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Chambres des représentants de Belgique
Séance du samedi 4 mai 1867

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1866-1867)

(Présidence de (M. E. Vandenpeereboom.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 915) M. Thienpont, secrétaire., procède à l'appel nominal à 1 heure et un quart.

M. de Moor, secrétaireµ, donne lecture du procès-verbal de la dernière séance.

- La rédaction du procès-verbal est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. Thienpont,. présente l'analyse des pièces qui ont été adressées à la Chambre.

« Des habitants de Genappe, Baisy-Thy, Sart-Dames-Avelines, Houtain, Vieux-Genappe, Loupoigne, Glabais, Maransart, pilent la Chambre d'autoriser la concession d'un chemin de fer qui partirait d'un point à déterminer entre les stations de Marbais et de la Roche pour aboutir à Bruxelles. »

M. Le Hardy dc Beaulieuµ. - Je demande que ces pétitions soient réunies aux autres de même nature sur lesquelles un prompt rapport a été demandé.

- Cette proposition est adoptée.


« M. de Florisone, retenu chez lui par une indisposition, demande un congé de quelques jours. »

- Accordé.

Projet de loi relatif à la mise forcée à la retraite des magistrats

Discussion des articles

Chapitre XIII (du projet de loi d’organisation judiciaire). De la mise à la retraite

Article 237

M. Watteeuµ. - Le projet de loi que nous discutons en ce moment soulève des questions dignes de toute notre attention ; j'entends parler de sa constitutionnalité, elle a été mise en doute dans des discussions antérieures par des membres dont la parole fait généralement autorité ; elle a de nouveau été mise en doute par des honorables membres qui ont pris la parole dans la discussion actuelle.

C'est assez vous dire, messieurs, que pour venir soutenir devant vous une thèse contraire, il a fallu chez moi une profonde conviction produit d'un examen sérieux.

Je ne pense pas qu'en recherchant quel a été le mobile dominant du Congrès on puisse soutenir l'inconstitutionnalité du projet de loi. A coup sûr, si l'on se tient à la surface des choses, si l'on s'arrête à l'écorce des mots sans chercher à en pénétrer le sens, on peut dire que la question de constitutionnalité est très douteuse ; que si, au contraire, on applique à l'examen de la Constitution ces régies qui doivent toujours être suivies en matière d'interprétation, c'est-à-dire si l'on recherche quelle a été la volonté, quelle a été la pensée du constituant, quel a été l'esprit de son œuvre, alors nécessairement on est amené à une conclusion tout à fait contraire.

Il faut, messieurs, pour apprécier ce qui s'est passé lors de la discussion de la Constitution, faire ce qu'avait d'ailleurs très bien fait avant moi l'honorable ministre de la justice en 1849, il faut consulter les précédents et voir quelles ont été les préoccupations auxquelles le Congrès a obéi.

Depuis 1790 différents décrets ont été successivement rendus relativement à l'organisation judiciaire, et dans chacun de ces décrets on a mis plus ou moins en question la nomination et la durée des fonctions des magistrats.

C'est ainsi, messieurs, que l'assemblée nationale constituante, par un décret de 31 mars 1790, avait posé, entre autres questions, les suivantes :

Les juges seront-ils établis à vie ou seront-ils élus pour un temps déterminé ?

Cette question, posée par l'assemblée nationale constituante, fut résolue par un décret du 4 mai suivant, qui décida que les juges seraient temporaires et que la durée de leurs fonctions serait fixée à six années.

Dans la loi des 16-24 août 1790, qui a été, depuis la durée de la révolution française, la première loi organique, nous trouvons également la confirmation dc ce principe que les juges seraient nommés pour six ans.

Enfin, nous retrouvons le même principe dans la Constitution du 3 septembre 1791. Après ce décret porté en France, nous trouvons pour notre pays l'article 86 de la loi fondamentale du 24 août 1815.

Cet article 86 est conçu comme suit :

« Les membres dc la haute cour, des cours provinciales et des tribunaux criminels, ainsi que les procureurs généraux et autres officiers ministériels près ces cours et tribunaux sont nommés à vie.

« La durée des fonctions des autres juges et officiers ministériels est fixée par la loi. Aucun juge ne peut être privé de sa place pendant la durée légale de ses fonctions que sur sa demande ou par un jugement. »

Vous le voyez, messieurs, la Constitution a emprunté une partie de l'article 100 à l'article 86 de la loi fondamentale du 24 août 1815.

Mais, d'un autre côté, elle s'en est écartée d'une manière radicale, puisque, d'après la loi fondamentale, il n'y avait qu'une partie de la magistrature qui fût nommée à vie, tandis que l'autre n'était nommée que pour exercer ses fonctions temporairement.

C'est ce dernier système que la Constitution a proscrit.

Elle a investi d'une manière générale dc fonctions à vie toute notre magistrature assise.

Mais, messieurs, est-ce à dire pour cela que cette nomination à vie doive emporter l'immunité, le privilège que j'appellerai exorbitant, pour le magistrat, de se maintenir sur son siège alors que les raisons les plus fortes, les plus péremptoires doivent au contraire, dans l'intérêt d'une bonne justice, l'en éloigner ?

Eh bien, messieurs, il me paraît qu'il est impossible dc ne pas arriver à une solution tout à fait contraire à celle de l'inconstitutionnalité.

Lorsqu'on recherche maintenant ce qu'ont voulu les membres du Congrès national, on reconnaît qu'ils se préoccupaient avant tout de donner à la justice, créée un troisième pouvoir dans l'Etat, une indépendance à l'abri de toute espèce d'influence, de toute espèce de pression.

C'était ce troisième pouvoir qui devait faire contrepoids aux autres et donner à la nation une des plus précieuses et une des plus belles garanties qu'on puisse trouver dans un pays constitutionnel, une justice forte, indépendante, à l'abri de toute espèce d'influence, qu'elle vienne du pouvoir exécutif ou même du pouvoir législatif.

Pour cela que fallait-il ? Il fallait consacrer le principe constitutionnel que la magistrature ne pourra, dans aucun cas, être déplacée.

Pourquoi le faisait-on, messieurs ?

L'honorable M. Dupont vous l'a dit, ce n'était pas par sollicitude pour les magistrats, car si ce principe avait guidé les membres du Congrès, il eût dû l'appliquer, l'étendre à tous les fonctionnaires de l'Etat.

Je ne sache pas, en définitive, que la sollicitude ou la sympathie du gouvernement doive s'appesantir davantage sur telle catégorie de fonctionnaires plutôt que sur telle autre.

Tous ont des titres et des droits égaux à la bienveillance et à la sollicitude de l'Etat. Ce n'est donc pas, remarquez-le bien, dans l'intérêt du magistrat, dans l'intérêt du fonctionnaire que ce principe a été inscrit dans la Constitution, mais uniquement dans l'intérêt des justiciables, dans l'intérêt de la dignité, de la force et de l'indépendance du pouvoir judiciaire.

Il est tellement vrai qu'on recherchait avant tout à asseoir la justice sur des bases solides et indestructibles qu'on a voulu assurer aux justiciables des magistrats intègres, indépendants, que non seulement la Constitution contenait ce principe, mais que toutes les lois qui l'ont suivie n'ont fait que le développer.

Aussi que voyons-nous ? Mais, dans la loi même que nous discutons, nous trouvons encore les mêmes précautions, les mêmes soucis. Nous voulons que, pour entrer dans la magistrature, on puisse offrir des garanties de capacité, des garanties d’honneur, d'intégrité, et c'est pour (page 916) cela que les choix à faire de ceux qui briguent d'entrer dans la carrière de la magistrature, sont entourés de tant de précautions, de tant de prévoyance. Or, comment admettre alors qu'on a voulu une magistrature forte et intelligente, alors qu’on a voulu que le magistrat présentât non seulement pendant toute la durée de ses fonctions, mais avant même son entrée dans la carrière, les garanties les plus sérieuses d’aptitude, comment admettre, dis-je, que par une inconséquence choquante ou par un oubli des principes qui l’avaient guidé, le législateur constituant ait voulu tout à coup qu’une fois nommé, le magistrat dût quand même continuer à remplir ses fonctions, alors cependant que son état physique et souvent son état intellectuel protestent contre l’existence de toutes les garanties qu’on a exigées de lui au moment de sa nomination ?

Cela n'est pas possible, messieurs. On a parfaitement compris que, de même que les fonctions judiciaires ne peuvent pas être abordées avant l'âge où l'homme est réputé jouir de la plénitude de son intelligence et de ses facultés, de même aussi des fonctions aussi précieuses ne peuvent pas être conservées par ceux chez qui l'âge vient à affaiblir cette intelligence et cette capacité qui avaient été les premières garanties exigées du magistrat.

L'on a compris qu'il fallait compter avec ce principe qu'on avait posé d'abord d'une manière si carrée. Ceux-là mêmes qui soutiennent que le magistrat doit être inamovible quand même, ceux-là mêmes ont compris que, dans certains cas, ce principe doit fléchir devant d'autres principes non moins forts, c'est à-dire ceux de la raison, ceux d'une bonne administration de la justice. Et déjà, en 1849, on a porté une loi qui, tout en maintenant la protection du magistrat, a cependant donné, en certains cas, le pouvoir de l'éloigner de son siège.

Je sais bien que quelques personnes et entre autres l'honorable M. Reynaert nous ont cité l’exemple de plusieurs natures privilégiées, de plusieurs intelligences qui ont résisté aux ravages des années, de même que nous voyons quelques hommes robustes résister parfaitement aux fatigues physiques. Mais, messieurs, ce sont là des phénomènes, ce sont là des exceptions. Or, une loi n'est point faite pour des cas exceptionnels ; mais elle doit être basée sur des règles générales.

Comment ! parce que l'honorable M. Reynaert a pu trouver en Angleterre quelques personnes exceptionnellement bien douées par la nature, parce qu'il a trouvé que tel ou tel magistrat avait convenablement occupé son siège jusqu'à un âge fort avancé, faudra-t-il en conclure que cette exception puisse devenir la règle de par la loi ? Evidemment non. Ces hommes que l'on cite ne sont même remarquables que parce qu'ils se sont écartés de ce que nous voyons se passer généralement dans la vie humaine.

Et l'on ne peut pas plus se laisser guider par un raisonnement comme celui-là qu'on ne le pourrait, par exemple, si un statisticien voulait montrer la longévité d'une population quelconque en signalant quelques centenaires qu'elle aurait comptés dans son sein.

Mais, dira-t-on, le projet de loi est inflexible en sa règle ; il est rigoureux ; il devra recevoir son exécution quand même, sans tenir aucun compte des exceptions.

Il éloigne rigoureusement de son siège tout magistrat quel qu'il soit, alors même qu'il serait encore dans la plénitude de ses facultés tant physiques qu’intellectuelles et c'est là une injustice ! et c'est porter atteinte au principe de l’inamovibilité.

Messieurs, la loi de 1849 est restée et devait rester stérile. Vous auriez beau chercher à en étendre l'application, vous auriez beau la renforcer, je n'hésite pas à déclarer que les nouvelles dispositions législatives seraient frappées d'une impuissance aussi absolue que celle qui a caractérisé la loi de 1849.

Je veux bien admettre que la magistrature, composée d'hommes d'élite, puisse résister plus facilement que le vulgaire aux petites passions. Mais il faut tenir compte de la faiblesse humaine : l'esprit de corps règne dans la magistrature, comme il règne dans tous les corps, quels qu'ils soient.

Qu'arrivera-l-il, quand on provoquera la mise à la retraite d'un magistrat, en invoquant sa caducité, ses infirmités ou son grand âge ? D'abord, des considérations d'amitié, de confraternité, arrêteront le plus souvent les membres du corps judiciaire auquel il appartient.

Mais si ce magistrat, mis ainsi en suspicion au point de vue de la plénitude de son intelligence, parvient, à la suite des démarches qu'il fera, à n'être pas mis à la retraite, qu'arrivera-t-il ? C'est qu'il sera frappé aux yeux de ses judiciables d'une véritable déconsidération qui se reflétera peut-être sur le corps auquel il appartient.

Maintenant, je dis que vous obtiendrez, dans des circonstances excessivement rares, le renvoi d'un magistrat de son siège, par une décision de ses pairs.

En effet, quelle est la position que vous allez faire à ce magistrat ? Il faudra que ses collègues déclarent qu'à cause d'un affaiblissement de son état physique ou d'un affaissement de son intelligence, il n'est plus apte à remplir ses fonctions ; que demandez-vous à ses pairs ? Qu'ils décernent à leur collègue, en quelque sorte, un brevet de démence.

Et quand une pareille décision aura été rendue, croyez-vous que la dignité de la justice n'aura pas à en souffrir ?

Un justiciable aura perdu un procès, quinze jours ou trois semaines ou un mois avant la mise à la retraite de ce magistrat qui aura participé à un arrêt ou à un jugement qui l'aura, je suppose, privé d'une grande partie de sa fortune ; le justiciable ne sera-t-il pas en droit de croire que les facultés de ce magistrat avaient déjà subi un déclin, qu'il n'était plus à même de comprendre la question sur laquelle il avait été appelé à se prononcer ?

Et vous allez mettre en suspicion jusqu'au mérite des décisions qui auront été rendues ! (Interruption.)

Dès l'instant que la loi, par une disposition générale, détermine l'âge auquel les magistrats devront cesser leurs fonctions, cela n'a rien d'offensant pour les magistrats qui se trouvent dans cette position ; cela ne jette sur eux aucune espèce de déconsidération. Et c'est précisément parce qu'une disposition générale produit cet effet que vous obtiendrez d'une manière générale les bienfaits que vous n'avez pu obtenir et que vous n'obtiendrez jamais par la loi de 1845, ainsi que j'ai eu l'honneur de vous le démontrer. (Interruption.)

J'entends une interruption qui consiste à dire : « Mais les incapables ? »

M. Moncheurµ. - Qui n'ont pas l'âge.

M. Watteeuµ. - Permettez ; le fait que vous citez, M. Moucheur, est une exception dans l'exception, et cette exception sera tellement rare qu'elle ne pourra se présenter que dans des circonstances telles, que personne n'éprouvera un moment d'hésitation à faire appliquer la loi de 1845.

Mais je ne me paye pas de mots ; l'expérience est là pour prouver ce qui s'est passé depuis 1849. L'honorable M. Moncheur a vécu aussi dans l'ordre judiciaire ; il a eu l'honneur d'appartenir à la magistrature, mais il l'a quittée depuis longtemps, et je crois que s'il n'avait pas quitté cette carrière, s'il avait continué à vivre dans la magistrature comme il y vivait dans le principe, il comprendrait, comme tous ceux qui voient fonctionner les tribunaux, l'utilité, la nécessité impérieuse du projet qui nous est soumis.

Il comprendrait que s'il est vrai que dans notre magistrature, comme dans la magistrature anglaise, comme dans la magistrature française, on trouve de ces natures exceptionnellement douées de forces physiques et intellectuelles qui ne sont pas le partage du commun, il en est d'autres au contraire qu'il serait désirable de ne plus voir prendre part à l'administration de la justice et que vous ne pouvez écarter, parce que vous n'obtiendrez jamais des collègues d'un magistrat qu'ils viennent lui décerner un brevet d'incapacité.

Pour moi, messieurs, le projet, loin d'être contraire à la Constitution, le projet de loi n'en est que le respect, que la saine application. Ce que le législateur constituant a voulu, c'est, comme je vous le disais tout à l'heure, une justice forte, indépendante, offrant aux justiciables toutes les garanties de capacité à côté de toutes les garanties d'indépendance.

Eh bien, ce concours, cette réunion de garanties, vous ne pouvez l'obtenir si vous ne prenez une mesure pour décider qu'à l'époque où l'homme généralement a son intelligence qui s'affaiblit et où il n'a pas lui-même la force de quitter à temps les fonctions qu'il croit encore convenablement remplir, parce que généralement on se fait illusion, qu'arrivé à un certain âge on n'aime pas à se mettre face à face avec la vérité et à accepter pour soi la démonstration, palpable pour tout le monde, que l'état de décrépitude, l'état de sénilité oblige à quitter la vie active qu'on a menée jusque-là.

Or, si vous voulez maintenir, au profit de tous les justiciables, cette justice forte et indépendante, vous devez assigner une limite à laquelle tout magistrat, quel qu'il soit, viendra à cesser ses fonctions.

M. Coomans. - C'est flatteur pour la cour de cassation. Si, à 70 ans, l'on devient incapable, vous n'aurez plus que des imbéciles dans la cour de cassation.

M. le ministre de la justice (M. Bara). - Vous avez voté la mesure en 1849, M. Coomans.

M. Coomans. - Il faut, d'après votre raisonnement, le même âge pour tout le monde.

(page 917) M. Watteeuµ. - Je ferai remarquer à M. Coomans que le projet fait une distinction parfaitement justifiée, selon moi, d'après l'importance du magistrat.

M. Coomans. - Il faut d'autant plus de lumières que les fonctions sont plus importantes.

M. Watteeuµ. - Avec votre système d'interruption, il est bien difficile de vous répondre, car, avant que la réponse soit donnée à la première, vous venez en émettre une seconde. Je vous trouve trop prodigue d'interruptions. Permettez moi de répondre à la première, et s'il vous convient alors de m'en poser une seconde, je tâcherai encore de vous satisfaire.

Je dis que la différence d'âge se justifie, parce que le magistrat, arrivé à la fin de sa carrière, remplit généralement les fonctions judiciaires qui ne l'obligent plus à la même activité, à la même fatigue.

Ainsi, il est notoire qu'un magistrat à la cour de cassation ne siège qu'une ou deux fois par semaine ; tandis qu'en première instance il y a un travail beaucoup plus assidu, des audiences beaucoup plus fréquentes et plus longues, indépendamment des enquêtes, des interrogatoires, des expertises et d'autres devoirs.

Maintenant, messieurs, rien d'offensant, moins encore de blessant pour aucun magistrat dans les paroles que j'ai prononcées. Et que l'honorable M, Coomans veuille bien le permettre, j'ai pour la magistrature un respect qui ne le cède en rien au sien, et j'ai notamment le plus grand respect pour la magistrature belge, car nous pouvons le dire, à l'honneur de notre pays, il n'en est peut-être pas un seul où la justice est rendue avec plus d'intégrité et même avec plus de lumières que chez nous.

Mais s'il est vrai, comme tout le monde le reconnaît, s'il est vrai que chez nous aussi nous avons de ces magistrats qui ont le privilège de conserver la force et la vigueur de la jeunesse, non seulement sous le rapport physique, mais aussi sous le rapport intellectuel, jusqu'à un âge très avancé, il en est d'autres qui restent en place, parce que leur intérêt le leur commande, et parce qu'ils ne se rendent pas suffisamment compte de l'opportunité d'accepter l'heure de la retraite quand elle a sonné.

Or, avec le projet de loi, vous mettez un terme à cette hésitation : vous généralisez la mesure et vous lui enlevez ainsi tout caractère offensant.

Lorsque l'honorable M. Coomans m'a interrompu, je voulais rencontrer une objection présentée par l'honorable M. Moncheur. Il nous disait : « Mais la Constitution en consacrant le principe de l'inamovibilité des juges, vous interdit de fixer pour limite à la durée de leurs fonctions l'âge de 70 ans ; car cette limite est arbitraire ; si vous pouvez fixer 70 ans, rien ne vous empêche de descendre et de prendre 60 ans, même 50 ans. » Mais, messieurs, comme je le disais au début de mes observations, il faut entendre la Constitution d'une manière loyale, d'une manière sage.

Or, c'est précisément pour l'entendre dans ces conditions-là qu'il faut admettre la limite d'âge à laquelle, généralement, l'homme perd plus ou moins ses facultés, que c'est ce moment-là qu'il faut choisir pour demander que le magistrat cesse de remplir ses fonctions.

La constitutionnalité, d'après l'honorable M. Moncheur, aurait subi une très rude atteinte par la discussion à laquelle a donné lieu la loi votée en 1849. J'ai revu, messieurs, quelque peu ce qui s'est passé à cette époque, et je crois pouvoir dire à l'honorable M. Moncheur qu'il a donné aux recherches qu'il a faites une portée que je n'ai pu y reconnaître. Très peu de membres ont pris part à la discussion de 1849 sur la question de constitutionnalité. Il y a M. Lelièvre et l'honorable M. de Haussy, à cette époque ministre de la justice, qui ont démontré que la proposition était parfaitement constitutionnelle, puis MM. Van Hoorebeke, de Brouckere, de Luesemans et Destriveaux ont soutenu, comme le fait M. Moncheur, que la proposition de 1849 était inconstitutionnelle.

Mais, messieurs, lorsqu'on consulte les discours prononcés par ces honorables membres à cette époque, nous voyons que c'est pour s'être arrêtés d'une manière trop rigoureuse à la lettre sèche de la Constitution, qu'ils ont émis l'opinion évoquée par l'honorable M. Moncheur.

Ainsi, notamment, M. Van Hoorebeke déclarait que le projet de loi était sage, que ses dispositions étaient en quelque sorte nécessaires et justifiées par les circonstances, mais qu'il était, avant tout, l'esclave du texte.

M. de Luesemans disait qu'il comprenait parfaitement qu'on devait laisser le magistrat en fonctions aussi longtemps qu'il conservait sa vie politique.

Vous voyez donc qu'au nombre des quatre membres qui ont soutenu l’inconstitutionnalité du projet de loi, deux l'ont fait d'une manière timide et en quelque sorte à regret, déclarant qu'ils s'arrêtaient rigoureusement au texte de la Constitution.

C'est, à mes yeux, commettre une faute, lorsqu'on reconnaît qu'une Constitution comme la nôtre peut produire du bien, de s'arrêter à ses termes, pour empêcher qu'elle ne fasse le bien qu'elle peut produire.

A mon avis, au contraire, il faut admettre que le législateur constituant décrète des principes ; il veut avant tout le bien des masses, et le plus grand bien qu'on puisse faire à un pays, c'est de lui assurer une bonne administration de la justice.

D'ailleurs, comme je crois l'avoir prouvé par le rapprochement fait entre la loi fondamentale de 1815 et notre Constitution, l'on a eu particulièrement en vue de nommer des magistrats à vie par opposition aux magistrats qui antérieurement, non seulement sous la loi française, mais même sous nos anciennes lois, ne faisaient que remplir des fonctions temporaires.

Ce que les membres du Congrès ont voulu avant tout, c'était de ne plus revenir sur des nominations, temporaires et de mettre les magistrats à l'abri de toute action, même de la part du gouvernement.

Je concevrais encore que l'en vînt soutenir que le projet de loi est inconstitutionnel s'il n'avait pas pour conséquence de maintenir le magistrat dans sa position.

Supposons que la loi soit votée ?

Qui donc pourra mettre en péril les fonctions du magistrat ?

Qui pourra lui créer le moindre souci sur son avenir ? Personne.

Il sait que, jusqu'à la limite d'âge fixée d'une manière générale, il sera à même d'occuper ses fonctions. Il n'a pas à redouter une vengeance, une rancune de la part du pouvoir, d'un ministère qui vient à changer. Les changements sont sans influence sur la carrière du magistrat. Ce sont là les gages d'indépendance que la Constitution a voulu lui garantir.

Comment voulez-vous que sa position lui inspire la moindre inquiétude lorsque, non seulement la loi est appliquée d'une manière uniforme et générale, mais aussi lorsque la loi venant à agir, le magistrat est maintenu dans sa position.

Mis à la retraite pour avoir atteint la limite d'âge, il obtient l'éméritat. Rien n'est changé dans sa condition et dès lors il n'a pas à se soucier du lendemain et moins encore de l'avenir.

Ce sont là, messieurs, les considérations qui m'ont amené à dire, sans hésitation aucune, que non seulement le projet n'est pas inconstitutionnel, mais qu'il rentre complètement dans l'esprit de la Constitution, qui a voulu, avant tout, que le magistrat pût fonctionner dans notre pays avec la plus complète indépendance. Le projet de loi, loin de l'amoindrir, ne fait que l'assurer davantage, et je n'hésiterai pas à le voter.

MpVµ. - Il est parvenu au bureau un amendement ainsi conçu :

« A l'art. 237, supprimer les mots : « ou lorsqu'ils auront accompli dans les tribunaux, l'âge de 70 ans ; dans les cours d'appel, l'âge de 72 ans ; à la cour de cassation, l'âge de 75 ans. »

« A l'art. 238, paragraphe premier, le rédiger comme suit : « Les présidents et conseillers de la cour de cassation qui, atteints d'une infirmité grave et permanente, ne demanderaient pas leur retraite, seront avertis par lettre chargée, » le reste comme au projet.

« A l'art. 245, paragraphe premier, rédiger comme suit : « Les magistrats qui auront accompli, dans les tribunaux, l'âge de 70 ans ; dans les cours d'appel, l'âge de 72 ans ; à la cour de cassation, l'âge de 75 ans, auront droit à l'éméritat. » (Le reste comme au projet de M. le ministre de la justice.)

« (Signé) Wasseige, Nothomb, Moncheur, Liénart. »

M. Van Overloopµ. - Messieurs, je tâcherai autant que possible de ne pas m'appesantir sur les arguments que d'honorables collègues out déjà fait valoir. Cependant, pour exprimer clairement ma pensée, il importe, il est indispensable même que j'en dise quelques mots.

Le principe, messieurs, consacré par l'article 100 de la Constitution est très simple : « Les juges sont nommés à vie. Aucun juge ne peut être privé de sa place. »

Je n'ai pas à m'occuper des motifs de cette disposition. Il me suffit que la Constitution ait parlé. Dès que le Congrès a exprimé une volonté certaine, je ne vais pas, à l'aide de considérations étrangères au Congrès, chercher à donner à l'expression de cette volonté une pensée autre que celle que le Congrès a eue.

Le paragraphe 2, messieurs, remarquez-le bien, de l'article 100 de la Constitution ne fait qu'accentuer la volonté exprimée par le Congrès dans le paragraphe premier.

(page 918) Donc, messieurs, non seulement on ne peut pas priver le juge de sa qualité de juge, mais on ne peut pas même le priver de son emploi.

Il en est autrement des militaires, qui, en principe, ne peuvent pas être privés de leurs grades, mais qui, en fait, peuvent être arbitrairement privés de leurs emplois.

Cette différence se justifie par la différence de nature qui existe entre la mission du soldat et celle du magistrat.

La volonté du Congrès, messieurs, s'il pouvait y avoir doute, résulterait d'une manière évidente de la comparaison des articles 100 et 124 de la Constitution.

D'après l'article 124 qui, remarquez-le bien, es la charte de l'armée, les militaires ne peuvent être privés de leurs grades que de la manière déterminée par la loi.

La loi peut donc dire : Dans tel cas le militaire peut être privé de son grade de telle manière. Mais dans l'article100 qui est la véritable charte de la magistrature, le Congrès s'exprime d'une manière toute différente.

Or, comme l'un et l'autre de ces articles émanent de la volonté du même Congrès constituant, il faut bien admettre que le Congrès n'a pas voulu, pour les magistrats, ce qu'il a voulu pour les militaires. Cela me paraît incontestable.

Si le Congrès avait eu, quant aux magistrats, la même volonté que, quant aux militaires, il est évident, selon moi, que le Congrès se serait exprimé, dans les deux cas, de la même manière.

Or, c'est ce qui n'a pas eu lieu : il existe, entre les articles 100 et 124, une différence patente. Et cependant si vous adoptez le projet de loi, vous assimilez le magistrat au militaire, car si vous pouvez, par une loi, déterminer que le magistrat sera mis à la retraite à l'âge de 70 ans, qui vous empêchera, plus tard, de décider qu'il sera mis à la retraite dans d'autres circonstances ? Rien. Eh bien, c'est ce que le Congrès n'a pas voulu.

Le pouvoir arbitraire de la législature est ici parfaitement vinculé par la volonté manifeste du Congrès.

Mais il existe au principe de l'inamovibilité une exception.

Cette exception était nécessaire ; un juge peut se rendre indigne, un juge peut, par suite d'infirmités, devenir incapable de continuer à remplir son emploi ; évidemment, quoi qu'en ait dit l'honorable M. Watteeu tout à l'heure, c'est pour ces cas seuls que l'exception a été établie ; car, s'il en était autrement, s'il était permis au législateur de déterminer d'autres cas dans lesquels un magistrat peut être mis à la retraite, que deviendrait le principe du paragraphe premier de l'article 100, principe renforcé par le paragraphe 2 de cet article ?

Ce principe disparaîtrait, et remarquez l'énergie des termes au moyen desquels le Congrès constituant a voulu consacrer le principe de l'inamovibilité ; il ne s'est pas borné à dire : « Le juge pourra être privé de sa place par un jugement » ; il dit « aucun juge ne pourra être privé de sa place que par un jugement. » Il défend donc au législateur de priver le magistrat de sa place autrement que dans les cas qu'il a lui-même prévus, et ces cas ne sont que des cas d'indignité ou d'incapacité résultant d'infirmités.

Les mots « aucun juge » font allusion à la loi fondamentale de 1815. On l'a suffisamment dit : sous l'empire de cette loi il y avait deux espèces de magistrature au point de vue de l'inamovibilité ; la magistrature supérieure était inamovible, la magistrature inférieure était amovible. Qu'a voulu le Congrès ? Il a voulu simplement appliquer à tous les magistrats le principe qui, sous l'empire de la loi fondamentale de 1815, n'était applicable qu'aux magistrats supérieurs. Voilà pourquoi le Congrès dit : « Aucun juge ne pourra être privé de sa place que par un jugement. » Voilà pourquoi il ne fait plus la distinction que faisait la loi fondamentale de 1815 entre les juges supérieurs et les juges inférieurs. .

Cette seule observation suffit pour réfuter l'argumentation que l'honorable M. Dupont a déduite de l'article 180 de la loi fondamentale.

Peut-on dire maintenant que l'acte par lequel la cour de cassation, la cour d'appel constatent qu'un juge atteint l’âge de 70, de 72, de 75, de 80 ans, si l'on veut, constitue un jugement ? Le mot « jugement » a un double sens : il indique un avis, une opinion ou l'acte par lequel on tranche une contestation.

Or, dans l'article 100 de la Constitution, le Congrès a incontestablement entendu le mot « jugement » dans le sens de trancher une contestation. En effet cet article se trouve sous la rubrique du chapitre III de la Constitution intitulé : « Du pouvoir judiciaire » et les articles 92 et 93, qui se trouvent en tête de ce chapitre, disent que là est la mission essentielle du pouvoir judiciaire. D'après ces articles la mission essentielle du pouvoir judiciaire est de trancher les contestations.

Or, messieurs, toute contestation suppose évidemment une contrariété d'opinions possible sur un point donné ; tel fait est-il vrai ou ne l'est-il pas ? telle loi est-elle applicable ou n'est-elle pas applicable ?

Dans l'espèce, la question de savoir si un magistrat a atteint l'âge de 70 ans, je vous le demande, comment peut-elle donner lieu à une contrariété d'opinions ? L'acte par lequel une cour constaterait qu'un magistrat a atteint l'âge de 70 ans n'aurait évidemment pas la nature d'un jugement. Or, c'est un jugement dans la véritable acception du mot que le Congrès a voulu.

M. Pirmezµ. - C'est trop clair.

M. Van Overloopµ. - Certainement l'acte par lequel un tribunal déclare un fait clair n'est pas, par cela seul, un jugement.

Cela est si vrai que le rédacteur du projet de loi lui-même a été entraîné, par la force de la logique, à ne pas qualifier cet acte de jugement ; il l'appelle « décision », ce qui est synonyme de résolution ; or, une résolution ne présuppose pas l'examen d'opinions contraires.

Ce n'est pas même une résolution qu'on demande à nos cours. On les réduit simplement à remplir le rôle d'un notaire, à faire l'œuvre d'un bureau d'enregistrement. Or, pour cela, il est parfaitement inutile de recourir à l'intervention de la cour de cassation ou des cours d'appel.

Le ministère de la justice connaît l'âge des magistrats, puisque leur acte de naissance doit se trouver à leur dossier ; il suffirait donc de dire que lorsqu'un magistrat aura atteint tel âge, il cessera d'être magistrat. A quoi bon toutes ces formalités ? Pourquoi faire intervenir la cour de cassation ou la cour d'appel, selon les circonstances, lorsqu'il s'agira de mettre, pour raison d'âge, des magistrats à la retraite ? Quelle sera leur mission ? Ce sera d'examiner si l'acte de naissance constate que le magistrat a atteint 70 ou 72 ans ; cela est parfaitement inutile. Pourquoi donc l'intervention de la cour ? C'est tout simplement pour jeter un vernis sur la confiscation d'un article de la Constitution.

La Constitution portait que le magistrat ne pourra être privé de sa place que par un jugement, on s'est dit : Nous devons au moins conserver le simulacre d'un jugement ; déclarons donc qu'il ne suffirait pas que le magistrat atteint l'âge de 70 ans pour qu'il soit privé de sa place, disons qu'il faut encore que la cour examine si ce magistrat a véritablement atteint l'âge de 70 ans.

Au fond, messieurs, le projet de loi ne cache pas autre chose que cela : c'est un simulacre de jugement qu'on demande ici pour masquer une violation de la Constitution. Voilà ma conviction la plus complète.

Mais, messieurs, si un doute était possible, l'examen de l'exposé des motifs le trancherait en faveur de l'interprétation que je donne à l'article 100 de la Constitution. Cet article n'a donné lieu à aucune discussion au Congrès national. Pourquoi ? Mais parce qu'il est tellement clair, qu'il n'était pas susceptible de discussion.

Il ne nous reste donc comme tout exposé des motifs de l'article 100 que le rapport de M. Raikem. Eh bien, je me permettrai, puisqu'on s'est borné à y faire allusion, de citer quelques lignes de ce rapport, et vous verrez, quoi qu'on en ait dit, que par les mots « nomination à vie, » le Congrès constituant entendait bien exprimer l'inamovibilité.

Voici comment s'exprimait l'honorable M. Raikem, dont la capacité juridique est reconnue par tous, quoiqu'il ait déjà atteint un âge avancé :

« Si la nomination des juges est conférée au chef de l'Etat, leur révocation ne doit pas être en son pouvoir. La crainte des destitutions arbitraires ne doit pas planer sur les tribunaux. Et l'inamovibilité des juges doit être l'une des bases de notre droit public. »

M. Pirmezµ. - Cela signifie qu'il ne faut pas de destitutions arbitraires.

M. Van Overloopµ. - Mais l'arbitraire peut venir aussi bien du pouvoir législatif que du pouvoir exécutif.

Aux termes de notre Constitution, le Roi n'a d'autres pouvoirs que ceux que lui donnent la Constitution et les lois. Eh bien, je suppose que la royauté ait dans les deux Chambres une majorité parfaitement décidée à suivre partout les inspirations du pouvoir exécutif. Qu'arriverait-il dans ce cas, messieurs ? C'est que l'on ferait des lois qui conféreraient au pouvoir exécutif le droit de destituer les magistrats quand on le voudrait. Voilà à quel résultat on arriverait. (Interruption.)

Eh bien, moi, je ne veux pas d'arbitraire, pas plus de la part du pouvoir législatif que de la part du pouvoir exécutif. Ce que le Congrès n'a pas voulu, c'est l'arbitraire, de quelque côté qu'il vienne et c'est pourquoi il a mis une limite au pouvoir législatif lui-même.

Je continue.

(page 919) « Cette inamovibilité était proclamée dans l'article 111 du projet de la commission.

« Cet article avait été adopté par les première, sixième, septième, huitième, neuvième et dixième sections.

« La deuxième section demandait que les juges de paix fussent nommés à terme ; la troisième, que ce terme fût de cinq années ; la quatrième proposait une exception à l'égard des juges de commerce, qui n'auraient été nommés que pour un terme de trois années. Elle demandait, en outre, qu'à l'âge de 70 ans (c'est précisément l'âge fixé par le projet en discussion) le chef de l'Etat pût mettre un juge à la retraite ; la cinquième section voulait qu'on laissât à la loi le soin de déterminer si les juges de paix seraient nommés à vie ou à terme.

« La section centrale a résolu, à l'unanimité, que les juges seraient nommés à vie, et qu'on ne ferait pas d'exception pour les juges de paix. »

Dès que les juges de paix sont nommés par le chef de l'Etat, la conséquence nécessaire c'est qu'ils doivent être inamovibles. La nomination à terme ne doit s'appliquer qu'aux fonctionnaires nommés par la voie d'élection. Dans ce dernier cas, la loi garantit au fonctionnaire l'exercice de ses fonctions pendant le temps qu'elle détermine. Mais, lorsque la. nomination est laissée au chef de l'État, elle doit donner au fonctionnaire une garantie encore plus forte ; et cette garantie est l'inamovibilité »

Et l'on vient soutenir que la nomination à vie dont a parlé le Congrès ne consacre pas l'inamovibilité ?

Le rapport finit ainsi :

« Quant aux tribunaux de commerce, la section centrale a pensé qu'on devait s'en rapporter à la loi. »

Et l'on ose soutenir que le Congrès a voulu qu'on s'en rapportât aussi à là loi pour les autres tribunaux !

Ainsi le rapport du respectable M. Raikem prouve, d'une manière évidente, à l'abri de toute contestation possible, que lorsque le Congrès a proclamé ce principe : « les juges sont nommés à vie, » il a entendu par là que les juges étaient inamovibles pendant toute la durée de leur existence.

Mais, objecte-t-on, il est nécessaire de mettre les magistrats à la retraite lorsqu'ils ont atteint un âge déterminé.

Le discours de M. Watteeu n'a roulé que sur ce point de fait.

Je me permettrai de lui dire qu'il me semble avoir fait bon marché de l'article 100 de la Constitution par de simples arguments de fait. Mais si l'article 100 de la Constitution indique que la pensée du Congrès a été que les magistrats fussent nommés à vie et fussent inamovibles pendant toute la durée de leur existence, à quoi serviraient donc toutes ces considérations de fait que l'honorable M. Watteeu a fait valoir ?

L'honorable M. Watteeu, plus que tout autre, du moins autant que plusieurs d'entre nous, sait qu'il est un principe de droit devant lequel on ne recule jamais et qui est résumé dans cet axiome : frustra probatur quod probatum non relevat.

Vous auriez beau prouver, quand le texte de la Constitution est clair, que son application dorme lieu, à des inconvénients, même graves, vous ne devriez pas moins le respecter, et il ne vous resterait d’autres ressources, pour faire disparaître ces inconvénients, que de recourir à la révision de l'article 100 de la Constitution par le moyen indiqué par la Constitution elle-même.

D'après la Constitution, d'après la pensée évidente de la Constitution, l'indignité ou. l'incapacité par suite d'infirmités, doit être prouvée. et constatée par jugement dans chaque cas individuel.

Que fait au contraire le projet de loi ? Comme l'a fort bien dit mon honorable ami M. Moncheur, le projet de loi établit une présomption juris et de jure que le magistrat ayant atteint un âge donné est, par ce fait seul, incapable d'exercer plus longtemps son mandat, alors que le Congrès a voulu évidemment qu'on examine à propos de chaque magistrat, quand le cas se présente, si effectivement ce magistrat, par suite d'infirmités, est dans l'impossibilité de continuer à exercer ses fonctions.

En fait, messieurs, cette présomption sur laquelle l'honorable M. Watteeu s'est tant appuyé tout à l'heure, est-elle justifiée ? Où sout les statistiques, où sont les rapports qui constatent que la généralité des magistrats ayant atteint l'âge de 70 ans sont incapables de remplir leurs fonctions ? Ces statistiques n'existent pas ; ces rapports, on ne nous les a pas fait connaître. Et cependant on nous proposé d'adopter un projet de loi qui, au moins pour un grand nombre d'entre nous, pour la majorité, je l'espère, est en contradiction formelle avec la Constitution.

Je sais fort bien qu'il y a des magistrats qui à l'âge de 70 ans sont devenus incapables de remplir leur mission. Mais j'en connais aussi qui sont dans le même cas quoique infiniment moins âgés... (interruption.) Il en est même, comme on le fait remarquer à côte de moi, qui n'ont jamais été capables de remplir leur mission.

Il faudrait au moins, pour démontrer la nécessité du projet de loi, qu'on vînt nous produire une statistique et des rapports, constatant que parmi les magistrats âgés de 70 ans, la plupart sont devenus incapables de remplir leurs fonctions.

Où sont ces statistiques, où sont ces rapports ? On n'en produit pas, on se contente de vagues allégations, et cependant il s'agit de briser un article de la Constitution !

Tous ceux d'entre vous qui ont eu quelques démêlés avec la justice partageront mon opinion : je préfère de beaucoup les magistrats devenus calmes et expérimentés par l'âge aux magistrats jeunes et présomptueux dont on voudrait peut-être nous doter.

Au surplus, il y a un moyen fort simple de faire disparaître les inconvénients de l'incapacité résultant de l'âge, tout en respectant la Constitution. L'honorable M. Moncheur vous l'a démontré hier. Je n'y reviendrai pas. Mais il est évident que, moyennant l'application de la loi de 1845 combinée avec l'éméritat volontaire, vous parerez à tous les inconvénients. Un magistrat qui, âgé de 70 ans, pourra obtenir l'éméritat, c'est-à-dire pourra conserver le traitement et les honneurs affectés à sa position, ce magistrat, se sentant incapable de continuer à remplir ses fonctions, aura certes assez de souci de sa dignité pour donner sa démission. Cela ne peut former l'objet d'un doute.

L'honorable M. Watteeu a dit tout à l'heure qu'on ne devait pas s'attendre à voir appliquer la loi de 1845, parce que les magistrats refuseront de donner à leurs collègues un brevet d'imbécillité, ce mot entendu dans son sens étymologique.

Mais s'il en est ainsi, vous décrétez par le projet de loi, in globo, que tous les magistrats âgés de 70 ans sont devenus des imbéciles.

Ainsi que le faisait observer l'honorable M. Coomans, cela n'est pas des plus flatteur pour les membres de la cour de cassation, ni pour un grand nombre des magistrats des cours d'appel.

Si on est imbécile à 70 ans, le brevet en doit être décerné à quelques-uns d'entre nous et à un grand nombre de membres du Sénat.

Nous connaissons de nos honorables collègues qui sont dans ce cas, nous savons qu'à l'heure qu'il est leur état physique et leur état intellectuel ne les rend nullement incapables de rendre de bons services à la chose publique, et nous espérons bien que pendant des années encore ils faciliteront l'accomplissement de nos travaux par leurs lumières et leur expérience.

Si le raisonnement de l'honorable ministre de la justice est exact, il faut aller plus loin. Le Roi, comme on le dit à mes côtés, le Roi lui-même devrait être mis à la retraite à l'âge de 70 ans. Cela est évident.

Si on présume d'une manière générale que l'individu âgé de 70 ans est un imbécile, il faut appliquer cette présomption générale à toutes les classes de personnes revêtues de fonctions publiques.

L'honorable M. Watteeu a fait une observation qui semblait être très grave, à voir la manière dont il l'a exprimée. « L'éméritat, dit-il, conserve au magistrat toute sa dignité. » C'est très bien ; mais je suppose qu'une prochaine législature trouve que cet éméritat nous est excessivement coûteux, et qu'elle supprime l'éméritat ; en ce cas, que devient la conservation de la dignité de la magistrature ? Vous voyez donc que l'objection, si importante dans la bouche de l'honorable M. Watteeu, ne résiste pas au plus simple examen.

Messieurs, l'adoption du projet de loi aurait, encore une fois, pour effet d'introduire dans notre législation un principe français, au grand détriment de notre caractère national et de nos institutions.

Quand la mise forcée à la retraite des magistrats a-t-elle été introduite dans la législation française ? C'est en 1852. L'on sait pourquoi. Ici, est-on mû par les mêmes motifs ? Je le demande à M. le ministre de la justice.

Malheureusement on a dans notre pays une tendance trop grande à interpréter notre Constitution et nos lois organiques par les constitutions et les lois organiques françaises.

Lorsque le Congrès national discutait notre Constitution, avait-il sous les yeux les lois françaises qu'on fait miroiter à nos yeux ? Pas le moins du monde ; il n'avait sous les yeux que la loi fondamentale de 1815. Qu'a voulu le Congrès national ? Le Congrès a voulu étendre les droits ou les libertés, si l'on veut, car, selon moi, la liberté et le droit sont synonymes ; car là où il n'y a pas de droit, il n'y a pas de liberté ; et là où il n'y a pas de liberté, il n'y a pas de droit ; il a voulu quelque chose de plus que la loi fondamentale de 1815 ; il a voulu surtout garantir les droits consacrés par cette loi fondamentale et les nouveaux droits qu'il inscrivait dans la Constitution ; il a voulu les garantir d'une manière (page 920) beaucoup plus efficace contre les empiétements d'un pouvoir quelconque, et non pas seulement contre les empiétements du pouvoir exécutif. Voilà quelle a été l'intention du Congrès national.

Or, la loi fondamentale de 1815, et j'appelle sur ce point votre attention, la loi fondamentale de 1815 différait essentiellement de toutes les Constitution antérieures et notamment des Constitutions qui ont suivi 1789. Je ne puis assez le répéter ; je veux pour mon pays une législation nationale, qui soit adaptée à notre caractère, à nos mœurs, à nos traditions ; je tiens avant tout à l'indépendance de la Belgique, et vous garantirez d'autant plus sûrement cette indépendance que vous conserverez à nos institutions et à nos loîs un caractère plus national. (Interruption.)

Messieurs, permettez-moi de vous lire un extrait du discours prononcé par le commissaire général de la justice de Belgique (le comte de Thiennes), à l'assemblée des notables.

Il est ainsi conçu :

« Cette loi fondamentale n’est autre que le recueil des coutumes et des libertés dont jouissaient tous les Pays-Bas avant d'être divisés en provinces réunies et en Pays-Bas autrichiens, et dont ces dernières jouissaient encore lors de l'invasion et de la prise de possession par les Français... »

Ensuite :

« La loi fondamentale, ramenant ainsi nos vieilles institutions provinciales, sera la plus forte garantie de l'inviolabilité de nos droits religieux, civils et politiques ; elle nous rendra notre patrie et nous unira par le lien le plus solide, par la jouissance la plus chère, la garantie religieuse, civile et politique ; elle nous rendra enfin à nous-mêmes. Ainsi sera réédifié le mur qui nous avait fait un peuple si différent de la France, et qui, malgré tant d'efforts, n'a pu être renversé entièrement.»

Et le rapport au Roi par la commission de rédaction de la loi fondamentale, du 13 juillet 1815, disait à sou tour :

« C'est dans les mœurs et les habitudes de la nation, dans son économie publique, dans des institutions éprouvées par plusieurs siècles, qu'ont été puisées, avec une défiance des théories, trop bien justifiée par tant des Constitutions éphémères, les principes de cette première loi, qui n'est pas une abstraction plus ou moins ingénieuse, mais une loi adaptée à l’état de la Hollande au commencement du XIXème siècle... »

Voilà, messieurs, quelle était la pensée de ceux qui ont fail la loi fondamentale et voilà quelle était la pensée du Congrès constituant, qui ne voulait que développer les germes déposés dans la loi fondamentale.

Peut-on logiquement, logiquement, je le répète, interpréter notre Constitution et nos lois par les Constitutions qui se sont succédé si rapidement en France à la fin du siècle dernier ? Il faut interpréter notre Constitution par nos anciennes institutions, par ces institutions si libérales, quoi qu'on en dise, que nous n'avions presque rien à attendre du grand mouvement qui s'est produit en France vers la fin du siècle dernier ; que tout ce qui s'est produit au point de vue de la liberté, nous le possédions en Belgique, ou si nous ne le possédions pas, nous allions l'obtenir en vertu de cette loi essentielle du progrès qui gît dans la nature des sociétés comme dans la nature de l'homme.

Ce que nous avons surtout obtenu de l'introduction des constitutions françaises dans notre pays, c'est une égalité chimérique avec la confiscation de la liberté réelle, l'égalité devant le despotisme.

Messieurs, quelle était, sous l'empire de notre ancienne législation, sous l'empire des institutions de nos pères, la position des magistrats ? Les magistrats, sons l'empire de nos anciennes institutions, qui doivent nous servir de guide, étaient inamovibles.

La Chambre me permettra de lui lire un extrait du traité de la Joyeuse Entrée par messire de Pape, du conseil d'Etat, un homme du pouvoir fort auquel, je pense, l'inamovibilité du siège ne plaisait pas beaucoup. Il s'exprimait comme suit :

« Je ne sais pas aussi où est le titre pour convaincre que les offices en Brabant doivent être perpétuels, quoique l'observance ancienne (réputée privilège) soit maintenant telle confirmée par plusieurs sentences, par lesquelles fut entendu, que la charge, tant qu'il nous plaira, doit prendre cette interprétation tant que raisonnablement devra plaire, et quand il y a faute suffisante pour déporter un officier, et déclarer par sentence, il ne doit plus plaire au prince de le continuer, ne fût qu'il ait fait grâce de la faute, et quand il n'y a pas de faute, il n'y a pas sujet de le priver de sa charge, puisqu'il ne se doit faire sans raison, ne se peut faire qu'avec infamie, selon l'usage et l'observance d'aujourd'hui, même ne se fait pas encore, qu'un autre serait plus capable de la charge, car il suffit que le pour en soit capable. »

Telles étaient, messieurs, nos anciennes institutions nationales, et cependant c'est en présence de ces anciennes institutions nationales qu'on veut faire pénétrer dans notre pays les principes d'une législation politique étrangère, je le répète, au grand détriment de notre caractère national, et par conséquent de notre indépendance nationale, à laquelle je. tiens avant tout. (Interruption.)

Messieurs, en admettant le projet que le gouvernement vous soumet, la Chambre se mettrait en contradiction avec elle-même. Quoi ! il y a à peine quelques semaines nous nous occupions de l'article 105 de la Constitution relatif aux tribunaux de commerce, article bien moins explicite que l'article 100 de la Constitution, et en présence des arguments, de considérations autrement impérieuses qu'on faisait valoir pour introduire des modifications dans la composition des tribunaux de commerce, vous avez reculé, vous avez dit : La Constitution a parlé ; respect à la Constitution ! Et aujourd'hui que vous avez un texte bien plus explicite, plus énergique, l'article100, aujourd'hui qu'on est dans l'impossibilité de faire valoir contre ce texte des considérations aussi impérieuses que celles qu'on émettait contre la composition des tribunaux de commerce, vous diriez : A bas la Constitution ! Car, au fond, c'est une atteinte grave, c'est un coup mortel peut-être que vous portez à notre charte fondamentale.

Je voterai donc contre le projet de loi qui met à la retraite forcée les magistrats à un âge déterminé, n'importe quel qu'il soit, parce que cette loi est, à mes yeux, profondément inconstitutionnelle, parce qu'il n'est aucunement prouvé que la généralité des magistrats devient incapable de remplir sa mission, lorsqu'ils atteignent l'âge de 70 ans ; parce qu'il y a possibilité de faire disparaître les inconvénients résultant de l'âge, sans altérer la Constitution ; parce que, enfin, porter à l'inamovibilité l'atteinte que le projet de loi y porte, c'est introduire dans notre législation un principe français et par conséquent altérer, je le répète pour la troisième fois, notre caractère national, exposer nos institutions à un grave danger, compromettre peut-être l'indépendance de la patrie. (Interruption.)

Projet de loi portant le budget des voies et moyens de l’exercice 1868

Rapport de la section centrale

M. Sabatierµ. - J'ai l'honneur de déposer le rapport de la section centrale qui a examine le budget des voies et moyens pour l'exercice 1868.

- La Chambre ordonne l'impression et la distribution de ce rapport et le met à la suite des objets à l'ordre du jour.

Projet de loi relatif à la mise forcée à la retraite des magistrats

Discussion des articles

Chapitre XIII (du projet de loi d’organisation judiciaire). De la mise à la retraite

Article 237

M. le ministre de la justice (M. Bara). - Messieurs, il importe au gouvernement de dire, le plus brièvement possible, les motifs qui l'engagent à demander à la Chambre de vouloir bien voter le projet de loi qui lui est soumis, et de vouloir bien le voter pendant cette session. La question que nous discutons est une de celles qui agitent vivement la magistrature et qui doivent être tranchées aussitôt qu'elles sont discutées.

M. Coomans. - En rejetant, nous tranchons aussi.

M. le ministre de la justice (M. Bara). - Evidemment. Ce que je demande à la Chambre, et je prie l'honorable M. Coomans de se souvenir de ce qu'il vient de dire, c'est un vote. Quant à l'honorable M. Coomans, il peut émettre son vote dans le sens qu'il jugera convenable ; mais, par charité, je lui ferai observer qu'en 1849, il a voté en faveur de la proposition que nous examinons en ce moment.

Messieurs, la Constitution faisait une obligation au gouvernement de soumettre aux Chambres une loi sur l'organisation judiciaire. Cette loi, quoiqu'on en ait dit, n'a jamais été présentée ; la législature a réglé successivement diverses matières touchant à l'organisation de la justice. Mais elle n'a point fait de loi générale et complète.

C'est pour obéir à cette prescription constitutionnelle qu'un ministère qui n'était pas de nos amis, le ministère de l'honorable M. Nothomb, a présenté, en 1856, un projet de loi sur l'organisation judiciaire, dont l'exposé des motifs, pour le dire, en passant et pour justifier l'exposé des motifs fait par mon honorable prédécesseur, n'était pas plus développé que l'exposé des motifs de l'honorable M. Tesch.

M. Moncheurµ. - Je n'ai blâmé personne.

M. le ministre de la justice (M. Bara). - L'honorable M. Moncheur a fait observer hier qu'on n'avait pas justifié, dans l'exposé des motifs, la mise à la retraite forcée des magistrats.

Mais l'honorable M. Moncheur savait parfaitement bien quels étaient les arguments qu'on faisait valoir en faveur de cette mesure, car, (page 921) à diverses reprises, cette question a été agitée au sein de la Chambre.

En 1862, l'honorable M. Tesch présenta un projet de loi qui contient les dispositions qui vous sont soumises, et ce projet, tombé par suite de la dissolution, fut représenté en 1864.

Est-ce un projet de parti ?

Si la politique y était intervenue, l'on n'aurait pas attendu si longtemps pour le faire voter ; on aurait pressé la Chambre de vouloir s'en occuper.

Or, il n'en a rien été. Le projet d'organisation judiciaire a été soumis en exécution d'une prescription constitutionnelle.

M. Dumortier. - Ne dites donc pas cela. Est-ce que la Constitution n'est pas claire ? C'est intolérable ! (Interruption.)

M. le ministre de la justice (M. Bara). - Mais si le projet n'est pas l'accomplissement...

M. Dumortier. - Je demande la parole.

M. le ministre de la justice (M. Bara). - J'entendrai avec infiniment de plaisir l'honorable M. Dumortier, mais je le prie instamment de me laisser continuer. Il me répondra ensuite. Je disais donc que si ce projet de loi n'est pas l'accomplissement d'un devoir constitutionnel, pourquoi l'honorable M. Nothomb nous a-t-il précédés dans cette voie, et a-t-il présenté un projet de loi ?

J'ajoute qu'on ne pourrait s'occuper de l'organisation judiciaire sans examiner la question de la mise à la retraite des magistrats, et que le ministère qui présentait la loi avait le devoir d'apporter à la Chambre la solution qui lui paraissait commandée par l'intérêt public.

Quant à moi, je ne suis pas l'auteur du projet de loi, je l'ai trouvé tout fait quand je suis entré au ministère ; mais les idées qu'il réalise sont les miennes, et je m'empresse de déclarer qu'après l'avoir examiné, je suis d'avis qu'il est conforme à la Constitution et que l'intérêt général commande son adoption.

Deux intérêts sont en présence, l'intérêt public, l'intérêt des justiciables et l'intérêt des magistrats ; il s'agissait de concilier ces deux intérêts. Tel est le but des amendements que j'ai présentés, et je déclare que la grande majorité de la magistrature désire vivement le vote du projet, tel qu'il est amendé par le gouvernement.

Je reconnais, messieurs, que la question s'est déjà présentée devant la législature et qu'il est intervenu des décisions que l'on peut interpréter comme étant contraires à la solution qui vous est aujourd'hui proposée ; mais pour quels motifs, messieurs, le projet de la mise à la retraite forcée des magistrats, à l'âge de 70 ans, n'a-t-il pas été admis ? Voilà ce qu'on n'a pas examiné. On a dit que la question de constitutionnalité a été décidée. C'est une erreur. (Interruption.)

MpVµ. - Veuillez ne pas interrompre.

M. Dumortier. - Nous avons prêté serment d'observer la Constitution et nous ne pouvons pas souffrir qu'on la viole.

M. le ministre de la justice (M. Bara). - L'honorable M. Dumortier prétend connaître la Constitution beaucoup mieux que tout le monde ; il y a sur les mêmes bancs que lui l'honorable M. de Haerne et l'honorable M. Rodenbach qui ont voté en 1849 la mise à la retraite à 70 ans. Ces honorables membres ne connaissaient-ils pas la Constitution ?

M. Coomans. - Ce n'est pas la même chose.

M. le ministre de la justice (M. Bara). - Comment ! ce n'est pas la même chose ? L'honorable M. Moncheur a pris hier toute la séance pour démontrer qu'en 1849 on a décidé la question de constitutionnalité et les honorables MM. de Haerne et Rodenbach qui faisaient partie du Congrès, bien mieux que M. Dumortier, ont voté pour la mise à la retraite forcée à 70 ans. (Interruption.)

M. Moncheurµ. - Ils se sont trompés.

M. le ministre de la justice (M. Bara). - Ils se sont trompés. C'est possible, mais la question est de savoir si d'autres ne se sont pas également trompés.

Je le reconnais, dans toutes les discussion en 1842, en 1849 on a invoqué la Constitution ; mais on a produit d'autres arguments : je vais vous faire connaître les raisons qui ont été mises en avant et qui, selon moi, ont emporte le rejet des projets soumis alors à la Chambre.

En 1842 et en 1849 on avait une magistrature encore jeune. Après la révolution de 1830 on avait renouvelé une grande partie du personnel ; de nouveaux membres étaient entrés dans la magistrature ; en 1842, en 1849, on pouvait contester encore l'existence d'abus ; mais aujourd'hui les magistrats nommés dans la période qui a suivi 1830 ont vieilli ; les abus sont devenus plus palpables.

Voilà pourquoi en 1842, en 1844 et en 1849 on pouvait croire à l’inopportunité de la loi, et beaucoup de membres se sont prononcés pour le rejet de la loi de 1849 uniquement à cause de son inopportunité.

El ce qui le prouve, messieurs, c'est la brièveté de la discussion qui a eu lieu en 1849. Cette discussion a tenu une séance. Après une réplique d'une demi-heure de l'honorable M. de Haussy dans la séance suivante, on a rejeté le projet de loi.

M. Dumortier. - Tellement la question de constitutionnalité était claire.

M. le ministre de la justice (M. Bara). - Mais c'est toujours ce que vous devez prouver.

En 1849, on ne sentait pas comme aujourd'hui la nécessité de mettre à la retraite des magistrats, parce que la loi devait en atteindre, à cette époque, un très petit nombre.

Je soutiens, messieurs, que la réforme proposée est utile aux justiciables et qu'elle est en même temps conforme aux intérêts de la magistrature. Deux questions sont à résoudre : la première, s'il y a utilité à réformer la loi actuelle, et la deuxième, si la Constitution permet de faire cette réforme. (Interruption.)

Comme on soutient que la question de constitutionnalité doit être tranchée dans le sens négatif, je m'attacherai d'abord à démontrer l'utilité de la réforme, et ceux qui considèrent le projet comme inconstitutionnel seront obligés de dire avec M. Reynaert : dura lex sed lex, et seront obligés d'accuser le législateur constituant ; or, je ne veux pas me mettre dans le cas de devoir le faire.

D'abord, des efforts successifs ont été faits par tous les ministères, c'est-à-dire par les hommes qui sont aux affaires, pour obtenir la réforme de l'organisation judiciaire, dans le sens de ce que nous proposons ; M. Van Volxem, en 1842, M. de Haussy, en 1849, M. Tesch plus tard, tous sont venus demander la mise à la retraite forcée à un certain âge ; pourquoi ?

Parce qu'ils ont vu de près les abus qui existent. Ces abus, on ne peut les livrer à la publicité. Voilà pourquoi la thèse de ceux qui prétendent que le magistrat doit rester sur son siège jusqu'au dernier souffle de sa vie a quelques partisans ; c'est parce que l'on ne connaît pas les abus et qu'il n'est pas permis au gouvernement de les divulguer.

Au surplus, messieurs, les pouvoirs publics ont eux-mêmes reconnu la nécessité de faire quelque chose afin d'arriver au but que nous poursuivons, et la loi de 1845 en est la preuve la plus évidente.

On déclarait alors que les magistrats incapables devraient quitter leurs fonctions ; on disait : avec cette loi il n'y a plus de danger ; les corps sont trop soucieux de leur dignité, ils tiennent trop à être entourés d'un grand prestige pour conserver dans leur sein un membre impotent, incapable.

Eh bien, la loi de 1845 fonctionne depuis 22 ans et savez-vous, messieurs, combien de magistrats ont été mis à la retraite en vertu de cette loi ? Trois.

- Un membre. - Il n'y avait pas l'éméritat.

M. le ministre de la justice (M. Bara). - Vous prétendez donc que les magistrats auxquels vous confiez le soin de veiller à ce que la justice soit bien rendue, ont pu négliger l'intérêt des justiciables pour continuer à un de leurs collègues une position lucrative qu'il était incapable d'occuper !

Je proteste, messieurs, contre de pareilles allégations.

Ils ont agi avec conscience, mais ils n'étaient pas en position de bien agir. (Interruption.)

D'après la loi de 1845, les magistrats atteints d'infirmités graves et permanentes, ne doivent plus remplir leurs fonctions.

Savez-vous ce que les cours ont considéré comme des infirmités graves et permanentes ? Car, veuillez-le remarquer, ce sont les cours qui mettent à la retraite, le gouvernement n'a que l'initiative de la proposition, qui appartient aussi aux premiers présidents.

Les cours ont décidé qu'il fallait, pour qu'il y eût infirmité grave et permanente, que le magistrat eût. été éloigné de son siège pendant un an, et il n'y a que des magistrats qui n'ont pu remplir leurs fonctions pendant une année entière comme un honorable magistrat, dont parlait hier l'honorable M. Nothomb, ou des magistrats mis en interdit, ou dont l’état d'insanité d'esprit était notoire, qui ont été mis à la retraite.

Mais quant à la décadence des facultés, quant à l'incapacité de siéger pendant deux ou trois mois, quant à l'impossibilité de faire le service des référés, de procéder aux enquêtes, jamais de pareilles causes n'ont été considérées comme devant entraîner l'application de la loi de 1845.

(page 922) La loi de 1845 est restée à l'état de lettre morte, et les honorables membres qui ont parlé ont tous été obligés de le reconnaître.

Le gouvernement n'a qu'à agir, dit un honorable membre ; mais le gouvernement ne peut agir qu'à la condition d'avoir la certitude de réussir.

Quelle serait la position du gouvernement s'il donnait au procureur général l'ordre de poursuivre la mise à la retraite d'un fonctionnaire ? On dirait qu'il exerce une rancune.

Et combien ce reproche ne serait-il pas fondé lorsqu'on verrait la cour repousser la demande du gouvernement, et maintenir le magistrat ?

Et puis quelle serait la position du magistrat ? Il serait amoindri. Il serait déclaré incapable par le gouvernement, et ses collègues l’auraient déclaré capable. Vous voyez bien que l'action du gouvernement n'est possible qu'à la condition qu'il y ait une certitude préalable d'obtenir l'appui de la cour.

C'est ce que l'honorable M. Nothomb a compris lorsqu'il était au pouvoir. II a consulté à l'avance, le président.

C'est ce que j'ai fait moi-même dans certains cas. Quand le président m'a déclaré qu'il ne répondait pas de la cour, j'ai dit que le gouvernement ne pouvait agir à peine de s'exposer à de graves inconvénients

Messieurs, je ne fais pas un reproche à la magistrature de la manière dont elle a interprété la loi de 1845. Je n'accuse pas mes prédécesseurs de n'avoir pas obtenu de résultat, car je ferai remarquer que ce ne sont pas seulement les ministres qu'il faudrait accuser, mais aussi les premiers présidents, qui ont le droit de provoquer d'office la mise à la retraite des membres de la magistrature incapables de remplir leurs fonctions.

II ne faut accuser que la nature humaine. Les magistrats qui ont vécu longtemps ensemble ont de la peine à prononcer l'exclusion d'un de leurs collègues.

Voici comment ils raisonnent ; ils se disent : Notre collègue n'a plus d'aptitude au travail, c'est vrai, mais nous faisons sa besogne, il assiste aux audiences ; le service n'en souffre pas ; il n'est juge que pour la forme mais nous le suppléons.

Quelquefois dans un tribunal, un membre fait la besogne de tout le tribunal.

Voilà, messieurs, les idées qui règnent dans la magistrature ; de là la complaisance que les magistrats ont pour leurs collègues.

S'il est permis à la magistrature d'avoir de pareils égards pour ses membres, il est du devoir de la législature d'agir autrement.

La législature ne doit pas oublier qu'il y a en jeu des intérêts excessivement graves. Il ne lui est pas permis de ne considérer dans cette matière que la position des magistrats. Nous sommes dans une matière où, si des intérêts particuliers devaient être froissés, et ils ne le sont pas par le projet de loi, il ne faudrait pas hésiter un seul instant si l'intérêt public ne pouvait être sauvegardé qu'à ce prix.

En effet, il s'agit de la propriété, de l'honneur, de la vie des citoyens et des familles ; tout cela est entre les mains des cours et tribunaux.

Soutenir que parce qu'il existe des magistrats âgés capables de remplir leurs fonctions il faut maintenir sur leur siège les incapables, c'est déserter la cause de l'intérêt publie et des justiciables pour se réfugier, je le déclare, dans la défense d'intérêts particuliers ; c'est ce qui ne peut être.

Croit-on, messieurs, que la justice puisse être convenablement administrée par des magistrats âgés ? Non, messieurs, ce qui se passe dans les tribunaux le prouve. Là où il y a des magistrats âgés, les arriérés se multiplient, le service des référés souffre, les enquêtes marchent très lentement. On prend des mois pour rendre des jugements, et les suppléants sont toujours occupés.

A tout moment ces vieillards ont des infirmités qui les éloignent du palais, non pas pour une année entière, mais pour quelques jours. Les rôles se chargent, les jugements ne peuvent se rendre, les remises se succèdent.

Il est arrivé que le mandat de juge d'instruction devait toujours être confié au même magistrat parce que les autres juges du siège étaient si âgés qu'ils n'auraient su remplir les fonctions dont on les aurait investis. Dans ces tribunaux les magistrats au lieu de faire tour à tour les services indispensables à leur instruction, se rouillent à ne s'occuper que de questions criminelles alors qu'ils devraient s'occuper aussi de droit civil.

Hier encore m'arrivait un rapport duquel il résultait que dans une justice de paix d'un canton très important du pays que je ne nommerai pas, le juge de paix l'année dernière n'avait siégé que 5 fois et n'avait pas siégé du tout dans le dernier trimestre.

On lui a demandé des explications. Il répond qu'il fait venir les gens chez lui et qu'ils s'arrangent.

M. Van Overloopµ. - Quel âge a-t-il ?

M. le ministre de la justice (M. Bara). - Il est très âgé. Il a 72 ou 73 ans, je pense.

M. Van Overloopµ. - Je vous citerai des cas semblables de magistrats de 53 à 35 ans,

M. le ministre de la justice (M. Bara). - Il serait bon de les signaler aux procureurs généraux. Ceux-ci pourraient, eu vertu de la loi de 1845, traduire ces magistrats devant la cour, qui leur infligerait des peines disciplinaires ou qui les mettrait à la retraite, s'ils sont incapables de remplir leurs fonctions par suite d'infirmités. (Interruption.) Mais de ce que de jeunes magistrats manquent à leurs devoirs, est-ce une raison de ne pas mettre à la retraite les magistrats incapables par suite de l'âge ?

Lès avertissements donnés aux magistrats âgés ne produisent pas d'effet. Ils se procurent alors des certificats constatant qu'ils sont encore aptes à remplir leurs fonctions. Ils promettent plus d'activité. Mais qu'arrive-t-il ? Pendant huit jours les affaires marchent, quinze jours après elles ne marchent plus parce que les forces de ces magistrats trahissent leur volonté.

Voilà 22 ans au moins qu'on a reconnu la nécessité de remédier à ces abus, car les honorables membres qui sont opposés au projet de loi reconnaîtront de bonne foi que la loi de 1845 a été faite dans ce but. Et M. Moncheur est si convaincu de l'utilité d'une loi qu'il cherche à renforcer les dispositions de la loi de 1845.

Les abus existent donc, on ne peut les nier. (Interruption.) M. Reynaert les a niés. M. Van Overloop les a niés, et il a demandé des statistiques. Mais, messieurs, je ne puis mettre sous les yeux de M. Van Overloop les faits qui ont pu être constatés à charge de certains magistrats ; ce serait contraire à la dignité de la magistrature.

M. Van Overloopµ. - Je ne demande que des faits.

M. le ministre de la justice (M. Bara). - Je vous en ai cité ; il y a des fonctionnaires qui ne remplissent plus leurs fonctions.

M. Van Overloopµ. - Combien ?

M. le ministre de la justice (M. Bara). - Mais comment peut-on nier qu'à 70, 72, 75 ans l'homme n'ait rien perdu de ses facilités ?

M. Coomans. - Il a souvent gagné.

M. Dumortier. - Mais j'ai 70 ans, et je crois remplir encore mes devoirs comme peu d'hommes jeunes.

M. Bouvierµ. - Vous êtes une heureuse exception.

M. le ministre de la justice (M. Bara). - La loi ne touche en rien M. Dumortier.

M. Dumortier. - Parce que je ne suis pas juge.

M. le ministre de la justice (M. Bara). - On ne peut nier qu'à un âge avancé l'homme ait perdu de ses facultés ; tous les gouvernements et toutes les législatures l'ont reconnu puisqu'ils ont fixé l'âge de la retraite pour les fonctionnaires à 65 ans. Ira-t-on prétendre que les magistrats sont dans d'autres conditions que les fonctionnaires ? Mais, messieurs, la disposition sur laquelle on se fonde n'a pas été introduite dans la Constitution en faveur des membres de la magistrature, mais dans un intérêt public, pour donner aux magistrats plus d'indépendance et pour obtenir d'eux des jugements à l'abri de toute pression.

Lorsque vous proclamez qu'à 65 ans les fonctionnaires doivent être mis à la retraite, lorsque vous proclamez que les officiers du parquet eux-mêmes, qui sont des magistrats, doivent être pensionnés à cet âge, comment pouvez-vous prétendre que, par un privilège exceptionnel, la magistrature assise conserve au delà du terme de la carrière ordinaire, toutes ses aptitudes, toutes ses facultés ? Mais, dit-on, ce qui fait les bons juges, c'est la maturité, c'est l'expérience ; la justice rendue par des vieillards, c'est la justice parfaite.

Je vous le concéderai, mais il ne suffit pas pour être bon juge d'avoir du jugement, de l'expérience, il faut encore d'autres qualités. Les orateurs qui combattent le projet sont tombés dans une erreur grave que M. Van Overloop vient de reproduire et que je m'empresse de relever ; il vous a dit que la loi qui vous est présentée décernait un brevet d'insanité d'esprit aux magistrats qui ont atteint l'âge de 70 à 75 ans ; il vous a dît que le projet déclarait que les magistrats de 70 ans sont des imbéciles, pour me servir de l'expression peu aimable de M. Van Overloop.

M. Reynaert va plus loin ; il connaît un magistrat qui, si la loi passe, prendra la robe d'avocat, afin de prouver qu'il est encore plus vaillant que les jeunes avocats. Eh bien, messieurs, je n'hésite pas à le déclarer, à un certain âge, un juge, fût-il capable de rendre un jugement de Salomon, n'est plus ordinairement un bon et utile magistrat.

(page 923) En effet, prenons un président de tribunal de première instance de 70 ans ; comment ce président pourra-t-il être constamment à la disposition du public, recevoir à toute heure les personnes qui recourront à lui, tenir des audiences de référé ? Comment pourra-t-il diriger son tribunal, distribuer la besogne, présider sa chambre, faire des jugements, assister aux délibérés ? Comment pourra-t il plus tard assister à de longues séances de la cour d'assises ? Prenons un juge de paix : comment un juge de paix septuagénaire pourra-t-il courir la campagne, apposer les scellés, assister à des inventaires, etc. ?

Et la police judiciaire ? Comment sera-t-elle exercée par des hommes impotents que la goutte ou des rhumatismes retiennent chez eux une partie de l'année ? (Interruption.) Mais dans neuf cas sur dix la police judiciaire est faite par le procureur du roi lorsque les juges de paix ont atteint à un âge avancé.

Et cela se comprend, messieurs ; pour prétendre le contraire il faut nier les lois de la nature.

Eh bien, ce juge de paix que je déclare incapable, à cause de ses infirmités, de continuer à rendre la justice, est-ce que je le proclame un imbécile ? Est-ce que ce président de tribunal que je mets à la retraite, quoique ce soit un homme d'une capacité hors ligne, parce qu'il n'a plus les forces physiques nécessaires pour accomplir ses nombreux devoirs, est-ce que je dis que c'est un idiot ?

Evidemment non ! Messieurs, je me borne à déclarer en le mettant à la retraite qu'il manque de certaines qualités qu'exige un service permanent et continu.

M. Coomans. - Pourquoi établissez-vous des différences d'âge ?

M. le ministre de la justice (M. Bara). - Mais on vous l'a dit déjà ; c'est parce que le magistrat de la cour de cassation n'est pas astreint à des déplacements, il ne doit pas se rendre chez les particuliers pour y apposer les scellés, il ne doit pas procéder à des visites de lieux ; en un mot, il n'est pas tenu à des travaux aussi actifs et aussi prolongés que les autres magistrats.

L'honorable M. Watteeu vous l'a parfaitement expliqué, la besogne des juges de cassation est d'une nature bien différente de celle du magistrat de première instance ou du juge de paix.

Pour le premier il n'y a plus guère que les facultés intellectuelles qui doivent être intactes ; les autres doivent posséder des qualités physiques nombreuses, sinon ils ne peuvent exercer les fonctions dont ils sont investis.

Passant des théories aux faits, on vient nous citer quelques cas particuliers ; mais voyez, nous objecte-t-on, il y a tels et tels magistrats encore très capables, quoique parvenus à un âge très avancé.

Messieurs, je suis loin de nier l'existence de quelques exceptions, mais encore ne sout-ce que des exceptions et, d'ailleurs, il importe de ne pas en exagérer la signification.

On s'habitue assez dans le public à dire : tel magistrat est très capable, quoique très âgé ; c'est un homme éminent.

Il y a beaucoup de magistrats qui jouissent de cette réputation, mais on perd de vue que dans la plupart des cas ces magistrats ne remplissent plus leurs fonctions comme la loi l'exige ; ils ne prennent plus une part active aux délibérés ; ils n'examinent plus les dossiers, ils ne rédigent plus d'arrêts.

On comprend que, dans de pareilles conditions, un magistrat très âgé puisse encore rester investi de son mandat ; mais ce que la loi exige, ce sont des hommes qui ne font seulement pas acte de présence aux audiences ; elle exige qu'ils prennent une part active aux travaux du tribunal ou de la cour dont ils font partie.

Et, au surplus, quand bien même vous me citeriez quelques cas particuliers favorables à votre thèse, pourriez-vous prétendre que ces cas constituent la règle ?

On nous a parlé d'Henrion de Pansey, de Dupin, de Portalis et de plusieurs autres encore. Mais, messieurs, c'est précisément parce que ce sont de rares exemples de longévité de l'esprit humain et de l'activité intellectuelle qu'on les cite comme des faits célèbres.

Au surplus, il ne dépend pas du gouvernement de faire rendre la justice par des Henrion de Pansey, des Dupin, des Portalis. Ces hommes, doués d'un mérite exceptionnel, étaient aussi des natures exceptionnelles ; mais il est incontestable qu'en règle générale l'homme parvenu à l'âge de 70 ans a perdu sa vigueur, son énergie.

Il n'y a guère que quelques natures privilégiées qui conservent toutes leurs forces intellectuelles et physiques jusqu'à cet âge.

Dès lors, irez-vous prétendre que, parce qu'il existe quelques exceptions, il faille compromettre l'intérêt public, l'intérêt général ? Irez-vous décider que, parce que sur 100 magistrats, il y en a dix qui, arrivés à l'âge de 70 ans, sont encore en possession de toutes leurs forces physiques et intellectuelles, la justice sera rendue par 90 autres magistrats impotents et incapables ?

En d'autres termes, est-ce l'intérêt du magistrat qui doit vous déterminer dans la solution de la question qui vous est soumise ?

Non, messieurs, dès l'instant où vous reconnaissez qu'il y a des abus, vous devez y parer sans vous préoccuper d'aucune autre considération.

Et, messieurs, pour parler du magistrat auquel l'honorable M. Reynaert a fait allusion et qui aurait déclaré que le jour où la loi le ferait descendre de son siège, il demanderait sa réinscription au tableau des avocats, je me bornerai à dire que ce magistrat pourra prononcer un magnifique plaidoyer, mais qu'il ne pourra plus supporter le fardeau des affaires et que, le voulût-il, la clientèle lui ferait certainement défaut. En effet, messieurs, c'est une vie de rudes labeurs que celle de l'avocat, et, pour ma part, je ne connais pas d'avocat de 75 ans exerçant encore les devoirs de sa profession avec assiduité et jouissant d'une clientèle suivie.

Un point est donc acquis au débat et c'est un point important, c'est qu'il y a nécessité de modifier la loi de 1845. Si les orateurs qui m'ont précédé avaient prétendu qu'aucun réforme ne fût nécessaire, la question serait plus grave ; mais comme ils reconnaissent que des abus existent, tout le débat se réduit à savoir comment on peut remédier à ces abus.

Examinons donc, messieurs, le système de l'honorable M. Moncheur.

L'honorable membre est d'accord avec moi jusqu'à présent, il reconnaît la nécessité de reformer les abus. Les honorables MM. Reynaert et Tack ne nient pas non plus qu'il y ait des abus, car l'honorable M. Reynaert applique à la Constitution le brocard : dura lex sed lex, et l'honorable M. Tack propose de nommer des suppléants. Eh bien, voyons l'amendement de l'honorable M. Moncheur qui est celui de la minorité, de la commission, voyons s'il est acceptable.

L'honorable M. Moncheur admet l'éméritat facultatif, c'est-à-dire, qu'il dit au magistrat arrivé à l'âge de 70, de 72 ou de 75 ans, car il maintient la classification que nous reproche l'honorable M. Coomans : « si vous voulez vous retirer, vous jouirez de l'éméritat ; mais si vous ne le faites pas, je vous punis, vous n'aurez que la pension ordinaire. » (Interruption.)

M. Moncheurµ. - Ce n'est pas cela.

M. le ministre de la justice (M. Bara). - Je vais lire la proposition telle qu'elle est consignée dans le rapport de l'honorable M. Orts, rapport qui a été lu et accepté par la minorité :

« A ce moment, la commission ne se dissimulait pas cependant combien il est désirable de voir se retirer de la carrière des hommes honorables, pour qui l'heure du repos a sonné après de longs services. Elle espérait les y engager en offrant aux magistrats arrivés à l'âge indiqué par la loi l’éméritat, c'est-à-dire la jouissance du traitement intégral de leurs fonctions, s'ils demandaient leur retraite dans l'année. Ce terme écoulé sans retraite volontaire, le magistrat courrait la chance d'être mis plus tard à la pension ordinaire, au moment où ses infirmités, constatées au vœu de la loi, le feraient reconnaître incapable de siéger désormais. »

M. de Theuxµ. - Il faudrait savoir si les membres qui ont exprimé cette opinion sont bien ceux qui ont voté contre la mise à la retraite forcée.

M. le ministre de la justice (M. Bara). - Les membres partisans de l'éméritat facultatif sont MM. Nothomb et Moncheur, car j'ai eu à discuter avec eux cette thèse-là au sein de la commission. (Interruption.) Mais, messieurs, il n'est pas fait mention d'autres propositions dans le rapport, et il m'est impossible d'en attribuer une autre à la minorité de la commission, et c'est parce que vous avez vu l'impossibilité de soutenir cette thèse jusqu'au bout que vous êtes venu proposer votre nouvelle rédaction. (Interruption.)

L'honorable M. Moncheur prend une position commode ; il présente maintenant une disposition autre que celle qu'il a soutenue dans la commission ; pour le moment, je discute le rapport.

Or, les honorables membres de la minorité de la commission ont reconnu eux-mêmes la nécessité de modifier la loi ; ils ont proclamé l'inefficacité de la loi de 1845, et ils en étaient venus à proposer l'éméritat facultatif.

Le magistrat qui avait rendu des services au delà de l'âge fixé était moins récompensé que celui qui se retirait à 70 ou 72 ans. Le premier avait une pension ordinaire parce qu'il avait plus longtemps servi, tandis que le second conservait l'intégralité de son traitement.

Etait-ce juste ?

(page 924) Une distinction s'établissait en outre entre les magistrats riches et les magistrats pauvres.

Les magistrats pauvres étaient placés entre leur intérêt et leur devoir ; ils auraient été amenés à dire : Je suis encore capable de remplir mes fonctions ; mais comme j'ai de la famille et qu'il est indispensable que j'aie mon traitement entier, il faut que je me retire.

Une pareille disposition était évidemment inadmissible ; elle constituait un marché entre la législature et le magistrat, Ou disait au magistrat « Retirez-vous ! c'est le seul moyen pour vous d'avoir l'éméritat. »

Les honorables membres de la minorité de la commission désirent comme nous la retraite des magistrats à l'âge de 70 ans ; ils déclarent que c'est un abus de les laisser sur leur siège après cet âge.

- Un membre. - Il s'agit des incapables.

M. le ministre de la justice (M. Bara). - Les incapables !... la thèse est jolie. Mais quel moyen avez-vous de faire sortir les incapables ? Voilà ce que vous ne dites pas. (Interruption.)

« La loi, » dites-vous, mais je vous l'ai montré, la loi est impuissante. (Nouvelle interruption.) L'honorable. M. Moncheur me dit qu'elle va être changée. Mais je suppose qu'un magistrat n'ait pas toute la jouissance de ses facultés, qu'il ne puisse plus siéger que deux fois par semaine au lieu de trois, croyez-vous que les collègues de ce magistrat le feront mettre à la retraite ? Non ; ils le maintiendront dans ses fonctions.

C'est précisément pour cela que vous ne pouvez pas abandonner le soin de pareils intérêts à un corps qui jusqu'à présent s'est trouvé impuissant à exécuter vos propres volontés. La loi de 1845 est restée sans application. (Interruption.)

Mais c'est toujours la magistrature qui aura à faire disparaître les magistrats incapables ; or, du moment que ce droit doit rester dans les mains des cours, vous n'obtiendrez pas les résultats que vous espérez.

Maintenant, avec le nouvel amendement présenté par l'honorable M. Moncheur et par plusieurs de ses honorables collègues, la loi n'aurait qu'un but, ce serait d'assurer l'éméritat à tous les magistrats qui se retireraient à l'âge de 70, de 72 et de 75 ans, quel que soit le nombre de leurs années de service.

Je voudrais bien savoir comment vous pouvez justifier un pareil privilège en faveur de la magistrature. Vous n'accordez pas l'éméritat à tous les autres fonctionnaires.

Grâce à votre nouvel amendement, la mesure n'est plus une mesure d'intérêt public, c'est une mesure que vous proposez uniquement dans l'intérêt de la magistrature, sans aucune utilité pour la chose publique et contrairement à ce qui a lieu pour toutes les autres classes de fonctionnaires.

« Mais, dit-on, la mesure que nous proposons fera sortir les magistrats qui auront atteint la limite d'âge fixée par la loi. »

C'est là une illusion ; la mesure donnera lieu à des combinaisons et à des marchés, comme il s'en est déjà présenté.

Un magistrat incapable dira : « Je ne. me retire pas maintenant, parce que tel magistrat ne doit pas être nommé, » ou « parce que mon fils ne peut pas encore entrer dans la magistrature. » D'autres offriront leur démission, si telle ou telle autre personne peut être nommée. Dans le système que je combats, ils n'ont aucune espèce d'avantage à donner leur démission ; ils ne perdent rien ; dans le système proposé par la minorité de. la commission, les magistrats perdaient l'éméritat et n'avaient que la pension ordinaire s'ils ne se retiraient pas à l'âge fixé ; mais dans le nouveau système proposé par l'honorable M. Moncheur, ils n'ont aucune raison pour se retirer. On leur suppose de la dignité ; eh bien, c'est précisément dans l'intérêt de cette dignité que je demande la réforme de la loi. En effet, les plus vieux magistrats qui sont les plus incapables, sont justement ceux qui se considèrent comme les plus capables ; ils se croient encore très aptes à remplir leurs fonctions, ils reculeront de jour en jour l'époque de leur démission, et ils resteront assis sur leur fauteuil.

Vous n'arriverez donc à aucun résultat.

Voyons maintenant la question constitutionnelle.

Les magistrats sont nommés à vie. Cela veut dire, selon certain membres, qu'ils sont inamovibles pour toute la vie, cela veut dire que jusqu'au dernier souffle de leur existence physique ils ne peuvent pas être déplacés...

- Un membre. - Par un jugement.

M. le ministre de la justice (M. Bara). - Du tout, point par un jugement.

Je vous prouverai tout à l’heure que quand on interprétez les mots : « nommé à vie », comme vous le faites, vous devez aller jusqu'à l'extinction de la vie physique, de la vie animale.

M. Delaetµ. - La Constitution corrige elle-même cela.

M. le ministre de la justice (M. Bara). - La Constitution dit autre chose. Elle dit que les magistrats ne peuvent être privés de leurs fonctions que par un jugement. Dans la première partie de l'article 100, la Constitution traite de la nomination à vie, et dans la seconde, elle traite de l'inamovibilité, ce qui est tout à fait autre chose ; et quant à l'inamovibilité, si vous prétendez que c'est l'inamovibilité qu'on a en en vue dans les mots : « nommé à vie », vous devez bien admettre que quelqu'un devra fixer les causes pour lesquelles un jugement pourra intervenir. Est-ce que la Constitution a fixé ces causes ? Le magistrat, dites-vous, ne peut être privé de ses fonctions que par un jugement. Messieurs, pour qu'il puisse y avoir jugement, il faut qu'il y ait une loi qui ait décidé les causes pour lesquelles le jugement pourra être prononcé.

Vous voyez donc que les mots « nommé à vie » n'ont pas la signification que vous leur donnez. Sans cela, vous ne pourriez priver un magistrat de son emploi pour une cause quelconque.

Or, le domaine du législateur n'est pas limité. Les mots « nommés à vie » n'ont donc pas cette portée, et je vais en donner un exemple probant. Je prie la Chambre de vouloir bien l'entendre.

Je suppose que demain l'on trouve que la justice rendue par plusieurs juges est mauvaise, qu'il faut faire rendre la justice dans les tribunaux de première instance par un seul magistrat. Vous faites une loi et vous déclarez qu'à partir du 1er juillet, la justice sera rendue par un seul juge. Les deux magistrats qui composaient le tribunal pourront-ils soutenir qu'ils ont le droit de juger parce qu'ils sont nommés à vie ?

Dira-t-on à la législature : la Constitution vous défend de modifier la composition des tribunaux ? On n'ira pas jusque-là. Voilà cependant ce pouvoir de juger retiré au juge par la volonté de la loi.

Vous voyez donc bien que les mots « nommés à vie » ne peuvent avoir le sens absurde qu'on leur donne. Quand on dit : « Nommé à vie », c'est de la vie légale qu'il s'agit, et non de la vie physique et animale. Il faut donner à ces mots un sens raisonnable.

M. Moncheurµ. - Comment l'entendez-vous ?

M. le ministre de la justice (M. Bara). - Je vais vous le dire : le législateur constituant a laissé à la législature le soin de régler cette matière.

D'où vient d'abord l'expression « nommé à vie ? » Cela est très important.

L'expression : « nommé à vie » a été employée la première fois par l'assemblée nationale. Quand on veut interpréter un texte de loi, on doit rechercher la signification des termes chez le législateur qui les a employés la première fois. Le 31 mars 1790, l'assemblée nationale prend la résolution suivante : « L'assemblée nationale décide qu'avant de régler l'organisation du pouvoir judiciaire, les questions suivantes seront discutées et décidées... 5° Les juges seront-ils établis à vie ou seront-ils élus pour un temps déterminé ?

Le 4 mai 1790, l'assemblée nationale décrète que les juges seront élus pour six ans.

Voilà donc l'origine. Il ne s'agit pas là d'inamovibilité. Il s'agit de résoudre cette question : la magistrature sera-t-elle nommée à temps, c'est-à-dire aurait-elle un mandat pour un délai déterminé, ou sera-t-elle nommée à toujours. Mais la question d'inamovibilité était laissée de coté.

Plus lard, ta loi fondamentale, dans sou article 186, s'exprime en ces termes :

« Les membres de la haute cour, des cours provinciales et des tribunaux criminels ainsi que les procureurs généraux et autres officiers ministériels près les cours et tribunaux sont nommés à vie.

« La durée des fonctions des autres juges et officiers ministériels est fixée par la loi. »

Vous voyez donc bien qu'on adoptait à la fois et le système qui avait été admis par l'assemblée nationale, et le système qu'elle avait rejeté : il y avait des magistrats dont la nomination était à vie et d'autres qui étaient nommés pour un temps déterminé. Mais les premiers doivent-ils être en fonctions jusqu'à leur mort ? Les procureurs généraux et autres officiers ministériels indiqués dans l'article de la loi fondamentale de 1815, étaient-ils inamovibles ? Ont-ils prétendu qu'ils avaient un mandat jusqu'au dernier jour de leur vie ? Jamais ils ne l'ont soutenu.

M. Moncheur.µ. - Il y avait l'article 2 de la loi fondamentale.

M. le ministre de la justice (M. Bara). - L'article 2 ne changeait rien à ce texte.

(page 920) M. Moncheurµ - Toutes les anciennes lois étaient maintenues.

M. le ministre de la justice (M. Bara). - J'ai lu cet article 2, et quelle que soit l'interprétation que vous lui donniez, il est évident que les mots « nommés à vie » seraient employés improprement pour les procureurs généraux. Ou ils ont été employés dans le sens que je dis ou on les a improprement écrits dans le pacte fondamental de 1815.

Au Congrès, que s'est-il passé ?

Mais, au Congrès, la thèse des honorables membres a été formellement condamnée. Les mots « nommés à vie » ont été employés uniquement en opposition aux mots « nomination à temps », et vous allez voir comment.

« La deuxième section demandait que les juges de paix fussent nommés à terme ; la troisième que ce terme fût de cinq années ; la quatrième proposait une exception à l'égard des juges de commerce qui n'auraient été nommés que pour le terme de trois années. Elle demandait en outre qu'à l'âge de 70 ans le chef de l'Etat put mettre un juge à la retraite ; la cinquième section voulait qu'on laissât à la loi le soin de déterminer si les juges de paix seraient nommés à vie ou à terme.

« La section centrale a résolu, à l'unanimité, que les juges seraient nommés à vie et qu'on ne ferait pas exception pour les juges de paix.

« Dès que les juges de paix sont nommés par le chef de l'Etat, la conséquence nécessaire est qu'ils doivent être inamovibles. La nomination à terme ne doit s'appliquer qu'aux fonctionnaires nommés par la voie d'élection. Dans ce dernier cas, la loi garantit au fonctionnaire l'exercice de ses fonctions pendant le temps qu'elle détermine. Mais lorsque la nomination est laissée au chef de l'Etat, elle doit donner au fonctionnaire une garantie encore plus forte ; et cette garantie, c'est l'inamovibilité. »

Vous voyez donc bien que c'était pour répondre aux demandes des diverses sections qui voulaient la nomination des juges à terme qu'on a accepté les mots « à vie ».

Mais dit l'honorable M. Van Overloop, on n'a pas admis la demande de la 4ème section qui proposait d'autoriser le chef de l'Etal à donner leur démission aux magistrats âgés de 70 ans. C'était là une autre question. Ou n'avait pas admis non plus cette disposition pour les membres du parquet, ou n'a pas voulu fixer l'âge. On a laissé à la législature le soin de déterminer l'âge auquel les magistrats pourraient être mis à la retraite.

De plus, il y avait dans la disposition proposée par la quatrième section, une faculté laissée au chef de l'Etat ; il lui aurait été loisible de mettre le magistrat à la retraite ou de ne pas l'y mettre. On aurait donc eu une magistrature qui n'eût plus été indépendante ; on pouvait peser sur elle, on pouvait la menacer de la mise à retraite ; on pouvait lui dire : Je vous donnerai votre démission, si vous ne rendez pas la justice dans tel sens, et c'est pourquoi la proposition a été rejetée. Mais quand on lit le rapport de l'honorable M. Raikem, il n'est pas douteux que les mots « à vie » aient été votés par opposition aux mots : « nomination à terme ».

Enfin, l'honorable préopinant ajoute : Mais il faut, d'après la Constitution, qu'il y ait un jugement, et votre jugement n'est qu'une chose ridicule ; ce n'est pas un jugement.

Messieurs, pourquoi le jugement a-t-il été introduit ? Pour ne pas même faire intervenir le pouvoir exécutif dans la mise à la retraite des magistrats ; pour donner plus de solennité à cette retraite ; pour engager en outre le magistrat à donner lui-même sa démission et ne pas nécessiter tout cet appareil, toute cette solennité qui accompagne le jugement.

Un jugement, me dit-on, suppose la contradiction. C'est une erreur. Est ce qu'il y a contradiction par exemple en matière de divorce pour cause de condamnation infamante ?

Tous les jours les cours et tribunaux rendent des arrêts et des jugements sans qu'il y ait la moindre contradiction. Lorsqu'un magistrat est interdit, est-ce qu'il y a autre chose à faire que d'enregistrer l'interdiction ? Chaque, fois que la loi de 1845 a été appliquée, il n'y a qu'une simple constatation. Vous ne pouvez donc pas prétendre qu'il n'y a pas jugement parce qu'il n'y a pas de discussion possible.

Le but du législateur constituant, lorsqu'il a exigé un jugement, a été uniquement d'écarter l'action du pouvoir exécutif de tout ce qui concerne la magistrature.

Ou suppose une Chambre qui violerait la Constitution, on imagine que, le législateur portera atteinte à la position des magistrats, ou les mettra à la retraite a l’âge de 60 ans ou de 50 ans. Ces suppositions ne sont pas admissibles. Autant vaudrait dire qu'une loi déclarera un jour que les propriétaires seront expropriés sans indemnité. De pareils actes seraient le renversement de tout ordre légal, ce serait la révolution. Mais déclarer que les magistrats cesseront leurs fonctions à l'âge de 70 ans, est-ce une mesure excessive ?

Je déclare, messieurs, en terminant, que le projet de loi est tour dans l'intérêt de la magistrature, et à cet égard je me permettrai de citer les paroles d'un magistrat qui jouissait d'une grande autorité, M. Abatucci qui a proposé en France le décret de 1852, non pas, comme le dit M. Van Overloop, dans un but politique, ce qui est démenti par la date même du décret, mais pour répondre aux nombreuses réclamations qui s'étaient produites.

Nous avions précédé la France dans cette voie ; nous n'avions pas réussi ; le projet déposé en 1842 par M. Van. Volxem contenait en effet une disposition analogue à celle que nous discutons aujourd'hui.

Eh bien M. Abatucci, magistrat qui s'était fait remarquer, selon les expressions de M. Troplong, par l'équité à la fois naturelle et réfléchie de son caractère, écrivait ce qui suit dans le rapport qui a précédé le décret du 1er mars 1852 :

« Les hommes qui ont conquis le plus de considération et de gloire par leurs travaux ne savent pas toujours s'arrêter à temps ; l'illusion les soutient, leur passé les fascine et les encourage. Il n'appartient qu'aux natures fortes, aux intelligences vigoureuses de prévoir le moment fatal de leur déclin et de prévenir, par une courageuse résolution, le moment si triste de la décadence : épargnons aux magistrats un combat si périlleux pour leur dignité. Par respect même pour leur vieillesse, ne les laissons pas se hasarder trop longtemps sur un terrain où ils ne marchent plus qu'en se survivant à eux-mêmes.

« On peut, à la vérité, citer quelques hommes d'élite qui, par une heureuse exception, ont conservé jusqu'à leur dernière heure et dans un âge très avancé, les hautes facultés par lesquelles ils avaient brillé dans leurs meilleurs jours. Mais ce sont là de rares privilèges ; et les lois sont faites pour les cas les plus nombreux et non pour les exceptions, pour le commun des hommes et non pour les natures favorisées des dons les plus riches de la Providence. »

Voilà,- messieurs, ce que disait M. Abatucci :

L'honorable M. Moncheur soutenait hier qu'on se plaignait en France du décret de 1852 ; eh bien, messieurs, c'est le contraire. Voici ce que je lis dans un ouvrage tout récent publié en France :

« Le respect de l'inamovibilité absolue, inviolable pendant toute la vie du magistrat, ce respect poussé jusqu'au fétichisme, avait entraîné, à diverses reprises, des abus contraires à la bonne administration de la justice, en maintenant sur leurs sièges des magistrats devenus incapables de remplir leurs fonctions. Les lois de 1810 et de 1824 étaient insuffisantes. De là surgit la nécessité de la mesure adoptée par le décret de 1852.

« Pour apprécier sainement ce décret, on doit considérer une vérité essentielle : c'est que l'homme est aux dignités et non les dignités à l'homme ; qu'il y a, par conséquent, impérieuse nécessité, devoir de conscience, de se démettre de ses fonctions dès qu'on ne peut plus s'en acquitter convenablement. Avec la vieillesse arrivent les infirmités, la lassitude physique et morale qui empêchent ou qui gênent le travail de l'esprit comme du corps. Une santé qui reste entière à l'âge de la retraite n'est malheureusement qu'une exception, et l'exception doit céder devant l'inflexible loi de la nature. »

Eh bien, messieurs, allons-nous pour un scrupule, car ce n'est qu'un scrupule, allons-nous sacrifier l'intérêt des justiciables ? Je vous ai démontre tout à l'heure quel est le véritable esprit de la Constitution, mais parce qu'un membre viendra dire : « Je doute, », faudra-t-il prendre le sens le plus nuisible à l'intérêt public ? C'est précisément parce que vous croyez qu'il y a doute que vous ne devez pas dire avec M. Reynaert : Dura lex sed lex ; le législateur constituant a voulu faire une chose raisonnable, vous ne pouvez pas vous réfugier dans votre doute pour dire : « Je m'arrête », alors qu'il y a des abus graves à faire cesser.

Les adversaires du projet n'ont en leur faveur qu'une interprétation erronée qui n'est appuyée sur aucun document des travaux du législateur constituant et qui est évidemment contraire à l'intérêt public et à l'intérêt de la magistrature.

Un dernier moi, messieurs, Le projet de loi fait une position brillante à la magistrature, je conjure la Chambre de ne pas lui faire perdre cette position. On fera entrer ainsi dans la magistrature des hommes remarquables, on leur assurera pendant toute leur vie une aisance complète.

(page 926) Quant à la proposition de M. Moncheur, je déclare, messieurs, au nom du gouvernement, que je ne pourrais pas m'y rallier, parce qu'elle accorde l’éméritat sans profit pour l'intérêt public. C'est une proposition léonine ; la magistrature obtient tout, et la chose publique n'obtient rien. Ce serait une loi en faveur des hommes, ce ne serait pas une loi en faveur de l'intérêt social.

M. de Theuxµ. - L'honorable ministre de la justice insiste si fortement sur l'influence désastreuse de la législation actuelle au point de vue de l'exercice des fonctions judiciaires, que je m'étonne qu'il n'y ait point des réclamations unanimes. L'honorable ministre de la justice aura peut-être raison vis-à-vis des plaideurs qui ont perdu leur procès lorsque dans une cour ou dans un tribunal siégeaient des magistrats âgés, mais jusqu'à présent on a toujours fait l'éloge de la magistrature belge, et si les assertions de M. le ministre de la justice étaient exactes, ce ne serait pas l'éloge que la magistrature aurait mérité ; mais ce serait un blâme sévère.

La loi, dit M. le ministre de la justice, est populaire dans la magistrature.

Distinguons, messieurs. Si vous parlez des jeunes magistrats aspirant à arriver aux fonctions supérieures de la magistrature, vous avez peut-être raison. Si vous parlez des avantages matériels que la loi offre aux magistrats arrivés à la retraite, vous avez encore raison.

Il est incontestable que les magistrats en général préféreront les avantages de l'éméritat avec les petites restrictions que le ministère y a apportées dans son projet, à la situation actuelle qui ne leur donne que des pensions très modérées, comme à tous les autres fonctionnaires de l'Etat.

Ainsi, messieurs, mettons de côté tous ces abus qu'on a énumérés et qui n'existent pas et toute cette popularité du projet de loi dans la magistrature, popularité qui n'existe pas davantage.

Pour moi, je ne crains pas d'affirmer que les hommes les plus éminents, les plus éclairés, les plus indépendants de la magistrature et qui tiennent le moins compte de leurs intérêts personnels, blâment le projet du gouvernement, comme portant atteinte à la dignité de la magistrature.

Messieurs, j'ai cinq griefs à articuler contre le projet de loi. Le premier, qui est irrésistible et irréfutable, c'est l'inconstitutionnalité.

Je me charge de le démontrer dans le cours de la discussion.

Le second, c'est son inutilité. Il est complètement inutile et il est préjudiciable même aux intérêts d'une bonne justice.

D'abord il est incontestable que le magistrat ayant atteint l'âge de 70, de 72 ou de 75 ans et qui se sentira accablé sous le poids de l'âge sera enclin à demander l'éméritat. Sa famille l'y poussera ; elle aura soin de le faire avertir par son docteur que le repos lui est nécessaire et ses collègues le lui conseilleront également.

Je dis que la loi sera préjudiciable à la justice.

En effet, quel en sera le résultat ? C'est d'écarter forcément les hommes les plus dévoués à leurs fonctions, les plus éclairés par de longues études et par une longue expérience.

Si, au contraire, on offre les avantages de l'éméritat à un âge avancé et non la mise à la retraite forcée, on fera une mesure réellement utile. Les hommes fatigués et incapables de continuer leurs fonctions se retireront et profiteront des avantages de la loi. Les hommes faits, dévoués et en pleine possession de leurs facultés, resteront pour la bonne administration de la justice.

Dans le sein de la commission, un des hommes les plus habitués aux affaires judiciaires a dit que la mise à la retraite forcée à un âge déterminé serait la décapitation de la magistrature.

Messieurs, n'est-il pas étonnant que, lorsqu'un projet a été considéré comme inconstitutionnel par deux législatures plus rapprochées que nous du Congrès, l'on vienne aujourd'hui soutenir la constitutionnalité de cette même mesure, comme si la Constitution était déjà usée, comme si l'on espérait, par lassitude, arracher à la législature une mesure que nos prédécesseurs ont déclarée inconstitutionnelle ?

Messieurs, réfléchissez que le système du gouvernement, exécuté avec toute la rigueur que comporte le projet, entraînera une charge très considérable pour l'Etat et tout à fait inutile.

Il est vrai que la magistrature pourra être renouvelée en grand. Mais, c'est là un des motifs qui ont dû déterminer le Congrès à voter l'article 100 de la Constitution : « Les juges sont nommés à vie. »

Ces mots « à vie » me paraissent tellement clairs, que vraiment j'ai hésité longtemps si j'ouvrirais le Dictionnaire de l'Académie pour en trouver la signification.

Cependant, prévoyant que cette signification pourrait être contestée, je l'ai fait et j'ai trouvé que « à vie » signifie : pendant tout le temps que l'on a à vivre.

D'après la définition nouvelle, cela veut dire : jusqu'à 70, 72 ou 75 ans.

Mais, messieurs, tous les hommes qui ont atteint l'âge de 70 ans dans la magistrature ne se soucient pas du tout que ce soit là le terme de leur vie.

On a parlé, messieurs, des intentions du Congrès, et, pour les établir, on a voulu recourir à la loi fondamentale.

On a dit, entre autres, que le ministère public, d'après la loi fondamentale, était nommé à vie.

Cependant, le gouvernement des Pays-Bas n'en a pas jugé ainsi.

La réponse, messieurs, est facile. Les juges mêmes n'étaient pas nommés à vie, pendant tout le temps que la loi fondamentale a exercé son empire en Belgique. Ils ne devaient devenir à vie qu'après l'organisation judiciaire. Or, cette organisation n'a pas été faite.

Le gouvernement a eu soin constamment de suspendre l'exécution de la loi fondamentale. C'était là un des grands griefs accumulés contre lui.

Ainsi cet argument n'a aucune espèce de valeur.

Remarquez d'ailleurs, messieurs, que nous ne devons en aucune manière recourir à la loi fondamentale pour l'interprétation de notre Constitution.

Notre Constitution a été faite par le Congrès, qui était composé généralement de membres hostiles au système du gouvernement des Pays-Bas et qui, voyant les abus que ce gouvernement avait commis malgré la loi fondamentale, ont fait une Constitution tout autre, bien autrement vigoureuse, bien autrement précise pour la garantie des droits publics et individuels.

Le Congrès national, messieurs, a voulu garantir l'administration de la justice, non seulement contre les abus du pouvoir exécutif, mais aussi contre Les abus du pouvoir législatif, et ce n'est pas seulement pour l'organisation judiciaire que le Congrès en a agi ainsi, mais aussi pour toutes les grandes garanties de nos libertés. Le Congrès connaissait et les faiblesses et les passions du pouvoir législatif. Tantôt un pouvoir législatif passionné exercera son autorité sur le gouvernement, tantôt le gouvernement exercera la sienne sur un parti qui lui est dévoué.

Mais s'il était vrai que le Congrès n'avait pas voulu prendre de garanties contre le pouvoir législatif, les trois quarts de la Constitution seraient inutiles. Il n'y avait qu'à laisser décider toutes choses par le pouvoir exécutif, de concert avec les Chambres. Le Congrès a institué trois pouvoirs : le pouvoir exécutif, le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire, et chacun de ces pouvoirs doit être complètement indépendant, il ne faut, pas que le concours, de tel ou tel pouvoir puisse limiter le troisième. Le pouvoir législatif est variable dans ses impressions ! Le pouvoir judiciaire doit être à vie, précisément pour être invariable comme la justice elle-même.

On nous propose la mise à la retraite des magistrats à 70, 72 ou 75 ans suivant les catégories. Mais, en France, on a adopté l'âge de 70 ans pour tous les magistrats. Eh bien, ne pourra-t-on pas venir nous dire plus tard : La loi est insuffisante, il faut abaisser l'âge ! Certainement, messieurs, 70 ans, 65 ans, 60 ans même serait un âge trop avancé si chaque magistrat devait réunir toutes les qualités. Mais les tribunaux se composent de plusieurs membres qui ont chacun leur spécialité ; l'un rédige les arrêts, les autres s'occupent d'une autre partie ; de l'ensemble de ces spécialités se forme un bon jugement, il n'est pas nécessaire que chaque président de tribunal rédige seul les arrêts.

On se plaint de ce que la loi de 1845 n'a pas produit ses effets, mais soyez persuadés qu' avec les avantages que le projet du gouvernement, comme celui de la commission, détermine pour les magistrats âgés de 70, 72 ou 75 ans, la loi de 1845 deviendra encore bien plus impraticable, si elle n'est pas modifiée. Alors on devrait attendre l'âge de la retraite, tandis qu'aujourd'hui il y a un grand nombre de magistrats qui demandent leur retraite, sans même avoir l'âge de 70 ans.

Je demanderai à M. le ministre de la justice quel est le nombre de magistrats de 70 à 72 et 75 ans qui ne remplissent plus leurs fonctions, et je lui demanderai s'il n'y en a pas un nombre plus grand d'un âge inférieur et qui sont incapables de remplir leurs fonctions. Celui qui remplit encore ses fonctions à cet âge fait preuve d'une forte constitution (page 927) physique et morale, il conserve ordinairement la plénitude de ses facultés jusqu'à l’âge le plus grand. S'il veut gratuitement servir l'Etat, il ne faut point l'en empêcher, mais il faut l’honorer et lui en savoir gré. C'est en effet servir gratuitement l'Etat que de continuer à le faire lorsqu'on a droit à l'éméritat.

On a parlé de ce qui s'est passé en France, on a cité le rapport de M. Abattucci. Rien n'est immuable, disait-il, et les gouvernements doivent tenir compte des nécessités qui se produisent. Mais appliquerez-vous cette maxime et changerez-vous à votre gré la Constitution ? La Constitution a déterminé les formes à suivre pour la changer ou la modifier.

Quand le gouvernement français a porté son décret de la mise à la retraite des magistrats, il n'était pas lié par la charte ; la constitution de la magistrature n'était considérée que comme une simple loi, et d'ailleurs par l'article final de la Constitution, le président de la république pouvait, jusqu'à l'organisation des grands pouvoirs de l'Etat, prendre toutes les mesures qu'il jugeait à propos de prendre ; il a porté un décret. Ce décret, dit-on, n'a donné lieu à aucune plainte ; mais, messieurs, vous vous rappelez tous que le Sénat français a été saisi d'une pétition signalant les inconvénients qui résultaient de cette mise à la retraite légale et forcée des magistrats, à tel point que le Sénat, malgré tous les égards qu'il a pour le chef du pouvoir exécutif, lui a renvoyé cette pétition ; c'était, en quelque sorte, un blâme indirect du décret qu'il avait lui-même porté.

Ainsi, il n'est pas possible de venir dire dans cette enceinte que le décret n'a donné lieu à aucune plainte, à aucun inconvénient.

L'article 100 de la Constitution porte deux garanties : Non seulement les juges sont nommés à vie, c'est-à-dire pour toute la durée de leur vie ; mais de plus, ils sont inamovibles. Quelque avantage que le gouvernement, leur accorde, il ne peut les déplacer que de leur consentement. Et c'est pour cela que la Chambre a rejeté la proposition de mise à la retraite. Lorsque la loi a diminué le nombre des juges à la cour de cassation et dans les divers tribunaux, c'eût été une grande économie que de pouvoir mettre à la retraite les magistrats âgés de 70 ans. Eh bien, malgré cela la Chambre, qui était cependant alors dans la voie des économies, ne l'a pas voulu parce que c'était inconstitutionnel.

Ce n'est pas ici la cause spéciale des magistrats que je plaide devant vous, c'est la cause des justiciables, c'est la cause de la Constitution.

Evidemment, si l'on ne tenait compte que de la position personnelle des magistrats, en leur accordant la totalité de leur traitement sous forme de pension de retraite, on leur ferait une position assez belle ; mais là n'est point la question. La question est exclusivement dans la Constitution, qui a voulu la nomination à vie et l'inamovibilité, et de plus la garantie que le magistrat ne serait jamais déplacé que de son consentement ou en vertu d'un jugement.

Et quant à ce mot « jugement », sur lequel on a beaucoup discouru, je ferai remarquer que la décision que l'on attend ici de la cour n'a rien de commun avec la simple vérification d'un acte de l'état civil. Il serait, qu'on me permette de le dire, il serait vraiment absurde de le soutenir sérieusement.

D'un autre côté, messieurs, ce n'est pas non plus par une loi qu'il est permis de prononcer la mise à la retraite de toute une catégorie de magistrats. Cela est formellement contraire à la Constitution.

Messieurs, il existe encore dans cette Chambre plusieurs membres qui, en 1849, ont rejeté le projet du gouvernement. L'un de ceux qui se sont le plus distingués dans cette discussion, l'honorable M.H. de Brouckere, a démontré d'une manière tellement claire et précise que le projet de loi était inconstitutionnel qu'il a entraîné une forte majorité contre le projet.

Au sein de la commission qui a examiné le projet de loi actuel, la question a été mise deux fois en délibération ; une fois, le projet du gouvernement a été rejeté à une grande majorité ; la seconde fois, il a été adopté mais à une faible majorité.

Parmi les opposants au projet de loi de 1849, je vois les noms de MM. H. de Brouckere, d'Elhoungne, Dolez, de Liedekerke, Julliot, Lange, Mascart, Moncheur, Thibaut, Vandenpeereboom, Ernest, notre président, Vandenpeereboom, Alphonse, notre ministre de l'intérieur, Van Iseghem, Van Renynghe, Vilain XIIII, Vermeire, en outre M. Verhaegen, alors président.

J'ajouterai que M. Joseph Lebeau, ancien membre du Congrès national et ancien membre du comité de rédaction du projet de Constitution, et qui jouissait d'une grande autorité dans cette Chambre, a également voté contre le projet de loi.

M. le ministre de la justice (M. Bara). - Et MM. de Haerne, Rodenbach...

M. de Theuxµ. - Sans doute, je ne prétends nullement que tout le monde ait voté contre le projet de loi, puisque j'ai constaté qu'il a eu en sa faveur 27 voix contre 51 qui l'ont rejeté.

M. le ministre de la justice (M. Bara). - Il resterait, dans tous les cas, à prouver que tous les opposants au projet de loi ont été déterminés par des raisons constitutionnelles.

M. de Theuxµ. - Je dois le croire, et, pour ma part, aucun doute n'est possible sur ce point quand on lit la discussion de l'époque.

On a proposé l'éméritat comme un adoucissement, comme un moyen de déterminer le magistrat âgé à se retirer volontairement.

Or, messieurs, l'éméritat ou la proposition du gouvernement, c'est à peu près la même chose ; car, il faut en convenir, il y aura peu de magistrats qui, arrivés à l'âge de 70 ans, n'auront pas 30 années de services dont 15 dans la magistrature. On n'entre généralement pas dans la magistrature à un âge avancé ; il n'y a guère que des avocats très distingués qui puissent arriver d'emblée à la cour d'appel ou à la cour de cassation, et je crois qu'il n'y en a guère d'exemples.

Il est donc vrai de dire que le gouvernement fait aux magistrats une position pécuniaire aussi favorable que dans le système de la section centrale.

On a dit, messieurs, que tout était changé depuis le vote de 1849 ; mais, messieurs, s'il y a du changement, c'est précisément en faveur du système que nous défendons ; car, à l'aide de l'éméritat vous pouviez éviter les rigueurs de la loi qui mettrait d'office les magistrats à la retraite. L'éméritat suffit pour tous les magistrats qui ne peuvent plus remplir dignement leurs fonctions.

Il reste une seule chose ; c'est la loi de 1845 qui, dit-on, n'a pas produit les effets qu'on en attendait par suite des complaisances qu'ont eues les juges pour leurs collègues infirmes.

Mais, messieurs, si la loi de 1845 est incomplète, il faut la compléter, et on aura ainsi paré au principal inconvénient qu'on a signalé, sans venir, sous un prétexte aussi futile, nous proposer une véritable violation de la Constitution.

En plusieurs circonstances, on s'est félicité de l'avoir maintenue intacte pendant un aussi longtemps, alors que, dans d'autres pays, les constitutions ont disparu comme des lois ordinaires.

Eh bien, je ne crains pas de dire que si le texte de l'article 100 de la Constitution est interprété comme on le propose, il n'y a plus aucun motif de respecter aucune autre disposition de la Constitution ; car, messieurs, toutes les raisons d'utilité, de nécessité qu'on fait valoir aujourd'hui peuvent être invoquées contre tous les autres articles de la Constitution.

Ainsi, messieurs, la Constitution dit qu'elle ne pourra être suspendue en tout ou en partie. Je comprends que, nonobstant cette prescription, le gouvernement prenne sous sa responsabilité, pour conjurer un péril public imminent, de suspendre la Constitution, sauf à venir sans retard exposer aux Chambres les motifs de sa conduite et à réclamer d'elles un bill d'indemnité.

Mais ce que je ne comprendrai jamais, c'est qu'une loi autorise d'avance le gouvernement à violer la Constitution et encore moins une loi qui n'est, à mon avis, justifiée par aucune raison d'utilité ou de nécessité.

Si l'article 100 de la Constitution était encore à voter aujourd'hui, malgré tout ce qu'on a dit, je le voterais encore dans les mêmes termes et avec la signification que j'y attache ; les avantages pécuniaires offerts au magistrat qui est atteint d'infirmités suffisent amplement pour atteindre le but qu'on se propose.

Il est ainsi complètement satisfait aux nécessités qu'on a si grandement exagérées pour faire voter un projet contraire à la Constitution.

- Voix nombreuses. - Aux voix ! La clôture !

M. Dumortier (contre la clôture). - Je ne pense pas que ce soit très sérieusement...

- Des voix. - Si ! si !

M. Dumortier. - Je ne crois pas, je le répète, que ce soit sérieusement qu'on demande la clôture, lorsqu'il s'agit de nous faire voler la violation d'un des textes les plus formels de la Constitution. (Interruption.) A moins que vous ne vouliez faire une loi dans un intérêt de parti, il est impossible que vous prononciez dès à présent la clôture de la discussion. Quand la dignité de la Constitution est en jeu, vous ne pouvez pas empêcher de parler ceux qui veulent en prendre la défense.

Je demande donc formellement que la clôture ne soit pas prononcée. (page 928) Quant à moi, je tiens à démontrer, en présence d'une violation aussi flagrante de la Constitution... (Interruption.)

Comment ! quand il s'est agi de la loi sur les tribunaux de commerce, on est venu dire que les mots : « Il y a des tribunaux de commerce » qui se trouvent dans la Constitution, signifient : « Il n'y a pas de tribunaux de commerce » ! Et aujourd'hui, on viendra nous dire que les mots : « Les magistrats sont nommés à vie, » qu'on lit également dans a Constitution, signifient : « Les magistrats ne sont pas nommés à vie. » ! (Interruption.)

Oui, voilà votre argument. Il nous appartient, à nous, défenseurs des libertés publiques, de vous arrêter dans l'extravagance que vous allez commettre ; de défendre ici cette Constitution que nous avons juré de maintenir et que vous avez juré de maintenir avec nous.

M. de Theuxµ (sur la clôture). - Je ferai observer à la Chambre que si la majorité était décidée à voter la loi, ce serait un motif pour elle d'avoir égard à notre réclamation.

Messieurs, on s'attendait si peu à voter dans cette séance que plusieurs membres qui ont pris part aux discussions et aux votes antérieurs ne sont pas même présents.

Je ferai remarquer, en outre, que l'honorable M. Nothomb, qui a pris une part considérable aux travaux de la commission d'organisation judiciaire, n'a pas encore pu prendre la parole. Il serait vraiment inouï de clore dans de pareilles conditions.

M. le ministre de la justice (M. Bara). - Messieurs, je dois d'abord m'élever contre les protestations si violentes de l'honorable M. Dumortier. L'honorable membre prétend qu'on étrangle la discussion et voilà trois jours qu'on discute ; huit orateurs ont été entendus, quatre pour et quatre contre ; quand on a traité la question en 1849, quatre orateurs seulement ont pris la parole. Si l'on veut continuer encore un peu la discussion, je ne m'y oppose pas. Tout ce que je désire, et ce que la Chambre désire sans doute comme moi, c'est qu'on aboutisse. Et puisque l'honorable M. de Theux dit qu'en ce moment tout le monde n'est pas présent, qu'on remette la suite du débat et le vote à mardi prochain, jour auquel on avait fixé la discussion du projet de loi sur la péréquation cadastrale. Cet objet viendrait à l'ordre du jour de mercredi,' il n'y aurait qu'un retard d'un jour.

- La proposition de M. le ministre de la justice est mise aux voix et adoptée.

La séance est levée à 4 1/2 heures.