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Chambres des représentants de Belgique
Séance du mardi 26 mars 1867

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1866-1867)

(Présidence de (M. E. Vandenpeereboom.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 721) M. de Florisone, secrétaire, procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.

M. Thienpont, secrétaire., donne lecture du procès-verbal de la dernière séance.

- La rédaction du procès-verbal est adoptée.

Pièces adressées à la chambre

M. de Florisone présente l'analyse des pièces qui ont été adressées à la Chambre :

« Le sieur Gillon, greffier de la justice de paix du canton de Courtrai, demande la suppression des mots : « au comptant », dans l'article 15 du projet de loi sur l'organisation judiciaire et prie la Chambre de rejeter l'amendement proposé à l'article 228 de ce projet. »

« Même demande des greffiers de justice de paix de Roulers, Ruysselede, Arendonck, Furnes, Louvain, Gosselies, Tamise, Grammont. »

- Renvoi à la commission qui a été chargée d'examiner le projet de loi sur l'organisation judiciaire.


« Le sieur Schoultze demande que l'usage établi concernant la discipline des greffiers de justice de paix soit maintenu. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi sur l'organisation judiciaire.


« Le sieur Petit, greffier de la justice de paix du canton d'Enghien, demande la suppression des mots : « au comptant », dans l'article 15 de la loi sur l'organisation judiciaire. »

- Renvoi à la commission qui a été chargée d'examiner le projet de loi.


« Des habitants de Bruxelles et de ses faubourgs prient la Chambre d'appliquer à l'institution de la garde civique, le principe du service volontaire. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Des habitants de Daussois demandent le suffrage universel à tous les degrés. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi relatif à la réforme électorale.


« Le conseil communal de Viane demande l'établissement d'une station à Moerbekc sur le chemin de fer de Braine-le-Comte à Gand. »

M. Van Wambekeµ. - Je prie la Chambre d'ordonner le renvoi de cette pétition à la commission des pétitions avec prière de faire un prompt rapport.

- Ce renvoi est ordonné.


« Les membres du conseil communal de Nimy-Maizjères se plaignent d'un blâme infligé par le département de l'intérieur au sieur Loyage, instituteur primaire de cette commune. »

M. Carlierµ. - Je demande le renvoi de cette pétition à la commission des pétitions avec prière de faire un prompt rapport.

- Adopté.


« Le sieur Gabinet propose d'admettre comme bases conférant le droit électoral, 1° un cens réduit uniforme, 2° le certificat de fréquentation d'un cours complet d'instruction primaire ; 3° le brevet de pension. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi relatif à la réforme électorale.


« Des habitants de Bande demandent un abaissement du cens électoral pour la province et la commune et que toute contribution pouvant être considérée comme impôt direct soit admis dans la formation du cens minimum fixé par l’article 47 de la Constitution. »

- Même renvoi.


« Des marchands ambulants à Quevaucamps demandent la suppression de la formalité du visa à laquelle les assujettit l'article 13 de la loi du 18 juin 1842. »

M. Descampsµ. - Je demande le renvoi de cette pétition à la commission des pétitions avec prière de faire un prompt rapport.

- Adopté.


« Le sieur Gildemeester, ancien sous-officier, demande une augmentation de pension ou un secours. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« L'administration communale de Glabais prie la Chambre d'autoriser la concession d'un chemin de fer de Bruxelles à Marbais. »

- Même renvoi.


« Par 2 messages en date du 23 mars 1867, le Sénat informe la Chambre qu'il a rejeté les demandes de naturalisation ordinaire des sieurs Olgard Raymond Labinski et Henri Bernard Closterhalven. »

- Pris pour notification.


« Par 23 messages en date du 23 mars 1867, le Sénat informe la chambre qu'il a pris en considération autant de demandes de naturalisation ordinaire. »

- Pris pour notification.


« Par message du 25 mars 1867, le Sénat informe la Chambre qu'il a adopté le projet de loi contenant le budget du ministère de la guerre pour l'exercice 1867. »

- Pris pour information.


« Le directeur de la Banque de Belgique adresse à la Chambre 28 exemplaires du compte rendu des opérations de la Banque pendant l'exercice 1866. »

- Distribution et dépôt.

Motion d »ordre

M. Le Hardy de Beaulieuµ. - Messieurs, je demanderai au bureau si c'est avec son autorisation que le Moniteur s'est permis de tronquer le compte rendu de la séance de samedi.

C'est déjà la deuxième fois pendant cette session que le Moniteur publie une partie de mes discours et renvoie le restant au lendemain.

Je pense que le compte rendu de nos séances doit être reproduit par le Moniteur entièrement, exactement, tel qu'elles se sont présentées, sans omission ni ajoute.

M. Coomans. - C'est vrai.

M. le Hardy «le Beaulieuµ. - J'avais remis mon discours samedi dès 10 heures du soir. Par conséquent il n'y avait aucune raison pour ajourner à 24 heures la suite de ce discours, qui n'était certes pas long.

J'annonce donc au bureau que si le fait se reproduit encore, j'aurai l'honneur de faire à la Chambre une proposition pour y mettre fin.

M. Coomans. - Je profiterai de l'occasion pour faire une observation assez conforme à celle de l'honorable M. Le Hardy de Beaulieu. Tout récemment, j'avais fini la révision de mon discours à 8 heures du soir. Il n'a pas paru le lendemain. Mais j'ai une plainte plus grave à adresser au Moniteur, elle porte sur le renouvellement continuel des fautes d'impression très grossières dont il est émaillé, je dois dire souillé.

Messieurs, comme je n'ai le droit que de me plaindre en mon nom personnel, je ferai remarquer que j'ai trouvé dans mon dernier discours 112 fautes d'impression, sans compter les petites. Mainte fois on m'y a fait dire le contraire de ce que j'avais dit.

On s'est trompé de plusieurs siècles, de manière que si les lecteurs du Moniteur ne sont pas plus intelligents que ceux qui le fabriquent, je dois passer à leurs yeux pour un très grand ignorant ; ce qui justifierait la thèse qu'a soutenue naguère contre moi l'honorable M. Hymans.

On a prétendu l'autre jour que les compagnons compositeurs de Belgique ne sont pas assez instruits pour être électeurs. Je nie l'allégation pour tous les compagnons compositeurs autres que ceux choisis par le gouvernement.

Dans aucun atelier de journal libre, on ne permettrait des incorrections (page 722) pareilles à celles qui, depuis plusieurs années, déparent les Annales parlementaires.

MpVµ. - Je dois faire remarquer à l'honorable M. Le Hardy de Beaulieu que ce n'est pas le bureau, mais bien la questure qui s’occupe de l'impression des Annales parlementaires.

M. Allard, questeur. - M. Le Hardy de Beaulieu a demandé si le bureau avait donné des ordres pour que certains discours prononcés dans les dernières séances fussent scindés. Les questeurs n'ont jamais donné d'ordres au Moniteur pour que les discours ne soient pas reproduits tels qu'ils sont prononcés. En donnant de pareils ordres, ils manqueraient à leurs devoirs. Les plaintes qui viennent d'être formulées par M. Le Hardy de Beaulieu et Coomans seront communiquées au directeur du Moniteur et je lui demanderai des explications sur les faits qui se sont produits Ces explications, je les ferai connaître à la Chambre.

M. Le Hardy de Beaulieuµ. - Je n'ai accusé personne, je me suis borné à demander si c'était en vertu d'une permission du bureau que ces faits s'étaient produits.

Projet de loi modifiant quelques dispositions des lois électorales

Discussion générale

M. Royer de Behr. - L'honorable ministre des finances et, avant lui, d'autres orateurs ont cru devoir incriminer de nouveau la politique que nous comptions faire prévaloir en 1864.

Cette politique, ont-ils dit, contenait en germe le suffrage universel ; ce reproche n'a pas été le seul qu'on nous ait adressé.

Aucune des mesures que nous proposions à cette époque ne trouvait grâce ni devant l'honorable ministre ni devant ses collègues.

Et cependant, par une étrange contradiction, on nous accusait, en même temps, d'être des plagiaires.

L'honorable ministre des affaires étrangères ne se faisait pas faute de le déclarer souvent dans des comparaisons extrêmement pittoresques Il n'est pas inutile de parler pendant quelques instants des faits politiques qui ont marqué la session de 1864. La Chambre reconnaîtra que l'examen de ces faits est, certes, aussi utile que les enseignements puisés dans l'histoire de Rome et d'Athènes.

Le programme auquel l'honorable M. Dechamps a attaché son nom se divisait en trois parties bien distinctes.

La première comprenait des réformes dans l'ordre purement politique. Telles étaient la nomination des échevins par le conseil communal, et l'abaissement modéré du cens pour les élections communales et provinciales. Telle était encore l'extension de la compétence et des attributions des conseils communaux et provinciaux. La seconde partie annonçait des réformes économiques importantes, telles que la simplification des rouages administratifs, et le dégrèvement des impôts qui pèsent le plus sur les classes ouvrières ; enfin, le cabinet en voie de formation faisait connaître au pays que son intention était de se livrer à un examen bienveillant et sérieux des difficultés que l'exécution des travaux d'Anvers avait soulevées, de faire cesser enfin les inquiétudes qui s'étaient manifestées dans la population anversoise.

Par ce programme essentiellement constitutionnel et conservateur nous voulions écarter des débats irritants. Nous voulions éloigner de la tribune nationale l'examen des thèses religieuses et philosophiques, qui excitent les passions et divisent le pays. Comment l'honorable ministre nous a-t-il répondu ? D'abord par des accusations injustes et passionnées, ensuite par une longue dissertation sur le congrès de Malines.

Nous étions des révolutionnaires, des anarchistes et des plagiaires, parce que nous pensions que nos lois électorales, après une existence de 28 années, pouvaient être utilement révisées dans le sens de l'extension du droit de vole ; que nous jugions que le cens provincial pouvait être abaissé à 25 fr., les députations permanentes ayant été préalablement consultées sur ce chiffre, et que nous voulions donner à la commune, base de nos institutions, des droits dont elle jouissait autrefois, dont elle est digne encore de jouir aujourd'hui.

Nous étions des anarchistes, parce que, sans nous prononcer même sur le fond de la question anversoise, nous désirions que les griefs, qui ne cessaient de se produire, fussent l'objet d'une étude impartiale, que nous jugions utile d'apaiser les mécontentements d'une population essentiellement énergique, patriotique et persévérante, de rendre la sécurité, le calme à une grande cité qui, éventuellement, peut devenir le dernier refuge de ce que nous avons de plus cher.

Enfin, nous étions des plagiaires, parce que nous adoptions pour guide de notre administration le principe de la liberté économique, comme si ce principe, qui est la vérité, n'appartenait pas a tout le inonde.

Mais, dit l'honorable ministre, vous qui parlez en ce moment, vous étiez en dissentiment avec vos honorables collègues sur la question électorale. Ceux-ci ne défendaient point le suffrage universel, que vous préconisiez dans vos discours.

Je reconnais volontiers que mes honorables collègues ne partageaient point toutes mes vues à cet égard. Je ne l'ai point dissimulé.

Voici ce que je disais dans la séance du 1er juin 1864 :

« Je dirai d'abord, au nom d'un assez grand nombre de mes amis, que l'abaissement modéré du cens électoral n'était nullement recommandé comme un acheminement vers le suffrage universel. C'était le point de départ d'une nouvelle et peut-être d'une très longue expérience. »

Puis j'ajoutais, après avoir exposé la théorie du suffrage universel, cet idéal dont a parlé l'honorable M. Hymans, commenté par l'honorable ministre :

« Qu'y a-t-il donc d'exagéré à demander un abaissement modéré du cens pour les élections de ces assemblées ? Quoi de révolutionnaire à mettre en pratique les principes de la Constitution, à demander l'extension de la souveraineté nationale, à élargir la base sur laquelle reposent nos institutions, à donner la vie politique à un plus grand nombre de citoyens ? Mais alors, messieurs, vous étiez aussi des révolutionnaires quand, en 1848, vous faisiez décréter l'abaissement du cens pour les Chambres et pour la commune ? Et le reproche que vous nous adressez aujourd'hui retombe sur vous de tout son poids. »

Mais l'honorable ministre qui semble si partisan de l'homogénéité d'opinions parmi ceux qui ont l'honneur d'être à la tête du gouvernement du pays, l'honorable ministre, qu'il me permette de le lui dire, ne met point ses actes en harmonie avec cette doctrine.

La Chambre n'a pas oublié quelle a été la conséquence du vote sur le cours légal de l'or français. Après avoir déclaré que l'adoption du projet de loi de l'honorable M. Dumortier serait une honte pour la Belgique ; que la Chambre allait donner le funeste exemple du mépris des contrats ; après avoir assimilé les partisans, soit du double étalon, soit de l’étalon d'or, à de faux monnayeurs ; après avoir accusé les pétitionnaires de greffer l'ignorance sur le mensonge, que fit l'honorable ministre ? Le vote lui étant hostile, il abandonna ses collègues. Mais, peu de temps après, on le vit reparaître, et certes, ses convictions n'étaient point changées. Cependant la cause qui l'a ramené au banc ministériel nous est encore inconnue. Toujours est-il qu'il y a peu de jours, l'honorable ministre contresignait un arrêté décrétant des monnaies d'or belges, consacrant ainsi, par sa signature, la honte pour la Belgique, le mépris de tous les contrats, et l'ignorance greffée sur le mensonge.

Voilà comment on applique la théorie de la cohésion ministérielle, et le principe de la résistance à l'injustice.

Messieurs, il appartient au législateur de suivre avec une attention constante le développement de l'esprit politique national, afin de donner toujours satisfaction aux réclamations légitimes qui se produisent.

Parmi ces réclamations figure, en premier ordre, la réforme électorale.

Nous avons à examiner si cette réforme est juste, si elle est utile au pays.

S'il en est autrement, je dis, à mon tour, qu'il faut la repousser. On ne transige pas avec l'injustice ; eh bien, quelques faits parlent avec une éloquence particulière. Je les exposerai en peu de mots.

Dès 1864, la Chambre presque tout entière a reconnu la justice et l'utilité d'un certain abaissement du cens.

A cette époque des déclarations de principes ont été formulées, et les divergences d'opinion ont porté, presque exclusivement, sur certaines conditions à imposer aux électeurs nouveaux. C'est ainsi que l'honorable M. Guillery, et d'autres de ses amis, n'eussent point voté l'abaissement pur et simple du cens, mais qu'ils acceptaient cet abaissement, en lui donnant pour contre-poids certaines garanties d'ordre et de capacité.

Que s'est-il passé depuis 1864 ?

Un grand nombre de membres qui hésitaient se sont prononcés en faveur de l'obligation, imposée à l'électeur, de savoir lire et écrire. Messieurs, j'ai été de ce nombre. Je tiens à en dire les motifs.

Exiger que l'électeur sache lire et écrire, ce n'est pas, selon moi, créer un privilège. C'est simplement essayer de garantir la sincérité de . l'élection ; c'est tenter d'empêcher certaines fraudes qui se commettent aujourd'hui ; c'est vouloir assurer le secret absolu du suffrage. En effet, l'électeur qui sait lire et qui reçoit un bulletin de la main d'un tiers, (page 723) peut s'assurer de l'exactitude de ce bulletin, et celui qui sait écrire possède le moyen de conserver le secret absolu de son suffrage.

La connaissance restreinte à la lecture et à l'écriture, voire même celle obtenue par la fréquentation de l'école primaire, sera donc un moyen d'empêcher les fraudes électorales.

Si l'on y découvre une présomption de capacité, je ne contesterai pas.

Ce qui est certain, c'est que tout homme peut facilement et rapidement acquérir les connaissances élémentaires dont je viens de parler. S'il y a des exceptions, elles seront peu nombreuses. Or, on ne fait point une loi pour des exceptions. Ceux qui seront exclus ne pourront s'en prendre qu'à eux-mêmes et j'ajoute que celui qui ne peut se résigner aux faibles efforts qu'il faut faire pour apprendre à lire et à écrire et acquérir ainsi ses droits de citoyen, ne mérite pas de les exercer.

Donc en 1864 et depuis, l'utilité d'abaisser le cens a été généralement reconnue et le gouvernement ne la conteste pas, puisque lui-même a soumis un projet de loi à nos délibérations.

Ce qui nous sépare, c'est que le gouvernement veut maintenir le cens, dans le présent comme dans l'avenir, quelque éloigné qu'il soit, tandis que plusieurs de mes amis et moi, nous croyons qu'il faut par des réformes successives et modérées se préparer à l'avénement possible, je dirai probable, du suffrage universel.

Il est, selon moi, impossible de le méconnaître, la Belgique, de même que tous le Etats libres, devra tôt ou tard abandonner le régime du cens, pour y substituer une expression plus large et plus vraie de la souveraineté nationale, base de notre Constitution. Cela me semble évident, les nations se développent, et parviennent à l'âge de la majorité. Alors elles revendiquent leurs droits ; cette revendication, nous la voyons poindre en Belgique.

Certes, je ne désire ni je ne demande un changement à la Constitution. Mais il serait pourtant impossible de prétendre que le cens à 20 fl. sera éternel et que le cens à 15 fr.et à 10 fr. est un niveau au-dessous duquel il sera impossible de descendre désormais.

Admettre une première réduction, c'est, comme l'a déclaré M. le ministre des finances, en appeler une autre. Et de réduction en réduction on arrive à zéro, ou à un cens si réduit, que l'on se trouve en présence du suffrage général, qui se différencie bien peu du suffrage universel. Cette observation est très juste. Seulement, on oublie qu'elle est applicable à la réduction du cens pour les élections législatives.

C'est ici que je crois être en droit de dire au gouvernement, que c'est lui qui, le premier, a ouvert la porte au suffrage universel. Le cens a été réduit de 40 à 20 florins. Où était la compensation ?

Il n'y en avait pas.

Et si l'on parle de l'article 47 de la Constitution, je répondrai que le non possumus constitutionnel n'existe pas. La Constitution, article 131, prévoit sa révision. Mais en fait, de nombreux progrès peuvent être accomplis, sans avoir recours à des moyens extrêmes. Ces progrès consisteraient dans l'adjonction d'électeurs nouveaux, soit par la transformation de certains impôts, soit en faisant compter, pour la formation du cens, les centimes additionnels légaux ; ces progrès, dis-je, se réaliseront inévitablement, et voici pourquoi :

C'est que les Chambres ne pourront toujours maintenir un régime électoral sous lequel les représentants de la nation seraient élus par un nombre d'électeurs très restreint, tandis que les députés à la commune et à la province seraient nommés par tous les citoyens jouissant de leurs droits civils, sachant lire et écrire, et payant 10 ou 15 fr. d'impôts directs.

Le preuve que cette réflexion est juste, c'est que le législateur de 1848 n'a pas cru pouvoir abaisser le cens à 20 florins, sans réduire en même temps le cens communal.

La question de la généralisation du suffrage restera longtemps encore à l'ordre du jour, il faut s'en féliciter, car c'est par des réformes successives que nous préparerons, sans secousse, la grande émancipation que l'avenir nous réserve. À mesure que nous élargirons les bases de notre édifice constitutionnel, nous chercherons à développer encore l'éducation politique des masses, afin qu'elles exercent, le moment étant venu, leurs droits avec intelligence et modération.

Presque tout la Chambre a voté, en sections, l'abaissement du cens. Mais les uns imaginent ce qu'ils appellent des compensations ; ce ne sont, en définitive, que des restrictions que la saine logique réprouve absolument.

Les autres consentent à un dégrèvement pur et simple, mais repoussent en principe le suffrage général. Enfin, d'autres membres reconnaissent que la nation demande que le suffrage soit de plus en plus étendu, et pour éviter une désorganisation qui naîtrait d'un mouvement brusque, concluent à l'abaissement proportionnel et graduel du cens.

Examinons rapidement ces trois opinions.

Les compensations, ou plutôt les restrictions que le gouvernement imagine sont contraires, sinon à la lettre, du moins à l'esprit de la Constitution.

Le Congrès n'a pas voulu instituer deux nations, celle des capables et celle des incapables, une nation lettrée et une nation illettrée.

Au contraire, le Congrès a proclamé l'égalité de tous les Belges devant la loi et l'idée de la capacité littéraire ou académique, comme base du droit de vote, a été particulièrement combattue par les hommes les plus éminents de cette assemblée.

C'était surtout M. Forgeur qui s'élevait contre toute disposition constitutionnelle consacrant un privilège au profit des professions scientifiques.

Du reste, après un débat, le Congrès national a accordé la capacité électorale à tous les citoyens, pourvu qu'ils payassent le cens, et les opinions furent divisées sur le point de savoir si on laisserait à la loi le soin de fixer le cens, ou si cette fixation serait constitutionnelle.

Le projet de Constitution et celui de la section centrale portaient « que la Chambre des représentants se compose des députés élus directement par les citoyens. » Cela était rationnel, cari ls chiffres destinés à exprimer une portion quelconque de la richesse ne sont invariables qu'en apparence. Ils représentent des valeurs essentiellement mobiles.

20 fl. en 1848 et 20 fl. en 1867 ne constituent nullement la même valeur, car le prix des métaux précieux a notablement changé.

Au surplus, le législateur de 1831, après s'être prononcé, dans la discussion, contre tout privilège résultant des professions, a laissé à la loi le soin de fixer ou de ne pas fixer un cens pour les élections provinciales et communales.

Que fait le gouvernement ? Il abaisse le cens, mais il introduit dans nos lois électorales le régime des capacités, dont le Congrès ne voulait pas. Il établit au profit des capacités un cens différentiel, qui était répudié par le Congrès.

«Sont électeurs provinciaux et communaux, dit-il (projet, article 3),sous la condition de justifier qu'ils ont suivi un cours d'enseignement moyen de 3 années au moins, dans un établissement public ou privé, 1° ceux qui payent la moitié du cens fixé par les articles précités. »

Messieurs, je voudrais que le gouvernement voulût bien me faire connaître dans quelle mesure une clause semblable influera sur la composition du corps électoral. Quant à mon opinion à ce sujel, la voici :

Les écoles moyennes sont peu nombreuses, il en est de même des écoles primaires supérieures et des écoles d'adultes, elles n'existent guère que dans les villes. Il suit de là qu'en supposant que l'adoption de l'article 3 amendé exerçât une influence sérieuse sur la composition du corps électoral, les villes seraient seules appelées à en recueillir le bénéfice.

Mais je ne crois pas à ce résultat sérieux. Le motif en est simple, c'est que la plupart des jeunes gens qui fréquentent les écoles moyennes appartiennent à la classe aisée, et généralement payent le cens complet, pour être électeur, sans avoir recours au certificat. Grande serait la différence si le certificat d'école primaire était substitué au certificat d'école moyenne. En effet, les écoles primaires sont ou peuvent être accessibles à tous. Et en 1860, pour ne citer qu'une époque, pendant que les écoles moyennes étaient fréquentées par trente ou quarante mille élèves, les écoles primaires étaient suivies par plus de 500,000 élèves. Enfin, chaque commune possède une école, de sorte que le principe d'égalité entre villes et campagnes eût été du moins respecté.

Que consacre le projet du gouvernement ? Cela a été dit à satiété. Ce projet n'a qu'un but, celui d'accroître l'influence du pouvoir sur les élections par l'adjonction de certaines catégories de citoyens. Rien n'est plus juste que de rendre ces citoyens électeurs au même titre et dans les mêmes conditions que tous les autres, mais rien n'est plus inique que de leur accorder ces privilèges.

La réforme électorale doit avoir pour but de conférer l'électoral à tous ceux qui peuvent y avoir des droits légitimes.

Ce que je reproche surtout au projet du gouvernement, c'est qu'il semble écarter systématiquement du droit de participer à l'exercice de la souveraineté nationale l'une des forces les plus vitales de la patrie. Cette force est la classe ouvrière. Si on s'écarte de la gestion des intérêts sociaux, c'est qu'on suppose qu'elle pourrait faire un mauvais usage de sa part de souveraineté.

(page 724) Eh bien, messieurs, cette défiance ne me paraît pas fondée. Envisagées dans leur généralité, les classes ouvrières belges ne sollicitent de la législature que des réformes équitables. Elles ne demandent que des réformes sociales ou économiques, basées sur le principe de la liberté et sur celui du droit commun. Pourquoi ? Parce que les classes ouvrières savent aujourd'hui que le progrès consiste dans l'alliance libre des forces productives. Elles savent que, sous l'empire de la liberté, le capital, l'intelligence et le travail se prêtent toujours un fécond et mutuel appui. Elles savent qu'elles n'ont rien à attendre ni de la réglementation, ni d'aucun système restrictif. On a quelquefois représenté les classes ouvrières en ennemies du capital. C'est la une grave erreur. Les ouvriers reconnaissent que les salaires réels ont été en augmentant à mesure que s'élevait le capital moral et matériel.

C'est ainsi que les machines, l'une des formes les plus importantes que revêt le capital, ne sont plus maintenant, comme autrefois, considérées par les ouvriers comme de redoutables concurrents. Les ouvriers n'ignorent pas que les machines leur épargnent les labeurs les plus rudes de l'industrie. La généralité des ouvriers, loin de traiter le capital en antagoniste, voient en lui un énergique auxiliaire, dont la puissance, quoiqu'il arrive, ne saurait s'exercer qu'au profit du travail.

Je pourrais, messieurs, développer davantage ces idées, mais je m'écarterais trop de l'objet spécial de cette discussion.

Je ne crains pas d'appeler à la vie politique la classe ouvrière. La classe ouvrière, en Belgique, a donné trop de preuves de son intelligence et de sa modération, pour qu'il soit possible de prévoir qu'elle puisse devenir un élément d'anarchie.

Le peuple belge tout entier, depuis des siècles, a trop fermement affirmé sa liberté, pour qu'on suppose qu'en généralisant le suffrage on crée une arme destinée à asservir la patrie sous le joug d'un despotisme quelconque.

Ne l'oublions pas, l'union fait la force. Ne divisons donc pas la nation en catégories. Ne traitons pas les uns de capables, les autres d'incapables, donnons aux uns leurs droits et aux autres la faculté de les obtenir.

Que tous soient égaux dans leurs droits comme ils sont égaux dans leur patriotisme. Rappelons-nous 1830.

On ne demandait pas alors à la classe ouvrière, si elle maniait à la fois la plume et le marteau. On lui demandait si elle aimait la liberté, et on l'exhortait à marcher à la conquête de la liberté. Pour cela pas n'était besoin d'exercer une profession officielle. Eh bien, avons-nous donc dégénéré ? Qui ose le dire ? Quant à moi, je crois que notre amour pour la liberté, le droit et la justice n'a fait que grandir, et c'est pour cela quand on me convie à rapprocher progressivement par des moyens raisonnables les classes ouvrières des classes bourgeoises, au lieu de jeter un cri d'alarme, j'élève bien haut l'étendard de la confiance et de la concorde.

J'ai dit tantôt que des membres de cette assemblée repoussent le suffrage universel en principe, et souscrivent cependant aux mesures qui nécessairement y conduisent. Car l'honorable ministre a mille fois raison, lorsqu'il s'écrie que les réductions successives conduisent,à l'universalité du vote.

Donc ce qui serait logique serait une proposition tendante à élever le cens, de manière à fuir autant que possible le contact des masses.

Ou ne peut pas rester stationnaire, l'immobilité c'est la mort. Ce mot n'est pas de moi, il faut remonter le courant, ou le descendre. Or, je préfère le descendre, plutôt que de m'épuiser en vains efforts pour le remonter. Je puis, ainsi, être certain d'arriver au port sans encombre. Quant à rester stationnaire en face des écueils, cela constitue une situation pleine de périls. Il est souvent impossible ou de gagner le port ou de s'éloigner du rivage quand la tempête est là, menaçant de submerger tout.

Messieurs, le suffrage universel, que je ne demande pas, mais vers lequel nous nous dirigeons, je le crois, est-il à redouter ?

Quoi qu'en ait dit M. le ministre des finances, il fonctionne avec régularité et succès, au grand profit de la liberté, aux Etats-Unis et en Suisse.

Sans doute, le suffrage universel peut, comme tout autre système électoral, produire des inconvénients.

Ceux que l'honorable ministre a signalés en Suisse sont réels. Mais il en est du suffrage universel comme de la liberté ; il guérit promptement les maux qu'il détermine.

Je pourrais facilement citer des mesures prises, sous l'influence du suffrage restreint, et qui ne sont guère plus admissibles que les résolutions dont nous a parlé l'honorable ministre. Celui-ci nous propose chaque jour des modifications aux lois existantes ; et quand le ministère de la politique nouvelle a pris possession du pouvoir, il s'est empressé d'annoncer la révision des lois détestables, selon lui, que d'autres législatures avaient votées.

Je pourrais citer des exemples plus récents, plus concluants peut-être. Mais je m'en abstiens, car il n'est pas d'usage que la Chambre se prononce sur les questions débattues au Sénat. Ensuite, l'honorable ministre de la justice doit être un peu fatigué, et je me ferais un reproche de l'appeler à cette tribune pour justifier de nouveau une thèse à laquelle je suis converti.

Le suffrage universel existe en France, au profit de l'égalité, et la liberté n'aurait pas s'en plaindre, si la nation française possédait, avec le droit d'association, celui de publier sa pensée.

On demande presque toujours à la France des arguments contre le suffrage universel. On oublie qu'entre les mœurs belges et les mœurs françaises, il n'y a aucune similitude. La Belgique possédait la liberté politique, que la France songeait à peine à la réclamer.

Le suffrage universel a reparu en France. Il y existe depuis 1848. On peut en apprécier différemment les résultats ; mais on reconnaîtra, avec mon honorable ami M. Nothomb, qu'il n'a donné lieu à aucune tentative anarchique.

C'est une assemblée issue du suffrage universel qui réprime les émeutes de juin, et c'est une assemblée formé par les censitaires qui permet à la révolution du 24 février de s'accomplir.

En résumé je partage l'opinion de mes collègues qui cherchent à obtenir une réforme large et généreuse de nos lois électorales. Je voterai les amendements qui me paraîtrons assurer le mieux cette réforme dans les conditions que je formule, me réservant d'accepter purement et simplement la proposition de l'honorable M. Guillery, qui me paraît se rapprocher autant de mes idées, que le projet de loi du gouvernement s'en éloigne.

II me reste maintenant, pour terminer, à rencontrer un système d'argumentation que l'honorable ministre des finances a mis en œuvre contre nous.

L'honorable ministre des finances a confondu la démagogie avec la démocratie. Ce système, l'honorable M. Hymans l'avait déjà pratiqué dans son rapport, quand il disait : a N'ambitionnons pas le rôle aisé des tribuns dont l'orgueil s'abaisse à flatter la multitude. Cette multitude, nous l'avons vue trop de fois, comme Saturne, dévorer ses enfants. »

J'en suis bien fâché pour les honorables membres, mais nous ne faisons nullement l'apologie du règne de la multitude, pas plus que celui de la démagogie.

L'honorable M. Nothomb vous l'a dit. Il n'y a pas de suffrage universel. Quand nous parlons du suffrage universel, nous parlons de celui qui est rationnellement possible.

De même que quand nous parlons de liberté, croyez-vous que nous voulons nous, auteurs d'un projet de loi sur la presse, la liberté absolue de la presse, la liberté de la calomnie, par exemple ? Pensez-vous que quand nous soutenons la liberté d'association et de réunion, nous prétendions qu'il faille laisser aux criminels le droit de s'associer ?

Eh bien, quand nous parlons du suffrage universel, nous entendons indiquer celui qui est le plus raisonnablement universel possible, et quand nous parlons du peuple belge tout entier, il ne s'agit, pour nous, que des citoyens honorables, à quelque classe qu'ils appartiennent.

Appelez cela la multitude, je ne m'y oppose pas, et puisque le mot a été prononcé, je n'hésite pas à m'en servir pour justifier la multitude belge, c'est-à-dire le peuple tout entier, des défiances dont il est l'objet.

Cette multitude si capricieuse, si à craindre, voyons-la se mouvoir, non pas à des époques éloignées, mais depuis que la Belgique a reconquis son autonomie et son indépendance. C'est la multitude qui a gravé le nom belge sur la carte de l'Europe. C'est la multitude, guidée par d'héroïques martyrs, qui a été l'égide du gouvernement provisoire.

C'est la multitude qui protégea le Congrès, pendant qu'il discutait cette admirable Constitution qu'on nous envie.

C'est la multitude qui nous a faits politiquement ce que nous sommes, c'est elle qui fournit à la patrie ses défenseurs les plus robustes. Nous avons élevé des monuments à la multitude.

(page 725) En 1848, alors que le gouvernement belge était vacillant, et que la royauté elle-même était hésitante, alors que l'Europe était soulevée et entraînée par les flots impétueux de la révolution, et que l'on faisait apparaître aux regards des populations tous les mirages des satisfactions de la vie, que faisait encore en Belgique cette multitude, trop souvent rabaissée, quelquefois avilie ? Elle se dressait, fière et menaçante, contre toute tentative que l'on eût osé entreprendre contre des institutions qu'elle avait si puissamment aidé à créer et à consolider. Et maintenant, si l'indépendance de la patrie pouvait, par des complications européennes, être menacée ou compromise, nous appellerions à nous la multitude et avec elle, avec elle seule, nous saurions nous défendre.

Un honorable membre de cette Chambre, qui siégeait en 1860 au fauteuil de la présidence, l'honorable M. Orts, s'adressant au Roi, et parlant au nom de la Chambre, disait :

« Quel peuple désormais a pu croire la Belgique moins capable que lui de régir son propre sort, moins digne que lui de porter son propre nom ? »

Le prince de Ligne parlant dans les mêmes circonstances, au nom du Sénat, disait :

« Il y a chez tous les Belges union complète de volonté pour atteindre ce but patriotique : Maintien de nos institutions ; maintien de notre monarchie constitutionnelle, sous le sceptre d'un Roi vénéré, non seulement par le peuple belge, mais par l'Europe entière. »

Le Roi répondit :

« Il ne peut se présenter un spectacle plus beau et plus noble que l'unanimité d'un peuple se confondant dans son amour pour le pays. »

Je pourrais multiplier les citations ; mais à quoi bon ? Vous n'avez pas perdu le souvenir des admirables manifestations qui se produisirent à cette époque.

Tous les discours qui furent prononcés faisaient l'apologie du peuple belge tout entier, c'est-à dire de la multitude.

Ces faits significatifs, honorables pour le peuple, se sont représentés lors de la mort du Roi Léopold et lors de l'avènement de S. M. Léopold II.

Et maintenant l'on viendrait dire à ce peuple, à cette multitude qu'on a élevée si haut à ses propres yeux et aux yeux du monde, on viendrait lui dire qu'elle est dangereuse et capricieuse, qu'il ne faut rien lui accorder, ni dans le présent, ni dans l'avenir, parce qu'on l'a vue trop de fois, comme Saturne, dévorer ses enfants ! Mais, messieurs, ce langage me paraît étrange ; je dirai qu'il est un autre rôle à jouer, et celui-là je ne l'ambitionne point, c'est celui de flatter la multitude quand on en a besoin, et de lui dénier ensuite ses droits, lorsqu'on juge qu'elle est devenue un instrument inutile ou indocile.

M. Kervyn de Lettenhove. - Messieurs, le débat soulevé devant vous occupe, à juste titre, depuis plusieurs jours, votre attention ; il touche de si près à nos institutions et à notre système politique, que je me crois tenu de prendre aussi la parole, pour exprimer mon opinion simplement, avec calme, avec prudence, avec modération, mais nettement et sans réserve, telle que me l'impose mon devoir, telle que me la dicte ma conviction, dussé-je, pour obéir à ce devoir et à cette conviction, me séparer des honorables préopinants qui, comme moi, siègent de ce côté de la Chambre.

Messieurs, la question qui s'agite dans cette enceinte, même circonscrite dans les propositions de loi sur lesquelles vous êtes appelés à délibérer, est importante et sérieuse ; mais elle est surtout grave par cette discussion qui, portant sur un objet qui lui est étranger, tend, pour me servir d'une expression empruntée à l'histoire contemporaine, non pas à rechercher s'il y a quelque chose à ajouter au couronnement de l'édifice, mais à en sonder et peut-être à en renouveler les fondements.

Un mot, messieurs, sur la grande et périlleuse question du suffrage universel.

M. le ministre des finances, en commençant son brillant et éloquent discours, reconnaissait que les membres de la droite étaient hostiles pour la plupart aux théories qui recommandent ou qui veulent préparer le suffrage universel, soit immédiatement, soit à une époque plus ou moins éloignée, soit comme une chose bonne et utile, soit comme une chose nécessaire ; il les accusait toutefois d'accepter complaisamment la responsabilité et la solidarité de ces théories.

Ce reproche, je ne puis l'admettre pour un grand nombre de mes honorables collègues dont le sentiment n'a jamais été ni douteux, ni contesté. Je ne puis pas l'admettre non plus en ce qui me touche, et je demande à la Chambre la permission de lui rappeler qu'à cette même tribune, il y a trois ans, m'occupant, en passant, de cette grave question du suffrage universel, je m'exprimais en ces termes :

« Je ne suis pas favorable au suffrage universel. Le suffrage universel, accessible aux rumeurs les plus absurdes, sujet aux variations les plus étranges, me paraît ne pouvoir être qu'un mensonge ou un danger, servile devant le despotisme, séditieux sous le souffle de l'anarchie. »

L'opinion que j'exprimais alors, je la professe encore aujourd'hui, et le débat auquel j'ai assisté depuis plusieurs jours n'a fait que me confirmer dans cette appréciation. C'est avec un vif intérêt que j'ai suivi la controverse qui s'est établie sur l'histoire des peuples de l'antiquité ; toutefois, à mesure que j'entendais se heurter les arguments des divers orateurs arrivant à des conclusions si différentes, il m'était impossible, je l'avoue, de ne pas me dire en moi-même que, si le suffrage universel avait pu fonctionner sincèrement et efficacement, à certaines époques, c'était seulement chez les peuples primitifs ou chez les tribus germaniques, alors que les mœurs étaient encore simples et pures ; mais que, plus tard, en dehors de ces faits exceptionnels, le suffrage universel, loin d'être une cause de grandeur et de gloire, n'avait été qu'un instrument de divisions étroites et de haines jalouses, qu'un symptôme d'affaiblissement, de décadence et de ruine.

Dans les temps modernes, le suffrage universel de 1848 ne me paraît pas avoir été autre chose qu'un écho de ce profond sentiment de terreur qu'on éprouve unanimement lorsqu'on se trouve en présence d'un gouffre béant. Mais, ce sentiment de terreur dissipé et les passions venant à renaître, je me demande si un jour ne viendra point où le suffrage universel rouvrira les abîmes qu'il a contribué à fermer. Cette crainte n'est pas un sentiment isolé. Un éminent écrivain de nos jours, M. Laboulaye, mon savant collègue à l'Institut de France, M. Laboulaye qui a beaucoup loué le suffrage universel et que le suffrage universel a néanmoins repoussé lorsqu'il s'est présenté à lui avec l'autorité de sa science et de son talent, partageait cette inquiétude lorsqu'il disait à propos du suffrage universel :

« Il y a des jours où une passion violente et soudaine s'empare de tous les esprits. Un moment peut venir où l'on tombera tout à coup dans un de ces courants d'opinion qui emportent tout... Vienne la tempête, vienne un de ces jours terribles, on aura des élections générales qui ébranleront le pays tout entier. »

Ce n'est pas là un de ces courants qui conduisent au port, selon l'expression qu'employait tout à l'heure mon honorable collègue M. Royer de Behr ; ce n'est pas en présence de ces courants périlleux que M. Faider, en terminant son étude sur la statistique nationale, eût pu écrire : Cras ingens iterabimns aequor. »

Ces courants sont ceux qui entraînent, mais qu'on remonte rarement. La tempête dont parle M. Laboulaye est une de celles où non seulement les institutions périssent, mais où le lendemain la société entourée de débris arrive à douter de l'utilité de ses droits et de l'efficacité de ses institutions.

Sans aborder ces sinistres prophéties et jetant un rapide coup d'œil sur les deux mondes, je vois le suffrage universel servant docilement eu Europe les pouvoirs forts, c'est-à-dire les pouvoirs qui concentrent en eux toute l'action de la société, ou bien se prêtant aveuglément au delà des mers à l'anarchie qui commence le lendemain du jour où s'est fermée la plaie de la guerre civile.

Rien, plus que ce spectacle, ne me donne le droit de dire que le suffrage universel ne répond ni aux destinées ni aux intérêts bien compris de la Belgique, qui a appris la liberté par la vie communale, alors que la liberté était partout ailleurs encore ignorée ; de la Belgique qui entend la conserver aujourd'hui telle que la lui enseignent ses traditions, telle que la réclament ses mœurs, c'est-à-dire sage, prudente et modérée.

Ces considérations m'émeuvent aujourd'hui plus vivement que jamais. Si la situation générale de l'Europe est plus troublée et plus menaçante, si nous voyons, de toutes parts, le fait se substituer au droit, et les prétextes prendre la place des raisons sérieuses, nous n'en sommes que plus tenus d'affermir notre Constitution au lieu de l'ébranler en la discutant. Il faut que nous la consolidions en l'entourant de notre respect.

Nous ne pouvons oublier que (chose bien rare dans notre histoire) elle nous a donné près de quarante années de paix, de prospérité et de vie libre ; et c'est aussi notre pacte fondamental qui nous garantit dans l'avenir le maintien de ces grands intérêts que nous ne pouvons séparer, notre dynastie nationale, les institutions qui nous sont propres, les libertés qui sont nôtres, en un mot, tout ce qui fait notre nationalité, tout ce qu'elle nous a donné, tout que nous avons à conserver et à défendre.

(page 726) Notre grief, comme opposition, c'est que la Constitution n'est pas toujours observée dans son esprit ; ce que nous réclamons comme opposition, c'est que toutes les libertés constitutionnelles soient largement, libéralement entendues et appliquées. C'est à ces principes de la Constitution que nous sommes dévoués plus que personne, et l'opinion conservatrice qui, dans les crises, a fait toujours preuve de patriotisme, qui dans tous les moments de danger, a compris qu'une nation, qui veut vivre, doit s'attacher fermement au symbole de sa vie politique, ne manquera pas plus aujourd'hui à son devoir, qu'elle ne l'a fait à d'autres époques.

Cependant, au moment où cette discussion s'engage, nous avons à nous demander si le gouvernement, dans son projet, a été fidèle à ces principes, à ces idées généreuses qu'il développait il y a deux jours et si le projet même du gouvernement ne prépare pas la révision de la Constitution et l'avènement du suffrage universel.

M. le ministre des finances, insistant sur le respect dont nous devons entourer la Constitution, nous conviait (ce sont ses expressions) à conserver, avec un respect filial, des institutions qui n'ont jamais laissé sacrifier un intérêt légitime et qui ont assuré la liberté de tous. D'après l'honorable ministre des finances, le projet du gouvernement est une barrière, un obstacle, un frein à la révision de la Constitution et à l'établissement du suffrage universel. C'est ce que je ne puis admettre.

Je m'explique sur ce point.

Il ne peut y avoir dans un pays qu'un seul système électoral, qu'une seule base de système électoral, sans distinguer s'il s'applique aux élections législatives, provinciales ou communales. Certainement l'échelle peut varier, elle peut permettre au corps électoral d'en monter, plus ou moins rapidement, les degrés. Mais la base sur laquelle repose l'échelle, la base du système doit être une et s'étendre à toutes les élections.

Deux systèmes étaient possibles, lorsque le Congrès a été appelé à statuer sur cette grave et féconde question : d'une part la capacité, d'autre part le cens. La capacité est un grand principe qui peut convenir aux peuples actifs et habiles dans les arts, puisqu'elle les appelle à cet éclat de la civilisation qui se répand au dehors et qui élève les petites nations au niveau des plus grandes. A côté, il est un autre principe : c'est celui du cens, qui est certes moins brillant, mais qui donne plus de sécurité, qui assure plus de repos.

Entre ces deux systèmes, quel est celui qu'a choisi le Congrès ? Evidemment, messieurs, c'est celui du cens. Il s'est prononcé à cet égard avec une netteté, avec une énergie, avec une précision qu'il est bon de vous rappeler, afin qu'aucun doute ne puisse exister à cet égard.

L'honorable M. Defacqz avait demandé qu'on inscrivît dans la Constitution une disposition formelle relative au cens, afin que les législatures postérieures ne pussent pas en disposer à leur gré, et peut-être selon les caprices du pouvoir. C'est alors que l'honorable M. Forgeur disait :

« Si vous n'avez pas dans la Constitution une disposition qui fixe le cens électoral, comme c'est là-dessus que repose tout l'édifice constitutionnel, il se pourrait que les législateurs à venir, en le modifiant, renversassent tout votre ouvrage. »

M. Destouvelles ajoutait : J'attache beaucoup d'importance à ce que la Constitution fixe le cens électoral. Je conviens avec M. Forgeur que tout repose sur le cens électoral ; c'est pour cela précisément qu'il importe que cette base soit posée dans la Constitution pour que les législateurs à venir courbent la tête devant cette disposition et ne se permettent pas d'y porter la main. »

Et quand l'honorable M. De Foere proposait d'insérer dans la Constitution une disposition qui permît à la capacité de venir réclamer aussi sa part de droits, l'honorable M. Forgeur, prenant de nouveau la parole, se refusait à établir cette faveur. II ne voulait, disait-il, de privilèges pour personne dans un gouvernement libre, et il ajoutait que la meilleure des garanties à demander aux électeurs, c'était le payement d'un cens qui représentât une fortune, une position sociale, afin que l'électeur fût intéressé au bien-être et à la prospérité de la société.

Lorsque l'honorable abbé de Foere, insistant de nouveau, demandait que l'on pût, comme le propose aujourd'hui le gouvernement, établir un mélange de cens et de capacité pour constituer le droit électoral, le Congrès, refusant d'entrer dans cette voie, repoussait immédiatement et sans discussion ultérieure cette proposition.

Voilà, messieurs, comment les délibérations du Congrès nous apprennent, à côté de ce qui est écrit dans la Constitution, quel était l'esprit qui animait cette illustre assemblée.

L'honorable M. Le Hon, justifiant ce système, déclarait que l'on avait voulu le cens pour l'électorat, mais que, quant à l'éligibilité, aucun cens ne pouvait être et ne serait jamais demandé. Et c'est ceci, messieurs, qui explique et qui justifie à la fois le système suivi par le Congrès.

Le Congrès entendait qu'à la base, le cens régnât seul, qu'au faîte on ne trouvât que la capacité. A la base, sont les électeurs intéressés à la chose publique qui apprécient le besoin du repos et de la sécurité du pays, qui choisissent ceux qui défendront le mieux ces intérêts et ces besoins.

Les élus ne seront plus les censitaires, ils devront l'honneur de l'élection à la capacité ; c'est à eux qu'il appartiendra de faire triompher les progrès, de développer les lumières. La capacité pénètre seule dans cette assemblée ; seule elle peut monter au fauteuil de la présidence ; seule elle peut s'asseoir au banc des ministres ; et il est vrai de dire que si le cens désigne les gouvernants, c'est la capacité seule qui gouverne.

Voilà, messieurs, le système constitutionnel. Il est grand, il est rationnel, il mérite mieux que cette rapide apologie.

M. le ministre des finances reconnaît volontiers qu'il serait impossible d'ajouter à la disposition constitutionnelle qui, dans l'élection législative, exige uniquement le cens, toute autre condition accessoire qui y joindrait la capacité. M. le ministre des finances a également reconnu qu'en matière d'élections provinciales et communales, si on voulait substituer complètement la capacité au cens, on s'écarterait tout à fait de l'esprit de la Constitution. Néanmoins, le gouvernement ne tenant pas compte, dans son projet, de la rigueur des principes, a cru pouvoir nous proposer une association du cens et de la capacité, qui formerait un nouveau système électoral.

Ce système est-il licite en prenant pour règle la lettre de la Constitution ? Evidemment oui, puisque nous pouvons modifier à notre gré les conditions exigées pour être électeur provincial ou électeur communal ; mais est-il dans l'esprit de la Constitution ? Evidemment non, car il ne peut pas avoir été dans l’intention du Congrès d'admettre un élément de capacité pour la composition du corps électoral provincial et du corps électoral communal, lorsqu'il a refusé tout accès à la capacité dans la composition du corps électoral législatif. C'est une regrettable contradiction, et je ne puis m'empêcher d'en signaler et la gravité et les dangers. Comment ! dans l'esprit du Congrès, le cens est la valeur électorale, si je puis m'exprimer ainsi, et la capacité est la valeur élective ; et ici, quand nous nous occupons de déterminer la base électorale, nous admettrions comme appoint ce qui en matière électorale n'est point une valeur constitutionnelle. Nous introduirions dans l'élection provinciale et communale un élément que le pouvoir constituant a voulu exclure, et que nous ne pourrions, sans violer la Constitution, faire passer dans le corps électoral législatif. La contradiction est évidente.

Mais, messieurs, ne l'oubliez pas, la capacité, c'est la chose la plus difficile à définir et à limiter. Nous pouvons la déterminer aujourd'hui, mais demain un autre gouvernement et une autre législature étendraient cette définition et lui donneraient un autre caractère. Aujourd'hui, vous accueillez la capacité dans la proportion de 50 p.c., mais si, comme nous l'espérons, le mouvement intellectuel continue à se développer, admettrez-vous alors la capacité dans la proportion de 60, de 70, de 80 ou de 90 p. c. ? Il en résultera incontestablement que la capacité, élément fort respectable mais essentiellement ambitieux et envahissant, étouffera tôt ou tard le cens dans ses étreintes, et il ne restera plus qu'une seule base électorale. Le système du gouvernement aura donc pour conséquence finale l'anéantissement du cens et le triomphe complet de la capacité.

M. le ministre des finances a invoqué une grande autorité, M. de Tocqueville ; je demande à la Chambre la permission de lui citer à mon tour quelques lignes de cet éminent publiciste. Il s'exprime en ces termes dans son beau livre sur la Démocratie en Amérique :

« Lorsqu'un peuple commence à toucher au cens électoral, on peut prévoir qu'il arrivera, dans un délai plus ou moins long, à le faire disparaître complètement. C'est là l'une des règles les plus invariables qui régissent les sociétés. A mesure qu'on recule la limite des droits électoraux, on sent le besoin de la reculer davantage ; car, après chaque concession nouvelle, les forces de la démocratie augmentent, et ses exigences croissent avec son nouveau pouvoir. L'ambition de ceux qu'on laisse au-dessous du cens s'irrite en proportion du grand nombre de ceux qui se trouvent au-dessus. L'exception devient enfin la règle ; les concessions se succèdent sans relâche, et l’on ne s'arrête plus que quand on est arrivé au suffrage universel. »

Voilà ce que dit M. de Tocqueville.

Mais M. le ministre des finances lui-même tenait à peu près le même langage lorsqu'il nous disait : « Tout abaissement du cens, si on n'y met pas de conditions, est un acheminement au suffrage universel. » Eh bien, (page 727) messieurs, si cette condition est par sa nature entièrement différente du principe qu'elle modifie, il sera impossible que ce principe subsiste longtemps ; il finira par disparaître ; vous arriverez alors nécessairement, fatalement, comme je le disais tout à l'heure, à la révision de la Constitution et au suffrage universel.

Mais dès ce moment, messieurs, sans prévoir ces conséquences plus ou moins prochaines, dans quelle position étrange ne placerez-vous pas le système politique du pays, si la proposition du gouvernement est admise ?

Quoi ! d'une part il y aura immobilité dans le système qui préside à nos élections législatives et d'autre part nous aurons la variation, l'inconstance, l'incertitude permanente dans les élections provinciales et communales ! Et quel sera le résultat immédiat ? Les membres de la législature continueront à être les élus du cens, les membres des conseils provinciaux et communaux seront les représentants d'électeurs qui pour une part notable représenteront l'intelligence et l'instruction. Dès aujourd'hui ne peut-on pas prévoir que cette situation amènera de funestes rapprochements, de sinistres murmures ? N'entendrons-nous pas des voix discordantes s'écrier, en voyant entrer à l'hôtel de ville, que dis-je ! dans la maison communale du plus modeste de nos villages, des conseillers communaux dont l'autorité est si limitée : « Ces hommes sont les représentants de l'intelligence tandis que ceux qui siègent au palais de la Nation, qui font les lois, qui votent les budgets, qui forment l'un des grands pouvoirs de l'Etat, sont les représentants exclusifs du cens, c'est-à-dire du privilège, c'est-à-dire de l'argent. » Messieurs, ce jour-là notre mandat aura perdu sa valeur morale, et il ne tardera point à être déchiré. C'est là, selon moi, que conduit le système du gouvernement.

Ces observations, messieurs, me paraissent si graves que je m'appesantirai fort peu sur l'examen des articles du projet du gouvernement. Je n'y trouve, je le déclare, rien qui me présente ces conditions fondamentales d'indépendance, soit dans l'éducation, soit dans la vie, qui font les bons citoyens et les bons électeurs.

En ce qui concerne l'instruction du censitaire privilégié, je découvre une tendance fâcheuse à substituer, comme base de ce privilège électoral, l'enseignement officiel à l’enseignement libre. Je vois l'enseignement libre soumis à des formalités qui deviendront de plus en plus nombreuses, et je crains bien que tôt ou tard l'enseignement officiel ne soit considéré comme la seule base de la capacité en matière électorale ; mais, messieurs il y a, au point de vue auquel le gouvernement s'est placé, en invoquant ses sympathies pour la capacité, bien d'autres objections à faire.

Je me demande notamment ce que fera l'ouvrier, l'homme né dans une position difficile et obscure, qui par un travail persévérant, dans son humble demeure, après la clôture de l'atelier, est arrivé à se donner une instruction supérieure à celle qu'on trouve soit dans les écoles primaires supérieures, soit dans les écoles moyennes, et c'est ainsi que se sont révélées de hautes intelligences. Comment entrera-t-il dans le corps électoral si à un cens peu élevé, fruit de ses économies, il demande à joindre la preuve de sa capacité ?

Je l'ai déclaré souvent, je suis hostile à toutes ces formalités, à toutes ces questions de diplômes et de certificats. Je ne crois pas que ce soit ainsi qu'on arrivera à constater le véritable degré d'instruction et d'intelligence.

Que dirai-je d'un privilège semblable proposé en faveur des employés des administrations publiques et privées ?

On se plaint beaucoup dans notre temps du développement exagéré de la bureaucratie ; je crains qu'ici on ne lui élève un nouveau piédestal et je n'en vois pas la nécessité.

J'ai consulté, messieurs, les statistiques électorales, et je remarque que le nombre des électeurs fonctionnaires, qui était en 1849 de 6,500, était monté en 1864 à 8,500. Il s'était par conséquent augmenté de 2,000 tandis que pour les professions libérales le nombre des électeurs qui était en 1849 de 4,000 n'était monté en 1864 qu'à 4,700, c'est-à-dire qu'il ne s'était augmenté que de 700 électeurs, c'est-à-dire du tiers du nombre de l'accroissement des électeurs fonctionnaires.

Il faut bien le dire, ces privilèges qu'on accorde à ceux qui ont traversé l'enseignement officiel et à ceux qui occupent une fonction dont dispose le gouvernement, me paraissent malheureusement choisis et de nature à compromettre à tort ou à raison la sincérité du système électoral. Alors même qu'il n'en serait pas ainsi, je ne resterai pas moins défavorable à ce luxe de formalités et de réglementation qui constitue déjà un grief sérieux contre le projet du gouvernement.

Je ne dirai qu'un mot, messieurs, des amendements qui ont été présentés par les honorables MM. Guillery et Nothomb,

Je reconnais volontiers que ces amendements sont conçus dans un esprit plus large, par conséquent plus équitable ; qu'ils ne présentent point de privilèges, ni d'exceptions et qu'ils procèdent à la diminution du cens par catégories nettement tracées. Mais je ne puis m'empêcher de rencontrer deux objections qui me semblent importantes.

D'une part, à côté du cens politique qui, descendu à sa dernière limite, se trouve définitivement fixé, je constate un abaissement rapide du cens provincial et communal qui me paraît impliquer une contradiction, une antithèse, et devoir amener tôt ou tard de nouvelles attaques, de nouvelles luttes contre le cens électoral politique.

D'autre part, la quasi-uniformité du cens qui se trouve dans l'amendement de l'honorable M. Guillery, et à un degré inférieur dans l'amendement de l'honorable M. Nothomb, ne répond pas assez, selon moi, aux intérêts si variés, si différents de nos villes et de nos communes. Je crois que la loi communale a été beaucoup plus sage lorsqu'elle a établi un plus grand nombre de degrés, et je craindrais que cette uniformité ne produisît des conséquences fâcheuses au point de vue de la composition du corps électoral communal.

J'ai eu l'honneur de soumettre à la Chambre des observations nombreuses sur le système proposé par le gouvernement. Faut-il en conclure qu'il n'y a rien à faire ? Viens-je soutenir qu'il faut repousser à la fois le système du gouvernement et les amendements, pour se renfermer dans une complète immobilité ? Telle n'est pas ma pensée, messieurs ; je reconnais qu'il y a quelque chose à faire, mais je crois qu'il faut agir avec prudence et qu'il faut rechercher les moyens d'obtenir des résultats utiles sans rien compromettre et surtout sans toucher à ces grands principes tracés dans la Constitution, qui sont aujourd'hui notre sauvegarde.

Je ne sais, messieurs, s'il faut se placer au point de vue de la capacité et des justes exigences de l'instruction, comme l'a fait le gouvernement et comme l'ont fait plusieurs orateurs, pour justifier ainsi l’extension des droits électoraux. Je regrette beaucoup de ne pas être complètement convaincu de ce rapide développement de l'instruction auquel on fait allusion. J'ai voulu m'éclairer par les statistiques, et les statistiques ne m'ont pas appris grand-chose. J'ai seulement constaté que de 1849 à 1864 l'instruction des miliciens n'a présenté qu'un très faible développement. Le nombre des miliciens sachant lire et écrire n'a progressé, dans cette période de 15 années, que de 2 p. c.

Mais ce que j'ai rencontré dans les statistiques et ce qui m'a ému considérablement, c'est le rapide développement de la prospérité publique, agissant sur le développement du corps électoral.

En 1849, il n'y avait dans le corps électoral que 78,500 électeurs ; il y en avait 107,000 en 1864, c'est-à-dire qu'il y avait eu une augmentation de 37 p. c. obtenue sans aucune modification à la loi, rien que par le mouvement calme et régulier de la prospérité, créant tous les jours de nouveaux électeurs, qui n'ont pas attendu que le suffrage s'abaissât jusqu'à eux, comme le disait M. Macaulay, cité par l'honorable M. Hymans, mais qui, par leur travail, par leurs efforts, sont allés au-devant du droit de suffrage. Eh bien, messieurs, c'est là un magnifique résultat.

M. Van Overloopµ. - Cela provient peut-être aussi de ce qu'on a fabriqué de faux électeurs.

M. Kervyn de Lettenhove. - Il y a sans doute quelques faux électeurs, mais il faut attribuer la plus grande part de l'augmentation du nombre au développement de la prospérité publique.

Je ne saurais assez le répéter, messieurs, le grand devoir des hommes politiques n'est pas d'apporter tous les jours de nouveaux changements aux institutions, au risque d'éveiller les ambitions et d'exciter les passions, mais bien plutôt de favoriser par toutes les mesures utiles le développement de la richesse publique. et quand le droit électoral est honorablement et péniblement acquis par le travail, gouvernement et législateurs, nous ne saurions mettre trop d'empressement à le proclamer, nous ne saurions assez nous en féliciter.

Néanmoins, quel que soit ce développement du corps électoral, quel que soit ce mouvement de prospérité qui continue chaque jour à s'étendre, j'arrive à me demander si le nombre des électeurs répond à la situation florissante du pays ; je doute que 225,000 électeurs communaux, que 110,000 électeurs provinciaux et législatifs représentent complètement l'élément que le Congrès a voulu introduire dans le corps électoral. Je prends pour exemple l'élection provinciale.

Le cens ,qui est le même que celui des élections législatives, étant fixé à 42 fr. j'ai voulu rechercher ce que ce cens peut représenter en capital.

J'ai consulté à cet égard des statisticiens très éclairés, et ils m'ont (page 728) répondu que ce cens de 42 fr. composé dans des proportions différentes d'impôt foncier, de contributions personnelles et de patente (je laisse de côté en ce moment les débits des boissons), peut représenter un capital de 6,000 à 8,000 fr. et que ce capital constitue en Belgique ce qu'on appelle l'aisance.

Les mêmes statisticiens ajoutent que ce capital, ce degré d'aisance, se rencontre entre les citoyens belges majeurs qui forment le quart de la population entière, dans la proportion de 1 sur 6. D'autre part, dans un travail communiqué, je pense, par M. le ministre des finances à la section centrale de milice, on déclare également que les ressources nécessaires pour le remplacement se retrouvent dans une famille sur six. Mais en supposant qu’il y ait là quelque exagération et que le capital qui pour moi constitue l'aisance ne se rencontre que dans une famille sur dix, il suffit qu'il y ait 1,800,000 citoyens belges majeurs, pour qu'on en puisse conclure qu'il y a 180,000 Belges qui possèdent le capital que le Congrès a adopté comme base du droit électoral et qui représente l'aisance. Or comme il y a moins de 100,000 électeurs provinciaux (en mettant toujours de côté les débitants de boissons), on arrive à ce résultat que le nombre d'électeurs doit être doublé, toujours en prenant pour base le capital qui forme le cens constitutionnel.

D'autre part, dans une séance récente l'honorable ministre des finances parlait des 900,000 habitations qui existaient en Belgique. Eh bien, si l'on admet la même proportion de 1 sur 6, il y en a une sur six qui sert de résidence à l'aisance, c'est-à-dire qu'il y a 150,000 habitations où devraient se trouver des électeurs.

Il en résulte donc qu'eu égard au capital qui existe dans la nation le nombre des électeurs inscrits est insuffisant et qu'il y a lieu de le compléter.

Permettez-moi, messieurs, d'insister sur les principes. Le Congrès n'a considéré le cens que comme la représentation du capital : nous ne voulons le cens, disaient à la fois les honorables MM. Forgeur et Le Hon, que parce que le cens représente une fortune quelconque. Ce sont les expressions dont se servait l'honorable M. Le Hon.

La conséquence de ceci, est que partout où ce degré de fortune existe, il y a un droit à l'inscription sur les listes électorales, et que partout où ce capital n'existe pas, l'inscription sur les listes électorales est contraire à la Constitution, contraire à la lettre et à l'esprit de la Constitution.

Eh bien, messieurs, la situation devant laquelle nous nous trouvons est réellement déplorable. L'impôt foncier qui figure dans les ressources du trésor public pour moitié, l'impôt foncier qui est représenté par je ne sais combien de propriétaires, par 700,000, d'après le relevé de 1846, par 1,100,000 aujourd'hui, si l'on prend pour base le nombre des cotes foncières ; l'impôt foncier, qui forme la plus grande part de la richesse publique, ne figure sur les listes électorales que pour 10 ou 11 p. c ; depuis 1849 jusqu'à 1864, le nombre des propriétaires inscrits sur les listes électorales ne s'est élevé que de quelques centaines, et cependant l'honorable ministre des finances, dans un travail récent sur la péréquation cadastrale, faisait remarquer que le revenu de la propriété foncière s'est élevé, dans cette même période, de 70 p. c.

Oui, messieurs, malgré ce mouvement rapide du développement de la propriété foncière, son influence sur la composition du corps électoral est restée exactement la même.

Rien de plus aisé à expliquer. On n'a pas cru devoir élever l'impôt foncier parce qu'on le ménage dans les circonstances ordinaires, sachant bien que, dans les jours d'épreuve, c'est à lui qu'on demandera des sacrifices exceptionnels ; mais il n'en est pas moins vrai que, dans les temps de calme et de prospérité, l'impôt foncier devient de plus en plus étranger à la constitution du corps électoral.

C'est là, messieurs, une situation fâcheuse, évidemment regrettable, sur laquelle je ne saurais assez appeler l'attention de la Chambre. (Interruption.)

N'est-il pas étrange, je le répète, que l'impôt foncier, qui est représenté par 1,100,000 propriétaires, ne compte que (erratum, page 740) 11,000 inscrits sur les listes électorales ?

Et voyez à côté de la propriété la patente, qui prend aussi un développement non moins remarquable. De 1849 à 1864, le' nombre des patentés s'est élevé de 231,000 à 304,000, de sorte qu'il y a une augmentation de 75,000 patentés, et dans ces quinze années, le nombre des patentés électeurs s'est accru environ d'un quart, tandis que le nombre des propriétaires électeurs restait stationnaire.

Et ceci nous conduit à constater ce résultat si digne de votre attention, que les propriétaires qui sont trois fois plus nombreux n'occupent dans le corps électoral que le tiers de la place qui est réservée aux patentés.

Mais ce n'est pas là la seule anomalie que je dois signaler à la Chambre ; il faut aller un peu plus au fond des choses.

Je lis fréquemment dans les ouvrages de statistique qu'on définit la patente, le prélèvement fait par le gouvernement sur les bénéfices de l'industrie.

Cette définition est essentiellement incomplète. Que lit-on dans la loi du 12 juillet 1821 ?

« Le droit de patente aura pour base un montant proportionné aux bénéfices que chaque industrie peut offrir, mis en rapport avec son utilité plus ou moins grande.’

Et c'est cette utilité (erratum, page 740) moins grande qui élève le cens et qui par cela même accroît le droit à l'électoral ! Etrange contradiction, sur laquelle je crois devoir également appeler l'attention de l'assemblée.

Ces observations, messieurs, revêtent un caractère de plus en plus grave et de plus en plus sérieux, lorsqu'on descend aux débitants de boissons. Ici on se trouve complètement en dehors de la théorie constitutionnelle ; ici l'impôt payé ne répond plus au capital, il ne représente plus une fortune quelconque. Ici, il ne s'agit plus d'une utilité plus ou moins grande. Lorsqu'on frappe d'un droit élevé le débitant de boissons, c'est précisément parce qu'on veut arrêter le développement de son industrie, c'est parce qu'on comprend que le débitant de boissons, au lieu de contribuer au mouvement de la prospérité publique, au lieu d'aider à développer le travail national, écarte les classes laborieuses de ce qui est bon et de ce qui est utile, pour les entraîner dans le désordre, dans l'immoralité et dans les grèves. Et lorsque, dans l'exposé des motifs, nous entendons le gouvernement nous dire : « Il y a des fonctionnaires, il y a des employés qu'il faut faire figurer sur les listes électorales, cela est juste parce que l'exemption qui leur est accordée a été faite en vue de l'utilité publique et ils ne doivent pas, à raison de cette exemption, subir un dommage », nous pouvons, par un argument a contrario, dire aussi que les débitants de boissons ne sont frappés d'une manière si rude que parce que vous les considérez comme contraires à l'utilité publique, que comme causant un dommage, un tort à la société. Et c'est à raison de ce tort social, c'est à cause de ce dommage, que vous appelez les débitants de boissons à figurer sur les listes électorales ! Il y a là, messieurs, deux principes qu'on ne peut concilier !

Le remède, messieurs, je le comprends, est difficile à trouver. Il faudrait qu'il fût d'application facile ; il faudrait qu'il fût incontestablement juste, il faudrait qu'il fût impartial, ce qui est encore une des conditions, une des formes de la justice ; il consisterait, selon moi, à rechercher, partout où il se trouve, le capital qui est représenté par le cens constitutionnel.

Quel serait ce moyen ? J'y ai longtemps réfléchi, messieurs ; il me semble qu'il en est un qui, facile à appliquer, serait en même temps impartial et juste.

Je voudrais, messieurs, faire profiter l'impôt foncier à celui qui le paye, non pas peut-être en totalité, mais dans une forte proportion ; pour moitié, par exemple, et sans faire aucune distinction entre la propriété rurale et la propriété urbaine, entre les propriétés bâties et les propriétés non bâties. Je voudrais que cette mesure fût appliquée de la manière la plus large, afin qu'on ne pût reprocher à la réforme aucune tendance étroite, aucun esprit de parti.

Ce système, messieurs, serait conforme à nos traditions. Nous savons, en effet, que la vie communale s'est formée dans nos villes, précisément par un système qui assurait une juste part d'influence aux habitants de nos vieilles communes. Les viri hereditati, les bourgeois héritables, comme on les appelait autrefois, n'étaient pas autre chose que les représentants du foyer domestique, acquittant tous les impôts relatifs à la maison qu'ils occupaient.

En Angleterre, messieurs, il en a été de même dans tous les temps, et aujourd'hui encore on prend en considération comme base du droit électoral tous les impôts qui tiennent au domicile, à la résidence, et qui sont composés à la fois et de taxes personnelles et de taxes foncières.

En France, à une époque où le régime représentatif venait de succéder à de longues guerres, un publiciste illustre qui avait reçu à l'Elysée les dernières confidences de l'empereur près de partir pour Waterloo et de là pour Sainte-Hélène, Benjamin Constant, cherchant à déterminer quel était ce système constitutionnel qui, après une époque de désastres et de gloire, contenait le mieux aux temps modernes, s'occupait de toutes (page 729) ces questions qui nous agitent encore aujourd'hui, et voici comment il s'exprime à ce sujet :

« Un écrivain célèbre a fort bien observé que lorsque les non-propriétaires ont des droits politiques, de trois choses il en arrive une : ou ils ne reçoivent d'impulsion que d'eux-mêmes, et alors ils détruisent la société, ou ils reçoivent celle de l'homme ou des hommes en pouvoir, et ils sont des intruments de tyrannie, ou ils reçoivent celle des aspirants au pouvoir, et ils sont des instruments de factions. »

Mais qu'entendait Benjamin Constant par la propriété ? La comprenait-il dans un sens étroit, quand il disait :

« La propriété seule rend les hommes capables de l'exercice des droits politiques. »

Non, messieurs, car aussitôt après, se demandant quelles sont les conditions de propriété qu'il est équitable d'établir, il ajoutait :

« Celui qui possède le revenu nécessaire pour exister indépendamment de toute volonté étrangère, peut seul exercer les droits de cité. Une condition de propriété inférieure est illusoire ; une condition de propriété plus élevée est injuste. »

Il arrivait donc à tracer comme bases du droit électoral trois conditions principales : la propriété foncière, c'est-à-dire le cens, la propriété individuelle, c'est-à-dire la patente, et enfin la propriété du capital représentée par l'habitation d'un immeuble assez considérable pour que l'aisance de ceux qui y résident ne pût pas être douteuse, et pour qu'on pût y voir la garantie de leur indépendance.

Eh bien, messieurs, je crois que ces idées, conçues en dehors de tout esprit de parti, sont des idées sages et d'une réalisation facile. J'y vois, pour ma part, de grands avantages, et j'espère qu'en exprimant cette opinion, je ne resterai pas isolé dans cette Chambre. J'en trouve la preuve dans le passage suivant du remarquable discours de l'honorable M. Couvreur :

« Ces conditions d'ordre, de stabilité en même temps que d'esprit de progrès que doit réunir tout bon corps électoral, nous les avons cherchées, nous, dans un cens jadis très élevé ; l'Angleterre, plus ancienne que nous dans la pratique de la vie constitutionnelle, les avait trouvées dans le loyer.

« Si l'on pouvait choisir entre les deux bases, je me prononcerais peut-être pour celle en vigueur chez nos voisins d'outre-mer. Le loyer, c'est le signe représentatif de la famille créée ; le loyer, c'est le foyer, c'est la preuve d'un capital préexistant ou d'un travail régulièrement et laborieusement poursuivi. Le loyer suppose un établissement, un mobilier, toutes garanties excellentes... En examinait l'organisation de nos impôts, on ne tarde pas à reconnaître qu'on peut parfaitement concilier les deux bases. »

Je ne désire pas autre chose, messieurs, je ne vous demande que d'ajouter une base nouvelle aux bases déjà adoptées. Je réaliserais ainsi l'adjonction d'un grand nombre d'électeurs nouveaux appelés à l'électorat à raison de leur aisance, qui est le plus souvent la récompense du travail. Je le verrais avec bonheur, parce que ce serait une application plus large de notre système constitutionnel. Je m'en féliciterais parce que j'appellerais par ce moyen à la vie politique des hommes qui, dans des temps d'épreuves et de périls offriraient les plus sérieuses garanties.

Ainsi, d'une part, rigoureuse observation du précepte constitutionnel, d'autre part, large application d'un principe de justice : tel est le caractère de la mesure que j'indique.

J'ajouterai encore, et c'est par là que je termine, que je souhaiterais que, dans cette grande question de la réforme électorale, les représentants de la nation bannissent tout esprit de parti. Ne cherchons pas à faire prévaloir nos opinions dans le corps électoral ; notre devoir est de nous borner à l'interroger loyalement.

Les lois qui régissent le système électoral ne doivent pas être faites dans l'intérêt d'un parti, mais dans l'intérêt de tous ; et ce n'est point dans le voie d'une majorité partiale ou suspecte de l'être, mais dans l'approbation de tous qu'elles doivent trouver leur véritable force et leur légitime autorité.

- La suite de la discussion est remise à demain.

La séance est levée 4 3/4 heures.