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Chambres des représentants de Belgique
Séance du mercredi 20 mars 1867

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1866-1867)

(Présidence de (M. E. Vandenpeereboom.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 675) M. de Moor, secrétaireµ, procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.

M. Thienpont, secrétaire., donne lecture du procès-verbal de la dernière séance.

- La rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. de Moorµ présente l'analyse suivante des pièces qui ont été adressées à la Chambre.

« Des habitants d’Iseghem prient la Chambre de discuter, dans le courant de la session actuelle, le projet de loi sur le temporel des cultes. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Des membres de l'administration communale de Bovigny présentent des observations contre le déplacement demandé de la station de Courtil. »

- Même renvoi.


« Des bateliers, doyens et administrateurs de la société mutuelle des bateliers de Tournai appellent l'attention de la Chambre sur la situation de leur industrie et demandent la suppression des impôts auxquels ils sont soumis. »

- Renvoi à la commission permanente de l'industrie.


« Des habitants de Fléron demandent une large extension du droit de suffrage pour les élections communales et provinciales et des mesures pour assurer le secret des suffrages. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi relatif à la réforme électorale.


« Le sieur Etienne, greffier de la justice de paix de Merbes-le-Château, demande la suppression des mots : « au comptant », qui se trouvent dans l'article 15 du projet de loi sur l'organisation judiciaire et prie la Chambre de rejeter l'amendement proposé à l'article 228 de ce projet.

« Même demande dos greffiers de la justice de paix de Chimay, Fontaine-l'Evêque, Tongres, Durbuy, Brée, Binche, Liège, Wavre, Châtelet, Saint-Trond, Westerloo, Dour, Diest, Stavelot, Waremme, Nazareth, Namur, Poperinghe, Lessines, Mons, Contich, Lierre, Hal et Nivelles. »

- Renvoi à la commission qui a été chargée d'examiner le projet.


« Des habitants de Namur demandent la révision des lois électorales. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi relatif à la réforme électorale.


« Des habitants d'Etterbeek demandent l'abaissement du cens électoral pour la province et pour la commune, et prient la Chambre d'admettre dans la formation du cens minimum fixé par l'article 47 de la Constitution, toute contribution pouvant être considérée comme impôt direct. »

« Même demande d'habitants d'une commune non dénommée. »

- Même décision.


« Des habitants de Marienbourg demandent le suffrage universel à tous les degrés. »

- Même décision.


« Des habitants d'Anvers prient la Chambre d'adopter la proposition de loi de M. Guillery relative à la réforme électorale. »

- Même décision.


« Des habitants de Gand demandent l'extension du droit électoral. »

« Même demande d'habitants de Bruges et de Bruxelles. »

- Même dépôt.


« Par message du 16 de ce mois, le Sénat renvoie à la Chambre, amende, le projet de loi relatif aux fraudes en matière électorale.

- Renvoi à la section centrale qui a été chargée d'examiner le projet de loi primitif.

Sur la proposition de M. le président, ccette section centrale est complétée par la nomination de M. Watteeu, en remplacement de M. Goblet, décédé.


« MM. Dubois et Mouton, retenus par une indisposition, demandent congé. »

- Accordé.

Projet de loi modifiant quelques dispositions des lois électorales

MpVµ. - La discussion générale continue.

M. Couvreurµ. - Je me félicite, messieurs, que le hasard des inscriptions m'appelle à parler après l'honorable rapporteur dc la section centrale. Je puis ainsi le premier et publiquement joindre mes félicitations d'ami à celles qu'il a déjà recueillies hier sur les bancs de cette Chambre pour le talent, l'énergie, le courage avec lesquels il a développé hier ses opinions.

Mais je ne veux pas me borner à le féliciter pour la façon brillante dont il a entretenu la Chambre du sujet qui nous occupe.

Je le félicite surtout et je le remercie dc n'avoir pas fait cause commune avec ceux qui, dans cette Chambre, ont parlé avec un dédain non mérité des droits dc la souveraineté populaire ; qui ont soutenu que cette assemblée avait tort de consacrer son temps à examiner la question que nous venons d'aborder ; qui ont soutenu que 25 personnes, 50 au plus s'y intéressent dans le pays. Je le félicite d'avoir, au contraire, rendu hommage sinon à l'intensité du mouvement réformiste, du moins à son énergie, au danger qu'il peut présenter, à la nécessité d'aller au-devant des réclamations qui se produisent et qui iront grossissant, si nous ne leur donnons pas une légitime et juste satisfaction.

Eu effet, c'est ainsi seulement que je puis expliquer la seconde et la plus remarquable partie du discours de l'honorable M. Hymans. Ce n'est pas pour la Chambre qu'il a parlé, c'est pour le dehors. Son discours a été un coup dc canon à parabole, dont le boulet est allé frapper au loin.

Or, on ne tire pas aux étoiles en pareille circonstance ; on ne parle pas à la cantonade, lorsqu'il n'y a personne dans la coulisse.

Ou bien cette partie du discours de mon honorable ami n'a pas de sens, ou il a le sens que je lui assigne, et ses contradicteurs, je dirai même aussi les miens, lorsqu'il s'agit du suffrage universel, ne pourront qu'être flattés de l'honneur qu'il leur a fait de les combattre aussi sérieusement.

Enfin, je remercie encore mon honorable ami de n'avoir pas confondu dans la même argumentation et dans la même condamnation, et les partisans d'une révision de notre Constitution, et ceux qui, pour rendre cette révision inutile ou tout au moins pour l'ajourner autant que possible, sont, comme moi, partisans d'une réforme modérée et rationnelle.

Je ne suivrai pas l'honorable rapporteur de la section centrale sur le terrain du suffrage universel ; quels que soient, à l'égard de cette forme de gouvernement, nos convictions, nos sentiments, ils n'ont pas à se produire dans les limites assignées au débat ici qu'il se présentent devant nous par les deux projets de lois dont nous sommes saisis et par la Constitution que nous avons tous juré d'observer.

Le suffrage universel n'est, heureusement, pas en cause. Le seul problème que nous ayons à résoudre est celui d'une réforme à quelques-unes de nos lois électorales.

J'écarte également du débat toute la première partie du discours dc l'honorable M. Hymans. Il m'importe peu de savoir si, la question ayant été posée dans le programme dc M. Dechamps, l'honorable M. Guillery a eu tort ou raison de la recueillir, et j'avoue, messieurs, que sur ce point, je n'ai pas très bien compris la pensée de l'honorable préopinant.

Il a approuvé M. Guillery d'avoir fait usage de son initiative, tout en paraissant le regretter un peu, et après avoir proclamé que le gouvernement, en présentant son projet, n'avait cédé à aucune espèce de pression, il a avoué que l'initiative prise par l'honorable député de Bruxelles n'était peut-être pas étrangère à la détermination du gouvernement.

(page 676) Ces contradictions ne sont pas les seules que renferme le discours de l'honorable membre ; mais je n'ai pas l'intention de m'y arrêter : que le gouvernement ait agi spontanément, par le désir d'opérer une bonne réforme ou qu'il ait agi par esprit politique, dans les deux cas il a bien fait, et nous ne pouvons que le louer.

La partie véritablement utile du discours de l'honorable M. Hymans est celle où il a rapproché, pour les comparer, les deux systèmes en présence, le projet de M. Guillery et le projet du gouvernement. Là, il était bien dans le cœur de la question, au moins, au point de vue de cette Chambre, et c'est le seul terrain sur lequel, pour ma part, je compte me placer,

Un bon système électoral, qu'il s'applique aux élections générales, aux élections provinciales ou aux élections communales, abstraction faite de l'origine du droit de suffrage, doit, avant tout, s'harmoniser avec la loi fondamentale, base légitime et universellement acceptée de notre législation ; il doit offrir, en deuxième lieu, des formules simples, facilement intelligibles, n'ouvrant la porte ni à l'arbitraire, ni aux fraudes. Il faut encore qu'il soit juste et que les corps politiques qui sortent de ses choix reflètent fidèlement le degré de civilisation du pays où il est en vigueur ; enfin il doit exiger, de la part de ceux qu'il appelle à jouir du privilège de l'électorat, une présomption d'aptitude à l'exercice de leurs devoirs, une présomption de capacité, un intérêt réel, palpable, toujours présent, à la conservation de l'ordre social.

Je regrette, messieurs, de ne pas trouver toutes ces conditions réunies dans le projet de loi présenté par le gouvernement.

Le premier scrupule que le projet ait éveillé dans mon esprit, c'est un scrupule constitutionnel ; scrupule que les efforts considérables déployés par l'exposé des motifs et par le rapport de la section centrale pour déguiser ce vice d'origine, n'ont pas réussi à vaincre.

En effet, messieurs, non seulement le projet abaisse le cens électoral pour les élections à la province et à la commune, ce qui n'est pas en opposition avec la Constitution, mais il dispense du cens toute une catégorie d'électeurs sous la fiction du cens qu'ils pourraient ou qu'ils sont dispensés de payer.

Mais ce n'est là, je le répète, qu'une fiction. En réalité, la loi proposée adjoint aux censitaires des catégories de capacités, et là se trouve, pour moi, une première irrégularité.

Je sais bien que ces dispositions ne s'appliquent qu'aux élections provinciales et aux élections communales, sur lesquelles la Constitution est muette, et l'on en tire la conclusion que, dans ce domaine, nous pourrions pousser au besoin jusqu'au suffrage universel. Mais croyez-vous qu'une fois cette exception admise pour les élections provinciales et les élections communales vous puissiez longtemps en défendre les élections générales ? Pour moi, je ne le pense pas.

Les capacités admises avec ou sans fiction pour les élections provinciales et communales ne tarderaient pas à réclamer leur admission dans les élections générales, d'où la Constitution les a proscrites.

Si nous voulons conserver intact le plus longtemps possible ce palladium de nos libertés, nous ne devons pas entrouvrir nous-mêmes la porte par laquelle entreront dans la place ceux qui veulent la révision de notre pacte fondamental.

La Constitution doit être interprétée non seulement dans ses termes, mais dans son esprit ; ce qu'elle proscrit pour les élections générales, on ne peut l'admettre pour les élections spéciales : elle a voulu proscrire les capacités en tant que capacités dans les élections, c'est ce qui résulte des débats mêmes du Congrès.

Rappelez-vous, messieurs, que déjà dans cette auguste assemblée, l'abbé de Foere avait fait une proposition qui réclamait l'adjonction des-capacités avec un cens réduit.

Cette proposition fut combattue par MM. Le Hon et Forgeur. Voici, entre autres, ce que disait l'éminent avocat de Liège :

« La proposition de M. de Foere, qui voudrait un cens moindre pour les professions scientifiques, me semble inadmissible. Ce serait établir, en leur faveur, un privilège, et il ne faut de privilège pour personne dans un gouvernement libre. La meilleure des garanties à demander aux électeurs, c'est le payement d'un cens qui représente une fortune, une position sociale, afin qu'ils soient intéressés au bien-être et à la prospérité de la société. Que si vous admettez un privilège en faveur des professions libérales, vous verrez bientôt les tailleurs, les cordonniers, tous les corps de métiers venir vous demander la même faveur et dire qu'eux aussi sont intéressés au bon ordre et à la prospérité de l'Etat. N’entrons pas dans la route des privilèges, car on ne sait plus où l'on s'arrête, une fois qu'on y est entré. »

L'amendement de M. de Foere fut rejeté, je crois, à l'unanimité des voix. Quant aux paroles de M. Forgeur, à part quelques réserves sur l'importance qu'il attache au sens, importance qui s'explique par les circonstances au milieu desquelles il parlait et qui n'existent plus aujourd'hui, ces paroles sont frappées au coin de la vérité, et je crois qu'elles sont encore applicables aujourd'hui aux propositions du gouvernement.

Je regrette que l'honorable M. Hymans n'ait pas consacré une partie de son talent à aller au-devant de ces scrupules.

Si le projet qui nous est soumis peut éveiller des doutes sous le rapport constitutionnel, répond-il au moins aux autres exigences d'un bon système électoral ? Est-il simple, facilement intelligible ? N'ouvre-t-il pas la porte à des fraudes ? Il suffit de lire le projet pour répondre à cette question.

Les rouages compliqués, les garanties secondaires qu'on est obligé de réclamer au risque de favoriser des privilèges particuliers, sont autant de preuves des inconvénients de la voie où s'est engagé le gouvernement.

Ce projet, je dois le dire, ne me paraît pas bon, et je doute que le gouvernement lui-même se fasse de grandes illusions à cet égard.

L'honorable M. Hymans a reproché un jour au système de M. Hare d'être de l'horlogerie politique. Le nouveau système électoral qu'on nous demande de sanctionner n'est certes pas un modèle de simplicité. Si ce n'est pas un chronomètre, c'est, à coup sûr, une pendule bien perfectionnée, et je crains bien que les partis, en pesant sur l'un ou l'autre des rouages, n'y puissent faire marquer l'heure au gré de leurs besoins ou de leurs passions.

Ce n'est pas, non plus, un système juste, précisément parce qu'il procède par voie de catégories, parce qu'il admet celui-ci, qu'il exclut celui-là. Le cens, du moins, si nous l'abaissons là où nous pouvons l'abaisser, et si nous l’étendons en y appelant un plus grand nombre de participants, le cens, du moins, chacun peut arriver à l'acquérir. Je dirai tantôt comment il n'ouvre pas la porte aux mêmes récriminations.

Mais il n'est pas donné à tout le monde d'avoir suivi soit un cours d'école moyenne, soit même des cours d'adultes, puisqu'on nous laisse entrevoir que la fréquentation des cours d'adultes pourra suffire pour devenir électeur. Ainsi dans le système du gouvernement, tel avocat sera électeur parce qu'il pourrait payer patente, et tel fonctionnaire parce qu'il en est dispensé.

Mais tel autre citoyen qui est à la fois docteur en droit et fonctionnaire public, greffier d'un tribunal de province, par exemple, aux appointements de 1,200 fr., ne sera pas électeur. Cela est-il juste ? Evidemment non.

Voici deux frères ; tous les deux ont fait des études moyennes. L'un, à l'âge de 14 ans, est entré en apprentissage ; il est devenu mécanicien ; il gagne 8 à 10 francs par jour. Dans la semaine, il porte la blouse ; l'habit, le dimanche. Il ne sera pas électeur ; mais son frère, qui a suivi les mêmes études, est entré, au même âge, chez un commerçant. Il a obtenu une place de commis aux appointements de 1,500 fr. Il gagne un salaire moindre que son aîné, mais il sera électeur.

MfFOµ. - Ils le seront tous deux.

M. Couvreurµ. - Je ne le pense pas.

Je pourrais étendre ces observations ; mais je ne veux pas prolonger le débat. Nous aurons occasion de revenir sur ces données, lorsque nous discuterons les articles.

Sous ces différents rapports, la proposition de l'honorable M. Guillery est au moins irréfutable.

On peut la trouver trop ou trop peu radicale ; on peut trouver qu'elle abaisse trop le cens ou qu'elle ne l'abaisse pas assez, qu'elle laisse en dehors de son action un nombre déterminé de communes rurales ; que les garanties qu'elle élève contre l'ignorance sont insuffisantes.

Ce sont des critiques de détail ; mais on ne peut nier qu'elle ne reste fidèle à la base du cens, qu'elle ne soit constitutionnelle, simple, facilement intelligible. Ce sont d'incontestables avantages.

Tout en critiquant le projet du gouvernement, je ne veux cependant pas être injuste pour ce projet. Ce qui fait sa faiblesse, c'est qu'il applique le principe de l'adjonction des capacités, principe très séduisante parce qu'il part d'une idée juste, mais principe dangereux, parce que tout système électoral qui l'inscrit dans ses articles doit fatalement aboutir à des complications, à des inégalités et à des injustices.

Je prie ceux de mes honorables amis qui sont partisans de l'adjonction des capacités de ne pas se méprendre sur. ma pensée. Avec eux je (page 677) proclame que l'instruction doit devenir sinon la base des droits, du moins une base du droit ; qu'il faut écarter de l'urne électoral les illettrés et les incapables, surtout si l'on abaisse le cens en dessous de ses limites actuelles ; mais j'ajoute qu'il ne faut pan, non plus, tomber dans la pédantocratie, il ne faut pas désigner nominativement les capables et les incapables, procéder par voie de catégories, chercher en quelque sorte une preuve irréfutable de capacité réelle, au lieu d'une présomption rationnelle de capacité possible. Donnez-moi un procédé pratique pour appliquer votre système et peut-être me rallierai-je à vos vues.

Mais jusque-là, permettez-moi dc faire mes réserves quant à la voie que vous voulez suivre ; permettez-moi d'ajouter que les excellentes raisons invoquées jadis par le parti libéral en faveur de l'adjonction des capacités ont beaucoup perdu de leur valeur dans le temps où nous vivons.

Lorsque ce mouvement en faveur de l'adjonction des capacités comme telles s’est produit au sein de l'opinion libérale, en France d'abord, et puis en Belgique, le cens était fort élevé, et l'on osait à peine en demander l’abaissement : il était considéré alors comme une garantie de fortune, qui supposait tout à la fois la capacité électorale, l'intelligence électorale et l'indépendance électorale.

Pour ceux qui préconisaient le cens, la société était divisée en deux grandes catégories d'individus. Les uns, absorbés par les rudes labeurs de la vie, étaient considérés comme impuissants à s'occuper des affaires publiques, comme indifférents à la gestion des intérêts communs ; les autres, au contraire, disposant de loisirs, étaient seuls aptes à l'exercice de la souveraineté populaire.

A ce système dont M. Guizot, en France, a été le dernier et le plus illustre défenseur, des hommes non moins modérés, mais plus clairvoyants, opposaient, non sans raison, qu'à côté de la fortune, les lumières acquises par un enseignement supérieur, par le travail intellectuel, pouvaient offrir à la société absolument les mêmes garanties ; ils réclamaient une place au soleil pour tous les citoyens qui, sans être précisément propriétaires ou capitalistes, n'appartenaient pas aux classes laborieuses proprement dites. C'étaient ce qu'on appelait alors les capacités.

Aujourd'hui, les choses ont bien changé dc face. En France, vous le savez, les résistances trop prolongées des adversaires de toute réforme ont amené une réaction telle qu'elle a abouti à l'établissement du suffrage dit universel.

Eu Belgique, nous avons d'un coup, en 1848, pour les élections législatives, atteint le minimum du cens ; nous avons abaissé le cens pour les élections provinciales et communales.

Dans les conditions où il fonctionne aujourd'hui, je crois que le cens ne mérite plus tout le mal qu'on en dit ; on ne peut plus le présenter comme une présomption de fortune. On ne peut plus rencontrer en lui les garanties qu'il réunissait ou qu'on se plaisait à trouver en lui, lorsqu'il fonctionnait au chiffre élevé que vous savez. Tout au plus peut-on encore considérer le cens comme une part d'intérêt direct que le citoyen doit posséder dans les charges de l'Etat pour pouvoir exercer un droit de contrôle sur la gestion des affaires publiques.

C'est un ordre de choses nouveau qui a déjà eu pour effet de faire entrer bon nombre de capacités dans les rangs des censitaires qui pourraient les embrasser toutes, celles du moins que l'intérêt social commande d'y admettre.

Un point, messieurs, sur lequel je suis d'accord avec ceux de mes honorables collègues qui repoussent toute espèce de réforme, c'est qu'en cette matière, il faut éviter les transformations radicales, les déplacements imprévus de majorité, l'introduction de principes nouveaux dans la composition du corps électoral ; je veux m'en tenir strictement à la Constitution ; et puisqu'une extension dc suffrage est devenue nécessaire, au lieu d'atteindre ce résultat en substituant au cens un principe plus large, je préfère rendre plus élastique la base que nous possédons ; elle a été admise par le Congrès national ; elle est consacrée par un usage de 35 années. Ce sont de puissantes raisons pour que je ne veuille pas me départir de ces précédents.

A ce point de vue même, je suis tenté de me féliciter que la Constitution ait mis une limite infranchissable au minimum du cens.

Il y a quelques années, j'interrogeais un des hommes les plus éminents de l'Allemagne sur la légalité d'existence des nombreuses sociétés ouvrières de crédit, de consommation, de production qui se sont formées dans son pays depuis 1848.

II me dit que cette existence légale leur faisait défaut et qu'elles avaient trouvé un principe de force dans leur vie anomale. Les sociétés avaient été obligées d'être plus circonspectes dans l'admission de leurs membres, plus prudentes dans leurs opérations.

Nous aussi, obligés dc nous renfermer dans les limites de notre Constitution et pressés de donner satisfaction à ceux qui réclament leur participation aux privilèges des électeurs, nous pouvons puiser, dans cette double nécessité, une des plus heureuses transformations de notre état social, sans recourir ni au suffrage universel, ni à l'adjonction des capacités.

En nous en tenant à la base actuelle, au cens, il nous est possible d'accroître très notablement le nombre des électeurs.

1° En additionnant aux contributions directes perçues par l'Etat, les contributions directes perçus par les provinces et par les communes.

De là, une augmentation des électeurs pour les Chambres aussi bien que pour les conseils provinciaux et communaux.

2° En diminuant, pour les élections à la province et à la commune, le montant requis des contributions directes, en le réduisant, par exemple, à 15 fr. comme le fait M. Guillery, à 15 fr. pour les communes de plus de 2,000 âmes et à 10 fr. pour celles en dessous de 2,000 âmes, comme le proposent MM. Nothomb et de Haerne.

3° En effectuant d'office la division des cotes personnelles entre les locataires d'une même habitation, au lieu de faire solder le montant total par le locataire prétendu principal.

4° En transformant peu à peu en contributions directes les impôts indirects dont le revenu augmente très sensiblement chaque année sans modifier la situation électorale.

D'après les relevés de 1864, le montant en principal des contributions directes s'élevait, pour toute la Belgique, au chiffre de 30,774,645 fr. dont :

Contribution foncière, 15,944,527 fr.

Contribution personnelle, 9,688,216 fr.

Patentes, 3,675,249 fr.

Boissons alcooliques, 1,257,676 fr.

Débit de tabacs, 207,976 fr.

Analysons ces chiffres et mettons-les en regard des produits des impôts indirects.

Je constate d'abord que l'impôt sur la terre et sur les propriétés bâties est le principal facteur du cens électoral, puisqu'il entre pour moitié dans le montant de toutes les contributions directes : 16 millions sur 30,774,645.

Or, l'impôt foncier étant un impôt dc répartition, il en résulte que la fortune publique a beau s'accroître, le revenu provenant des taxes sur le sol et sur la propriété bâtie ne suit aucunement le mouvement de progression et ne profite ni aux ressources du trésor, ni à. l'accroissement du nombre des électeurs. Sauf un million, le produit de cet impôt est le même depuis quarante ans et personne, pourtant, ne niera que la valeur du sol de la Belgique n'ait plus que doublé depuis les premières évaluations cadastrales. Il est, d'ailleurs, reconnu que, dans les dernières années, la valeur des terres arables a été augmentée de plus d'un tiers.

L'impôt, cependant, est resté le même, ce qui équivaut, en fait, à une diminution de la moitié, puisque, pour une valeur représentée par deux, on paye le même taux qu'autrefois pour une valeur représentée par un. L'accroissement de la population et de la richesse générale a bien exercé une influence sur la valeur de la terre, mais n'en a pas eu du tout au point dc vue électoral.

Pour rétablir les droits dc la justice et augmenter le nombre des électeurs, il suffirait de faire, dc l'impôt foncier, un impôt de quotité au lieu d'un impôt de répartition fixe et de lui donner toute l'élasticité dont il est susceptible, par l'organisation d'une révision permanente du cadastre, combinée avec un système permanent de contrôle et de publicité.

Déjà, la ville de Bruxelles est entrée dans cette voie. En ordonnant l'année dernière, l'organisation d'un cadastre communal, elle a décidé que les évaluations seront sujettes à une révision constante, de manière à suivre sans interruption les progrès de la richesse publique. Ces évaluations seront soumises à l'examen d'une commission spéciale et publiées régulièrement par les soins de la commune. Les mêmes mesures seront prises pour l'application de la contribution personnelle.

Pourquoi l'Etat ne suivrait-il pas cet exemple ? Les frais ne peuvent pas l'arrêter. Evidemment, une révision cadastrale exige une dépense considérable ; mais cette dépense une fois faite, la révision annuelle, contrôlée par toutes les sources d’information que l’Etat a à sa disposition, et par un large système de publicité, ne prélèverait pas, annuellement, sur le produit total de l’impôt, une somme proportionnellement aussi (page 678) considérable que les frais de perception de certains impôts indirects. Ainsi, on estime que par les douanes et accises, les frais de perception sont d'un septième de la recette totale.

Jamais, en calculant sur un produit de 18 millions pour l'impôt foncier, les frais de révision du cadastre ne pourraient s'élever à 2 1/2 millions par ans, et du moins, lorsqu'une propriété aurait doublé, triplé, décuplé de valeur par le défrichement d'un bois, la transformation d'un pré, l'élargissement d'une rue, l’établissement d'un chemin de fer, nous ne verrions plus cette iniquité d'un impôt restant imperturbablement le même.

Dans la contribution personnelle, on constate des faits analogues quant à la valeur locative. Pour les autres bases, c'est pis encore. En vertu de la loi de 1822, la taxe sur les portes et fenêtres varie suivant les localités. Dans les communes de moins de 3,000 âmes, elle est de 40 cents ; dans celles de plus de 30,000 âmes, elle atteint un florin 10 cents : presque le triple. Ce tarif est resté le même sans qu'on ait tenu compte des progrès accomplis. Pour les foyers, la taxe s'arrête à 12. Pour le mobilier, l'évaluation est conventionnelle en fait. L'expertise n'est jamais sérieuse. On ne sauve même pas les apparences. Savez-vous à combien était portée, en 1864, la valeur du mobilier des 5 millions de Belges ? Au capital de 154 millions de francs : un peu moins de 31 fr. par tête !

Enfin, avec la faculté de se référer à sa déclaration précédente, on peut, pendant 40 ans, ne payer toujours que la même somme de contribution et avoir, néanmoins, légalement décuplé la valeur locative, la valeur mobilière, et doublé ou triplé le nombre des foyers de sa maison.

Taudis que les deux bases principales du cens électoral restent ainsi privées de toute élasticité, parce que, d'un côté, le système de répartition immobilise le produit de propos délibéré, que, d'un autre côté, des tarifs surannés, des classifications arbitraires, des exceptions et des exemptions engendrent des conséquences à peu près identiques, voyons ce qui se passe du côté des impôts indirects.

Oh ! ceux-là offrent incontestablement le caractère d'élasticité en vertu duquel le produit des taxes s'élève ou s'abaisse en raison de la prospérité générale et de la valeur réelle des matières taxées. Pour la douane, pour l'accise, le droit reste proportionné à la valeur ou à la quantité.

Aussi, qu'en résulte-t-il ? C'est que, d'année en année, nous tendons, sans le vouloir, à l'extension des impôts indirects et à la réduction des impôts directs, c'est-à-dire, à la réduction du nombre des électeurs.

Ainsi, en 1840, dans l'ensemble des impôts payés en Belgique, les impôts directs figuraient pour une somme équivalente à 38 p. c, tandis qu'en 1863, ils n'interviennent plus que pour 31 p. c. ; différence, 7 p. c. en leur faveur.

Quant aux impôts indirects, malgré des réductions successives dans les droits, la proportionnalité se maintient. Les accises figuraient, en 1840, pour 23 1/10 ; en 1863, pour 25 p. c, soit une augmentation de 1 9/10. Les douanes aussi, malgré de constants abaissements, ont continué à donner 12 6/10 p. c.

Pour certains articles, la comparaison est caractéristique. Ainsi, en 1841, le sel a produit 3,795,000 fr., eu 1863, il donne 5,535,000, soit, en 25 années, une augmentation de 50 p. c, et pour la même période, l'impôt foncier n'a varié que de 17,659,000 à 18,800,000 fr., soit une augmentation de 7 p. c.

Il résulte de ces comparaisons, messieurs, qui si, depuis la réforme de 1848, la richesse de notre peuple n'a cessé de s'accroître en même temps que son instruction et sa moralité, les bases de son droit électoral n'ont pas suivi un développement proportionnel.

Ainsi le commerce et l'industrie ont beau réaliser des prodiges pour élever le niveau du bien-être social, la moralité privée et publique a beau se développer, les écoles ont beau répandre les connaissances usuelles, la presse a beau faire l'éducation politique des citoyens plus qu'en aucun pays du monde, et la poste, avec ses transports à un centime, a beau seconder ce mouvement, avec les bases de notre cens, l'extension du droit de suffrage ne progresse ni en raison de l'extension de la fortune du pays, ni en raison de la population. Proportion gardée, nous avons moins d'électeurs aujourd'hui qu'en 1848.

L'honorable M. Hymans a groupé, sous ce rapport, des chiffres qui n'admettent point de comparaison.

Ainsi il y a dit qu'eu 1847, nous avions 16 mille électeurs sur 4 millions d'habitants, et en 1864, 103 mille électeurs sur 4,106,000 habitants, c'est-à-dire, en 1847, un électeur sur 100 habitants, et aujourd'hui un sur cinquante.

Cela est vrai, messieurs, mais l'honorable M. Hymans a négligé de signaler la réforme de 1848 qui a abaissé le cens au minimum de la Constitution.

Ce n'est pas sur les chiffres de 1847, et encore moins sur ceux de 1831 qu'il faut opérer, mais bien sur ceux de 1850, alors que la réforme avait produit ses résultats.

Or, voici les résultats que je constate.

En 1850, nous avions 78,228 électeurs, soit 19.8 par 1,000 habitants ;

En 1864, ce nombre était monté à 103,700, soit 20.7 par 1,000 habitants.

Il y a là un accroissement apparent, mais il faut tenir compte que, dans cet écart de 25 mille électeurs, figurent 13,000 cabaretiers et petits débitants, ce qui m'autorise à dire que l'impôt foncier et la contribution personnelle sont restés presque sans effet sur l'accroissement. Il est dit principalement à l'élasticité des patentes et à l'action des débits de boissons.

A Bruxelles, le droit de patente a agi avec plus de force qu'il n'a dû agir dans certaines communes rurales. Or, à Bruxelles, nous avions :

En 1848, 123,000 habitants, dont 5,644 électeurs, soit 1 sur 22.

En 1849, 130,000 habitants, dont 5,6394 électeurs, soit 1 sur 24.

En 1860, 169,000 habitants, dont 6,678 électeurs, soit 1 sur 25 1/2.

En 1865, 187,000 habitants, dont 7,084 électeurs, soit 1 sur 26 1/2.

C'est-à-dire qu'il y a eu, à Bruxelles, réduction constante du nombre des électeurs, malgré l'accroissement considérable de la fortune publique, et malgré l'influence exercée sur le nombre des électeurs par l'impôt sur les débitants de boissons.

Je ne me dissimule pas, messieurs, que mes idées, en ce qui concerne la contribution foncière, sont de nature à effaroucher ceux des membres de cette assemblée qui représentent plus spécialement les intérêts de la propriété foncière et terrienne ; mais je les prie de considérer que la plupart des impôts indirects frappent la terre. Ainsi, l'impôt sur le sel, l'impôt sur la bière, l'impôt sur les sucres, sur les distilleries agricoles, frappent la terre, et ils la frappent à grands frais lorsqu'elle est en travail, souvent avant que les fruits du travail puissent être engrangés. Ne sceait-il pas plus juste de n'atteindre que la richesse créée et constatée ?

El s'il fallait rassurer davantage mes honorables collègues, je proposerais l'application d'un procédé indiqué à la dernière assemblée générale des membres de l’Association pour la suppression des douanes par un des secrétaires de cette institution, M. Devergnies, à l'excellent travail duquel j'emprunte la plupart des données de mon discours. Ce procédé consistait à constituer un fonds spécial, un fonds des douanes et des accises, avec le produit des recettes provenant de l'accroissement des ressources de l'impôt foncier, afin de racheter ainsi, d'année en année, les droits indirects des douanes et des accises.

Je crois que, dans ces conditions, personne n'aurait à se plaindre Tous les droits seraient sauvegardés.

Je reconnais, messieurs, qu'en attendant des réformes indispensables dans notre système d'impôts, qu'en attendant notamment la suppression des douanes et des accises et leur remplacement par l'action des impôts directs, il était difficile, pour le gouvernement, à propos d'une loi électorale, de remédier aux abus signalés ; mais à défaut de tout un nouveau système d'impôts, il m'a paru qu'on pourrait corriger la situation actuelle, non seulement par un abaissement du cens, abaissement parfaitement justifié par les faits que je vous ai exposés, mais encore par une disposition spéciale propre à donner, dès aujourd'hui, à ceux qui payent réellement une partie de l'impôt direct sous forme de contribution personnelle, le privilège qui est attaché à ce payement. Telle est la raison d'être de mon amendement additionnel du projet du gouvernement.

Ces conditions d'ordre, de stabilité en même temps que d'esprit de progrès que doit réunir tout bon corps électoral, nous les avons cherchées, nous, dans un cens jadis très élevé ; l'Angleterre, plus ancienne que nous dans la pratique de la vie constitutionnelle, les avait trouvées dans le loyer.

Si l'on pouvait choisir entre les deux bases, je me prononcerais peut-être pour celle en vigueur chez nos voisins d'outre-mer. Le loyer, c'est le signe représentatif de la famille créée ; le loyer, c'est le foyer, c'est la preuve d'un capital préexistant ou d'un travail régulièrement et laborieusement poursuivi. Le loyer suppose un établissement, un mobilier, toutes garanties excellentes que ne vous donne pas toujours le cens avec les fraudes auxquelles il ouvre la porte.

Si briser avec des traditions, des habitudes, des lois en vigueur ne présente pas de graves inconvénients, il serait intéressant de rechercher (page 679) jusqu'à quel point il est possible d'améliorer les lois électorales en substituant à la base du cens, la base du loyer. Mais en examinant l'organisation de nos impôts, on ne tarde pas à reconnaître qu'on peut parfaitement concilier les deux bases.

Il suffit de rendre cette contribution un peu plus élastique, de faire, pour elle, ce qu'on a déjà fait pour la contribution foncière, c'est-à-dire d'autoriser par la loi, de faire effectuer par la loi la division des cotes personnelles entre tous les locataires d'une même habitation.

M. Coomans. - Et les cotes foncières.

M. Couvreurµ. - Egalement. Cette idée, l'honorable M. Van Humbeeck l'a déjà indiquée, mais sans la développer suffisamment à mon gré, et j'hésite d'autant moins à la reprendre que je l'avais déjà indiquée dans le travail préparatoire en sections.

Actuellement, la contribution personnelle compte exclusivement au propriétaire ou au locataire principal, que la loi rend responsable de la contribution. Or, ce locataire principal n'est souvent que l'habitant d'un sous-sol ou d'une mansarde. Ainsi, un portier jouit du droit électoral, alors que l'avocat du premier et le médecin du rez-de-chaussée ne sont pas en possession de ce privilège.

Par la division des cotes personnelles, on arriverait à ce résultat que, pour les élections générales toutes les capacités établies, vivant de l'exercice de leur profession, et pour les élections provinciales et communales avec un cens abaissé à 15 ou 20 francs, tout chef de famille, vivant, comme on dit, dans ses meubles, tout ouvrier d'élite, dont la position a été caractérisée avec tant d'éloquence et de vérité par M. Orts, par M. Van Humbeeck et par M. Hymans, seraient de fait portés sur la liste des électeurs, s'ils satisfaisaient aux autres conditions requises.

Voici à cet égard quelques calculs probants :

Dans nos villes de second ordre l'avocat, le médecin, l'employé habite un appartement d'une valeur locative moyenne de 400 fr. à 4 p.c. : fr. 16

il a un mobilier de 5 x 400 fr. soit 2,000 fr. à 1 p. c. : fr. 20

Quatre fenêtres à 1-50 : fr. 6.

Deux foyers à 0-85 : fr. 1 70.

Soit un total de fr. 43 70.

Ce qui, sans compter les additionnels et les taxes locales si elles lui étaient comptées pour la formation du cens le rend censitaire pour la Chambre et le Sénat.

Prenons maintenant l'ouvrier, relativement instruit, gagnant un salaire de 5 à 10 francs par jour :

Son loyer est au minimum de 15 francs par mois ou 200 francs par an, ci à 4 p. c. : fr. 8 fr.

Un loyer de 200 francs suppose un mobilier de 1,000 francs, réduisant à 500 francs, ci à 1 p. c. : fr. 5.

Deux fenêtres à 1 fr. 50 c. en moyenne : fr. 3

Un foyer : fr. 0 85.

Total : fr. 16 85.

Ce qui est le cens réclamé par M. Guillery.

En fait, on peut dire, sans crainte de se tromper, que tout sous-locataire, dans une ville de moyenne grandeur, paye une contribution directe de plus de 15 fr. Seulement, cette contribution profite au locataire principal au lieu d'être mise au compte du locataire réel, et comme le locataire principal est obligé de déclarer son mobilier pour le quintuple de sa valeur et que l'impôt progresse avec le nombre des foyers, on peut dire qu'en plus d'une circonstance, le locataire principal, sans droit aucun, car il se rembourse de l'impôt sur le sous-locataire, réunit sur sa tête un cens égal à celui strictement nécessaire pour donner le droit électoral à deux individus.

Il suffirait donc, pour satisfaire aux réclamations qui se produisent, non pas seulement de baisser le cens électoral, mais de l'étendre, d'en élargir la base, de façon à offrir à ceux qui ont le droit d'en réclamer la jouissance, une légitime participation à la gestion des affaires publiques eu échange de la part qui leur incombe dans les charges de la communauté.

La loi sur la contribution personnelle ne proscrit pas cette division des cotes ; elle est muette sur ce point ; elle se borne à assurer la rentrée de la contribution par la responsabilité d'une individualité déterminée ; de plus, la division est autorisée par l'impôt foncier. Mais ce qui est plus caractéristique, c'est que déjà une disposition de même nature est inscrite dans notre loi électorale pour la commune. Il est dit à l'article 3 de cette loi :

« Le tiers de la contribution foncière d'une domaine rural exploité par un fermier compte au locataire, sans diminution des droits du propriétaire. »

Pourquoi ne pas faire pour le sous-locataire des villes ce que la loi fait pour le fermier, moins justement, parce qu'en réalité la jouissance accordée en ce cas au fermier ne devrait pas être maintenue au propriétaire dans le cas d'une, stricte application des principes du cens.

L'introduction de ce système de la subdivision des cotes dans la contribution personnelle, outre les avantages que le fisc en retirerait, atteindrait un double but. D'abord, il n'innoverait rien à la base de la capacité électorale ; en second lieu, il permettrait de déblayer le terrain de la question si compliquée des capacités. Au lieu de procéder ou bien à la création de censitaires fictifs, comme le veut le gouvernement, ou à celle de nouvelles catégories de privilégiés, espèces de mandarins plus ou moins savants, plus ou moins diplômés comme le veulent les partisans du système de capacités, nous n'aurions, comme par le passé, que des censitaires. Toutes les capacités réelles : les avocats, patentés ou non, avoués médecins, professeurs, employés publics et privés, jouissant de 1,500 francs d'appointements, seraient électeurs. Que de complications évitées, tout en faisant droit à toutes les réclamations fondées !

Je dis fondées, messieurs, parce que les capacités qui pourraient se trouver exclues ne seraient que celles qui n'ont pas créé d'établissement pour leur propre compte. Ce sont des exceptions, et l'on ne fait pas de lois pour des exceptions. Celles qui voudraient cesser de l'être en trouveraient les moyens en se créant un établissement indépendant. Or, c'est dans cet établissement indépendant et dans la famille qui en est la conséquence, que l'Etat et la commune doivent trouver leurs meilleures garanties. Sans doute, les jeunes gens payant le cens, et auxquels le gouvernement veut accorder l'électoral en abaissant l'âge de 25 à 21 ans, ou ceux qu'il appelle à devenir électeurs pour la province, la commune, parce qu'ils payent un cens fictif, sont très dignes de devenir électeurs.

Mais sans faire tort à cette catégorie de citoyens, sortis hier des bancs de nos universités, remplis des souvenirs des républiques d'Athènes ou de Rome, et avec leur approbation, je crois pouvoir dire qu'on peut placer à côté d'eux, au même rang, sans compromettre l'ordre social, cet ouvrier, qui, enfant, quittait tout poudreux sa fabrique pour courir à l'école ; qui, depuis l'âge de 12 ans, gagne sa vie, qui, par son salaire assiste ses parents infirmes, entretient sa jeune compagne, ses enfants, qui sait de quelles misères peut le menacer la moindre perturbation sociale, qui, à la rude école de l'expérience, a appris à se méfier des utopies et des entraînements.

Je ne me dissimule pas, messieurs, que la disposition que je veux introduire dans la loi peut soulever des critiques, sinon quant à son principe, au moins quant à son application. Je la livre à vos réflexions, aux observations du gouvernement, me réservant de la modifier selon que le débat m'éclairera.

En la présentant, j'ai voulu répondre à un besoin de justice, sans sortir des voies tracées jusqu'ici par la Constitution et par nos lois électorales.

Toute réforme, lorsqu'elle est encore en projet, soulève des résistances, des hésitations. Ces oppositions sont naturelles, légitimes dans une certaine mesure, à condition de n'être ni obstinées, ni aveugles, ni intraitables. Elles sont légitimes parce qu'elles procèdent de ce sentiment de conservation de tous les intérêts qu'il faut, en matière politique et sociale, autant que possible, éviter les brusques transformations. Les transitions sont toujours préférables aux bouleversements.

Je crois que la division des cotes, n'admettant à l'électorat que ceux qui aspirent à cet honneur et qui consentent à en accepter les charges, a précisément ce grand avantage de ne rien compromettre, de n'engager aucun principe nouveau.

La disposition, si elle était adoptée, pourrait trouver son application immédiate pour les élections générales. Le cens restant à 40 fr. il n'y aurait pas à redouter d'autre invasion que celle des capacités qui habitent en appartement et de quelques ouvriers assez instruits, et gagnant des salaires assez élevées pour être assimilés à ces capacités.

Mais le principe, juste pour les élections générales, devrait aussi s'étendre aux élections provinciales et communales. Ici je reconnais qu'une barrière devient nécessaire, et mû par les mêmes considérations de conservation et d'ordre public que l'honorable M. Guillery lorsque, à sa proposition d'abaisser le cens à 15 fr., il ajoutait l'obligation pour l'électeur nouveau de savoir lire et écrire, je me réserve soit d'admettre la même restriction, soit de l'élever encore par l'exigence des connaissances de l'instruction primaire.

Lorsque nous abaissons le cens, que nous étendons les bases d'impôt ainsi que nous le commande la raison économique, ainsi que je l'ai (page 680) développé, nous pouvons sans scrupule attacher à ces conditions, pour les nouveaux électeurs, les conditions restrictives posées exclusivement dans un intérêt social et dans l'intérêt même de ceux auxquels nous les imposons.

Cette clause additionnelle que j'indique, outre qu'elle est un puissant stimulant pour la diffusion de l'enseignement, a ce grand avantage d'être une barricade que nous élevons aujourd'hui pour l'avenir. Un des plus charmants écrivains de la France moderne, un journaliste, l'honneur de 6a corporation, qui n'aime pas plus le suffrage universel et ses effets que l'honorable M. Hymans, M. Prévost Paradol, écrivait, il y a peu de jours, dans le Journal des Débats à propos d'un livre de M. Lorimer, professeur à l'Université d'Edimbourg, sur le droit de suffrage, les lignes que voici :

« Les choses en sont venues à ce point dans notre vieille Europe et marchent avec une telle vitesse qu'on peut appliquer au suffrage universel cette devise qu'un poète a jadis composée pour l'inscrire sur le socle d'une statue de l'Amour :

« Qui que tu sois, voici ton maître ; Il l'est, le fut ou le doit être. »

« Heureuse cependant la nation qui, voyant approcher à temps la domination de ce tout-puissant maître, peut se préparer de son mieux à sa condition nouvelle, et prendre, avant de se livrer à lui, quelques précautions utiles pour le maintien de sa liberté et pour le salut de sa grandeur ! A toutes les bonnes fortunes qui remplissent déjà leur histoire, les Anglais joignent aujourd'hui ce privilège de voir venir de loin le suffrage universel, au lieu d'y être brusquement précipités, sans avoir eu le temps d'y songer, ni de se reconnaître. »

Nous sommes dans la situation des Anglais. Que cela nous plaise ou nous déplaise, que nous en soyons partisans ou adversaires, si jamais l'heure du suffrage universel vient à sonner pour nous, nous ne l'arrêterons ni par des discours éloquents, ni par des sacrifices personnels. Que nous déposions nos mandats devant lui sur l'autel de la patrie avec l'arrière-espoir qu'il nous le rende pour les services rendus ou la notoriété acquise, d'aussi faibles obstacles ne le feront pas reculer. Il faut compter avec lui, tracer au torrent son cours, ou, mieux encore, le dispenser de rien nous apporter que nous ne possédions déjà.

Or, je crois qu'en étendant l'impôt, en appelant tous les citoyens à participer à l'impôt direct, en fixant des garanties supplémentaires d'instruction, nous élèverons contre le suffrage universel une barrière qu'il lui sera très difficile de franchir.

L'honorable M. Hymans a cité hier, en réponse à un discours que j'ai prononcé il y a un mois, l'exemple de la Belgique en 1848. Qu'il me permette de lui dire que cet exemple est la preuve la plus palpable de l'influence affirmée par moi, niée par lui, des événements extérieurs sur les destinées de notre pays. Si pour nous 47 n'avait pas précédé 48, si en 1848, nous n'avions pas eu à la tête des affaires un ministère libéral et si ce ministère n'avait pas eu la sagesse de lever toutes les vannes à la fois, qui sait à quelles inondations nous aurions été exposés. Mais aujourd'hui nous n'avons plus de vannes à ouvrir. Il faut donc que, sans nous écarter des prescriptions de la Constitution, nous parvenions par l'extension de l'impôt direct à y faire entrer le plus grand nombre de citoyens. Voilà ce que conseille la prudence.

Pas plus en 1848 qu'aujourd'hui, les avertissements n'ont fait défaut. Heureusement, ils ont. été entendus, un peu tardivement, mais utilement.

Or, pendant que mon honorable ami parlait, je me rappelais le temps où, compagnons d'études, assis sur les bancs de la même université, nous lisions les discours parlementaires d'alors, les uns avec colère, les autres avec admiration.

Devant moi se dressait cette imposante et austère figure de M. Guizot disant, en 1846, à la chambre française : « Le suffrage universel, cette interruption ne mérite pas que je m'arrête à la réfuter. » Le parti libéral se bornait alors à réclamer le suffrage universel et deux années après le suffrage universel, qui ne comptait peut-être pas cinq partisans au sein des chambres françaises, devenait la loi du pays, en attendant qu'il s'étendît à l'Allemagne, qu'il fonctionnât en Italie, en Savoie, à Nice, qu'il réclamât ses droits en Angleterre. Nos souvenirs évoquaient M. Malou, niant dédaigneusement l'agitation naissante de 1847, qui le renversait quelques mois plus tard ; j'évoquais les deux hommes éminents assis encore aujourd'hui au banc des ministres, MM. Rogier et Frère, répondant en janvier et février 1848 à leurs amis politiques de la gauche qu'ils ne dépasseraient pas les limites de leur programme, réfutés non seulement par leur adversaire le plus ardent, le plus passionné, l'honorable M. Castiau, mais encore par un autre orateur plein de sens et de haute raison, dont le noble langage faisait battre nos cœurs de vingt ans, qui appartenait à ce groupe d'amis dont nous suivions les leçons, et que la ville de Gand vient d'arracher à sa retraite volontaire pour le rendre au parlement, comme si elle avait eu le pressentiment qu'une ère nouvelle va s'ouvrir et que cette ère nouvelle réclame des forces nouvelles.

Et dans cette France même, où mon honorable ami m'a reproché d'avoir été chercher mes exemples, dois-je lui rappeler que les deux discours qu'il a cités ont été prononcés, l'un il y a un an, pour repousser les réformes concédées aujourd'hui, l'autre pour en condamner la concession ? Sans doute, les lois qui traduisent ces concessions ne sont pas les lois d'un pays libre, mais l'une crée un droit méconnu, nié jusqu'ici, l'autre enlève un droit à l'arbitraire. C'est un pas immense, et il est dû à la force expansive du suffrage universel. Le jour où autour de nous, ce suffrage aura brisé les entraves qui pèsent encore sur lui, ce jour, quoi que vous en disiez, sera un jour difficile pour nous, si nous persistons à ne pas le prévoir, si nous en hâtons l'explosion en niant ses approches.

Sans doute, le problème à résoudre est grave, ardu, difficile ; raison de plus pour nous mettre à l'œuvre et pour chercher consciencieusement, loyalement en nous élevant au-dessus des considérations personnelles et des intérêts de parti, le juste milieu entre un mouvement trop précipité et un mouvement insuffisant. Les deux extrêmes sont également dangereux. Mais, en cas de succès, quelle récompense !

Il y a, disait M. Gladstone au parlement britannique, il y a dans le libre exercice des droits politiques, un immense pouvoir de discipline et d'éducation pour le peuple. Donnez à ceux que vous en jugez dignes, donnez-leur de nouveaux intérêts dans la communauté, ces nouveaux intérêts deviendront de nouveaux liens pour leur attachement à la Constitution et au trône. Cet attachement du peuple au trône et aux lois sous lesquels il vit vaut plus que tous vos trésors d'or et d'orgueil, plus que vos flottes et vos armées ; car il est la force, la gloire et la sûreté de votre pays.

Ces paroles, messieurs, doivent inspirer nos résolutions. Lorsque toutes les destinées de l'Europe sont chaque jour mises en péril, il sera beau de prouver une fois de plus, comme jadis en 1848, que lorsque, tout tremble autour de nous, pour donner à notre édifice social la solidité du roc inébranlable au milieu des tempêtes, il nous suffit d'élargir nos assises, il nous suffit, comme au chêne, de jeter de nouvelles racines dans l'attachement de notre peuple à ses institutions.

Mais pour que cet attachement se développe, il faut que le peuple comprenne nos institutions, qu'il en jouisse ; il faut surtout qu'il les pratique. Il a manifesté sa volonté en 1848, il l'a manifestée encore, il y a deux ans, lorsqu'il a pleuré avec nous le Roi défunt, lorsqu'il est venu faire cortège au Roi nouveau, faisant dans toutes nos villes sa joyeuse entrée. Ce peuple, qui possède à un si haut degré le sens politique, qui est si attaché à notre nationalité, ce peuple est digne d'être élevé successivement à exprimer sa volonté autrement que par des acclamations ; payant les impôts de l'Etat, il faut qu'il les sente peser sur ses épaules, et qu'il jouisse des droits qu'elles créent, le jour où il en acquiert la capacité ; appelé à défendre la patrie, il faut qu'il la défende en citoyen, et non pas en chair à canon, mourant pour les privilèges de ceux qui lui auraient à jamais interdit l'accès de l'urne électorale.

- L'amendement de M. Couvreur est appuyé.

Il en est de même de l'amendement de M. Funck, qui a été développé hier.

Les deux amendements font partie de la discussion.

MfFOµ. - Messieurs, je voudrais demander à l'honorable membre qui vient de parler, un éclaircissement sur la portée de son amendement. Il a développé la thése de la division des cotes, pour appliquer aux sous-locataires une quotité proportionnelle de la contribution payée actuellement en entier par le locataire principal. Il m'avait paru que son amendement, comme je l'avais compris d'abord, ne portait que sur la contribution personnelle.

Mais tout à l'heure, répondant à une interruption, l'honorable membre a déclaré qu'il entendait également appliquer le système de son amendement à la contribution foncière.

- Un membre. - C'était une erreur.

MfFOµ. - C'est précisément pour dissiper cette erreur, si erreur il y a, que je demande une explication. Si le système s'appliquait à l'impôt foncier, il en résulterait qu'un propriétaire ayant 7,000 à 8,000 fr. de revenus en biens-fonds, (page 681) pourrait créer autant d'électeurs que le lui permettrait le chiffre de ce revenu.

Je demande donc une explication, pour qu'il n'y ait pas d'équivoque.

M. Couvreurµ. - Messieurs, ma proposition ne porte que sur la division des cotes de la rétribution personnelle. Je n'avais pas saisi la portée de l’interruption de l’honorable M. Coomans ; je croyais qu'il donnait son approbation aux principes que je développais.

L amendement a été imprimé ; il ne réclame que la division des cotes de la contribution personnelle.

M. Lelièvreµ. - Je me bornerai à motiver en peu de mots le vote que je suis appelé à émettre sur la réforme que la Chambre est appelée à décréter.

Lorsque le projet en discussion fut soumis, l'année dernière, aux délibérations de la Chambre, j'ai pensé que si l'on voulait décréter une réforme électorale digne de ce nom, il était indispensable que la mesure eût pour conséquence de conférer le droit de suffrage à la classe la plus nombreuse, qui serait ainsi admise à prendre part à la vie publique.

Le système du gouvernement me paraît absolument contraire aux principes qui doivent présider à une loi de progrès en cette matière.. Il réduit, à la vérité, de moitié le cens fixé par les dispositions en vigueur, mais il exige une condition qui détruit complètement le bienfait qu'on semble vouloir accorder. En effet, la réduction du cens ne doit profiter qu'au citoyen qui a suivi un cours d'enseignement moyen pendant trois années dans un établissement public ou privé. Cette exigence paralyse la disposition principale qui ne profitera qu'à un nombre très restreint de personnes. Elle exclut la plupart de ceux qu'on paraît d'abord entendre favoriser.

L'extension du suffrage ne concernera plus la généralité, mais certaines catégories d'individus. Sous ce rapport, le projet n'est pas en harmonie avec les principes qui doivent présider à une réforme de la nature de celle dont nous nous occupons.

Pareille mesure doit être fondée sur le principe de l'égalité. Or à quel titre confère-l-on un privilège à celui qui aura suivi pendant trois ans l'enseignement moyen, tandis que tout autre, eût-il même suivi un cours d'enseignement primaire pendant plusieurs années, sera privé du droit électoral, quoique versant la même quotité du cens dans les caisses du trésor ?

Je comprends qu'on ne confère le droit de suffrage qu'à l'individu qui sache lire et écrire, parce que celui-là seul est présumé avoir l'intelligence du vote qu'il est appelé à émettre. Mais cette connaissance doit être présumée chez celui qui justifie avoir suivi, pendant trois années, les cours de l'enseignement primaire.

On sait que la propagation de l'instruction à ce degré est réclamée par tous ceux qui ont à cœur les intérêts des classes inférieures. A mon avis, le décrètement du droit de voter admis dans l'exposé est l'une des mesures libérales propres à réaliser le but que se proposent tous les amis du progrès.

C'est surtout l'enseignement primaire que nous devons encourager. C'est donc principalement aux individus qui suivent les cours de cet enseignement que les faveurs légales doivent être accordées.

Il me paraît exorbitant de ne réserver l'exercice d'un droit important qu'à ceux qui ont suivi les cours de l'enseignement moyen, d'autant plus que les écoles moyennes étant peu nombreuses et n'étant guère fréquentées par les campagnards, les résultats de la réforme seraient à peu près nuls et la mesure elle-même, si vivement attendue, deviendrait illusoire.

La Chambre ne perdra pas de vue que le projet du gouvernement s'écarte entièrement des lois de 1848, qui ont abaissé le cens électoral.

La réforme introduite à cette époque décrétait la réduction du cens d'une manière générale, sans aucune restriction, tandis que le projet en discussion a, selon moi, le tort grave de ne pas initier à l'exercice du droit électoral le plus grand nombre d'individus et de ne le conférer qu'à une minime fraction, à tel point que, relativement à certaines classes de la société la loi future resterait sans aucun effet.

Le rapport, d'ailleurs si remarquable de M. Hymans, reconnaît tellement l'injustice des dispositions du projet, qu'il ne l'écarte qu'au moyen d'un engagement tacite que prendrait le gouvernement de multiplier les écoles moyennes. Mais une réforme qui doit recevoir son exécution immédiate ne peut être justifiée à l'aide d'éventualités très incertaines et d'une réalisation plus que douteuse ? Il est impossible d'établir un ordre de choses que l'équité réprouve en annonçant des mesures dont l'exécution est problématique, et reportée d'ailleurs à un temps indéterminé.

Qu'on ne se dissimule pas les conséquences du projet ; deux individus payent le même cens, considéré comme garantie d'ordre et de conservation. Est-il juste que l'un d'eux seulement soit élevé au rôle effectif de citoyen, par l'unique motif qu'il a accompli une condition qui, dans l'état actuel de la société, n'est remplie que par un nombre excessivement restreint de personnes ? A mon avis, semblable régime blesse profondément les principes de l'égalité, base de nos institutions. D'après le projet, la masse des citoyens qu'il importe d'initier à la vie publique reste étrangère à la réforme, et c'est là un vice capital, qu'il importe de faire disparaître.

Je dois toutefois applaudir à plusieurs articles du projet qui introduisent des améliorations incontestables dans la législation.

C'est ainsi que j'approuve entièrement la disposition qui attribue au collège électoral le droit de statuer en première instance sur les réclamations auxquelles peut donner lieu la formation de la liste des électeurs communaux.

Il n'existe aucun motif sérieux de ne pas appliquer, en ce cas, les règles concernant les listes des électeurs pour la province et les Chambres législatives, et l'article projeté fait cesser, à cet égard, une distinction que rien ne justifie.

Il est rationnel aussi de déclarer qu'il suffit, pour être électeur à la commune, d'y avoir son domicile réel à la date de l'inscription sur la liste électorale. D'après la législation actuelle, un changement de domicile postérieur au 1er janvier qui précède l'inscription a pour conséquence d'écarter le citoyen du droit de figurer sur la liste électorale, non seulement à la commune qu'il habitait au 1er janvier, mais même à celle dans laquelle il a établi son nouveau domicile. Sous ce rapport, on modifie, d'une manière heureuse, les lois de 1836 et de 1848.

Je désire que le gouvernement accueille des dispositions consacrant un large développement à la vie politique du pays. Le projet en discussion me semble établi sur des bases trop étroites. Il n'est pas propre à favoriser l'instruction des masses et il paraîtra d'ailleurs un acte de défiance imméritée vis-à-vis de certaines classes de la société.

Si l'on veut que la réforme obtienne une place marquée dans les annales du pays, il est indispensable d'adopter un système large répondant aux besoins de l'époque et en harmonie avec la grande mesure dont notre estimable collègue, M. Guillery, a l'honneur d'avoir pris l'initiative. La réforme de 1848 a produit de bons fruits, je suis convaincu que le moment est arrivé de faire un nouveau pas dans la voie du progrès, mais pour atteindre le but désiré, il faut se placer à un point de vue élevé et entrer dans la voie tracée par l'intérêt général plutôt que de s'inspirer d'un intérêt momentané de parti.

M. de Smedt. - Messieurs, avant d'entrer dans quelques considérations générales que me suggère le projet de réforme électorale, je désire faire un rapide exposé de l'historique de cette question.

L'extension du droit de suffrage est depuis longtemps la grande préoccupation du jour, on ne peut le nier, puisque cette préoccupation se traduit en faits dans tous les gouvernements qui nous entourent.

En Belgique, soit calcul du parti politique régnant, soit timidité de la part de l'opposition, soit enfin indifférence réelle ou factice de l'opinion publique, on se préoccupait peu ou pas de cette réforme. Quelques voix isolées se faisaient seules, de temps en temps, les échos de cette idée.

Mais il est de l'intérêt et de la mission des chefs politiques de voir mieux et plus loin que le vulgaire ; cette intuition des nécessités et des vrais besoins de l'époque établit aux yeux de tous la légitimité de leur prépondérance et de leur autorité.

Le sentiment public était latent, si je puis m'exprimer ainsi ; on fut longtemps à préciser les réformes à introduire chez nous en matière électorale. Malgré cette apparence de calme, il était facile de prévoir qu'il n'en serait pas longtemps ainsi. A l'entour de nous, tous les vieux systèmes électoraux croulaient ou subissaient de profondes et rapides modifications. Il était donc sage et prudent de profiter du calme des esprits d'alors, pour se mettre à la tête du mouvement qui devait infailliblement se produire chez nous comme ailleurs, avant même que ce mouvement ait eu le temps de prendre de vastes et peut-être dangereuses proportions.

C'est ce que comprirent tout d'abord M. Dechamps et ses amis avec un tact que ses adversaires politiques ont eu le tort de méconnaître. La réforme proposée par cet honorable membre fut formulée avec une grande modération et une loyauté parfaite.

Quelle a été votre conduite d'alors ?

Vous vouliez les catholiques au ministère presque malgré eux et à (page 682) peine le cabinet est-il formé et le programme présenté qu'aussitôt votre tactique change ; vous parvenez à faire repousser M. Dechamps parce qu'il a eu l'audace de vouloir une extension bien modérée du droit de suffrage pour les élections communales et provinciales. Et aujourd'hui pressés par le mouvement de l'opinion publique que M. Dechamps avait en la sagesse de pressentir, vous êtes arrivés de concessions en concessions à nous présenter un projet de réforme électorale qui laisse bien loin en arrière celui dont par tactique vous sembliez vous effrayer il y a deux ans.

Mais ce n'est pas sans combattre et sans opposer toute l'énergie de vos résistances que vous en êtes arrivés là.

Je doute fort que, sans l'indépendance de caractère de M. Guillery et sans sa courageuse initiative, nous eussions vu porter sitôt cette importante réforme à notre ordre du jour.

En effet ce n'est qu'après avoir été mis en quelque sorte en demeure de. s'exécuter par le dépôt de la proposition de l'honorable M. Guillery que le gouvernement se décida enfin à entrer lui-même dans cette voie. Depuis lors, de nouvelles concessions ont été faites et les amendements de la section centrale élargissent considérablement les propositions primitives du ministère.

Telle est l'histoire, messieurs, de cette réforme électorale qui grandit à mesure que l'on retarde sa solution. Si nous repoussions toutes les propositions qui nous sont faites par crainte ou par prévention contre toute extension du droit électoral en Belgique, bientôt l'élan donné à l'opinion publique en cette matière nous forcerait d'aller au delà de ce qu'il serait prudent d'accorder.

Rappelons-nous, messieurs, 1848. Quelques mois avant cette mémorable époque, se serait-il trouvé un membre dans cette enceinte qui eût osé proposer un abaissement dc 10 florins seulement pour le cens électoral des deux Chambres ? Et cependant quelques jours plus tard cette même assemblée votait à l'unanimité de ses membres présents une réforme bien autrement radicale. Le cens électoral fut porté tout à coup de 80 à 20 florins, c'est-à-dire au minimum fixé par la Constitution.

Je crains bien fort, si nous repoussons aujourd'hui des réformes modérées, de voir se renouveler ces brusques conversions qui sont une atteinte fâcheuse pour l'autorité du gouvernement et la dignité des assemblées délibérantes.

La peur est d'ailleurs une mauvaise conseillère, elle ne remédie à rien et est incapable d'inventer autre chose que des expédients, qui reculent la solution des questions politiques ou sociales, en accumulant les difficultés et les dangers.

Examinons donc avec courage, et avec une entière franchise le problème politique que la réforme électorale a posé en Belgique. Quoi que nous fassions nous n'y échapperons pas, et, en cette matière plus qu'en aucune autre, il est vrai de dire : Mieux vaut aujourd'hui que demain. Car demain, la solution pourrait peut-être ne plus nous appartenir.

Il y a quelques jours à peine, un grand orateur du corps législatif en France, M. Chesnelong, y prononçait ces remarquables paroles :

« Il y a, disait-il, un fait incontestable, c'est l'ascension progressive de la démocratie ; que d'autres s'en inquiètent et s'en irritent ; nous, devant cet avènement d'une foule toujours croissante au bien-être et aux droits politiques, rappelons-nous la belle parole de Royer-Collard, et rendons, comme lui, grâces à la Providence de ce qu'elle appelle aux bienfaits de la civilisation un plus grand nombre de créatures. Mais, que la démocratie y prenne garde, si elle se place en dehors du christianisme, elle marquera fatalement son triomphe par de funestes et terribles catastrophes. » Paroles vraies, messieurs, aussi bien pour la Belgique que pour la France.

Oui, vous le savez comme moi, et mieux que moi, le flot démocratique monte et s'élève rapidement ; qu'il nous soit sympathique ou antipathique, que nous le voulions ou que nous ne voulions pas, nous serons impuissants à l'arrêter. S'en emparer et le diriger avec prudence dans des voies utiles pour la société tout entière, sera désormais notre devoir et notre seule planche de salut.

Que toutes les forces conservatrices de la société, au lieu de se diviser et de se quereller dans des luttes sans profit comme sans honneur, s'organisent et se réunissent, non pour arrêter ce flot, ce serait une folie, mais pour le diriger, pour le régler. Pour cela que faut-il ? Tout d'abord instruire et moraliser le peuple. Favorisons donc l'instruction ; de quelque part qu'elle vienne, acceptons-la comme le plus grand bienfait et une des plus impérieuses nécessités de la civilisation moderne ; honorons-la au lieu de la conspuer, encourageons tous les efforts tentés dans ce sens qu'ils viennent de nos amis ou de nos adversaires.

Mais surtout moralisons le peuple, donnons-lui une éducation chrétienne. Que l'atmosphère de l’école soit religieuse. Secondons de tous nos moyens les héroïques efforts de tous ceux qui se consacrent avec un infatigable dévouement à l'éducation et à la moralisation de toutes les classes de la société depuis les plus humbles jusqu’aux plus élevés. Au lieu d'affaiblir, étendons, dans les limites de son action légitime, l’influence religieuse.

Et à ce propos, messieurs, et dans le même ordre d'idées, je désire vous lire un court passage d'un écrit d'un des plus grands historiens de France, dont certes vous ne récuserez pas l'autorité et l'esprit profondément libéral.

Voici ce que dit M. Guizot, dans son remarquable ouvrage De la Démocratie en France :

« Que les sociétés modernes ne craignent pas la religion et ne lui disputent pas aigrement son influence naturelle ; ce serait une terreur puérile et une funeste erreur. Vous êtes en présence d'une multitude immense, ardente. Vous vous plaignez que les moyens vous manquent pour agir sur elle, pour l'éclairer, la diriger, la contenir, la calmer, que vous n'entrez guère en rapport avec elle que par les percepteurs et les gendarmes, qu'elle est livrée sans défense aux mensonges et aux excitations des charlatans et des démagogues, à l'aveuglement et à l'emportement de ses propres passions. Vous avez partout, au milieu de cette multitude, des hommes qui ont précisément pour mission, pour occupation constante, de la diriger dans ses croyances, de la consoler dans ses misères, de lui inculquer le devoir, de lui ouvrir l'espérance ; qui exercent sur elle cette action morale que vous ne trouvez plus ailleurs. Et vous n'accepteriez pas de bonne grâce l'influence de ces hommes ? Vous ne vous empresseriez pas de les seconder dans leur œuvre, eux qui peuvent vous seconder si puissamment dans la vôtre, précisément là où vous pénétrez si peu, et où vos ennemis, les ennemis de l'ordre social, entrent et sapent incessamment ! »

Voilà, messieurs, le langage de la raison, éclairée par la foi, appréciant sainement les vrais besoins de la société qu'il faut satisfaire sous peine de la voir souffrir et périr. Appelons et réunissons toutes les forces conservatrices.

A ce prix seul nous échapperons à ces luttes stériles et bientôt dangereuses de l'incrédulité contre la foi, de castes contre castes, du travail contre le capital, du pauvre contre le riche. Alors nous pourrons donner aux passions du jour une plus utile et plus noble ambition, nous les dirigerons vers les conquêtes de la liberté et de l'égalité politique et les révolutions sociales seront taries dans leur source.

Mais au lieu de suivre cete ligne de conduite si sage et si prudente, que fait-on ?

Ah ! quel homme de cœur sincèrement attaché au bonheur et aux institutions de son pays n'est pas profondément affligé de voir le travail lent mais incessant et profond qui se produit dans toutes les couches de la société, mais surtout dans les inférieures, pour arracher au peuple belge son antique et glorieux attachement à la foi de ses pères ?

Trop souvent aujourd'hui on corrompt le peuple, on le démoralise, on lui enlève, avec la conscience de ses devoirs, le sentiment de sa dignité ; le peuple s'abâtardit. Lui, chez qui naguère brillaient les plus beaux élans du dévouement le plus généreux et du patriotisme le plus pur, devient accessible aux séductions des plus détestables théories, il s'insurge parfois contre ses bienfaiteurs et abandonnant dans ses égarements, heureusement encore rares et passagers, les intérêts les plus chers de sa famille et jusqu'au soin de sa propre conservation, le voilà dans la rue et pillant et attaquant la propriété elle-même ; ce n'est pas sans effusion de sang et sans de regrettables collisions que la force publique parvient non à éteindre, mais à refouler ces colères dans les secrets de la conscience humaine. A l'honneur du peuple belge, ces faits sont bien rares encore, mais que l'on y prenne garde, si on laisse aux forces désorganisatrices de tout ordre social leur rapide développement sans leur opposer toutes les résistances conservatrices, c'en sera bientôt fait de nos chères libertés et de notre nationalité elle-même.

Il n'y a que le despotisme de possible pour imposer silence au déchaînement des passions populaires. Au nom donc, messieurs, des intérêts de la société tout entière, au nom des libertés politiques qui nous sont si chères, au nom de notre amour pour notre pays, je conjure tous les hommes honnêtes, prudents et éclairés à se serrer, à unir tous leurs efforts pour tâcher de conserver et d'étendre, s'il se peut, dans le peuple, l'esprit religieux, l'esprit de famille.

(page 683) C'est par ces moyens, messieurs, que nous fortifierons puissamment son esprit politique ; ce sera la meilleure préparation à l'avénement inévitable de sa participation aux affaires de son pays.

Aujourd'hui, vous êtes obligés de maintenir le peuple en tutelle, vous ne voulez pas, malgré la diffusion de l'enseignement et des millions que depuis tant d'années vous y consacrez, vous ne voulez pas l'accueillir à l'honneur d'intervenir dans les affaires publiques, pas même pour gérer par voie de mandataires les intérêts de la commune. En voici les raisons : Votre enseignement est athée, et les idées socialistes qui en découlent nécessairement, vous font peur. Vous avez peur de votre œuvre.

Mirabeau a dit un jour :

« L'art d'abrutir les peuples, pour argumenter ensuite de leur abrutissement en faveur du despotisme, a été, jusqu'ici, toute la science des gouvernements. »

Lorsque l'on considère les encouragements que le gouvernement accorde à la propagande du mal, ne serait-on pas tenté de croire qu'il désire le peuple mauvais pour légitimer, en l'abritant derrière cette incapacité qui est son œuvre, cette insatiable passion de domination exclusive ?

Je ne veux pas, messieurs, refaire mon discours de l'année dernière, mais qu'il me soit permis cependant de rappeler une idée sur laquelle j'ai alors insisté. J'ai démontré longuement et par des chiffres que je maintiens, que la proposition de M. Guillery, que vous repoussez, c'est-à-dire l'uniformité du cens à 15 fr., moyennant la condition de savoir lire et écrire, allait profiter surtout aux grandes villes. Or, que de fois les échos de cette Chambre ont retenti des éloges pompeux décernés aux habitants des villes. On aimait à les opposer aux campagnards ; ceux-ci n'étaient que des ignorants, des fanatiques, des charrues qui croient en Dieu ; ceux-là au contraire avaient toutes les qualités qui font l'homme libre, le citoyen indépendant et éclairé.

Vaine théorie que celle-là, paroles flatteuses et mensongères, inventées pour mieux cacher la vérité des choses et l'humiliation de leur réalité. En voulez-vous la preuve ? Je la trouve tout entière dans la frayeur qui s'empare de vous, quoi que vous disiez, lorsque l'on parle d'abaisser le cens à 15 francs pour les électeurs des villes. Et cependant n'est-ce pas ce cens à 15 fr. qui depuis plus de 30 ans est appliqué dans nos campagnes sans qu'il en soit résulté le moindre inconvénient pour la marche régulière des affaires publiques et le maintien de l'ordre social. D'où vous vient donc cette inconséquence ?

Direz-vous que les citadins sont trop corrompus, trop turbulents, trop envieux pour leur permettre de s'occuper d'autre chose que de leur pot au feu ?

Si cela est vrai, encore une fois à qui la faute ?

N'est-ce pas le fruit de l'enseignement athée et de l'éducation anti-religieuse qui se donne dans ces grandes villes avec le denier du peuple ?

On tourne ainsi dans un cercle vicieux ; on organise la corruption pour mieux asservir ; on prolonge l'incapacité pour avoir le droit, au nom du salut public, de maintenir la tutelle. Une pareille conduite est-elle honnête, généreuse, intelligente ? N'est-elle pas au contraire la pire, la plus détestable des politiques, celle qui doit fatalement conduire aux abîmes, aux révolutions ?

Si j'insiste sur ces idées, messieurs, c'est qu'il m'est impossible de ne pas voir une intime corrélation entre la moralité du peuple et sa liberté. Ces deux choses sont solidaires, aujourd'hui moins que jamais vous verrez un peuple irréligieux longtemps rester libre.

Comme vous, je veux et je désire appeler de jour en jour davantage un plus grand nombre de mes concitoyens à l'honneur d'intervenir dans les affaires de son pays, dans celles de la commune surtout, dont l'intérêt plus que tout autre est intimement lié aux siens. Mais je dis en même temps : Prenons garde ! Pour que notre sentiment généreux se traduise en bienfait, pour que la société n'ait jamais à nous reprocher nos larges concessions, maintenons, fortifions au sein du peuple le sentiment religieux, l'esprit de famille, c'est le seul moyen de fonder l'esprit politique et de donner à nos institutions nationales une basse tutélaire et inébranlable.

Je dirai plus, messieurs ; si un jour, ce que je n'ambitionne pas pour mon pays, le suffrage universel qui gouverne déjà le monde presque tout entier, vient s'implanter chez nous, malgré nos efforts unanimes pour en retarder l'avènement, nous serons préparés alors à en subir le choc formidable, et qui sait, si armés et préparés de la sorte, cette expérience serait aussi dangereuse, aussi funeste que le pensent, aujourd'hui, les esprits les plus hardis et les moins timorés.

Pas de milieu possible, messieurs, vous ne sortirez pas de ce dilemme : ou bien, comme le veut et le prétend l'honorable ministre des finances, il faudra se résigner à tenir éternellement en tutelle la grande majorité de nos concitoyens et dire avec lui : « Ni aujourd'hui, ni jamais » ; ou bien, ce qui serait plus juste et plus généreux, si nous voulons appeler successivement un plus grand nombre de Belges à la jouissance de la plénitude de leurs droits politiques, alors plus d'hésitations possibIes.il faut entrer résolument dans la voie indiquée par tous les hommes bien pensants et clairvoyants, c'est-à-dire instruire et moraliser le peuple et laisser l'influence religieuse apporter son légitime et tutélaire concours à cette grande œuvre d'édification politique.

(page 685) M. Coomans. - Messieurs, à cause de l'heure avancée, je voudrais, pour vous et pour moi, ne parler que demain, d'autant plus que je serai forcément plus long que nous ne le désirons tous...

- Plusieurs membres. - Parlez ! parlez !

M. Coomans. - Cependant, si la Chambre insiste, je commencerai aujourd'hui à vous soumettre les remarques que j'ai à faire.

Malgré la vive sympathie avec laquelle j'ai écoulé l'honorable M. Couvreur, malgré le bonheur que j'ai de me trouver souvent d'accord avec lui, je dois commencer mon discours par une critique à son adresse. Sa conclusion principale m'a tristement surpris.

Lorsqu'il nous a développé très ingénieusement les conséquences de l'idée émise par lui de diviser les cotes personnelles, afin de créer très constitutionnellement, très rationnellement, très impartialement, un plus grand nombre d'électeurs, j'ai été comme séduit, non pas pour la première fois, par cette idée et j'ai pris la liberté d'interrompre l'orateur en lui disant : Mais vous admettiez aussi la division des cotes foncières ; il m'a répondu : Oui ; et, dès lors, ne me rendant pas au scrupule exprimé par quelques-uns de mes amis politiques, j'ai été très disposé à adhérer à ce système qui se rapproche beaucoup du mien, lequel consiste dans la transformation, aussi complète que possible, de nos contributions indirectes en impôts directs, afin de faire rentrer 200,000 à 300,000 citoyens belges dans le cadre de la Constitution. Mais, messieurs, si l'honorable M. Couvreur maintient la rétractation qu'il a immédiatement offerte à l'honorable ministre des finances, s'il ne propose la division que pour les cotes personnelles seulement, s'il exclut la division des cotes foncières, je serai obligé de combattre de toutes mes forces ce système, que je qualifie d'odieux et d'absurde.

Messieurs, parmi les critiques les plus vives ; les plus nombreuses, les plus justes, selon moi, dont tout notre système électoral a été l'objet depuis un grand nombre d'années, il en est une qui nous a frappés tous : c'est celle qui porte sur la condition énormément inférieure des populations rurales, dans les comices, vis-à-vis des populations urbaines. Déjà aujourd'hui les populations rurales ne comptent que la moitié des mandataires attribués aux populations des villes. Outre ce grand désavantage, elles pâtissent de celui plus grave encore d'avoir à s'imposer une foule de corvées corporelles et financières qui ne laissent pas d'être très désagréables et qu'on s'applique à rendre plus désagréables encore. (Introduction.) Oui, si l'on avait pu « couler » entièrement les électeurs ruraux, on n'eût pas manqué de le faire, mais cette dernière tentative n'a pas été suivie d'exécution.

Si la proposition si partialement restreinte de l'honorable M. Couvreur était convertie en loi, vous verriez s'aggraver cette condition d'infériorité des populations rurales et vous verriez immédiatement s'accroître dans une proportion écrasante les électeurs urbains.

Messieurs, en bonne justice on pourrait demander la représentation égale de toutes les parties de la population belge. Au fond, ce fut la pensée du Congrès lorsqu'il décréta le cens différentiel ; mais je n'ai jamais poussé jusque-là ma prétention à la justice distributive. Je sais qu'il faut se contenter de peu en cette matière et ce peu je l'ai déterminé en disant qu'il fallait faciliter l'accès du scrutin pour tous les électeurs qui en étaient éloignés. J'admets donc le cens uniforme, mais je voudrais que les applications du système fussent uniformes aussi pour tous les citoyens belges.

Or, ne serait-il pas inique et absurde d'exclure du scrutin un fermier possédant une centaine de mille francs de capital, parce qu'il ne paye pas d'impôt personnel, tandis qu'il paye un très gros impôt foncier (car c'est bien le fermier qui le paye), alors que vous admettriez au scrutin, en vertu du loyer seul, un citoyen citadin qui ne posséderait peut-être pas le quart de la fortune du campagnard ?

Le principe de la division des cotes ne me déplaît pas. Il est très vraisemblable que j'adhérerai à la proposition si elle s'applique à la contribution foncière.

Si l'on veut compter à chaque citoyen belge la part réelle d'impôts directs qu'il paye, j'y consens volontiers. Mon principal mobile sera le vil désir que j'éprouve d'augmenter le nombre des citoyens belges... (Interruption.) Des électeurs belges. Non, je ne rétracte pas le mot, car je n'admets pas que l'on soit vraiment citoyen quand on n'est pas électeur.

Je bornerai là ma réponse à l'honorable M. Couvreur et j'attends les éclaircissements supplémentaires pour me prononcer définitivement.

L'honorable M. Hymans nous a fait hier une déclaration qui accroît l'importance du discours, du reste très remarquable, qu'il a prononcé ; il nous a dit qu'il est l'organe de la section centrale, que la section centrale adhère aux idées, ou tout au moins à l'ensemble des idées qu'il nous a développées. (Interruption.)

La majorité de la section centrale, me dit-on. Soit, mais il m'a paru que l'honorable membre a parlé de la section centrale. Eh bien, messieurs, s'il en est ainsi, nous avons raison d'examiner avec attention et de réfuter franchement les conclusions, les assertions et les doctrines de l'honorable membre.

Tout d'abord, il s'en est pris au suffrage universel. C'est le suffrage universel qui a causé tout le mal social dans le cours des siècles. C'est le suffrage universel qui a renversé la civilisation grecque, qui a renversé la civilisation romaine, quia renversé tous les empires modernes, qui a tout compromis, et qui n'a jamais rien sauvé ! L'honorable membre, qui est professeur d'histoire... (Interruption de M. Hymans.) Vous avez au moins tout ce qu'il faut pour l'être, sauf quelques réserves que je vais prendre la liberté de vous indiquer.

Je ne sais à quelles sources l'honorable M. Hymans a puisé sa science historique. Il faut que des sources particulières lui aient été ouvertes ou qu'il ait découvert des documents spéciaux, complètement inédits, peut-être au fond des pyramides ou sous les ruines de Ninive. (Interruption.) Je veux bien qu'on m'interrompe, mais il faudrait au moins que je pusse entendre les interruptions, afin qu'il me fût possible d'y répondre. Une contradiction formelle me gêne moins qu'un vague murmure.

M. Hymans. - Je disais à mes voisins que je les avais peut-être trouvés dans vos livres.

M. Coomans. - Quoi ! vos erreurs ? Je vous jure que non. Je m'étonne que l'honorable membre n'ait pas attribué au suffrage universel 'la chute de l'empire ninivite et de l'empire pharaonien ; c'eût été une explication nouvelle et originale. (Interruption.)

Je confesse ma complète ignorance devant ces nouveautés scientifiques. Peut-être est-ce parce que j'ai été réduit, comme le vulgaire, à apprendre l'histoire dans les livres classiques mis à la disposition de tout le monde, mais je le déclare, et M. Hymans voudra bien me donner là dessus, je le lui demande sincèrement, une bonne leçon, je déclare que je n'ai trouvé le suffrage universel nulle part avant la fin du XVIIIème siècle. M. Hymans me fera grand plaisir en me citant un temps, un pays où il a vu avant la fin du XVIIIème siècle, fonctionner, ne fut-ce que pendant une heure, le suffrage universel depuis que le monde est monde, c'est-à-dire depuis qu'il figure dans l'histoire, depuis 6,000 ans.

Mais l'honorable membre a eu besoin de noircir le suffrage universel, d'en faire un croquemitaine caricaturisé comme tous les monstres ; il n'en a pas peur, dit-il, car c'est un système absurde. Mais noircit-on tous les gens dont on n'a pas peur, et calomnie-t-on les fantômes ?

Le suffrage universel n'a pas commis toutes les erreurs que vous dites ; il n'était pas né. Ce qui a détruit la vieille civilisation, c'est l'abus du militarisme, et il est fort à craindre qu'il ne détruise aussi la civilisation moderne. Voilà ce que je trouve dans toutes les phases de l'histoire. Quant au suffrage universel, je n'en aperçois pas de traces. Je vois que le militarisme, le despotisme, l'anarchie ont compromis les empires et les ont perdus, avec l'aide des barbares de l'extérieur le plus souvent ; mais, encore une fois, que l'honorable M. Hymans me fasse le plaisir d'indiquer un jour, dans l'histoire du monde, où le suffrage universel a existé.

M. Hymans. - N'était-ce pas le suffrage universel que l'ostracisme ?

M. Coomans. - Un instant. Je connais passablement l'histoire grecque. Je me suis donné la peine, il y a trois semaines encore, de lire la dernière, et, dit-on, la meilleure, celle du docteur Grotce et je sais qu'à Athènes, la république la plus libérale de toute la Grèce européenne et asiatique, on ne comptait pas la moitié des électeurs que nous avions chez nous en 1830. Est-ce là le suffrage universel ? Dans toute la république d'Athènes, qui comptait plus de deux millions d'habitants, en y comprenant les iles, qui étaient directement régies par cet Etat, il n'y a jamais eu 20,000 électeurs, il y avait tout au plus 20,000 hommes jouissant des droits politiques.

M. Hymans. - Sur combien d'habitants ?

M. Coomans. - Sur deux millions environ.

M. Pirmezµ. - A Athènes, 2 millions d'habitants ? Allons donc !

M. Coomans. - Est-ce que je vous dis cela ? Ecoutez-moi avant de me blâmer. Je vous ai dit que la république d'Athènes, y compris les (page 686) îles directement régies par elle, comptait 2 millions d'habitants et n'avait pas le nombre d'électeurs que nous avions en 1830.

M. Pirmezµ. - C'étaient les citoyens d'Athènes qui votaient.

M. Coomans. - Ne dites donc pas que c'était le suffrage universel qu'on pratiquait à Athènes. Si vous faisiez régir toute la Belgique par les 7 à 8 mille électeurs de Bruxelles et même par tous les citoyens mâles et majeurs de Bruxelles, pourriez-vous dire que la Belgique jouirait du suffrage universel ? C'est cependant ce que vous voulez prouver, ou votre interruption n'a pas de portée.

Etait-ce à Sparte, à Thèbes, dans d'autres républiques aristocratiques que régnait le suffrage universel ? Non.

Etait-ce à Rome ? Mais, à proprement parler, il y avait très peu d'électeurs à Rome, il y avait même peu de citoyens dans la république, et à coup sûr ce n'étaient pas des électeurs parlementaires. Où l'honorable M. Hymans a-t-il vu que le sénat de Rome était nommé par des électeurs ? Et quant à l'autre chambre, où était-elle ?

M. Hymans. - Le peuple ne nommait-il pas les consuls ?

M. Coomans. - Mais c'est une erreur. Ces élections se faisaient par tribus, par curies et par un petit nombre d'hommes.

Messieurs, je ne veux pas empiéter sur les attributions de l'honorable M. Hymans et vous faire une leçon d'histoire. J'ai différents motifs pour m'en garder ; mais si je le faisais, j'aurais beau jeu de mon honorable adversaire.

Encore une fois, pas de suffrage universel dans l'antiquité.

Et dans les temps modernes, où l'avez-vous vu ailleurs qu'aux Etats-Unis ? Et encore dans tout le cours du XVIIIème siècle, le suffrage universel y était établi très imparfaitement. Les lois électorales y variaient beaucoup selon les Etats et même après Washington, plusieurs Etats de l'Union étaient régis électoralement par des formalités très gênantes et souvent exclusives.

Le suffrage universel, tel que nous le concevons (car à proprement parler, il n'y a jamais eu de suffrage universel et il n'y en aura jamais) ; le suffrage universel, tel que le mot est entendu par les gens qui discutent sérieusement, est une idée toute moderne ; sans songer à augmenter la gloire de Napoléon Ier, je suis tenté de croire qu'il en est le principal inventeur.

En Belgique, à coup sûr, dont l'honorable M. Hymans a tant vanté, non sans quelque raison, les institutions libérales, nous n'avons jamais eu l'ombre du suffrage universel.

Qui dit suffrage universel, dit égalité. Le suffrage universel est né du principe de l'égalité, lequel principe est complètement nouveau, est complètement moderne, aussi inconnu aux peuples d'Europe les plus civilisés jusqu'à la fin du XVIIIème siècle, qu'il l'a été à tous les peuples de l'antiquité.

Le principe de l'égalité n'a jamais été admis, même dans les villes les plus libérales de Belgique, d'Italie, d'Espagne et d'Allemagne.

La liberté, chez nos pères, était basée sur le privilège, et les mots liberté et privilège étaient synonymes.

Loin d'avoir en Belgique le suffrage universel, nous n'avons jamais possédé une loi électorale aussi relativement bonne que celle dont nous essayons de nous débarrasser aujourd'hui. (Interruption.) Je ne suis pas un détracteur du passé. J'ai eu maintes fois l'occasion de demander justice pour nos pères. Mais venir prétendre que nos pères avaient quelque chose qui ressemblait au suffrage universel, c'est commettre une erreur historique des plus graves. Tous les excès des démocrates du XIVème siècle en Belgique n'ont certes pas eu pour cause le suffrage universel.

M. Hymans. - Je n'ai pas parlé de cela.

M. Coomans. - Alors je vous cède volontiers la parole. Veuillez me dire où et quand, en Belgique ou ailleurs, le suffrage universel a fonctionné.

M. Hymans. - Je vous répondrai, lorsque le moment sera venu.

M. Coomans. - Bien ! Alors vous y réfléchirez longtemps. (Interruption.)

Notre système électoral, dans toute la Belgique et dans presque toute l'Europe, était basé sur la représentation des intérêts ou des castes. Il y avait les trois ordres ; il y avait les grands nobles ; il y avait les moines et il y avait quelques bourgeois. Mais jamais, en Belgique, ni les classes ouvrières, ni les prêtres séculiers, ni les petits nobles n'ont été électeurs, n'ont participé à la souveraineté politique.

Il importe de bien préciser ce point essentiel. Car l'autre jour, un homme, fort instruit du reste, dans une assemblée assez nombreuse, faisait cette objection grave contre le suffrage universel, à savoir que tous les excès de la populace, de la vile multitude, des manouvriers, au XIVème et au XVIIIème siècle, étaient dus à cet abominable suffrage universel.

Or, jamais, en Belgique, jamais, au grand jamais, les ouvriers ni les prêtres séculiers, ni la masse des nobles n'ont été électeurs. Jamais. Le suffrage universel est fort innocent de tous les anciens désastres sociaux.

Je ne veux pas insister là-dessus ; vous savez tous, messieurs, que dans l'Etat clérical il n'y avait de représenté que les abbayes et qu'il n'y avait de représenté dans le tiers Etat que les chefs d'industrie. Et chose remarquable, que peu de gens savent, c'est que dans le Brabant, par exemple, qui était si avancé relativement à d'autres pays, il n'y avait que quatre villes qui fussent représentées au tiers Etat ; toutes les autres villes de ce vaste duché en étaient exclues. Et c'est là le grand grief qu'a fait valoir Vonck contre Vandernoot. Vonck croyait qu'il était bon et sage de modifier la Constitution, mais Vandernoot, pendant deux ans, lui a démontré, à sa manière, que cette Constitution sacro-sainte, qui datait du XIVème siècle, devait être respectée, que Vonck était un anarchiste, un songe-creux, qui avait prêté serment à la Constitution et qui par conséquent ne pouvait pas en provoquer la modification. C'est-à-dire que Vandernoot a tenu exactement, pendant deux ans, le langage qui a été tenu hier par l'honorable M. Hymans. Je crois que l'honorable membre a lu très attentivement les écrits de Vandernoot ; il en a été hier le plagiaire... (Interruption.) Messieurs, le moindre signe d'impatience de votre part sera bien accueilli par moi ; je ne demande pas mieux que de remettre à demain la continuation de mon discours.

- Plusieurs membres. - A demain !

M. Coomans. - A demain, messieurs.

(page 683) - La séance est levée.