(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1867-1868)
(Présidence de M. Dolezµ.)
(page 27) M. Van Humbeeck, secrétaireµ, procède à l'appel nominal à 2 1/4 heures.
M. Reynaert, secrétaireµ, donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier.
- La rédaction en est approuvée.
M. Van Humbeeck, secrétaireµ, présente l'analyse suivante des pièces adressées à la Chambre :
« Le conseil communal de Vivy prie la Chambre d'accorder à la compagnie Forcade la garantie d'un minimum d'intérêt sur une somme proportionnée à l'importance des lignes qu'elle aurait à construire et d'accueillir favorablement la demande de suppression des voies les moins utiles. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Des habitants de Bruxelles demandent la révision de l'article 52 de la Constitution et prient la Chambre de décréter qu'à l'avenir des jetons de présence seront accordés à MM. les représentants. »
- Même renvoi.
« Le sieur Claessens réclame l'intervention de la Chambre pour obtenir le payement d'une somme qu'il prétend lui revenir sur les fonds de remplacement. »
- Même renvoi.
« Le sieur Vandenwyngaert proteste contre les propositions de la commission militaire et demande que le gouvernement soit invité à présenter, dans la session actuelle, un projet qui abolisse le tirage au sort pour la milice. »
- Même renvoi.
« Le conseil communal de Spalbeek prie la Chambre de porter au budget une allocation pour rémunérer les travaux ressortissant aux services généraux que la centralisation impose, sans rétribution, aux secrétaires communaux. »
- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner le budget de l'intérieur.
« Le sieur J.-V. Henskin, sergent-fourrier au 9ème régiment de ligne, né à Luxembourg, demande la naturalisation. »
- Renvoi à M. le ministre de la justice.
« M. de Florisone demande un congé. »
- Accordé.
(page 47) M. le président. - La parole est à M. Sabatier, rapporteur.
M. Sabatier, rapporteurµ. - La section centrale qui a examiné le budget des voies et moyens a émis le vœu de voir le gouvernement s'assurer si le droit de débit de boissons distillées ne pourrait pas être reporté sur le droit d'accise.
L'honorable M. Liénart a développé cette thèse dans la séance d'hier et en a fait l'objet d'un amendement. Répondant à M. Coomans qui avait demandé si le droit de débit serait encore compté dans le cens électoral, M. le ministre des finances a déclaré que le droit de débit de boissons étant un impôt direct, il devait nécessairement être compris dans le cens électoral, aux termes mêmes de la Constitution.
Mon honorable ami M. Vleminckx a examiné la question au point de vue sanitaire, à un point de vue purement hygiénique, et loin de partager l'idée émise par l'honorable M. Liénart, il a fait remarquer avec beaucoup de raison, selon moi, que pour empêcher le développement du nombre de débits, par conséquent le développement de la consommation des boissons alcooliques, il fallait non pas réduire ou supprimer le droit de débit, mais l'augmenter dans une forte proportion.
L'honorable membre a ajouté qu'un membre de la section centrale avait soutenu cette thèse qu'il fallait non seulement augmenter le droit de débit, mais qu'il fallait encore considérer ce droit comme indirect. Ce membre, messieurs, c'est moi, et la thèse que j'ai soutenue en section centrale, je viens la défendre eu ce moment devant vous.
Comme vous avez pu le voir par la diversité des opinions qui se sont produites, la question dont nous nous occupons est complexe, elle comporte deux éléments qui, en apparence, sont très distincts, mais qui, en réalité, présentent une connexité à laquelle il me paraît bien difficile de se soustraire.
D'une part, nous trouvons l'élément sanitaire, hygiénique, il concerne la consommation des boissons alcooliques.
En second lieu se présente l'élément politique qui se traduit par le privilège conféré par la loi de 1849 à un certain nombre d'individus qui ne sont électeurs que parce que le droit de débit est compté dans le cens électoral.
Je considère que ces deux éléments sont étroitement liés ; l'un me paraît être la conséquence de l'autre, non pas d'une manière absolue, il ne fait rien exagérer, mais dans une mesure telle qu'il me semble impossible de n'en pas tenir compte.
Je ne trouve pas, comme quelques-uns l'ont dit et même écrit, que ce débat n'offre pas un caractère bien sérieux ; je pense, au contraire, que dès l'instant où une question d'ordre public et de moralité est en jeu, notre attention doit être éveillée. La preuve, du reste, que cette discussion peut et doit être sérieuse, c'est que, quels que soient les arguments que l'on produise, quelles que soient les aspirations de chacun, qu'on se laisse entraîner par le côte politique ou qu'on se place au point de vue purement hygiénique, toujours est-il que nous n'avons qu'un seul et même objectif, c'est de chercher le moyen de réduire, autant que possible, la consommation des boissons alcooliques, et vous verrez, messieurs, que pour préparer la solution de cette question, bien digne de l'attention de la Chambre, nous aboutissons inévitablement à ces deux propositions : l'impôt de débit est-il suffisamment élevé, et en second lieu, ce droit de débit doit-il être compté plus longtemps dans le cens électoral, autrement dit : ce droit est-il réellement un impôt direct ou un impôt indirect ?
Quant à moi, j'ai indiqué déjà tout à l'heure dans quel sens je me prononcerai. Je répète qu'à mon avis il faut que l'impôt de débit soit augmenté et considérablement augmenté, précisément pour réduire le nombre des débits et je considère que la Chambre peut, en examinant les conséquences de la loi de 1849, revenir non pas aux errements de la loi de 1838, (vous vous rappelez que dans la discussion de cette loi on n'a pas voulu déterminer la nature de l'impôt), mais reconnaître et admettre qu'il y a nécessité de déclarer que l'impôt de débit est un impôt indirect.
Il y a du doute sur la nature de cet impôt, je le sais parfaitement bien ; nous examinerons tout à l'heure ce que valent ces doutes ; mais franchement au lieu de nous obstiner, nous agirions sagement en faisant tourner ce doute au profit de la moralité publique et de ce que je considère comme un progrès politique.
Messieurs, avant d'aborder le fond du débat, nous nous mettrons si vous voulez bien d'accord sur la position de la question. Depuis dix ans que j'ai l'honneur de siéger dans cette Chambre, j'ai entendu dix fois au moins, à l'occasion du budget des voies et moyens, soumettre au gouvernement quelque observation du genre de celles qui nous occupent en ce moment, c'est-à-dire au sujet de la loi de 1849, et vous vous rappellerez comme moi que bien des fois, si pas toujours, nous avons entendu surgir cette interruption :
Oh ! encore les cabaretiers ! Que vous ont donc fait ces pauvres cabaretiers ? disait-on, pourquoi voulez-vous frapper d'ostracisme cette catégorie de citoyens ?
Messieurs, il y a ici une confusion qu'il faut absolument faire cesser. Il ne s'agit pas d'individus, de cabaretiers, qui, en dehors du droit de débit, payent un impôt suffisant pour être électeurs. Il s'agit des citoyens qui ne sont électeurs que par application de la loi de 189, de cette loi qui, contrairement au vœu du législateur de 1838, a admis le droit de débit des boissons alcooliques dans la formation du cens.
M. Coomans. - Il y en a onze mille ! (Interruption.)
M. le président. - De grâce, messieurs, pas d'interruption.
M. Sabatier, rapporteurµ. - Il s'agit ici des électeurs au sujet desquels l'honorable M. E. Vandenpeereboom s'exprimait de la façon suivante dans son ouvrage sur le régime parlementaire.
« Frapper les débitants de boissons distillées d'un abonnement pour arrêter leur commerce immoral et puis, en raison de cet impôt, leur donner la capacité électorale, est illogique. »
Ce sont ces mêmes électeurs dont l'honorable M. Devaux disait en 1838 :
« Cet impôt suppose-t-il, dans celui qui le subit, une aptitude à exercer certaines fonctions politiques? Non, car on l'établit précisément parce que le débit des boissons est une profession qui amène des résultats immoraux. Loin de vouloir récompenser cette profession par des pouvoirs politiques, c'est une restriction et presque une punition que vous voulez lui imposer, loin qu'elle soit une présomption d'aptitude électorale, elle serait plutôt une présomption d'inaptitude. »
Voilà ce que disait l'honorable M. Devaux. C'est à cette catégorie d'électeurs que je fais allusion en ce moment. Du reste, personne ne songe à diriger aucune attaque contre les cabaretiers, qu'ils appartiennent à l'une ou l'autre des catégories que je viens d'indiquer. Les débitants de boissons, bières ou eaux-de-vie sont, je n'en doute pas, de très honnêtes gens; mais les débitants de boissons alcooliques exercent une profession qui, pas plus qu'une autre, ne doit donner lieu à un privilège. On frappe cette profession d'un impôt préventif, et c'est ce même impôt qui confère des droits politiques à ceux qui l'acquittent. Ce n'est pas sans raison que cette mesure est taxée d'illogique.
Vient une confusion d'un autre genre et l'honorable M. Coomans est sur le point de la commence : Il y a onze mille débitants de boissons électeurs ! s'est-il écrié.
M. Coomans. - Oui, il y a 11,000 citoyens qui sont électeurs uniquement à cause du droit de débit qu'ils payent.
M. Sabatier, rapporteurµ. - Permettez. La confusion, relative si vous voulez, consiste à croire que le principal intérêt s'attache en cette affaire aux électeurs généraux, tandis que ce sont les électeurs communaux qui, d'après moi, doivent occuper la première place dans nos préoccupations. Je parle des 25,000 électeurs qui doivent leur mandat au droit de débit.
Dans les affaires communales, l'influence des électeurs est immédiate. Les rapports entre eux et l'administration sont fréquents et l'autorité dont la position, après tout, dépend d'un vote, doit, parfois, être encline à ménager ceux mêmes sur lesquels elle est appelée à exercer la surveillance, à l'égard desquels elle est impuissante à réprimer certains abus. Les règlements de police, pour ce qui concerne les débits, ne sont pas toujours exécutés avec toute la sévérité que la chose comporte. En définitive, l'indépendance des autorités communales se trouve parfois compromise, et c'est ce que nous devons chercher autant que possible à éviter. Sans doute le mal n'est pas général, mais vous verrez par quelques chiffres que je citerai tout à l'heure, que, dans bien des communes, la majorité des électeurs appartient aux débitants de boissons alcooliques.
Messieurs, je suis tellement convaincu que l'influence des débitants de boissons alcooliques dans les élections communales doit nous préoccuper bien davantage que lorsqu'il s'agit des élections générales, que, si le gouvernement se décidait, comme je l'espère, à élever le droit de débit et que, par contre, ou maintînt à ce droit la qualification d'impôt direct, je demanderais que l'on examinât la question suivante :
(page 48) L'impôt étant direct, et devant, aux termes de la Constitution, compter pour les élections générales n'y a-t-il pas lieu de décider que cet impôt, tout direct qu'il est, ne comptera pas dans le cens communal ? (Interruption.)
Je sais bien que cette thèse trouverait peu d'écho dans cette Chambre ; je comprends qu'il y aurait une sorte d'anomalie à déclarer que telles personnes, admises comme électeurs généraux, sont en même temps écartées de la liste des électeurs communaux.
L'interruption ne m'étonne donc pas ; mais la proposition que je viens d'énoncer, et qui n'est pas aussi absurde qu'on paraît le croire, est l'expression de l'importance que j'attache à ce qu'on examine plus particulièrement le rôle des électeurs communaux. Les 11,000 électeurs généraux, rappelés par l'honorable M. Coomans, sont hors de cause pour moi.
Messieurs, j'aborde le fond du débat, et pour être plus certain de mettre de l'ordre dans mes idées, ce qui me permettra aussi d'être moins long, j'ai annoté un certain nombre de questions que je vais indiquer et qui me paraissent résumer la discussion, au point de vue de ma thèse, bien entendu. Je reprendrai ensuite ces questions, pour y répondre, et j'espère que je porterai dans votre esprit la conviction que ma thèse est bonne et qu'elle mérite le plus sérieux examen.
La première question est celle-ci : Le nombre des débits exerce-t-il de l'influence sur la consommation ?
Deuxième question : Le nombre des débits ne s'est-il pas accru dans une très forte proportion depuis que. la loi de 1849 est. en vigueur ?
Troisième question : Les listes des électeurs communaux ne se recrutent-elles pas en grande partie des débitants de, boissons alcooliques ?
Quatrième question : Quelle peut être l'influence du prix du genièvre sur la consommation ? A t-on fait, en Belgique, une expérience suffisante de cette influence ?
Enfin viendra l'examen de la question de savoir si le droit de débit doit être considéré comme un impôt direct ou comme un impôt indirect et si des motifs spéciaux dérivant des faits qui se sont produits depuis 1838 ne doivent pas nous déterminer à classer définitivement ce droit dans les impôts indirects.
Je reprends ces questions pour y répondre.
1° Le nombre des débits exerce-t-il de. l'influence sur la consommation ?
Messieurs, cette proposition constitue pour ainsi dire un axiome. (Interruption.)
Oui, comme me le dit l'honorable M. Hymans, l'occasion fait le larron ; ici l'occasion fait le biberon, ajoute l'honorable M. Coomans ; c'est très bien.
Mais si évident que cela soit, je veux éviter qu'on ne m'oppose cet argument, que ce n'est pas le nombre des débitants de boissons distillées qui augmente celui des buveurs ; mais que c'est, au contraire, le nombre des buveurs qui augmente celui des débits.
Messieurs, nous avons en Belgique près de 2,000 communes qui ont moins de 2,000 habitants et il faut se rendre compte de la position acquise par les débitants de boissons distillées dans ces communes.
Ils exercent évidemment une grande influence ; je l'ai dit tout à l'heure en expliquant pourquoi je considérais que la question, au point de vue des électeurs communaux, présentait surtout de l'intérêt.
Du moment que l'on reconnaît que l'autorité n'exerce pas toujours une surveillance bien active sur les débits et ne fait pas toujours exécuter avec toute la sévérité voulue les règlements communaux sur la matière, et c'est ce qui arrive en raison du droit politique conféré à un certain nombre de débitants de boissons, on comprend que l'électeur dont il est ici question devient un personnage. Son influence est grande, on la ménage, et c'est surtout au moment des élections qu'elle se fait sentir. Le nombre des électeurs qui doivent leur mandat à l'impôt du débit est actuellement de 25,000 au moins ; c'est un chiffre considérable, et dans les communes de moins de 2,000 âmes, ils entrent pour un quantum important, puisque là le nombre total des électeurs est de 60 pour 1,000 habitants taudis que pour tout le royaume il est de 47 seulement.
La qualité d'électeur sert admirablement les intérêts des débitants.
Avant, pendant et après les élections, on se réunit chez eux, on discute, on boit, et vous savez si les occasions sont nombreuses.
En temps ordinaire la concurrence s'établit aussi entre les débitants pour attirer les consommateurs. On ne néglige aucun moyen de pousser au débit : des prix sont offerts pour des jeux plus ou moins attrayants. On s'ingénie enfin pour que toutes les circonstances servent l'intérêt des débitants. Comment les ouvriers pourraient-ils résister à tant d'occasions de boire et ne pouvais-je pas dire avec raison que l'influence que donne l'électoral acquis par l'impôt de débit ne tourne pas toujours à l'avantage de la morale publique ni du prestige de l'autorité?
J'en ai dit assez sur cette question, il est amplement démontré que la cause qui détermine l'établissement d'un grand nombre de débits est aussi celle qui développe la consommation des boissons alcooliques.
L'influence dont ma première question ou proposition est l'objet n'est que trop évidente, et si quelque doute existait encore à cet égard chez quelques honorables membres, je leur conseillerais de lire un ouvrage écrit par le commissaire d'arrondissement de Namur, l'honorable M. Joly. Il indique parfaitement quelles sont, d'après lui, les raisons qui doivent faire redouter l'influence des électeurs communaux que la loi de 1849 a permis de créer.
Vient la seconde question: Le nombre des débits ne s'est-il pas accru dans une très forte proportion depuis que la loi de 1849 est en vigueur ?
Messieurs, les chiffres sont là pour répondre. J'ai joint à mon rapport un tableau qui est suffisamment éloquent.
Voici ce qu'il nous dit : En 1840, il y avait 45,000 débits ; en 1848, il n'y en avait plus que 39,762 et cela sous l'empire de la loi de 1838 qui frappait un droit de 20 à 30 fr., suivant le nombre d'habitants des communes, les débitants de boissons alcooliques; ce droit n'entrait pas dans la formation du cens.
Je sais qu'il existait à cette époque, un certain nombre de débits clandestins; le droit, de 20 à 53 francs, assez mal réparti, était la cause de cet état de choses. Dès la mise en vigueur de la loi de 1849 qui permettait d'appliquer le droit très modique de 12 francs à un grand nombre de débits, les débits clandestins devinrent des débits légaux.
Je vais supposer que cette transformation s'est opérée en 1849 et 1850, le nombre des débits légaux s'est alors élevé de 39,762 à 53,097. Ceci répond à l'honorable ministre des finances qui, pendant la discussion de la réforme électorale l'an dernier, m'avait fait remarquer, lorsque cette question des débits a été accidentellement introduite dans le débat, que je ne tenais pas compte des débits clandestins. J'ajouterai seulement que l'argument des débits clandestins ne peut pas toujours être invoqué, le clandestin étant devenu légal ; l'accroissement du nombre des débits devient un fait normal.
Partons donc de l'année 1851 pour étudier quel a été le développement du nombre de débits.
En 1851, il y en avait 55,575 et j'ajoute que, depuis cette année jusqu'en 1856, le nombre des débits est resté à peu près stationnaire ; en 1851, 55,575 ; en 1856, 58,215. C'est-à-dire que, pendant cette période, l'accroissement a été seulement de 450 par année, chiffre en rapport avec le développement de la population.
Quelle est la cause de cette stagnation ? Je la trouve en très grande partie dans ce fait que nos luttes politiques n'avaient pas, à cette époque, acquis la vivacité qu'elles ont eue depuis. Les années suivantes ne donnent que trop de poids à cette opinion : en 1857, 61.600 débitants, en 1858 66,519 et enfin en 1866 94,945.
Je ne me trompe guère en disant qu'en 1867 on arrive à 100,000 débits.
Je dis donc que c'est à partir de 1857, année de luttes politiques très vives, comme vous savez, que le nombre de débitants s'est accru considérablement. De 1857 à 1866 l'accroissement annuel a été de 3,200, tandis que de 1851 à 1856 il n'avait été, je viens de le rappeler, que de 450.
Les facilités que donne la loi de 1849, de compléter le cens électoral ; l'entraînement des partis à user et abuser de tous les moyens mis à leur disposition pour augmenter à leur profit le nombre des électeurs, telle est la réflexion consignée dans le rapport de la section centrale : elle trouve ici sa place.
Quant à la consommation, elle suit un peu le nombre des débits, surtout lorsqu'elle est sollicitée par l'ardeur des luttes politiques. De 1840 à 1849 la consommation s'est élevée à 6 1/4 litres par habitant ; de 1850 à 1857, alors que le droit d'accise était augmenté, alors aussi que les élections étaient moins disputées, et qu'enfin la cherté des grains était grande, la consommation est descendue à 3 6/10 litres. A partir de 1858 jusqu'en 1866 la moyenne est de 7 5/10 litres et si je consulte un document qui nous a été remis ce matin, je trouve que, pour l'exercice 1866 seul, 421,000 hectolitres de genièvre ont été consommés dans le pays, Ce qui fait un peu plus de 8 1/4 litres par habitant. (Interruption.)
(page 49) L'honorable ministre des finances me fait remarquer que ces chiffres ne sont pas exacts ; je les ai trouvés dans la statistique générale et il me semble que le calcul que j'ai fait sur ces chiffres ne peut pas être contesté.
Vient maintenant la question de savoir si les électeurs communaux ne se recrutent pas en grande partie parmi les débitants. Voyons encore les chiffres : il y a aujourd'hui 236,000 électeurs communaux et bien près de 100,000 débitants ; je me demande si dans la situation actuelle des choses on n'est pas amené à reconnaître que presque tous les débitants sont électeurs. (Interruption.)
Je ne parle pas des grandes viles, ni des communes importantes, je parle des communes dans lesquelles le cens électoral est le moindre, je parle des 2,000 communes où le cens électoral est de 15 francs.
Or, dans ces communes, il y a 60 électeurs pour 1,000 habitants, tandis que dans le pays entier, comme je le faisais remarquer il n'y a qu'un instant, la moyenne est de 17 électeurs par 1,000 habitants. Niera-t-on que dans les petites communes, l'influence individuelle des électeurs ne soit plus grande qu'ailleurs?
Ainsi, de 1840 à 1849, le prix du genièvre était de 56 fr. l'hectolitre ; de 1850 à 1857 de 75 francs; la consommation, à la vérité, est descendue, pendant cette période, de 6 litres 1/4 à 5 litres 6/10. Mais il se trouve que de 1858 à 1866, alors que le prix du genièvre était le même (le droit d'accise était plus élevé, ce qui prouve que la fabrication coûtait moins ou que la matière première était à meilleur compte), la consommation a augmenté au point d'arriver, comme je l'ai dit tout à l'heure, à 8 litres.
Il y a donc une autre cause, et cette cause je la trouve dans la loi de 1849, qui permet d'introduire le droit de débit dans le cens électoral.
Je dis sans en avoir la certitude, parce que je n'ai trouvé le renseignement nulle part, que presque tous les débitants sont électeurs et voici comment j'établis la chose :
Moyennant 15 francs on est électeur communal dans les communes de moins de 2,000 âmes. Il se fait que pour les communes de moins de 1,000 âmes le droit de débit comporte trois classes, soit 12, 15 et 20 fr. et que dans les communes de moins de 2,000 âmes le droit de débit peut aller de 15 à 30 francs.
Je trouve encore dans la statistique ce renseignement assez précieux pour mon argumentation, que le nombre de cotisations par classe est représenté approximativement par les chiffres suivants :
La 7ème classe, celle à 12 francs, ne comporte que 12 p. c. du nombre total. La 6ème classe, à 15 fr., entre pour 65 p. c. La 5ème classe, à 20 fr., pour 12 p. c. et le restant, soit 10 à 12 p. c., est compris dans les 4 autres classes, c'est-à dire de 30 à 60 qui est le maximum.
Il me semble résulter de ces observations, et pour ce qui concerne les communes de moins de 2,000 âmes, qui sont très exactement au nombre de 1,966, que le droit de débit dans le plus grand nombre de cas suffit pour être électeur.
De 1836 à -848 il y a une augmentation de 7,200 électeurs communaux seulement ; de 1849 à 1856, il y a une augmentation de 16,000 débitants et de 14,000 électeurs ; de 1857 à 1866, il y a une augmentation de 33,000 débitants et de 51,000 électeurs. Que l'on fasse aussi large que possible la part des erreurs qui peuvent être commises au sujet de ces chiffres en tant qu'ils ne s'appliquent pas dans la même proposition pour toutes les communes, il restera toujours assez d'électeurs auxquels le droit de débit suffît pour exercer leur mandat, pour ne pas chercher le moyen d'empêcher les citoyens qui ne sont dans aucune des conditions que la Constitution a en vue et que le Congrès national a définies dans le mot de présomption de capacité, de figurer sur les listes électorales.
Maintenant j'aborde la cinquième question: Quelle peut être l'influence du prix du genièvre sur la consommation et a-t-on fait, en Belgique, une expérience suffisante de cette influence?
L'honorable ministre des finances a fait remarquer très justement hier que la consommation dépendait un peu du climat ; en Hollande par exemple, on boit, dit-on, beaucoup de genièvre.
M. Dumortier. - C'est une nécessité.
M. Sabatier, rapporteurµ. - C'est une nécessité, dit l'honorable M. Dumortier. Soit, mais alors l'exemple n'est pas le meilleur à citer et ce n'est pas à la Hollande qu'on pourrait appliquer ces qualifications de poison lent, de poison moral, de liqueur abrutissante que l'on adresse, dans cette Chambre même, au genièvre.
En tout cas, je doute que la consommation en Hollande soit plus élevée qu'en Belgique. Je reconnais avec l'honorable ministre des finances que l'on est loin de pouvoir prétendre que la consommation du genièvre ait un rapport direct avec le prix de cette liqueur. Mais j'ajoute bien vite que l'influence à résulter de différences sensibles entre les prix du genièvre n'a pu être encore appréciée en Belgique, par la raison très simple que de très grandes variations de prix ne se sont pas encore produites.
L'expérience des résultats à obtenir par l'élévation du prix n'a pas encore été faite. C'est une raison de plus pour augmenter considérablement le droit de débit, qui constitue une véritable entrave au développement des débits. Je ne sais si on ne pourrait pas aussi augmenter le droit d'accise, mais pour ne pas sortir en ce moment du droit de débit, je rappellerai que M. le ministre des finances nous disait, hier, que l'élévation de ce droit pourrait entraîner des débits clandestins et que, dès lors, on ne gagnerait rien quant à la question de consommation.
Je crois que c'est là une crainte chimérique ; on tentera peut-être d'établir des débits clandestins, mais ce que je ne concevrais pas, c'est qu'ils pussent échapper à la surveillance intéressée des concurrents, bien plus habiles à découvrir la fraude que le fisc lui même.
Au sujet de la consommation qu'un droit élevé d'accise n'avait pas restreinte, M. le ministre des finances a cité la Hollande ; devant une affirmation aussi positive, je dois croire que les renseignements recueillis par lui l'ont été à des sources bien certaines.
Mais si j'examine ce que produit le droit en Hollande, droit qui est dans ce pays de 105 fr. par hectolitre tandis qu'il n'est que de 55 fr. en Belgique, et en mettant ce produit en rapport avec la population qui est de 3,500,000 habitants, je trouve que la consommation est moins forte en Hollande qu'en Belgique.
Le droit en Hollande produit 26 millions, dont la quantité totale consommée doit être d'environ 255,000 hectolitres, ce qui, par habitant, donne un peu plus de 7 litres, et notre consommation à nous dépasse déjà 8 litres.
Mais pourquoi ne nous a-t-on pas cité l'Angleterre?
En Angleterre la consommation est beaucoup moindre qu'en Belgique ; et ne puis-je pas attribuer ce fait au prix excessivement élevé du genièvre ? Le droit en Angleterre est de fr. 2-75 par litre, sans compter le droit de licence qui à lui seul produit 3 millions de plus que le droit d'accise chez nous, soit 16 millions.
En Angleterre le droit d'accise augmenté du droit de licence produit 275 millions ; c'est au point de vue fiscal un résultat magnifique, tout en ayant pour conséquence un chiffre moitié moins élevé de consommation qu'en Belgique.
A la condition de voir réduire la consommation je prêterai la main de tout cœur à toutes les mesures que présenterait l'honorable ministre des finances pour augmenter et le droit d'accise et le droit de débit.
L'Angleterre nous fournit, du reste, une autre preuve encore qu'une différence sensible dans le prix du genièvre peut avoir une influence décisive sur la hauteur de la consommation.
En 1828 le droit d'accise était dans ce pays de 3 fr. 23 c. par litre ; à cette époque la consommation était descendue à un chiffre très peu élevé, en raison même du coût de cette boisson.
Le gouvernement, beaucoup plus soucieux alors d'encaisser de fortes recettes que de réduire la consommation, a trouvé qu'il n'y avait rien de mieux à faire pour relever celle-ci que d'abaisser le droit à 7 shillings par gallon, c'est-à-dire 8 francs 75 centimes pour 4 litres 54 décilitres, ce qui de 3 fr. 25 cent, faisait tomber le droit à 1 fr. 95 c.
Je ne parlerai pas de la France ; aucun point de comparaison utile n'est possible. On y boit beaucoup de vins et il y a des contrées entières où l'on ne consomme pas du tout de boissons alcooliques. Aussi la consommation moyenne pour tout le royaume ne dépasse-t-elle guère 2 litres par habitant.
J'arrive à la dernière question, celle de savoir si le droit de débit doit être considéré comme un impôt direct ou comme un impôt indirect.
Beaucoup d'auteurs ont écrit sur cette matière et je dois le dire : autant d'auteurs, à peu près autant de définitions de ce qu'on appelle l'impôt direct et l'impôt indirect.
Il y a même entre eux des contradictions assez bizarres. Remarquez que j'ai dit tout à l'heure que je désirais faire tourner au profit de ma proposition ou plutôt de mes observations, le doute qui existe sur la nature de l'impôt de débit. C'est sur ce doute donc que j'appuie en ce moment.
Je parlais de contradictions bizarres et des différences que l'on constate dans la définition des mots, et si des écrivains distingués et si nos législateurs de 1838 ne sont pas parvenus à se mettre d'accord sur la signification exacte des mots, ou du moins des impôts directs et indirects, rien d'étrange à ce que nous puissions, en l'absence d'une définition (page 50) qui délimite parfaitement la nature des deux sortes d'impôts, attribuer à celui qui nous occupe la qualification d'indirect.
Mac-Culloch classe l'impôt sur les fenêtres parmi les impôts indirects. Il assoit sa définition, non sur la nature du rapport entre l'impôt et le contribuable, mais sur la nature du rapport plus ou moins direct entre la contribution et la ressource qui sert à l'acquitter.
Stuart Mill dit que les taxes directes sont levées sur les personnes chargées de les supporter et celles indirectes sont réclamées d'une personne pour être récupérées contre autrui.
L'instruction en forme de loi, donnée le 8 janvier 1790, disait : Les contributions indirectes sont tous les impôts assis sur la fabrication, la vente, le transport, l'introduction d'objets de commerce ou de consommation, eu un mot l'impôt indirect est une avance sur le prix de consommation.
On peut dire sans doute que le droit de débit est perçu comme un impôt direct, mais d'un autre côté il se rapproche singulièrement d'un impôt de consommation.
On discuterait indéfiniment sur les termes.
Ce qui est certain, c'est que lorsque la Chambre a eu à se prononcer sur la définition exacte à donner à ces deux natures d'impôt, elle a préféré y renoncer. En 1838, beaucoup d'opinions ont été émises ici sur la question et de guerre lasse la Chambre a adopté avec empressement un amendement de l'honorable M. Devaux et décidé qu'elle ne déciderait rien quant à la nature de l'impôt, mais que celui-ci ne serait pas compté dans le cens électoral.
En 1849 on a décidé purement et simplement que le droit de débit de boissons alcooliques était un impôt direct, mais aucune discussion ne s'est établie sur ce point. La Chambre, pas plus que le Sénat, n'a recommencé le débat de 1838. Aucune lumière ne s'est donc produite, les doutes n'ont pas été levés et en présence de ces doutes, des difficultés que l'on rencontre pour établir d'une manière absolue quelle différence existe entre les deux natures d'impôts, ne devons-nous pas consulter ce qui s'est fait depuis 1849, ce qui s'est produit sous la législation actuelle ? En présence des faits cités, n'cst-il pas rationnel de se demander s'il n'y a rien à reprendre à cette législation et ne pouvons-nous pas, dans un but de moralité, d'intérêt public, décider que le droit de débit de boissons alcooliques est un impôt indirect ?
Je n'en fais cependant pas l'objet d'une proposition formelle, je désirais présenter franchement ces observations au gouvernement afin qu'à son tour il veuille bien examiner ce qu'il pourrait y avoir à faire pour mettre un frein à l'abus déplorable des boissons alcooliques.
Vous le voyez du reste, messieurs, par la discussion ouverte en ce moment, divers moyens ont été proposés pour apporter remède au mal signalé. La section centrale a reconnu qu'il y avait quelque chose à faire et a exprimé son opinion sous forme de vœu. Demander que le gouvernement examine s'il ne conviendrait pas de reporter sur l'accise le droit de débit, c'était bien reconnaître que la loi de 1849 laissait à désirer.
L'honorable M. Liénart a développé cette thèse, mais il n'est pas possible d'admettre que les débitants soient exonérés du droit de débit, bien fait au contraire pour apporter une entrave à leur industrie.
L'honorable M. Vleminckx a donné une préférence exclusive à tout ce qui touche à la partie sanitaire et hygiénique du problème que nous convions le gouvernement à résoudre, et je puis ajouter que, dans plusieurs de ses sessions, l'association pour le progrès des sciences sociales s'est occupée de cette question.
En 1863 et 1864 la section présidée avec beaucoup de distinction par notre collègue M. Vleminckx a indiqué divers moyens qui paraissaient les plus propres à arrêter le développement de la consommation des boissons alcooliques ; mais je dois dire que beaucoup de ces moyens présentaient des disparates très prononcées. Entre autres on voulait empêcher les citoyens de s'établir comme cabaretiers sans une autorisation ou dispense. Cette idée aurait été émise déjà en 1838 par l'honorable M. Lebeau qui trouvait que les députations permanentes pourraient très bien être appelées à donner leur avis sur les demandes d'autorisation des débits de boissons. Un membre a demandé que l'on classe les distilleries comme établissement dangereux.
En un mot, car j'irais trop loin si je voulais rappeler tous les moyens qui ont été proposés. Le congrès des sciences sociales a toujours considéré comme une chose indispensable pour le gouvernement, de rechercher la solution du problème qui nous occupe et qui, surtout, a fait l'objet des observations que mon honorable ami M. Vleminckx et moi avons présentées.
Pour ce qui me concerne, je me prononcerai toujours pour les moyens les plus énergiques. Les demi-mesures ne servent pas la cause que nous défendons ; elles servent, au contraire, d'argument à ceux qui prétendent qu'il n'y a rien à faire. Nous devons pouvoir compter sur l'honorable ministre des finances, à qui il appartient tout particulièrement, lui qui a institué la caisse d'épargne par l'Etat, d'empêcher les travailleurs, les ouvriers de venir jeter dans le gouffre des débits de boissons l'économie qu'ils pourraient faire fructifier.
(page 27) M. Hymans. - Je voudrais dire deux mots sur la question qui s'agite en ce moment, dans le sens des dernières paroles que vient de prononcer l’honorable M. Sabatier.
Cette question est une des plus importantes dont le législateur puisse être appelé à s'occuper. Dégagée de l'intérêt de parti, elle présente un immense intérêt social et si elle s'introduit dans cette enceinte sous le couvert de la politique, j'en remercie la politique et je crois qu'il est de notre devoir d'attaquer, comme on dit vulgairement, le taureau par les cornes.
L'influence de l'impôt pour débit de boissons sur la politique est incontestable ; elle est réelle surtout, comme l'a dit tout à l'heure l'honorable M. Sabatier, dans les petites communes.
Toutefois, il ne faut rien exagérer : dans les élections générales et provinciales, elle est presque nulle, elle est à peu près sans importance. (Interruption.) Cela résulte des termes mêmes de la loi de 1849 : il n'y a, en effet, que les deux premières classes de l'impôt qui puissent donner le cens ; pour les cinq autres, il faut le parfaire par d'autres contributions directes ; et je suis persuadé que si M. le ministre des finances nous communiquait le rôle des cotisations du chef des débits de boissons distillées, nous constaterions que la profession de débitant de boissons est bien souvent, le plus souvent peut-être, comme nous l'a démontré l'honorable M. de Brouckere l'année dernière lors de la discussion de la loi sur la réforme électorale, l'accessoire d'une autre profession, dans les campagnes comme dans les villes.
M. Coomans. - Il y a onze mille électeurs du chef du droit de débit.
M. Hymans. - Qu'on nous communique les chiffres et nous verrons si ces onze mille électeurs sont réellement électeurs du chef de l'impôt qu'ils payent comme débitants de boissons.
M. Coomans. - C'est M. le ministre des finances lui-même qui nous l'a dit.
M. MfFOµ. - Mais non !
M. Hymans. - Les classifications qu'on fait entre les électeurs d'après les professions sont excessivement arbitraires. On vous a démontré l'année dernière qu'il y a des propriétaires dans toutes les catégories d'électeurs ; de même il y a des cabaretiers dans plusieurs catégories ; il y a des ouvriers qui ne sont pas cabaretiers, mais dont les femmes tiennent un débit de boissons. En un mot, il y a un bon nombre de citoyens qui sont électeurs sans qu'ils doivent cette qualité au seul droit qu'ils payent comme débitants de boissons ; et cela est aussi vrai dans les campagnes que dans les villes.
La question électorale, messieurs, me paraît jouer dans cette question le rôle de l'âne dans la fable des Animaux malades de la peste.
Les quelques faux électeurs que l'on dénonce avec raison ne sont pas responsables à coup sûr d'un mal qui n'est pas spécial à la Belgique, d'un mal qui étend ses ravages non pas seulement sur notre pays, mais sur le monde entier.
C'est un mal universel et qui se résume dans la consommation toujours croissante ici comme ailleurs des boissons alcooliques. Depuis la Russie ou l'Etat possède le monopole de la fabrication de l'eau-de-vie et où, d'après certains auteurs très dignes de foi, il va jusqu'à faire la guerre aux sociétés de tempérance dans l'intérêt du fisc, jusqu'à l'Amérique où, dans certains Etats, on va jusqu'à prohiber la vente des spiritueux, partout on reconnaît les effets de cette plaie sociale. Il semble, malheureusement, qu'il y a quelque chose de fatal, d'irrésistible dans l'attrait des boissons alcooliques, dont l'Orient possède l'équivalent dans l'opium et d'autres excitants aussi funestes.
II est certain, quoi qu'en ait dit tout à l'heure l'honorable M. Sabatier, qu'en Hollande on boit beaucoup plus qu'en Belgique et en Angleterre où, par parenthèse, la consommation de la bière atteint des proportions énormes, et réagit sur celle des boissons alcooliques.
En Angleterre, on assiste à un spectacle répugnant, qui est absolument inconnu chez nous ; c'est celui des femmes se livrant publiquement à l'ivresse. En Belgique, pareil spectacle ne choque point les regards.
Certainement, la plaie est très grande en Belgique, et elle produit cet effet, non seulement, comme le disait hier avec tant de raison l'honorable M. Vleminckx, au point de vue de la santé, au point de vue de la criminalité, mais encore et surtout au point de vue de l'économie domestique, au point de vue de l'épargne, au point de vue du travail.
Quels sont ceux d'entre vous qui ont l'occasion d'être en contact avec la classe ouvrière, et la plupart sont dans ce cas, quels sont ceux d'entre vous qui n'ont pas constaté l'énorme différence entre l'ouvrier qui boit et l'ouvrier qui ne boit pas ?
Le premier, celui qui boit, végète ; il connaît mieux le chemin du mont-de-piété que celui de la caisse d'épargne ; l'autre, celui qui ne boit pas, prospère ; et, à moins qu'il ne soit arrêté par des obstacles (page 28) imprévus dans sa carrière, celui-là réalise des économies ; celui-là devient bourgeois et électeur, comme un honorable membre le disait éloquemment l'année dernier.
Nous sommes d'accord, je pense, sur la nécessité de porter remède à ce mal incontestable et que personne n'oserait nier ; mais je trouve, avec M. le ministre des finances, que les remèdes qu'on nous propose sont bien insuffisants et bien inefficaces.
L'honorable M. Liénart nous présente un amendement qui consiste à supprimer le droit de débit et à le remplacer par l'accise. Mais quel résultat l'honorable membre obtiendrait-il par son amendement ? Il arriverait à faire renchérir les boissons alcooliques d'une manière inappréciable et peut-être à ne pas les faire renchérir du tout ; on se bornerait à falsifier la marchandise ; tandis que nous verrions augmenter le nombre des marchands.
Ainsi l'honorable membre atteindrait un but diamétralement opposé à celui qu'il déclare avoir en vue. Je suis d'accord sur ce point avec l'honorable M. Sabatier.
Et, soit dit en passant, dans le système de l'honorable M. Liénart, le jour des élections, toutes les maisons deviendraient des cabarets dans certaines localités.
L'honorable M. Vleminckx vous dit : Augmentez le droit de débit, et n'augmentez pas le droit d'accise.
Le système de l'honorable M. Vleminckx nous fait tomber dans un autre inconvénient : si le droit est très élevé, vous aurez des débits clandestins, comme on vous l'a déjà dit plusieurs fois avec raison ; si le droit est minime, vous aurez encore une fois un renchérissement peu sensible, en quelque sorte nul de la matière fabriquée ; vous aurez des falsifications ; et par cette réduction absolument insignifiante, vous n'arriverez pas à une diminution quelque peu notable du nombre des consommateurs.
L'honorable ministre des finances propose aussi son remède. Le remède, dit-il, consiste à développer l'éducation dans les masses.
Cela est très juste ; mais ce moyen est très lent. L'éducation a fait de grands progrès en Belgique depuis 1830, et la consommation des boissons alcooliques n'a pas diminué.
Comme je le disais tout à l'heure à l'honorable M. Sabatier, l'occasion fait le larron. Plus il y a de débits, plus il y a d'occasions de boire. Ce que nous voulons tous, et cela est essentiellement utile, moral et politique, c'est diminuer le nombre des débitants de boissons alcooliques. Nous sommes tous d'accord sur ce point.
Mais, si les remèdes qui ont été proposés sont insuffisants, la question est de savoir s'il n'en existe pas d'autres.
En premier lieu, toute question de fraude à part, et en acceptant comme exacts les renseignements que nous donnait hier l'honorable M. Liénart, en admettant la création de cabarets publics dans lesquels des chefs des partis politiques, voire même des candidats vont boire, afin de donner aux cabaretiers les bases de l'impôt ; en admettant cette exception sans doute unique, il n'en restera pas moins vrai que la profession de débitant de boissons distillées est de toutes les professions la plus facile à embrasser : elle n'exige ni capital, ni instruction, ni apprentissage. Pour établir un débit, il suffit d'une bouteille, d'un verre et d'une main pour verser. On peut même être manchot.
Je ne demande pas au gouvernement de chercher des moyens pour rendre cette carrière plus difficile, plus pénible ; je ne demande pas qu'on soumette les cabaretiers à un examen.
Mais, messieurs, ne peut-on leur imposer l'obligation de se procurer une licence ?
Pourquoi ne pas reprendre aujourd'hui l'idée que l'honorable M. Lebeau a produite dans cette Chambre en 1838 ? Pourquoi les administrations communales, qui sont, comme le disait tout à l'heure l'honorable M. Sabatier, les premières victimes de la pression qu'exerce sur elles l'élément cabaretier, pourquoi les administrations communales n'auraient-elles pas le droit, certes la Constitution ne le leur dénie pas, de soumettre la création des établissements publics de ce genre à un impôt local, à une enquête, à une sorte d'autorisation préalable ? (Interruption.)
Si les honorables MM. Delaet et Coomans, qui m'interrompent, voulaient bien me laisser achever, ils verraient que l'idée est très pratique ; je puiserai mes exemples dans un pays que ces deux honorables membres nous ont cité souvent comme modèle, dans un pays très démocratique, dans un pays qui passe, aux yeux de ces honorables membres, connue la terre classique de la liberté.
Cette idée a été préconisée dans cette Chambre, il y a trente ans, par un de ses membres les plus éminents ; seulement l'honorable M. Lebeau soumettait la question aux députations permanentes, tandis que je demande qu'on la soumette aux administrations communales ; peut-être même je me sers d'une expression impropre en disant les administrations communales. Je ferais mieux de dire les communes.
Permettez-moi de vous citer un extrait de la législation d'un des Etats les plus libéraux et les plus prospères des Etats-Unis, l'Etat de Massachusetts.
L'honorable ministre des finances nous disait hier que dans certains Etats de l'Amérique on avait interdit d'une manière absolue la vente des spiritueux. Je crois que c'est dans l'Etat du Maine que la mesure a commencé à être mise en vigueur ; dans d'autres Etats, on a eu recours à un autre moyen qui me paraît à moi très libéral, très démocratique et très pratique.
J'ouvre le code des lois municipales américaines, publié par un ancien membre de l'assemblée nationale de France, par M. Ferdinand Béchard ; et j'y vois que dans des communes de l'Etat de Massachusetts, il y a des fonctionnaires spéciaux, appelés select men, c'est-à-dire des hommes choisis, élus par le suffrage universel. Ces select men sont chargés de donner les autorisations nécessaires aux aubergistes, aux taverniers et aux marchands de liquides. Ceux qui vendent des liqueurs en gros, sans cette autorisation, sont passibles d'une amende de 500 francs ; ceux qui vendent des liqueurs en détail sans l'autorisation préalable sont punis d'une amende de 150 francs.
Les licences sont renouvelées tous les ans et pour que l'on ne puisse pas accuser l'intérêt politique de jouer un rôle exorbitant en pareille matière, il y a appel des décisions de ces comités de select men devant les tribunaux ordinaires.
Les fonctionnaires font afficher, dans les différents débits, les noms de ceux qui sont réputés ivrognes et joueurs. (Interruption.)
Je vous cite la législation d'un Etat essentiellement libre et démocratique, et par parenthèse, de l'Etat de la confédération américaine qui fait les plus grands sacrifices pour l'enseignement primaire.
Les propriétaires des établissements publics sont tenus d'en interdire l'entrée aux ivrognes, sous peine d'une amende de 30 shillings. Il est interdit aussi de vendre des vins et des spiritueux sous peine d'une amende de 20 shillings, et, en cas de récidive, de 20 dollars.
Enfin, ce qui donne un caractère essentiellement moral à cette législation, la moitié de l'amende est donnée aux pauvres.
M. Coomans. - Et l'on ne peut pas travailler le dimanche.
M. Hymans. - Je trouve que ce sont là des mesures éminemment morales et démocratiques. Il est probable qu'on ne les adoptera pas, qu'on les traitera d'inconstitutionnelles, d'attentatoires à la liberté du travail, à la liberté de l'industrie. Soit ! Ce n'en serait pas moins un acte de courage et de haute moralité que d'introduire de pareilles institutions en Belgique, et je rendrais hommage à la moralité du peuple qui serait en état de les supporter.
Notez, messieurs, que les communes trouveraient dans un impôt de ce genre des ressources notables, qu'en dehors des ressources directes, elles y trouveraient des bénéfices indirects sous forme d'économies réalisées dans le soulagement de toutes les misères publiques.
L'hygiène et la sécurité publique y trouveraient aussi avantage. En un mot, chaque pas opéré dans cette voie serait un triomphe pour le progrès.
Je ne dirai que ces quelques mots sur une question qui est certes assez importante pour comporter des volumes. Mais j'ai voulu vous présenter ces quelques considérations en acquit de conscience et en expression d'un sentiment sincère et convaincu.
Je termine en disant que je voterai contre l'amendement proposé par l'honorable M. Liénart, le seul qui ait été présenté jusqu'à présent, parce que, comme vient de le dire et comme l'a parfaitement démontré l'honorable M. Sabatier, cet amendement aurait pour résultat d'aggraver le mal que nous voulons réprimer.
M. Kervyn de Lettenhove. - Messieurs, l'honorable M. Liénart, en déposant son amendement, s'est appuyé, et sans doute avec raison, sur cette considération que, s'il y a des divergences d'appréciation sur l'interprétation constitutionnelle des conséquences d'une loi d'impôt, il ne peut y avoir qu'une opinion sur le caractère que le législateur a voulu imprimer à l'impôt qu'il a établi.
Evidemment, messieurs, l'impôt dont nous nous occupons aujourd'hui, n'a pas pour but de prélever sur une industrie que l'on protège, une part modérée et équitable de ses bénéfices, mais on cherche avant tout à (page 29) restreindre et à arrêter une spéculation qui ne suppose, chez ceux qui l'exercent, ni le travail ni l'intelligence, et qui, loin de contribuer à accroître une somme de bien-être et de prospérité, ne tend qu'à substituer à l'activité et à la dignité individuelle la paresse et la misère.
Il est impossible que l'on attribue à ce que la loi fiscale a voulu, sinon étouffer, tout au moins combattre et flétrir, ce qui constitue la plus haute et la plus noble prérogative à laquelle puisse aspirer un citoyen dans un pays libre. Il est impossible qu'à raison de la dégradation et de la corruption que l'on propage, on soit, entre tant d'hommes laborieuxetc honnêtes qui n'approchent pas du scrutin, appelé à sauvegarder au premier rang nos lois et nos libertés.
Proclamons donc bien haut (et que notre voix retentisse jusqu'au delà de nos frontières) qu'il n'y a pas de parti en Belgique qui veuille chercher si bas les éléments de sa majorité ; il s'agit de quelque chose de plus que de l'honneur des partis, il s'agit de l'honneur même de nos institutions parlementaires.
. Mais il y a quelque chose de beaucoup plus large, de beaucoup plus grand, de beaucoup plus important ici qu'une question politique : il y a une question sociale ; c'est sur ce point que je désire insister et que j'appellerai toute l'attention de la Chambre.
Nous avons entendu hier l'honorable M. Vleminckx, avec toute l'autorité de sa science et de sa longue expérience, dévoiler le mal et constater combien il était urgent d'y apporter un remède.
Aujourd'hui l'honorable M. Sabatier, organe de la presque unanimité de la section centrale, a développé les mêmes considérations, et par une étude approfondie, il a démontré combien dans une certaine sphère, dans la sphère de l'élection communale, il importe de modifier et d'améliorer la situation actuelle des choses. L'honorable député de Charleroi, en tenant ce langage, avait certainement présentes à l'esprit les scènes déplorables d'une grève récente où l'on a vu les populations industrielles sortir des débits de boisson pour s'acheminer, la hache et la torche à la main, vers les propriétés qu'elles voulaient livrer à la destruction et à l'incendie.
Tout à l'heure, l'honorable M. Hymans, lui-même, en combattant l'amendement de l'honorable M. Liénart, n'a pu s'empêcher de remercier la politique (s'il est vrai que la politique ait introduit cette discussion) d'avoir appelé l'attention du parlement sur une question si importante et si grave. L'honorable représentant de Bruxelles a reconnu avec nous tous qu'il y avait là une situation déplorable, à laquelle il convenait de porter un remède.
Messieurs, profondément convaincu, comme les honorables préopinants, que si le devoir du législateur est d'encourager, de favoriser tout ce qui est bon et tout ce qui est utile, un devoir non moins impérieux lui commande de savoir repousser et arrêter tout ce qui est mauvais et nuisible, je convie la Chambre à peser avec une sérieuse attention et avec le sentiment de tout ce que sa responsabilité exige d'elle, les intérêts les plus sérieux du pays.
J'unis volontiers ma voix à celle de l'honorable M. Liénart, à celle de l'honorable M. Vleminckx, à celle de l'honorable M. Sabatier, pour appeler toute l'attention de la Chambre sur la situation actuelle des choses.
Si la Chambre la juge telle qu'elle est ; si, comme le disait hier l'honorable M. Vleminckx, le gouvernement est frappé de la gravité du mal ; si l'honorable ministre des finances, comme hier il le déclarait lui-même, y voit une question de haute moralité, il ne saurait y avoir aucun doute : c'est un devoir pour la Chambre et pour le gouvernement de porter un remède, un remède énergique et immédiat à la situation actuelle des choses.
J'ai entendu dire à diverses reprises, messieurs, que le véritable remède n'était pas dans les mesures législatives, qu'il était dans les mœurs, qu'il fallait chercher à répandre de plus en plus des idées plus saines, que c'était par la diffusion des lumières, par l'instruction qu'il fallait lutter contre les penchants désordonnés et coupables.
Messieurs, je suis le premier à rendre hommage à ces sentiments. Je suis intimement convaincu qu'on ne saurait trop répandre ces idées morales et religieuses qui sont la première garantie de l'ordre dans la société. Je suis convaincu qu'en propageant les associations de secours mutuel et de prévoyance, on rend les plus grands services à la classe laborieuse, que nous ne saurions trop montrer aux ouvriers que nous sommes leurs amis et leurs meilleurs conseillers en leur indiquant les écueils qui les menacent et la voie où il faut leur tendre la main pour les guider.
Nous avons tous, à cet égard, une mission à remplir et nous ne saurions, sans manquer à notre devoir, y faillir.
Je crains bien toutefois, messieurs, que le mal ne soit arrivé à un point où les conseils sont insuffisants, et où la législation doit intervenir. Les preuves en sont irrécusables ; elles existent dans les documents officiels que nous avons tous sous les yeux, où nous voyons que malgré tant d'efforts du parlement pour répandre l'instruction et malgré les sommes considérables que vous avez votées dans ce but, le fléau si redoutable que nous avons à combattre aujourd'hui, a été plus puissant que les efforts réunis du gouvernement et des Chambres.
En effet, il résulte des documents statistiques que, de 1849 à 1865, c'est-à-dire dans une période de seize ans, le nombre de miliciens sachant lire et écrire ne s'est accru que de 3 p. c., tandis que, dans la même période, la consommation des boissons alcooliques s'est accrue de 50 p. c. (Interruption.)
Pardon, M. le ministre, je mettrai tout à l'heure les chiffres sous les yeux de la Chambre, mais il est constant que le nombre des miliciens sachant lire et écrire dans la période de 1849 à 1865 n'offre qu'une augmentation de 3 p. c. tandis que dans la même période (1848-1863) la consommation des boissons alcooliques a augmenté de 50 p. c. Il faut bien reconnaître que parfois la statistique a plus d'éloquence que tous les discours, et il reste établi que, quels que soient les efforts du gouvernement et des Chambres pour répandre l'instruction, nous nous trouvons en face d'une situation qui chaque jour devient plus déplorable.
Honorons ceux qui font entendre avec un généreux dévouement d'utiles conseils ; mais pour le législateur il y a quelque chose de plus à faire que de sermonner et de prêcher ; il faut, avec toute l'autorité dont il est armé, qu'il éloigne des lèvres de l'ouvrier ce poison qui le conduit aux passions violentes, aux excès irréfléchis, aux désordres les plus déplorables, en anéantissant chez lui tous les sentiments honnêtes.
Messieurs, avant d'entrer dans le fond de la question, j'ai à reproduire une déclaration qui a été faite hier par l'honorable M. Liénart et tout à l'heure en d'autres termes par l'honorable représentant de Charleroi. Il y a une distinction essentielle à faire entre les cabaretiers et les débitants de boissons.
Cela est juste, il ne faut pas hésiter à s'expliquer à cet égard ; je sais, pour ma part, que dans nos campagnes le cabaretier, le plus souvent cultivateur du champ qui entoure son habitation, est le plus souvent l'amphitryon jovial et estimable de ses voisins, compagnon de leur travail pendant la semaine, de leurs délassements le dimanche.
Loin de condamner ces plaisirs du peuple, j'y applaudis, et je comprends parfaitement ce besoin de repos après un travail incessant et pénible.
Qu'une boisson saine et fortifiante vienne rafraîchir la poitrine de l'ouvrier, desséchée par la poussière de l'atelier et par la vapeur des machines, qui oserait s'en plaindre ? Loin de là, je m'en réjouirais volontiers. Mais ce que je blâme, c'est qu'au lieu de chercher d'honnêtes délassements, la classe ouvrière soit trop souvent entraînée à cette ivresse dégradante qui, au lieu de réparer ses forces, détruit à la fois et sa vie morale et sa vie physique.
C'est ainsi qu'à mesure que s'abaissent la dignité et l'énergie virile de nos ouvriers, on voit en même temps s'abaisser la force même de l'industrie.
Messieurs, il faut avoir le courage de se rendre un compte exact de la situation des choses. Je m'efforcerai d'exposer en quelques mots quelle est la situation à laquelle nous sommes arrivés aujourd'hui.
De 1856 à 1866 la consommation des boissons alcooliques s'est élevée de 234,000 hectolitres à 400,000 ou même à 421,000 selon le chiffre que j'ai recueilli tout à l'heure de la bouche de l'honorable M. Sabatier.
Dans la même période de 1856 à 1866, le nombre des débits de boissons s'est accru de 58,000 à 95,000, et cet accroissement a été plus rapide encore dans certaines provinces, à ce point que dans la province de Namur, selon le mémoire qui émane de l'honorable commissaire d'arrondissement que M. Sabatier citait tout à l'heure, l'honorable M. Joly, il y avait en 1865 un débit de boissons par groupe de 14 adultes, et que dans cette province, pendant une période de dix-sept ans où la population s'était accrue de 16 p. c, le nombre des débits de boissons s'est augmenté de 80 p. c.
Voilà, messieurs, quelle est exactement la situation des choses.
L'honorable M. Sabatier, dans un tableau joint au rapport de la section centrale, a constaté que la consommation en Belgique s'élevait à 400,000 hectolitres, et il l'a portée aujourd'hui à 421,000 hectolitres. Pour se rendre compte de ce résultat, il faut chercher autour de nous un terme de comparaison.
(page 30) Il y a, messieurs, en Europe un grand pays, placé au premier rang des nations par l'activité de son industrie et de son commerce, mais où les économistes ont signalé souvent dans les termes les plus sévères les excès alcooliques : je veux parler de la Grande-Bretagne. Dans le Royaume-Uni il y a un Etat où la consommation des boissons fortes est devenue un véritable péril social : c'est l'Ecosse.
En 1863, le gouvernement anglais a cru devoir saisir le parlement de la gravité de cette situation, et le ministère anglais se basait sur ce fait, que pour l'Ecosse où la population est de 2,500,000 âmes environ, la consommation des boissons alcooliques était arrivée à 200 mille hectolitres.
Or, messieurs, cette situation qu'on jugeait si dangereuse, si mauvaise, si profondément regrettable, est exactement la situation de la Belgique, puisque pour une population de 5 millions d'habitants, c'est-à-dire double de la population écossaise, nous sommes arrivés également à un résultat double de consommation, c'est-à-dire à 400 mille hectolitres.
Voilà, messieurs, quel est le bilan de notre consommation.
Je craindrais, messieurs, d'affaiblir les observations qui ont été présentées hier par l'honorable M. Vleminckx avec toute l'autorité de sa science et de son incontestable expérience, mais il m'est impossible néanmoins de ne pas insister sur deux points : je veux parler de la progression, d'abord de la criminalité, et ensuite de l'aliénation mentale.
J'ai eu l'honneur de rencontrer l'un des membres de la commission de statistique qui s'est occupé des questions de criminalité, et hier même il me répétait que, de l'examen consciencieux et persévérant de la question, il résultait que parmi les individus qui peuplent aujourd'hui nos prisons, il y en avait deux tiers qui y avaient été amenés par l'abus des boissons alcooliques.
Et lorsqu'on envisage la question de l'aliénation mentale qui occupe une si large place dans notre société moderne, on remarque que ce que la science médicale appelle l'alcoolisme ou l'intoxication alcoolique a produit les mêmes résultats.
Hier, l'honorable M. Vleminckx a insisté sur ce point. Personne mieux que lui ne pouvait le faire, et je me borne à ajouter qu'un médecin distingué qui, depuis 14 ans environ, dirige, dans l'une de nos provinces où la consommation de l'alcool est le moins répandue, un très considérable dépôt d'aliénés, a pu constater que, dans cette période, les aliénés alcooliques se sont élevés de 4 à 25 p. c.
Je m'en réfère du reste volontiers, à ce sujet, au discours de l'honorable président de l'Académie de médecine qui nous a appris hier que partout où les boissons fortes sont répandues, le développement des maladies mentales a subi une progression encore plus rapide et plus effrayante.
Mais, messieurs, il ne s'agit pas simplement, comme le croyait tout à l'heure l'honorable M. Hymans, des ouvriers. On a pu constater que les femmes subissent aujourd'hui la même influence, et qu'on voit disparaître rapidement ce qui a constitué la base de la vie de famille, c'est-à-dire la sainteté et l'honneur du foyer domestique.
Combien de fois, dans nos villes industrielles, ne voit-on pas les enfants eux-mêmes entraînés par la même dégradation et relevés dans la fange du ruisseau à côté des vieillards !
Pouvons-nous perdre de vue, messieurs, qu'il s'agit d'un élément important de nos populations, de ce qui fait la force de notre industrie, de ce qui fait la puissance et la richesse du pays ? Et il ne serait pas du devoir du législateur de porter sans hésitation et sans faiblesse un remède immédiat à cette situation !
Remarquez-le bien, messieurs, il ne faut pas simplement s'arrêter à l'énumération de ces nombreuses maladies qu'a pu signaler la science médicale. Il résulte de l'aveu de tous les chefs d'industrie qu'on observe chez l'ouvrier, en dehors de ces maladies, un état de faiblesse physique et en même temps d'hébétement moral qui s'oppose à tous les progrès du travail et qui compromet en même temps la santé de l'ouvrier et la prospérité de l'industrie.
J'appelle sur ce point toute l'attention de la Chambre.
Messieurs, cette situation étant exposée aussi brièvement que je l'ai pu, j'arrive à me demander quel est le remède. Tout le monde constate le mal. Nous sommes unanimes à cet égard. Mais quel sera le remède, ce remède qui ne peut s'ajourner ?
Dans la séance d'hier, l'honorable M. Vleminckx, aux bonnes intentions duquel je rends ici un sincère hommage, a cru trouver le remède dans l'augmentation du droit de débit des boissons alcooliques.
Je crois, messieurs, que le système de l'honorable M. Vleminckx présente un très grand inconvénient ; c'est qu'en augmentant le droit de débit des boissons, on arriverait inévitablement à multiplier les débits clandestins.
A côté de cela il y a une grande objection que je puise dans le côté politique de la question, ce côté que je voudrais éviter, mais que je ne puis malheureusement pas négliger : c'est que le jour où on élèverait le droit de débit de boissons, où l'on supprimerait les classes inférieures de ce débit, où l'on frapperait les petits débitants en les faisant monter dans les catégories de 30, de 40, même de 60 francs, on ferait entrer dans le corps électoral ces 95,000 débitants dont parlait tout à l'heure l'honorable M. Sabatier, alors que notre corps électoral ne compte aujourd'hui guère plus de 100,000 membres. C'est une impossibilité devant laquelle nous reculerions tous.
Le système préconisé par l'honorable représentant d'Alost me paraît donc préférable, à divers points de vue.
D'abord, ne s'attachant qu'à la fabrication des alcools, il frappe d'une manière uniforme et générale tous les débits clandestins. Ensuite il fait cesser cette inégalité de répartition par catégories classées depuis 12 jusqu'à 60 fr. qui, à l'heure présente, forme souvent et une injustice contre laquelle se sont élevées de nombreuses réclamations.
Je crois d'ailleurs que, bien qu'en ait dit l'honorable M. Hymans, le système de l'honorable M. Liénart doit conduire à ce résultat que nous cherchons tous, de diminuer le nombre des débits de boissons, car, selon moi, il est incontestable que si la consommation diminue, il résultera de la liaison étroite qui existe entre la consommation et le nombre des débits que, dès que la consommation diminuera, le nombre des débits se trouvera tout naturellement réduit dans la même proportion.
Messieurs, l'honorable M. Liénart a d'ailleurs pour lui une grande autorité qui mérite bien que nous y ayons quelque égard.
Dans un pays voisin, le système que l'honorable représentant d'Alost recommande, est appliqué depuis plusieurs années, et ce système invoque en sa faveur l'expérience ; je veux parler, messieurs, de ce qui se passe dans le royaume des Pays-Bas. Ce pays a été régi longtemps par la loi de 1822, qui était commune à la Belgique, mais on a reconnu la nécessité de modifier cette législation, et, dès la session de 1858-1859, le gouvernement néerlandais a saisi les états généraux d'un nouveau projet de loi dont l'exposé des motifs est très remarquable. Le gouvernement avait auparavant cru devoir s'adresser à toutes les chambres de commerce pour recueillir leur avis sur cette importante question et c'est à la suite de cette consultation qu'il a formulé le projet de loi qu'il a déposé.
L'une des considérations fondamentales exposées dans ce travail, c'est qu'il faut écarter le droit de débit parce qu'il favorise les débits clandestins et que tant qu'il y aura un droit de débit, il y aura des fraudes nombreuses. On y considère comme le meilleur système, d'établir un seul droit, le droit d'accise à la fabrication.
Depuis, le gouvernement des Pays-Bas a reconnu que toutes ses prévisions avaient été confirmées et que les fraudes avaient cessé d'exister depuis que le droit sur la fabrication avait seul été mis en vigueur.
Sous la loi de 1822, le droit était peu élevé ; dès le mois de juin 1862 le droit fut porté à 22 florins par hectolitre de boisson distillée mais on reconnut bientôt que ce droit était encore insuffisant, et des augmentations successives furent votées ; ainsi, par la loi du 1er mars 1864 le droit fut porté de 22 florins à 35 florins ; l'année suivante, le 7 juillet 1865, le gouvernement des Pays-Bas, prenant en considération la suppression des octrois (et ceci est une importante considération qui s'applique également à la Belgique, car il est évident que par la suppression des octrois on est arrivé à faire à la consommation des boissons alcooliques une position plus favorable que celle d'autrefois...
MfFOµ. - Mais non, le droit a été augmenté.
M. Kervyn de Lettenhove. - Le droit a été diminué de ce qu'on payait à l'octroi.
MfFOµ. - Il a été augmenté de 30 p. c.
M. Kervyn de Lettenhove. - Il n'en est pas moins vrai que l'un des motifs qui, en juillet 1865, portent le gouvernement des Pays-Bas à proposer une augmentation de droit sur la fabrication des boissons alcooliques, c'est qu'elles sont déchargées de tout droit d'octroi.
MfFOµ. - Ce n'est pat le cas ici.
M. Kervyn de Lettenhove. - Et les états-généraux ayant égard à cette considération portent le droit de 35 fl. à 50 fl., de sorte que, (page 31) dans un intervalle de trois années, de 1862 à 1865, le droit se trouve élevé de 22 fl. à 50 fl., alors qu'eu Belgique le droit de débit sur les boissons alcooliques, comme le faisait remarquer tout à l'heure M. Sabatier, n'est que de 33 francs.
- Une voix. - De 35.
M. Kervyn de Lettenhove. - Ou de 35 francs, Le droit en Hollande est donc triple.
M. Vleminckxµ. - L'honorable membre pourrait-il nous dire quelle influence cette augmentation de droit a eue sur la vente en détail ?
M. Kervyn de Lettenhove. - Avant la loi de 1864, c'est-à-dire lorsque le droit n'était que de 22 florins, le produit de la fabrication était de 272,000 hectolitres par an ; en 1866 le droit étant porté de 22 florins à 50 florins, le produit est de 267,000 hectolitres, de sorte que pendant cette période il y a eu une réduction de 5,000 hectolitres.
C'est une réduction insignifiante, mais on a obtenu ce grand résultat que la progression énorme que nous avons signalée en Belgique, n'existe pas en Hollande. Le mal a été arrêté.
M. Vleminckxµ. - Cette augmentation de droit a-t-elle eu une influence sur la vente en détail ?
MfFOµ. - Aucune.
M. Vleminckxµ. - En un mot, le prix du petit verre a-t-il diminué ?
M. Kervyn de Lettenhove. - Remarquez, messieurs, que le droit perçu au profit du gouvernement ayant été doublé, le prix de consommation a dû suivre la même progression...
MfFOµ. - Et on a consommé autant.
M. Coomans. - On a consommé moins.
M. Kervyn de Lettenhove. - Je dois insister sur ce point que de 1856 à 1866 la consommation belge s'est accrue de 166,000 hectolitres, et en 4 ans, de 1863 à 1866, elle s'est élevée de 324,000 à 400,000 hectolitres ; or, dans les Pays-Bas sous la législation actuelle, dans la même période, la consommation n'a pas augmenté, elle a même été légèrement réduite.
Ainsi, tandis qu'en Belgique la situation empire d'heure en heure, en Hollande on est parvenu à arrêter le mal.
Je n'hésite pas à dire que, quelles que soient les mesures que vous votiez, vous n'arriverez pas à une amélioration ; lorsque des habitudes sont prises, on ne s'en départ pas ; tout ce que vous pouvez faire par une législation sévère, c'est d'empêcher le mal de se propager ; mes espérances ne vont pas au delà ; et ce serait déjà beaucoup.
Le 22 septembre dernier, M. Schimmelpenninck, ministre des finances, déclarait aux états généraux que pour les 8 premiers mois de cette année il y avait sur son évaluation un excédant de 250,000 florins. Ainsi malgré le chiffre si élevé de l'impôt l'augmentation de la consommation n'était pas complètement arrêtée. Mais M. Schimmelpennink ajoutait et ces paroles méritent de fixer l'attention de la Chambre : qu'ayant été autrefois l'adversaire de la loi de 1862, il était arrivé à modifier son opinion...
MfFOµ. - Ainsi, M. Schimmelpenninck croyait que la consommation diminuerait, c'est pour cela qu'il combattait la loi et il constate qu'elle n'a pas diminué.
M. Kervyn de Lettenhove. - Non, il l'avait combattue, parce qu'il croyait qu'en portant le droit à 50 florins, on aurait réduit les ressources du trésor.
MfFOµ. - Par conséquent, que la consommation aurait diminué.
M. Kervyn de Lettenhove. - Il croyait que la consommation aurait diminué à tel point que le trésor en aurait subi une perte notable ; mais il constatait ces jours derniers, en s'en applaudissant, que si l'on n'avait pas réduit la consommation, il y avait cependant eu une notable amélioration en ce sens que la consommation avait été arrêtée, puisque en 1866 on avait consommé moins qu'en 1864.
Or jamais en Belgique M. le ministre des finances ne prétendra qu'en 1866 et en 1867 la consommation soit inférieure à celle de 1864. Je féliciterais avec un sincère empressement le gouvernement et les Chambres, si par une mesure législative on était parvenu dans ces dernières années à arrêter la progression effrayante de notre consommation.
Quelle est donc pour le trésor la situation dans les Pays-Bas ? En Belgique nous voyons figurer au budget un chiffre de 15 millions pour le produit des boissons alcooliques, et notre pays compte 5 millions d'habitants ; mais que se passe-t-il en Hollande où il n'y en a que 3,500,000 ? Le produit des droits sur les boissons s'est élevé en 1866 à 11,380,000 florins, c'est-à-dire à près de 25 millions de francs.
Et à ce sujet je ne puis m'empêcher de rencontrer une observation présentée hier par l'honorable ministre des finances et qui, si je ne me trompe, a été renouvelée aujourd'hui par deux honorables préopinants : c'est qu'en Hollande la consommation des boissons alcooliques est moins considérable qu'en Belgique.
Cela n'est pas exact, messieurs. J'ai fait des calculs à cet égard, et en prenant pour base la consommation des Pays-Bas pendant l'année 1866, on arrive à ce résultat qu'elle s'élève par habitant à 7 litres trois quarts tandis qu'en Belgique elle dépasse huit litres.
MfFOµ. - Vous êtes dans l'erreur.
M. Kervyn de Lettenhove. - La consommation a été en Hollande de 267,000 hectolitres pour une population de 3,500,000 habitants, ce qui fait par habitant 7 litres six dixièmes ; tandis qu'en Belgique la consommation a été de 40 millions de litres, ce qui, pour une population de cinq millions d'habitants, donne huit litres par habitant ; donc la consommation est plus considérable en Belgique qu'en Hollande. (Interruption.)
Il faut évidemment remercier de ce résultat la législation hollandaise qui a su être sévère en présence d'un grand danger.
Messieurs, je veux tenir vis-à-vis de nos amis comme vis-à-vis de mes adversaires un langage sincère, exempt de réticences.
Ce que je reproche à l'amendement de l'honorable M. Liénart, c'est d'être, à un certain degré, insuffisant et incomplet.
Je comprends parfaitement que l'honorable M. Liénart, entrant dans une voie nouvelle, ait cru devoir être très prudent ; qu'il ait été dominé par cette pensée que si l'expérience était favorable on pourrait faire un pas de plus ; qu'il ait eu peur de certaines objections qui, dans mon opinion, ne sont aucunement fondées ; je comprends qu'il ait voulu concilier à son amendement l'appui d'une adhésion sympathique sur tous les bancs de la Chambre.
Mais je n'hésite pas à le dire, en ce qui me touche, j'aurais voulu faire quelque chose de plus : je crois que l'amendement de l'honorable M. Liénart eût dû apporter à la situation actuelle des choses un remède plus énergique, et qu'il eût fallu faire davantage pour l'améliorer.
Il a parfaitement raison, selon moi, de reporter le droit du débit à la fabrication ; mais je crains qu'il n'atteigne pas assez rigoureusement, assez efficacement la consommation elle-même.
Il ne s'agit pas seulement d'améliorer la forme de la perception ; il faut aller plus loin ; il faut savoir, comme le disait très bien aujourd'hui l'honorable M. Sabatier, augmenter le droit dans une forte proportion et chercher, par ce moyen, à restreindre la consommation des boissons alcooliques.
Pour ma part, messieurs, je suis convaincu que lorsque en Hollande on a le courage d'élever le droit de 22 florins à 50 dans l'intervalle de trois années, nous devrions, en Belgique, avoir aussi le courage d'accroître de 25 p. c. le droit de consommation des alcools.
Et j'ajoute qu'afin de placer à côté de la majoration des charges un dégrèvement, afin de substituer à la boisson dont nous voulons éloigner l'ouvrier, une boisson saine et utile, il aurait fallu, en même temps, solliciter de la Chambre la diminution notable de l'impôt sur les bières.
Je m'explique parfaitement que l'honorable M. Liénart n'ait pas voulu dès aujourd'hui aborder cette question de crainte de porter de la confusion dans le débat ; mais quant à moi, j'aurais voulu, je le répète, augmenter de 25 p. c. l'impôt sur la fabrication des boissons alcooliques et faire coïncider avec cette augmentation un dégrèvement de 10 p. c. sur les bières : il y a une liaison intime entre ces deux impôts. Assurer au peuple une boisson saine et fortifiante, c'est en même temps l'éloigner de la consommation d'une boisson nuisible et énervante.
Messieurs, lorsqu'on approfondit les deux questions en les plaçant l'une en regard de l'autre, lorsqu'on étudie avec soin les tableaux publiés à ce sujet par le gouvernement et par la section centrale, on peut remarquer qu’à mesure que la consommation des boissons alcooliques se développe, en même temps se restreint la consommation de la bière.
Il y a peu de jours le Moniteur a publié un tableau d'où il résulte que les prévisions de M. le ministre des finances, quelque soin qu'il y ait mis, ont été déçues par l'accroissement vraiment effrayant de la consommation des boissons alcooliques.
L'honorable ministre, en effet, avait évalué le produit du droit sur ces boissons à la somme de 5,655,000 francs pour les neuf premiers (page 32) mois de l'année 1867 ; ce chiffre a été dépassé de 743,000 francs, ce qui représente 13 p. c., rien que pour les neuf premiers mois de 1867. Les prévisions de M. le ministre ont été également déçues, mais en sens inverse, quant au produit de l'impôt sur les bières et vinaigres. Ici la recette a été d'environ cent mille francs inférieure aux prévisions. Ainsi vous le voyez, messieurs, pendant que la consommation des boissons alcooliques augmente, celle de la bière diminue.
MfFOµ. - Mais non, c'est une erreur.
M. Kervyn de Lettenhove. - Pardon, M. le ministre, j'ai les chiffres sous les yeux.
MfFOµ. - Je ne conteste pas les chiffres, mais il faut les expliquer, il faut en indiquer la cause.
M. Bouvierµ. - Il faut faire ressortir la philosophie des chiffres.
M. Kervyn de Lettenhove. - Je laisserai ce soin à M. le ministre des finances ; je constate seulement que l'usage des boissons mauvaises et malsaines se répand de plus en plus, en même temps que diminue la consommation d'une boisson nutritive et saline ; cela me paraît profondément regrettable.
Il y a aussi à ajouter que nos brasseries se trouvent livrées à la concurrence étrangère ; que si on ne vient pas à leur secours, cette concurrence deviendra de plus en plus dangereuse pour elles. Ainsi, si l'on arrive à considérer la bière comme une boisson de première nécessité, il est parfaitement légitime de faire quelque chose pour la dégrever et pour en répandre l'usage, tandis que nous remplirons également notre devoir en restreignant de plus en plus l'usage d'une boisson que nous jugeons mauvaise et nuisible au plus haut degré.
Messieurs, pour apprécier plus exactement l'état de notre législation, eu matière de boissons alcooliques, il faut jeter un coup d'œil à l'étranger.
La législation anglaise frappe le gallon, qui équivaut à 4 litres et demi, d'un droit de 12 fr. 50 c., de sorte que la bouteille de gin coûte, dans les cabarets de Londres, environ 5 fr., et j'ajouterai à ce sujet que lorsque des ouvriers anglais sont appelés en Belgique dans des établissements industriels (ce fait s'est présenté récemment dans les environs de Bruxelles), ils y trouvent les liqueurs alcooliques à des prix tellement inférieurs à ceux de l'Angleterre, qu'au bout de 2 ou de 3 mois ils meurent en grand nombre de l'abus de ces boissons.
C'est donc par l'élévation du droit que l'Angleterre a lutté contre l'abus des alcools. Dans ce pays, ne l'oublions pas, il existe pour 4 litres et demi, un droit qui s'élève à 12 fr. 50 c.
En France, il y a un droit de détail de 75 fr. et un droit de consommation qui est aussi de 75 fr. par hectolitre ; encore a-t-on jugé que cela n'était pas suffisant, et afin de restreindre l'usage des boissons alcooliques, on a trouvé qu'il y avait lieu d'établir, à l'entrée de Paris, un droit d'octroi qui n'est pas de moins de 90 francs par hectolitre.
En Hollande, nous avons constaté qu'il y avait un droit de 50 florins ; ce qui équivaut à trois fois le droit belge. ■
Quels seraient donc les inconvénients de cette majoration ? Serait-ce la fraude intérieure ? Mais il n'y a pas longtemps, sous la législation actuelle qui est bien favorable, où le droit est bien réduit, nous avons vu la fraude s'exercer sur la plus vaste échelle ; mais nous avons vu en même temps que la surveillance n'était pas impuissante et que la justice n'était pas désarmée, car lorsque la fraude s'est produite, elle a été découverte et condamnée.
Si le droit était augmenté, aurait-on à redouter l'introduction des alcools étrangers ? Non, messieurs, car notre tarif des douanes frappe les alcools étrangers de droits prohibitifs, lorsqu'ils sont de qualité inférieure. Nous n'aurions donc rien encore à craindre de ce côté.
Messieurs, je ne veux pas abuser des moments de la Chambre ; qu'elle me permette, en terminant, de la convier à bien peser toute la gravité de la question. Il ne s'agit pas seulement d'une question politique ; il s'agit, je le répète, avant tout, d'une question sociale.
Quelles que soient nos opinions, sur quelque banc de la Chambre que nous ayons l'honneur de siéger, comprenons la responsabilité qui pèse sur nous et sachons remplir notre devoir. Vous voulez élever les classes ouvrières par le travail ; l'alcool les en détourne. Vous voulez les appeler à l'instruction et aux lumières ; l'alcool obscurcit et voile leur intelligence. Vous voulez leur moralité, leur dignité, leur honneur ; l'alcool les dégrade et les abrutit.
Nous sommes, messieurs, ne l'oublions pas, les tuteurs légitimes des classes laborieuses. Elles forment la plus grande partie de nos populations : ce sont elles qui font notre prospérité et qui par leur activité contribuent à la fois à notre richesse et à notre force.
Je vous en adjure, au nom des efforts que vous multipliez pour les élever et les éclairer, n'hésitez pas à éloigner de leurs lèvres ce poison que l'Europe a porté à l'Amérique et qui a détruit l'Amérique, et qui par un juste retour menace l'Europe de périr elle-même si elle n'y veille avec une constante et rigoureuse sollicitude.
La question est grave et elle ne peut être ajournée. Il s'agit d'arrêter sans faiblesse et sans hésitation un fléau qui compromet à la fois l'honneur des individus, la paix et l'aisance des familles ( et j'abandonne ce dernier mot à votre appréciation), l'ordre même de la société.
- M. Moreauµ remplace M. Dolez au fauteuil.
M. Lambertµ. - Messieurs, je n'interviens dans ce débat que pour présenter quelques observations au point de vue pratique, ou, comme on dit vulgairement, terre à terre.
Personne de nous n'ignore que les cabarets produisent de tristes effets ; nous savons également tous que le droit de débit a servi et sert encore à la fraude électorale. Plusieurs des orateurs qui ont été entendus l'année dernière et cette année se sont plaints de l'abus des boissons alcooliques, et à mon tour, je m'associe à ce qu'ils ont pu dire pour réprimer un état de choses si nuisible.
Mais un remède pratique a-t-il été indiqué ? On a prononcé de beaux discours ; les plaintes sont parfaitement fondées ; mais jusqu'à présent on n'a pas indiqué un remède possible.
Je dis possible, car il appelle immédiatement sur mes lèvres un autre mot : il est impossible de trouver un remède.
Je ne veux pas rentrer dans le débat. Je me borne à examiner quelle serait l'influence des remèdes, quelque peu légèrement indiqués, sur l'industrie importante des distilleries.
On ne s'est pas le moins du monde préoccupé de cette importance, et pourtant elle est grande ; cette industrie, quoiqu'elle ait été successivement frappée, n'est pas seulement légitime, elle donne du travail et du pain à plusieurs classes de la société.
Messieurs, demandez-vous quelle influence les moyens préconisés par des adversaires d'une parfaite loyauté, d'une parfaite bonne foi, auraient sur la situation actuelle et sur l'avenir de cette importante industrie.
J'entends depuis deux jours signaler que notre fabrication est immense comparativement à notre population, que la consommation dans l'intérieur du pays est aussi hors de proportion avec cette population.
Messieurs, il y a là, me semble-t-il, une erreur capitale et j'ai hâte de vous la signaler. Oui, notre industrie de la fabrication alcoolique est importante. Mais savez-vous pourquoi elle est importante ? C'est qu'elle n'est pas assujettie à des droits exorbitants, comme ceux qui atteignent les industries similaires dans les pays limitrophes, et pour le dire en passant, je ferai remarquer dès maintenant à l'honorable M. Kervyn de Lettenhove qu'il verse dans une erreur complète lorsqu'il détaille la consommation hollandaise en regard de la consommation de notre pays ; je lui ferai remarquer que notre genièvre pénètre en Hollande dans des proportions considérables et cela parce que le droit hollandais est plus élevé... (Interruption.)
Comment ! messieurs ; mais rien n'est plus vrai. Il suffit de jeter les yeux sur les documents qui nous ont été distribués aujourd'hui pour s'en convaincre. Lisez le tableau de nos exportations et de nos importations qui vient d'être distribué pour 1866 et vous y trouverez qu'en Hollande nous faisons pénétrer plus de 300 mille hectolitres de genièvre.
M. Dumortier. - Pour l'exportation ; pour la marine hollandaise.
M. Lambertµ. - Permettez ; je cite exactement. Dans le tableau qui a été distribué aujourd'hui aux membres de la Chambre, il est dit en toutes lettres que nous faisons pénétrer en Hollande par voie d'exportation 300 et des mille, près de 400 mille hectolitres de genièvre.
Eh bien, si vous augmentez les droits en Belgique de telle façon que nous perdions le marché hollandais, est-ce que notre industrie ne va pas subir une perte énorme et imméritée ?
Je dis imméritée. Que voulez-vous en effet ? Vous voulez frapper un innocent. Est-ce que l'industrie de la fabrication des alcooliques est immorale ? n'est-elle pas aussi légitime que tant d'autres industries qui ont des conséquences beaucoup plus graves ? Ainsi n'avons-nous pas dans le pays des industries où nous voyons l'enfance accomplir des devoirs au-dessus de ses forces ? Ou ne crie pas pourtant ! Est-ce que d'autres industries ne répandent pas parmi les ouvriers des miasmes méphitiques qui entraînent souvent la mort ? Et l'on ne crie pas encore !
(page 33) Je dis que quand on pose la question sur son lorrain pratique qui n'a pas été entrevu par plusieurs orateurs, il y a lieu à de graves méditations. J'ai cité tout à l'heure la Hollande ; mais nous avons un commerce d'exportation dans toute l'Europe et même dans les pays transatlantiques. Et que deviendra cet immense commerce, si vous frappez les fabricants de telle sorte qu'ils ne puissent plus rivaliser et l'emporter sur la fabrication similaire des autres pays ?
Mais vous perdrez immédiatement cet énorme marché. Car nous exportons ni plus ni moins qu'un million d'hectolitres.
M. Kervyn de Lettenhove. - Je demande la parole.
M. Lambertµ. - Je dis que nous exportons plus d'un million d'hectolitres et, en citant ce chiffre, qui est encore emprunté au tableau dont je parlais tout à l'heure, j'en arrive à cette conséquence, en forme de réponse à l'observation qu'on me faisait tout à l'heure, que ce que nous exportons en Hollande n'est pas destiné à l'exportation, puisque nous exportons directement.
M. Coomans. - Qu'on restitue les droits à la sortie.
M. Lambertµ. - Messieurs, loin de moi de vouloir m'opposer à ce que l'état de choses présent, au point de vue moral, ne soit pas amélioré. C'est un devoir que, pour ma part, je comprends parfaitement bien, et je serais heureux de pouvoir l'accomplir.
Mais ce que je demande, c'est qu'on nous présente un moyen pratique, un moyen saisissable, un moyen qui ne ruine pas une industrie considérable.
Et remarquez bien qu'à cette industrie que je signale comme considérable, et elle l'est en effet, se rattachent beaucoup d'autres industries. Je signalerai principalement, parmi les graves intérêts qui demandent le maintien de la fabrication actuelle des esprits alcooliques, l'agriculture qui retire des bénéfices considérables de l'état de choses présent et qui les perdrait si l'on frappait d'un droit d'accise considérable, comme on le demande par voie d'amendement, cette industrie importante qui est en progrès et qui donne du pain à tant d'ouvriers.
Messieurs, je disais que je m'intéresse autant que qui ce soit à la moralité du peuple, et je conviens que cette moralité est extrêmement entachée par la fréquentation des cabarets. Mais qu'y a-t-il à faire ? Quel est le seul moyen pratique ? Il n'y en a qu'un. II est lent, j'en conviens ; mais il n'y a que celui là. Il n'y a que la civilisation, que l'instruction, que la morale qui pénétrera dans tous les cœurs. C'est alors seulement qu'on ne fréquentera plus le cabaret.
Parlerai-je maintenant du côté politique de la question, c'est-à-dire de la fraude électorale ? Eh bien, malgré moi, une réflexion a surgi dans mon esprit et je vous en ferai part bien franchement ; c'est que tout ce qu'on a dit, quant à la fraude électorale résultant de l'impôt sur les boissons, se pratique à raison de toutes les patentes par lesquelles on fait des électeurs.
Messieurs, nous sommes tous des hommes politiques et nous connaissons tous le fond du sac, comme ou le dit vulgairement. (Interruption.)
Je ne pense pas qu'il y ait quelque chose de désagréable à qui que ce soit dans cette observation, que nous connaissons tous plus ou moins le fond du sac, et il est inutile de mettre la main devant les yeux, croyant qu'on ne verra plus la lumière quand on l'ôtera. Il est certain qu'il y a des fraudes électorales de tous les côtés.
Eh bien, quel serait le remède, le remède de conciliation, expression que j'ai entendue avec plaisir sortir de la bouche de l'honorable M. Liénart ? Ce serait de dire tous : Nous ne voulons plus user de ce moyen. Ayons le courage de ne plus faire de faux électeurs. Voilà un terrain où nous pourrions être tous d'accord, si l'on voulait accepter cette proposition. Sur ce terrain, l'on pourrait se donner la main. Malheureusement je crains que ma voix n'ait que fort peu d'écho sous ce rapport, qu'elle ne soit pas écoutée et que l'on persévère dans la ligne de conduite que l'on a tenue jusqu'à présent. Mais il y a une conséquence à tirer de ce fait : c'est qu'on n'a pas plus le droit de crier toujours haro sur ceux qui ont des droits électoraux à raison de l'impôt sur les boissons, que sur ceux qui déclarent un cheval de luxe lorsqu'ils ont à peine un âne, que sur ceux qui créent un cheval mixte, que sur ceux qui font des marchands de café, des marchands de charbon alors que la base manque complètement.
Voilà les réflexions que je tenais à soumettre à la Chambre et que je crois parfaitement justes. Je m'arrête, car cette matière est complètement épuisée ; il n'y a plus rien à dire. J'ai signalé une chose principale : c'est que les moyens indiqués ne sont pas pratiques, qu'ils tendent presque tous à annihiler la liberté de la profession ; c'est qu'ils portent une atteinte véritable à des droits inscrits dans la Constitution et dans toutes nos lois électorales ; et pour ma part, je ne puis suivre les orateurs qui ont préconisé ces moyens que je ne puis adopter.
M. Kervyn de Lettenhove. - Messieurs, je n'ai qu'un mot à dire. Je tiens à répondre à l'observation de l'honorable préopinant que rien ne s'oppose, au point de vue de l'industrie belge, à ce que le droit d'accise soit restitué à la sortie des boissons alcooliques ; mais s'il fallait choisir entre ces deux hypothèses : ou s'enrichir en portant chez l'étranger un poison que nous partagerions avec lui, ou renoncer à ces bénéfices du fabricant pour maintenir les vieilles habitudes de sobriété et de laborieuse activité de nos classes ouvrières, personne de nous n'hésiterait.
Un dernier mot pour justifier l'opinion que j'ai eu l'honneur de défendre.
En 1751, lorsque les boissons alcooliques commencèrent à se répandre avec un développement inquiétant en Angleterre, le parlement fit une démarche auprès du gouvernement pour lui représenter que le seul moyen d'y porter remède, c'était d'arrêter par l'accroissement d'impôt la consommation des boissons alcooliques et de diminuer en même temps les droits qui pesaient sur les bières.
Je convie la Chambre à tenir le même langage.
Depuis un siècle, la situation s'est bien aggravée, et puisque plusieurs orateurs, pour en déterminer les tristes conséquences, ont fait appel aux observations médicales, il me sera permis de mettre sous les yeux de la Chambre quelques lignes que je trouve dans l'un des derniers volumes du Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales :
« Nous demanderons aux lois de frapper les liqueurs fortes d'un impôt de plus en plus considérable, et de diminuer au contraire la taxe relative à la consommation des boissons simplement fermentées. »
M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier), présente des projets de lois relatifs aux actes d'accession des principautés de Schwarzbourg et de Reuss au traité littéraire existant entre la Prusse et la Belgique.
- La Chambre ordonne l'impression et la distribution de ces projets et les renvoie à la section centrale, qui a examiné l'acte d'accession du duché de Saxe-Altenbourg.
- La séance est levée à 4 heures trois quarts.