(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1866-1867)
(Présidence de (M. E. Vandenpeereboom.)
(page 687) M. de Moor, secrétaire, procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.
M. Thienpont, secrétaire., donne lecture du procès-verbal de la dernière séance.
- La rédaction en est approuvée.
M. de Moorµ présente l'analyse suivante des pièces qui ont été adressées à la Chambre.
« Le sieur De Fré, greffier de la justice de paix du canton d'Ixelles, demande la suppression des mots « au comptant », dans l'article 15 du projet de loi sur l'organisation judiciaire et prie la Chambre de rejeter l'amendement proposé à l'article 228 de ce projet. »
« Même demande des greffiers de justice de paix de Laroche, Gedinne, Saint-Josse-ten-Noode, Rousbrugge-Haringhe, Templeuve, Somerghem, Nevele, Iseghem, Celles, Lennick-Saint-Quentin, Thielt, Hooghlede, Achel, Couvin, Ostende, Eeckeren, Aubel, Ghistelles, Roeulx, Pâturages, Vilvorde, Saint-Gilles, Aerschot, Looz, Bouillon, Thourout, Anvers. »
- Renvoi à la commission qui a examiné le projet de loi relatif à l'organisation judiciaire.
« Les membres du conseil communal d'Oolen demandent la construction d'un chemin de fer qui relie Herenthals au railway liégeois-limbourgeois en traversant le canton de Moll. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Des habitants d'Anvers prient la Chambre d'adopter la proposition de loi de M. Guillery, relative à la réforme électorale. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi relatif à la réforme électorale.
« Des habitants de Liège demandent une large extension du droit de suffrage pour les élections provinciales et communales. »
- Même décision.
« Des habitants de Marienbourg demandent le suffrage universel à tous les degrés. »
- Même décision.
« Le sieur Espreman prie la Chambre de lui faire obtenir une somme qu’il réclame de l’administration des chemins de fer. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Par message du 20 mars, le Sénat informe la Chambre qu'il a adopté dans sa séance de ce jour le budget des travaux publics pour 1867. »
- Pris pour notification.
M. Vleminckxµ. - Messieurs, j'ai l'honneur de déposer sur le bureau le rapport de la section centrale qui a examiné le budget de la dette publique pour l'exercice 1868.
- Impression, distribution et mise à la suite de l'ordre du jour.
MfFOµ. - Messieurs d'après les ordres du Roi, j'ai l'honneur de déposer sur le bureau :
1° Le budget des travaux publics pour l'exercice 1868 ;
2° Un projet de loi ouvrant au même département divers crédits supplémentaires à concurrence d'une somme de 1,726,678 fr. 27 c.
- Impression, distribution et renvoi à l'examen des sections.
MpVµ. - La parole est continuée à M. Coomans.
M. Coomans. - Messieurs, vous allez rédiger et voter la future loi électorale pour les Chambres. (Interruption.) Je dis pour les Chambres : car ne nous faisons pas illusion, c'est vainement qu'on espérera maintenir un principe contraire pour la formation du parlement national et pour celle du parlement communal et du parlement provincial.
Si le principe du cens est abandonné pour les deux derniers, il le sers bientôt pour le premier.
Voilà la gravité de ce débat. Mais cette gravité provient principalement, je suis tenté de dire : uniquement, des résistances ministérielles. Si le ministère avait reconnu qu'il était opportun et juste de procéder à une large extension du droit de suffrage, les choses seraient heureusement simplifiées, et je suis très convaincu qu'on n'aurait guère tardé à s'entendre.
Ou comprend si bien que le suffrage universel est au fond de ce débat que nos principaux adversaires se sont surtout attachés à combattre le suffrage universel.
Je crois avoir prouvé hier, je suis prêt à démontrer plus longuement que le suffrage universel n'exista jamais avant la fin du XVIIIème siècle...
M. Hymans. - Je demande la parole.
M. Coomans. - ... qu'il ne peut être responsable des grands désastres sociaux enregistrés par l'histoire.
Le suffrage universel est né du principe d'égalité, principe complètement inconnu des générations antérieures.
Le principe de l'égalité des hommes non seulement devant la loi civile et politique, mais devant la loi religieuse, ne date que du triomphe du christianisme. L'égalité est une idée principalement chrétienne. (Interruption.) Mon honorable ami M. Van Overloop dit : exclusivement, je ne le crois pas.
L'égalité politique et civile est aussi une idée païenne ; en ce sens qu'elle fut professée dans le monde germanique. L'histoire, la vraie histoire, nous apprend que les Germains, grands partisans de l'égalité, usaient d'une sorte de suffrage universel, non seulement pour la nomination de leurs guerriers, mais pour celle de leurs juges et de leurs rois.
Oui, l'idée d'égalité, mère du suffrage universel, date de dix-huit siècles. Malheureusement, il ne reçut jamais de sanction politique ni sociale.
Les premiers chrétiens pratiquèrent le suffrage universel en ce sens qu'ils éliront leurs prêtres, même leurs évêques. Les premiers Germains en firent autant et nommèrent aussi leurs chefs laïques. Mais la vieille idée gréco-romaine, qui était celle des castes et des privilèges, reprit bientôt le dessus et étouffa dans la pratique l'égalité politique. Les chrétiens se réfugièrent avec cette idée dans le monde religieux, pour ne pas dire le monde monacal, et la portée sociale du christianisme fut diminuée d'autant.
Ainsi, messieurs, ce suffrage universel, auquel on a voulu imputer tous les malheurs de l'humanité, n'est responsable d'aucun. Mais je vais plus loin ; je ne me borne pas à dire qu'il ne fit jamais aucun mal ; je dis qu'il fit toujours beaucoup de bien.
Le suffrage universel forma les Etats-Unis ; j'espère qu'on ne le niera pas. Je sais bien qu'il ne fut pas unanimement pratiqué par les Etats-Unis, au temps de Washington, attendu qu'il n'exista d'abord que dans un petit nombre d'Etats, et quelquefois partiellement. Mais la vérité est que plusieurs Etats de l'Union américaine adoptèrent le suffrage universel plus ou moins étendu.
Le suffrage universel a, selon moi, sauvé la France en 1848. Il n'y avait que cette force-là qui fût capable de s'opposer soit aux excès du despotisme, soit à ceux de l'anarchie. C'est ma conviction profonde, le suffrage universel sauva la société française et peut-être la société européenne.
- Un membre. - Il a produit l'anarchie.
(page 688) M. Coomans. - Ce qui a produit l'anarchie en France, ce sont les résistances obstinées du doctrinarisme... (Interruption.) Si Louis-Philippe avait adopté, je ne dis pas le suffrage universel, mais la moitié du suffrage universel, lui ou ses enfants seraient encore sur le trône. Ce n'est pas la république qui a renverser Louis-Philippe, ce sont les doctrinaires, d'autant plus dangereux, qu'ils avaient alors à leur tête un des hommes les plus honorables et les plus savants des temps modernes.
M. Vleminckxµ. - Vous ne nierez pas que le suffrage universel a produit le despotisme.
M. Hymans. - Et les journées de Juin !
M. Coomans. - Les journées de Juin sont une protestation contre le suffrage universel. Si les malheureux auteurs, j'allais dire les criminels auteurs des journées de Juin avaient respecté le principe du régime représentatif, ils ne se seraient pas livrés à une révolte aussi malheureuse que coupable contre les élus du suffrage général. (Interruption.)
Voudriez-vous aller jusqu'à prétendre que le suffrage restreint est aussi fort que le suffrage universel ? Eh bien, vous qui m'interrompez, vous défendez aujourd'hui les doctrines excessives de M. Guizot, et si vous les défendez, vous aurez plus que jamais mérité la qualification de doctrinaires.
M. Vleminckxµ. - Il ne s'agit pas de cela.
M. Coomans. - Il s'agit du respect dit à la volonté nationale, et ce n'est pas en Belgique que l'on peut manquer de ce respect-là, puisque la Constitution le commande.
Mais, messieurs, qu'on essaye aujourd'hui de supprimer en France le suffrage universel !
Ce sera impossible, quelles que soient les révolutions futures, quel que soit le triomphateur futur, fût-ce Henri V, représentant soi-disant du droit divin ; ce prince respecterait le suffrage universel : serez-vous moins libéraux que Henri V ? (Interruption.) Certainement, dites-vous. Je ne vous en félicite pas.
Le suffrage universel a sauvé la France. Le suffrage universel sauvera l'Allemagne. Le suffrage universel, adopté aujourd'hui par M. de Bismarck comme moyen, sera bientôt un frein et le suffrage universel qui, comme toutes les grandes idées, a longue haleine, peut attendre et le jour de la vengeance arrivera.
Le suffrage universel ou le suffrage à peu près universel sauvera l'Angleterre. Pour exprimer net toute ma pensée, je dirai que le meilleur moyen de sauver la Belgique serait d'admettre tous les Belges à la vie politique, d'où ma conclusion que l'introduction la plus prochaine possible du suffrage universel en Belgique sera aussi le meilleur moyen de nous protéger contre des malheurs éventuels. Je dois relever ici une contradiction énorme de mes adversaires. Je suis toujours particulièrement choqué des inconséquences, non seulement parce qu'elles blessent la logique, mais surtout parce qu'elles blessent la justice et la morale.
Que dit-on du peuple belge, qu'en a dit un de mes honorables interrupteurs ? Que le peuple belge est le peuple sensé par excellence, le peuple patriote par excellence, le peuple instruit par excellence. On a dit du peuple belge qu'il est plus instruit que le peuple français, que le peuple américain, que le peuple prussien, que le peuple anglais.
Le peuple belge a toutes les qualités, mais, à une condition, c'est qu'il ne réclame pas le bénéfice de ses qualités. (Interruption.)
Quand le peuple belge demande l'application des conclusions de tous vos beaux éloges, que faites-vous ? Immédiatement vous changez de langage. Le peuple belge, ce n'est plus que la vile multitude, ce n'est que le nombre, le nombre aveugle et passionné. Le peuple belge, qui aime sa patrie, la vendra pour peu de chose, pour quelques tonnes de bière ; il la livrera à l'étranger, lui qui est si intéressé au maintien de l'ordre et à la continuation de la prospérité publique, il se précipitera dans l'anarchie, il perdra la nation ! Voilà vos deux thèses.
Quand le peuple belge s'attelle à votre char de triomphe, quand il rend des hommages, du reste mérités, à notre roi, il est honnête, honorable, instruit, sensé, digne. Mais lorsqu'il demande l'application du grand principe de la Constitution belge qui, heureusement pour celle-ci, est aussi le grand principe de la société moderne, l'égalité, tout change ; le peuple belge n'est plus que la vile multitude. Vous ne vous êtes pas cachés pour le dire : vous ne voulez pas le règne du nombre, le règne de la majorité. Vous êtes des oligarques, des aristocrates et vous avez modifié singulièrement un article capital de la Constitution.
La Constitution dit simplement, honnêtement, raisonnablement : Tous les pouvoirs émanent de la nation, et vous, vous dites ; Tous les pouvoirs émanent de la cinquantième partie de la nation.
M. Vleminckxµ. - Ce sont les constituants qui ont fait cela.
M. Coomans. - Nous en parlerons tout à l'heure.
M. Vleminckxµ. - Parlez-en.
M. Coomans. - Je ne puis dire tout à la fois, et, comme j'ai beaucoup de choses à dire, je serai beaucoup plus long que vous et moi ne le désirons si vous m'interrompez sans cesse.
Tous les pouvoirs émanent de la cinquantième partie de la nation. Cette variante est audacieuse. En effet, vous transformez 100,000 Belges en maîtres exclusifs, absolus, tout-puissants du pays, impeccables légalement parlant.
El voyez, messieurs, puisque nous parlons d'égalité, à quelle contradiction nous assistons en ce moment même. Dans, une autre enceinte, un membre du cabinet, de ce même cabinet qui nie l'égalité des Belges, fait aujourd'hui de grands, si vous voulez je dirai d'éloquents discours pour démontrer qu'il est juste de consacrer l'égalité des Belges devant leurs maîtres. Et vous autres, que faites-vous ici dans cette enceinte ? Vous soutenez que cette inégalité des ouvriers devant les maîtres, car il n'y a de maîtres que les électeurs, vous soutenez que cette inégalité des maîtres-électeurs vis-à-vis de tous les valets de ferme, de presque tous les électeurs de Belgique, doit être maintenue.
La contradiction est formelle entre M. Bara au Sénat et M. Frère dans cette Chambre. Allons au fond des choses et parlons franchement. Dans notre système représentatif, tout est fiction. Je le sais, la fiction est inévitable ; il serait difficile qu'une société existât sans fictions légales, peut-être même impossible. Mais il faut que les fictions, pour durer, soient honnêtement et modérément pratiquées. Quand on les fausse, quand on les dénature, elles s'usent vile et quand elles sont usées, elles meurent. Pourquoi demande-t-on aujourd'hui unanimement une réforme électorale ? Je dis unanimement, parce que le gouvernement lui-même la demande. Est-ce pour sauvegarder simplement l'honneur des principes ? Un peu peut-être, mais surtout parce que la fraude et la violence ont discrédité nos lois électorales.
Les cabaretiers, les corvées électorales, les dépenses électorales, le couloir, tout malheureux qu'il a été, le ballottage nocturne, les mille et une intrigues auxquelles nous avons vu se livrer les partis en lutte (je veux être impartial), ont plus fait pour la réforme électorale que tous les écrits, que toutes les théories, que tous les efforts des meetings, les miens y compris. Voilà pourquoi l'idée de la réforme a pris racine dans le pays ; voilà pourquoi vous ne la déracinerez pas. (Interruption.)
Mais, vient-on de me dire, à qui la faute ? Elle est, ajoute-t-on, au législateur constituant qui a établi la barrière du cens.
Messieurs, je ne veux pas rendre notre admirable Congrès de 1830 responsable de plus de torts qu'il n'en a eu. Il n'a pas eu la prétention, lui, que vous avez d'être infaillible. Il a établi dans le flanc de la Constitution belge cet article 131, cette soupape de sûreté, cette excellente soupape qu'il faut savoir faire jouer à temps si vous ne voulez pas faire sauter la machine. Le Congrès a reconnu que son œuvre était amendable, et je suis bien persuadé que l'orgueil de tous ses membres eût été bien satisfait, s'ils avaient pu être assurés, en 1830, que leur excellente œuvre aurait existé trente-sept ans.
Mais, a-t-on dit encore, ce Congrès, auquel nous rendons unanimement un si légitime hommage, a été élu par 46,000 électeurs. Messieurs, l'objection n'est pas le moins du monde embarrassante. Quand un peuple est unanime, le nombre des électeurs importe peu. Quand un peuple voit ses chefs, même son chef unique répondre à tous ses vœux, satisfaire à tous ses besoins, pour lui peu importe le nombre des électeurs et jamais peuple n'a examiné dans ce cas les conditions de la législation électorale. Quand le dissentiment arrive, c'est lorsque les esprits sont divisés, lorsque les partis sont en lutte, lorsqu'il s'agit d'un petit nombre de voix pour attribuer la victoire à l'un d'eux ; c'est alors que l'on scrute de près les choses. Et c'est précisément ce qui nous arrive aujourd'hui.
La Constitution n'eût-elle été écrite que par un seul homme, comme elle répondait au vœu de tous les Belges, elle eût été acclamée par tous.
Le législateur, en accordant les droits politiques à 46,000 citoyens, a fait un coup d'Etat ; mais, comme tous les coups d'Etat, il a été justifié par le succès et par les fruits qu'il a portés. (Interruption.)
J'ai parlé du législateur constituant de 1830. Le gouvernement provisoire était pouvoir constituant. (Interruption.)
M. de Brouckere. - Non !
- Un membre. - Le gouvernement provisoire n'était pas constituant.
M. Coomans. - Le Congrès a ratifié les décisions prises par le gouvernement provisoire.
(page 689) M. Delaetµ. - Les Flamands en savent quelque chose ; on invoque contre eux les arrêtés du gouvernement provisoire qui ont conservé foire de loi. (Interruption.) Certainement ; voyez le procès Karsman.
M. Coomans. - Il n'y a que trois bases pour le droit électoral, c'est la fortune, c'est l'intelligence, c'est la moralité.
Nous avons adopté la première base, qui est la fortune. Aujourd'hui . on veut y ajouter la seconde base, qui est l'instruction. Quant à la troisième, la moralité, on ne s'en occupe pas. Je crois qu'on a raison, à cause de la difficulté de la définir.
Eh bien, messieurs, sur laquelle de ces trois bases a-t-on établi le droit de 12,000 cabaretiers belges de figurer parmi les 100,000 souverains de la Belgique ? Est-ce sur la base de l'instruction ? Non, la plupart de ces industriels ne savent pas lire. Est-ce sur la base de la moralité ? Personne ne le prétendra. Est-ce sur la base de l'argent ? Non, car il est démontré que ces 12,000 cabaretiers, qui figurent en vertu d'une patente spéciale sur les listes électorales, n'ont pas, pour la plupart, plus de fortune que des centaines, des milliers de Belges qui sont exclus des comices.
Ainsi, messieurs, vous avez donné le pouvoir ou un vote prépondérant en Belgique à une classe de citoyens qui, d'après vos principes mêmes, étaient les moins dignes de l'exercer.
Je dis d'après vos principes, car ce n'est pas à cause de leur fortune que vous avez admis les cabaretiers ; ce n'est pas à cause de leur intelligence, de leur instruction ; vous n'oseriez pousser le sophisme jusque-là : ce n'est pas enfin à cause de leur moralité.
Eh bien, faut-il s'étonner que lorsque la nation belge voit 12,000 de ces électeurs interlopes, de ces électeurs-marrons inscrits sur les listes électorales, faut-il s'étonner, dis-je, que la nation soit mécontente et qu'elle réclame à juste titre le droit d'y figurer ?
Remarquez, je vous prie, la gradation de la liberté dans l'Europe moderne. Au moyen âge, le père de famille n'était pas même libre chez lui ; il ne disposait pas de sa fortune, il ne disposait pas de ses enfants ; parfois il ne disposait pas même de sa femme.
De progrès en progrès, il en est venu à faire consacrer ses droits de père de famille. On lui a accordé notamment celui de diriger son ménage. Plus tard, on l'a émancipé au point de vue de la commune. ; il est devenu citoyen communal ; plus tard, dans certaines conditions, il est devenu citoyen politique.
C'est ce dernier progrès qu'il s'agit de compléter aujourd'hui.
Ainsi, après avoir été constitué souverain dans sa maison, il a été reconnu souverain dans la commune ; aujourd'hui il demande à l'être dans l'Etat.
Et pourquoi ne jouirait-il pas du droit politique ? Pourquoi ne serait-il pas admis à élire ceux qui le gouvernement, soit dans la commune, soit dans la province, soit dans l'Etat ?
Messieurs, on s'imagine que les fonctions de l'électoral sont beaucoup plus difficiles qu'elles ne le sont en réalité. Cette tâche, au fond, est aisée ; pour la commune surtout, il s'agit d'élire les citoyens les plus honnêtes, les plus capables.
Faut-il pour cela un haut degré d'instruction ? Je le nie. Le moindre valet de ferme peut indiquer dans son hameau, même dans son village, le citoyen qui est digne de représenter ses intérêts locaux.
Et partant, nouvelle contradiction que je signale chez mes adversaires ; ils exigent des électeurs communaux, qui n'ont qu'une opération très facile à faire, une foule de qualités qui ne sont pas exigées de l'électeur législatif, électeur qui a à faire des efforts d'intelligence beaucoup plus compliqués.
L'électeur communal, qui n'a qu'à se demander si son voisin est un honnête homme, s'il sait convenablement lire et écrire, devra, lui, posséder une science plus grande que celle de ses élus ; cet électeur devra avoir fréquenté trois années les cours d'une école moyenne, et vous lui permettrez de nommer un conseiller communal illettré ; c'est-à-dire que vous exigez d'un simple rouage plus de qualités que de l'instrument même.
L'électeur, qui aura à se préoccuper des grandes questions politiques à l'ordre du jour, pourra être illettré, et de fait, parmi nos cent mille souverains belges, il y en a bien 10 à 12 mille qui ne savent ni lire ni écrire. Je suis modéré ; j'use d'une modération patriotique, en n'élevant pas plus haut le chiffre.
Mais vous voulez que l'électeur communal soit lettré. Je dis soit lettré, car à moins d'être stupide, il est impossible de n'être pas quelque peu lettré, de n'avoir pas acquis quelque bouton de mandarin, après avoir fait trois années d'études dans une école moyenne.
Voilà la contradiction.
Non, les fonctions de l'électeur ne sont pas difficiles ; elles sont très faciles, à la condition que vous ne les compliquiez pas, à la condition que vous n'imposiez pas à l'électeur un travail physique et intellectuel qui dépasse quelquefois ses forces ; à la condition que vous ne forciez pas un électeur de l'arrondissement de Bruxelles, par exemple, à étudier à fond le caractère, le degré de science, l'honorabilité d'une foule de candidats soumis à son choix.
Il y a quelquefois, dans l'arrondissement de Bruxelles, vingt-six, trente candidats, et vous voulez obliger les électeurs de cet arrondissement à s'entourer de toutes les lumières possibles sur tous ces candidats, et, qui plus est, à étudier toutes les questions politiques à l'ordre du jour.
Mais la fonction de l'électeur sera rendue facile, lorsque vous l'aurez mis en présence des candidats ou plutôt du candidat. Je suppose l'élection par groupe de 40,000 âmes. C'est déjà un assez grave devoir à un homme que de le forcer à choisir un de ses concitoyens. Le forcer à en choisir 13 sur 30, c'est trop. Vous-mêmes êtes souvent embarrassés dans cette opération politique et partiale. (Interruption.)
L'honorable ministre des finances renouvellera sans doute une objection qu'il m'a déjà faite au sujet du suffrage universel. Mais, me dira-t-il, si le droit de suffrage est un droit naturel, s’il est inhérent à tous les Belges de tout sexe et de tout âge, pourquoi ne pas le concéder aux femmes et aux enfants ?
Messieurs, je veux répondre immédiatement à cette espèce d'argument dont on a fort abusé.
Je le reconnais, en théorie pure, les femmes ont le droit de participer au ménage national. Il serait difficile de prouver le contraire. Mais, en fait, elles y participent. Elles figurent parmi les 40,000 âmes que chacun de nous représente ici, et je ne jurerais pas qu'elles n'exercent pas certaine influence. (Interruption.)
Qui plus est, les lois faites par vous-mêmes permettent aux femmes de créer des électeurs. (Interruption.) Les femmes délèguent parfois leurs contributions à un électeur de leur choix ; je n'ai pas besoin d'insister sur ce point.
Oui, je suis d'autant plus à l’aise pour répondre à cet argument.
Ma conviction intime est, qu'il est désirable que les femmes s'occupent un peu plus de politique qu'elles ne l'ont fait jusqu'à présent. Le sexe barbu, depuis des siècles, a fait trop de folies politiques et autres pour nier, a priori, sans en avoir permis l'expérience, que la femme en ferait moins que lui. (Interruption.)
Puisque j'aborde ce sujet délicat, je veux l'épuiser.
Vous n'avez pas le droit de médire de la capacité politique des femmes. Vous n'en avez pas le droit, pas plus au point de vue de la logique qu'au point de vue des faits. Pourquoi les femmes ne seraient-elles pas de bonnes électrices, quand vous affirmez qu'elles sont de bonnes reines ? Pourquoi la reine d'Angleterre est-elle si grande aux yeux des Anglais, quoique femme ? Pourquoi tant d'autres femmes sont-elles grandes à nos yeux ? Messieurs, serait-il absurde de dire que la reine d'Angleterre, toute femme qu'elle est, a au moins autant d'esprit politique que l'un des valets de ferme à qui l'on va permettre en Angleterre de choisir les membres du parlement ?
Et puis ces femmes que vous avez l'air de vouloir exclure à perpétuité de la vie politique, vous n'en faites pas seulement des reines, des reines respectées et parfaitement respectables, vous en faites des institutrices, vous en faites des chefs de bureau de poste, vous en faites des docteurs en médecine.
Mais ceci soit simplement dit par pur respect pour les principes et pour la raison, galanterie à part. Qui donc ici a proposé d'admettre les femmes aux comices ?
M. Hymans. - C'est une inconséquence.
M. Coomans. - Eh bien, M. Hymans, si vous présentez un amendement pour admettre les femmes au scrutin, vraisemblablement je le voterai. Car ma conviction est que notre politique va si mal, que si les femmes ne s'en mêlent pas... (Interruption.)
Je n'ai pas proposé et j'ajouterai que je ne proposerai pas l'électoral des femmes. Qu'on nous préserve du renouvellement de l'interruption que j'ai deux ou trois fois entendue.
Je ne proposerai pas l'électorat des femmes, pas plus que celui des enfants, pas plus que je ne propose à présent le suffrage universel. Tout ce que je dis, c'est pour l'honneur des principes.
Quant au suffrage universel, je ne le propose pas, parce qu'il ne m'est pas démontré que cinq membres de cette assemblée se lèveraient pour (page 690) m'appuyer. Mais s'il y en a cinq, je suis prêt à affronter l'orage d'un vote presque unanimement défavorable.
Les principes avant tout. C'est notre grande raison de discuter. Après cela, il n'y a plus que la force, ou le caprice, ou l'arbitraire qui ne valent guère mieux que la force.
Mais, messieurs, à mon sens, les hommes suffisent pour représenter les femmes et les enfants. Les hommes représentent les femmes et les enfants dans la vie civile ; ils peuvent très bien les représenter dans la vie politique. C'est ce qu'ils font. S'ils ne le faisaient pas, s'ils ne tenaient aucun compte de la volonté de nos deux millions et demi de femmes, la société serait bientôt bouleversée. (Interruption.)
Oui, une société politique unanimement réprouvée par les femmes ne subsisterait pas huit jours.
Ne médisons pas des femmes, même au point de vue politique, car nous avons des femmes dans notre histoire, qui sont certainement les égales des hommes. N'avez-vous pas élevé des statues à des femmes politiques ?
J'en citerai seulement trois ou quatre entre cent : Marguerite d'Autriche, l'infante Isabelle, Marie-Thérèse, nos deux Reines, voilà des noms que je n'ai pas besoin de vous ordonner de respecter.
Il m'est arrivé de rencontrer, même sur les bancs de la gauche, des hommes qui admettent le suffrage universel pour la commune et même pour la formation du parlement allemand. (Interruption.) Je veux dire : qui approuvent la formation du parlement allemand. Ici je dois les rendre attentifs à une contradiction que j'ose qualifier de grossière. Il me paraît bien plus difficile pour un électeur de procéder au choix d'un législateur, surtout d'un législateur du nouvel empire allemand, que de procéder au choix d'un conseiller communal.
Rien ne me paraît plus compliqué que le devoir d'un Allemand vis-à-vis du parlement de son pays ; pour faire un choix raisonnable et utile, il doit étudier la politique non seulement de l'Allemagne mais de l'Europe ; il doit s'entourer de toutes les lumières dont il puisse conclure que le nom choisi par lui répond aux nécessités de la situation. Le jour où vous admettez le suffrage universel pour un parlement allemand, et vous l'admettriez peut-être pour un parlement européen, vous devez l'admettre pour la commune, car c'est dans la commune, c'est dans le canton qu'il est le plus facile à un citoyen d'exercer son devoir d'électeur.
Ne vous semble-t-il pas, messieurs, comme à moi que lors que le gouvernement proclame la nécessité, pour l'électeur communal, d'être instruit, il l'affirme bien plus fortement pour l'électeur législatif ?
Je ne m'opposerai pas à l'adoption du système de l'honorable M. Frère, d'un système basé sur l'instruction ; je ne m'y opposerai pas, non que je le considère, comme rationnel, mais parce que j'y trouve un progrès relatif et surtout parce que j'y vois la destruction prochaine du cens. Le grand adversaire du cens, principe constitutionnel, c'est l'honorable M. Frère. Aussi l'honorable M. Couvreur avait-il pleinement raison, hier, lorsqu'il signalait cette conséquence inévitable du nouveau système de gouvernement.
Le cens est constitutionnel, je l'avoue, j'ai même cru longtemps qu'il était conforme à l'esprit de la Constitution de le maintenir pour la commune et pour la province ; mais enfin si on lève ce scrupule, je sera heureux du succès du principe posé par M. Frère, parce que l'heure aura sonner de la mort du cens constitutionnel.
Il sera impossible de maintenir la base de l'instruction pour la commune, l'élection la plus élémentaire, élection que je suis tenté d'appeler primaire, alors que vous ne l'introduiriez pas pour les élections législatives. Le bon sens naturel se soulèvera contre cette prétention d'exiger plus de lumières de l'électeur communal, du simple paysan, que de l'électeur législatif, et l'honorable M. Frère pourra se vanter d'avoir, non pas volontairement, mais très efficacement, été le grand promoteur de la réforme électorale telle que je désire la voir s'accomplir.
Messieurs, c'est la force des choses qui amène ces contradictions. Je les constate sans m'en étonner et surtout sans m'en affliger.
Messieurs, je veux rester à la hauteur impartiale des principes, nous examinerons plus tard les conséquences pratiques des divers systèmes proposés. Voici encore quelques idées que j'éprouve le besoin de vous soumettre.
Toutes les questions politiques et sociales qui agitent le monde depuis des milliers d'années me paraissent se résumer en une seule : cause de tous les troubles, de toutes les révolutions, c'est la question de savoir, l'éternelle et capitale question de savoir qui a le droit de faire la loi. Il n'en est pas d'autre. C'est la grande question de tous les temps. A cette question je réponds avec les hommes pratiques comme avec les théoriciens loyaux : Ce droit appartient aux intéressés. Celui-là a le droit de se mêler des affaires, qui y a un intérêt réel.
De même que chaque nation peut et doit régler son ménage particulier, chaque membre de l'Etat y a son mot à dire. Là est le droit naturel, lequel, quoi qu'on en dise, est la base de tous les droits civils et politiques. Malheur aux droits civils et politiques s'ils ne sont pas conformes au droit naturel ! car le droit naturel, c'est la conscience de l'humanité.
Je l'admets, il y a des droits au-dessus des lois et des droits au-dessus des majorités.
Les majorités, même vraies, n'ont pas le droit de tout faire, de tout défaire, de tout refaire. A fortiori les majorités fictives et douteuses, telles que celles qui fonctionnent encore en Belgique, et ailleurs ne sont pas omnipotentes.
II est juste, il est utile de les rappeler au respect des droits supérieurs. Mais si une majorité même réelle, composée, par exemple, des trois quarts d'un peuple, n'a pas le droit de tyranniser l'autre quart, à coup sûr des majorités fictives et douteuses ne l'ont-elles pas.
Eh bien, messieurs, la meilleure manière de résoudre toutes ces difficultés et de rechercher quelle est la véritable majorité d'un pays est d'organiser un mécanisme qui donne très approximativement la volonté nationale. (Interruption.)
Je reconnais, avec l'honorable M. Frère, que le droit est dans le droit, dans la raison, dans la vérité, dans la justice plutôt que dans la force ou dans le nombre, qui sont deux termes synonymes.
Aussi pour moi la majorité n'est-elle, même vraie, qu'une fiction, fiction légale, indispensable au maintien de l'ordre chez un peuple.
Mais la difficulté est de savoir qui a raison, qui est dans le droit, qui est dans la justice et, comme ces questions sont insolubles chez les peuples libres, vous êtes forcés d'en revenir à des épreuves électorales, c'est-à-dire, à la formation d'une majorité. Mais encore une fois elle doit être formée loyalement, raisonnablement et non arbitrairement, partialement.
Messieurs, au point de vue pratique, voici mon opinion. Je crois qu'il est sage d'étendre autant que possible la base de notre législation électorale pour la commune et la province, c'est-à-dire que tous les contribuables directs soient électeurs. Veut-on aller plus loin, je le veux bien. Quant au parlement, une grave difficulté se présente, c'est le cens. Comme je ne veux pas proposer un changement à la Constitution, je suis obligé de prendre des chemins de traverse ; et ici, je suis bien près de me rencontrer avec un honorable préopinant, député de Bruxelles, qui a cherché dans une réforme fiscale le moyen d'augmenter le nombre des électeurs.
Je voudrais que l'on transformât une grande partie, le tout si l'on veut, de nos contributions indirectes en un impôt direct, mais en un impôt tel, qu'il ne prête pas à l'arbitraire, à l'injustice.
Quand on le désirera, je développerai les moyens que je crois avoir trouvés d'atteindre ce but. En établissant sur les habitations un impôt direct, géométrique, un impôt qui aurait pour base la capacité cube, on créerait immédiatement 200,000 à 300,000 électeurs. Et par les autres moyens que je vais indiquer, on se rapprocherait beaucoup du suffrage universel.
En second lieu, rien ne s'oppose à ce qu'on attribue aux locataires payeurs réels de l'impôt, en tout ou en partie, la contribution payée par eux ; mais il est bien entendu que ce principe s'appliquerait à tous les impôts directs.
L'honorable M. Couvreur paraît s'obstiner à ne vouloir diviser que les côtes de la contribution personnelle. J'ai pris hier la liberté de lui dire que cela me paraîtrait injuste.
Si la division des cotes foncières était admise, ce que je trouverais parfaitement équitable, mon objection disparaîtrait et j'accorderais mon suffrage au système de l'honorable M. Couvreur.
Je viens de dire que le locataire de la terre ou de maisons paye réellement l'impôt qui ne lui est pas compté aujourd'hui par le législateur. Cela est parfaitement vrai.
Le locataire paye cet impôt qui ne lui est pas restitué ou qui ne lui est que très indirectement restitué par le consommateur des produits de son travail ; mais le cabaretier, auquel vous comptez sa patente spéciale ne paye pas cet impôt ; il a grand soin de se faire rembourser au décuple par le public consommateur.
Quand vous avez admis la patente des cabaretiers parmi les bases du cens, il vous est impossible au point de vue de la logique, et de la justice, de repousser le système de l'honorable M. Couvreur, tel que je viens de le déterminer. Si ce système était adopté, il y aurait encore une grande (page 691) augmentation du nombre de nos électeurs, augmentation que je ne crains pas d'évaluer à 150,000.
En ajoutant à ce chiffre 200,000 électeurs que j'obtiens par la transformation des impôts directs et indirects, je trouve 350,000 électeurs outre les 100,000 que nous possédons déjà. Nous serons dès lors à moitié chemin du suffrage universel sans sortir de la Constitution.
Il y aurait un troisième moyen, un moyen supplémentaire, ce serait de faire compter à l'électeur une partie des centimes additionnels payés à la commune et à la province.
Je n'ignore pas qu'il serait injuste, arbitraire de compter tous les centimes additionnels, attendu qu'il pourrait dépendre de quelques communes de créer à leur guise des électeurs. Au point de vue des communes comme à celui des comices généraux, il y aurait là un grave inconvénient ; mais en faisant compter, par exemple, les dix premiers centimes communaux et provinciaux, il y aurait une sorte d'égalité et, dès lors, il n'y aurait plus d'inconvénient.
Voilà, messieurs, quelques idées pratiques que j'avais à ajouter aux principes que je viens de développer.
Je vous prie itérativement de ne pas perdre de vue qu'une réforme électorale sérieuse et indispensable, car elle doit se faire, se fera sans vous et contre vous.
M. Hymans. - L'honorable M. Coomans vous a dit tout à l'heure qu'il avait horreur des inconséquences.
M. Coomans. - Oui.
M. Hymans. - Des inconséquences des autres bien entendu...
M. Coomans. - Des miennes surtout.
M. Hymans. - S'il en est ainsi, l'honorable membre doit éprouver en ce moment une horreur profonde.
J'ai noté quelques-unes des inconséquences que j'ai pu saisir pendant son improvisation et je rappellerai brièvement les principales. Hier il nous a dit que le suffrage universel n'avait pas existé avant le XVIIIème siècle, qu'avant cette époque, on n'en trouvait de traces nulle part. Aujourd'hui il nous dit que le suffrage universel à 1,800 ans d'existence et qu'il a fonctionné d'une certaine façon chez les Germains.
M. Coomans. - J'ai dit l'idée de l'égalité.
M. Hymans. - Vous avez dit le suffrage universel. (Interruption. ) Je l'ai noté, et d'ailleurs j'en appelle, au besoin, à la sténographie.
L'honorable membre nous a dit ensuite que la force ne peut être un élément de gouvernement, une base sérieuse du droit de suffrage, et un instant après il déclare que les coups d'Etat qui réussissent sont légitimes.
M. Coomans. - Je n'ai pas dit cela.
M. Hymans. - Il est très facile de rétracter ses paroles...
M. Coomans. - Je ne rétracte rien et je proteste contre les paroles que vous me prêtez.
M. Hymans. - J'ai noté ces paroles pendant que l'honorable membre parlait ; j'ai même entendu alors sur les bancs de la gauche cette interruption : Comme c'est moral !
M. Coomans. - On n'a pas pu entendre ce que je n'ai pas dit ; j'ai dit que les coups d'Etat étaient justifiés par le succès, je n'ai pas dit qu'ils étaient légitimes.
M. Hymans. - Soit. Les coups d'Etat sont justifiés par le succès. Etrange logique pour qui répudie les arrêts de la force !
L'honorable membre a ensuite soutenu cette thèse, que le droit de suffrage est un droit naturel.
M. Coomans. - Oui.
M. Hymans. - Oui, mais quand il s'agit des femmes, qui possèdent ce droit naturel au même titre que les hommes, on nous dit qu'elles sont suffisamment représentées par les électeurs. Troisième inconséquence. Du moment que l'on admet une pareille délégation, il n'y a plus de droit absolu, et j'ai le droit de dire que le corps électoral restreint représente la nation au même titre que le suffrage universel.
L'honorable membre s'écrie : Les principes avant tout ! il sacrifie tout aux principes, mais à la condition qu'il trouve cinq voix dans cette Chambre pour les appuyer. Voilà la logique de l'honorable membre. Je doute que les partisans du suffrage universel hors de cette enceinte lui sachent beaucoup de gré de son amour pour leur principe. Il le proclame et puis il le met dans sa poche. Je crois qu'il y a plus de logique et de sens à le combattre comme je l'ai fait.
M. Coomans. - J'affirme le principe.
M. Hymans. - Mon honorable ami, M. Couvreur, à qui je réponds deux mots, demandait hier, d'une façon très courtoise, pourquoi j'avais parlé du suffrage universel dans cette enceinte, alors que lui-même consacrait toute la seconde partie de son discours à l'exalter.
M. Coomans, il me semble, a suffisamment prouvé que je n'avais pas eu tort de porter le débat sur ce terrain, et que la question du suffrage universel domine en réalité toute la discussion.
La question se pose en dépit de nous-mêmes.
J'ai soutenu, et jusqu'à présent personne n'a contesté mes affirmations à cet égard, j'ai soutenu que la proposition de M. Guillery mène droit au suffrage universel. J'avais donc le droit de discuter le suffrage universel, alors même que la plupart des pétitions déposées sur le bureau de la Chambre ne demandaient pas qu'il fût discuté. Ces pétitions ont été renvoyées à la section centrale, et nous devons aux pétitionnaires l'honneur de discuter leurs requêtes. D'ailleurs je croirais manquer au premier de mes devoirs si, après les discours prononcés il y a un mois, par MM. Nothomb et Couvreur, qui nous ont dit qu'il fallait nous acheminer par une pente douce vers le suffrage universel, je m'abstenais de dire toute ma pensée sur ce que je considère comme un redoutable danger.
Vous parlez pour le dehors, m'a dit l'honorable M. Couvreur. C'est vrai. J'ai parlé pour le pays, comme c'est mon droit et mon devoir. Si nous ne discutions ici que pour nous convaincre les uns les autres, bien des fois nos efforts seraient vains. On ne modifie pas en quelques heures les opinions raisonnées d'une assemblée d'hommes éclairés. Toute l'éloquence de Cicéron et de Démosthène ne convertirait pas M. Coomans ou M. Couvreur à la cause des armées permanentes. C'est donc dans le pays que nous devons chercher à rallier à nos idées les opinions flottantes, c'est dans le pays que nous devons chercher à raffermir les esprits qui hésitent, à faire prévaloir les principes dont l'application nous paraît indispensable pour assurer le bien-être général et la prospérité publique ; j'ai parlé pour le pays ; dans la mesure de mes forces, j'ai tâché de le mettre en garde contre des idées que je crois fausses.
Je lui ai rappelé les enseignements de l'histoire et je ne le regrette pas, bien que cette façon d'engager le débat ait paru déplaire à M. Coomans.
D'après l'honorable député de Turnhout, j'ai accommodé l'histoire à ma fantaisie et l'honorable membre, qui m'attribue la qualité de professeur que je n'ai pas, m'a traité en écolier. Il m'a dit que j'avais cherché mes autorités dans les pyramides, dans les ruines de Ninive.
M. Coomans. - Je vous ai demandé si vous les aviez trouvées là.
M. Hymans. - Je demande si nous discutons sérieusement ; si M. Coomans retire toutes les assertions qu'il a émises, je n'ai plus qu'à me rasseoir ; mais, comme il est aujourd'hui acquis à la Belgique, de par la presse cléricale, que M. Coomans m'a donné une leçon d'histoire, je tiens à répondre...
M. Coomans. - Donnez-m'en une à votre tour, je ne demande pas mieux.
M. Hymans. - Vous disiez donc que j'avais probablement trouvé mes autorités dans les ruines de Ninive ou de Ninove, comme on l'a imprimé dans un journal.
Il y a cependant un fait historique sur lequel je suis d'accord avec l'honorable membre ou sur lequel je le trouve d'accord avec moi. En retraçant l'histoire de la Belgique, de la Belgique ancienne, que je le félicite de connaître mieux que l'histoire de Rome et de la Grèce, il a constaté que le suffrage universel n'était pas inscrit dans nos traditions nationales.
L'honorable membre a parfaitement raison. Eh bien, c'est parce que le suffrage universel n'est pas conforme à nos traditions nationales, que je hésite si vivement à l'y introduire.
M. Coomans. - Etrange argument !
M. Hymans. - Le suffrage universel n'existe en fait ni dans nos tradition, ni dans notre histoire. Nous n'avons connu le suffrage universel que par les douceurs dont il nous a gratifiés après la conquête française, sous la pression des baïonnettes étrangères. Voilà la seule connaissance que la Belgique en ait jamais eue.
Messieurs, c'est ma thèse, et je remercie l'honorable M. Coomans de l'avoir, dans sa leçon d'hier, si savamment confirmée.
Mais en ce qui concerne Rome et la Grèce, en ce qui concerne l'antiquité, il paraît que je me suis grossièrement trompé. Je n'ai consulté ni (page 92) M. Grote (que l'honorable M. Coomans lit en ce moment) pour la Grèce, ni les œuvres de Nichuhr pour Rome ; en un mot, je suis mis au défi par l'honorable membre de prouver que le suffrage universel ait jamais existé dans les Etats antiques. D'abord, me dit l'honorable membre, ces Etats n'ont pas connu le suffrage universel, parce qu'il y avait des esclaves dans la société antique, et l'égalité absolue n'existant pas, il ne pouvait y avoir de suffrage universel proprement dit.
Je ne comprends pas cet argument. Autant vaudrait nous dire que le suffrage universel n'existe pas aux Etats-Unis, parce que l'Amérique a été et est-encore plus ou moins un pays esclavagiste.
C'est un phénomène fort remarquable et digne de réflexion, d'après moi, que cette coïncidence de l'esclavage avec le suffrage universel dans le républiques anciennes et dans la grande république moderne. Je me demande si ce n'est pas là un des fruits naturels de la faiblesse humaine et si dans une société où existe, comme dans la société antique, l'égalité absolue de tous les citoyens, ceux-ci n'éprouvent pas, en vertu d'une infirmité inhérente au caractère des hommes, le besoin de voir quelque chose au-dessous d'eux ; en un mot, si l'esclavage ne doit pas exister fatalement en quelque sorte avec le suffrage universel, si ce n'est pas là une des conditions de l'égalité absolue.
M. Coomans. - Cela me paraît très fort comme audace.
M. Hymans. - C'est une réflexion philosophique toute personnelle, que je ne produis pas à titre d'argument.
Le suffrage universel, me dit-on en second lieu, n'existait pas à Athènes, parce qu'il n'y a jamais eu, à Athènes, que 20,000 électeurs sur 2,000,000 d'âmes.
M. Coomans. - Pas à Athènes, dans la république.
M. Hymans. - Oui, dans la république d'Athènes. Mais vous avez oublié que dans ces 2 millions de Grecs, il faut comprendre les colonies ; et vous avez oublié que de tout temps, à toutes les époques, depuis l'origine jusqu'à la fin de la Grèce, les colonies grecques ont joui d'une autonomie complète ; que par conséquent les colonies grecques n'avaient pas à voter à Athènes.
Loin de là ; les colonies étaient le plus souvent les ennemies de la métropole. Cela est si vrai que, lors de l'invasion des Perses, une seule colonie grecque, Crotone, envoya des secours contre les barbares. Et je ne puise pas ces renseignements dans des sources suspectes ; vous trouverez cela dans Hérodote, livre VIII, 47.
Les Corinthiens et les Corcyiens, leurs colons, ne se rencontraient jamais sur les champs de bataille que comme ennemis (Thucydide, liv. I, 13). Camarine, colonie de Syracuse, fut détruite plusieurs fois par la métropole (Thucydide, livre VI, 5).
J'en conclus que les électeurs d'Athènes ne représentaient pas, comme vous l'avez prétendu hier, la population de toute la république, mais la population d'Athènes.
Or, il y avait à Athènes une population de 21,000 citoyens libres, 10,000 étrangers qui ne votaient pas, et 40,000 esclaves qui ne votaient pas davantage. Par conséquent, s'il y avait 20,000 électeurs, comme vous l'avez dit, sur 21,000 citoyens libres, le suffrage universel existait bien à Athènes. .
M. Coomans. - Pour la ville, oui.
M. Hymans. - Mais les colonies votaient chez elles.
M. Coomans. - Pas comme législature.
M. Hymans. - Supposons que ce fussent des élections communales. Le suffrage universel existait néanmoins à Athènes, puisque sur les 21,000 citoyens libres, il y avait 20,000 électeurs.
M. Coomans. - Non.
MfFOµ. - Ne soutenez pas le contraire. C'est impossible.
M. Hymans - Comment ! le suffrage universel n'existait pas à Athènes ? Le mot, c'est possible, mais la chose existait assurément.
Que signifient sans cela ces mots d'un auteur que vous récuserez peut-être, parce que ses opinions politiques ne sont pas celles de la droite, mais dont le grand ouvrage, n'en, est pas moins un monument de science et d'érudition : M. Laurent ? Que signifie cette phrase dans laquelle il dit qu'à Athènes la démocratie finit par dégénérer en ochlocratie, c'est-à-dire par devenir le despotisme de la multitude ?
Admettez-vous que Plutarque soit une autorité ? Eh bien, lisez dans la vie de Solon, comment ce législateur donna à ceux qui vivaient du travail de leurs bras, et qu'il appelait des mercenaires, le droit d'opiner dans les assemblées publiques.
Puisque vous étudiez M. Grote...
M. Coomans. - Parlez-en avec respect ; c'est un grand savant.
M. Hymans. - J'en parle avec plus de respect que vous, puisque je le cite, et que je vous prouve que vous l'avez mal lu. Ce que je vais vous dire se trouve peut-être dans l'un des six volumes qui forment la seconde moitié que vous n'avez pas encore lue, et qui, je crois, n'est pas encore traduite en français.
Ah ! vous avez voulu me donner une leçon d'histoire. Eh bien, nous allons voir. (Interruption.)
Ouvrez donc cet auteur dont il faut parler avec tant de respect, consultez la deuxième partie, chapitre II, vous verrez que Solon donna au peuple le droit d'élire et de juger les magistrats, afin d'empêcher que le peuple ne devint l'ennemi de la Constitution. Il y a mieux, d'après une loi de Solon, tout citoyen qui, dans une sédition, ne prenait point parti dans l'un ou l'autre sens, perdait le droit de suffrage. Jamais on n'a été jusque-là dans les sociétés modernes : L'insurrection obligatoire !
Messieurs, je vous ai parlé, dans mon premier discours, de l'élection des magistrats faite par le sort. Je trouve ce mode d'élection décrit dans tous ses détails par M. Grote dans la deuxième partie de son ouvrage, chapitre 40. et n'est-ce pas là plus encore que le suffrage universel, comme on l'entend dans les temps modernes ? Passons plus avant.
M. Grote raconte dans le même chapitre, que tous les citoyens d'Athènes, sans exception, avaient, dans l'assemblée populaire, le droit d'initiative pour la présentation des lois ; l'historien ajoute que jamais une liberté aussi exorbitante n'a existé chez aucun peuple.
Le premier venu avait le droit de formuler une proposition dans l'assemblée du peuple. Cette proposition devait être soumise au sénat ; lè sénat devait l'examiner, et l'auteur de la proposition n'engageait en rien sa responsabilité.
Si le Sénat trouvait la proposition injuste, attentatoire à la Constitution, il n'avait pas d'autre droit que de passer à l'ordre du jour.
M. Delaetµ. - C'est ce que nous faisons aujourd'hui ; c'est le droit de pétition.
M. Hymans. - Est-ce que tout citoyen a le droit d'initiative dans les assemblées délibérantes d'aucun pays ? Allons donc ! ce n'est pas sérieux.
M. Delaetµ. - Certes, la Chambre doit faire rapport ; c'est le droit de pétition habillé à l'antique.
M. Hymans. - Est-ce que l'initiative parlementaire universelle pour la confection des lois a quelque chose qui puisse être comparé au droit de pétition dans les temps modernes ?
M. Delaetµ. - C'est exactement la même chose.
M. Hymans. - Ecrivez cela à M. Grote, et il vous expliquera que cela n'est pas exactement la même chose.
M. Delaetµ. - Il ne m'est pas démontré que vous ayez compris Grote et que vous le traduisiez bien.
M. Hymans. - Je lis dans le même chapitre un autre passage que je cite textuellement :
« Le premier vote public des Athéniens, après la conclusion de la paix avec Sparte, rétablit l'ancienne démocratie et la désignation par le sort du sénat et des archontes. Un seul citoyen, appelé Phormisius, s'y opposa, demandant que le droit de suffrage fût restreint aux possesseurs.de terres dans l'Attique. Après la destruction de la Hotte, Phormisius voulait exclure de la liste des citoyens la population maritime et commerçante. Cette multitude était composée de pauvres gens, et Phormisius avait à sa disposition les arguments habituels, pour prouver que les pauvres n'ont rien à démêler avec la politique. Sa proposition fut néanmoins rejetée et l'orateur Lysias composa un discours pour la combattre. »
Le suffrage universel existait donc à Athènes, puisqu'on proposa de le restreindre.
Voilà pour Athènes.
L'honorable M. Coomans à dit hier que le suffrage universel n'avait jamais existé à Sparte. Or, voici ce je lis dans la Vie de Lycurgue par Plutarque :
« Lycurgue composa d'abord le sénat de tous ceux qui avaient eu part à son entreprise, comme nous l'avons dit au commencement ; ensuite il ordonna que, pour remplir la place de ceux qui mouraient, on choisirait les gens les plus vertueux de la ville, qui auraient plus de 60 ans.
« C'était là véritablement le combat le plus glorieux et le plus important que les hommes pussent avoir entre eux, dans lequel on ne choisissait point le plus vite parmi les viles, ni le plus fort parmi les forts, comme dans les autres combats ; mais où le plus vertueux et le plus sage parmi les sages et les vertueux remportait le prix de la vertu, par tous les différents états de la vie, et avait, pour ainsi dire, une (page 693) autorité souveraine, disposant de la mort ou de la vie, de l'ignominie et de la gloire, en un mot, de toute la fortune des citoyens. »
Vous allez voir, messieurs, si le suffrage universel était inconnu chez les Spartiates.
«.... L'élection se faisait de cette manière : le peuple s'assemblait dans la grande place, on enfermait dans une maison un certain nombre d'hommes choisis qui ne pouvaient ni voir ni être vus et qui attendaient seulement le bruit du peuple qui, en cette occasion, comme dans toutes les autres, donnait ses suffrages par ses cris. On faisait passer au milieu de l'assemblée, tous les prétendants l'un après l'autre, selon que leur rang avait été réglé par le sort.
« Cette marche se faisait de leur part dans un grand silence ; mais le peuple témoignait, par ses cris, l'approbation qu'il donnait. Les concurrents marquaient à chaque fois sur des tablettes le degré du bruit qu'il avait entendu, sans savoir pour qui il avait été fait. Il mettait seulement pour le premier, pour le second, pour le troisième, et ainsi de suite pour tous les autres. Celui pour qui les acclamations avaient été les plus grandes et les plus fréquentes était reçu sénateur.
« On le couronnait de fleurs et sur-le-champ il allait dans tous les temples remercier les dieux, suivi d'une foule de peuple, les jeunes hommes et les jeunes femmes chantant à l'envi ses louanges, et le bénissant d'avoir si bien et si vertueusement vécu. »
Et le commentateur rappelle un fait que vous retrouverez dans l’Histoire du Péloponnèse par Thucydide ; il ajoute qu'il était souvent très difficile de remarquer de quel côté le bruit avait été le plus grand ; un jour même, un éphore nommé Sthenélaïdas se trouva dans le plus grand des embarras ; il fallut recommencer l'élection ; la république fut en émoi pendant plusieurs jours, par suite de l'impossibilité où cet éphore avait été de constater de quel côté avait retenti le bruit le plus grand.
J'ajoute qu'Aristote trouvait ce mode d'élection ridicule, puéril et très dangereux pour l'Etat.
Je n'ai pas à apprécier s'il était bon ou mauvais ; je me borne à constater ; l'honorable M. Coomans ne prétendra plus que le suffrage universel n'a pas été connu dans la république de Sparte.
A Rome, a dit l'honorable membre, le suffrage universel n'a jamais existé. Il n'est personne dans cette Chambre qui, ayant étudié le droit romain et en ayant conservé quelques notions, ne se rappelle qu'à Rome le pouvoir législatif résidait dans le peuple ; que quand un magistrat voulait faire voter une loi, il en publiait le texte et l'exposait aux yeux du peuple pendant trois jours dans la place publique ; le peuple s'assemblait ; on lui proposait la loi, puis il allait aux voix. La loi était votée, ou rejetée. Est-ce là, oui on non, le vote universel ?
- Un membre. - Et le sénat ?
M. Hymans. - Le sénat se bornait à émettre un avis.
D'ailleurs, le sénat fut d'abord nommé par les rois ; ensuite élu par les consuls ; les consuls étaient élus par le peuple ; le sénat était donc élu par le suffrage universel à deux degrés.
Quant au droit de suffrage proprement dit, tout le monde à Rome le possédait. Consultez Niebuhr ; voyez-y l'organisation des comices par centuries ; c'était un système très compliqué ; mais il n'en résulte pas moins que les citoyens, y compris les prolétaires, c'est-à-dire ceux qui possédaient très peu de chose, et les capite censi, ceux qui ne possédaient rien, avaient droit de suffrage dans les centuries ! Ce droit de suffrage fut d'abord limité.
L'aristocratie domina d'abord. Ce fut ensuite le tour de la finance ; puis vint celui des classes moyennes, et en dernier ressort la populace finit par triompher.
Voici, messieurs, un tableau succinct de ce progrès démagogique dressé par un écrivain belge, dont l'honorable M. Coomans ne contestera pas le mérite, bien qu'il soit un officier de notre armée, bien qu'il soit militaire ; dans ce tableau que j'emprunte à l'histoire politique et militaire de la Belgique, par M. le général Renard, l'auteur retrace les progrès suivis par la démocratie et le suffrage universel à Rome.
Après avoir exposé l'organisation primitive des centuries, les progrès de la classe moyenne, la disparition de l'aristocratie de race, l'auteur arrive à la période qui prend place environ un siècle et demi avant Jésus-Christ : « Les émeutes succèdent aux émeutes, la ville est ensanglantée par les querelles des partis, Le sénat est vaincu et par le plébiscite de Saturninus, la souveraineté illimitée du peuple vient renforcer le suffrage universel. Le peuple n'est plus arrêté par aucun frein. » (Renard, I, p. 23.)
Je pourrais, messieurs, vous lire plusieurs pages remarquables de ce livre qui paraissent écrites pour la situation actuelle, et dans lesquelles tout ce qui s'est passé dans des pays voisins, à d'autres époques, où certains systèmes que l'on exalte aujourd'hui chez nous, où les conséquences véritables des différentes erreurs que j'ai cru devoir signaler, sont exposés avec un admirable talent. Je m'en abstiendrai ; je ne veux pas fatiguer la Chambre et je me sens un peu fatigué moi-même.
Je me borne à dire à l'honorable M. Coomans qu'après lui avoir fait entendre le langage de l'histoire, je n'ai rien à retrancher de ce que j'ai dit dans mon premier discours et que je suis en droit de lui renvoyer la leçon d'histoire ancienne qu'il a bien voulu me donner.
Mais l'honorable membre m'a fourni l'occasion tantôt de lui donner une petite leçon d'histoire contemporaine.
J'ai dit, il y a quelques jours, que 46,000 censitaires avaient élu le Congrès national et j'ai tiré de là celle conséquence qu'un corps électoral restreint n'était pas nécessairement mauvais, qu'il pouvait produire d'excellents résultats et que les censitaires de 1830 en avaient fourni la preuve éclatante à la Belgique et au monde.
Oh ! répond l'honorable M. Coomans, je le crois bien ; la nation était unanime.
Vous l'entendez ! la nation était unanime ; M. Coomans était né en 1830 ; j'en appelle à ses souvenirs et à ceux de tous les membres de cette Chambre qui siégeaient au Congrès, à ceux qui étaient déjà mêlés à la politique d'alors, ou qui avaient un âge suffisant pour pouvoir apprécier ce qui se passait autour d'eux. Je leur demande ce que c'était que cette unanimité de la Belgique en 1830 ?
Mais il y avait un parti contre-révolutionnaire considérable qui faillit amener la restauration de la dynastie déchue. Les passions ne furent jamais si vivement excitées en Belgique et peut-être dans aucun pays, qu'elles l'étaient à l'époque où eurent lieu les élections pour le Congrès national. Il y avait des villes entières hostiles à la révolution.
M. Dumortier. - Non ! pas une.
MfFOµ. - Gand et Anvers.
M. Hymans. - On discutait avec vivacité partout, tant à Bruxelles que dans les provinces, la forme que l'on voulait donner au gouvernement. Les uns voulaient la monarchie, les autres voulaient la république, et cela est si vrai, qu'au Congrès, un certain nombre de députés, dont l'un siège encore parmi nous, votèrent pour la république. Voilà votre unanimité de 1830.
M. Coomans. - Unanimité pour l'indépendance nationale.
M. Hymans. - Voilà l'unanimité de la nation à l'époque des élections pour le Congrès.
Ah ! M. Coomans, quand on connaît si bien l'histoire contemporaine, on se garde de vouloir donner des leçons à ses collègues.
Et dans ces moments de crise, le suffrage restreint sauva la Belgique, qui, cette fois, avait besoin d'être sauvée.
M. Coomans. - C'est la condamnation de la révolution.
M. Hymans. - Je ne vous comprends pas.
M. Coomans. - Vous croyez que le suffrage universel aurait tué notre indépendance ?
M. Hymans. - Je ne prétends pas que le suffrage universel aurait tué notre indépendance ; je dis que le suffrage restreint n'est pas par lui-même mauvais et que, dans ce moment, c'est lui qui a sauvé la Belgique.
M. Dumortier. - C'est le peuple qui a sauvé la Belgique, parce que, parmi le peuple, il n'y avait pas un seul orangiste, il n'y avait que des patriotes.
M. Hymans. - Le peuple a sauvé la Belgique en lui donnant une assemblée constituante qui a rédigé pour lui des lois immortelles et qui l'a doté des plus belles libertés qui soient dans le monde.
M. Coomans. - Le peuple, qui avait vaincu, avait le droit de légiférer.
M. Hymans. - Le suffrage restreint a sauvé la Belgique en 1830.
M. Coomans. - C'est honteux pour le pays.
MfFOµ. - C'est ce que vous dites qui est honteux.
(page 694) M. Hymans. - Encore une fois, je me demande s'il est permis de laisser tenir dans cette enceinte un pareil langage. Je me demande si un représentant, issu du suffrage restreint, a le droit d'injurier tous les jours publiquement, à cette tribune, le corps dont il est sorti, s'il a le droit de flétrir à chaque heure les institutions dont il est l'émanation et qu'il est appelé à défendre ici avant de les réformer !
Oh ! vous pouvez protester ; le pays jugera.
M. Coomans. - Vous ne voulez pas que le pays juge.
M. Hymans. - Le pays jugera. Je le répète pour la troisième fois, le suffrage restreint a sauvé la Belgique en 1830.
Aujourd'hui, la Belgique n'a pas besoin d'être sauvée, comme le prétendait tantôt l'honorable M. Coomans. La Belgique a besoin de n'être pas compromise et je crois avoir prouvé dans la séance d'avant-hier que rien ne la compromettrait plus que l'abandon des principes traditionnels de son existence politique, abandon qui serait bientôt un fait accompli, si le bon sens proverbial du peuple n'était un obstacle absolu à ce que jamais les théories aventureuses, développées tantôt par l'honorable M. Coomans, pussent avoir quelque écho dans la nation.
M. Coomans. - Messieurs, je réponds d'abord à l'accusation la plus grave, la seule grave, la seule sérieuse que l'honorable membre m'ait adressée. J'insulte à nos institutions ; j'insulte à mon pays en demandant une large extension du droit de suffrage, en désirant que la représentation nationale soit assise sur des bases plus larges, même sur celles du suffrage universel. (Interruption.)
Est-ce le sens de votre accusation ?
M. Hymans. - Non.
M. Coomans. - Quel en est le sens ? Pourquoi, comment ai-je insulté à mon pays, à nos institutions ?
M. Hymans. - Vous permettez ?
M. Coomans. - Oui, certes.
M. Hymans. - Je vous donne parfaitement le droit d'exalter le suffrage universel.
M. Coomans. - Si vous ne me le donniez pas, je m'en passerais. (Interruption.)
M. Hymans. - Vous ne paraissez guère disposé à en user, puisque vous ne faites pas même la proposition.
M. Coomans. - Je demande que vous précisiez votre accusation.
M. Hymans. - La voici. On peut être partisan du suffrage universel sans venir pour cela chaque jour dans une Chambre, où l'on siège légalement, contester la justice des institutions en vertu desquelles on est nommé, et je répète ce que je vous disais l'autre jour : Quand on a la conviction qu'on ne représente pas la nation dans cette enceinte, on n'a qu'une chose à faire, c'est de donner sa démission.
M. Coomans. - C'est pour la seconde fois que l'honorable membre m'adresse le conseil, au moins impoli, de prendre mon chapeau et de m'en aller d'ici. Je n'en ferai rien. (Interruption.) Je n'aurai garde. Je suis ici en vertu de mon droit, surtout en vertu de mon devoir ; j'exercerai tout mon droit, je remplirai tout mon devoir. Quoi ! je ne me croirais pas représentant des populations au nom desquelles j'ai été envoyé ici ! J'ai dit le contraire. J'ai dit, l'autre jour, que je me croyais le représentant vrai et réel de l'arrondissement de Turnhout, pourquoi ? Parce que j'ai au moins sept fois été nommé à l'unanimité, et quand le vote est unanime il exprime certainement la volonté de toute la population alors même qu'il n'est émis que par les électeurs censitaires, lesquels sont les mandataires autorisés et sympathiques des masses.
Mais beaucoup de députés n'ont pas le droit de parler comme moi ; beaucoup de députés n'ont pas ou n'ont pas eu le droit de dire : J'ai la certitude d'être le représentant de la majorité de mon arrondissement. (Interruption.) Je ne parle pas des membres qui siègent aujourd'hui, mais bien de plusieurs membres qui ont siégé ici à la faveur d'une seule voix contestée. Certes ceux-là n'avaient pas la certitude d'être les véritables représentants du pays.
Je ne veux pas me vanter, mais jamais je ne me serais contenté ni d'une voix contestée, ni de 10, ni de 20, ni de cent voix. Oui, je l'affirme, il ne m'est pas démontré, il n'est pas démontré à notre conscience que cette Chambre soit réellement la représentation du pays.
MfFOµ. - Allons donc !
M. Coomans. - C'est mon opinion. (Interruption.)
M. Delaetµ. - Mais c'est votre propre système, M. le ministre. Vous avez dit pendant bien des années que la majorité ne représentait pas le pays. (Interruption.)
M. Coomans. - Je n'ai fait que répéter une allégation que M. le ministre des finances et plusieurs de ses amis se sont permise plusieurs fois. Combien de fois ne nous a-t-on pas dit, à nous, que nous ne représentions pas le pays ? N'avons-nous pas entendu vos amis politiques crier : « A bas la majorité ! vive la minorité ! » Et la majorité légale n'a-t-elle pas été écrasée par l'espèce de suffrage universel de mai 1857 ? Est-ce qu'on n'a pas affirmé cent fois que les Chambres ne représentaient pas fidèlement le pays ? N'est-ce pas là la théorie des dissolutions dont nous avons cruellement pâti ?
Si cette Chambre représente, et encore je fais mes réserves, s'il peut paraître que cette Chambre représente la volonté des 100,000 électeurs belges, pouvez-vous dire qu'elle représente la volonté nationale ? Et vous vous élèverez contre cette thèse, quand l'honorable ministre a affirmé qu'il ne veut pas de la souveraineté du nombre ! il ne veut pas de la décision de la majorité du peuple belge.
Qui donc forme la majorité en Belgique ? Sont-ce 100,000 hommes ? C'est le peuple et vous avez déclaré que vous ne voulez pas admettre la volonté de la majorité du peuple belge, vous ne voulez pas même reconnaître que la majorité légale de 1857, formée d'après votre système restrictif, représentait la Belgique !
C'est à ce point de vue que je conseillais à la Chambre, comme maints orateurs anglais ont conseillé à la chambre des communes d'aller se retremper dans un suffrage plus étendu.
Dans tous les cas, vos murmures n'y feront rien. J'ai des doutes, des doutes graves sur le point de savoir si la Chambre représente le pays, sur le point de savoir si elle représente même les 100,000 électeurs censitaires et privilégiés.
Je dois avoir ces doutes tant les vices de notre système électoral sont énormes.
Toute cette discussion est née du discrédit dont sont frappées nos lois électorales, discrédit dont elles sont justement frappées ; c'est ce que nous démontrerons en détail quand le moment sera venu.
Vous vous défiez non seulement de l'immense majorité du peuple belge que vous condamnez à l'ostracisme (et c'est ici le suffrage restreint qui condamne à l'ostracisme l'immense majorité), mais ce n'est pas assez, vous vous défiez même de vos électeurs privilégiés que vous voulez faire passer par le couloir, par l'infâme couloir.
Ce couloir restera comme un stigmate de nos lois électorales, stigmate qu'un vote parlementaire ne peut pas effacer, au moins devant l'histoire.
Messieurs, après cela, cette rectification grave étant faite, j'ai à peine le courage de répondre aux citations historiques de l'honorable M. Hymans. J'affirme derechef, vous étudierez la chose dans votre cabinet et vous vous convaincrez que jamais le suffrage universel dans le sens où il a été combattu par l'honorable membre, n'a existé dans l'antiquité.
Tout ce qu'il vient de citer de quelques lois de Lycurgue et de Solon est très discutable non seulement au point de vue historique proprement dit, mais au point de vue linguistique. Jamais le peuple de Sparte, composé d'îlotes, n'a été admis à voter. Jamais le peuple d'Athènes n'a été admis à choisir ses législateurs,
Mais vous avez voulu prouver beaucoup plus que vous n'aviez besoin pour votre cause ; car, enfin, il me prend une envie de faire amende honorable et de vous dire : Oui, Athènes, Sparte, Rome ont joui du suffrage universel, et qu'en conclurons-nous ? Que les plus glorieux Etats qui aient jamais existé dans le monde, que les Etats les plus honorés de l'humanité, Athènes, Sparte, Home, ont joui du suffrage universel, tandis que les autres Etats, qui sont restés dans les ombres de l'histoire, n'ont eu que le suffrage restreint et souvent n'ont pas eu de suffrage du tout.
Et que répondrez-vous ? Athènes, à qui nous devons dans tous les ordres d'idées, tant de progrès réalisés par l'humanité, Athènes a joui du suffrage universel pendant sept siècles. Sparte aussi. Rome, l'ancienne reine du monde, l'éternelle reine du monde (interruption) Rome (page 695) a joui du suffrage universel ! C'est la thèse de M. Hymans ; donc, si cela est vrai, si ces trois grands Etats ont eu le suffrage universel, n'est-il pas étrange que vous, libéral, vous lettré, vous un des plus lettrés de Belgique, et qui voulez passer pour un des plus grands libéraux, tentative non suivie d'exécution à mes yeux, n'est-il pas étonnant que vous condamniez ces Etats à cause du suffrage universel ?
Car, enfin, si vous croyez que le suffrage universel peut perdre les Etats, il faut reconnaître aussi qu'il peut les servir et les grandir. Son influence est décisive. Or, si Rome, Athènes, Sparte, ont eu le suffrage universel, laissez-là toutes vos citations dont nous n'avons plus besoin, et acclamons aussi le suffrage universel pour essayer de devenir quelque chose ; car enfin Athènes, Sparte, et même Rome étaient de petits Etats. Nous sommes un petit Etat et si le suffrage universel peut nous grandir par les lettres, par les arts, adoptons-le.
Voilà, je pente, un argument auquel l'honorable M. Hymans ne répondra pas sans peine.
En réalité, il a fait, en croyant détruire le suffrage universel, le plus grand éloge qu'on pût faire de ce système électoral. Mais l'éloge est trop grand, je le reconnais avec regret.
- La séance est levée à 4 1/2 heures.