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Chambres des représentants de Belgique
Séance du vendredi 14 juillet 1865

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1864-1865)

(Présidence de M. E. Vandenpeereboom.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 1417) M. Thienpont, secrétaire., procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.

M. de Moor, secrétaireµ, fait lecture du procès-verbal de la séance d'hier.

- La rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. Thienpont, secrétaire., présente l'analyse suivante des pièces qui ont été adressées à la Chambre.

« La veuve Thiry demande que son fils mineur, qui s'est enrôlé dans la légion mexicaine, soit renvoyé en Belgique. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Le sieur Fouzée, combattant de septembre, demande un secours. »

- Même renvoi.


« M. le ministre de la justice transmet, avec les pièces de l'instruction, la demande en obtention de la naturalisation ordinaire adressée par Je sieur Collomb, négociant à Courtrai. »

- Renvoi à la commission des naturalisations.


« M. Mascart, retenu chez lui par une indisposition, demande un congé de quelques jours. »

- Accordé.

Projet de loi relatif aux fraudes en matière électorale

Discussion des articles

Article 2

MpVµ. - La discussion continue sur l'amendement de M. Orts, à l'article 2.

M. J. Jouret. - Je donnerai quelques développements aux deux propositions que j'ai posées hier d'une manière sommaire, propositions que vous avez encore présentes à la mémoire, j'espère, et que je ne répéterai pas, pour abréger.

Mais avant de le faire, qu'il me soit permis de rencontrer quelques objections qui ont été faites par des orateurs qui m'ont précédé et notamment par M. Orts qui, bien qu'il ait prononcé hier un discours des plus brillants, des plus remarquables par la forme, n'a cependant produit au fond aucune autre observation que celles qu'il avait produites déjà en donnant les développements de sa proposition.

Qu'a dit l'honorable M. Orts ? « Je vous le demande, disait-il, dans la séance du 4, et c'est là la justification de ma proposition, sous le double rapport du fond et de la connexité ; je vous le demande, que voulez-vous que fassent dans ce couloir les électeurs qui ne savent ni lire ni écrire ? »

L'honorable M. Thonissen lui répondait immédiatement, et c'était là le véritable nerf de la question : Il peut avoir d'autres bulletins. Soit, répliquait l'honorable M. Orts ; mais s'il ne sait ni lire ni écrire, comment distinguera-t-il le bulletin qu'il préfère ?

A ces mots une interruption a été faite ; elle partait de nos bancs. Nous qui connaissons ce qui se passe lors des élections dans les arrondissements qui nous envoient ici, nous comprenons tous ce que l'on pourrait reprocher à l'honorable M. Orts.

Un peu plus loin, l'honorable M. Orts disait : « Je persiste à le dire, je ne comprends pas ce que nous veut votre mécanique destinée à protéger l'indépendance de l'électeur ; si vous admettez à circuler autour de votre couloir où vont être admis des gens qui ne savent ni lire ni écrire, que feront-ils ?

Messieurs, je ne sais pas ce que peut faire au fond de la question de jeter le ridicule sur une disposition qui, qu'on la trouve bonne ou mauvaise, est proposée dans le but le plus louable et qui sera d'une utilité évidente. Mais laissons cela et voyons la question même.

Voici donc la réponse que nous faisons à l'honorable M. Orts.

Comme vous l'aurez remarqué, messieurs, dans cette question les honorables représentants de Bruxelles se préoccupent d'une seule et unique chose : c'est de ce qui se passe dans l'arrondissement de Bruxelles ; ils se préoccupent très peu de ce qui se passe dans les autres arrondissements.

Or, messieurs, qu'arrivera-t-il lors des élections dans nos arrondissements ? Est-ce que chacun de nous n'a pas constaté vingt fois que, non pas un électeur, mais dix, mais vingt, les électeurs même de toute une commune sont menés comme un troupeau de moutons, tenus en charte privée, surveillés sans répit, et comme l'a fort bien fait remarquer dans son travail l'honorable rapporteur de la section centrale, tenus sous l'œil de la personne qui les fait servilement agir jusqu'au moment où, tenant en main leurs bulletins, ils vont le déposer dans l'urne sans avoir eu un seul instant de liberté.

Eh bien, je réponds immédiatement à l'honorable M. Orts : Comment pouvez-vous nous dire qu'il faut exiger de l'électeur qu'il sache lire et écrire, alors que vous ne voulez pas d'une autre mesure qui, rendant à l'électeur sa liberté, ne fût-ce que pendant quelques minutes seulement, lui donnerait la faculté de voter comme il le désire ?

Messieurs, qu'arrive-t-il dans bien des circonstances, je parle de toutes les opinions : c'est qu'un électeur vient nous trouver et nous dit : « N'est-il pas malheureux, déplorable, que moi, qui pendant trente ans ai voté pour vous et vos amis, je me trouve dans ce moment-ci sous l'empire de la contrainte et je suis forcé de voter contre mon opinion. Il y va d'une exploitation importante, il y va de toute ma fortune. ».

Dans ces occasions, cet électeur s'adresse à un homme en qui il a une pleine confiance, et il ne manque pas de lui dire : « Veuillez me donner un billet qui soit d'accord avec les convictions dont j'ai fait preuve depuis trente ans. »

Et cet électeur ne manquera pas de se présenter à l'élection, après avoir caché son billet en un endroit où personne n'ira le chercher et où il saura bien le trouver, lorsqu'il sera derrière ce couloir protecteur, si heureusement inventé selon moi ; et il déposera dans l'urne le billet qui est conforme à ses convictions.

Je réponds par là aux paroles de l'honorable M. Orts, que j'ai rappelées tout à l'heure, à savoir que la disposition de la loi qui établit un couloir est sans aucune espèce d'utilité.

Je le répète, il suffira à l'électeur de se trouver dans ce couloir, ne fût-ce que quelques secondes, pour qu'il recouvre sa complète indépendance.

Voici une autre considération.

Ne suffira-t-il pas qu'on soit bien persuadé de l'impossibilité d'exercer désormais aucune espèce de contrôle ou d'intimidation sur les électeurs, pour que chacun laisse les électeurs libres et tranquilles ? Le simple bon sens n'indique-t-il pas qu'il en sera ainsi ? Ne se dira-t-on pas ? à quoi (page 1418) bon tracasser dorénavant l'électeur ? Nous ne pouvons plus voir le billet que nous le forçons de déposer, le couloir lui rend sa liberté et son indépendance ; laissons-le donc tranquille.

Voici une autre observation encore.

Il y a sans doute beaucoup d'électeurs illettrés ; mais comparés aux électeurs lettrés, les électeurs illettrés sont toujours le petit nombre, et pour les électeurs lettrés qui sont bien plus nombreux, évidemment le couloir fonctionnerait de manière à donner satisfaction, même à l'honorable M. Orts au point de vue où il se place.

Messieurs, l'honorable M. Lelièvre a fait valoir après l'honorable M. Orts les mêmes idées que celui-ci, l’honorable M. Lelièvre a produit, lui, le système d'une manière absolue. Il a dit :

« Je suis d'avis que le législateur doit exclure du scrutin électoral tous les individus qui ne savent ni lire ni écrire, par le motif qu'étant incapables d'émettre un vote utile, il est rationnel qu'on leur dénie l'exercice d'un droit qui suppose le discernement de l'intérêt public. »

Messieurs, votre expérience ne vous dit-elle pas qu'il est parfaitement inexact de prétendre que l'électeur qui ne sait ni lire ni écrire est incapable d'émettre un vote utile. Je dis à l'honorable M. Lelièvre et à ceux qui défendent ses idées :

II est beaucoup d'électeurs, et j'en connais, qui ont un mérite incontestable, bien qu'ils ne sachent ni lire ni écrire ; qui font preuve d'un excellent bon sens et qui sont à même de donner d'excellents conseils à M. Lelièvre et à nous tous même sur la conduite à tenir dans bien des occasions au sein de cette assemblée dans l'intérêt du pays.

Messieurs, j'en viens maintenant au principal argument de l'honorable M. Orts : c'est celui qu'il a fait valoir dans son premier discours et qu'il a reproduit hier en le développant ; c'est l'argument puisé dans le mode d'élection des conseils de prud'hommes. Je dis que, dans ce cas, comme dans beaucoup d'autres cas, comparaison n'est pas raison. Je trouve qu'il n'y a nulle comparaison à établir entre ces deux ordres d'idées.

Est-ce que les ouvriers, à qui l'on donnait le droit de choisir leurs prud'hommes, étaient en possession de ce droit depuis 34 ans, comme les électeurs à qui l'on veut enlever aujourd'hui le droit de prendre part aux élections ?

Est-ce que ce droit leur avait été garanti en quelque sorte d'une manière expresse par la Constitution et par la loi électorale ? Mais, évidemment, non !

Sous le rapport de l'organisation de la mesure proposée par l'honorable M. Orts, en supposant qu'elle puisse être adoptée, l'honorable M. Orts n'a-t-il pas dû reconnaître, hier encore, les difficultés presque insurmontables qu'elle rencontrerait, contrairement à ce qui existe pour les prud'hommes, parce qu'il s'agit ici d'électeurs que les partis dans leur ardeur, et dans leurs passions politiques voudront créer d'un côté, supprimer de l'autre, et si vous ne fixez pas au juste d'une manière nette et pratique les conditions à l'aide desquelles il sera certain que l'électeur sait lire et écrire, vous verrez surgir partout les contestations les plus inextricables. Aussi est-ce avec raison que l'honorable ministre de la justice mettait hier l’honorable M. Orts en demeure de se prononcer à cet égard.

Messieurs, je crois sincèrement que la mesure présentée par l'honorable M. Orts ne peut se justifier à aucun point de vue.

Je vais établir actuellement les deux propositions que j'énonçais hier.

Je ne dis pas d'une manière absolue que la proposition de l'honorable M. Orts est inconstitutionnelle, mais je dis que je reste dans le vrai en affirmant qu'elle porte en elle-même un tel cachet d'inconstitutionnalité, qu'elle est tellement contraire aux principes de la Constitution, qu'il est absolument indispensable de la repousser.

M. Coomans a dit, lui, d'une manière formelle que la mesure est inconstitutionnelle. Il l'a nié hier, mais il l'a dit, et il a déclaré sans hésiter davantage que bien que la proposition fût inconstitutionnelle, il la voterait.

Messieurs, je n'ai pas le droit de contrôler la conduite d'un membre quelconque de l'assemblée, d'aucun de mes honorables collègues ; ce que je vais dire ne concerne donc que moi-même. J'ai prêté et renouvelé, plusieurs fois dans cette enceinte, le serment d'observer la Constitution ; quand une mesure me paraît inconstitutionnelle, ne fût-elle même qu'entachée d'inconstitutionnalité, je crois qu'il est de mon devoir de la repousser par respect pour notre pacte fondamental.

Messieurs, nous ne saurions rien faire de plus utile que de donner au pays l'exemple de ce profond respect de la Constitution qui, quoi qu'on en puisse dire, sans le penser, j'en suis convaincu, est demeurée jusqu'ici entièrement, saintement respectée.

Je viens maintenant, messieurs, à la démonstration de l'inconstitutionnalité de la proposition de l'honorable M. Orts, et pour le faire, je vous prie de me permettre de vous donner lecture des articles 47 et 49 dont il a déjà été question plusieurs fois.

« Art. 47. La Chambre des représentants se compose des députés élus directement par les citoyens payant le cens déterminé par la loi électorale, lequel ne peut excéder 100 florins d'impôt direct, ni être au-dessous de 20 florins.

« Art. 49. La loi électorale fixe le nombre des députés d'après la population ; ce nombre ne peut excéder la proportion d'un député sur 40,000 habitants. Elle détermine également les conditions requises pour être électeur et la marche des opérations électorales. »

Messieurs, la première observation sur l'article 47 est celle-ci : c'est que les mots « laquelle ne peut excéder 100 florins ni être au-dessous de 20 florins »ne se trouvaient pas, comme vous le savez tous, dans le projet de Constitution.

L'honorable M. Dumortier l'a fait observer dans une précédente séance, ces mots n'y ont été ajoutés que sur un amendement présenté par l'honorable M. Defacqz et à la discussion duquel plusieurs membres remarquables du Congrès, M. Raikem, Forgeur, Destouvelles, l'abbé de Foere et Charles Lehon prirent part.

Je reconnais volontiers que les raisons que l'honorable M. Defacqz a fait valoir en faveur de cet amendement laissent parfaitement intacte la question d'inconstitutionnalité que soulève la mesure de l'honorable M. Orts.

Cependant je prie la Chambre d'observer que c'était à raison de la condition imposée à l'électeur de payer le cens fixé par la loi pour exercer le droit électoral que l'honorable M. Defacqz était d'avis qu'il ne fallait pas la laisser à l'arbitraire d'une loi mobile, changeante ; c'est pour cela qu'il voulait qu'on inscrivît dans la Constitution ce qu'il appelait la condition qu'il faut placer en première ligne pour être électeur, le payement du cens.

Or, on reconnaissait alors, comme aujourd'hui, que le payement du cens fondé sur la propriété, c'est l'intérêt de l'électeur à la bonne gestion des affaires du pays, en d'autres termes, c'est la présomption de sa capacité.

On comprend donc difficilement qu'on puisse prétendre aujourd'hui, après 35 ans de jouissance incontestable de ce droit inscrit dans la Constitution, qu'il soit possible de l'éloigner, sous prétexte d'incapacité.

M. Guillery. Cela n'est pas dans la Constitution. C'est dans la loi électorale.

M. J. Jouret. - A cette observation que je viens de faire valoir on fait une objection. C'est celle-ci et c'est pat là qu'hier l'honorable M. Orts a commencé ses observations : Si vous généralisez ainsi, dit-on, vous prétendez donc qu'on ne peut éloigner l'électeur qui paye le cens, dans aucun cas, même dans ceux où il ne remplit pas les conditions exigées par les articles 1 et 5 de la loi électorale.

Pour répondre à cette objection revoyons ce que dit l'article 49 : « Elle détermine également les conditions requises pour être électeur. »

Pour moi, messieurs, il me paraît évident ( et c'était probablement la pensée de l'honorable M. de Theux lorsqu'il disait au Congrès qu'une proposition semblable faite par M. Séron dont je parlerai tout à l'heure était inconstitutionnelle), il me paraît évident que si l'article 49 a fait allusion aux autres conditions requises pour être électeur, il ne s'est occupé que des conditions ordinaires formant, à cet égard, le statut personnel du citoyen, telles que les conditions d'indigénat et de majorité fixées par l'article premier de la loi électorale ainsi que les cas d'indignité fixés par l'article 5 de la même loi.

II est clair pour moi que l'article 49 ne fait allusion qu'à ces conditions de majorité et d'indigénat, les seules auxquelles les auteurs expérimentés de la Constitution et de la loi électorale devaient penser alors parce qu'elles se trouvent dans toutes nos lois organiques et que ce sont en définitive les conditions générales de capacité.

Mais, me dira M. Orts, vous tirez cette induction d'une manière toute gratuite ; pouvez-vous administrer la preuve que cette induction est fondée ?

J'ai dit d'abord que je ne prétendais pas que la proposition de M. Orts était radicalement inconstitutionnelle, mais vous conviendrez que les considérations que je viens de faire valoir sont de nature à jeter un (page 1419) grand doute dans les esprits de ceux qui ne partagent pas notre manière de voir.

Voici ce qui complète ma démonstration et qui devient à mon point de vue une preuve évidente.

Lors de la discussion de la loi électorale, M. Seron est venu faire la motion que reproduit en ce moment M. Orts. Comment sa motion a-t-elle été accueillie et l'on me concédera qu'il est permis de tirer de cet accueil un argument quelconque. Voici ce que je lis dans le remarquable travail de M. Huyttens : M. Seron avait développé sa proposition ; il serait trop long de vous lire ces développements qui sont à peu près les mêmes que ceux qu'a produits M. Orts.

M. de Theux prend immédiatement la parole et dit qu'il croit que la Constitution s'oppose à la proposition de M. Seron puisqu'elle dispose que tout citoyen payant 100 florins de contribution est électeur. Après lui, M. Devaux prend la parole et sans contredire en rien les observations de M. de Theux, ce qui m'autorise à supposer qu'il était de son avis ou que tout au moins il ne combattait pas son opinion, il dit : « Je crois que la proposition est inadmissible par cela seul qu'elle est inexécutable. Comment vous assurerez-vous qu'un citoyen sait lire et écrire, et puis qu'est-ce écrire ; signer ne suffira-t-il pas ? »

Voilà l'essence de la discussion. La proposition de M. Seron est mise aux voix et repoussée par le Congrès à peu près tout entier, par assis et levé. J'ajoute que lorsque M. Seron avait fait sa proposition, le Congrès l'avait accueillie par une hilarité générale.

M. Bouvierµ. - Cela n'est pas une raison.

M. J. Jouret. - Pardon, c'est une raison, c'est au moins un indice sérieux. C'était le Congrès qui faisait la loi électorale, le Congrès qui avait tout présent à l'esprit le sens qu'il avait donné à toutes les dispositions qu'il venait de voter. Il accueille la proposition de M. Seron par l'hilarité générale et vous direz que cela n'est pas sérieux ; je prétends, moi, trouver dans cette circonstance la preuve que dans l'opinion du Congrès la proposition de M. Seron était inadmissible comme inconstitutionnelle, et que dans l'esprit des constituants il ne pouvait être permis d'exiger d'un électeur qu'il sût lire et écrire pour exercer son droit électoral, et que si la motion de M. Orts n'est pas radicalement inconstitutionnelle, vous ne pouvez nier qu'elle ait un cachet incontestable d'inconstitutionnalité et qu'à ce titre, si nous sommes animés d'un respect vrai pour l'œuvre du Congrès, nous devons la repousser.

Mais, messieurs, admettons qu'il en soit autrement ; admettons que la proposition de l'honorable M. Orts ne soit pas inconstitutionnelle ; eh bien, je dis que, dans cette supposition encore, il est de notre devoir de la repousser. Je dis qu'elle est inadmissible, que je la considère comme dangereuse ; et je crois sincèrement que les hommes d'Etat qui sont au pouvoir doivent la repousser.

Messieurs, arrivé à ce point de mes observations, je dois dire à la Chambre que j'éprouve un véritable embarras. Vous avez entendu dans la séance précédente les honorables MM. de Haerne et Vander Donckt, approuver en quelque sorte la proposition de l'honorable M. Orts. Ces messieurs ne se sont pas engagés, je crois, à la voter, j'espère qu'ils ne la voteront pas, mais enfin ils l'ont indirectement approuvée.

Nous avons entendu, dans une séance précédente, l'honorable M. Coomans nous dire que l'arrondissement de Turnhout était peut-être l'arrondissement de tout le pays où il y avait le moins d'électeurs illettrés, qui ne sussent ni lire ni écrire. D'autres honorables membres de la droite, avec lesquels je me suis entretenu de cette question pendant quelques instants, et particulièrement l'honorable M. Jacobs, m'ont dit qu'ils ne croyaient pas que la droite eût rien à redouter de l'adoption de la proposition de l'honorable M. Orts ; et c'est à notre opinion, au contraire, qu'elle pourrait, croient-ils, causer un certain préjudice.

Les observations qui me restent à faire sont basées sur une conviction diamétralement opposée à cette appréciation ; et je demande à la Chambre de me permettre de lui faire connaître ma manière de voir en quelques mots encore. Si je me trompe dans mon appréciation, mes honorables collègues me rendront du moins la justice de reconnaître que je ne suis guidé dans mon examen que par un sentiment de justice et d'impartialité.

M Bouvierµ. - Ce n'est pas une question de parti.

M. J. Jouret. - C'est précisément ce que je me propose de prouver.

Quoi qu'il en soit, la mesure proposée par l'honorable M. Orts n'eût-elle pour seul effet que de jeter, sans savoir au profit de qui, une perturbation subite dans l'existence des partis politiques tels qu'ils sont constitués, selon moi du moins, pour le plus grand bien du pays, à ce titre seul je ne pourrais l'admettre.

Maintenant, sont-ce nos adversaires qui se trompent ? Est-ce moi ; et dans ce cas, ai-je le droit de me montrer plus soucieux de leurs intérêts qu'eux-mêmes.

Je prie la Chambre de me permettre de lui exposer sincèrement mes idées à cet égard.

Les raisons sur lesquelles s'appuie mon opinion, je les ai, à l'époque où cette question a surgi, consignées dans un journal de l'arrondissement que je représente ici, le seul qui défende les principes de l'administration actuelle dans l'arrondissement de Soignies. Je prie la Chambre de me permettre de lire quelques courts extraits de ce journal, où sont indiqués les inconvénients et les dangers de la proposition de l'honorable M. Orts, toujours à mon point de vue.

Les articles d'où j'extrais ces passages ont été rédigés par moi, je ne fais pas la moindre difficulté de le reconnaître. Ce n'est donc pas un plagiat que je prie la Chambre de me permettre de faire. Mais je demande de pouvoir mettre sous ses yeux mon appréciation consciencieuse, sinon vraie, des effets et des résultats de la mesure proposée par M. Orts.

Je disais, dans un numéro qui paraissait vers le mois de mars dernier :

« Il faut bien le reconnaître, après trente-quatre années de possession du droit électoral, reconnu à l'électeur payant le cens fixé par la loi et remplissant les conditions d'indigénat et de majorité exigées par elle, porter atteinte à un droit ainsi exercé serait une véritable énormité. Vainement on dirait que l'on peut aussi naturellement imposer à l'électeur la condition de savoir lire et écrire que celles qui ont été consignées dans la loi électorale de 1831, toujours on demanderait et avec raison, pourquoi semblable condition n'a pas été inscrite dans la loi électorale à l'époque où elle a été décrétée et comment il se fait qu'on vienne à songer à pareille chose après l'existence si longue et d'une manière si incontestée de cette loi organique.

« Si vous n'aviez pas un but, dirait-on, un but peu louable, celui de frapper d'une manière efficace toute une portion d'électeurs désignés d'avance à votre ostracisme, ceux d'un grand nombre d'arrondissements des provinces des deux Flandres, d'Anvers et du Limbourg, vous n'auriez certainement pas imaginé une conception aussi machiavélique. Ce n'est pas une mesure juste que vous voulez sanctionner, ce n'est pas une que vous voulez faire, mais vous voulez tout simplement bouleverser la position électorale dans les arrondissements où elle n'est pas ce que vous désireriez qu'elle fût, et conquérir, dans les provinces où l'opposition de la Chambre, en minorité déjà, se recrute, une majorité pour vos idées et vos principes. »

Voilà, messieurs, comment je m'exprimais à cette époque, et vous voyez sous l'empire de quelles idées de justice et d'impartialité j'écrivais ces lignes.

Dans une autre occasion, et en me plaçant à un point de vue plus élevé, je signalais les dangers sérieux que la mesure aurait pour l'avenir et le repos du pays et je disais, après avoir établi ce qui constitue selon moi l'essence du gouvernement parlementaire, la nécessité qu'il y a à ce qu'un pays libre et constitutionnel ait de grands partis politiques qui le dirigent.

Je continuais ainsi :

« Nous avons dit souvent quel était le but que voulaient atteindre les deux grands partis qui se disputent le pouvoir en Belgique.

« Le parti qui s'appelle conservateur, tout en proclamant son attachement à nos libertés, voudrait imprimer à la marche de l'Etat la domination de certaines idées que le pays considère avec raison comme dangereuses pour ses libertés.

« Le parti libéral peut gouverner et gouverne réellement le pays en le poussant dans la voie de tous les progrès, en maintenant avec énergie l'indépendance des pouvoirs civil et politique, et en se montrant vraiment, sagement sympathique aux sentiments religieux qui forment le caractère particulier de la nation.

« Quel que soit le mérite de ces deux buts particuliers des grands partis belges, il ne viendra à l'idée de personne de nier que leur lutte, plus ou moins franche et loyale, n'ait produit pour le bonheur et la prospérité du pays les résultats les plus heureux. Il faut le reconnaître, les partis ont en général marché d'une manière régulière, et quand on considère la Belgique, en se gardant de folles exagérations, on reconnaît qu'elle peut encore servir de modèle à cet égard.

« Maintenant, est-il vrai que la mesure qui priverait du droit électoral l'électeur ne sachant ni lire ni écrire aurait le résultat que nous avons signalé, c'est-à-dire bouleverserait la position électorale dans les arrondissements où les conservateurs en minorité déjà se recrutent ? Est-il vrai qu'elle les affaiblirait à tel point qu'elle devrait nécessairement les (page 1420) jeter dans le désespoir, et ne cesseraient-ils pas d'être un parti réellement national : Pour nous, cela est sérieusement à craindre.

« C'est donc avec la plus grande raison que nous demandons et c'est le plus fort argument qu'il nous soit possible de produire en faveur de notre thèse, s'il peut être bon peur les véritables intérêts du pays, que l'un de ses grands partis tombe, écrasé sous la puissance et la suprématie incontestée de l'autre. Est-il possible qu'en Belgique le parti qui, a tort ou à raison, a seul la prétention de représenter les idées religieuses, est-il possible qu'avec les éléments d'une puissance incontestable dont il se compose, il consente à se voir réduit à néant par une mesure qu'il considérerait, et malheureusement ce ne serait pas sans raison, comme empreinte d'injustice et de quelque violence ?

« Qu'aurions-nous dit si nos adversaires venus au pouvoir en grande majorité, après la dissolution de la Chambre, avaient, abusant de leur force, décrété le suffrage universel, et par là porté ou essayé de porter au parti libéral un coup qui l'aurait tué pour un long avenir ?... »

Messieurs, je livre ces appréciations à votre sérieuse attention. Si elles sont justes malgré ce qu'ont paru croire les honorables membres de la droite que j'ai cités tantôt, nous ferons bien, dans l'intérêt du pays, de repousser la motion de l'honorable M. Orts ; si elles ne le sont pas, comme paraissent le croire beaucoup de nos adversaires, nous devrions nous trouver fort à l'aise à cet égard, et voir passer sans regret cet amendement. Mais, pour ce qui nous concerne, je déclare que je ne puis admettre qu'il en soit ainsi, je crois que nos craintes ne sont que trop fondées, et amèneront le résultat que je signale.

Je ne veux pas qu'un des grands partis politiques sur lesquels se fonde la prospérité du pays soit écrasé par l'autre, parce que je considérerais ce fait comme un malheur. Et nous en viendrions là, car cette mesure serait suivie d'une foule d'autres qui amèneraient fatalement ce résultat.

Une dernière considération pour finir.

Je ne comprends pas que dans un moment où généralement on réclame et paraît admettre la nécessité d'accorder une extension du droit de suffrage, on vienne proposer de le restreindre sans nécessité.

Dans tous les cas, le caractère d'inconstitutionnalité dont la mesure est empreinte me déterminerait presque seul à le repousser, et je ne puis m'empêcher de croire qu'une grande majorité dans cette Chambre suivra cet exemple.

(page 1425) M. Guillery. - Messieurs, l'honorable ministre de la justice disait, dans une séance précédente, qu'une disposition était constitutionnelle ou ne l'était pas ; il n'admettait pas des à peu près en pareille matière. Il paraît que l'honorable préopinant ne partage pas cette doctrine. L'amendement de l'honorable M. Orts n'est pas, suivant lui, précisément inconstitutionnel ; cependant il est contraire à la Constitution. J'avoue que j'ai eu beau me torturer l'esprit depuis hier pour trouver ce qu'il peut y avoir de contraire à la Constitution dans cet amendement, je n'ai pu le trouver.

L'article 49 de la Constitution porte :

« La loi électorale fixe le nombre des députés d'après la population ; ce nombre ne peut excéder la proportion d'un député sur 40,000 habitants. Elle détermine également les conditions requises pour être électeur et la marche des opérations électorales. »

Voilà ce qui ost dit dans la Constitution, et pas autre chose. Quelle est donc la mesure qui peut être contraire à la Constitution ? La Constitution laisse au législateur le soin de déterminer quelles seraient les conditions requises pour être électeur. Il n'y a pas un mot dans la Constitution qui dise que le cens doit être la seule base.

L'article 47 porte ;

« La Chambre des représentants se compose des députés élus directement par les citoyens payant le cens déterminé par la loi électorale, lequel ne peut excéder 100 florins d'impôt direct, ni être au-dessous de 20 florins. »

Ainsi, d'après la Constitution, le cens ne peut pas descendre au-dessous de 20 florins, et il ne peut pas excéder 100 florins d'impôts. Il y a donc un maximum et un minimum. Mais, quant aux autres conditions requises, l'article 49 et l'article 47 laissent la latitude la plus complète au législateur.

Ainsi donc, on pourrait imaginer, si le législateur le jugeait opportun, une série de conditions nouvelles qui trouveraient parfaitement leur place dans la loi électorale.

L'honorable M. Orts a énuméré hier un grand nombre d'incapacités résultant de la loi électorale. Je ne veux pas les rappeler ; elles sont nombreuses. Je ne sache pas que la loi électorale ait jamais été accusée d'inconstitutionnalité.

Que l'on combatte la proposition au fond, qu'on trouve cette base mauvaise, soit ! mais qu'on ne vienne pas, avec un argument semblable, alarmer vos consciences, et vous dire que vous ne pouvez pas, sans manquer de respect à notre loi fondamentale, voter une mesure qui est vivement réclamée par l'opinion publique.

L'honorable préopinant vous dit, au fond, pour combattre la mesure, qu'il y a des hommes qui ne savent ni lire ni écrire, et qui sont cependant parfaitement aptes à exercer le droit d'électeur.

C'est vrai ; il y a des hommes qui ne savent ni lire ni écrire, qui sont très intelligents. Mais il y en a aussi qui sont pauvres et qui sont tout à fait dignes d'être électeurs, le génie n'est pas toujours riche. Il y en a même qui sont éligibles et même qui sont élus sans payer le cens électoral. Et cependant, ils n'ont pas le droit d'être électeurs, la Constitution ne le permet pas ; la Constitution ne nous permettrait même pas de dire dans la loi électorale que tous les membres de la Chambre seront électeurs.

Ainsi tous les systèmes ont leur côté faible. La Constitution a pris comme une des bases du droit d'électeur le payement du cens ; mais le législateur constituant ne s'est pas fait illusion sur cette mesure : il n'a pas cru que toutes les personnes qui payeraient le cens électoral seraient nécessairement intelligentes, ni que toutes les personnes qui ne ne payeraient pas seraient indignes d'être électeur.

Ainsi, quelque système que vous adoptiez, il aura son côté faible. Seulement, tel système offrira moins d'imperfections que d'autres.

Le législateur prenant comme une des bases du droit électoral le payement d'un cens, c'est-à-dire, voyant dans la possession d'une certaine fortune une présomption de capacité et d'intelligence, nous pouvons ajouter à cette base d'appréciation un autre critérium, la condition de savoir lire et écrire.

L'honorable préopinant dit : Vous parlerez d'étendre le cens électoral, et vous voulez en même temps proposer une mesure qui va restreindre le nombre des électeurs.

Je ne sais pas si l'honorable préopinant a l'intention d'appuyer les propositions destinées à étendre le cens électoral. Si telle est son intention, il ne se mettra pas en contradiction avec lui-même en adoptant l'amendement de l'honorable M. Orts, car si on propose d'étendre le cens électoral, c'est qu'on juge qu'en dehors des électeurs actuellement inscrits sur les listes électorales, il y a des hommes assez intelligents, assez probes, assez capables, offrant assez de garanties pour pouvoir jouir du droit électoral.

Plus vous étendrez le nombre des électeurs, plus vous abaisserez le cens électoral, et plus il sera urgent d'exiger, outre le payement du cens, la condition de capacité intellectuelle.

Il est évident que si vous abaissez de 15 ou de 10 francs le cens électoral pour la commune, il y aura alors nécessité de ne plus s'en rapporter uniquement au payement du cens, parce que plus vous descendez dans l'échelle sociale, échelle construite d'après la fortune, moins vous avez de garanties de capacité et d'intelligence.

Ainsi, messieurs, dans l'intérêt de l'idée généreuse si éloquemment développée hier, dans l'intérêt de l'extension du suffrage, extension qui aura, je n'en doute pas, votre sanction d'ici à peu de temps, il faut adopter la proposition de l'honorable M. Orts. C'est une garantie pour tous les hommes qui ont des idées conservatrices et, sous ce rapport, nous sommes tous sur le même rang, nous voulons tous conserver nos institutions.

C'est une idée conservatrice, messieurs, que lorsqu'on étend le cens électoral, on doit exiger de ceux qu'on appelle à la vie politique qu'ils fassent preuve de capacité et d'intelligence.

Je ne veux pas, messieurs, abuser de la parole et je me résume en disant que le législateur a jusqu'à présent trouvé des garanties dans le cens ; il a présumé que l'homme qui jouit d’une certaine fortune doit avoir un développement intellectuel qui offre une garantie à la société. L'honorable M. Orts dit : « Ce n'est qu'une présomption ; je veux aller plus loin, je veux offrir plus de garanties à la société ; je veux être en réalité plus conservateur, plus prudent, je veux agir plus qu'on ne l'a fait jusqu'à présent, dans l'intérêt de l'ordre public, dans l'intérêt de la bonne gestion des affaires de l'Etat ; je demande une garantie de plus, je demande une garantie de savoir et d'intelligence ; à la présomption, je veux substituer ou plutôt ajouter la réalité.

Il y a, messieurs, un autre motif. Non seulement l'adoption de cet amendement aura pour effet d'améliorer notre loi électorale, de rendre la corruption plus difficile, de rendre la suppression des votes, abus qui se présente souvent, plus difficile et même impossible ; mais cet amendement aura une conséquence que je regarde comme étant d'un ordre tout aussi élevé, sinon d'un ordre plus élevé encore.

Nous devons, prenant en mains l'intérêt des classes déshéritées de la fortune, employer tous les moyens de pousser au développement de leur instruction et sous ce rapport nous aurons encore fait une grande réforme électorale. Lorsque le gouvernement a déposé récemment un projet de loi et lorsque la Chambre a voté récemment un projet de loi (page 1426) qui consacre une somme de 5 millions à la construction de maisons d'école, vous avez fait une chose qui assure le développement de l'instruction en Belgique et qui assure, par conséquent, aux classes souffrantes un remède beaucoup plus efficace à tous les maux dont elles ont à se plaindre, que les comités de charité, que ce qu'on appelle la bienfaisance publique et la bienfaisance privée, c'est la bienfaisance intelligente qui prévient les maux pour n'avoir pas à les guérir.

Nous devons saisir toutes les occasions de déclarer dans la loi que ce qu'il y a de plus honorable, de plus respectable aux yeux du législateur, c'est l'instruction et l'intelligence. Nous devons, par tous les moyens possibles, appeler les hommes qui ne sont pas instruits, à s'instruire, à apprendre, à conquérir la dignité d'hommes qu'ils n'ont pas lorsqu'ils croupissent dans l'ignorance. Nous devons prouver en toute circonstance que la véritable émancipation du citoyen, ce qui lui donne le droit de s'occuper des affaires de son pays, ce ne sont pas des spéculations plus ou moins heureuses, ce ne sont pas des sommes d'argent entassées, mais que c'est le développement intellectuel, qui permet de juger et d'apprécier ce qui est conforme aux intérêts du pays.

(page 1419) M. Kervyn de Lettenhove. - Messieurs, deux motifs m'ont engagé dans la séance d'hier à repousser par mon vote la question préalable ; j'ai cru que toutes les fois qu'un amendement, sans se rattacher au texte précis de l'article d'un projet de loi tendait aux mêmes fins et se proposait le même but, il appartenait à la Chambre de l'examiner consciencieusement. A une époque où l'on a vu tomber tant de tribunes, où les tribunes ont tant de peine à se relever, il est de notre devoir de maintenir dans toute son intégrité la prérogative parlementaire.

D'autre part, messieurs, je suis convaincu que lorsqu'une question aussi grave, aussi importante que celle qui est soulevée aujourd'hui, se produit dans le pays et préoccupe l'attention publique, il est bon, il est utile que le pouvoir législatif la discute et la pèse. Ces questions-là ne pourraient devenir dangereuses que si la Chambre paraissait les fuir et les redouter.

En ce qui me touche, messieurs, je n'hésite pas à le dire, mon premier mouvement a été tout sympathique à la proposition de l'honorable représentant de Bruxelles.

J'ai déjà eu l'honneur de dire à la Chambre que, dans ma pensée, dans mon vœu, il ne devrait exister que des électeurs assez indépendants pour ne subir aucune pression, assez éclairés pour trouver en eux-mêmes toutes les lumières dont ils ont besoin. Cela importe à l'honneur du corps électoral, à l'honneur du Parlement, en dehors de toute question de parti, et si une question de parti pouvait être soulevée à ce propos, j'ajouterais volontiers, en empruntant le langage de l'honorable M. Guillery : qu'une opinion conservatrice, consciencieuse et loyale, doit chercher plus que toute autre à placer le pouvoir d'élire des représentants aux mains les hommes les plus éclairés, les plus capables de remplir ce mandat si difficile et si important.

Mais, messieurs, à côté de ces sympathies se sont placées d'autres considérations. J'ai eu à me demander si, au point de vue législatif, il ne fallait pas tenir compte d'autres intérêts, si la proposition de l'honorable représentant de Bruxelles ne pouvait pas conduire à de graves inconvénients ; et quelque vives que fussent mes sympathies, je me suis trouvé séparé de la proposition de M. Orts par un dissentiment bien plus profond encore.

J'aurai à examiner, messieurs, la proposition de l'honorable M. Orts sous trois aspects différents ; je rechercherai successivement si elle est constitutionnelle ; c'est la question dont se préoccupaient tout à l'heure les honorables MM. Jouret et Guillery ; j'aurai à examiner ensuite si cette proposition peut être efficace, si elle est pratique, si elle est applicable, et enfin je me demanderai, messieurs, si elle est juste.

En ce qui touche la question constitutionnelle, je crois, messieurs, qu'il y a une distinction à faire. Selon moi la proposition de l'honorable M. Orts n'est pas en opposition avec la lettre de la Constitution ; et si elle l'avait été, je n'aurais pas hésité à voter hier la question préalable ; car, si parfois il m'est arrivé de reprocher au cabinet de méconnaître les principes si largement protecteurs, si largement libéraux de la Constitution, je n'ai jamais négligé l'occasion de protester du respect dont je l'entoure.

Dans mon opinion, messieurs, il y a une distinction à faire entre la lettre et l'esprit de la Constitution. Je crois que la proposition de l'honorable M. Orts, si elle peut se concilier avec la lettre de la Constitution, est tout à fait en désaccord avec l'esprit de notre pacte fondamental.

En effet, messieurs, quand on lit les discussions qui ont eu lieu au Congrès, lorsqu'on étudie avec soin les prescriptions constitutionnelles, on reconnaît que le législateur, imitant mais améliorant la célèbre pyramide de l'abbé Sieyès, a conçu un système très remarquable par lequel il place à la base la propriété, le cens, les garanties positives, en n'en exigeant d'autres au sommet que le choix des électeurs, c'est-à-dire, en se contentant de placer dans les mains de l'électeur, sans conditions d'éligibilité, le choix de l'homme qu'il jugerait le plus capable et le plus digne. Voilà, messieurs, tout notre système constitutionnel.

Eh bien, messieurs, l'amendement de l'honorable M. Orts tend à troubler ce système. Il ajoute aux bases une condition que le législateur n'a pas prévue. Il exige non seulement la possession du cens, mais il veut aussi que le censitaire possède l'instruction.

Dans la discussion qui a eu lieu à propos de la loi électorale, le système de l'honorable M. Orts a été écarté, mais si l'on remonte plus haut encore, si l'on étudie les discussions qui on eu lieu au Congrès, on remarquera que telle était l'opinion des hommes les plus éminents de cette époque.

L'un d'eux qui siège encore aujourd'hui avec honneur sur les bancs du parti libéral au Sénat, l'honorable M. Forgeur, considérait le cens comme la condition essentielle sur laquelle devait reposer la nouvelle organisation électorale. L'honorable M. Forgeur disait en effet :

« C'est sur le cens électoral que repose tout l'édifice constitutionnel. La meilleure des garanties c'est le payement représentant la possession d'une fortune, la position sociale, afin que l'électeur soit intéressé au bien-être et à la prospérité de la société. »

Je comprends parfaitement que l'honorable M. Orts me répondra qu'il n'ébranle pas le cens, qu'il se borne à y joindre une condition nouvelle, mais on ne peut se le dissimuler, le jour où cette condition nouvelle sera ajoutée, il se fera un mouvement dans l'opinion publique. De nouvelles prétentions surgiront et selon moi le moment ne sera pas éloigné où portant la main sur la Constitution, on fera disparaître la disposition primitive pour ne laisser subsister que celle que vous auriez ajoutée.

Quel est le but que se propose l'honorable M. Orts ? Quel sera le résultat de son amendement ? Quels sont les électeurs qui seront atteints ? J'ai des doutes à cet égard et je serais fort heureux d'apprendre de la bouche de l'auteur de l'amendement quel a été le résultat des recherches statistiques auxquelles il s'est livré sans doute quant au nombre des électeurs belges qui ne savaient ni lire ni écrire.

M. Orts . - Je n'en sais pas le premier mot.

M. Kervyn de Lettenhove. - Il me semble cependant que cette question présente un grand intérêt. Les opinions sont très divergentes à cet égard. Si je ne me trompe, l'honorable M. Vander Donckt a soutenu, et je suis de son avis, que ce nombre est très peu considérable, et tout à l'heure l'honorable M. Jouret a été d'une opinion tout à fait différente. Quant à moi, tout ce que je sais personnellement, c'est que je suis électeur dans une commune rurale et que je n'ai jamais remarqué dans la colonne où les électeurs signent le récépissé du bulletin de convocation des lacunes provenant du défaut d'instruction. Mais, je suppose un instant qu'un certain nombre d'électeurs soient atteints par la proposition de l'honorable M. Orts, et à mon avis il faut le supposer au point de vue de l'amendement et cela est très important, car si ce nombre n'était pas considérable, ne serait-il pas déplorable que le parlement fût saisi d'une proposition de cette nature, et qu'on vînt nous dire en présence de l'Europe qu'il est nécessaire en Belgique d'introduire, dans la législation une semblable disposition ?

(page 1421) N'est-ce pas en effet déclarer devant les pays étrangers que l'instruction en Belgique, même chez les classes aisées, est au niveau le plus bas ? C'est à mon avis une opinion qui m peut se justifier parce qu'elle ne repose pas sur la vérité des faits, mais enfin supposons qu'il y aura quelques électeurs dans cette position. Quels seront ces électeurs ? Seront-ce des riches oisifs ? Non. Ceux-là sauront lire et écrire. Savez-vous qui vous atteindrez ? De simples ouvriers ayant consacré toute leur enfance, toute leur jeunesse à un travail non interrompu, seront arrivés par des inventions, par des perfectionnements, tout au moins par l'habileté dans leur métier à se créer l'aisance, une petite fortune ; et c'est au nom de l'intérêt de l'intelligence que vous sacrifieriez ainsi des hommes qui doivent tout à l'intelligence !

- Plusieurs membres. - Très bien.

M. Kervyn de Lettenhove. - Cette proposition n'est pas juste si elle frappe des hommes que nous devons voir avec plaisir entrer dans les rangs du corps électoral, parce qu'ils représentent la meilleure portion de l'activité nationale, celle qui repose sur le travail persévérant et utile.

Mais si cette proposition n'est pas juste, est-elle au moins applicable ?

A ce sujet encore, je désire entendre les explications que l'honorable M. Orts ne manquera pas de nous présenter. Je ne crois pas qu'il entre dans son intention de se contenter d'une signature donnée 15 jours avant l'élection ou le jour même des élections, dans je ne sais quel registre.

Nous savons tous que la signature signifie bien peu de chose et l'on pourrait citer des hommes de beaucoup d'esprit et de talent, placés très- aut qui au vu de leur signature pourraient être exclus du corps électoral. Je suppose que l'honorable membre désire quelque chose de plus. Ce sera tout au moins un examen, c'est-à-dire qu'il y aura un examinateur et un examiné. Pour ma part, je ne veux pas de cet examiné qui sera un électeur ; je ne veux pas qu'il doive se courber sous la baguette, sous la férule d'un pédagogue ; je ne veux pas davantage d'un examinateur qui pourrait au nom de la science rejeter ou admettre des électeurs dans un intérêt de parti.

Mais ne s'agit-il que de l'instruction ?

Vous ne demandez pas à l'électeur qu'il écrive son bulletin. Vous voulez bien que lorsque sa conviction est formée, il charge de ce soin un de ses amis. Ce que vous voulez avant tout, c'est que sa conviction soit loyale et sincère, qu'il ne subisse aucune pression et surtout qu'il reste pur de toute corruption.

Eh bien, messieurs, ce n'est pas par l'instruction que vous remédierez à cet état de choses. Il est une autre question qui n'a pas été soulevée, et il m'est impossible de n'en pas dire un mot. Il ne suffit pas d'instruire ; il faut attribuer au corps électoral une autre condition, je veux parler de la moralité politique.

Notre devoir à tous sans distinction d'opinions, au point de vue de la dignité du pays, au point de vue de la dignité du Parlement, c'est de faire en sorte que le corps électoral remplisse tous les devoirs de la moralité politique.

J'avoue, pour ma part, que je ne comprendrais pas que l'honorable M. Orts et ses honorables amis ne se réunissent pas à nous, pour déclarer que l'industrie honnête, que l'aisance honnête, que le travail honnête sont les seules voies par lesquelles on arrive au cens électoral, qu'il faut, comme le disait si bien l'honorable M. Forgeur, au Congrès, la position sociale, et (erratum, page 1465) dans la gestion des affaires, pour assurer l'indépendance et la dignité de l'électeur.

Je ne puis m'empêcher de remarquer une fois de plus combien il est déplorable que dans votre système électoral, on pèse dans la balance des scrutins qui ouvrent l'enceinte législative, les suffrages des débitants de boissons alcooliques, suffrages qui (erratum, page 1465) à leur source ne reposent que sur l'abrutissement des classes industrielles et laborieuses.

Je voudrais qu'on fît quelque chose de mieux que de décider que l'électeur doit savoir lire et écrire, qu'on exigeât qu'en Belgique la moralité du corps électoral fût toujours en rapport avec la dignité et l'honneur même du parlement.

Je ne veux pas, messieurs, prolonger ce débat. Je le répète, en terminant, si la proposition de l'honorable M. Orts est adoptée, je ne m'en réjouirai, ni ne m'en affligerai. C'est, selon moi, une idée généreuse, dont la réalisation peut donner lieu à de grands abus et dont l'exécution sera partiale, incomplète et probablement impossible.

Je suis d'accord avec M, Orts sur le principe, sur les vœux, sur les espérances, mais je ne puis m'entendre avec lui sur les moyens. M. Orts attend tout de la loi, il veut établir des formalités, des pénalités, une déchéance. Quant à moi, messieurs, je me repose sans hésitation sur le progrès et le développement de l'instruction ; je ne doute pas que notre jeunesse ne sente de plus en plus le besoin de s'instruire ; j'appelle comme M. Orts la diffusion des lumières, mais je ne l'attends pas des prescriptions légales.

La contrainte, selon moi, ne répond ni aux traditions, ni aux mœurs de notre pays et j'ai plus de confiance dans le libre mouvement de l'intelligence de l'électeur, que dans toutes les censures et dans toutes les pénalités qu'on pourrait inscrire dans la loi électorale.

M. de Theuxµ. - S'il est une vérité incontestable, c'est que la proposition de M. Orts s'éloigne complètement des errements du Congrès national et à ce seul titre je n'hésiterai pas à la repousser. Cette proposition contient un autre vice : elle ouvre la porte large aux fraudes électorales. Que sera le degré d'instruction qu'on exigera en matière de lecture et en matière d'écriture ?

Suffira-t-il de signer son nom sur le bulletin d'avertissement ou au bas d'une liste qu'on soumettra à tous ceux qu'on veut porter sur la liste électorale ? Exigera-t-on plus que la lecture d'un imprimé ? Se borner à cela serait sans grande influence et on s'en contentera peut-être dans le principe, mais plus tard les exigences croîtront ; on demandera plus que la signature et la lecture d'un imprimé, on demandera une espèce d'examen.

Eh bien, je le demande, cette exigence ne nous conduirait-elle pas à la fraude électorale la plus vaste ?

On a parlé des élections de prud'hommes. On exige de l'électeur des prud'hommes, nous a-t-on dit, qu'il sache lire et écrire ; pour quoi n'admettrions-nous pas les mêmes conditions pour les élections communales, provinciales et législatives ?

La raison en est simple ; les élections de prud'hommes n'ont rien de politique, tandis que dans les élections communales, provinciales et législatives se révèlent des passions politiques , et que ces passions conduisent les hommes, quelquefois à leur insu, aux plus graves injustices.

On veut propager l'instruction primaire ! mais suffira-t-il d'avoir su lire et écrire dans son enfance ; cette connaissance devra-t-elle être cultivée pendant toute la vie ? Combien d'hommes honnêtes, accablés par le travail de leur industrie, de l'agriculture, ont perdu la faculté d'écrire, je dirai même la faculté de la lecture. Eh bien, tous ces hommes seront forclos parce que les nécessités de leur position sociale et l'âge avancé les auront amenés à cette condition.

N'est-ce pas là une injustice, n'est-ce pas là punir la nécessité du travail honnête que l'on devrait, au contraire, encourager. D'ailleurs à quel âge devient-on électeur ? Souvent à l'âge de 50 ans, à la mort de ses parents. Croyez-vous que cet électeur se montre très empressé de se soumettre à la constatation de sa capacité de lire et écrire.

Le droit électoral est entouré aujourd’hui de beaucoup de menaces ; l'élection est travaillé en tout sens ; ne croyez pas que ce soit un privilège si grandement ambitionné que le droit électoral. Du tout ; il y a bien des gens qu'on porte sur les listes électorales et qui ne demanderaient pas mieux que de n'y pas être portées, d'autant plus qu'on leur impose la corvée de se rendre dans les comices électoraux éloignés à leurs propres dépens.

S'il ne s'agit que des élections pour la Chambre, je demanderai s'il existe en Belgique des électeurs qui ne savent pas signer leur nom et qui ne savent pas lire. Je n'en sais rien, mais ce que je sais, c'est que dans commune je n'en connais pas un seul. Mais dans cet ordre d'idées ma proposition serait complètement inutile.

Il n'en est pas de même dans les élections communales. Là on est électeur en payant le cens de 15 fr. Je ne puis pas assurer que tous les électeurs à 15 francs sachent lire et écrire. Ces hommes sont assujettis à des travaux lourds, accablants. Ils ont peu de temps pour cultiver une connaissance agréable, utile, si vous voulez, mais qui ne donne pas toujours à l'électeur les moyens de subvenir aux besoins de sa famille.

Mais pensez-vous que l'électeur communal qui ne paye que 15 francs d'impôts et qui ne possède même pas d'instruction n'a pas assez de bon sens pour savoir si tel ou tel de ses concitoyens de la commune est digne de figurer dans un conseil communal ? Il serait absurde de le nier. Les paysans, même ceux qui ne payent aucune contribution, savent très bien apprécier les hommes dignes de leur confiance. Ainsi appliquée aux élections communales, la mesure est inutile, elle est injuste.

On voudrait étendre le droit électoral dans les communes et on arriverait aussi au suffrage universel...

M. Orts. - Non, pas moi.

M. de Theuxµ. - Beaucoup au moins ; d'ailleurs cette idée a été (page 1422) émise au conseil communal et au conseil provincial du Brabant et ailleurs.

M. Bouvierµ. - Il ne s'agit pas de suffrage universel.

M. de Theuxµ. - Le suffrage universel se cache derrière la proposition de M. Orts ; je l'aperçois pour moi très clairement.

Si j'ai voté hier pour la question préalable contre mes habitudes en cette matière, c'est parce qu'ayant combattu pendant tout le cours de la discussion tous les moyens frauduleux dont certains employés et certaines autorités communales abusent à l'égard de leurs adversaires politiques, je n'ai pas voulu fournir de nouvelles armes et ouvrir la porte à la fraude.

D'ailleurs on l'a dit, ce n'est pas la lecture et l'écriture qui font l'honnête homme, l'homme d'ordre. Combien d'hommes paraissent devant la justice criminelle qui ne savent que trop bien lire et écrire. Sont-elles au moins une garantie d'intelligence chez ceux qui possèdent ces connaissances ?

En aucune manière, si vous vouliez avoir des garanties d'intelligence un peu sérieuse, vous devriez lui faire lire un journal et lui demander de rendre compte de ce qu'il a lu.

Puisque c'est surtout au point de vue politique que vous exigez l'intelligence, vous devriez aller jusque-là: que l'on mette dans les mains de celui qui doit être porté sur la liste des journaux et qu'il rende compte des articles de fond.

Mais, messieurs, combien de personnes, combien de milliers de personnes lisent les journaux qui n'y cherchent que les petites nouvelles et qui ne comprennent rien aux polémiques politiques ? On lira bien les petits faits scandaleux, on en causera et puis c'est tout, mais de la politique, le plus grand nombre s'en moque.

Messieurs, on tente un système nouveau ; c'est de la dernière évidence ; c'est un système de privilège qui est indubitablement contraire à la pensée du Congrès national. La Constitution s'en est exprimée pour les Chambres.

La discussion de la loi électorale fait preuve aussi de la pensée du Congrès national, et les premières législatures qui ont fait les lois d'organisation provinciale et communale, et qui étaient composées en grand nombre des membres du Congrès national, ont également posé le payement de l'impôt comme condition essentielle de l'aptitude à l'électoral. Elles ne se sont pas du tout occupées ni de la lecture ni de l'écriture. Ainsi le Congrès national et les assemblées législatives qui lui ont succédé n'ont pas varié dans cette pensée.

Messieurs, je sais qu'il existe d'autres systèmes électoraux que le nôtre. Ainsi, dans beaucoup de pays vous avez le suffrage universel soit direct, soit à deux degrés. Cela se comprend, on ne demande pas dans ces pays la lecture et l'écriture.

On dit : vous êtes citoyen, vous contribuez aux charges de l'Etat, sinon par le payement de l'impôt au moins par les services personnels que vous rendez, quand l’Etat le requiert, et vous avez droit à défendre vos intérêts.

Ce système a un côté très spécieux ; mais dans la pratique, je crois qu'il est très dangereux, qu'au lieu de conduire à une liberté raisonnable, il conduit très souvent au despotisme.

Un troisième système, celui que l'on veut introduire, vers lequel on tend manifestement, est celui des capacités électorales. A la garantie qui résulte de l'impôt et qui est inévitable en ce qui concerne les élections aux Chambres, on veut ajouter la garantie de la lecture et de l'écriture. Cela ne produira aucun résultat quant aux élections pour les Chambres, c'est ma conviction, cela amènera beaucoup de tracasseries et d'ennuis, ce qui est toujours d'un effet très fâcheux sur le corps électoral. Mais en ce qui concerne la commune et la province, comme la Constitution n'y fait aucun obstacle, on substituera après coup les prétendues capacités au payement du cens. Je dis les prétendues capacités, car je nie que l'écriture et la lecture d'un imprimé constituent une capacité intelligente au point de vue de l'électoral.

Mais quand on aura introduit le système pour la commune et pour la province, que dira-t-on ? On dira : Il est absurde de voir les Chambres élues par l'ignorance, tandis que les conseils communaux et provinciaux sont élus par l'intelligence et vous arriverez de droit à une demande de révision de la Constitution.

Messieurs, si un jour cette révision doit avoir lieu, je désire qu'elle n'ait lieu que pour des motifs tellement graves que la nécessité en soit constatée par l'opinion publique presque sans contestation. Car une fois la révision de la Constitution demandée, proposée, mise en avant pour un article, qui sait où l'on s'arrêta, et celui qui aurait demandé cette révision serait peut-être le premier à le regretter.

Messieurs, quoique je reconnaisse que beaucoup de jeunes gens, que beaucoup d'autres personnes mériteraient par leur moralité, par leur intelligence, de figurer sur les listes électorales, cependant je ne puis méconnaître que ce serait ouvrir une porte à beaucoup d'ambitieux et à beaucoup d'agitateurs, et je conseille aux hommes d'ordre d'attendre que le travail leur ait fourni les bases de l'impôt, et de ne pas venir agiter le pays par des prétentions qui ne sont pas raisonnables.

- Un membre. - Le pays n'est pas agité.

M. de Theuxµ. - Le pays n'est pas agité, mais on pourrait l'agiter en donnant de l'importance à ces questions.

Dans ce système, pour être logique, vous auriez dû adopter la proposition de l'honorable M. Giroul qui proposait de substituer l'âge de 21 ans à celui de 25 ans. Mais je n'ai trouvé personne dans la Chambre qui ait appuyé cette proposition.

Messieurs, nous avons fait une grande expérience politique en donnant à la Belgique la Constitution dont elle jouit. C'est une œuvre très hardie, c'est une œuvre qui a devancé les mœurs nationales, qui a devancé tous les autres pays. Je crois qu'il est prudent de se contenter de cette œuvre et de ne pas livrer notre pays à de nouvelles expérimentations. Je sais que la Belgique aune constitution morale robuste.

Mais il se pourrait qu'il arrivât à cette constitution morale robuste, ce qui arrive à beaucoup de constitutions physiquement robustes qui, un jour, se trouvent sur le pavé.

Messieurs, j'insiste d'autant plus sur cette pensée, que nous ne devons pas ignorer que la Belgique doit toujours avoir l'œil ouvert surtout son voisinage, qu'elle doit faire ses propres affaires et se garantir de toute espèce de perturbation intérieure. Ce sera la garantie la plus sûre de la durée de sa nationalité.

(page 1427) M. Giroulµ. - Messieurs, s'il fallait une preuve que la proposition de l'honorable M. Orts est bonne en elle-même, nous la trouverions facilement dans la nature des arguments que l'on invoque pour la repousser; et sous ce rapport l'honorable M. de Theux, par le discours qu'il vient de prononcer, nous a parfaitement fait comprendre qu'à son point de vue cette proposition était excessivement sérieuse, qu'elle avait beaucoup de chances d'être accueillie par la Chambre.

M. de Theuxµ. - Je n'en sais rien.

M. Giroulµ. - En effet, les arguments qu'il a fait valoir pour engager la Chambre à ne pas l'adopter, sont un véritable procès de tendance et ont pour but de faire entrevoir des éventualités tellement graves que nous devrions être unanimes pour les écarter.

En effet, que nous a dit l'honorable M. de Theux ? Il nous a dit que la proposition de l'honorable M. Orts accusait une tendance générale; que c'était le commencement d'un système et que ce système était l'application successive du suffrage universel aux différentes élections pour la commune, pour la province et pour les élections législatives.

Il a toujours raisonné comme si ceux qui partagent les convictions de l'honorable député de Bruxelles et qui sont favorables à sa proposition voulaient l'abolition du cens, comme si cette proposition renfermait en elle-même la disparition complète de cette présomption inscrite par le Congrès dans nos lois. Or, il n'en est absolument rien, et il faut, je le répète, faire un véritable procès de tendance pour trouver dans la proposition de l'honorable M. Orts des éventualités semblables.

Que demande-t-on ? Peu de chose, en vérité. On demande qu'aux conditions indiquées par le Congrès national comme étant suffisantes pour exercer les droits d'électeur, on en ajoute une autre ; et l'on justifie cette demande en disant qu'il existe des circonstances, qu'il existe des cas où la présomption établie par le Congrès national ne suffit pas, où il y a lieu de la renforcer, et pour la renforcer, il faut ajouter une condition nouvelle, celle de savoir lire et écrire.

Cette condition, est-elle bonne ? est-elle mauvaise ? est-elle pratique ? voilà les véritables points à discuter. Mais ne venez pas nous dire qu'elle renferme dans ses flancs une révision complète de toutes nos lois électorales, que c'est un acheminement vers le suffrage universel, et que, si nous l'admettions, nous serions exposés à être traités en révolutionnaires par nos puissants voisins. En vérité, ce n'est pas au milieu de nous que des arguments semblables peuvent faire impression, et il est certain que la proposition de l'honorable M. Orts ne mérite pas d'être combattue par les moyens que lui a opposés l'honorable M.de Theux.

Je m'étonne, je l'avoue, que l'on vienne manifester une terreur aussi grande en présence des propositions qui sont faites d'étendre le suffrage ou d'améliorer notre système électoral.

M. de Theuxµ. - Je n'ai pas manifesté de terreur.

M. Giroul. — Du moins l'honorable M. Dumortier en a grand-peur.

M. Dumortier. - Qu'est-ce qui vous autorise à dire cela ? Je ne vous ai pas dit que cela me faisait peur.

M. Giroulµ. - Soit. Je veux bien admettre que cela ne vous fasse pas peur d'une certaine façon. Mais vous craignez ces réformes au point de vue des intérêts généraux du pays.

M. Dumortier. - Je ne les crains pas, mais je ne les désire pas.

M. Giroulµ. - Quoi qu'il en soit, l'honorable M. Dumortier n'en veut pas ; l'honorable M. de Theux les considère comme dangereux au point de vue des intérêts généraux du pays.

Eh bien, je dis que dans le programme de l'opinion conservatrice de l'année dernière, on admettait un système complet de réforme électorale et je suis étonné de voir l'honorable M. Kervyn venir nous dire que l'extension du droit de suffrage serait une chose extrêmement déplorable. (Interruption).

M. Kervyn de Lettenhove. - Je n'ai pas dit cela.

M. Giroulµ. - L'honorable membre n'a pas dit cela d'une manière expresse ; je veux bien l'admettre. Mais je dis qu'il résulte de l'ensemble du discours de l'honorable M. Kervyn qu'il est l'adversaire de l'extension du droit de suffrage et qu'il n'admettrait pas une proposition dans ce sens. Voilà l'impression qui est résultée pour moi de son discours.

M. Kervyn de Lettenhove. - J'ai vu dans la proposition de l'honorable M. Orts une pensée très généreuse, mais d'une exécution difficile ou impossible.

M. Giroulµ. - Je dis que je suis très étonné de cette attitude, et que quand on semble vouloir entrer non dans cette voie, mais dans la voie de l'amélioration de notre système actuel, je suis très étonné, dis-je, de voir, au nom de 1a droite, repousser toute espèce d'amélioration comme une mesure révolutionnaire de nature à jeter le trouble dans le pays. (Longue interruption.)

Je suis vraiment heureux de ces protestations de la droite, elles me font espérer que nous trouverons de ce côté de la Chambre de nombreux adhérents en faveur de la proposition de l'honorable M. Orts.

L'honorable M, de Theux a dit que, pour être logique, on eût dû adopter l'amendement que j'avais présenté et qui tendait à fixer à 21 ans la majorité politique. Je suis charmé, sous ce rapport, de me rencontrer avec l'honorable chef de la droite.

Je pense aussi que la Chambre aurait parfaitement bien fait d'adopter mon amendement et je regrette, à cet égard, d'avoir été retenu chez moi mardi dernier par une indisposition assez sérieuse pour m'empêcher de me mettre en voyage et de venir assister à la discussion de mon amendement.

Cet amendement a été franchement et très rapidement exécuté, je le reconnais. Par conséquent, la question préalable a été prononcée sans discussion et par suite d'une absence forcée et bien involontaire de ma part. Cette question préalable, prononcée dans de pareilles conditions, ne préjuge donc rien quant au fond même de la question et n'est, selon moi, nullement de nature à influencer en quoi que ce soit le vote qui sera émis sur la proposition de l'honorable M. Orts.

L'honorable M. Kervyn vous a dit qu'il considérait comme inconstitutionnelle, tout au moins dans un esprit, la proposition qui vous est soumise et, pour justifier cette appréciation, il a dit que la pensée du Congrès aurait été de faire du cens la base de l'électorat. J'ai déjà rencontré cette objection la semaine dernière, j'ai dit que le principe contraire devait être admis, en ce qui concerne les élections communales, pendant six ans ; et cependant le Congrès avait pris soin de faire une loi électorale complète pour les élections législatives ; il avait donc admis l'arrêté du gouvernement provisoire pour les élections communales ; cet arrêté a été rendu par des hommes qui ont fait partie du Congrès et pris une large part à l'élaboration de la Constitution; or cet arrêté admettait comme électeurs les capacités entendues d'une manière excessivement large.

J'ai donné lecture de cet arrêté la semaine dernière et vous y avez vu que les expressions de cette décision du gouvernement provisoire étaient excessivement étendues et que toutes les personnes possédant un degré d'instruction très restreint étaient admises à être électeur pour la commune ; alors cependant les élections communales étaient bien plus importantes qu'aujourd'hui, car on choisissait directement les bourgmestres et échevins.

Par conséquent, si la Constitution avait dit explicitement qu'aucune autre condition que celle de l'âge, celle du statut personnel, comme s'exprimait l'honorable M. Jouret, ne pourrait être imposée, on n'aurait pas admis que les capacités pouvaient être considérées comme aptes à exercer le droit d'électeur.

Je pense que cela suffit pour démontrer que ni dans sa lettre ni dans son esprit la proposition de l'honorable M. Orts n'est inconstitutionnelle.

Mais, nous dit-on, les moyens pratiques, quels sont-ils ?

Avant d'aborder cette question et avant de dire à priori que la motion de l'honorable député de Bruxelles est impraticable, attendez tout au moins qu'il nous ait fait connaître le mécanisme au moyen duquel il compte mettre son principe en œuvre.

L'honorable M. Kervyn a cité un exemple, mais le cas dont il a parlé est tellement rare, tellement exceptionnel, que nous ne pouvons pas en raisonner.

Il nous a dit : Comment ! vous voulez, au nom du principe sacré de l'intelligence, au nom de cette présomption que moi aussi j'admets, vous voulez exclure l’intelligence ; car, dit-il, je suppose qu'un ouvrier honnête, moral, laborieux, après une vie de travail, parvienne à l'aisance, et devienne ainsi apte à être porté sur la liste électorale, eh bien, s'il ne sait pas lire et écrire, vous l'exclurez !

Messieurs, je ferai remarquer d'abord que l'ouvrier qui aura parcouru une telle carrière, qui se sera élevé par son travail à une sphère sociale supérieure à celle dans laquelle il est né, aura certainement acquis une instruction suffisante pour être apte à l'électorat, car c'est à son intelligence même qu'il aura dû son élévation. (Interruption.)

Je dis que l'ouvrier qui aura eu assez d énergie, assez d'intelligence (page 1428) pour sortir de la condition spéciale dans laquelle il est né, aura l'aptitude nécessaire pour exercer les droits électoraux.

Mais, messieurs, savez-vous qui pourra être atteint par la loi ? ce sera cette classe peu nombreuse d'hommes qui nés dans une certaine aisance, appliquant leurs facultés uniquement à remuer la terre et ne cherchant pas à profiter des bienfaits de l'instruction, persévèrent dans les traditions routinières du passé et ne veulent pas s'initier aux progrès de la société au milieu de laquelle ils vivent.

Quelques riches arriérés et obstinés peut-être, je le veux bien, seront frappés par la mesure. Est-ce un mal ? Voilà la question.

M. Coomans. - Il y a plus d’ignorants dans les villes que dans les campagnes.

M. Orts. - C'est une raison de plus pour que vous votiez pour ma proposition.

M. Coomans. - C'est ce que je me propose de faire.

M. Giroulµ. - Notez bien, messieurs, qu'on a toujours raisonné dans l'hypothèse oh la proposition de l'honorable M. Orts devrait avoir un effet rétroactif. (Interruption.)

Je sais que l'amendement dit le contraire, mais je constate qu'on a raisonné dans cette hypothèse. Quant à moi, je ne crois pas qu'il y ait des droits acquis en matière d'électoral, je crois que la mesure pourrait fort bien s'appliquer au pass é; mais puisque l'honorable M. Orts a cru ne pas devoir aller aussi loin, je m'arrêterai où il s'arrête. J'appuie de tout cœur sa proposition en regrettant seulement qu'il ne l'ait point faite plus radicale et plus complète.

Un mot pour finir. L'honorable M. Kervyn a longuement parlé de la moralité qu'il désirerait voir régner dans le corps électoral. Eh bien, je suis d'accord avec lui ; je regrette autant que lui que nous ayons dû nous occuper d'une loi destinée à réprimer les fraudes en cette matière.

Je voudrais que le corps électoral belge fût assez sage par lui-même pour comprendre l'importance du mandat qu'il exerce, l'importance du droit dont il est appelé à jouir, lorsqu'il vient déposer dans l'urne le bulletin qui contient l'expression de sa volonté souveraine.

Mais, messieurs, si nous devions porter la question sur ce terrain, nous aurions à rechercher par suite de quelles circonstances le projet de loi en discussion a dû être présenté.

Jusqu'ici le débat est resté en dehors des passions politiques ; je ne veux pas l’y engager ; je ne répondrai donc pas à ce qu’a dit à cet égard l’honorable M. Kervyn. Qu’il me suffise de constater que si une loi sur les fraudes électorales a dû être présentée, c’est parce que dans certains collèges électoraux qui n’appartiennent pas à mon opinion, il s’est passé des faits très graves qui ont vivement ému l’opinion publique.

(page 1417) M. de Theuxµ (pour un fait personnel). - Messieurs, l'honorable membre qui vient de se rasseoir m'a attribué l'opinion, qu'en aucun cas, dans aucune circonstance, il n'y aurait lieu d'abaisser le cens électoral. Il est vrai que j'ai professé cette opinion, en ce qui concerne le cens exigé pour les Chambres ; mais pourquoi l'ai-je professée ? parce que, pour abaisser ce cens-là, il faudrait réviser la Constitution. Mais je n'ai jamais dit et je ne dirai jamais qu'on ne peut, sans danger, abaisser le cens pour les élections provinciales et communales; j'ai dit au contraire dans une discussion politique en 1864, que cet abaissement pouvait être opéré sans le moindre inconvénient ; j'ai professé cette opinion sans cependant me montrer enthousiaste de cette réforme.

L'honorable préopinant vient de combattre le discours que j'ai prononcé dans cette séance, mais il l'a combattu de manière à me faire croire que je ne me suis pas expliqué assez clairement. Je le regretterais si cela était ainsi ; mais encore une fois on peut consulter les Annales parlementaires ; je ne change jamais rien à mes discours, et ceux qui pourraient avoir des doutes sur ce que j'ai réellement dit, n'ont qu'à lire les Annales et ils pourront ainsi, à tête reposée, se convaincre que c'est bien là l'opinion que j'ai professée.

Un mot encore. On a parlé de l'arrêté du gouvernement provisoire qui admettait les capacités ; mais cet arrêté n'exigeait pas que tout citoyen, pour pouvoir être électeur, sût lire et écrire.

M. Rodenbach. - Messieurs, à première vue, j'étais partisan de la proposition de M. Orts, parce que j'y avais découvert une idée généreuse, un progrès réel, mais après examen, il m'est venu un scrupule constitutionnel que la Chambre appréciera. Je me suis demandé si en présence de l'article 47 du pacte fondamental qui déclare électeur celui qui paye en impôts directs 20 florins, on est en droit d'écarter de l'urne électorale le censitaire qui satisfait à cette condition ? Que les hommes de loi, que les jurisconsultes de cette Chambre se lèvent, pour dire si dans le doute, ils osent, la main sur la conscience, affirmer que l'on puisse exclure des comices électoraux celui qui se trouve dans les conditions formelles et explicites de l'article 47 de la Constitution. Quant à moi, je n'oserais pas le faire.

Messieurs, je me suis en toute occurrence prononcé pour l'adoption des mesures prises en vue de propager l'instruction primaire.

C'est ainsi que j'ai voté sans hésitation le crédit de cinq millions qu'on nous a récemment demandé pour construction de bâtiments d'écoles. Tout ce qui tend à développer l'intelligence de nos populations aura toujours mon appui ; dans le passé j'en ai donné maintes preuves, j'ai encouragé la création d'écoles dans la commune que j'habite, j'ai favorisé (page 1423) partout où j'ai pu le développement des établissements de sourds-muets et d'aveugles, j'en ai moi-même fondé un. Je ne suis pas de ceux qui pensent qu'il suffit d'initier les malheureux, qui sont privés du don de la parole ou affligés de cécité, à quelques travaux manuels, non, avant tout il convient de cultiver leur intelligence.

C'est assez vous dire que je suis partisan de la diffusion des lumières, et que je considère l'extension donnée à l'instruction primaire comme un moyen de civilisation. Mais faut-il, pour répandre l'instruction, imposer au contraire l'obligation de savoir lire et écrire ? Certainement, non.

Il y a pour arriver à cette fin d'autres mesures à prendre. Je crains pour ma part que l'examen que devrait subir l'électeur serait la source du plus révoltant arbitraire. Qui donc procédera à l'examen ? Sera-ce le maître d'école du village ? Sera-ce le commissaire d'arrondissement ? Mais ce sont les agents du pouvoir communal et de l'Etat. Sera-ce le collège échevinal ou le conseil communal ?

Pourriez-vous avoir une confiance absolue dans leur impartialité dans l'équité de leurs sentences ? N'arrive-t-il pas souvent que ces corps administratifs sont composés d'hommes appartenant exclusivement tantôt au parti conservateur tantôt au parti libéral ?

Et alors même qu'ils auront été justes dans leurs appréciations, ne soupçonnera-t-on pas leurs intentions, ne qualifiera-t-on pas leurs décisions de coup de parti, de jugement inique ? Quelle règle leur prescrirez-vous ? quel degré d'instruction exigerez-vous de l'électeur ?

Vous le voyez, du moment qu'on entre dans les plus petits détails, des difficultés de tout genre surgissent, on se heurte à une foule d'impossibilités.

Cela m'amène à soutenir que la question n'est pas mûre, qu'elle n' est pas suffisamment étudiée et qu'à l'heure qu'il est, personne ne saurait dire si la proposition de M. Orts est pratique.

Pénétrons-nous bien de cette vérité, messieurs, c'est qu'on rencontre des gens qui savent lire et écrire et qui pourtant ne pèchent pas par un excès de science.

J'en connais plus d'un qui appose parfaitement bien sa signature, qui sait même lire et qui cependant est resté toute sa vie un homme borné, je puis même dire inepte. Il est des gens qui ne profitent pas de l'instruction qu'ils ont reçue ; en voulez-vous un exemple ? Un jour un individu ayant fait toutes ses classes latines, la rhétorique incluse, s'est présenté à l'administration communale pour solliciter la place de garde champêtre de la commune que j'administre.

Par contre il ne me serait pas difficile de citer des hommes courageux, intelligents, des travailleurs émérites qui sont parvenus à se créer une position honorable dans le monde, qui ont amassé de colossales fortunes et qui pourtant ne savaient ni lire ni écrire. Je pourrais vous parler d'un homme qui s'était fait 120,000 livres de rente et qui les a léguées à sa ville natale ; il était pourtant illettré ; si votre système avait été en vigueur, ce généreux citoyen eût été écarté du scrutin, déclaré incapable.

.J'en connais un autre qui est échevin d'une commune populeuse qui jouit de l'estime de ses concitoyens, qui est à la tête d'un grand établissement industriel, il ne sait ni lire ni écrire et il est échevin de sa commune. Etrange contradiction ! Aux termes de l'article 50 de la Constitution on peut siéger dans cette Chambre alors même qu'on serait illettré, l'article 56 nous défend d'exiger du membre de la Chambre qu'il sache lire et écrire, et vous exigeriez cette connaissance du simple censitaire.

Et puis, messieurs, pouvez-vous punir un citoyen à raison de la négligence de ses parents ? Une foule de personnes qui n'ont pas eu occasion de fréquenter l'école sont dans le cas de devenir électeur ; pouvez-vous les éloigner violemment de l'urne électorale? Non, ce ne serait point juste; on nous dit tous les jours : l'instruction n'est pas assez répandue, il nous faut encore des écoles ; eh bien, créez-les et quand il n'y aura plus en Belgique, ni un seul village, ni un seul hameau qui n'ait son école bien organisée, quand on pourra dire que dans notre libre pays, personne n'a le droit de se dire illettré, présentez alors votre proposition, ce sera le moment de l'examiner, aujourd'hui elle est prématurée.

M. Mullerµ. - Je demande la parole pour une motion d'ordre.

Hier, l'honorable ministre de la justice a demandé à l'honorable M. Orts de bien vouloir donner à la Chambre des explications sur les moyens pratiques de mettre son amendement à exécution.

Jusqu'ici nous avons discuté en principe. Mais nous ne connaissons pas encore quels sont les moyens que l'honorable M. Orts a à sa disposition et pour beaucoup de membres de la Chambre qui ne regardent pas son amendement comme étant inconstitutionnel, leur vote peut dépendre des explications qui seront données par l'auteur de l'amendement.

M. Orts. - Messieurs, lorsque l'honorable ministre de la justice m'a demandé quels seraient mes moyens pratiques, j'ai répondu que quand le gouvernement m'aurait fait savoir quels étaient ses moyens pratiques d'exécuter les lois qui aujourd'hui subordonnent à la condition de savoir lire et écrire un privilège social quelconque, je produirais le mien.

Jusqu'à présent le gouvernement, loin de satisfaire à ma demande, n'a pas même déclaré s'il croyait réellement praticable le système que j'ai proposé ; s'il croyait, au contraire, qu'il n'existe aucun moyen pratique admissible de vérifier la capacité des électeurs nouveaux qui, à dater de 1866, demanderont à être inscrits sur les listes électorales. J'attendrai que le gouvernement me réponde et me déclare si, dans son opinion, il est complètement, pratiquement impossible de vérifier la capacité intellectuelle des électeurs qui se présenteront.

J'ai dit et je répète aujourd'hui que je ne suis pas en peine de produire des moyens pratiques.

- Plusieurs membres. - Faites-le.

M. Orts. - Pourquoi cet empressement ? Je suis très disposé à produire des moyens pratiques et j'espère que la Chambre me rendra cette justice de croire que je ne suis pas assez dénué de bon sens pour ne pas avoir réfléchi, en lui proposant de consacrer un principe, aux moyens propres à le mettre en pratique. Je n'ai pas l'habitude de me moquer de mes collègues.

Je dirai plus. On attend mes propositions pratiques, les adversaires du principe les attendent ; les adversaires du principe, quels que soient mes moyens pratiques, je le sais d'avance, les déclareront impraticables. La porte qui a été fermée hier par votre vote sur la question préalable, on veut la rouvrir au profit de ceux qui voudraient enterrer ma proposition sans oser la combattre de front.

Lors donc que le gouvernement m'aura déclaré que, dans sa pensée, il est impossible d'organiser l'application de mon principe, je lui répondrai : j'attendrai également votre vote (interruption) ; il est inutile que je propose à la Chambre des moyens pratiques aussi longtemps que je ne suis pas certain que la majorité est d'accord avec moi sur le principe.

- Plusieurs membres. - Oh ! oh !

M. Orts. - J'entends d'où viennent les exclamations. Elles sortent des mêmes bouches qui ont voté hier pour la question préalable.

M. Dumortier. - Quand cela serait ! La Chambre désire connaître vos moyens pratiques.

M. Orts. - Vous ne m'empêcherez pas de constater que vous, M. Dumortier, et vous acceptez que je vous cite, en intervenant, que vous vous récriez et que vous avez voté hier pour la question préalable.

M. Dumortier. - Ce n'est pas un motif pour que l'on ne connaisse pas vos moyens pratiques.

M. Orts. - L'honorable M. Dumortier demande quels sont mes moyens pratiques. Eh bien, je le dis d'avance et il ne me de mentira pas et surtout son vote ne me démentira pas, quels que soient mes moyens pratiques, il votera contre.

M. Dumortier. - Vous n'en savez rien.

M. Orts. - Je ne suis pas un augure aussi fort que Calchas. (Interruption.) Mais je me permets de prédire. Je dis non pas à l'honorable M. Dumortier sa bonne aventure, je prédis ma mésaventure. Je le répète quels que soient mes moyens pratiques, l'honorable M. Dumortier votera contre.

M. Dumortier. - Vous n'en savez rien.

M. Orts. - Mais si. Vous êtes contré le principe ; donc vous voterez contre les moyens de l'appliquer.

Messieurs, je demande au gouvernement qu'il réponde à la question que je lui ai posée et je demande ensuite à la Chambre, si elle veut connaître mes moyens d'organiser le système, qu'elle déclare l'accepter par un vote de principe. Ce vote ne lui coûtera pas cher, car si elle n'admet pas ensuite mes moyens pratiques, son premier vote sera sans signification, qu'elle déclare donc d'abord si en principe elle admet que pour être électeur il faudra désormais savoir lire et écrire.

- Des membres. - C'est cela.

- D'autres membres. - Non ! non !

M. Orts. - J'entends crier d'un côté, c'est cela, et j'entends que l'on crie d'un autre côté, ce n'est pas cela du tout. Un point est certain : ceux qui ont voté hier la question préalable voteront aujourd'hui contre mon amendement.

En définitive on veut un prétexte. Je demande donc que la Chambre se prononce en principe sur le point de savoir si elle désire que les électeurs sachent lire et écrire, (Interruption.)

(page 1424) J’attends la réponse du gouvernement et cette réponse donnée, j'aviserai pour le surplus.

MfFOµ. - Messieurs, j'ai voté hier la question préalable, non parce que je reculais devant l'expression de mon opinion sur le principe qui était en question, comme l'honorable préopinant a paru le supposer bien à tort, mais uniquement parce que, selon moi, la proposition de l'honorable M. Orts ne se rattache pas au projet de loi. La discussion à laquelle nous venons d'assister a démontré, en effet, de la manière la plus évidente, selon moi, la vérité de cette assertion.

De quoi s'agit-il dans ce projet de loi ? Quel est son but formel ? De réprimer les fraudes électorales, rien de plus. Et voici que l'on discute la proposition de M. Orts, sans pouvoir la rattacher à une disposition quelconque du projet. Elle ne peut même être considérée comme étant un complément du projet ; car on ne saurait sérieusement prétendre que cette proposition a pour but de prévenir la fraude qui consistait à substituer un bulletin à un autre, cas qui ne serait point prévu puisque cette fraude est spécialement punie par le projet de loi.

L'honorable membre veut procéder maintenant de la plus étrange façon : il propose à la Chambre de se prononcer sur des théories, sur des principes généraux, sans savoir si l'application en sera possible.

Voici la question qu'il pose à la Chambre :

« Voulez-vous qu'on sache lire et écrire pour pouvoir être électeur ? » Eh bien, dans une pareille hypothèse la Chambre voterait sans doute, à l'unanimité pour que les électeurs sachent lire et écrire.

Mais la question n'aurait pas fait un pas, après l'émission d'un vote même unanime, sur la question ainsi posée dans un sens purement théorique. Il s'agira encore de savoir de quelle manière on organisera ce principe sur lequel tout le monde aura été d'accord.

Mais, dit l'honorable membre, quels que soient les moyens que je propose, on les trouvera mauvais parce que l'on ne veut pas du principe.

Eh bien, puisque l'honorable membre prétend que nous dissimulons notre opinion, j'exprimerai la mienne très hautement. Je suis, moi, favorable au principe, et cette opinion je l'ai non seulement depuis que la question est controversée dans la Chambre, mais depuis longtemps. J'ai même fait quelque chose de plus, peut-être, que ceux qui ont agité vaguement la question.

J'ai essayé de m'éclairer sur le point de savoir à l'aide de quels moyens pratiques on pourrait appliquer le principe.

J'ai cherché dans les législations étrangères (interruption), non pas aux Etats-Unis, pour savoir comment le droit de suffrage serait concédé en principe et, en fait, refusé pour longtemps aux nègres, mai j'ai cherché si quelque part en Europe on n'avait pas réussi à trouver un moyen efficace et sérieux de constater la capacité de l'électeur.

Comme le disait hier l'honorable M. Hymans, en Italie la condition de savoir lire et écrire est inscrite dans la loi électorale ; j'ai donc demandé des renseignements, j'ai entretenu une correspondance assez longue à ce sujet, et les éléments que j'ai recueillis ne m'ont paru rien moins que satisfaisants.

Un de nos amis, un ancien collègue, se trouvant en Italie, je l'ai consulté et il m'a écrit il y a quelques mois, une fort longue lettre, où il m'expose comment le principe que nous discutons est appliqué dans ce pays, et vous allez voir que cette application est purement illusoire, et ne peut donner aucune garantie en faveur de la capacité intellectuelle des électeurs.

D'abord, quoique la condition soit écrite dans la loi et semble s'étendre à tout le royaume d'Italie, elle n'est exigée en réalité que dans une partie de ce royaume, au Piémont.

Par quels moyens est on arrivé, comment a-t-on constaté qu'on avait un corps électoral sinon lettré, ayant au moins ces connaissances élémentaires qui font présumer un certain développement intellectuel et permettent d'espérer que l'électeur sera à même de bien apprécier les choix qu'il est appelé à faire ? Comment constate-t-on, mieux que par le seul payement d'un cens, que l'électeur présente ces garanties de lumières, d'ordre et d'indépendance, qui sont les conditions essentielles du droit de suffrage ? On s'y est pris pour cela d'une manière très simple, mais qui, assurément, messieurs, ne vous paraîtra guère fort efficace.

L'électeur doit se présenter à la commune et signer la déclaration qu'il possède les conditions requises par la loi pour exercer son droit électoral !

Remarquez bien qu'il n'est pas appelé à écrire cette déclaration, mais simplement à apposer sa signature au bas de la formule qui la contient. Voilà la première preuve de capacité requise de l'électeur,

La deuxième, c'est que l'électeur doit écrire lui-même son bulletin de vote. Mais il faut bien remarquer que les collèges électoraux en Italie sont composés de telle sorte, qu'il n'y a qu'un candidat à élire par chacun d'eux ; il s'agit donc simplement de savoir écrire un nom, ce qui est une affaire purement mécanique.

Ainsi, pour être très large, en huit jours, l'électeur peut apprendre à écrire tant bien que mal les quelques mots qui doivent être la preuve de son instruction, de son intelligence, de son aptitude électorale.

- Plusieurs membres. - C'est l'affaire de quelques heures.

MfFOµ. - Certainement l'homme doué de l’intelligence la plus vulgaire apprendra en quelques jours, en quelques heures même à écrire le nom d'un candidat et à tracer sa signature, et il aura ainsi satisfait à la loi ! Il sera censé posséder les lumières nécessaires pour être électeur !

J'avoue, messieurs, que des moyens de ce genre me semblent inadmissibles ; je les trouve peu sérieux, je les trouve complètement insuffisants.

Je crois que, déclarer, d'une part que l'on veut des hommes sachant lire et écrire, des hommes doués d'une intelligence plus grande que le vulgaire, que l'on écarte du scrutin, et n'exiger d'eux que de savoir mettre une signature et écrire son nom sur un bulletin, ce sont des conditions qu'il m'est impossible de considérer comme étant de nature à conduire au but que l'on poursuit.

Je demanderai donc que l'honorable membre fasse connaître quels sont ses autres moyens qu'il a découverts et je lui donne l'assurance que je suis très disposé à les examiner sérieusement et loyalement.

M. Orts. - Il n'entre aucunement dans ma pensée de proposer au gouvernement et à la Chambre des procédés pratiques semblables à ceux dont vient de parler M. le ministre des finances et qui seraient en vigueur en Italie.

Dans ma pensée la vérification de la capacité très mince que j’exige de l'électeur à venir, cette vérification doit s'opérer au moment de l'inscription de l'électeur sur la liste électorale.

Là est le seul moyen de ne pas compliquer les opérations électorales d'une vérification de capacité qui viendrait se greffer sur l'opération consistant à choisir les mandataires.

L'honorable ministre des finances nous dit avoir recherché les moyens de mettre en pratique un principe dont il se déclare partisan. J'avais réclamé quelque chose de plus de son obligeance et de sa haute intelligence. Je lui ai demandé de vouloir nous dire si après l'étude de la question il était arrivé à cette conclusion qu'il était impossible de prendre des mesures convenables pour l'application du principe que je propose de décréter.

MfFOµ. - J'avoue que je n'ai rien trouvé de satisfaisant. Je l'avoue tout net.

M. Orts. - Eh bien, puisque l'honorable ministre déclare qu'il n'a rien trouvé de satisfaisant, puisque je ne puis attendre aucune aide du gouvernement pour l'application d'un principe qu'il déclare être le sien, j'ai obtenu cet aveu d'impuissance que je demandais avant de parler.

Je proposerai donc, réduit à mes seules forces, le moyen de réaliser cette application.

Voici, messieurs, l'article qui répond aux exigences que m'ont soumises et les adversaires et les partisans de ma proposition. Vous le jugerez et vous les améliorerez.

Je pars de ce principe que quelle que soit l'introduction de la nouvelle garantie, de la nouvelle condition pour être électeur que je propose de mettre dans la loi, les listes électorales se formeront exactement comme elles se forment aujourd'hui.

Voici ma proposition :

« L'électeur dont la capacité sera contestée, pourra demander à subir une épreuve devant l'autorité à laquelle la loi confère le pouvoir de juger les contestations relatives aux listes électorales.

« Si l'électeur ou le réclamant l'exige, cette épreuve sera publique.

« L'électeur inscrit et contesté qui ne réclamera ou n'acceptera pas d'épreuve sera rayé de la liste. »

Voilà mes moyens. Maintenant veut-on les discuter immédiatement ? Je suis prêt à répondre. Veut-on les renvoyer à un autre jour ? je ne m'y oppose pas.

MpVµ. - Messieurs, vous avez entendu les explications de M. Orts sur son amendement. Ces explications seront aux Annales parlementaires.

La Chambre désire-t-elle en outre que la proposition soit imprimée ?

M. Goblet. - Oui, certainement.

(page 1425) M. Guillery. - C'est un amendement.

MfFOµ. - Oui ! oui, l'impression.

- La Chambre décide que la proposition sera imprimée et distribuée.

- Plusieurs membres. - A demain !

- D'autres membres. - Nous continuerons.

M. de Haerne. - Messieurs, je suis à la disposition de la Chambre, mais le débat vient de changer un peu de nature ; il est porté sur un nouveau terrain. Je n'ai pu bien saisir l'amendement de l'honorable M. Orts, mais cependant, pour autant que j'ai pu comprendre, je dois dire qu'il concorde avec les idées que j'ai eu l'honneur d'exprimer dans la discussion générale. C'est vous dire que je suis très porté à l'accepter. Cependant vous comprendrez que je ne puis prendre cet engagement avant d'avoir examiné sérieusement dans son ensemble l'amendement dont il s'agit.

Dans la discussion générale, j'ai fait quelques restrictions quant au vote que j'aurais à émettre sur la proposition de notre honorable collègue, et ces restrictions ont fait dire à un membre qui a parlé tout à l'heure, à l'honorable M. Jouret, que je balancerais sur le vote que j'aurais à émettre.

- Plusieurs membres. - A demain !

- La séance est levée à 4 heures trois quarts.