique sera fixée à 2 heures. Je rappelle à la Chambre que toutes les sections seront convoquées demain pour s'occuper des projets de loi déposés par M. le ministre de la guerre.
M. le président procède au tirage des sections du mois de novembre.
La séance est levée à 5 heures.