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Chambres des représentants de Belgique
Séance du samedi 15 juillet 1865

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1864-1865)

(Présidence de M. E. Vandenpeereboom.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 1429) M. Thienpont, secrétaire., procède à l'appel nominal à 1 heure et un quart.

M. de Moor, secrétaireµ, donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier.

- La rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. Thienpont présente l'analyse suivante des pièces adressées à la Chambre.

« Le sieur Stiévenart, ancien employé de l'octroi à Bruxelles, demande une indemnité annuelle ou un titre honorifique en récompense de services rendus de 1831 à 1835. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Le sieur Heynderickx, secrétaire communal à Wieze, demande une loi fixant le minimum de traitement des secrétaires communaux. »

« Même demande des secrétaires communaux de Monceau-sur-Sambre, Laroche, Marcourt. »

M. Lelièvre. - L'objet de la pétition a réellement un caractère d'urgence. Il importe, en effet, qu'une résolution soit prise le plus tôt possible à cet égard, alors que la session touche à sa fin. Je demande donc que cette pétition soit renvoyée à la commission des pétitions avec prière d'un prompt rapport. Quant à moi, j'appuie la demande des pétitionnaires.

MpVµ. - Le bureau propose le dépôt sur le bureau pendant la discussion ; c'est la décision prise déjà sur des pétitions analogues. Vous opposez-vous à ce dépôt ?

M. Lelièvre. - Non, M. le président,

- Ce dépôt est ordonné.


« M. Orts, obligé de s'absenter, demande un congé d'un jour. »

- Accordé.

Projet de loi accordant des crédits supplémentaires au budget du ministère des finances

Rapport de la section centrale

M. de Macarµ. - J'ai l'honneur de déposer sur le bureau le rapport de la section centrale chargée d'examiner le projet de loi tendant à allouer des crédits supplémentaires au département des finances pour 1865. »

- Impression, distribution, et mise à la suite de l'ordre du jour.

Projet de loi relatif aux fraudes en matière électorale

Discussion des articles

Article 2

M. Hymans (pour une motion d’ordre). - Vous venez d'entendre que M. Orts ne pourra assistera la séance d'aujourd'hui. Dans ces conditions, je crois qu'il serait utile et convenable de remettre le débat sur sa proposition à mardi prochain.

- Des membres. - Non, non !

M. Hymans. - Il est impossible, à mon avis, que l'amendement de M. Orts soit discuté en son absence. Cet amendement exige des explications sur plusieurs points.

Il faut que l'honorable auteur de la proposition puisse y répondre. La remise de la discussion de cet amendement ne suspendra pas, d'ailleurs, nos débats. Plusieurs autres amendements se rattachent à l'article 2 et pourraient être examinés d'autant mieux qu'ils se concilient avec l'amendement de M. Orts. Si la Chambre veut, afin d'abréger la discussion, renvoyer l'amendement de M. Orts à la section centrale...

- Des membres. - Non, non !

M. Hymans. - ... La Chambre décidera. Mais il me paraît impossible de discuter la proposition de M. Orts (qui n'a pas même été développée), en l'absence de son auteur.

M. de Theuxµ. - Je demande à la Chambre de ne pas se déjuger ; dernièrement une proposition a été faite par M. Giroul, on a voté en son absence, malgré la demande de remise. On a demandé le renvoi à la section centrale d’une autre proposition : la Chambre s'y est encore refusé. Ici le débat est engagé. M. Orts a donné des développements à sa proposition ; nous ne pouvons pas perdre le fruit de la discussion. Nous faisons tous un immense sacrifice en assistant à la discussion par des chaleurs caniculaires ; je demande qu'on ne perde pas de temps et qu'on prenne un parti.

- La proposition de M. Hymans est mise aux voix et n'est pas adoptée.

MpVµ. - Nous continuons la discussion sur l'amendement de M. Orts.

M. de Haerne. - Lorsque, à la fin de la séance d'hier, M. Orts nous a donné lecture de son amendement nouveau qui tend à organiser le principe déposé dans le premier, j'ai dit qu'il y avait dans cet amendement une idée qui se rapprochait de celle que j'avais en l'honneur d'émettre dans la discussion. En effet, M. Orts propose de considérer les censitaires comme électeurs jusqu'à réclamation contraire, mais il organise le principe d'une manière qui me paraît un peu vague et sur laquelle je désirerais avoir quelques explications. Malheureusement l'honorable M. Orts n'étant pas présent, je devrai y renoncer pour le moment. Je voudrais savoir, entre autre choses, si dans la pensée de l'honorable membre le principe de publicité pourra être invoqué en cas d'appel. Cela donnerait, selon moi, des garanties très fortes.

J'attendrai les explications de l'honorable M. Orts à cet égard.

- Plusieurs membres. - Il est absent.

M. de Haerne. - Oui, mais pour aujourd'hui seulement, et si l'on votait aujourd'hui je ne saurais pas me prononcer à défaut des explications qui me paraissent indispensables.

Déjà, tout en adoptant en principe l'amendement de l'honorable M. Orts, j'avais fait certaines réserves dans la discussion générale ; j'aurais voulu que cette disposition ne fût pas mise immédiatement à exécution, afin de donner aux censitaires actuellement illettrés un temps moral pour satisfaire à la nouvelle condition qui serait imposée.

Il n'y a pas, à proprement parler, dans l'amendement de l'honorable M. Orts un effet rétroactif ; mais en y regardant de près on constate que cet amendement rétroagit cependant dans une certaine mesure, en ce sens que les citoyens appelés à figurer prochainement sur les listes électorales n'y pourraient pas être portés, s'ils étaient illettrés lors de la formation de ces listes. Ils seront donc privés d'un avantage dont ils jouiraient en l'absence de cette disposition nouvelle et auquel ils peuvent attacher une certaine importance, non seulement parce que c'est une des prérogatives de la qualité de citoyen, mais encore parce que l'électorat entoure d'une certaine considération l'industriel qui en jouit.

Je dis donc qu'il y a là quelque chose qui ressemble à un effet rétroactif, quelque chose qui, selon moi, n'est pas équitable, et c'est pour cela que j'aurais voulu suspendre pendant quelques années la mise à exécution de la proposition dont je m'occupe.

Aussi, pour être conséquent, devrais-je proposer un sous-amendement dans ce sens. Je ne l'ai pas fait parce qu'il m'a paru que la Chambre n'était pas très sympathique à cette idée. Si cependant la suite de la discussion modifiait mon opinion à cet égard, je formulerais ma pensée en sous-amendement.

Messieurs, permettez-moi aussi de dire un mot de la constitutionnalité de la mesure proposée.

Plusieurs membres ont déjà très bien démontré, selon moi, qu'il n'y a pas ici d'inconstitutionnalité. Cependant on semble encore conserver quelques doutes à cet égard et on les fonde sur ce qui s'est passé au Congrès où, a-t-on dit, une proposition de ce genre a été écartée au milieu d'une hilarité presque générale.

Si mes souvenirs sont fidèles, lorsque M. Seron fit sa proposition, on n'était pas du tout généralement d'avis qu'elle fût inconstitutionnelle ; et, à vrai dire, je ne le pensais pas non plus, car nous étions alors au sein d'un congrès issu d'un corps électoral dans lequel étaient entrées les capacités comme telles.

Il est vrai, d'un autre côté, que ce n'était pas précisément ce qu'on propose aujourd'hui ; mais enfin on avait rendu hommage à l'instruction dans le décret relatif aux élections pour le Congrès.

Il eût donc été choquant que le Congrès eût voulu rejeter d'une manière absolue et comme étant inconstitutionnel, un principe sur lequel était fondée son existence.

Pourquoi donc a-t-on si mal accueilli la proposition de M. Seron ? Voilà la question.

Si l'on avait eu l'idée qu'elle fût inconstitutionnelle, ceux qui s'y opposaient de ce chef n'eussent point manqué de tirer parti de cet argument, et l'honorable M. de Theux entre autres, lui qui est toujours (page 1430) si exact dans ses explications, se serait empressé d'émettre cette opinion. L'honorable M. Devaux n’eût pas manqué non plus de le faire.

Cependant on ne trouve nulle trace d'une telle déclaration. Pourquoi donc cette répulsion si vive, si unanime, comme on l'a dit ?

Messieurs, permettez-moi de vous exposer toute ma pensée à cet égard. M. Seron passait pour un homme hostile aux campagnes, il l'a été dans certaines circonstances, d'après mon opinion. Alors nous n'étions pas pour le cens électoral dans la position où nous nous trouvons aujourd'hui ; nous n'avions pas le cens uniforme ; le cens différentiel était admis. Or, depuis le cens différentiel, vous savez que dans les villes on payait un cens beaucoup plus élevé que dans les campagnes. Il en résulte que les censitaires campagnards offraient beaucoup moins de chances d'instruction que les censitaires urbains.

J'ai établi dans la discussion générale qu'il y a plus d'enfants instruits dans les campagnes que dans les villes.

MfFOµ. - Non ! non ! voyez les électeurs.

M. de Haerne. - Je répète qu'il y a plus d'enfants instruits à la campagne que dans les villes.

MfFOµ. - Non ! non !

M. de Haerne. - Je serais charmé d'entendre votre réfutation ; mais ce que j'avance est, chez moi, le résultat d'une conviction profonde qui repose sur les statistiques officielles, que j'ai citées.

J'ai tiré une conclusion qui sera tout à fait dans le sens de ce que je viens d'énoncer ; le cens était alors différentiel, les campagnes où le cens était moins élevé offraient beaucoup moins d'instruction, car plus on descend dans les classes inférieures de la société, moins on rencontre d'instruction.

Or, sous l'empire du cens différentiel, la proposition de l'honorable M. Seron paraissait tout à fait hostile aux campagnes.

Voilà pourquoi elle fut fort peu goûtée ; voilà pourquoi elle rencontra tant de répugnance dans le Congrès national.

D'après les statistiques que j'ai consultées, je persiste à croire que dans les campagnes, comparativement aux villes, il y a au moins un quart d'enfants instruits en plus. (Interruption.)

Ce sont des enfants ; c'est vrai, mais les enfants deviennent des électeurs. Cette conséquence devra se faire sentir dans l'avenir.

S’il s'agissait des électeurs inscrits, je raisonnerais dans votre hypothèse ; mais nous parlons de ceux qui devront se faire inscrire à l'avenir.

J'ai exposé dans la discussion générale les raisons pour lesquelles je suis favorable à la proposition de l'honorable M. Orts. Je dois dire franchement que je n'ai pas été de prime-abord partisan de l'introduction du cens uniforme, auquel je me suis rallié plus tard. Mon opinion, je l'ai émise une première fois en 1830 et répétée en 1848, mon opinion était que, vu les circonstances, il fallait faire une grande concession aux villes, en abaissant le cens électoral des villes.

J'ai même proposé un chiffre à cet égard, mais j'ajouterais qu'il ne fallait pas pousser l'esprit de concession jusqu'à l'uniformité.

Puisque dans mon opinion le proposition de l'honorable M. Orts tend à favoriser les campagnes, elle tend aussi, par voie de conséquence, à réparer le tort qui, selon moi, a été fait aux campagnes, et c'est une des raisons pour lesquelles j'admets l'amendement, comme j'ai eu l'honneur de le dire dans la discussion générale.

On a dit : La lecture et l'écriture que vous voulez exiger, c'est bien peu de chose ; qu'est-ce que cela prouve quant à l'intelligence ?

Messieurs, je crois que nous faisons en général trop peu de cas de l'instruction élémentaire.

Dans les classes aisées, où l'on a assez l'habitude d'écrire d'une manière illisible, on semble faire peu de cas de la calligraphie, par exemple, mais il n'en est pas ainsi des classes inférieures ; à leurs yeux, l'écriture et la lecture constituent un art très important qui les honore aux yeux de leurs concitoyens. Ils en font le plus grand cas, il considèrent la lecture et l'écriture comme des choses éminemment précieuses, qui les élèvent dans une autre sphère de la société.

Combien de fois n'ai-je pas entendu les gens de la campagne, des artisans des villes dire : Je donnerais tout ce que je possède, je donnerais mon petit doigt pour savoir lire et écrire. Vous voyez donc qu'on y attache la plus grande importance. L'écriture, l'instruction élémentaire est une grande chose que le peuple sait apprécier.

L'homme du peuple sait que c'est par l'instruction qu'on relève le sens physique, que la lecture est une espèce de sens moral qu'on lui donne en éclairant sa vue physique par une vue intellectuelle ; il sait que l'écriture rehausse et ennoblit sa parole par une parole nouvelle qui est transmissible dans le temps et dans l'espace par sa fixité.

Voilà ce que le peuple apprécie peut-être plus que nous. Pourquoi ? Parce qu'il est souvent privé de la connaissance de ces arts avec lesquels nous sommes familiarisés.

Qu'en résulte-t-il ? C'est que par la lecture, par l'écriture, arts qui nous paraissent si insignifiants, vous relevez l'homme du peuple à ses propres yeux. Vous lui donnez une plus haute idée de sa dignité d'homme et de citoyen ; il est convaincu qu'il devient un véritable électeur et qu'on ne peut plus le traiter de machine à voter.

Voilà comment l'homme du peuple comprend l'instruction, tandis que lorsqu'il ne possède pas ces arts si simples, il doit avouer non seulement son incapacité de savoir écrire son bulletin, mais même de savoir le lire ; il doit reconnaître qu'il dépend d'un autre pour exercer son droit électoral. Il est dans une dépendance nécessaire. Il est vrai qu'il peut donner sa confiance à des gens qui la méritent, et c'est ce qui arrive souvent ; je ne le conteste en aucune manière ; mais il n'en est pas moins vrai que quand il sait lire et écrire, il se relève à ses propres yeux et aux yeux des autres. Il acquiert un nouveau degré d'indépendance, et par conséquent il y a chez lui moins de chance à la séduction et à la fraude.

C'est ainsi, messieurs, que l'on doit apprécier, selon moi, l'art d'écrire et de lire pour l'électeur. On a dit avec raison que la moralité ne résulte pas nécessairement de cette simple instruction. Personne n'en est plus convaincu que moi. J'ai énoncé bien souvent ce principe dans cette enceinte. Mais en général, dans la plupart des pays de l'Europe aujourd'hui, il faut bien le reconnaître, l'instruction élémentaire est en même temps morale et religieuse.

Il faut prendre les faits tels qu'ils se présentent. L'écriture, la lecture peuvent être des instruments de mauvais actes, je l'avoue, peuvent conduire au crime même ; mais c'est la généralité qu'il faut envisager. On peut abuser de la parole également, comme on peut abuser de la lecture et de l'écriture. Mais la règle générale n'est pas telle dans l'état actuel de la société, et j'en appelle à un document très important quia été publié l'année dernière en France. C'est le dernier rapport décennal de l'empire qui dans le chapitre relatif à l'état de l'instruction en France et dans la plupart des pays de l'Europe établit le fait dont je parle. Dans ce document, on voit le progrès parallèle de la moralité publique et du développement de l'instruction ; ce fait y est prouvé, par des exemples puisés dans la plupart des pays de l’Europe. Je citerais les chiffres et les faits invoqués par l'auteur de ce rapport, si je ne craignais de trop m'écarter de la question.

On craint, messieurs, les conséquences de la proposition. On craint d'être entraîné de réforme en réforme et d'entrer dans une carrière de bouleversements, dans une carrière révolutionnaire en quelque sorte. Messieurs, nous sommes généralement, en Europe, sur une pente d'innovations, personne ne peut le contester et il a quelque chose dans l'air, qui appelle l'extension du suffrage dans tous les pays constitutionnels. Maintenant est-ce une impulsion nouvelle que nous allons donner à cette tendance ?

Selon moi, c'est le contraire. D'abord il y a dans la proposition une restriction, restriction momentanée, il est vrai, et qui peut être écartée par le progrès de l'instruction. Si, plus tard, par suite du développement de l'instruction tant dans les villes que dans les campagnes, le nombre des électeurs vient à s'accroître, les électeurs donneront plus de garanties, seront plus difficiles à entraîner. La proposition est donc un correctif, un frein, au point de vue de l'extension de la démocratie.

Ainsi, messieurs, je crois que les craintes qui ont été manifestées sont exagérées. Remarquez bien que cette question, dans ses rapports avec l'électorat, a été posée bien des fois. Elle a été posée en France, au commencement de la monarchie de juillet. La loi du 30 décembre 1830 a introduit certaines catégories de capacités. Cette idée a germé dans les têtes pendant tout le règne de Louis-Philippe. Jamais on n'a été satisfait, on a toujours demandé de nouvelles catégories de capacité, et cela pour une raison assez simple, c'est qu'on n'avait pas établi le principe sur des bases assez rationnelles.

Ainsi, par la loi du 30 décembre 1830, on admettait, comme capacités par exemple, les membres de l'institut, les diplômés, les licenciés, et on introduisait, en même temps, tous les maires des chefs-lieux de département et d'arrondissement, on introduisait en même temps tous les officiers de l'armée de terre et de mer. Par conséquent, on semblait neutraliser en quelque sorte l'élément populaire et progressif, représenté par l'instruction, on semblait le balancer par l'élément gouvernemental, contre lequel on s'élevait de plus en plus. Et qu'a-t-on eu à la place ? On (page 1431) a fini par avoir le suffrage universel introduit par esprit d'opposition. Il faut donc savoir faire des concessions à temps et à propos.

Messieurs, il y a une autre raison que je vais invoquer en faveur du principe déposé dans l'amendement. On a souvent parlé dans cette Chambre et dans les feuilles, dans des publications diverses, de l'enseignement obligatoire. Je me suis énoncé franchement à cet égard dans plus d'une circonstance et j'ai dit que je n'envisageais pas l'enseignement obligatoire comme anticatholique, mais que je le considérais comme antibelge.

D'un autre côté, chaque fois que j'ai eu l'occasion de prendre la parole à ce sujet, j'ai eu soin de dire que si je n'admettais pas l'enseignement matériellement obligatoire, je voulais le rendre moralement obligatoire autant que possible, et j'indiquais à cette occasion les mesures que je croyais propres à atteindre ce but.

Mais, messieurs, la mesure proposée en est une. Il est bien certain qu'il y a ici une obligation morale qu'on impose à l'homme du peuple, à l'ouvrier, parce que par l'appât de l'électorat qu'on lui propose, on l'engage à s'instruire. C'est rendre l'enseignement moralement obligatoire.

Personne, messieurs, n'est plus sensible que moi à ce qui a été dit hier par l'honorable M. Kervyn. Il a invoqué le droit des artisans, en disant : N'est-il pas fâcheux de voir l'artisan qui, par son zèle, son activité, son industrie, s'est élevé à la condition de censitaire, être repoussé de l'urne parce qu'il n'est pas instruit ?

Certainement c'est là une chose regrettable et je voudrais que les artisans pussent prendre part au scrutin, dans les limites de la Constitution ; mais la chose serait extrêmement difficile à organiser.

J'ai dit dans le temps que j'admettais le principe mais que je ne voyais pas comment on pourrait le traduire en disposition de loi, pour la commune ou la province, par exemple, même par un abaissement spécial du cens électoral.

Mais il est bien vrai aussi que si l'élection confère un droit, elle constitue en même temps un devoir et qu'à ce devoir certaines conditions peuvent être opposées.

Il y a plus, messieurs, on a fait une large concession aux artisans dont l'honorable M. Kervyn a apprécié les intérêts d'une manière qui m'a vivement frappé.

On a fait une concession aux artisans par l'introduction du cens uniforme, qui est tout en faveur des villes. Il faut donc prendre les choses dans leur ensemble et si dans le temps on a fait des concessions aux artisans, il est bien juste que l'on songe à faire autre chose et à voir s'il n'y a pas moyen d'exiger certaines garanties morales de celui qui s'est élevé par son industrie jusqu'à l'électorat.

Messieurs, aujourd’hui, en France, par la nouvelle expérience que l'on fait du suffrage universel, on reconnaît que l'extension de l'instruction primaire est devenue une nécessité. On fait tout ce qui est possible pour propager l'enseignement élémentaire, et le grand argument qu'on allègue, c'est que c'est une nécessité dans les pays oh existe le suffrage universel ; l'instruction, dit-on, doit-être répandue dans toutes les classes de la société, puisque tout le monde est électeur.

Messieurs, qu'est-ce que cela signifie ? Cela signifie que le suffrage universel sans instruction offre des inconvénients.

M. Julliot. - Nous n'en sommes là.

M. de Haerne. - Je serai tantôt où vous êtes. Cela prouve, messieurs, que le suffrage universel présente des inconvénients et des dangers s'il n'est pas accompagné d'un développement parallèle de l'instruction primaire.

Il est certain, comme le disait tout à l'heure l'honorable M. Julliot, que nous n'en sommes pas là en Belgique et ce n'est pas non plus mon désir d'y arriver et j'ai dit plus d'une fois pourquoi.

Jamais je ne me suis prononcé dans ce sens, quoique je sois sympathique à l'extension rationnelle et constitutionnelle du cens.

Soyons francs, messieurs, lorsqu'on s'élève contre le suffrage universel soit en France, soit dans ce pays-ci, soit dans d'autres pays, la crainte que l'on y manifeste provient-elle précisément de ce que l'on ne veut pas que tous les citoyens jouissent du droit électoral et représentent de la manière la plus complète l'application du principe delà souveraineté du peuple. Est-ce là la raison ? Je ne le crois pas. Dans un pays constitutionnel, dans un pays démocratique, la véritable raison sur laquelle pourrait être fondée cette crainte, c'est que les masses ne soient dominées et entravées par certains partis, qu'on croit dangereux à tort ou à raison.

L'instruction est le remède à ce danger ; puisque pour là on limite d'abord et l'on éclaire ensuite les électeurs.

Ainsi, je crois que les craintes qu'on a exprimées ne sont pas fondées, mais qu'au contraire la mesure qu'on propose doit prévenir les dangers qui ont été signalés.

Encore un mot, et je termine.

Ou a dit que le parti conservateur ne doit plus se lancer à l'aventure pour ainsi dire dans des innovations. Si la mesure était impraticable, et si je ne n'avais pas trouvé quelques exemples de son application, je serais assez d'avis d'attendre qu'elle soit examinée mûrement. Tout à l'heure même, j'ai indiqué une condition qui jusqu'à présent me donne des hésitations, mais je n'admets pas que les conservateurs doivent être immobiles. II en est du corps social comme du corps humain. Le corps de l'homme se conserve par la rénovation constante, qui préside à la vie, l'ordre social ne se maintient dans un état normal que par un mouvement semblable.

C'est ainsi qu'on doit concilier la liberté avec l'ordre, et je citerai, à l'appui de cette opinion, l'autorité d'un éminent conservateur dont le nom est respecté dans l'Europe entière, c'est le comte de t

Cet éminent écrivain dit que le grand problème social à résoudre dans tous les pays, sous quelque forme de gouvernement qu'ils se trouvent, c'est de donner aux peuples la plus grande somme de liberté compatible avec l'ordre. Voilà mon principe. C'est ainsi que j'entends la conservation des vrais principes, des principes fondamentaux de la société ; je crois qu'il faut les concilier avec la liberté. C'est sur ce double principe que repose toute la force de l'Angleterre, éminemment conservatrice d'un côté, et sagement progressive de l'autre.

Quant à la proposition de M. Orts, elle réunit, ce me semble, ces deux caractères : le principe conservateur, en ce sens qu'elle arrête le débordement d'une classe d'électeurs qui pourrait nuire à la société par leur ignorance cl en même temps elle facilite, elle encourage par le développement de l'instruction le droit électoral, elle y fait atteindre lentement mais d'une manière stable et sûr. Elle n'est restrictive dans un sens que pour amener une extension graduelle, mesurée et intelligente de l'électorat.

M. Tack. - Messieurs, je me bornerai à présenter à l'appui de mou vote deux observations ; j'énoncerai simplement l'une, je développerai très brièvement l'autre.

Je n'ai pas mon entier apaisement sur le point de savoir si la proposition de l'honorable M. Orts est conforme à l'esprit de la Constitution ; je conserve à cet égard des doutes qu'il m'est difficile de vaincre ; je crains d'enlever à des électeurs des droits qui leur seraient acquis en vertu de notre loi fondamentale ; mais, à part ce scrupule, qui m'empêche, à lui seul, de passer outre en ce moment, et donner mon adhésion à la mesure en discussion, il estime autre considération qui m'arrête et qui sans doute n'aura pas été sans influence sur la manière de voir de beaucoup de mes honorables collègues. Cette considération, la voici :

Il importe au plus haut point que les conditions requises pour être électeur puissent être constatées par des signes clairs, certains, évidents,, facilement appréciables pour tous, par des signes qu'il est pour ainsi dire impossible de contester ou de méconnaître, sans quoi on ouvre la porte à l'arbitraire.

Quelles sont, sous l'empire de la législation en vigueur, les conditions requises pour qu'un citoyen puisse exercer la prérogative électorale.

Il faut, dit la loi, être Belge de naissance, ou avoir obtenu la grande naturalisation ; être âgé de 25 ans accomplis ; verser au trésor de l'Etat la quotité de contributions directes, patentes comprises, déterminée par la loi ; n'avoir point subi de condamnation judiciaire entraînant à des peines afflictives ou infamantes, ni se trouver en état de faillite déclarée ou d'interdiction judiciaire.

Voilà les conditions, moyennant lesquelles on participe en Belgique à l'exercice du droit électoral pour les Chambres législatives.

Or, la nationalité, l'âge, le payement du cens, les condamnations judiciaires, la déclaration de faillite, l'interdiction judiciaire, tout cela se résume en des faits matériels ou du moins se constate à l'aide de faits matériels qui laissent peu de place à l'incertitude.

Tout cela est nettement caractérisé, défini, délimité, tout cela aboutit à des faits simples en eux-mêmes : On est Belge, ou on ne l'est pas, on ne l'est jamais à demi ; on paye en impôts directs ou on ne paye pas 42 fr. 52 c. ; on a 25 ans, ou on les a pas ; on a été condamné ou on ne l'a pas été ; on a été ou non déclaré en état de faillite ; on est ou non sous le coup d'une interdiction judiciaire ; en tout cela pas de milieu ; par de plus ou de moins ; en général, rien de ce qui touche au fait en lui-même n'est laissé à l'appréciation, à l'arbitrage du juge ; tout au plus (page 1432) y a-t-il lieu parfois à une appréciation en matière de bases de l'impôt ; des questions de droit peuvent être agitées, mais le recours existe jusqu'en cassation.

Donc l'autorité administrative qui prononce n'est armée pour résoudre les questions d'état, d'âge, de cens et autres d'aucun pouvoir discrétionnaire.

La mission des autorités administratives : des collèges échevinaux, des conseils communaux et des députations permanentes sera-t-elle la même lorsqu'on chargera ces autorités de déterminer la capacité du censitaire au point de vue de l'instruction qu'il possède ? Non, le censitaire se trouvera, non pas devant un juge qui applique un texte inexorable de la loi et qui décide d'après un fait constant, manifeste ; mais devant un jury d'examen, décernant des diplômes ; appréciant, dans sa sagesse, ex aequo et bono sans même pouvoir être lié par un programme, si le candidat électeur est apte ou non à participer à l'exercice du droit électoral.

Et quel sera ce jury, de quels hommes sera-t-il composé ? D'hommes politiques, d'amis ou d'adversaires de celui qui vient réclamer son inscription sur les listes électorales. Je défie les membres d'un pareil jury d'être impartiaux. Le voudraient-ils qu'ils ne le pourraient point. Involontairement, par cette disposition si naturelle aux hommes, surtout en matière politique et lorsque leurs intérêts personnels sont engagés, ils seront indulgents envers ceux qui leur sont sympathiques et qui partagent leurs convictions, sévères à l'égard de ceux qui se disposent à les combattre, à les renverser un jour. Pour qui connaît le cœur humain, la conséquence est logique, rigoureuse, inévitable.

Qui donc affrontera le péril devant un juge prévenu ? Qui donc ira de gaieté de cœur s'exposer à subir une avanie ?

Un examen devant un conseil communal, est-ce sérieux ?

L'honorable M. Rodenbach vous citait hier l'exemple d'un échevin sachant à peine écrire son nom ; il pourra arriver que dans un conseil communal se trouveront plusieurs conseillers illettrés ; vous arriverez ainsi à cette singulière inconséquence que des examinateurs ne sachant ni lire ni écrire statueront sur la capacité littéraire du candidat électeur.

Mais peut-être l'honorable M. Orts irait-il jusqu'à faire passer un examen préalable à ses examinateurs.

L'honorable membre garde, au surplus, le silence le plus prudent sur le degré d'instruction qu'il réclame de l'électeur. Cruel embarras qui est la condamnation éloquente de sa proposition.

Suffira-t-il de savoir apposer une signature au bas d'un document ?

Mais la signature ne prouve pas qu'un individu soit lettré ; de ce fait il n'est permis de rien induire. On apprend à faire une signature en un jour.

Si la proposition ne doit avoir d'autre résultat que d'apprendre aux censitaires à griffonner un nom de famille, un prénom et un parafe, pas ne vaut la peine d'en occuper la Chambre.

Il faut donc quelque chose de plus : il faut au moins que le candidat électeur ait une notion complète de la lecture, qu'il sache lire couramment ; il faut du moins qu'il soit en état de comprendre ce qu'il lit ; qu'il soit à même de se tenir au courant des faits politiques que discute journellement la presse ; quand bien même l'examen ne se bornerait qu'à cela, vous laisserez forcement le champ ouvert à l'appréciation individuelle.

Je ne conçois pas de pouvoir plus despotique que celui qui confère à des hommes politiques le droit de juger du mérite et de la capacité d'un citoyen, sans astreindre les juges à aucune règle fixe.

C'est pourtant à quoi l'amendement de l'honorable M. Orts aboutit. Lorsqu'on fait passera la jeunesse de nos écoles un examen quelconque, on entoure l'épreuve de toutes sortes de garanties. Il y a un programme, le candidat trouve au besoin protection au sein du personnel du jury.

Ici, rien de pareil ; pas de programme ; peut-être pour juges des adversaires passionnés et ignares. Tant qu'un homme aussi distingué que l’honorable M. Orts ne pourra me produire rien de plus pratique et de plus rationnel, je voterai contre son amendement, malgré le vif désir que je ressens de ne voir figurer dans les comices électoraux que des hommes intelligents, ayant une instruction suffisante pour pouvoir exercer convenablement leurs droits.

- Des membres. - Aux voix ! Aux voix !

MjTµ. - Non, non !

M. Bouvierµ. - Il faut que le pays soit éclairé.

M. Dumortier. - Je ne pense pas qu'il entre dans l'esprit d'aucun membre de cette Chambre, pas même de celui qui m'a interpellé, de croire que j'ai peur de l'instruction, que j'ai peur des lumières, que j'ai peur des études. J'ai fourni assez de preuves pour être à l'abri d'un pareil reproche. Mais je dois le dire, arrivé au point où je suis, je n'ai jamais passé d'examen, jamais reçu de diplôme de capacité en aucun genre, Pourtant, j'appartiens à un grand nombre de sociétés savantes, mais je ne suis pas partisan de l'examen, parce que je crois qu'il prouve bien peu de chose en matière de sciences et d'instruction, surtout lorsque ces examens s'appliquent à la vie politique.

L'honorable membre auquel je faisais allusion me disait : Vous avez peur de la proposition de M. Orts.

Je n'ai pas peur de sa proposition, je désire que l'instruction se développe, et plus elle se développera, plus il y aura d'avantages pour le pays ; ce qui me fait repousser la proposition de M. Orts, c'est que j'y vois une atteinte à la liberté. Partisan déterminé de la liberté en tout et pour tous, je dis que dans ce pays de liberté on a le droit d'être ignorant si l'on veut ; ainsi le veut la liberté.

MfFOµ. - Mauvaise liberté.

M. Dumortier. - Voilà la liberté et je n'en connais pas d'autre. Sans doute, il est désirable qu'il n'y ait pas des ignorants, mais dans un pays de liberté tout homme a le droit de l'être sans que vous puissiez ériger cette ignorance en crime ou en délit, sans sortir des véritables principes de la liberté.

M. Bouvierµ. - Pourquoi dépensez-vous des millions tous les ans pour l'enseignement ?

M. Dumortier. - ans doute il faut chercher à propager l'enseignement et l'encourager, mais je vous dénie le droit de l'imposer par la force et d'infliger des peines à l'ignorance. Il est démontré qu'il est des contrées oh il n'y a pas moins de crimes commis par des gens lettrés que par des gens illettrés.

M. Guillery. - L'instruction ne sert donc à rien.

M. Dumortier. - Je ne dis pas que l'instruction ne serve à rien, mais je dis qu'il n'y a pas moins de crimes commis par les gens instruits que par les ignorants.

M. Thonissenµ. - C'est une erreur ; les crimes sont plus nombreux parmi les ignorants que parmi les lettrés.

M. Dumortier. - Il faut savoir ce qu'on entend par lettrés.

M. Guillery. - L'argument est important, il vaut la peine d'être examiné.

M. Dumortier. - Pas du tout ; il y a des statistiques pour et contre. Je dis que dans un pays comme le nôtre, où l'on veut la liberté en tout et pour tous, il est permis d'avoir de l'instruction, et il est permis de n'en pas avoir.

Il est à désirer que chacun acquière de l'instruction, mais autre chose est ce qu'on doit désirer et ce que nous pouvons exiger sous peine de perte des droits civiques. On a invoqué la capacité. On a dit que jusqu'en 1836 les capacités étaient introduits dans les listes électorales des communes. Oui, messieurs, ces capacités y étaient introduites. Et ce qu'on aurait pu ajouter, c'est que le Congrès lui-même a été formé par des listes électorales où se trouvaient des capacités...

M. Giroulµ. - C'est ce qu'a dit M. de Haerne.

M. Dumortier. - ... Et savez-vous pourquoi les capacités ont disparu ? parce que rien n'est plus impondérable, rien n'est plus insaisissable que les capacités. Ainsi, dans une ville que je pourrais citer, sous prétexte de capacité, on avait écarté tout ou presque tout ce qui portait soutane et en même temps on avait admis comme capacité jusqu'au souffleur et au mécanicien d'un théâtre. Et c'est en présence de ces faits que l'on fut forcé au Congrès et que nous fûmes forcés dans la loi électorale de supprimer l'adjonction des capacités aux listes électorales. L'abus était tel que lors de l'examen de la loi communale pas une voix dans les sections ne s'éleva contre la suppression du privilège accordé jusque-là aux capacités. Tout le monde fut unanime pour supprimer les capacités, parce qu'il n'y avait pas moyen de définir la capacité. C'est là ce qui a fait disparaître les capacités de la loi communale.

M. Giroulµ. - L'arrêté du gouvernement provisoire détermine ce qu'il a entendu par capacités.

M. Dumortier. - Pardon, il n'a point été établi de catégorie. Tous ceux qui à cette époque faisaient partie de la Chambre reconnaîtront que je suis dans le vrai.

Eh bien, en présence d'un pareil état de choses, que signifie l'amendement de l'honorable M. Orts ?

Il veut qu'on sache lire et écrire ; l'amendement porte : « A dater du jour où la présente loi sera obligatoire, nul ne pourra être inscrit pour la première fois sur la liste électorale s'il ne sait lire et écrire. »

(page 1433) Ainsi, il faut savoir lire et écrire et quant à l'exécution, l'honorable membre dit que la personne contre laquelle on réclamera devra subir une épreuve devant l'autorité à laquelle la loi confère le pouvoir de juger les contestations relatives aux listes électorales.

Ainsi, voilà tous les électeurs arrivés à l'âge d'être inscrits, soit par succession ou autrement, obligés de passer devant l'administration communale, devant la députation permanente, et même devant la cour de cassation pour y subir un examen de capacité.

M. Lelièvre. - C'est une erreur : la cour de cassation ne juge jamais que des questions de droit.

M. Dumortier. - Pardon, il peut y avoir défaut de forme dans l'examen. Voilà bien le projet et vraiment s'il y a quelque chose de ridicule ici, c'est la proposition elle-même.

Encore une fois, messieurs, cela est plus plaisant que sérieux. Comment ! vous allez traduire tous les électeurs à la barre des administrations communales qu'elles-mêmes n'ont pas fourni la preuve de leur capacité et ne sont peut-être pas toutes composées en majorité de personnes sachant lire et écrire et voilà ceux qui seront juges des nouveaux électeurs. Vous aurez des docteurs en droit, des docteurs en science, des hommes possesseurs d'un diplôme quelconque qui devront se soumettre à un examen devant un bourgmestre et des échevins souvent illettrés pour fournir la preuve qu'ils savent écrire. Franchement, messieurs je le répète, ce projet n'est pas sérieux, il n'a que le mérite d'être ridicule.

Maintenant, je demanderai quel degré de capacité il faudra posséder, combien de solécismes et de barbarismes on tolérera pour être réputé capable.

Voilà donc des magistrats communaux transformés en grammairiens et en rhéteurs. Suffira-t-il d'être monsieur Belle-main pour être admis, ou bien est-ce qu'un cabaretier pourra être admis même s'il sait à peine écrire son nom ? Vous le voyez, messieurs, cela n'est point sérieux. Je crois que dans la pratique cela est littéralement impossible.

Mais ce que cela prouve, c'est qu'on veut subordonner l'exécution de la loi électorale à quoi ? A la production d'un certificat de capacité. On veut faire en sorte que la moitié de la Belgique juge de la capacité de l'autre moitié.

Et puis, en qui se résume souvent l'administration communale dans les campagnes ? Dans le secrétaire communal, parce qu'il n'y a guère que lui qui sache tenir convenablement la plume et que la plupart de nos agriculteurs tiennent mieux la charrue et la bêche que de plume.

Voilà donc les hommes que l'honorable M. Giroul veut frapper, car il se flatte d'éloigner par là beaucoup d'électeurs des campagnes et j'ajoute que beaucoup de cabaretiers subiraient le même sort.

M. Giroulµ. - L'honorable M. de Haerne vient de dire que la proposition que nous combattons serait favorable aux campagnes.

M. Dumortier. - Vous avez dit que ceux qui seront surtout frappés ce sont ceux qui appliquent leurs facultés à remuer la terre ; quelques fermiers, avez-vous dit, seront frappés par la mesure.

M. Giroulµ. - J'ai dit : très exceptionnellement.

M. Dumortier. - Je dis qu'un système comme celui-là est un système d'exclusion des listes électorales ; or, tout système d'exclusion est injuste, despotique, odieux. Comment ! la Constitution me donne un droit si je possède les bases du cens et l'âge requis. De quel droit donc pourrez-vous m'écarter des listes électorales si je réunis les conditions prescrites par la loi électorale ?

II n'y a point de droit contre le droit et lorsque je possède un droit constitutionnel ; vous n'avez pas le pouvoir de m'en priver sous prétexte que je ne saurais pas lire et écrire. Je le sais, il y en a qui espèrent écarter par là une partie des électeurs ruraux.

Eh bien, c'est une mauvaise pensée ; il y en a, d'autre part, qui espèrent par là écarter une partie des électeurs cabaretiers, c'est là encore une mauvaise pensée, car c'est faire une loi d'épuration et d'exclusion. Il faut justice, liberté, égalité pour tous, et ne pas adopter un système derrière lequel se cache la pensée d'exclure une partie des électeurs. C'est là créer une loi d'exception et les lois d'exception sont odieuses parce qu'elles sont des lois d'exclusion.

Comment ! vous vous plaignez que le corps électoral n'est pas assez nombreux et que faites-vous pour l'étendre ? Une loi par laquelle vous frappez d'exclusion une partie de ce même corps électoral. Soyez donc conséquents avec vous-mêmes.

Mais, me dit l'honorable M. de Haerne, les statistiques démontrent qu'il y a plus de personnes dans les campagnes que dans les villes qui apprennent à lire et à écrire. Je le veux bien, je sais qu'il en est ainsi, mais en résulte-t-il qu'au jour où il faudra arriver à se faire inscrire, au jour où un paysan, héritant des biens de son père à l'âge de 40 ans ou de 50 ans, viendra se faire inscrire sur la liste électorale, en résultera-t-il qu'il saura encore lire et écrire comme à l'époque oh il fréquentait l'école ?

Mais évidemment, messieurs, le défaut d'habitude des études suffit pour faire oublier promptement ce qu'on a appris. J'ai vu dans un de mes voyages un fait qui m'a vivement impressionné. Je voyageais, il y a 37 à 38 ans, en Ecosse ; j'étais sur le lac Lahmond, à bord d'un bateau à vapeur sur lequel se trouvait également une espèce de ménétrier, ancien prisonnier français sous les guerres de l'empire.

Comme j'étais le seul passager qui parlât le français et comme cet artiste ambulant était d'origine française, je m'approchai de lui ; je lui adressai la parole dans cette langue, et à mon grand étonnement je constatai qu'il avait complètement oublié sa langue natale. Pourquoi, messieurs ? mais parce que depuis de longues années il n'avait plus eu l'occasion de parler le français.

Eh bien, messieurs, n'est-il pas évident que le défaut d'usage de la lecture et de l'écriture produit bien plus rapidement encore ce résultat ? Toutes les personnes qui ont assisté à des tirages au sort pour la milice ont pu constater bien souvent que des gens qui ont su parfaitement lire et écrire à l'âge où ils allaient à l'école avaient complètement oublié ce qu'ils avaient appris. En réalité donc vous arrivez à faire une véritable loi d'élimination.

Je dis donc que, s'il est vrai, qu'il y a un plus grand nombre d'élèves dans les écoles des campagnes que dans celles des villes, il est également vrai que le défaut d'exercice de l'écriture et de la lecture a bientôt pour résultat de faire oublier complètement ces connaissances élémentaires ; de sorte que, d'un seul coup de filet, vous allez éliminer un nombre considérable d'électeurs.

Je sais fort bien que l'amendement de l'honorable M. Orts n'est pas en opposition avec le texte de la Constitution ; mais personne ne peut contester qu'elle est en opposition flagrante avec son esprit.

Le Congrès a dit que la loi électorale réglerait les conditions pour être électeur ; mais le Congrès a fait la loi électorale et dans cette loi il a écrit les conditions attachées à l'électorat ; il a donné lui-même l'interprétation de la pensée qu'il avait déposée dans la Constitution. Eh bien, la première condition qu'il a prescrite pour être électeur, c'est le payement effectif du cens ; c'est la nationalité ; voilà les conditions. Il ne vous apparient pas de modifier ces conditions, sans porter atteinte à l'esprit du Congrès. (Interruption.)

Oui, la loi peut en ajouter d'autres ; mais je répète que la loi a été faite par le Congrès. (Nouvelle interruption.) La Constitution laisse à la loi le soin de déterminer les conditions pour être électeur ; or, le Congrès a réglé lui-même ces conditions dans la loi électorale. Je ne prétends pas que ce qu'on propose est contraire au texte de la Constitution, mais c'est contraire à l'esprit de la Constitution, à l'esprit du Congrès.

Le Congrès lui-même a déterminé les conditions ; ces conditions, c'est le payement du cens, c'est la nationalité.

Voilà donc l'œuvre du Congrès, voilà la pensée de la Constitution, définie par le Congrès lui-même ; évidemment vous pouvez ajouter d'autres conditions, sans violer le texte de la Constitution ; mais vous violeriez l'esprit du Congrès en le faisant.

Quelle est la pensée qui domine dans toutes les Constitutions ? Eh ! mon Dieu, cette pensée n'est écrite nulle part, mais elle inspire tous les articles. Pas de lois d'exception, pas de privilèges.

Ici vous faites une loi d'exception et vous accordez un privilège ! Vous faite une loi pire que celle-là : vous faites une loi d'élimination : loi que vous n'avez pas le droit de faire, sans violer, sinon le texte, du moins l'esprit de la Constitution, l'esprit du Congrès.

Moi, partisan sincère et de vieille date, de l'œuvre de 1830, de la pensée du Congrès, je ne veux pas me lancer dans toutes ces théories qui n'ont pour but que de refaire la Constitution par des lois nouvelles.

Je regarde la proposition de l'honorable M. Orts, comme un premier pas dans la voie de changer, autant que faire se peut, la pensée du Congrès. Je crois que cette pensée est admirablement applicable à la Belgique actuelle, comme elle l'était à celle de 1830. Je ne veux pas m'engager dans cette voie, et j'adjure tous les membres de la Chambre, qui veulent conserver intacte l'œuvre de 1830, à ne pas prêter la main à ce système qui tend à modifier cette œuvre de 1830.

Messieurs, c'est un terrain très glissant que celui de ces prétendues réformes ; ce n'est autre chose qu'un plan incliné. Si vous entrez dans (page 1434) cette voie, si vous vous placez sur ce plan incliné, vous serez entraîné nécessairement dans le précipice, et vous arriverez à modifier la Constitution d'une manière incessante. Aujourd'hui, ce sera une adjonction nouvelle ; demain, c'est une autre ; et ainsi de modification en modification, vous aurez, au bout d'un certain nombre d'années, encore la Constitution sur le papier ; vous n'aurez plus l'œuvre nationale de 1830 ; et comme le disait le prince d'Orange à Philippe II dans son manifeste :

« Que sert à un peuple d'avoir des privilèges en beau parchemin si, par le moyen des Etats, ils ne sont entretenus, et qu'en n'en sente les effets ? »

Messieurs, notre devoir est de maitenir l'œuvre de 1830, de ne pas la dénaturer par toutes ces réformes.

Conservons tous cette œuvre de 1830 ; transmettons-la à nos successeurs comme on nous l'a transmise, et le pays n'aura qu'à nous remercier de ce que nous aurons fait.

Je dis donc qu'il m'est impossible d'admettre la proposition de l'honorable M. Orts, non pas parce que je n'ai pas le désir de voir l'instruction se développer de plus en plus : bien au contraire, mais parce que je vois dans cet amendement une mesure qui n'est rien autre chose que l'opposé de la pensée du Congrès. Je ne veux pas voir rétablir en Belgique les certificats de capacité. Il n'y a déjà que trop d'examens chez nous, il n'y a déjà que trop de gens qui s'examinent les uns les autres ; je ne veux pas surtout voir se rétablir les certificats de capacité en matière électorale.

Si l'amendement de l'honorable M. Orts était adopté, vous auriez partout des éliminations ; et savez vous ce qui arriverait ? C'est que les électeurs ne viendraient plus se faire inscrire. Aujourd'hui, eu égard aux déplacements, il leur en coûte déjà beaucoup à venir faire opérer leur inscription. Et pensez-vous que si la proposition de l'honorable M. Orts est adoptée, il y en ait un grand nombre qui soient d'humeur à se rendre devant une administration communale pour subir un examen, pour être le jouet d'un collège échevinal et pour se voir faire presque toujours un affront !

Les électeurs ne se présenteront plus ; et vous aurez coupé l'arbre qui doit porter tant de fruits, l'arbre électoral, sans lequel il n'y a ni liberté ni instruction.

M. Giroulµ. - Messieurs, je ne répondrai pas à l'honorable M. Dumortier à propos de toutes les considérations qu'il vous a présentées ; je ne veux pas abuser des moments de la Chambre ; mais je ne puis laisser sans réponse la manière dont il interprète ce que j'ai dit de l'arrêté de 1830, en ce qui concerne les capacités. L'exemple que l'honorable membre a cité, à savoir qu'on aurait exclus systématiquement les ministres des cultes de la liste des capacités pour y admettre des souffleurs de théâtre ; cet exemple, il ne peut l'invoquer pour démontrer que l'application du système des capacités est contraire à l'ensemble de nos institutions, et qu'il engendre les abus criants que l'honorable membre est venu nous signaler.

Pour cela, je n'aurai pas de grands efforts à faire ; je n'aurai même pas à rencontrer cet étrange argument que l'honorable M. Dumortier est venu produire et qui consiste à dire que l'appréciation de ce qui doit constituer la capacité est abandonnée à l'arbitraire absolu des administrations communales ; que le point de savoir ce qui constitue la présomption de capacité est laissé dans un vague, dans une espèce de pénombre dont il est impossible de se rendre compte.

L'honorable membre a invoqué ce qui s'est passé dans les élections communales pendant une période de six ans, et il a dit que pendant cette période, il avait été impossible d'avoir une législation fixe, et que des électeurs avait été indûment exclus.

Je répondrai que si, sous la législation dont j'ai parlé, il s'est produit des exclusions indues à un moment donné, elles sont dues uniquement à la négligence de ceux qui en ont été l'objet.

M. Dumortier. - Elles se sont produites pendant six années consécutives.

M. Giroulµ. - Eh bien, ceux qui ont été les victimes de cet état de choses l'ont bien voulu.

Voilà comment s'exprime l'arrêté du gouvernement provisoire de 1830 ; après avoir pris connaissance de cet arrêté, vous serez convaincus comme moi qu'il est impossible que les ministres des cultes aient été systématiquement exclus des listes électorales, soit dans les villes, soit dans les campagnes. En effet, ils sont très expressément nommés dans l'arrêté du gouvernement provisoire du 10 octobre 1830.

L'article 7 de cet arrêté porte ce qui suit :

« Sont également électeurs, sans qu'il soit exigé d'eux aucun cens électoral, et pourvu qu'ils remplissent les deux premières conditions de l'article 3, les conseillers des cours, juges des tribunaux, juges de paix, avocats, avoués, notaires, les ministres des différents cultes, les docteurs en droit, en sciences, en lettres et en philosophie, en médecine, chirurgie ou accouchement. »

Eh bien donc, le fait que l'honorable M. Dumortier a signalé comme scandaleux n'a pas pu se produire, ou s'il s'est produit, c'est que les ministres des différents cultes ont bien voulu n'être pas portés sur les listes électorales.

Que reste-t-il de toute l'argumentation de l'honorable M. Dumortier ? Les mêmes considérations que celles qui ont déjà été émises hier par l'honorable M. de Theux, à savoir que l'amendement de l'honorable M. Orts nous engagerait dans une voie inconnue.

Quant à moi, je ne pense qu'elle ait cette conséquence. Je l'ai dit hier, je déclare que l'honorable M. Dumortier ne m'a pas persuadé, et je crois que la modification que nous voulons introduire dans nos lois est une amélioration qui n'est dirigée ni contre les électeurs des campagnes, ni contre les électeurs des villes, qui est faite dans l'intérêt de notre système électoral exclusivement et sans intérêt de parti. Et à cet égard, le déclassement qui se produit dans les partis de la Chambre devrait rassurer l'honorable M. Dumortier, puisqu'on a défendu à différents points de vue la proposition de l'honorable M. Orts.

Je dis que, selon moi, cette proposition est une amélioration dans notre système, qu'elle n'est dirigée contre aucun parti, qu'elle n'est dirigée ni contre les électeurs des villes ni contre les électeurs des campagnes, qu'elle ne présente rien de dangereux.

Je persiste donc à appuyer cette proposition et je dis qu'il n'y a pas lieu de reculer devant une amélioration qui n'a aucune des conséquences qu'on se plaît à lui attribuer.

M. Van Wambekeµ. - Je serai extrêmement court. Je veux me borner à faire quelques observations sur l'amendement de l'honorable M. Orts.

J'ai voté, il y a deux jours, la question préalable sur l'amendement de l'honorable M. Orts, parce qu'il me paraissait évident que cet amendement n'a pas trait à la loi qui nous occupe. Nous discutons une loi sur les fraudes électorales, et il est évident pour tout homme qui veut être de bonne foi, que la proposition de l'honorable M. Orts n'a pas trait à cette loi, mais elle est en définitive une véritable réforme électorale.

J'ai voté pour la question préalable, parce qu'il me paraissait aussi que la Chambre ne devait pas avoir deux poids et deux mesures.

M. Guillery. - Cela est fini.

M. Van Wambekeµ. - Il me plaît d'y revenir et je ne crois pas que je ne puis pas dire ce que je pense. Il est évident que quand la Chambre avait écarté par la question préalable la proposition de l'honorable M. Delcour qui avait bien plus trait à la loi dont il s'agit, elle devait rester conséquente.

Que demandait l'honorable M. Delcour par amendement à l'article premier ? Il voulait extirper les fraudes dans la confection des listes électorales. Vous avez écarté sa proposition par la question préalable. Vous avez parfaitement bien fait, parce qu'en définitive la proposition de l'honorable M. Delcour n'avait trait qu'indirectement à la loi dont il s'agit. Mais par voie de conséquence et pour être logique, il est évident que la proposition de l'honorable M. Orts étant un amendement non à la loi sur les fraudes électorales, mais à la loi électorale, n'aurait pas dû être admis à la discussion.

C'est pourquoi, sans me prononcer sur la portée de l'amendement de l'honorable M. Orts, j'ai voté pour la question préalable.

Maintenant permettez-moi de dire quelques mots sur la constitutionnalité de cette proposition, sur le fond de laquelle je ne veux pas me prononcer.

J'ai à cet égard des doutes très sérieux. Ces doutes très sérieux proviennent des explications des articles 47 et 49, et l’honorable M. Rodenbach vous a démontré hier, par un exemple qui m'a frappé, que si le corps électoral peut envoyer dans cette Chambre un représentant qui ne sait ni lire ni écrire, et si vous n'avez pas le droit de récuser ce représentant, à plus forte raison vous ne pouvez enlever un droit acquis à un électeur possédant la base fixée par la Constitution, sans forfaire à l'article 47 de la Constitution.

Cela me paraît clair et vous avez beau me dire que les conditions requises pour être électeur peuvent être modifiées par une loi subséquente, cela n'empêche pas que l'on doive rester dans l'application de l'article 47 et que l'on ne peut pas enlever le droit électoral à celui qui possède les bases.

(page 1435) L'honorable M. Orts a cité un exemple qui me paraît excessivement malheureux.

Il a dit : Mais la preuve que l'article 47 pouvait être expliqué par une loi subséquente, c'est qu'une loi subséquente a enlevé des droits électoraux à plusieurs individus. Ainsi le condamné pour vol ne peut être électeur ; le condamné pour attentat aux mœurs ne peut être électeur ; et cependant, dit-il, d'après l'article 47 ils peuvent l'être.

Mais qui peut assimiler un cas pareil à celui qui nous occupe ?

Est-ce que la loi électorale ne pouvait pas expliquer l'article 47 ? ne pouvait-elle enlever un droit à un individu noté d'infamie, et pouvez-vous assimiler les individus qui ne savent ni lire ni écrire à des individus notés d'infamie, et soutiendrez-vous qu'on peut leur enlever un droit d'après l'article 47, parce que, d'après cet article, on l'a enlevé à des individus frappés par la justice ?

Cela n'est pas sérieux. Cette assimilation ne peut point porter à conséquence.

Maintenant que reste-t-il ? Voyons de près l'amendement qui nous est soumis.

Evidemment nous ne sommes pas ici pour faire un cours de philosophie, pour souhaiter la réalisation des vœux, nous sommes ici législateurs. Tout le monde désire qu'on sache lire et écrire, pour être électeur. J'ajouterai que je désirerais que l'électeur eût une instruction suffisante pour s'occuper activement de la politique. Mais il faut voir ce qui est possible. Il faut faire une loi raisonnable. Nous ferons une loi dans le but de prévenir les fraudes électorales.

Mais si l'on veut en faire une loi de parti, je dois la combattre. Eh bien, soyons de bonne foi. Je comprends qu'on se combatte à armes loyales ; mais, permettez-moi l'expression, je ne comprends pas qu'on se fasse des niches pareilles.

Prenez la proposition de l'honorable M. Orts ; je dis que c'est une véritable machine de guerre et il n'est pas difficile de le démontrer.

Voici la rédaction de cet article : « L'électeur dont la capacité sera contestée pourra demander à subir une épreuve devant l'autorité à laquelle la loi confère le pouvoir de juger les contestations relatives aux listes électorales. »

Vous savez tous, et je crois que personne ne le contestera, que les corps communaux sont devenus des corps politiques. Lorsque je présenterai un électeur pour être inscrit sur les listes électorales, à un corps composé, je suppose, d'ennemis politiques, quelqu'un se bornera a dire : je conteste la capacité de cet électeur, et vous savez qu'en politique on est inexorable.

On ne demande pas si l'on fait bien ou mal. Il suffit qu'on veuille écarter un ennemi politique, pour qu'on fasse usage du moyen qui se présente. L'électeur dont la capacité sera ainsi contestée devra s'adresser au conseil communal, et vous savez qu'ordinairement l'on connaît d'avance les opinions politiques des électeurs. Il devra subir un examen devant le conseil communal. C'est la première juridiction. Ainsi un homme dont l'opinion politique est connue sera jugé par des adversaires politiques, et vous autoriseriez le conseil communal à se moquer ouvertement de cet électeur en lui donnant un brevet d'incapacité.

Je suppose que le conseil communal refuse de l'admettre sur les listes : cet électeur devra se pourvoir devant la députation permanente. Là, nouveau débat publique, et la députation permanente qui ne peut pas juger, a-t-on dit, en audience publique, des contestations sur des listes électorales, deviendra un jury d'examen.

Cela est-il raisonnable ? cela est-il pratique ? N'est-ce pas là une machine de guerre permanente pour tous ceux qui voudront écarter des listes les électeurs qui leur déplairont, une machine de guerre dont on ne manquera pas de faire usage contre ses adversaires politiques ?

Et qu'arrivera-t-il à la campagne ? que fait-on à la campagne pour être porté sur les listes électorales ? On se rend chez le secrétaire communal. Et voilà le secrétaire communal qui pourra dire à celui qui se présentera chez lui : Je ne vous inscris pas ; vous ne savez ni lire ni écrire. Que fera l'électeur ? Il se rendra chez le bourgmestre, il se rendra chez les échevins, et il demandera à subir un examen, devant qui ? Devant un conseil communal composé souvent d'hommes qui en sauront peut-être beaucoup moins que l'électeur lui-même.

Et vous croyez que cela est sérieux ? Et vous pourriez consacrer de telles mesures dans une loi sur les fraudes électorales ? Mais je dis que ce serait une effroyable machine de guerre qui donnerait lieu aux fraudes et aux abus les plus criants !

Vous auriez donc ouvert la porte à de nouveaux abus et vous auriez le ridicule de votre loi, car nos populations sont trop intelligentes pour ne pas voir où l'on veut les mener.

Messieurs, je ne voterai pas une disposition pareille. Je ne veux que la justice, et sans me prononcer sur le point de savoir si la proposition de l'honorable M. Orts ne mérite pas un examen plus approfondi comme projet de loi spécial, je dis qu'on ne peut admettre une pareille disposition dans une loi sur les fraudes électorales, sans dénaturer complètement cette loi.

M. Mullerµ. - L'honorable M. Orts ayant fait appel à la franchise des membres de la Chambre, et ayant désiré que sa proposition fût examinée au fond, je vais brièvement motiver mou vote qui sera négatif.

Messieurs, j'ai voté contre la question préalable précisément parce que je ne voulais pas que l'on pût dire et répéter que l'amendement de M. Orts, présenté au sein du parlement, y avait été écarté sans y avoir été étudié ni discuté, et sans que l'opinion publique pût-être éclairée à cet égard. L'honorable M. Orts avait, du reste, rattaché sa proposition d'une manière sérieuse au projet de loi actuel, en la présentant comme un moyen de prévenir les fraudes électorales.

Je dirai, tout d'abord, qu'au point de vue constitutionnel, je ne puis nullement la considérer comme devant être repoussée ; elle ne m'apparaît pas comme contraire, soit à l'esprit de la Constitution, soit à son texte. On a invoqué la loi électorale faite par le Congrès, en rappelant qu'elle a formellement écarté la condition de savoir lire et écrire ; mais remarquez, messieurs, que le Congrès a élaboré cette loi électorale en ayant égard aux circonstances de cette époque ; s'il avait voulu la rendre permanente, lui imprimer un caractère en quelque sorte immuable, il en aurait fait une prescription constitutionnelle ; c'est dans le pacte fondamental qu'il l'aurait insérée. (Interruption). Il n'a pas voulu, comme le dit mon voisin, engager sous ce rapport l'avenir, il a laissé aux législateurs futurs le soin de décider quelles seraient les conditions subsidiaires à ajouter au cens électoral, parce qu'elles peuvent varier d'après les temps et les circonstances.

Je ne crois pas, messieurs, contrairement à l'opinion de l'honorable préopinant, dont j'approuve les considérations émises dans la dernière partie de son discours ; je ne crois pas, dis-je, que l'honorable M. Orts ait eu l'intention de proposer une loi de parti : évidemment l'une et l'autre opinion pourraient avoir à souffrir ou à se féliciter de cette loi. Sous ce rapport il faut rendre pleine justice à l'honorable M. Orts, la balance est égale pour tous.

M. Bouvierµ. - Ce n'est donc pas une machine de guerre.

M. Mullerµ. - Mais, messieurs, ces deux reproches d'inconstitutionnalité et de partialité étant écartés, examinons le fond de l'amendement. Nous n'avons pas à exprimer ici des principes vagues, ni des théories que nous ne pourrions pas réaliser, faute de moyens pratiques acceptables.

Hier, j'ai interpellé l'honorable M. Orts pour lui demander de compléter son amendement en y indiquant les mesures d'exécution à l'aide desquelles il croyait pouvoir faire fonctionner le nouveau système qu'il propose à la législature ; l'honorable M. Orts, dont l'embarras a semblé se trahir assez visiblement, a répondu : « Je m'expliquerai quand le gouvernement m'aura dit comment il fait fonctionner la loi des prud'hommes. »

M. le ministre de l'intérieur lui a donné cette explication, en faisant remarquer que le mode d'exécution pratiqué en ce qui concerne les électeurs qui font choix des prud'hommes, ne serait ni accepté ni toléré pour les élections politiques. Vous ne pouvez pas, en effet remettre à un commissaire de police le soin de statuer sur la capacité intellectuelle d'un électeur général, provincial ou communal.

Alors l'honorable M. Orts s'est retourné vers M. Frère, et il a désiré savoir de lui ce qu'il pensait du principe de l'amendement. L'honorable ministre des finances, exprimant son opinion personnelle, lui a répondu : « Je suis, quant à moi, favorable au principe, et je ne crois pas qu'il y ait quelqu'un dans cette Chambre qui ne désire ardemment voir chaque électeur savoir lire et écrire ; mais je n'ai pas trouvé jusqu'ici de moyen pratique satisfaisant. » C'est enfin, après ces explications échangées, que l'honorable membre nous a fourni le complément de son amendement.

Eh bien, messieurs, franchement, et sans craindre qu'on me range parmi les partisans de l'ignorance, s'il en existe en Belgique, je repousse sans hésiter le système d'examen de capacité formulé par M. Orts. Je tiens essentiellement à ce que les actes de l'autorité ne revêtent pas un caractère vexatoire et inquisitorial. Or, que nous propose-t-on de sanctionner ?

Tous les électeurs seront inscrits sur les listes électorales, abstraction faite du point de savoir s'ils savent lire et écrire. Cette dernière considération sera mise de côté, en ce qui concerne le premier travail de la (page 1438) révision des listes ; mais, après leur publication, le premier venu pourra faire comparaître devant le collège ou le conseil communal tout nouvel électeur inscrit pour lui faire subir un examen ; quelle qu'en soit la portée, qu'on n'a pas définie, il fait faudra comparaître devant le conseil communal.

Les électeurs actuels seront, eux, privilégiés, ils n'auront aucune preuve à fournir quant à la lecture et à l'écriture. Mais l'honorable M. Bara, par exemple, qui me dit n'être pas électeur, sera exposé, lorsqu'il sera inscrit sur la liste, à devoir prouver publiquement, devant l'administration communale de son domicile, qu'il sait lire et écrire ! Mais ce n'est pas tout : son droit ayant été maintenu, celui qui s'est pourvu contre lui le renverra, si tel est son bon plaisir, devant la députation permanente, où M. Bara devra encore comparaître en personne. Enfin, si l'arrêté de la députation permanente est cassé pour un défaut de forme, une dernière vicissitude l'attend : il faudra qu'il se transporte devant la députation d'une autre province. (Interruption.)

On dit, messieurs, que cela n'est pas sérieux, que c'est exagéré ; mais en matière électorale, il faut se prémunir contre les passions politiques des divers agents des partis. L'honorable M. Van Wambeke a employé, à cet égard, le mot « niches », qui peut être familier, mais caractéristique. Quant à moi, je dis qu'on ne doit pas, dans une loi, donner libre cours aux abus d'un système qui autorise de telles plaisanteries, lorsqu'elles ont pour conséquence d'intolérables vexations et des déplacements forcés et onéreux. Je rappellerai que, tout dernièrement, nous avons vu contester à Liège, au nom d'un parti, la qualité d'électeur à l'honorable ministre des finances, qui occupe ici un hôtel assez vaste, et qui paye de ce chef, j'imagine, un peu plus de 42 fr. de contribution personnelle.

Nous avons même vu dans la presse qui nous est hostile des articles portant ce titre : « M. Frère faux électeur ». Ce n'était qu'une plaisanterie qui n'a occasionné aucun déplacement au ministre des finances ; mais cela prouve ce qu'on pourrait attendre d'une loi prêtant largement à l'arbitraire, telle que la proposition de l'honorable M. Orts, qui, lui, exige la comparution en personne et l'examen public lorsqu'on le requiert de part ou d'autre.

J'ajoute, pour compléter l'explication des motifs de mon vote hostile à l'amendement, que l'honorable M. Orts propose de déclarer formellement que l'individu contre lequel on se sera pourvu, et qui ne comparaîtra pas, sera rayé d'office ! Cela est-il admissible ? Cela est-il sérieusement soutenable ? L'honorable membre y a-t-il bien réfléchi ?

Un dernier mot avant de terminer.

Je suis partisan de la diffusion des lumières, de la propagation de l'enseignement primaire ; et je crois dans une loi prochaine, celle qui concerne la milice, on pourra prendre quelques dispositions tutélaires et efficaces dans cet intérêt, dont on ne peut méconnaître l'importance et la grandeur. Mais je ne comprends pas ce que peut gagner la cause de l'instruction primaire à l'introduction dans notre système électoral d'un régime d'examen de la capacité de savoir lire et écrire, régime contre lequel se récrieront les citoyens, par suite des tracasseries auxquelles ils seront en butte.

Evidemment la plus grande partie des électeurs dont on contestera la capacité, et qui devraient par cela même comparaître devant les conseils communaux et devant les députations permanentes, refuseront de se prêter à une épreuve orale et écrite, qu'ils considéreront comme humiliante, et ils se laisseront rayer d'office. C'est ma conviction et je pense qu'elle sera partagée par tous ceux qui savent que déjà aujourd'hui l'importance de l'exercice du droit électoral n'est pas assez appréciée par ceux qui sont en position d'en jouir.

M. Guillery. - Messieurs, l'honorable M. Orts, ne pouvant assister à la séance d'aujourd'hui, m'a chargé de donner à la Chambre quelques explications en réponse aux principales objections dont son amendement a été l'objet.

Vous remarquerez, messieurs, que la question a fait un grand pas. En effet, l'amendement a rencontré deux catégories d'arguments.

Par la première on conteste le principe lui-même. L'honorable M. Jouret, puis l'honorable M. de Theux, et l'honorable M. Dumortier ont développé ce système. Par la seconde on admet le principe, mais on conteste les moyens d'application et ce n'est qu'à raison de ces moyens qu'on écarte ce principe : L'honorable M. Muller et l'honorable ministre des finances vous l'ont dit aujourd'hui et hier.

Je crois que dans l'état actuel de la question, le nombre des membres qui repoussant l'amendement comme inconstitutionnel, quelque respectable que soit d'ailleurs leur opinion, sont en petite minorité. La seule difficulté qui reste à résoudre pour assurer la majorité à la proposition de l'honorable M. Orts, si elle n'est pas acquise dès aujourd'hui, c'est de démontrer qu'elle n'est pas d'une application impossible.

On s'est complètement mépris, messieurs, sur la pensée de mon honorable ami, lorsqu'on a cru qu'en n'indiquant pas les moyens d'application, il reculait devant l'exposé de ces moyens, parce qu'il redoutait de les voir soumis à la discussion.

Non, mais en agissant comme il l'a fait, il a voulu poser nettement et clairement le principe, il a voulu montrer que la Chambre était appelée à voter sur la question de principe, et que quant aux moyens d'application, il serait toujours facile de les trouver : ce n'est plus qu'un détail.

Chaque fois, messieurs, qu'une grande réforme a été introduite dans notre législation, elle a soulevé de graves discussions. L'application a paru très difficile, et cependant au bout d'un certain temps, toutes les intelligences, éveillées par la discussion, apportent leur contingent et on finit par trouver tout naturel ce qu'on avait trouvé impossible d'abord.

Certainement si vous supposez une nation chez laquelle l'élection ne se soit jamais pratiquée, chez laquelle le jury est inconnu et où l'on vient parler de ces grandes réformes, on dirait : Comment voulez-vous réunir des électeurs et les faire voter ? Comment voulez-vous que l'ordre soit maintenu au milieu de l'excitation des passions populaires ?

Nous avons vu dans notre pays que les plus grandes luttes n'engendrent aucun trouble, aucun désordre.

Nous avons vu fonctionner le jury.

Nous avons vu toutes les difficultés matérielles et autres qu'on avait opposées et que l'on oppose encore à ceux qui l'on défendu et le défendent encore en France. Ces difficultés ont disparu.

Est- il si difficile, messieurs, de trouver des moyens de s'assurer que les électeurs savent lire et écrire ?

L'honorable ministre des finances nous disait hier, en nous citant la loi italienne, qu'on avait tort en Italie de n'exiger de l'électeur que la preuve de savoir signer ; que cette preuve est insuffisante.

Je suis parfaitement de cet avis, mais changeons cette prescription de la loi ; étendons-la.

Ne disons pas que l'électeur devra savoir signer, mais disons qu'il devra savoir écrire, savoir copier par exemple un article de la Constitution, qu'il devra pouvoir prouver qu'il sait lire et écrire. Suivons le noble exemple de l'Italie et faisons mieux qu'elle.

Mais, a-t-on dit, qu'est-ce que c'est que savoir lire et écrire ? Faut-il savoir très bien écrire, faut-il avoir une belle écriture, faut-il savoir l'orthographe ? Combien peut-on faire de fautes d'orthographe ?

Mais si vous aviez toujours procédé ainsi vous n'auriez voté aucune espèce de loi depuis 30 ans.

Qu'est-ce que la loi sur le jury d'examen ?

Qu'est-ce que savoir l'histoire ancienne ? Il y a un examen sur l'histoire ancienne pour la candidature en philosophie. Est-ce l'histoire des peuples d'Asie ? Est-ce l'histoire d'Egypte ? Est-ce l'histoire grecque ? Est-ce l'histoire romaine ?

Avec une seule période de l'histoire romaine on pourrait occuper un jeune homme pendant dix ans, sans qu'il pût se vanter encore de la connaître. Vous pouvez tout ridiculiser et tout rendre impossible par la manière d'exécuter ou de ne pas exécuter, mais les jurys d'examen ont interprété la loi comme ils devaient le faire ; ils l'ont interprétée raisonnablement et ils se sont assurés par les questions qu'ils ont posées que la loi était observée dans son esprit comme dans sa lettre.

Qu'est-ce que c'est que savoir lire et écrire ? Evidemment personne ne peut le définir et cependant n'exigez-vous pas dans beaucoup de circonstances que des hommes sachent lire et écrire, et l'application de cette prescription est-elle bien difficile ?

L'honorable M. Orts a été imprudent en posant seulement le principe. N'a-t-on pas été imprudent lorsqu'on a fait la loi sur les prud'hommes ? A-t-on dit dans cette loi ce que c'est que savoir lire et écrire ?

L'honorable M. Dumortier a-t-il demandé qu'on mît dans la loi des prud'hommes combien il fallait faire de fautes d'orthographe pour être réputé ne pas savoir écrire ? A-t-on dit s'il fallait être M. Belle-Main, suivant l'expression de l'honorable membre ?

La difficulté était bien plus grande pour la loi sur les prud'hommes. Que dit cette loi ? Exactement ce que l'honorable M. Orts vous propose de voter avant qu'on eût demandé des explications sur ses moyens d'exécution.

(page 1437) L'article 6 porte : « Pour pouvoir être porté sur les listes des électeurs il faut savoir lire et écrire. »

Voilà tout ce que dit la loi et voilà tout ce que M. Orts vous convie à dire dans la loi électorale.

Comment saura-t-on que l'ouvrier sait lire et écrire ? On le lui demande et les hommes chargés de le juger le jugent avec bon sens ; s'ils ne le jugent pas ainsi, leur décision sera mauvaise. Mais si les tribunaux jugent d'une manière extravagante, quel remède y apporter ? On pourrait donc, sur tous les articles du Code civil, établir les mêmes discussions. Il ne faut pas, lorsqu'on formule une loi, supposer de gaieté de cœur que ceux qui l'appliqueront s'attacheront à en rendre l'exécution impossible, car dans ce cas aucune de nos lois ne pourrait être mise à exécution.

Toutes nos institutions seraient mauvaises s'il n'y avait énormément de bonne volonté de la part de ceux qui sont chargés de les appliquer, et c'est ce qui se produit chez certaines nations qui ne sont pas mûres pour la liberté, parce que ceux qui y sont chargés d'exécuter la loi n'ont ni raison, ni sagesse, parce qu'ils ne peuvent agir que sous la pression d'un pouvoir dictatorial, il faut des dictatures, sous peine d'avoir l'anarchie.

Nous ne sommes pas dans ce cas-là, et nous n'avons rien de semblable à redouter.

Supposons une administration communale chargée de dresser les listes électorales ; je prends, si vous voulez, l'administration communale de Bruxelles. Cette opération sera-t-elle si longue ?

Mais en deux jours, en huit jours, si l'on veut, je me charge, avec quelques renseignements, d'indiquer quelles sont les personnes au sujet desquelles il n'y a pas de discussion possible.

M. Dumortier. - Je pourrais contester que vous sachiez lire et écrire, bien que vous soyez docteur en droit.

M. Guillery. - On peut tout contester ; n'a-t-on pas contesté à un de nos collègues sa qualité de Belge ; on n'a pas pour cela changé la loi et l'exemple que M. Muller a cité prouve en faveur de la théorie que je défends. Nul n'a songé à proposer de changer la loi parce qu'un citoyen en avait abusé. La loi est restée ce qu'elle était, on peut abuser de toutes les lois ; jamais personne n'a eu la prétention de faire ou de voter une loi parfaite.

Je prends donc la liste des électeurs de Bruxelles ; je fais en très peu de temps l'élimination des électeurs sur lesquels il n'y a pas de doute, il restera alors un très petit nombre sur lesquels il pourra y avoir discussion, et notez qu'il ne peut s'agir ici que des électeurs qui sont inscrits nouvellement. Ainsi, il s'agira donc de savoir quels sont parmi les quelques centaines d'électeurs qui se présenteront annuellement, ceux qui savent lire et écrire. (Interruption.) J'aurai bientôt fait mon triage et, cette opération faite, il restera un petit nombre d'électeurs sur lesquels il y a lieu de prendre des informations. L'administration communale prendra ces informations, au besoin elle invitera les électeurs à se présenter à l'hôtel de ville, et là si on lui conteste de savoir lire et écrire, il agira comme le philosophe ancien, il écrira.

- Une voix. - Il faut qu'il y ait réclamation.

M. Crombez. - On est réputé savoir lire et écrire.

M. Guillery. - J'expose l'esprit de l'amendement ; si la rédaction est mauvaise ou peut la modifier. Tout ce que je veux, c'est de démontrer que le système n'est pas impraticable. Il y aura un petit nombre d'électeurs sur lesquels il y aura doute, ce petit nombre sera invité à passer à l'hôtel de ville ; on fera en très peu de temps la preuve de sa capacité. Dans une commune rurale, la preuve de capacité sera plus facile encore, attendu que le nombre des électeurs sera plus restreint. (Interruption.)

Mais, dit-on, les administrateurs seront injustes, partiaux, passionnés. S'il doit en être ainsi, supprimez la loi communale, supprimez toutes nos institutions. Pourquoi craindre d'ailleurs qu'on se montre plus partial, dans cette circonstance que dans les autres.

MfFOµ. - Parce qu'il n'y a rien de précis.

- Plusieurs voix. - Parce qu'il s'agit de politique.

M. Guillery. - Est-ce qu'il n'y a pas une série de questions qui touchent à la politique et qui sont soumises aux magistrats communaux ? Est-ce qu'il n'y a pas des questions des fait douteuses qui sont résolues par les députations permanentes ? Est-ce que le favoritisme n'est pas possible dans ces circonstances, la cour de cassation ne jugeant que des questions de droit et les décisions de la députation étant souveraine sur le point de fait ? Les passions politiques sont vives, injustes, dites-vous, mais les députations n'ont-elles pas toujours été considérées comme offrant des garanties sérieuses ?

Maintenant, messieurs, un électeur réclame ; il dit que telle personne inscrite sur la liste électorale ne sait ni lire ni écrire, l'administration doit faire droit à sa réclamation et le réclamant a le droit d'après l'amendement de M. Orts (et c'est ici que je crois qu'on pourrait le perfectionner), le réclamant a le droit d'exiger une épreuve publique. L'intention de M. Orts a été d'appeler le contrôle de l'opinion publique sur les décisions de l'autorité communale. A cet égard je me sépare quelque peu de son opinion, tout en admettant le principe : je crois qu'il vaudrait mieux, pour éviter les vexations, permettre toutes les réclamations, mais autoriser les administrations communales et les députations permanentes à statuer comme elles l'entendent.

Si les pièces qui leur sont soumises leur donnent satisfaction, si, par exemple, on leur soumet un diplôme de docteur en sciences, elles n'exigent pas l'épreuve publique ; si, au contraire, l'administration communale ou la députation ne se regarde pas comme suffisamment éclairées, elle fera comparaître l'électeur contre lequel des réclamations auront été faites.

J'ai donc l'honneur de proposer à la Chambre un sous-amendement, qui consiste à supprimer au paragraphe 2 de l'article nouveau proposé par M. Orts les mots : « ou le réclamant. »

Voici quelle est la portée de cette suppression.

« L'électeur dont la capacité sera contestée, dit l'amendement, pourra demander à subir une épreuve devant l'autorité à laquelle la loi confère le pouvoir de juger les contestations relatives aux listes électorales. Si l'électeur ou le réclamant l'exige, cette épreuve sera publique. »

Je propose qu'on dise simplement : « Si l'électeur l'exige, cette épreuve sera publique. »

MfFOµ. - Et le réclamant, il ne pourra pas avoir la publicité ?

M. Guillery. - Permettez ; voici le sens du premier paragraphe ; voici l'hypothèse dans laquelle s'est placé l'auteur de l'amendement.

Après avoir supposé résolues une série de questions dont cet article ne parle pas, après avoir supposé que les administrations communales décident quelles sont les personnes réunissant les capacités voulues ; après que les listes électorales sont dressées, un droit est ouvert à ceux qui ont été éliminés ; c'est de réclamer. Voilà l'hypothèse dans laquelle se place l'amendement. L'électeur dont la capacité sera contestée pourra demander à subir un examen devant l'autorité à laquelle la loi confère le pouvoir de juger les contestations relatives aux listes électorales.

Si l'administration refuse de m'inscrire sur la liste ou bien si un habitant réclame contre mon inscription, j'ai le droit de demander à subir une épreuve et de demander que cette épreuve soit publique, parce que si je suis victime de passions politiques, comme le prévoyaient MM. Van Wambeke et Tack, je pourrai, en faisant appel à l'épreuve publique, démontrer que l'administration communale a fait acte de mauvaise foi à mon égard, et certes cette démonstration ne sera pas très difficile.

Ainsi, en résumé, voici quelles sont les garanties données a l'électeur :

Nous avons d'abord la garantie résultant de la confiance que méritent les administrations communales et les députations permanentes ; les administrations communales et les députations permanentes jouissent de notre confiance pour différents motifs, et le principal, c'est qu'elles sont élues par les administrés, et que si elles se permettaient d'abuser de leurs pouvoirs, il y a au-dessus et à côté d'elles un pouvoir beaucoup plus puissant qui les renverserait,

Vient ensuite la garantie de l'appel à l'opinion' publique, fait par la personne rayée indument. Je défierais bien n'importe quel bourgmestre de maintenir ma radiation si je lui prouvais publiquement que je sais lire et écrire.

Ainsi donc, messieurs, l'injustice est impossible, la persécution qu'on a supposée de la part d'adversaires politiques est complètement impossible ; et je crois pouvoir dire, par conséquent, que quant aux moyens d'exécution, ils sont faciles, bien loin d'être impossibles. Ce n'est certes (page 1438) pas à dire que j'aie la prétention d'avoir donné le dernier mot et que, dans l'exécution, on ne trouvera aucun perfectionnement à réaliser. Je suis au contraire convaincu qu'on en trouvera, comme on parviendra à perfectionner la loi des prud'hommes. Il en est de ces lois comme de toutes, nos lois, comme de toutes nos institutions, c'est-à-dire qu'elles sont essentiellement perfectibles.

La chose essentielle pour le moment, c'est de poser un principe ; les moyens d'application seront faciles à trouver.

La chose essentielle, c'est de poser dans nos lois électorales le principe que la capacité est un titre à la qualité d'électeur.

Nous ne pouvons nous le dissimuler, messieurs, il y a lutte ici entre deux grands principes : l'honorable M. Dumortier, l'honorable M. de Theux, d'autres membres encore ne veulent pas de notre principe ; la question est posée franchement et carrément : faut-il, oui ou non, qu'à la base du cens on ajoute la base de la capacité ; voilà en réalité toute la question sur laquelle la Chambre est appelée à se prononcer.

M. de Naeyer. - Ce n'est pas cela du tout. (Interruption.)

M. Guillery. - Je suis très loin de dire que ceux qui voleront contre l'amendement de l'honorable M, Orts ne veulent pas de la capacité. J'ai même commencé en rappelant que nous pouvions ranger nos adversaires en deux catégories, ceux qui nient le principe et ceux qui, à raison de difficultés d'application qu'ils entrevoient, croient ne pas pouvoir voter l'amendement. Mais je dis qu'un certain nombre d'adversaires de la loi ont posé le principe comme je viens de le faire ; ils ont dit : vous n'avez pas le droit d'ajouter à la garantie du cens une autre garantie, la capacité ; nous contestons au législateur le droit de demander à l'électeur des garanties de capacité.

L'honorable M. Dumortier a revendiqué avec beaucoup d'énergie et d’éloquence le droit à l’ignorance. (Interruption.) On est libre d'être ignorant, a-t-il dit ; c'est donc la liberté de l'ignorance qui est proclamée par une partie de nos adversaires. J'admets parfaitement cette liberté, quant à moi, mais je dis que celui qui veut avoir des droits doit les conquérir : vous exigez aujourd'hui pour être électeur d’avoir de l'argent ; ne peut-on pas exiger également qu'on ait quelques connaissances ?

Mais, messieurs, si on a la liberté de l'ignorance, on a aussi la liberté de la pauvreté, de la pauvreté bien plus respectable, bien plus sacrée, car l'homme pauvre peut être digne de notre estime, de notre confiance ; il peut parvenir aux plus hautes dignités sociales.

Messieurs, on revendique la liberté de rester ignorant, soit ! Mais alors qu'on ne demande pas à participer à la gestion des affaires publiques, de même que le pauvre ne peut réclamer les privilèges attachés à la fortune. Sous ce rapport, le Congrès a clairement expliqué sa pensée ; il a considéré le cens comme une présomption de capacité ; il est donc dans l'esprit de nos lois électorales d'accorder des droits à la capacité. Mais, dit on, il ne suffit pas de savoir lire et écrire pour prouver sa capacité. Hélas ! messieurs, je dois en convenir, il ne suffît pas de savoir lire et écrire pour être un homme instruit et nous ne pouvons cependant rien exiger de plus aujourd'hui. La preuve est insuffisante, je le reconnais, et je regrette de n'en point trouver de plus complète, de ne pouvoir pas offrir de garantie plus solide à la société.

Mais n'est-il pas évident que quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent l'homme qui sait lire et écrire a soin de développer son intelligence et que, dans tous les cas, il possède infiniment plus de moyens de la perfectionner que l'ignorant qui ne sait rien du tout.

Sans, doute on peut savoir lire et écrire et n'avoir pas pour cela une grande intelligence ; on peut même, j'irai jusque-là, avoir le diplôme de docteur et n'avoir qu'une intelligence médiocre : il y a tant de gens qui n’ont obtenu leur diplôme qu'à l'ancienneté !

Mais, messieurs, est-ce une raison pour ne pas admettre, dans le plus grand nombre de cas, la connaissance de l’écriture et de la lecture comme une présomption de capacité ? Je trouve singulier, pour ma part, qu'on repousse cette préemption, alors qu'on n'a que le payement du cens.

S'il est vrai qu'un homme n'est pas toujours capable parce qu'il sait lire et écrire, direz-vous qu'on est toujours capable parce qu'on a de l'argent ?

Est-ce que l'argent donne la science, le talent, le patriotisme, les lumières ?

Ce qu'il y a de certain, c'est que le système en vigueur aujourd'hui est imparfait : si l'honorable M. Dumortier croit qu'on n'est pas plus honnête parce qu'on est instruit, ce qui est une doctrine déplorable, démoralisante pour les sociétés, je dirai, moi, qu'on n'est pas nécessairement honnête, parce qu'on est riche ; qu'on n'est pas nécessairement honnête, parce qu'on paye le cens électoral. Il y a des fortunes scandaleusement acquises et qui font la honte de ceux qui les possèdent.

La science est plus respectable ; elle se puise à des sources plus pures et plus limpides : elle ne laisse jamais de regrets.

Messieurs, le projet de loi renferme un aveu d'une portée incontestable : c'est l'impuissance de la loi électorale actuelle : si la loi électorale pouvait parer aux abus qui ont été signalés, nous ne serions pas réunis au mois de juillet ; c'est l'impuissance de la loi électorale qui nous retient ici.

Il reste à savoir si les moyens qu'on propose sont suffisants.

J'ose dire, parce que c'est ma conviction profonde, que les moyens qui nous sont proposés n'inspirent aucune confiance au pays. Il y a dans le pays, dans cette Chambre même, une sorte d'inquiétude. On doute que, après tant de travail, nous arrivions à quelque chose, que le résultat de nos délibérations amène quelques réformes dans les mœurs électorales ; il y a un sentiment d'inquiétude sur l'efficacité de ces amendes de 100 fr. et de 20 fr. sur l'efficacité des paravents au moyen desquels on veut garantir la liberté électorale.

M. Crombez, rapporteur. - C'est l'opinion publique qui l'a réclamé.

M. Guillery. - Oui, c'est l'opinion publique qui a réclamé la répression des abus en matière électorale ; mais c'est précisément parce que l'opinion publique réclame la répression des abus en matière électorale, qu'elle est inquiète de voir que ces abus ne soient nullement réprimés par la loi en discussion.

L'opinion publique s'inquiète de voir qu'il faut aujourd'hui 40,000 fr. pour se faire élire dans certains arrondissements ; elle s'inquiète de voir que ces pratiques changent les mœurs de la nation, qu'elles altèrent nos institutions et qu'elles portent une grave atteinte à la dignité du régime parlementaire.

L'opinion publique ne s'attache pas à tel ou tel moyen de détail ; elle demande une satisfaction : c'est la répression complète des abus.

Le gouvernement l'a senti ; il a, dans les meilleures intentions, présenté son projet de loi ; il a désiré porter remède au mal ; je l'en remercie et l'en félicite. Mais je crois que le remède est impuissant.

A mon avis, il faut quelque chose de plus radical : il faut élargir la base électorale, et en l'élargissant, vous rendrez la corruption plus difficile, et comme l'a très bien dit toute à l'heure un honorable membre de la droite, c'est dans l'extension des libertés, c'est dans le droit électoral attribué à la capacité, à 1'intelligence que vous trouverez le seul remède aux maux dont on se plaint aujourd'hui ; ce que l'argent n'a pas pu faire, l'intelligence le fera.

Eh bien, la proposition qui vous est soumise, cette proposition, est considérée au point de vue où je viens de me placer, consiste avant tout à proclamer cette grande vérité, il faut répandre l'instruction.

- Des membres. - Aux voix !

M. Hymans. - Messieurs, il serait impossible de prononcer aujourd'hui la clôture. Les discours que vous venez d'entendre, les quelques observations que je vais avoir l'honneur de vous présenter, vous prouveront à l'évidence qu'il est absolument impossible que la Chambre passe en ce moment au vote sur la proposition qui lui est soumise, en l'absence de l'auteur de cette proposition. (Interruption.)

Ceci n’est pas une question de parti, ni une question politique, c'est une question de bon sens et de bonne foi.

Je ne viens pas défendre l'amendement de mon honorable ami ; je vais, moi qui certes ne suis pas animé d'intentions malveillantes à' l'égard de l'honorable M. Orts, moi à qui il avait demandé de défendre son amendement, je vais y faire des objections que ma conscience m'ordonne de présenter ; il est utile à mon avis qu'une réponse soit faite à ces objections, et il me paraît indispensable que l'honorable M. Orts soit présent, pour qu'on puisse passer au vote.

Messieurs, ainsi que je l'ai dit ailleurs, je ne suis pas enthousiaste de la loi que nous discutons ; on ne crée pas des vertus par des décrets, on ne change point par des lois la nature humaine.

Mais quelque mauvaise que puisse être la loi, quelque justes que puissent être les observations présentées tout à l'heure par l'honorable membre qui vient de se rasseoir, il est certain que ce que l'honorable M. Orts (page 1439) veut introduire dans le projet, non pas même immédiatement, mais pour l'avenir, ne changera en aucune façon les inconvénients qu'il présente.

Puisque partir de l'année 1866, on n'admettra plus sur les listes électorales que les citoyens sachant lire et écrire, croyez-vous qu'on ne dépensera plus 40,000 à 50,000 francs pour se faire élire dans certains districts. Croyez-vous qu'il n'y aura plus de dîners électoraux ?

Pour parler encore une fois de l’élection de Bastogne, j'ai eu occasion de constater que sur les 200 témoins qui ont été entendus dans l'enquête, il n'y en avait pas un seul qui ne sût lire et écrire, il n'y en a pas un qui n'ait signé sa déposition.

Cela n'a pas empêché ces électeurs de bien manger et de bien boire, chacun aux frais de son candidat, et quelquefois aux frais du candidat de l'autre parti.

La capacité de ces électeurs était grande, mais la capacité matérielle, et ce n'est pas celle-là que voulez introduire... (Interruption.)

Je ne trouve pas non plus que l'honorable membre qui vient de se rasseoir soit extrêmement logique dans ce qu'il a dit à la fin de son discours. D'après lui, nous devons élargir la base électorale ; et l'amendement que nous discutons a précisément pour résultat de la restreindre. Je n'ai jamais compris et je ne comprendrai jamais qu'en diminuant le nombre des électeurs, on élargisse la base électorale. (Interruption.)

M. Coomans. - Il y a des compensations.

M. Hymans. - Sans doute, et je les admets parfaitement ; mais dans une certaine limite.

Il faut s'entendre. Dans certains cas, la capacité est une compensation ; mais admettra-t-on, comme une preuve de capacité, le fait de savoir signer son nom, ou d'écrire celui d'un autre, après s'y être exercé pendant huit jours, comme on s'exercerait à dessiner un nez, une oreille dans une académie. Je ne crois pas que ce soit là une compensation suffisante.

Il y a d'autres compensations à mes yeux. La vraie compensation réside dans le courage civique. J'aimerais mieux, s'il était possible, de songer à un tel système, j'aimerais mieux cent électeurs ayant le courage de venir dire à haute voix : « Je vote pour un tel candidat, » que 10,000 électeurs allant chercher un abri dans un couloir, pour y tricher à l'aise, et sous la protection de la loi. (Interruption.)

Le vote public, le voie à haute voix, voilà le vrai moyen de développer le courage et la moralité de l'électeur.

Je ne le propose point, car je suis persuadé que je ne rencontrerais que peu d'adhérents dans cette Chambre. Nous n'en sommes pas encore arrivés à ce point.

On me disait que le vote public est contraire à la liberté de l'électeur, qu'il favorise surtout certaines grandes influences de fortune et d'intelligence. Reste encore à savoir si ces influences, admises des deux parts, sont un inconvénient, quand elles sont bornées et surtout quand elles reposent sur le principe de l'égalité.

Mais ce qu'il y a de certain, c'est que ce système prospère depuis des siècles en Angleterre, que l'Angleterre est la première nation constitutionnelle du monde, qu'on n'y renversera jamais ce système, que tous les ans les partisans du scrutin secret, du ballot, perdent du terrain dans les assemblées anglaises, et que, sans l'extension du suffrage, sans le scrutin secret, le libéralisme l'emporte en Angleterre dans les élections (les élections actuelles en sont la preuve), malgré les lois qui défendent d'une manière très sévère la corruption électorale, ainsi qu'on peut s'en convaincre, en lisant les documents produits dans le rapport si remarquable de M. Crombez.

Il y a une raison péremptoire pour ne pas proposer un pareil système en Belgique. Il est impossible de le combiner avec les circonscriptions électorales actuelles. Il faut évidemment que l'on commence par les modifier, par faire élire un député par 40,000 âmes ou deux députés et un sénateur par 80,000 âmes.

Cela est manifeste, ce serait une réforme électorale complète, et je ne veux pas la proposer aujourd'hui, mais j'espère bien ne pas terminer ma carrière parlementaire sans avoir aidé par mon vote à une réforme sérieuse, à une extension du suffrage ; et c'est parce que j'ai ce désir, que je ne prêterai pas les mains à une mesure qui n'aura d'autre résultat que de le restreindre.

Messieurs, j'ai combattu la question préalable sur l'amendement de l'honorable M. Orts ; j'ai dit pourquoi. Je vous ai dit que la question que l'on nous soumettait était depuis longtemps soulevée dans le pays et qu'il était indispensable de la discuter, pour que les opinions pour et contre puissent se produire et qu'en connaissance de cause, le pays sût à quoi s'en tenir fur cette espèce de panacée que, depuis quelque temps, on lui a présentée et promise.

Quant à moi, au fond, comme l’honorable ministre des finances, je suis partisan du principe. Je le considère comme un stimulant puissant de l'instruction des masses.

Je l'ai toujours dit, je l'ai toujours soutenu, je n'ai jamais changé d'avis, et je vous déclare que, depuis trois ans, je suis à la recherche des moyens propres à mettre ce système en pratique.

L'honorable M. Jouret vous a lu les articles d'un journal de Lessines. Je pourrais vous citer les articles d'autres journaux écrits par moi et dans lesquels, en affirmant le principe, son utilité, sa valeur incontestable, j'ai dit nettement que j'avais eu beau chercher, qu'il m'avait été impossible de trouver un moyen pratique de constater la capacité des électeurs, bien entendu cette capacité qui se borne à savoir lire, écrire et calculer.

Je ne crois pas, messieurs, que la Chambre soit disposée à établir un jury d'examen central ou ambulant pour constater quels sont, dans le pays, les électeurs qui savent lire et écrire.

La police constatant la capacité des électeurs, comme cela se fait pour les conseils de prud'hommes, je vous avoue que ce moyen me répugne. Et puisqu'on a parlé des conseils de prud'hommes, je vous dirai que j'ai pris des renseignements à très bonne source, auprès d'un membre d£ l'administration communale de Bruxelles, sur la manière dont ces élections de prud'hommes se pratiquent. J'ai constaté que sur plusieurs milliers d'électeurs, il y en a un nombre infime qui vont voter et qui exercent leurs droits loyalement, sans doute, mais presque toujours dans l'intérêt d'une coterie. Prenez dans les journaux les résultats des élections pour les conseils de prud'hommes et vous verrez, ce que ces élections valent au point de vue de la représentation de l'opinion des ouvriers.

Ce n'est donc pas là qu'il faut chercher des exemples.

L'électeur peut signer le récépissé de l'avertissement qu'il reçoit. Voilà un autre moyen. Mais vous savez que la signature ne prouve rien. Beaucoup de gens savent signer et ne savent que cela. Permettez-moi de vous en donner une preuve.

Il y a dix-sept ans, en 1848, dans une assemblée démocratique allemande, un membre se trouvait avoir une voix pour toutes les places électives dont l'assemblée disposait-: il avait eu une voix pour la présidence, une voix pour la vice-présidence, une voix pour la place de secrétaire. Il avait même eu une voix pour la place de greffier. Il ne fallait cependant pas être membre de l'assemblée pour être élu greffier. Les deux positions étaient incompatibles.

On trouva étonnant que ce membre eût eu une voix pour toutes les positions à donner. C'était évidemment la sienne. Quelqu'un lui demanda ce que cela signifiait. On lui dit : « Vous pouvez être ambitieux ; vous votez pour vous-même ; je le conçois pour le poste de président, de vice-président, de secrétaire ; mais enfin une place de greffier ou de sténographe n'est pas assez élevée pour un député de la nation. -Que voulez-vous, répondit ce membre ; on vote par écrit et je ne sais écrire que mon nom. » (Interruption.)

Voilà, messieurs, à quoi aboutirait l'examen qu'on ferait passer aux électeurs.

Le fait est exact ; je l'ai lu dans les journaux il y a longtemps. Il ne me serait pas difficile de le retrouver.

Messieurs, à l'époque où je cherchais des moyens pratiques, je n'avais pas connaissance de la loi italienne. Je l'ai lue depuis, je l'ai rappelé l'autre jour, et je dois dire qu'à première vue, la mise en pratique du principe qui nous occupe me semblait facile. J'ai ici cette loi ; elle est du 20 novembre 1859.

Elle pose en principe, dans l'article premier, que pour être électeur il faut savoir lire et écrire. En même temps cet article respecte et consacre les droits acquis. Il ajoute :

« Dans les provinces où ces conditions n'ont pas été requises jusqu'à présent, rien ne sera changé aux droits des personnes illettrées qui, à la promulgation de la présente loi, se trouveront inscrites sur les listes électorales. »

Comme vous le disait hier M. le ministre des finances, l'application de la loi ne se fait que dans le Piémont. Le scrutin est secret et l'article 84 de la loi impose à l'électeur l'obligation d'écrire lui-même son bulletin dans la salle du vote. En cas d'infirmité, ou si l'électeur veut se prévaloir du bénéfice de l'exception établie par l'article premier, il fait écrire son bulletin dans la salle par un électeur de son choix.

(page 1440) Une autre loi du 23 octobre 1859, sur l'organisation provinciale et communale, est moins sévère que la loi sur les élections parlementaires. Il suffit de savoir lire pour être admis à participer à l'élection des consuls provinciaux et communaux et pour être éligible aux fonctions municipales.

C'est assez singulier. Il faut savoir écrire pour être électeur. II suffit de savoir lire pour être bourgmestre d'une grande ville.

« Toutefois l'incapacité ainsi établie pour les individus absolument illettrés, ne s'applique, d'après la loin, que quand il reste dans la commune, déduction faite de ces individus, un nombre d'électeurs double de celui des conseillers a élire. »

Il en résulte que douze électeurs peuvent nommer six conseillers communaux.

Quelque étrange que cela puisse paraître, il y a du moins un moyen ; et en définitive, cette loi remontant à cinq ans, il faut bien qu'on y voie quelque chose d'utile pour la maintenir. Mais, comme vous le disait hier. M. le ministre des finances, il se trouve que le système électoral italien diffère du nôtre en ce que là on vote par circonscription nommant chacune un député. L'électeur n'a qu'un seul nom à écrire. Dans ce cas il peut faire comme le député germanique dont je parlais tout à l'heure ; il peut s'exercer pendant un jour ou deux à calligraphier un nom, comme on apprend à faire un dessin et il donnera sa voix sans savoir lire ni écrire.

La loi italienne ne nous offre donc pas de moyen sérieux, surtout dans l'état actuel de notre législation.

Quels sont maintenant les moyens que nous propose l'honorable M. Orts ? Si partisan que je sois de son amendement, en principe, je ne puis l'admettre d'abord, parce qu'il consacre une injustice ; parce que, en d'autres termes, la proposition n'est-pas suffisamment radicale, te je vais vous le prouver par un seul argument.

Vous excluez, à partir de 1866, des listes électorales, un certain nombre d'électeurs, sous prétexte qu'ils sont ignorants, qu'ils ne savent ni lire ni écrire, sous prétexte que ce sont des gens absolument incapable.

Mais que voulez-vous que pense un électeur qui se trouvera dans ce cas, que voulez-vous qu'il pense du législateur de son pays ? Il aura le droit de dire : « Comment ? on m'exclut de la liste parce que je suis un ignorant il y a dans mon village ou dans ma rue 25 individus plus ignorants que moi qui votent depuis 25 ans et qui continueront à voter. »

Cela est-il juste ? On prétendait tout à l'heure que quelqu'un a soutenu ici le droit à l'ignorance. Or, je ne veux pas précisément que la loi consacre le droit de l'ignorance, les droits acquis de l'ignorance, comme si l'ignorance pouvait jamais faire la base d'un droit acquis ! Si vous voulez exclure ceux qui ne savent pas lire et écrire, il faut avoir le courage de le dire hautement et il faut les exclure tous ; mais il ne faut pas venir prétendre qu’on a un droit acquis parce qu'on a mal fait depuis vingt-cinq ans.

Maintenant, messieurs, voyons les moyens pratiques de l'honorable M. Orts, ces moyens qui m'ont surtout aidé à voir clair dans la question.

« L'électeur dont la capacité sera contestée pourra demander à subir une épreuve devant l'autorité à laquelle la loi confère le pouvoir de juger les contestations relatives aux listes électorales. »

Il pourra demander, et s'il ne le demande pas il sera rayé ! D'abord, messieurs, il y a eu Belgique et ailleurs, beaucoup de personnes qui ne tiennent pas énormément à l'exercice de leur droit électoral et qui seraient enchantées, à cause de ce défaut de courage civique qui n'est que trop commun de nos jours, il faut bien le reconnaître, qui seraient enchantées d'être rayées de la liste électorale, pour échapper aux obsessions dont elles sont l'objet.

Il y a bien des gens qui diraient : « Je ne demande pas à être inscrit ; je ne sais pas lire et écrire, et quand je le saurais, par amour-propre je ne voudrais pas demander à le prouver. »

Voilà donc le premier danger de la proposition ; c'est la réduction du nombre des électeurs.

On réclamera « devant l'autorité à laquelle la loi confère le pouvoir de juger les contestations relatives aux listes électorales. »

Quelle est cette autorité ? C'est le collègue échevinal d'abord, ensuite la députation permanente, qui, sur le fait, prononce ce dernier ressort.

Voilà donc un électeur qui est l'adversaire de son bourgmestre, contre lequel il peut être exposé à voter ; cet électeur se trouve devant des juges assez suspects. Il réclame ; il ira devant la députation permanente ; il se rendra au chef-lieu de la province ; car enfin l'examen qu'il aura subi devant le collège échevinal, il devra le subir de nouveau devant la députation. Pourriez-vous me dire qui payera ses frais de voyage ?

- Un membre. - Le réclamant.

M. Hymans. - S'il est constaté que l'électeur sait lire et écrire, ce sera le réclamant qui payera les frais ; mais si le contraire est prouvé (interruption), ce sera alors l’électeur qui devra payer, ou bien l'Etat, ou bien le candidat. Si c'est l'Etat, vous allez introduire un système qui n'existe nulle part, pas même en Chine : vous payerez à l'électeur un voyage au chef-lieu de la province ; il ira faire ses commissions aux frais du gouvernement ; il laissera croire qu'il ne sait rien pour aller prouver le contraire !

Ou bien c'est le candidat qui payera. Et voilà un nouveau moyen de corruption que vous introduisez dans une loi qui a pour but de réprimer les fraudes électorales !

J'oublie une chose. L'honorable M. Delcour a développé une proposition, à laquelle je me rallie de tout mon cœur, que je trouve libérale et que je désire voir inscrite dans nos lois. L'honorable ministre de l'intérieur s'y est rallié en principe ; elle a donc des chances de succès. L'honorable M. Delcour veut qu'en matière électorale les délibérations de la députation permanente soient publiques. Celui qui est en cause a un avocat et M. le ministre de l'intérieur veut qu'il y ait un ministère public ; il y aura donc un réquisitoire et des plaidoiries devant la députation permanente, il y aura un procès en règle sur la question de savoir si un tel sait lire et écrire.

C'est là une question très élastique. Prenez sur le bureau quelques-unes des pétitions qui y sont déposées. Vous en trouverez, — en voici une que je vous soumets, - dans lesquelles certains individus réclament le droit de suffrage pour les citoyens qui savent lire et écrire, et il suffit de jeter un coup d’œil pour constater que les pétitionnaires eux-mêmes ne savent pas écrire.

Voici une de ces pétitions : on en a fait signer à tour de bras.

En présence de cette contestation, la députation permanente devra faire venir M. Joseph Prudhomme, professeur d'écriture, élève de Brard et de Saint-Omer, expert assermenté près les cours et tribunaux, qui décidera dans sa haute sagesse si le citoyen en question peut être admis à exercer son droit d'électeur.

En vérité, messieurs, cela soutient-il l'examen ? Pour ma part, je ne le crois pas et il m'est impossible de voter la proposition que M. Orts a déposée hier, c'est-à-dire ce qu'il a appelé ses moyens pratiques.

Messieurs, je n'ai plus qu'un mot à dire. Pour qu'on introduise dans la loi quelque chose d'utile et de sérieux, il faut, avant tout, que ce quelque chose soit juste, et la proposition qui nous est soumise est injuste, attendu qu'elle consacre un droit dans la personne d'un grand nombre d'individus se trouvant dans la position de ceux à qui on le refuse. On consacre donc un privilège.

La proposition est antidémocratique et c'est la principale raison pour laquelle je ne la voterai pas. Je l'ai dit tout à l'heure, je suis partisan de l'extension du suffrage et j'espère bien ne pas sortir de cette Chambre avant d'avoir aidé à la confection d'une loi conçue dans ce sens ; mais je ne voterai jamais une réforme électorale qui ne soit pas fondée sur des principes véritablement démocratiques.

Voici, messieurs, pourquoi la proposition ne l'est pas. Elle respire un parfum d'intolérance qui me choque. Comment ! un homme aura travaille toute sa vie pour acquérir, à 1a sueur de son front, un petit patrimoine par son intelligence ; celle-ci se sera manifestée, non point dans des articles de journaux, dans des circulaires électorales, dans des proclamations plus ou moins révolutionnaires, mais a été prodiguée depuis le chant du coq jusqu'au coucher du soleil, devant un établi, dans l'atelier ou dans la mansarde ; cet homme se sera fait une petite fortune, il aura amassé un petit pécule pour ses enfants, et il sera parvenu ainsi à se faire inscrire sur les listes électorales, ce qui pour lui est un orgueil et un titre de gloire...

M. Dumortier. - Et pour le pays.

M. Hymans. - ... et vous irez l'expulser de cette arène, sous prétexte qu'il ne sait ni lire ni écrire, tandis que vous admettrez un débauché, un fainéant qui aura eu le bonheur de trouver sa fortune faite à la mort de son père, un homme qui n'aura jamais travaillé, mais qui aura la chance de ce pas avoir oublié le peu qu'il aura appris sur les bancs de l'école ou dans les sentiers du vice ! Non, non, jamais, cela n'est pas possible ; je ne puis l'admettre, et vous ne le voudrez pas.

M. Lesoinne. - Messieurs, je désire dire quelques mois pour que (page 1441) l’on ne puisée pas se méprendre sur la porté du voie que j'émettrai sur l'amendement de l'honorable M. Orts.

Je ne suis pas opposé à une réforme de nos lois électorales, j'ai toujours pensé, au contraire, et je suis encore aujourd'hui de la même opinion, qu'a mesure que l'éducation politique d'un peuple se fait, il était bon et utile d'élargir la base sur laquelle repose son système constitutionnel. Il est sage et logique de la part du gouvernement de ne laisser à aucun intérêt la prétention de dire qu'il n'est pas représenté dans les corps qui sont chargés de la confection des lois et règlements qui sont obligatoires pour tous les citoyens. Mais une pareille loi doit être faite avec tout le soin et la maturité que l'importance de la question comporte, et non pas d'une manière incidente et à la fin d'une session déjà trop longue.

C'est pourquoi j'ai voté pour la question préalable à propos de tous les amendements qui ne se rattachaient pas d'une manière directe au projet de loi qui nous est soumis, et c'est encore pour ce motif que je voterai contre l'amendement de l'honorable M. Orts.

M. Devroedeµ (pour une motion d’ordre). - Messieurs, samedi on a demandé le dépôt de tous les amendements. Je n'assistais pas à la séance et l'honorable M. Elias, qui était ici, a eu la bonté de présenter le paragraphe que j'avais formulé jadis en section. Ce paragraphe doit recevoir quelques développements. Or je ne pourrais les présenter au moment où l'on discutera l'amendement ; je les ai ici et si la Chambre veut me permettre de les lire ce sera bientôt fait.

- Plusieurs membres. - Lisez ! lisez !

M. Devroedeµ. - C'est donc un paragraphe à ajouter à l'article 5.

(Nous publierons cet amendement.)

- La proposition est appuyée ; elle sera imprimée et distribuée et fera partie de la discussion.

- La séance est levée à 4 heures.