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Chambres des représentants de Belgique
Séance du mercredi 13 mars 1867

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1866-1867)

(Présidence de M. Moreau, premier vice-présidentµ.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 613) M. de Florisone, secrétaire, procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.

M. de Moor, secrétaireµ, donne lecture du procès-verbal de la dernière séance.

- La rédaction du procès-verbal est adoptée.

Pièces adressées à la chambre

M. de Florisone présente l'analyse des pièces qui ont été adressées à la Chambre.

« Le conseil communal d'Adegem prie la Chambre de discuter pendant la session actuelle le projet de loi relatif à la révision des évaluations cadastrales. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Le sieur Maes, milicien de la classe de 1865, réclame l’intervention de la Chambre pour obtenir du département de la guerre une réponse à sa demande d’autorisation de se marier. »

- Même renvoi.


« La dame Carpin, veuve du sieur Van Roye, ancien garde-convoi au chemin de fer de l'Etat, demande une augmentation de pension. »

- Même renvoi.


« Des habitants de Bruxelles demandent l'abaissement du cens électoral pour la province et la commune et que dans la formation du cens minimum fixé par l'article 47 de la Constitution, on admette toute contribution comme pouvant être considérée comme impôt direct. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi relatif à la réforme électorale.


« M. Jules Malou, sénateur, adresse à la Chambre 150 exemplaires d'un tableau de statistique électorale qu'il a fait imprimer et distribuer aux membres du Sénat. »

- Distribution aux membres de la Chambre et dépôt à la bibliothèque.


« M. Ernest Vandenpeereboom, retenu chez lui par une indisposition, demande un congé de quelques jours. »

- Accordé.

Projet de loi portant le budget du ministère de la guerre de l’exercice 1867

Discussion générale

MgGµ. - Le budget que j'ai l'honneur de soumettre à l'approbation de la Chambre ne peut être considéré que comme transitoire. Celui de 1868 sera basé sur une organisation nouvelle. C'est un engagement que le gouvernement a pris et qu'il tiendra.

Si la grande commission qui s'occupe de rechercher les modifications à apporter à notre organisation militaire n'a pas pu terminer son travail assez tôt pour me permettre de vous présenter, dès aujourd'hui un budget définitif, cela tient aux difficultés sans nombre qui accompagnent un pareil travail, et à la responsabilité qui pèse sur ceux qui ont bien voulu l'entreprendre. Ce qui se passe dans d'autres pays démontre suffisamment combien sont difficiles à résoudre les questions qui se rattachent à l'organisation des armées, questions si vitales pour un pays, et dont son existence peut dépendre. Mais en attendant que je puisse présenter aux Chambres une organisation définitive, je suis prêt à faire droit, autant que faire se peut, aux observations que plusieurs membres de cette Chambre ont bien voulu me faire et qui sont indépendantes des modifications que l'on apportera à notre organisation.

L'honorable M. Vleminckx. se plaint du favoritisme qui règne dans l'armée. Sans admettre qu'il soit aussi réel qu'il veut bien le dire, je conviens avec lui que le favoritisme est un mal, qu'il crée des coteries, fait naître l'esprit d'intrigue, décourage et désaffectionne de bons officiers, tue l'émulation et le désir de bien faire ; mais ce mal a existé de tout temps, et tout ce qu'un ministre peut faire pour résister aux influences, aux sollicitations inévitables, c'est, comme l'homme d'Horarc, de s'envelopper le cœur d'un triple rempart d'acier, et de se créer des entraves assez fortes, des armes assez puissantes pour résister à l'entraînement naturel qu'on éprouve à faire des heureux.

La loi d'avancement fait, jusqu'au grade de capitaine, une part à l'ancienneté ; mais elle a reconnu l'utilité d'aller chercher, sans avoir égard à l'ancienneté, le mérite là où il se trouve.

La difficulté, en temps de paix surtout, est de découvrir le vrai mérite.

De quelques précautions qu'on ait entouré le choix, je dois reconnaître qu'elles sont insuffisantes.

J'ai donc pensé qu'un moyen de garantie serait de soumettre les officiers qui désirent avancer exceptionnellement à un examen sérieux et déterminé.

J'y vois un double avantage, c'est d'avoir une base d'appréciation positive et de développer le goût des études sérieuses et du travail. J'en agirai de même pour les sous-officiers.

Vous savez, messieurs, comment se font les nominations d'officiers. Les colonels proposent un certain nombre de sous-officiers, qui, examinés par les inspecteurs généraux et admis par eux, sont portés sur le tableau d'avancement soumis au ministre de la guerre.

Ces sous-officiers seront réunis et soumis à un examen portant sur un programme déterminé.

Le classement se fera en tenant compte du résultat de cet examen, des connaissances militaires pratiques et des services rendus. Les nominations auront lieu d'après ce classement.

Toutes les écoles régimentaires permettent, en général, aux sous-officiers d'acquérir l'instruction qui leur manque. La mesure que j'indique et que j'ai prise a principalement pour but de développer chez eux le goût du travail et d'exciter leur émulation.

L'honorable colonel Hayez se plaint que des indemnités soient accordées à certains officiers en dehors de leur traitement. S'il y a des abus, je ferai en sorte de les faire disparaître et de concilier les intérêts du trésor avec ce que me commandent la justice et l'équité. Si de certaines indemnités sont critiquables, il en est d'autres qui ne sont que la rémunération d'un travail extraordinaire ou d'un service accompli dans des conditions exceptionnelles.

L'honorable M. Lelièvre s'est plaint de l'insuffisance des pensions militaires.

Des officiers pensionnés ont adressé à diverses reprises, aux Chambres et aux ministres, des pétitions pour obtenir une augmentation de pension ; leurs demandes, appuyées par quelques membres des Chambres, ont donné lieu, dans le sein du Parlement, à quelques discussions assez vagues d'où ne pouvait sortir aucune résolution.

Afin d'être éclairée, la Chambre a décidé, eu mai dernier, « que la pétition des officiers pensionnés serait renvoyée aux ministres des finances et de la guerre avec demande d'explications. »

L'examen des demandes des officiers pensionnés a nécessité de laborieuses recherches dans les archives des ministères, « car les pétitionnaires demandant que l'on rende applicables d'une manière générale et uniforme à toutes les pensions militaires, les règles suivies pour la collation des pensions civiles, » il était indispensable, pour se rendre compte de la portée et des conséquences de l'admission de cette règle, de soumettre toutes les pensions militaires servies par l'Etat à un calcul basé sur le principe de la loi civile.

Ce travail, qui a porté sur environ 4,000 pensions, est à peu près terminé, et le département de la guerre se trouvera incessamment en mesure de donner à la Chambre les renseignements qu'elle a demandés.

L'honorable M. Hayez se plaint du peu de clarté qui existe dans la rédaction du budget, La forme du budget est la même, si je ne me trompe, (page 614) depuis nombre d'années. Chaque chapitre, divisé en un certain nombre d'articles, détermine la somme allouée pour chaque service. Sans autorisation spéciale, on ne peut opérer de transfert d'un article à l'autre. Il faut donc, s'il y a insuffisance, réclamer des crédits extraordinaires ; en revanche l'excédant fait retour au trésor.

Je ne demande pas mieux que d'introduire plus de clarté dans la rédaction du budget ; mais cela me paraît difficile sans lui donner un développement considérable. Je suis prêt du reste à m'entendre avec M. Hayez sur ce point, et à lui donner, s'il veut bien venir me voir au ministère, tous les éclaircissements qu'il pourra désirer. S'il m'en démontre l'utilité, je n'hésiterai pas à donner plus de développement à certains articles du budget.

L'école militaire a rendu d'éminents et d'incontestables services à l'armée. Elle est une des institutions qui font le plus d'honneur à la Belgique ; sa réputation est européenne. Des jeunes gens des divers pays viennent, chaque année, y chercher une instruction sérieuse. Je crois donc qu'il serait dangereux de toucher à une création dont l'utilité n'est contestée par personne et dont nous pouvons chaque jour apprécier les bienfaits.

L'honorable M. Hayez pense que le personnel de l'école est établi sur une échelle beaucoup trop grande. C'est une question que j'examinerai. Peut-être serait-il désirable de remplacer, là où c'est possible, les professeurs civils par des militaires. Certains professeurs civils sont devenus par leur âge, par leurs infirmités, hors d'étal de donner leurs leçons d'une manière fructueuse pour les élèves. Le respect pour des positions acquises a pu seul retarder une mesure que commande l'intérêt des études.

Le travail de la grande commission sera terminé d'ici à peu de temps, et amènera naturellement la révision de notre organisation militaire. C'est alors qu'il y aura lieu d'examiner s'il convient de conserver l'école de cavalerie.

Il en est de même de la section des officiers d'armes spéciales à l'école militaire. Avant que je puisse exprimer mon opinion sur la nécessité de rétablir cette section, il faut que je recherche les causes qui l'ont fait supprimer. cette suppression n'a porté, que je sache, aucun préjudice aux officiers qui ont voulu travailler, puisque, dans la promotion qui sortira bientôt, quelques officiers qui ont subi l'examen exigé seront promus au grade de capitaine.

Je n'ai pas attendu l'observation de l'honorable colonel Hayez, pour rétablir les comités d'armes. Ils existent, et qui plus est, ils fonctionnent ; on n'en a pas fait mention dans l'annuaire parce que leur composition est essentiellement variable.

Les chefs de service font toujours partie des comités de l'arme à laquelle ils appartiennent. C'est le maintien et le respect du principe d'autorité. Les autres membres sont choisis, pour l'étude de chaque question spéciale, parmi les officiers qui me sont indiqués comme s'étant le plus particulièrement occupés de la question à examiner.

La troisième classe de capitaines d'infanterie a été créée lorsque a eu lieu l'augmentation des soldes, Le gouvernement a pensé qu'il était juste que les capitaines les plus anciens eussent une solde un peu élevée, parce que le grade de capitaine est le grade auquel s'arrête forcément la carrière du plus grand nombre des officiers.

Accorder la même solde à tous les capitaines, ce serait, ou bien s'enlever les moyens de rémunérer un peu mieux les anciens capitaines qui sont arrivés au terme de leur carrière, ou bien occasionner un surcroît de dépense qui ne paraîtrait pas suffisamment justifié.

L'infanterie n'est pas la seule arme où il existe des capitaines de différentes classes ; lorsque l'augmentation des soldes a eu lieu, une mesure analogue a été prise dans toutes les autres armes, où les capitaines en second ont été divisés en deux classes sous le rapport de la solde.

La classe, du reste, ne constitue pas un grade dans l'infanterie et l'état-major ; rien n'empêche qu'un capitaine de seconde et même de troisième classe de ces armes ne soit, par exemple, nommé major.

Une révision du code pénal militaire se fait en ce moment, et j'espère que, dans un temps peu éloigné, elle pourra être soumise à l'examen de la Chambre.

Ce sera l'occasion d'examiner s'il y a lieu d'adopter un autre règlement pour la division de discipline.

Je me rallie complètement au vœu, exprimé par M. Vleminckx, que le régime cellulaire soit établi dans toutes les casernes ; malheureusement l'administration de la guerre ne trouve pas toujours les régences des villes de garnison disposées à faire les dépenses de ces constructions ; je constate, avec regret, que le casernement en général laisse beaucoup à désirer ; ce sera une de mes préoccupations de tâcher de vaincre les difficultés qui s'opposent à son amélioration.

Un arrêté royal, annexé à la loi du 16 juin 1836, sur la position des officiers, a fixé les traitements de non-activité et de réforme, sans faire de distinction entre les motifs qui déterminent le gouvernement à placer un officier dans l'une ou l'autre de ces positions.

II semble, en effet, qu'il serait convenable d'accorder une augmentation de solde aux officiers que des raisons de santé sont obligés à quitter momentanément le service actif. Je me propose de prendre incessamment une mesure dans ce sens, et de la soumettre à la Chambre.

L'honorable M. Vleminckx a parfaitement raison lorsqu'il dît que l'organisation de la réserve, telle qu'elle a été faite en 1853, est complètement insuffisante.

La réserve est, en somme, la force réelle de l'armée, il faut donc que les cadres en soient solidement constitués et composés d'officiers de tout grade, pour que le rappel de la réserve ayant lieu, elle puisse être solidement encadrée.

Mais vu l'absence des soldats de la réserve, je crois utile d'employer activement, chaque fois que l'occasion s'en présente, les officiers qui font partie des cadres de réserve.

Je crois, du reste, inutile, pour le moment, de m'étendre sur cette question, qui est une des plus importantes, soumises aux délibérations de la commission mixte.

Sans vouloir suivre M. Le Hardy de Beaulieu sur le terrain qu'il a choisi, celui de l'économie politique, terrain sur lequel je ne me sens pas de force à lutter avec lui, je me permettrai cependant de lui faire observer que les théories économiques, bien que séduisantes, ne sont pas toujours des vérités mathématiques. Telles de ces vérités dépasseront de beaucoup dans leurs résultats ce qu'on en espérait, d'autres tromperont complètement ce que l'on croyait pouvoir espérer d'elles.

La paix universelle, la suppression des armées permanentes, le respect de la loi et des traités, tout cela arrivera un jour, en son temps. Ce sera alors l'âge d'or, mais aujourd'hui nous sommes encore dans l'âge de fer.

Pendant longtemps encore, les armées seront nécessaires, utiles, et elles ne peuvent être utiles que si elles sont fortes et bien organisées.

L'honorable M. Le Hardy de Beaulieu prétend que l'armée enlève au travail productif une foule de bras, pour les employer à des travaux sans fruit.

Il est incontestable que le soldat ne produit pas directement pendant qu'il est au service : mais il est la sauvegarde de la société, assure l'ordre et la stabilité à l'intérieur, sans lesquels il n'y a pas de travail possible. De plus, si l'on tient compte de l'état physique et moral dans lequel se trouve le milicien à son entrée au service, la question, au point de vue de l'utilité de l'armée, se résout tout autrement.

La plupart de nos miliciens proviennent des classes les plus pauvres. Ils arrivent au corps chétifs, faibles de constitution. Sur les 9,000 ou 10,000 jeunes gens que le sort désigne, 1/10 à peine sait lire et écrire convenablement, 3/10 savent tant bien que mal signer leur nom, le reste est complètement illettré.

Dans ces conditions, ce ne sont certes pas là des travailleurs bien productifs. A peine sont-ils enrégimentés de quelques mois, qu'une transformation physique s'opère en eux. La vie régulière, les exercices gymnastiques, une nourriture plus saine que celle qu'ils avaient chez eux, les soins d'hygiène et de propreté auxquels ils sont soumis, développent leurs forces, raffermissent leur constitution, et, c'est là un fait facile à constater, au bout de quelques mois ils ne sont plus reconnaissables.

Au point de vue moral, la transformation est plus complète encore. Tous peuvent, à de certaines conditions faciles, fréquenter les écoles régimentaires et sont encouragés à y entrer.

L'immense majorité de nos sous-officiers et caporaux sont des miliciens arrivés illettrés au corps et qui y ont reçu une instruction primaire complète. Le chiffre des jeunes gens formés de la sorte par les corps depuis 37 ans est énorme. Presque tous sont rentrés dans la société et y occupent des emplois auxquels ils n'auraient pu prétendre, s'ils n'avaient pas été forcés de quitter leur village.

L'armée rend annuellement à la société un certain nombre de jeunes gens instruits ; le nombre total, depuis 37 ans, peut être évalué à plus de quarante mille hommes, qui certainement ont acquis une valeur qu'ils (page 615) n'avaient pas en entrant au service et qu'ils n'auraient jamais acquise s'ils étaient restés chez eux.

Quant aux soldats miliciens, si, au point de vue de l'instruction proprement dite, le résultat n'est pas aussi marqué, on peut dire qu'au point de vue de l'éducation et de la moralisation, les conséquences de leur passage dans l'armée sont bien dignes d'attirer l'attention des économistes.

Le milicien, en passant par l'armée, acquiert des connaissances, des qualités, des vertus dont il n'avait aucune notion.

On lui enseigne l'ordre, l'économie, la propreté, l'obéissance ; sachant respecter les autres, il saura se respecter lui-même.

Patrie, honneur, devoirs ne sont plus pour lui des mots vides de sens.

Eloigné forcément de son village, qu'il n'eût peut-être jamais quitté sans l'armée, ses idées se développent, ses vues s'étendent : vivant dans un centre de civilisation, parmi des gens plus éclairés que lui, ses idées se transforment et grandissent. En résumé, tous ont gagné à passer par l'armée et certainement tous sont devenus des instruments de travail plus productifs. La valeur acquise compense donc les charges que leur passage par l'armée impose au pays.

L'honorable M. Bouvier me demandait ce que l'on fait pour l'instruction des miliciens à l'armée. Je viens, je crois, de lui répondre. Il existe dans tous les régiments des écoles régimentaires, des cours du soir spéciaux pour sous-officiers. Peut-être, et c'est là une question à examiner, y aurait-il moyen de développer encore plus les éléments d'instruction et d'en arriver peut-être par l'obtention de quelques faveurs, par des moyens à chercher, à l'instruction obligatoire dans une certaine limite.

Je crois tous les hommes à peu près égaux en courage, mais je crois aussi qu'à mérite égal le soldat instruit sera supérieur à celui qui est privé de toute instruction.

Je ne terminerai pas sans remercier l'honorable M. Bouvier des paroles patriotiques et chaleureuses qu'il a prononcées hier en démontrant l'utilité, la nécessité d'une armée forte et bien constituée.

Comme lui, je pense que s'attacher uniquement à la lettre des traités, se baser uniquement sur ce mot de neutralité garantie pour supprimer tout élément de défense nationale, ou pour ne créer cette défense que d'une manière incomplète, serait une imprudence dont pas un homme sérieux n'oserait assumer la responsabilité.

Avant de compter sur les autres, il faut oser compter sur soi-même ; une nation, quelque faible qu'elle soit, n'est réellement morte que lorsqu'elle s'est laissée mourir. Rendre notre armée aussi forte que notre population et nos richesses nous le permettent, c'est affirmer que nous voulons et pouvons rester libres, c'est vivifier le sentiment national, prévenir les défaillances, et si malgré nos efforts, si livrés à nos seules forces, nous devions succomber dans une lutte inégale, nous succomberions glorieusement sans avoir rien à nous reprocher et en conservant l'estime et les sympathies du monde. Cela seul vaut bien quelques sacrifices.

M. Coomans. - Messieurs, nous sommes conviés à voter un troisième budget transitoire de la guerre. C'est bien le troisième, car les deux précédents n'ont pas été votés non plus après un examen sérieux, à cause du rapport qui nous avait été promis par le ministère et dont nous n'avons jamais entrevu le moindre chapitre. On nous engage à voter ainsi sans phrases, parce qu'une commission de 28 membres nommés par le cabinet est chargée de nous apprendre ce que nous devons penser au sujet du budget de la guerre.

Messieurs, c'est précisément parce que cette commission militaire a été nommée, que je crois opportun et nécessaire de parler des principes sur lesquels il s'agit de réorganiser l'armée. Je n'admets pas le moins du monde que la nomination de ce comité soit pour nous une raison de nous taire. Le silence serait une abdication de notre part, car cette commission n'est pas un tribunal dont la compétence est universellement reconnue. Elle n'a pas, je l'espère, la prétention d'être infaillible, moins encore celle de repousser les conseils qu'on pourrait lui adresser.

Ne nous adresse-t-on pas des conseils, des avertissements de la part de la presse, de la part du public, de la part du dernier des citoyens, à nous qui sommes les souverains délégués de la nation ? Où serait donc l'indécence d'adresser des conseils à la commission ? Je n'en vois aucune. Par conséquent la nomination de la commission n'est pas pour nous une raison de ne pas discuter le budget de la guerre ; j'y vois au contraire une raison a fortiori de le discuter plus que jamais.

M. de Brouckere. - Personne n'a prétendu cela.

M. Coomans. - Je croyais avoir entendu beaucoup de membres de la Chambre professer l'opinion qu'en lace de la nomination et des délibérations du comité des 28, il y avait lieu pour nous de garder le silence et de voler transitoirement le budget de la guerre. Tout au plus consentait-on à admettre des observations de détail ; mais quant aux principes, nous n'avions pas à y toucher, c'était l'affaire du comité des 28. Je n'admets pas cela et je suis heureux que d'autres ne l'admettent pas non plus.

Je ne crois pas qu'il y ait beaucoup de membres dans cette assemblée qui poussent la naïveté jusqu'où l'a poussée hier l'honorable M. Lelièvre.

Dans la bouche d'un homme d'esprit comme lui, l'espoir qu'il a formulé m'a paru étrange. « J'ai le ferme espoir, a-t-il dit, que nous allons diminuer les charges et les dépenses militaires. » Hélas ! il n'en est rien ; l'honorable M. Lelièvre sera bientôt détrompé. Ce n'est pas pour diminuer les dépenses et les charges militaires qu'on a nommé le comité des 28 et que depuis trois ans on nous mène et nous égare au moyen du rapport promis. C'est pour arriver à une augmentation de l'armée effective, et, par conséquent, des dépenses de l'armée. C'est là le but de la plupart des membres de cette assemblée et, à coup sûr, de la très grande majorité des membres du comité des 28.

Mais pourquoi veut-on augmenter notre établissement militaire ? On n'en donne qu'une seule raison pour le moment. Parce que nos grands voisins augmentent leurs forces militaires.

Eh bien, messieurs, je ne sais s'il y a plusieurs logiques dans ce monde ; je tâche de n'en pratiquer qu'une et celle-là me fait tirer du même fait des conclusions diamétralement contraires aux vôtres. Selon moi, nous ne devons pas augmenter nos armements, nous devons désarmer pour du bon, précisément parce que les forts se renforcent et parce que nous avons moins que jamais quelques chances de leur résister avec avantage.

Oui, la France va compter bientôt 1,300,000 soldats, si pas davantage. Supposons une chose vraie, que l'armée belge déploierait une science égale et une bravoure égale à la sienne et à la bravoure de tous nos voisins ; quant à moi, je n'en doute pas.

Mais, messieurs, dès qu'on proclame le principe de la résistance en tout état de cause, il faut être conséquent. Pour résister à 1,300,000 hommes, il nous faut 1,300,000 hommes, pour résister utilement, raisonnablement et, j'ajouterai, honorablement. Car le pur Don-Quichottisme est passé de mode.

Mais il y a plus : pour résister à ces 1,300,000 soldats français, il ne suffira pas de 1,300,000 soldats belges, fussent-ils même supérieurs en science et en bravoure aux Français ; il nous en faudra 2 millions tout au moins, et la raison en est simple. En cas de lutte, un grand pays a sur un petit, non seulement l'avantage du nombre, mais l'avantage de l'étendue du territoire, lequel certes n'est pas à dédaigner. Une grande nation comme la France, luttant contre une petite, comme la Belgique, peut subir impunément une défaite et même deux défaites. Elle peut replier ses troupes à quelques centaines de lieues en arrière, se reformer et revenir tenter les chances de la guerre.

Mais un petit pays ne doit perdre qu'une seule bataille pour être définitivement vaincu. Tout notre territoire peut être occupé en deux jours. Eh ! messieurs, l'histoire, si j'avais le temps de l'invoquer et vous celui de m'entendre, prouverait bien ma thèse. La Russie eût été facilement vaincue en 1812 et en 1813 si elle n'avait pas été la grande Russie que nous connaissons, si elle n'avait eu qu'un petit territoire comme le nôtre pour s'y déployer ; une seule bataille de la Moscowa eût accompli la conquête. L'an dernier encore, n'est-il pas vraisemblable que ce ne sont pas les fortifications de Vienne ni ce qui restait de l'armée autrichienne qui ont arrêté les Prussiens ; c'est l'étendue du territoire autrichien, c'est la vaste Hongrie, ce sont les autres provinces de l'empire qui ont donné à réfléchir au vainqueur, car il eût fallu les conquérir. Vous voyez quel est l'énorme avantage d'un grand pays luttant contre un petit pays, chiffre d'hommes et ressources financières à part.

Ou nous donne un étrange argument pour justifier les grands sacrifices que nous faisons depuis tant d'années pour le maintien et le développement de notre état militaire. « Mais, nous ont dit plusieurs ministres de la guerre, huit jours d'invasion de la Belgique coûteraient plus cher que vingt budgets de la guerre. » Soit ! huit jours d'invasion du territoire nous coûteraient cher ; mais avez-vous donc la prétention d'empêcher une invasion ? Mais non, votre système est étroitement défensif, A la première bataille perdue, que dis-je ? avant toute bataille vous vous retirez et vous allez vous enfermer dans les fortifications d'Anvers.

(page 616) Cet argument est contraire aux faits ; vous ne voulez pas empêcher l'invasion, vous ne le pouvez pas, et certes il serait étrange que vous souteniez que les conséquences de l'invasion seront beaucoup moins fâcheuses quand vous aurez une armée dans Anvers que dans le cas où vous n'en auriez pas. Je parle seulement du dommage matériel. Tous les calculs faits sur les désastres d'une invasion étrangère tombent donc complètement à faux.

Messieurs, beaucoup d'entre vous se sont posé sans doute cette question : Si les événements d'Allemagne de 1866 avaient mal tourné, qu'eussions-nous fait avec cette belle organisation militaire qu'on nous a tant vantée et qu'on a déclarée si souvent invincible ?

Qu'avions-nous à opposer, eu juillet 1866, à une invasion étrangère ? Quel moyen sérieux avions-nous de faire respecter notre neutralité et plus tard notre indépendance ? 50,000 hommes ! Je suis à même d'affirmer que nous n'avions que 30,000 hommes sur pied en 1866, à l'un des moments les plus solennels que la Belgique ait traversés, au point de vue où nous nous plaçons ; 50,000 hommes y compris les non-valeurs. Eh bien, pouvions-nous espérer sérieusement que l'armée nous aurait sauvés en juillet 1866 ?

Et de quel droit, alors nous a-t-on promis si souvent depuis 1847 que l'armée nous garantirait à tout jamais d'une invasion et de toutes ses conséquences.

Une section de la Chambre avait demandé un état exact de nos ressources militaires en juillet 1866. Le gouvernement a refusé de les fournir ; sans doute qu'il a craint de montrer l'absurdité de notre système défensif.

Contre les invasions et les annexions, nous n'avons d'autre ressource que la force morale. Les armées appellent et justifient la conquête ; notre force morale, notre vraie force, notre seule force gît dans l'union, dans la prospérité, dans la liberté des citoyens. Eh bien, cette force, je veux la renforcer et vous, vous l'affaiblissez en nous assimilant à nos futurs vainqueurs ?

Je le répète, pour décourager les ambitions de nos voisins, il faut améliorer le sort de nos compatriotes, les satisfaire, les rendre heureux et fiers de notre situation et ne pas les franciser, les prussifier, les enrégimenter, les vexer, les accabler d'impôts.

Je doute fort que les 1,300,000 ou 1,500,000 soldats renforcent le gouvernement français.

La force militaire est toujours passagère ; la vraie force des gouvernements gît dans l'opinion publique, qui finit toujours par l'emporter.

Et puisqu'on parle de patriotisme, mot dont on abuse souvent, je m'expliquerai. Mon patriotisme consiste, comme je viens de le dire, dans le renforcement de notre indépendance nationale par le développement de toutes les sources de prospérité et de liberté ouvertes à nos compatriotes. Comme notre situation vis-à-vis de la France, si vous le voulez vis-à-vis de la Prusse, serait plus belle si nous supprimions les charges les plus impopulaires, si nous abolissions la conscription et une grande partie de nos impôts !

Comme les Belges, plus heureux et plus libres que leurs voisins, repousseraient unanimement l'étranger et fourniraient cette armée d'un million d'hommes, jugée nécessaire contre l'étranger ! Le pays ne serait-il pas plus redoutable ainsi qu'avec 100,000 ou 200,000 baïonnettes plus ou moins intelligentes ?

Ainsi qu'il me serait aisé de le démontrer, en supprimant 30 millions de notre budget, nous pourrions supprimer beaucoup de charges trop fiscales, et, en outre, l'impôt le plus odieux, le plus détestable qui existe, celui de la conscription. Figurez-vous le peuple belge ne payant plus d'impôts pour la guerre, ne payant plus d'impôts pour le sel, ne payant plus d'impôts pour le café, et délivré de la conscription ! Figurez-vous ce peuple belge devant une invasion française ou allemande ! Mais l'étranger n'y regarderait-il pas à deux fois avant d'absorber un pareil peuple, perpétuellement rebelle, qui apporterait le désordre dans tout son organisme législatif et administratif !

Et dès lors, en cas de conquête, ce n'est pas 200,000 soldats que vous auriez pour résister, pour vous défendre ou pour saisir les occasions, les premières étant les meilleures, de reconquérir la liberté et l'indépendance nationale ; je le répète, ce serait un peuple tout entier, perpétuellement rebelle, femmes et enfants compris, qui protesterait sans cesse contre cet épouvantable crime de viol, exercé sur une nation inoffensive et libre.

!M. Vleminckxµ. - Il protestera dans toutes les hypothèses.

M. Coomans. - Il protestera dans toutes les hypothèses, oui ; j'aime à le croire. Mais cette protestation sera d'autant plus vive et plus efficace qu'elle aura plus d'intérêt à s'élever, et il est clair pour moi que si vous persistez dans votre système, à la longue, et l'on y travaille à son insu, vous arriverez à assimiler toute notre législation à la législation française.

M. Vleminckxµ. - Nous en sommes bien loin.

M. Coomans. - Nous en sommes très près et puisque vous empruntez encore aujourd'hui à la France votre recrutement universel, ou puisque beaucoup d'entre vous sont d'avis de le lui emprunter, ce sera un pas de plus fait vers cette assimilation dangereuse et ruineuse.

J'ai beaucoup d'estime pour nos braves militaires, mais j'ai peu de confiance dans le succès final d'une armée belge, fût-elle un moment victorieuse ; j'ai une extrême confiance dans les protestations continuelles, incessantes et, s'il le faut, violentes d'un peuple tout entier qui perd à la conquête étrangère. Encore un peu, nous n'aurons plus à perdre à la conquête qu'un mot : l'indépendance nationale de la Belgique.

Ce sera beaucoup, je le reconnais, mais si vous prouvez au peuple qu'il peut perdre infiniment plus, vous l'engagerez davantage à résister.

Il me paraît que ceci est trop clair pour avoir besoin d'une démonstration. Le patriotisme, se mesure sur l'intérêt des peuples, sur l'affection des peuples pour leurs gouvernements.

Ou a dit hier que nous sommes assez riches pour nous donner le luxe d'une armée. Mais cette affirmation est absolument fausse. Nous sommes si peu riches que nous ne savons pas faire les dépenses nécessaires.

J'aime à comparer, et je le fais quelquefois avec douleur, deux de nos budgets : le budget des travaux publics et le budget de la guerre. Le plus grand ennemi du budget, des travaux publics, c'est le budget de la guerre. Combien d'excellentes dépenses ne pourrions nous pas effectuer qui, aujourd'hui, sont impossibles ! que de travaux utiles n'ajournons-nous pas, parce que nous avons à payer 60 millions par an pour notre état militaire ! (Interruption.)

Je dis 60 millions ; on m'interrompt, mais c'est le chiffre exact, ou peu s'en faut. Les 35 millions qui figurent au budget ne forment qu'un peu plus de la moitié de nos dépenses militaires. Je suis prêt à prouver cela part des chiffres officiels.

Loin d'être assez riche pour pouvoir nous donner le luxe d'une armée, nous ne le sommes pas assez pour utiliser, pour perfectionner les instruments de notre prospérité matérielle.

Je le répète : que d'excellents projets sont proposés chaque année dans cette Chambre et ajournés chaque année ; et pourquoi ? Parce qu'il n'y a pas d'argent ; et pourquoi n'y a-t-il pas d'argent ? Parce que nous dépensons 50 à 30 millions pour une armée qui, malgré sa bravoure, sa science, sera perpétuellement inutile.

Messieurs, la Belgique subsistera aussi longtemps que les plus forts auront intérêt à la laisser subsister, et elle périra quand cet intérêt disparaîtra, voilà la vérité. Nous subissons les inconvénients de la petitesse de notre territoire ; résignons-nous-y, car ces inconvénients sont compensés par des avantages. Mais ces avantages disparaissent, si nous voulons imiter les grandes nations.

J'accepte le dilemme qui vous a été posé plusieurs fois par des membres du gouvernement lui-même.

Il faut de deux choses l'une : ou une grande armée, une armée dont le concours puisse être efficace pour assurer l'indépendance nationale ; ou il ne faut pas d'armée guerroyante ; il ne faut, dans cette dernière hypothèse, qu'une armée suffisante pour maintenir l'ordre public.

Eh bien, messieurs, c'est à ce dernier avis que je me range, et je suis très convaincu, pour ma part, que nous ne baisserions pas dans l'estime de l'Europe, si nous vivions en paix, avec ordre, en pleine prospérité, avec 10,000 gendarmes, au lieu de végéter avec 100,000 à 150,000 soldats.

Soyez-en sûrs, l'Europe nous admirerait davantage, et puisque, nous avons l'ambition d'être admirés de l'Europe, prenons le parti de vivre honnêtement, j'ajoute glorieusement, avec 10,000 gendarmes ; ce serait plus honorable que de nous ruiner avec l'Europe, en entretenant, sans raison, 100,000 à 150,000 soldais.

Aujourd'hui, nous parvenons à maintenir chez nous l'ordre public avec 1,300 gendarmes ; avec le beau supplément de gendarmes que je vous accorde, il n'y aurait plus une pomme de terre volée dans le pays.

Messieurs, il est clair que dans ce système nous économiserions de nombreux millions, bien plus nombreux que ceux qui figurent dans le (page 617) budget de la guerre, puisque, je le répète, la dépense réelle est de plus de 55 millions par an pour notre établissement militaire.

Nous avons dépensé, depuis 1831, deux milliards de francs pour jouer le drame de la Précaution inutile.

Sur ces deux milliards, n'eût-il pas été facile d'en économiser un ? Eh bien, avec ce milliard, que n'eussions-nous pas fait ? Toutes nos routes générales et vicinales construites, tous nos chemins de fer achevés, un millier d'écoles de plus et presque pas de pauvres ! Ne serait-ce pas une force qu'un pareil spectacle offert à l'Europe ?

Beaucoup moins d'impôts, beaucoup plus de facilité pour payer ceux qui seraient maintenus, et surtout grande diminution du paupérisme !

En effet, messieurs, ne l'oublions pas, le paupérisme se trouve toujours dans des proportions exactement semblables à celles du militarisme ; paupérisme et militarisme sont synonymes, de même qu'ignorance et indigence, voilà des synonymies politiques et sociales que nous ne devrions pas perdre de vue.

En approfondissant la statistique, j'ai remarqué que dans tous les pays le nombre des mendiants est exactement égal à celui des soldats. (Interruption.)

Londres est une grande ville ; l'exemple des grandes villes ne peut pas être invoqué quand il s'agit d'établir la moyenne d'un pays.

Réfléchissez-y, messieurs, et en y réfléchissant un peu, vous trouverez qu'il ne peut en être autrement. (Interruption.)

Messieurs, il est fort étrange qu'après avoir attribué pendant tant de siècles le paupérisme au monachisme, on ne me permet pas de l'attribuer au militarisme. Combien de fois n'ai-je pas lu que les moines étaient la cause de la pauvreté d'un pays ! Or, le soldat est une sorte de moine. (Interruption.) Remarquez, du reste, que je n'entends pas le moins du monde faire injure aux soldais ni aux moines.

Je compte des moines parmi mes meilleurs amis et j'en suis parfaitement fier ; moines travaillant et moines non travaillant, j'estime les uns autant que les autres, quoique je préfère les premiers.

Au reste, un soldat coûte beaucoup plus qu'un moine, qui ne coûte rien au trésor public. 1,000 soldats coûtent un million, et à coup sûr 1,000 moines ne coûtent pas autant. J'en connais qui vivent de 10 centimes par jour et qui gagnent six fois plus.

C'est une étrange illusion que les gouvernements se forment et que les peuples ont la sottise d'entretenir, que de croire que les armées sauvent le gouvernement.

Le fait est qu'elles ont perdu beaucoup de gouvernements et qu'elles n'en ont guère sauvé. On peut affirmer que dans les temps modernes c'est l'excès du militarisme qui a perdu plusieurs Etats. A coup sûr, on ne peut nier la valeur des exemples de Naples, de Hanovre et du Danemark.

En 1858, je me trouvais à Naples avec de grands personnages officiels, très officiels, qui repoussaient avec un profond dédain, presque semblable à celui que beaucoup d'entre vous me témoignent en ce moment ; qui repoussaient, dis-je, la prévision que j'émettais du prochain anéantissement de l'Etat napolitain. Un ministre, me dit : « Nous sommes très forts, très populaires. Vous-même venez de nous dire que nos soldats manœuvraient hier admirablement. » « - Soit, leur disais-je, mais avez-vous pour vous le peuple ? » « - Oui, le roi est très aimé. » Et de fait, messieurs, j'ai vu applaudir presque unanimement le roi de Naples, celui qu'on appelait le roi Bomba. Eh bien, messieurs, peu de temps après, tout croulait. Cette belle armée napolitaine ne défendait rien, pas même son honneur, du moins pas même l'honneur de quelques-uns de ses chefs.

M. Hymans. - C'étaient des Suisses.

M. Coomans. - Ce n'étaient, pas des Suisses.

M. Hymans. - Je regrette que vous ignoriez cette circonstance.

- Un membre. - Il y en avait beaucoup.

M. Coomans. - Il y avait, en 1858, un régiment de Suisses à Naples et ce régiment, m'a-t-on dit, est presque le seul qui n'ait pas passé très vite à l'ennemi.

Et puis du reste, pensez-vous que j'admire plus les soldats suisses que d'autres ? Je les admire moins que tous autres. Pendant des siècles ils sont allés se battre partout pour des causes étrangères. Plût au Ciel que nous n'eussions jamais suivi cet exemple !

M. Hymans. - C'était ma pensée ; j'ai voulu dire que c'étaient des étrangers.

M. Coomans. - Alors nous sommes d'accord.

Si le roi de Naples, un an, six mois, un jour avant la débâcle, avait diminué de moitié les impôts, supprimé presque toute son armée, donné plus de liberté à son peuple et provoqué ainsi un enthousiasme universel, Garibaldi n'aurait pas eu le succès qu'il a obtenu en Sicile et ensuite sur le territoire napolitain.

C'est le mécontentement des peuples qui fait tomber ou laisse tomber les gouvernements, et malheur à qui cherche la force ailleurs que dans les peuples !

J'ai parlé du Hanovre. Pourquoi le Hanovre a-t-il été confisqué ? Parce qu'il a été battu, parce qu'il avait une armée, parce qu'il a payé, pendant trente ans, comme nous, une énorme prime d'assurance à une société perpétuellement insolvable.

Il avait une belle armée aussi. Le roi de Hanovre en était très fier. Cette armée s'est battue, dit-on.

M. Hymans. - Sans cartouches.

M. Coomans. - Sans cartouches ! Cela ne fait pas son éloge. Cela montre l'inutilité des armées. (Interruption.) Elle n'avait pas de cartouches ; c'était donc une mauvaise armée. C'est une très fâcheuse hypothèse que celle d'une armée sans cartouches, et c'est un argument que vous produisez à l'appui de mon opinion.

Le roi de Prusse l'a très clairement dit à son cher frère le roi de Hanovre. Vous êtes battu, je vous ai vaincu, je vous ai conquis. Mais si le roi de Hanovre ne s'était pas battu, ce magnifique argument manquait, au roi de Prusse, et si les Hanovriens n'avaient pas eu à payer pendant trente, quarante ou cinquante ans cette énorme prime d'assurance de 30 à 40 p. c. de tous les revenus publics d'une société perpétuellement insolvable, si leur gouvernement avait diminué de moitié leurs impôts et supprimé la conscription, s'il avait rendu ses sujets deux ou trois fois plus heureux que les sujets de Sa Majesté Prussienne, cette dernière aurait eu beaucoup plus de peine qu'elle n'en a eu à confisquer le Hanovre, et le Hanovre n'aurait pas eu seulement, 100,000 hommes ou 50,000 hommes, ce qui revient au même, pour lui résister, mais la population tout entière se serait révoltée contre la politique bismarckienne.

El le roi de Danemark, s'il vous plaît ? D'où lui viennent tous ses déboires ? C'est de l'histoire récente et très intéressante. Si le roi de Danemark n'avait pas été si fier de la belle armée qu'il entretenait très inutilement depuis des siècles aux dépens du peuple, il se serait arrangé à l'amiable avec le Schleswig-Holstein, il n'aurait pas été forcé de l'accabler d'impôts, il ne s'y serait fait que des amis et le Schleswig-Holstein n'aurait pas en la sottise de se soulever contre le roi de Danemark qui était relativement un monarque très convenable ; le Schleswig-Holstein serait resté danois au lieu de se jeter dans la gueule du loup prussien qui lui a fait beaucoup plus de mal. Il se repent aujourd'hui, mais il est trop tard

La déconfiture récente du Danemark provient, encore une fois, du militarisme. Il a voulu guerroyer et il en a été puni.

Et l'Espagne ? Mais l'Espagne dévore ses dernières ressources en démonstrations de militarisme. Ne ferait-elle pas cent fois mieux de payer ses dettes d'abord et d'améliorer son sol inculte, que d'entretenir 500 à 100 mille dons Quichottes qui ne lui servent de rien du tout.

Je. pourrais faire les mêmes réflexions sur la Turquie et sur d'autres gouvernements trop militaires. Mais la leçon est déjà assez lumineuse pour qu'elle nous profite.

On se plaint qu'un tiers de nos soldats soit illettré, mais à qui la faute ? Au budget de la guerre qui accable et ruine une partie de nos populations, au budget de la guerre qui absorbe la plupart de nos ressources réclamées par l'enseignement, par exemple, par tous les instruments matériels de la civilisation.

Fortifions les cœurs et les têtes ; formons le vrai et solide patriotisme basé sur la liberté et la prospérité, et nous serons bien plus forts qu'avec toutes nos forteresses anversoises qui nous infligeront un jour la double honte d'être battus et d'avoir voué à la destruction une des plus belles villes de l'univers.

Messieurs, puisque le comité militaire des 28 va s'occuper nécessairement des lois de milice, j'ai quelques observations importantes à lui présenter.

Je l'engage à ne pas aggraver encore le sort des classes laborieuses, sur qui pèse presque tout le poids du recrutement. On leur fait payer des millions pour le sel, la bière, le café, etc., et en outre, on les charge seules de défendre la pairie. Si l'effectif est augmenté, comme j'en ai bien peur, la loterie militaire leur sera encore beaucoup plus dure.

Le système dominant des exemptions me semble injuste. Les séminaristes, les élèves des écoles normales, les enfants uniques ne contribuent (page 618) pas aujourd'hui aux charges militaires, sous divers prétextes que je n'admets pas.

Tous les citoyens servent l'Etat. Si le service rendu à l'Etat est une cause suffisante d'exemption, comme on l'invoque pour une certaine catégorie de citoyens, il faut exempter du service militaire tons les travailleurs belges dans tous les rangs et toutes les conditions. Un laboureur rend autant de services qu'un maître d'école. Dès que vous admettez des exemptions, vous tombez dans l'arbitraire, dans l'injustice et j'insiste sur ce point parce que je sais que la tendance dans cette Chambre et parmi certains membres du comité des 28 est d'augmenter encore le nombre des exemptions.

Il en est une, par exemple, qui paraît juste à beaucoup d'hommes, c'est l'exemption de l'enfant unique, je ne dis pas le fils unique. On prétend qu'il ne faut pas priver un père, une mère de son unique soutien ; mais, messieurs, en fait cela est très discutable et très injuste. Comment ! l'enfant unique est exempté, même riche, même millionnaire ? Mais le fils unique, chargé de famille, c'est-à-dire de sœurs malades, j'en connais dans ce cas, le fils unique qui ainsi aurait dix fois plus de droits à l'exemption, doit marcher, doit subir la servitude militaire.

Tous ces jours-ci j'ai été indigné à la lecture des réclamations qui m'ont été adressées. Des enfants millionnaires sont exemptés et l'on fait ainsi marcher de pauvres jeunes gens de 20 ans qui ont leur père malade, qui ont à gagner le pain de sœurs et de frères malades ou infirmes !

Voilà votre belle loi de milice que vous osez maintenir depuis 1817. Voilà cette loi infâme que je m'honore d'avoir combattu depuis 35 ans. Voulez-vous que je vous cite des cas ?

Dans une commune, un pauvre jeune homme tire le numéro le plus élevé. Il se croit exempt parce que la moitié à peu près du contingent annuel l'est. Point, il doit marcher.

Mais pourquoi ? Parce que des trois autres miliciens (ils n'étaient que quatre dans la commune), des trois autres, il y en a un riche enfant unique, un infirme et un dont la taille est trop courte.

Voilà donc un pauvre jeune homme, favorisé par le sort, qui doit marcher pour toute la commune. Il va payer l'impôt du sang pour le riche son voisin, qui ne payera rien.

Quel démenti donné à votre loterie militaire, à cette loterie militaire que vous aimez et que j'abhorre !

Quant aux détails du budget, je ne m'associe pas à certaines recommandations qui ont été faites à M. le ministre de la guerre.

Je ne demande pas une augmentation des pensions militaires que je trouve déjà trop élevées. D'abord, décidé à parler avec une entière franchise, à mes risques et périls, je déclare que je suis hostile au principe des pensions quelconques, militaires ou civiles. Sans doute, aujourd'hui il y a des droits acquis ; une partie de la pension est payée par le fonctionnaire lui-même au moyen de retenues que l'on fait sur ses appointements. (Interruption.) Je vous dis que pendant de longues années... (interruption). Je ne conçois les pensions militaires existantes que parce qu'elles constituent une sorte de droit acquis. Je voudrais voir supprimer complètement toutes les pensions. Je n'admets pas que le fonctionnaire rende plus de services à l'Etat que tout autre citoyen laborieux ; je crois, au contraire, que les fonctionnaires, en général, sont des citoyens privilégiés et que les pensions sont un privilège supplémentaire.

Il y a une foule de pauvres diables qui ont rendu toute leur vie à l'Etat, des services supérieurs à ceux que rendent maints fonctionnaires et qui, vieux et infirmes, ne reçoivent rien de l'Etat, pas même des bureaux de bienfaisance.

Enfin, je ne pourrais pas restreindre non plus le pouvoir du Roi de renvoyer les officiers qui ont manqué plus ou moins à leurs devoirs. Déjà l'armée aussi ne jouit que de trop de privilèges. Elle a un code pénal particulier que je voudrais supprimer. (Interruption.) Je considère comme un privilège le droit d'être jugé par ses pairs et cela a toujours été considéré comme tel. L'armée a des garanties d'avancement et de conservation des grades, que les employés civils ne possèdent pas.

Un mot, messieurs, et ce sera le dernier, sur l'école militaire. Franchement encore, je voudrais la supprimer.

Je n'ai jamais compris l'utilité d'une école militaire en Belgique, l'utilité, bien entendu, au point de vue national et j'ai bien peur que notre école militaire ne soit instituée, comme nos cadres, que pour servir de placement à nos fils de famille,

La grande réforme, donc, quant à l'école militaire ce serait de la supprimer, et il me semble que le moyen qui a été indiqué tout à l'heure par l'honorable ministre de la guerre, de former des officiers avec de bons sous-officiers, serait une excellente mesure pour une nation comme la Belgique.

J'ai appris avec surprise que chaque sous-lieutenant sortant de l'école militaire a coûté 25,000 fr. à l'Etat. C'est quatre fois plus qu'un médecin, c'est dix fois plus qu'un maître d'école. Un médecin ne coûte pas le quart d'un sous-lieutenant et il ne coûterait rien du tout si l'Etat n'avait pas la manie d'avoir des universités superflues.

Messieurs, je pourrais étendre quelques-unes de ces remarques et je ferais peut-être bien de les développer pour mieux les préciser, car il est très dangereux d'exprimer en peu de mots des idées très mal reçues ; mais si l'on se méprend sur mon langage, si l'on en fait un abus, je me réserve de reprendre la parole, non pour me justifier, mais pour m'expliquer mieux.

M. Dethuinµ. - Messieurs, jusqu'à présent j'avais toujours été très peu partisan des budgets militaires et si j'avais eu, il y a quelques années, l'honneur de siéger dans cette Chambre, j'aurais voté contre eux.

Mais aujourd'hui, nous sommes dans un moment de transition, une organisation nouvelle nous est promise, une commission est nommée et, je le déclare, j'ai la plus grande confiance dans les résultats de son travail ; car elle est composée de beaucoup de nos honorables collègues qui tous ont donné déjà des preuves d'un talent, d'un zèle et d'un dévouement sans bornes aux intérêts si chers de notre pays.

D'un autre côté, les événements qui, l'an dernier, ont désolé l'Allemagne et profondément ému l'Europe, ont eu pour effet, non pas de modifier mes théories, mais bien de me démontrer à toute évidence l'impossibilité matérielle de leur immédiate application.

En effet, messieurs, un moment peut venir où la force primera peut-être le droit, où la conquête sera de mode et l'annexion à l'ordre du jour.

Vouloir opposer à ces passions dignes d'un autre âge, la raison, la persuasion, les traités que l'on déchire serait folie et si l'Europe proclamait un jour le règne du pouvoir fort et du militarisme, il faudrait bien de mauvaise grâce, à contre cœur peut-être, mais forcément, se mettre à la hauteur de la barbarie momentanée des temps. Voilà pourquoi les petits Etats surtout doivent préparer leur défense. Alors, messieurs, quels que soient les résultats ultérieurs, l'honneur national sera toujours sauf car la résistance d'un peuple défendant ses foyers est toujours honorable ; tandis qu'une honte, selon moi ineffaçable, souille à jamais le peuple qui, combattant à peine, ouvre toutes grandes les portes de ses frontières à l'étranger envahisseur.

Je crois donc, messieurs, qu'une défense nationale bien organisée est nécessaire afin d'affirmer une fois de plus à l'Europe que si un danger, que je ne prévois pas, menaçait la Belgique, nous serions tous prêts aux sacrifices les plus grands, les plus lourds, les plus pénibles même, plutôt que de céder le moindre coin du sol de la patrie et de perdre ainsi les institutions et les libertés qui nous ont donné trente-six années de bonheur, de calme et de prospérité.

M. Couvreurµ - Messieurs, je reconnais que le discours de l'honorable M. Le Hardy de Beaulieu était plutôt du domaine de l'honorable ministre des affaires étrangères que de celui de M. le ministre de la guerre.

Il était d'ordre diplomatique et non d'ordre militaire. Cependant puisque l'honorable général Goethals a jugé nécessaire d'y répondre, je regrette qu'il l'ait fait, je ne dirai pas légèrement, mais d'une façon très brève, très laconique et en dénaturant, dans une certaine mesure, sa véritable signification.

Je dois avouer qu'à ne juger les choses qu'à la surface, les développements dont l'honorable député de Nivelles a revêtu sa pensée ont pu lui donner une apparence paradoxale, alors qu'en réalité le raisonnement en était très serré et digne d'une réfutation approfondie. Les sourires d'incrédulité qui ont accueilli quelques-unes des propositions de mon honorable collègue ne prouvent qu'une chose, c'est qu'elles n'ont pas été comprises par la majorité de cette assemblée, et qu'ainsi l'honorable ministre a pu se croire en droit de n'y pas attacher toute la signification qui leur est due.

Mais l'honorable général, s'il a passé très rapidement sur les parties essentielles de ce discours, en revanche, a abordé certains arguments qui n'avaient pas été produits sur le rôle économique de l'armée, ou qui du moins n'avaient été produits que dans des discussions antérieures.

Il nous a dit tout le bien que l'armée faisait aux populations qu'elle englobait dans son sein ; comment, dans les casernes, il avait créé des (page 619) écoles régimentaires ; comment il rendait à la société civile des citoyens plus civilisés que ceux qu'il enlevait à la charrue ; comment, sous le rapport physique même, il consolidait la santé des hommes livrés à son administration par le recrutement.

Cela s'appelle plaider les circonstances atténuantes. Sans doute l'armée a des écoles et elle discipline l'homme ; mais en agissant ainsi, elle ne fait que réparer en partie les maux qu'elle cause ; mais il reste à prouver que le bien signalé ne pourrait pas s'obtenir par des moyens moins onéreux.

Ainsi, en caractérisant l'action physique de l'armée, l'honorable ministre de la guerre a complètement passé sous silence un fait que j'ai déjà fait valoir l'année dernière dans cette enceinte et qui s'appuie sur des statistiques indiscutables. Ce fait c'est celui-ci : l'armée qui prend la fleur, l'élite de la jeunesse, si elle rend à la société civile des hommes plus forts, ne les rend que parce qu'elle tue tous ceux qui ne parviennent pas à supporter les fatigues et la vie contre nature qu'elle leur impose. Et notez que ce phénomène se produit au milieu de la paix la plus profonde. J'ai cité, l'année dernière, ce fait qui n'a pas été démenti, que dans la vie civile il meurt annuellement 10 hommes sur 1,000 âgés de 20 à 30 ans, tandis qu'en France, dans les régiments de ligne, cette proportion est de 22 hommes sur 1,000 fantassins et de 10 hommes sur 1,000 sous-officiers.

En Prusse, messieurs, on a constaté le même résultat. Il meurt annuellement 17 soldats sur 100.

A ce chiffre il faut encore ajouter 30 hommes sur 1,000, qui sont renvoyés chaque année comme impropres au service, de sorte que chaque corps a 68 pour 1,000 de non-valeurs.

Les recherches des statisticiens ont établi que ce résultat est dû presque exclusivement au casernement et je regrette de ne pas être muni des documents nécessaires pour établir que cette proportion, constatée dans les armées française et prussienne, existe également en Belgique.

Voilà donc la preuve bien évidente que sous ce rapport, au moins, vous n'avez pas le droit d'invoquer les services que vous rendez à la société.

Mais je reviens à la question principale, celle de neutralité traitée hier par mon honorable collègue M. Le Hardy ; et comme, au risque de passer à vos yeux pour un rêveur économique, je déclare partager son opinion, je désire y ajouter un commentaire qui indique comment je les comprends et comment je crois qu'elles doivent être comprises. Je tâcherai de répondre non pas aux arguments invoqués par l'honorable ministre de la guerre puisqu'il s'est contenté de les esquisser, mais à ceux qui ont dû se formuler dans la pensée d'un certain nombre de membres de cette assemblée.

Quelle est donc la thèse plaidée par l'honorable M. Le Hardy ? Il a soutenu que nous sommes un pays neutre ; qu'Anvers doit rester ou aurait dû rester un port exclusivement commercial et que. si, à ce titre de neutres, nous jouissons d'avantages exceptionnels, nous avons aussi des obligations exceptionnelles à remplir.

Cela semble bien élémentaire et n'est pas de nature à soulever de vives contradictions.

Qu'a-t-on répondu ? ou du moins que répond-on généralement ? On répond que la neutralité ne nous dispense pas d'avoir une armée, que jamais les puissances garantes de notre neutralité n'ont contesté sous ce rapport notre droit, et qu'à cet égard, il y a tout au moins une prescription de fait ; enfin, que nous ne devons pas avoir, dans les traités, une confiance absolue, mais que nous avons à nous mettre en mesure de défendre avec honneur nos propres intérêts et les intérêts de ceux qui sont couverts par notre neutralité.

Tout cela est très vrai ; mais il y a, au fond de cette argumentation, une confusion d'idées que je demande la permission de dégager.

Et d'abord, je voudrais écarter du débat cet argument qui s'appuie sur l’absence d'observations de la part des puissances garanties de la neutralité belge. Ce silence n'a pas de valeur sérieuse. On a pu garder le silence, soit parce qu'on ne considérait pas que l'organisation militaire que nous nous sommes donnée fût en opposition avec notre neutralité, soit par égard pour notre indépendance, soit parce que nos actes de défense ne blessaient pas nos amis, et que nos adversaires étaient bien aises de nous les laisser commettre pour en tirer à l'occasion un avantage déterminé.

En politique, messieurs, il n'y a pas de prescription trentenaire ; le droit ne se prescrit pas, et n'y eût-il pas d'observations à adresser pour le présent, il n'en résulterait pas qu'il n'en pourrait pas se produire de légitimes dans l'avenir.

Rentrons dans le cœur de la question. Les traités européens existent et nous couvrent. Ici se présente un premier écueil et c'est contre cet écueil que l'honorable M. Bouvier est venu échouer hier. Sans doute, dans l'état actuel de l'Europe il ne faut pas placer en ces traités une confiance illimitée ; sans doute il ne faut pas s'endormir sur la foi de signatures échangées il y a 37 ans, de situations qui dominaient alors et qui se sont modifiées depuis lors ou qui peuvent encore se modifier ; mais il ne faut pas non plus agir et raisonner comme si ces traités n'existaient pas, comme s'ils n'avaient plus aucune espèce de valeur.

Si nous devions agir comme le voulait hier l'honorable M. Bouvier, comme le veulent ceux qui se grisent de canons rayés et de fusils à aiguille, si nous voulions, parce que la Prusse et la France mettent sur pied un million de soldats, en tirer la conclusion que nous devons en faire autant, toutes les ressources du pays y passeraient ; nous devrions envoyer sous les drapeaux toute la population mâle du royaume, au risque d'imiter la grenouille de la fable, qui creva pour devenir aussi grosse que le bœuf ; si, dis-je, nous voulions aussi écarter complètement la garantie des traités, nous ferions chose plus sage, plus utile, plus rationnelle, de revendiquer la situation des Etats libres ; de dénoncer notre neutralité ; de la répudier puisqu'elle ne serait plus pour nous qu'une servitude sans compensations ; nous ferions mieux de choisir, dès à présent, nos alliés et nos amis contre nos adversaires présumés.

Voilà ce que conseilleraient la sagesse et la logique comprise et présentée, comme l'a fait hier l'honorable député de Virton.

A moins de méconnaître notre neutralité et les traités, il faut convenir que la première conséquence qui résulte de ces traités, c'est que notre organisation militaire ne doit pas être celle d'un pays qui n'est pas couvert par ces conventions internationales ; qu'elle doit, au contraire, s'harmoniser avec la situation qui nous est faite en Europe.

Mais il y a une autre conséquence qui résulte également de notre neutralité, et celle-là est bien plus sérieuse.

Il ne faut pas que notre organisation militaire et notre système de défense soient combinés de telle façon qu'ils puissent devenir, en cas de conflit, soit un appât, soit un point d'appui pour l'une ou l'autre des puissances qui voudraient rompre l'harmonie et la paix à notre détriment, et au détriment de l'Europe.

S'il était prouvé que nous avons édifié sur notre territoire, autour d'une place destinée par les traités à rester un port commercial, des fortifications dont les développements ne sont pas en rapport avec les ressources défensives naturelles et normales du pays, s'il était prouvé que cette place doit servir de tête de pont à un allié éventuel contre une autre puissance, il est évident que nous aurions assumé une grave responsabilité.

S'il était prouvé que notre organisation militaire est conçue de telle sorte qu'à part la couleur des uniformes, nos régiments n'ont qu'à s'ajouter aux régiments d'une armée étrangère pour faire corps avec elle, pour lui servir d'avant-garde ; s'il était prouvé, dis-je, que notre armement, nos canons, nos munitions sont l'armement, les munitions d'une armée étrangère, évidemment, là encore, nous aurions manqué à nos devoirs envers nos protecteurs, nous aurions violé notre neutralité, nous aurions appelé sur notre tête les foudres que nous voulons conjurer.

Il résulte de là qu'il y a, dans notre organisation militaire et les devoirs que nous imposent notre neutralité, des liens intimes que nous ne pouvons pas méconnaître, sous peine de transformer en danger ce qui doit être une protection.

Est-ce à dire que notre neutralité nous condamne à l'impuissance ? Est-ce à dire qu'elle nous défende d'avoir des forteresses, d'avoir une armée ? Est-ce à dire que notre neutralité nous défende d'avoir, comme le disait hier M. Le Hardy de Beaulieu, dans notre poche, la clef de notre maison .' et j'ajoute, d'avoir, à côté de cette clef, un revolver pour la défendre ? Pour moi, j'en suis convaincu, ce n'est pas en ce sens qu'il faut interpréter les devoirs de notre neutralité, et personne n'a jamais songé à le soutenir.

Si, au lendemain de la révolution de 1830, les devoirs de notre neutralité avaient été interprétés en ce sens, il n'y eût eu, dans ce pays héroïque, où l'amour de la paix marche de pair avec l'amour de l'indépendance, il n'y eût eu qu'un cri pour repousser un pareil abaissement, un cadeau aussi honteux.

Les peuples pas plus que les individus ne consentent à s'émasculer eux-mêmes.

(page 620) Seulement, il y a forteresse et forteresse, il y a armée et armée, et ici je rencontre ce qu'il y a eu d'illogique pour M. Bouvier dans la pensée de mon honorable ami, et d'obscur pour certains membres de cette Chambre.

Voyez, s'est écrié l'honorable député de Virton, comme les économistes se mettent en contradiction avec eux-mêmes ; ils soutiennent que nous n'avons pas besoin d'armée, que notre neutralité suffit à nous protéger ; et puis pour ne pas se rendre impossibles comme hommes pratiques, ils consentent cependant à nous accorder une armée, mais à la condition qu'elle ne coûtera pas plus de 25 millions.

Mais, messieurs, il y a des armées qui sont organisées pour l'attaque et il y a des armées qui sont exclusivement organisées pour la défense ; et quand nous combattons l'organisation actuelle de l'armée, c'est parce que, d'après nous, cette armée n'est pas en rapport avec notre neutralité, parce qu'elle est hors de proportion avec nos ressources, parce que nous avons enfin la conviction qu'à moins de frais et avec moins de charges pour le pays, nous pourrions nous donner une armée exclusivement organisée pour la défense du sol de la patrie.

Notre armée est un danger, précisément parce qu'elle est calquée sur le modèle des grandes armées conquérantes. Tandis que, pour rester dans les conditions que nous impose notre neutralité, elle aurait dû, elle devra, dans l'avenir, prendre pour type les armées purement défensives, les armées de milice. Votre neutralité vous permet d'avoir une armée pour la défense, vous ne pouvez pas avoir une armée pour l'attaque. Voilà la distinction qu'il ne faut pas perdre de vue.

Sous ce rapport, je ne pourrais que répéter ce que j'ai dit l'année dernière. Voici comment je m'exprimais alors :

« J'admets donc, pour la Belgique, et comme une conséquence même des traités qui ont établi sa neutralité, l'obligation de faire respecter cette neutralité. Mais la question est toujours de savoir si notre organisation actuelle, si coûteuse, répond à cette nécessité ; si l'instrument dont nous disposons est un instrument efficace ; si, même, il n'est pas un danger au lieu d'être une sauvegarde.

« Ce qu'à ce point de vue je reproche à notre organisation militaire, c'est de ne pas être faite exclusivement pour la défense. Notre armée est modelée sur celle des plus grands Etats ; elle est faite pour la conquête et pour la répression des troubles intérieurs, bien plus que pour notre protection. Cela se révèle par les moindres détails : par sa juridiction exceptionnelle, par les privilèges dont elle jouit, par les droits dont elle est privée, par les rigueurs de sa discipline, par les lois qui régissent l'avancement et par la pratique qui préside souvent à l'application de ces lois ; par toute son organisation enfin, qui est en opposition avec l'esprit même de nos institutions. »

J'aurais pu ajouter à cette énumération que les restrictions au mariage sont encore un des indices de ce caractère.

Dans une armée exclusivement consacrée à la défense de vos nationaux, quel inconvénient y aurait-il à permettre, plus facilement qu'on ne le fait aujourd'hui, les mariages aux officiers et aux simples soldats après une première année de service ?

Evidemment, dans une armée comme l'armée française, comme l'armée russe, armées qui sont sans cesse en activité, qui sont destinées à fournir des détachements tantôt pour la conquête du Mexique, tantôt pour la domination de l'Algérie, tantôt pour la conquête du Caucase ou du Turkestan, évidemment dans de pareilles armées on a besoin d'hommes qui n'ont d'autres foyers que le drapeau du régiment.

Mais en Belgique, dans les conditions d'une armée exclusivement défensive, où vous n'avez pas le droit d'envoyer vos hommes au delà des frontières, où vous ne pouvez pas les exciter à aller servir, au delà des mers, la cause de l'injustice et de l'oppression, quels inconvénients y aurait-il à tempérer les rigueurs, les abus et les conséquences désastreuses du célibat militaire ?

A moins de soutenir que le soldat marié, rappelé sous les drapeaux à l'heure du péril, se battra moins bien que le célibataire parce qu'il défend, avec sa personne, ses biens les plus chers, sa femme et ses enfants, à moins de soutenir que la discipline remplace les sentiments les plus nobles et les plus élevés du cœur humain et que la famille crée la lâcheté, pour moi je n'en vois pas.

Quels inconvénients encore y aurait-il, dans un autre ordre d'idées, tout en augmentant le nombre des miliciens obligés au service militaire, à réduire, dans une proportion considérable, le temps qu'ils doivent rester sous les drapeaux ? De le limiter à l'instruction strictement nécessaire, au maniement du fusil et à la cohésion des bataillons ?

Quoi qu'il en soit, messieurs, de ces considérations, je ne veux pas insister sur ce point, car je devrais tracer ici tout un système d'organisation militaire, et l'heure de ce travail n'est pas venue. Qu'il me suffire de dire que, dans ma pensée, le péril éventuel qui peut un jour menacer la Belgique, ce n’est pas la suppression de sa nationalité. On n'efface pas de la carte de l'Europe un peuple de 5 millions d'hommes, placé au confluent de grandes lignes internationales, qui a sa raison d'être en Europe et à la conservation duquel toutes les puissances sont intéressées.

Mais ce qu'on pourrait vouloir nous imposer et ce qui est un danger, ce serait l'abandon même de notre nationalité, et une convention militaire analogue à celle que la Prusse vient d'imposer à la Saxe.

Contre ce péril, il y a un refuge certain : c'est de donner à notre organisation militaire une forme telle que notre armée ne puisse s'agencer avec aucune autre armée ; qu'elle ne puisse jamais être annexée ; qu'en rajoutant à une vieille armée, elle devienne plutôt pour cette armée un dissolvant qu'un élément de force. (Interruption.)

Je défie ceux qui rient, de me prouver que l'organisation de l'armée suisse, par exemple, puisse s'adapter à l'organisation d'aucune autre armée étrangère.

Certes, je suis convaincu que ces opinions peuvent paraître extravagantes aux militaires qui ne croient qu'à la force organisée et à la puissance de la discipline, qu'elles ne sont pas conformes aux sentiments des hommes que le gouvernement a chargés de préparer la réorganisation de notre armée ; mais ce que je puis dire, c'est que si l'on ne tient pas compte, dans une certaine mesure, de la nécessité de créer en Belgique une armée de citoyens, une armée de milice, plutôt qu'une armée de soldats ; si la grande commission prétend développer et renforcer l'organisation actuelle, si elle prétend l'accentuer dans le sens du caractère propre aux armées permanentes, dans ce cas, je lui garantis qu'elle fera non seulement une œuvre dangereuse, mais une œuvre peu durable, une œuvre qui sera attaquée dans ses bases au lendemain même de sa naissance.

M. de Brouckere. - Ce ne sera jamais qu'un projet. Vous aurez à le ratifier.

M. Couvreurµ. - Mais, je le répète, je n'ai abordé cet ordre d'idées qu'incidemment, comme amené par la discussion, et je rentre sur le. terrain tel qu'il nous est fait par la situation transitoire où nous nous trouvons.

En 1850 ou 1851, la situation était analogue à ce qu'elle est aujourd'hui. Un grand nombre de membres qui avaient constamment voté contre le budget de la guerre, l'admirent alors parce qu'ils le considéraient comme un budget transitoire.

J'avoue que, pour ma part, je ne verrais aucun inconvénient à suivre leur exemple, et peut être voterai-je le budget comme un crédit provisoire si, à certaines questions que je vais lui poser, l'honorable ministre de la guerre me donne une réponse satisfaisante.

Lorsqu'il y a trois mois, à son avènement au pouvoir, j'ai pris la liberté de l'interpeller sur les attributions de la commission mixte, je fis observer que des termes mêmes de l'arrêté qui instituait cette commission, il résultait que le département de la guerre abandonnait les errements qu'il avait suivis jusqu'à ce jour. L'honorable ministre des finances me répondit alors que je me trompais, qu'il n'y avait absolument rien de changé dans la situation, sinon le nom du chef responsable des affaires militaires.

Voici les termes dont s'est servi l'honorable M. Frère :

« L'honorable M. Couvreur a représenté l'institution d'une commission chargée de l'examen de l'organisation militaire, comme une sorte d'expédient, comme la condamnation de l'attitude observée jusqu'à ce jour par le gouvernement. Je ferai remarquer tout d'abord qu'il serait assez étrange de voir le gouvernement, composé des mêmes éléments, sauf le ministre de la guerre, venir apporter ici sa propre condamnation. La mesure qui vient d'être prise ne peut avoir une pareille signification.

« L'honorable membre s'est complètement mépris sur le caractère de cette mesure ; il n'y a, en réalité, rien de changé dans l'attitude du gouvernement. »

Et cette déclaration fut si bien comprise que l'honorable M. Coomans, dans sa réponse, dit ceci :

« Un second point qui m'a frappé dans le discours de l'honorable ministre des finances, c'est cette affirmation que depuis l'entrée de l'honorable général Goethals au ministère, il n'y a rien de changé dans la conduite et dans les convictions du gouvernement au sujet de notre état militaire. »

Comme à l'honorable M. Coomans, la chose me parut bizarre ; cependant, je me le tins pour dit, et je ne serais pas revenu sur ce sujet, (page 621) si le refus du gouvernement de nous communiquer le rapport de M. le général Chazal ne me forçait à dire qu'il y a une contradiction absolue entre les motifs donnés à l'appui de ce refus et la déclaration que je viens de rappeler.

Le dilemme en face duquel je me trouve en ce moment est celui-ci : ou l'honorable général Goethals représente au département de la guerre les mêmes principes que l'honorable général Chazal, et dans ce cas, il me semble qu'il ne peut y avoir aucun inconvénient à ce qu'il nous présente sinon le même rapport, du moins un rapport analogue à celui qui nous avait été promis ; ou bien, ce qui est plus probable et ce qui me semble résulter des déclarations qu'il vient de faire, il reconnaît, avec l'opposition contre l'ancienne organisation, que cette organisation ne répond pas aux besoins du pays, et dans ce cas, il me semble que des explications nous sont dues et sur les motifs de la retraite de son prédécesseur et sur les vues qui dirigent actuellement le département de la guerre, sur les opinions qu'il compte faire prévaloir dans l'avenir.

Le gouvernement jusqu'ici s'est assez lestement débarrassé des obligations qu'il avait contractées vis-à-vis de la Chambre en alléguant que le rapport de M. le général Chazal n'était qu'une œuvre personnelle qui n'engage pas le cabinet ; que le passé devait rester le passé, que nous n'avions plus à nous en inquiéter.

Mais ce n'est pas une raison pour que nous cessions de réclamer l'exécution d'un engagement.

« Mais, dit le gouvernement, que vous importe ce rapport ? Nous n'en avons pas délibéré ; vous allez être mieux servis par le travail de la commission mixte que nous avons instituée, que vous ne l'eussiez été par le rapport que vous réclamez. »

Soit, j'admets qu'en réclamant le rapport de l'honorable général Chazal, nous ne réclamions qu'une œuvre personnelle ; je reconnais que le gouvernement qui n'en a pas délibéré ne peut en être rendu responsable ; mais ce que je n'admets pas, c'est que le gouvernement puisse se faire juge de l'importance que nous devons attacher à ce rapport.

Même dans le cas où le document ne serait que l'expression des convictions personnelles de l'honorable général Chazal, ce document serait plus que jamais du plus vif intérêt pour le pays. C'est ce que je vais essayer d'établir.

Quoiqu'il ait été dit, dans l'exposé des motifs de l'arrêté royal instituant la commission mixte, que le système de défense adopté pour la Belgique rendait nécessaire l'examen de notre organisation militaire, il n'en est pas moins vrai que ce système de défense a été arrêté en même temps que l'organisation militaire qu'il s'agit de remanier aujourd'hui ; il a été arrêté ou du moins indiqué par la grande commission militaire de 1851.

- Une voix. - Il y a seulement six ans.

M. Couvreurµ. - Ce qui dans tous les cas ne peut être discuté, c'est que M. le général Chazal a dû se rendre compte de la façon dont il devait combiner notre système de défense d'Anvers et les ressources de notre organisation militaire.

Les fortifications d'Anvers ne datent pas d'hier. Depuis longtemps an département de la guerre, on doit avoir arrêté les moyens à employer pour les défendre ; on doit connaître le nombre de canons qu'il faut pour les armer, le nombre de canonniers qu'exige le service de ces canons. Le général Chazal a déclaré, dans cette enceinte, à différentes reprises, que le système d'Anvers était complet, achevé ; que notre organisation militaire était bonne, qu'elle était en harmonie avec le système de défense d'Anvers et qu'avec elle il se faisait fort, non seulement de défendre notre grande place de refuge, mais encore de tenir en campagne une armée assez forte pour empêcher l'envahissement du pays.

Eh bien, je dis qu'il est plus que temps que nous ayons la démonstration de ces assertions, ne fût-ce que pour calmer les inquiétudes qui commencent à se manifester dans le pays, ne fût-ce que pour protéger, contre des insinuations méchantes, l'honneur d'un galant homme qui a longtemps joui de la confiance de la couronne, de celle de ses anciens collègues, ainsi que des chambres législatives.

En effet, messieurs, si ce qui transpire des délibérations de la grande commission mixte se continue, les travaux ne tendraient qu'à réclamer pour Anvers un armement d'artillerie formidable et à demander pour cet armement une armée de canonniers ; je ne veux pas citer les chiffres, de crainte d'exciter des réclamations fondées sur un étonnement très légitime à coup sûr.

M. Guillery. - Il faudra 5,000 canons.

M. Couvreurµ. - Je dis donc que d'après les bruits qui circulent, il ne serait pas seulement question de renforcer considérablement la défense de la place d'Anvers ; mais comme conséquence naturelle, il faudrait augmenter aussi considérablement le chiffre du contingent annuel ; on parle de le porter de 10,000 à 13,000 hommes ; mais comme cet accroissement d'effectif sous les armes augmenterait d'une manière extrêmement notable les dépenses du budget de la guerre, on y un système d'exonération qui permettrait de dissimuler ces charges nouvelles.

On retrouverait ainsi dans les poches des exonérés, en partie du moins, la différence entre le budget de la guerre actuel et le budget de la nouvelle organisation qui, sans cet expédient, ne serait plus de 35 mais de 45 à 50 millions.

Si ces bruits ne sont pas exacts, si les tendances qu'ils révèlent ne sont pas fondées ; si les éléments militaires qui siègent en si grand nombre dans la commission mixte, au lieu de proclamer la nécessité d'augmenter ainsi les ressources de l'armée permanente, croient, au contraire, pouvoir proposer d'en réduire les charges, et de donner ainsi satisfaction aux réclamations qui se sont produites dans le pays, dans ce cas, il n'y a qu'une seule chose à faire, c'est de démentir au plus tôt les bruits erronés qui circulent.

Mais si ces bruits n'étaient pas inexacts, s'ils avaient une apparence de raison, alors nous serions plus que jamais en droit de réclamer, non seulement le rapport de l'honorable général Chazal, mais sa rentrée même au département de la guerre. (Interruption.)

Comment, l'honorable général Chazal avait pris mainte fois l'engagement, vis-à-vis de la Chambre, de suffire à tous les besoins de l'organisation actuelle, avec les ressources votées pour Anvers, avec un contingent annuel de 10,000 hommes, et bénévolement nous nous priverions de ses services ?

Mais quelque sympathie que puisse nous inspirer l'honorable général Goethals, nous gagnerions au change en le priant de rétrocéder son portefeuille à son prédécesseur.

C'est dans ces conditions que je désire adresser deux questions à M. le ministre de la guerre. La première c'est celle de savoir si, comme ses honorables collègues, et ainsi que je le présume d'ailleurs, il pense que nous n'avons plus droit au rapport qui nous avait été promis.

S'il déclare qu'il ne peut ni réclamer ce rapport, ni nous en fournir l'équivalent, c'est-à-dire la justification de l'organisation actuelle, j'en conclurai qu'il représente, au département de la guerre, d'autres idées, d'autres opinions que celles de son honorable prédécesseur. Dans ce cas, je lui demanderai de vouloir bien nous indiquer en quoi l'organisation en vigueur est, d'après lui, insuffisante ou défectueuse ; de vouloir bien nous dire quels doivent être, dans son opinion, les principes de l'organisation destinée à remplacer l'organisation actuelle.

Différents systèmes sont aujourd'hui appliqués en Europe. Nous avons le nouveau système français, le service devenant généralement obligatoire pendant neuf années, avec casernement, interdiction du mariage et tout ce qui s'ensuit.

Nous avons le système anglais avec des volontaires très chèrement payés. Nous avons le système prussien qui est également obligatoire pour tous les citoyens, mais qui ne les absorbe que pendant un terme de trois années dans la ligne et une année seulement pour les volontaires. Nous avons enfin le système suisse qui ne prend tous les hommes obligatoirement que pendant le temps strictement nécessaire pour les mettre à même de défendre leurs foyers, c'est-à-dire pendant une centaine de jours pour toute la durée de l'obligation.

Lequel de ces divers systèmes est en faveur au département de la guerre ? Et si aucun de ces systèmes n'y est admis, quels sont les principes nouveaux que l'honorable général Goethals croit nécessaire d'introduire en Belgique pour les approprier à nos mœurs, à nos usages, à nos obligations constitutionnelles et internationales ?

J'attendrai la réponse à ces deux questions pour me décider à voter pour ou contre le budget de la guerre.

MgGµ. - Messieurs, la Chambre comprendra qu'il m'est impossible de répondre, quant à présent, aux questions que vient de me poser l'honorable M. Couvreur. Ces questions sont précisément celles que la grande commission mixte est chargée d'examiner ; elle doit rechercher s'il n'y a pas lieu d'introduire un système différent de celui qui nous régit aujourd'hui ; et, à cette fin, elle doit s'enquérir des changements qui ont été apportés à l'organisation militaire, depuis plusieurs années, dans les divers Etats européens.

(page 622) C'est éclairé par les lumières que la commission jettera sur cette question que le gouvernement pourra examiner quel est le système le mieux approprié aux nécessités du pays, et c'est ce système qu'il soumettra aux Chambres.

M. Couvreurµ. - Et le rapport ?

MgGµ. - J'ai déjà eu l'honneur de vous dire que je ne possède pas ce rapport, qui est l'œuvre toute personnelle de M. le lieutenant général baron Chazal.

M. Lambertµ. - On peut affirmer que la réorganisation de nos institutions militaires a été acceptée par la grande majorité des membres de la Chambre et du pays comme une nécessité procédant des événements qui se préparaient en Europe et dont une partie est déjà accomplie.

Il n'est pas à contester qu'il soit déplorable de s'occuper de la constitution des forces nationales, alors qu'il serait bien préférable de se consacrer aux arts de la paix, au développement de la richesse intérieure et à l'agrandissement de nos relations commerciales avec toutes les nations.

Mais que prouvent nos regrets, si ce n'est l'impérieuse nécessité de nous livrer à des occupations de prévoyance et de défense, qui sont le résultat d'une situation que nous n'avons point créée et que néanmoins nous sommes forcés d'accepter.

C'est pour y faire face que le gouvernement a entrepris, par les soins d'une commission spéciale, la réorganisation de l'armée, sachant, mieux que personne, que telle qu'elle existait actuellement, elle était insuffisante pour parer aux éventualités qui ressortiraient forcément d'une conflagration générale, qui peut surgir à chaque instant.

Bien peu d'entre nous déniaient cette nécessité ; presque tous nous l'avions reconnue. Aussi bien estimait-on que le budget qui nous est soumis allait être voté sans discussion quant au chiffre demandé, par le motif qu'il se rapportait à un état provisoire. Il était bien entendu que chacun se réservait l'examen et même la contestation du projet de réorganisation.

Mais hier, il s'est produit dans cette enceinte une théorie si téméraire, qu'elle a causé la plus vive surprise à ceux qui l'entendaient pour la première fois. C'est à cette théorie que je veux répondre.

La thèse est celle du désarmement ordonnée par la foi due au contrat qui consacre la neutralité permanente de la Belgique.

Et d'abord, remarquons l'imprudence, pour ne pas dire plus, de l'affirmation. En effet, ne nous signale-t-elle pas comme les violateurs d'un pacte qui assure notre sécurité, de telle sorte, qu'elle tend à démontrer que, si nous sommes troublés, envahis, c'est par nos faits, par notre propre faute...

Oui, nous avons un contrat qui déclare notre neutralité ; et ce contrat nous impose un devoir sacré, celui de vouloir et savoir le faire respecter.

C'est que cette neutralité ne dépend pas seulement de nous-mêmes ; elle dépend bien plus des puissances

Quelle garantie avons-nous que ces puissances seront constamment fidèles à la foi jurée ? C'est là le côté douteux et qui commande les précautions que nous devons prendre.

Loin de moi, messieurs, l'idée préconçue d'accuser, dès maintenant, l'une ou l'autre des puissances signataires du traité de neutralité, de vouloir en faire litière ; mais n'est-il pas vrai de dire que les traités sont souvent dominés par les événements et qu'alors que ceux-ci sont autres que ceux de la prévision des traités, ils en entraînent parfois la violation ?

Ce sont là des conjonctures dont il faut tenir compte, avec prévoyance, et l'honorable M. Le Hardy de Beaulieu n'en a pas fait état.

Il n'a pas davantage fait état de cette circonstance inhérente à tout contrat public, tout comme à tout contrat particulier, qu'il est licite à chacun des contractants de prendre des mesures préventives pour en assurer l'exécution. Aussi pour ma part, ai-je été bien étonné du raisonnement de l'honorable membre, consistant à dire qu'en nous tenant armés, comme nous le sommes en ce moment, nous nous montrions agressifs et nous nous exposions ainsi à perdre les bénéfices du pacte de neutralité.

A l'esprit de quel homme quelque peu sensé viendra-t-il cette étrange pensée que la Belgique a voulu se montrer agressive vis-à-vis d'une puissance quelconque ?... Mais nous sommes armés depuis 35 ans et jamais notre armement ne nous a été reproché. C'est là un fait dont il tant tenir compte.

Et si, aujourd'hui, nous augmentons notre armement, si nous l'organisons sur une échelle plus considérable, est-ce de notre propre mouvement, sur notre seule initiative ?... Assurément non ! Nous ne faisons que suivre une nouvelle voie, qui nous a été montrée par les formidables et nouvelles organisations militaires, non pas seulement de nos voisins, grands ou petits, mais de toutes les puissances de l'Europe.

C'est là un malheur sans doute ; mais un malheur auquel nous ne pouvons échapper et auquel nous sommes fatalement forcés de nous soumettre.

Oui, et sur ce point, je suis d'accord avec l'honorable M. Le Hardy de Beaulieu, oui, la neutralité nous impose des devoirs ; et parmi ces devoirs, je range d'abord celui de la défendre.

Que me fait, en 1867, ce qui s'est accompli en 1831 ou en 1832 ?... Est-ce que les circonstances sont les mêmes, est-ce que les événements qui se sont accomplis à ces époques de triste mémoire, s'accompliraient encore dans les circonstances présentes ? Certes, je ne m'expose pas en répondant négativement.

En 1831, la monarchie de juillet avait déclaré qu'elle ne voulait pas d'extension de frontières ; mais elle acceptait, avec raison, la dissolution de ce royaume des Pays-Bas qui avait été constitué contre elle ; et c'est précisément parce que l'indépendance de la Belgique consacrait cette dissolution que la France est venue à la rencontre de l'armée hollandaise.

Encore une fois, sommes-nous aujourd'hui en pareille circonstance ?... Je m'arrête sur ce point.

Pour moi, messieurs, un traité de neutralité n'a pas plus de valeur que tout autre traité. Je l'ai déjà dit et je le répète : les traités n'ont malheureusement qu'une valeur relative, dépendante des éventualités qui agissent sur l'intérêt de l'un ou l'autre des contractants.

Quel traité fut jamais plus solennel que celui de 1815 ? Et pourtant qu'en reste-t-il aujourd'hui ? Que de royaumes disparus ! que d'indépendances audacieusement violées et foulées aux pieds !

L'honorable M. Le Hardy de Beaulieu disait aussi : La Belgique indépendante et neutre est nécessaire ou non nécessaire à l'Europe. Pour le premier cas, pourquoi une armée ? Pour le second cas, pourquoi encore une armée, qui sera nécessairement impuissante ?

Pourquoi une armée ? Mais parce que la neutralité et l'indépendance d'un pays ne sont que des abstractions si, au besoin, elles ne sont pas défendues. Parce que l'histoire enseigne qu'en cas de conflagration de guerre, la neutralité n'est qu'un vain mot, si elle n'est appuyée par les armes ; parce qu'un pays neutre bien armé sert passivement aux belligérants, en les garantissant contre toute occupation subreptice. La Vénétie s'était déclarée neutre, en 1796, et sa neutralité était sans cesse violée par les républicains ou par les impériaux. Mal lui en a pris, car pendant 70 années, elle a perdu son titre de nation indépendante. Cependant elle avait une histoire, un passé glorieux.

Le moins qui puisse arriver à une nation neutre non armée, c'est de se voir envahir, de voir son territoire devenir le champ de bataille des étrangers. Pour ma part, je ne veux ni l'un ni l'autre.

Quoi ! notre armée serait fatalement impuissante ? Vous auriez dû au moins démontrer cette proposition désespérante et ne pas vous borner à l'affirmer. Et d'abord je réponds qu'une armée, sachant que le pays est avec elle, qui défend avec énergie le sol sacré de la patrie, n'est jamais impuissante. Fût-elle vaincue, elle inspire encore le respect et en couvre le pays. De l'affirmation, j'en appelle à notre glorieux passé.

L'énergie et le courage suppléent au nombre. En ce moment, les hordes mexicaines n'ont-elles pas épuisé et pour ainsi dire forcé une grande et valeureuse armée à abandonner la lutte ? La Saxe Royale, par la valeur de sa petite armée, n'a-t-elle pas contraint la Prusse à compter avec elle ? Sans doute, elle a dû souscrire à de douloureux sacrifices ; mais son sort, comparé à celui de tant d'autres Etats, est encore respectable.

L'honorable membre a parlé du Danemark, du Hanovre, et il a dit qu'ils avaient subi leur abaissement et leur disparition, l'un à cause de ses fortifications de Duppel, l'autre, à cause de son armement Quelle erreur étrange ! Le Danemark et le Hanovre ont subi simplement la loi du plus fort, rien de plus, rien de moins. Ils ont troublé le breuvage, et c'est assez pour celui qui cherche et veut un prétexte.

Sachez-le ! je ne nie pas que la Belgique indépendante soit utile, nécessaire même au repos de l'Europe ; mais cet aveu emporte-t-il la preuve d'une sécurité parfaite vis-à-vis de l'une ou de l'autre des puissances européennes ? Voilà ce qui était à démontrer, et l'honorable membre n'a pas même tenté de le faire.

Je dis encore que j'admets que notre indépendance est nécessaire à (page 623) l’Europe ; mais j'en tire une autre conséquence que l'honorable membre. La voici : C'est que si une grande puissance commettait une tentative coupable contre la Belgique, celle-ci pourrait compter sur l'aide des autres puissances. Mais cette aide, elle ne l'obtiendrait qu'à la condition de s'aider elle-même.

Vraiment le système de désarmement qu'on nous a préconisé est charmant. Il consiste ni plus ni moins qu'à se rendre à la frontière menacée et à faire notifier, par huissier sans doute, à la partie envahissante d'avoir à se retirer sur-le-champ, avec déclaration que, faute de le faire, elle y sera contrainte par toutes voies de droit, le tout avec dommages-intérêts et gain de dépens.

Mais s'il faut assigner, qui sera le juge ? et en cas de sentence favorable, qui donc sera chargé de mettre le jugement à exécution ?

La Chambre voudra bien se rappeler que j'ai dit que notre système militaire, qui a persisté de 1831 à ce jour, était en rapport avec ce que commandait notre position d'Etat neutre et avec les institutions militaires des diverses puissances, que ce système n'avait éveille aucune susceptibilité, n'avait été pris pour un acte d'agression ni même pour une tentative de sortie de notre neutralité. Pourquoi désormais en serait-il autrement, alors que nous nous bornons à faire, dans la mesure de nos moyens, ce que les autres font eux-mêmes ? Evidemment ce ne peut être là l'acte d'agression dont a parlé l'honorable M. Le Hardy de Beaulieu.

Où donc serait l'acte agressif, l'acte nouveau, l'acte imprudent ? J'ai beau chercher, je ne le rencontre point.

Si je me tourne vers le Midi, je vois que la ceinture de forteresses dressées contre la France, par la Sainte-Alliance, n'existe plus. Mariembourg, Philippeville, Charleroi, Mons, Ath, Dinant ont été démantelés ou désarmés. A l'Est, aucune forteresse n'a été élevée, et les places fortes du Nord ont été construites, lorsque nous étions sur le pied de guerre avec la Hollande.

Enfin que reste-t-il ? C'est cette fameuse fortification d'Anvers. Je ne la blâme ni ne la loue. Je l'accepte parce que je la trouve faite. Mais si j'ai bien compris ce qui, à d'autres moments, a été dit ici, elle a été créée comme mesure défensive et rien de plus.

Est-ce d'Anvers que partira l'armée belge, pour aller à la conquête de je ne sais quel pays ? Mais on a toujours affirmé (et je ne puis supposer qu'on a menti) qu'Anvers serait un refuge, le palladium de notre indépendance.

Eh oui ! L'armement d'Anvers sera formidable ; les fortifications n'ont pas d'autre fin.

Ah ! j'entends : Anvers sera le lieu préparé pour recevoir la tierce partie que nous apportera son aide. Soit ! Mais est-ce là un acte d'agression ? Encore non, ce sera un acte de défense, et de la défense la plus légitime, la plus sacrée.

La Belgique n'a été et ne sera jamais agressive, elle a vécu dans la paix ; puisse-t-elle y vivre encore et à toujours. Mais les jours néfastes arrivent ! Si, malgré nos efforts et notre courage, nous succombons (quelle horrible prévision !), succombons dignement, et que, malgré notre défaite, on dise de nous : ils étaient digues d'un meilleur sort ! Le nom de la Belgique survivrait avec honneur, et Dieu est là pour, à un moment donné, la faire ressusciter.


MfFOµ. - Messieurs, j'ai l'honneur de déposer sur le bureau de la Chambre le rapport sur la situation de la caisse d'épargne, conformément à la loi du 16 mars 1865.

- Impression et distribution.

La séance est levée à 5 heures.