(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1864-1865)
(Présidence de M. E. Vandenpeereboom.)
(page 1357) M. de Florisone, secrétaire, procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.
M. Thienpont, secrétaire., fait lecture du procès-verbal de la séance d'hier.
- La rédaction en est approuvée.
M. de Florisone, secrétaire, présente l'analyse suivante des pièces qui ont été adressées à la Chambre.
« Des électeurs de la commune d'Arquennes prient la Chambre de donner la préférence au système qui consiste à remettre à chaque électeur, dans la salle du scrutin, un bulletin imprimé portant les noms des candidats déclarés et sur lequel il effacerait à la plume ceux qui ne lui conviendraient pas. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi sur les fraudes électorales.
« Le comice agricole des premier et deuxième districts de la province d'Anvers demandent la suppression de la location publique des terres appartenant aux hospices et aux bureaux de bienfaisance. »
- Renvoi à la commission permanente de l'agriculture et de l'industrie.
« MM. Van Overloop et Van Iseghem, retenus par une indisposition, et M. Warocqué, obligé de s'absenter, demandent des congés. »
- Accordé.
MpVµ. - La Chambre a procédé hier à un scrutin qui n'a pas abouti sur une proposition de clôture de la discussion générale. Mais les auteurs de la proposition la retirent. Dès lors, la discussion générale continue, à moins qu'il y ait une nouvelle proposition de clôture.
M. Bara. - Je crois que vous venez de dire, M. le président, que les auteurs de la proposition de clôture avaient retiré leur proposition.
MpVµ. - Oui ; insistez-vous ?
M. Bara. - Je n'insiste pas, mais je ne retire pas ma proposition parce que ce retrait pourrait faire croire que mon but était d'empêcher la discussion ; je n'avais au contraire uniquement en vue que de régler le débat et de donner à tout le monde le moyen d'exprimer ses idées. Je n'ai pas voulu étouffer la discussion, j'ai demandé qu'elle fût précise. Je ne puis donc souscrire à un retrait qui pourrait laisser croire que la demande de clôture avait pour but d'empêcher le débat.
Je ne demande pas un nouveau vote, puisque en fait ma proposition a été rejetée.
Toutefois, s'il plaît à la Chambre de continuer à discuter sans ordre, elle en est libre.
MpVµ. - Le retrait de la proposition n'aurait pas cette portée.
M. Hymans. - Il y a un moyen de mettre de l'ordre dans la discussion, c'est d'appliquer simplement les prescriptions du règlement aux termes duquel on accorde la parole « pour », « contre » et « sur » le projet. De cette façon, les orateurs qui parleront sur la loi seront tenus de déposer des amendements et on parlera au moins sur quelque chose, tandis que maintenant on parle de tout, excepté du projet.
J'en fais la proposition formelle.
MpVµ. - La discussion générale continue.
M. Hymans. - Et ma proposition ?
MpVµ. - Je l'appliquerai quand il y aura lieu.
M. Hymans. - Mais c'est le règlement que j'invoque.
MpVµ. - Ce n'est qu'au moment oh l'orateur parle qu'il doit déposer ses amendements.
M. Hymans. - C'est avant ; on peut demander à un orateur s'il parle « pour », « contre » ou « sur » le projet.
M. de Smedt. - Je ne m'oppose pas à ce qu'on mette de l'ordre dans la discussion, Mais on ne peut empêcher les orateurs de développer leurs amendements au fur et à mesure qu'ils se présentent. Il sera d'ailleurs toujours loisible à la Chambre de les écarter par la question préalable et d'enrayer la discussion. Comment voulez-vous, par exemple, que moi qui ai un système nouveau, je puisse le développer ?
M. Hymans. - Vous parlerez sur la loi.
M. de Smedt. - Je parle « sur », « pour » et « contre ».
MpVµ. - Il a été décidé que la discussion générale continuerait et qu'on présenterait les amendements lors de la discussion des articles. M. de Smedt est inscrit, il a la parole.
M. de Smedt. - Messieurs, la discussion qui nous occupe, comme on l'a déjà dit, est une des plus graves et des plus importantes qui puissent surgir dans cette enceinte.
C'est d'une bonne loi électorale que dépendent en effet l'utilité, la stabilité et le progrès régulier de nos institutions représentatives.
Personne ici, je pense, ne peut prétendre sérieusement que notre régime électoral est le meilleur possible, et qu'il n'y a rien à changer et à améliorer chez nous en cette matière.
Tout en restant dans les limites tracées par notre pacte fondamental, je suis d'avis que nous pouvons introduire dans cette loi d'utiles et de sérieuses modifications.
Ces modifications peuvent porter sur les principes mêmes de la loi électorale, elles peuvent aussi, comme dans le projet qui nous est soumis, ne s'appliquer qu'aux opérations électorales proprement dites, et déterminer les pénalités à établir contre les fraudes et les infractions à la loi. Est-il utile d'engager en ce moment une discussion théorique approfondie sur les principes mêmes de nos lois électorales ? Une pareille discussion a-t-elle quelque chance d'aboutir à un résultat pratique dans l'état actuel de la composition de cette Chambre ? L'opinion publique est-elle d'ailleurs disposée à accueillir favorablement les modifications importantes que nous voudrions introduire dans les principes essentiels et les bases de nos lois électorales ?
Pour ma part, messieurs, je ne le crois pas et je suis d'avis que les réformes, aussi utiles et aussi justes qu'elles soient, ne doivent pas devancer l'opinion publique. Mais est-ce un motif suffisant pour vouloir interdire, par la question préalable, toute discussion de ce genre ? Je ne le pense pas d'avantage.
Les partisans de telles idées ou de telles réformes font bien de travailler l'opinion publique ; d'abord, par toutes les voies de la publicité ordinaire et ensuite par la discussion dans le sein de cette Chambre, discussion qui, si elle ne peut aboutir, aura ceci de bon, qu'elle appellera l'attention du pays sur les questions qui seront soulevées ici.
Je crois donc qu'il faut laisser aux membres de cette Chambre une grande latitude dans cette discussion et que ce serait une faute d'étouffer par la question préalable l'examen des différentes questions que soulève le projet de loi et surtout le rapport de la section centrale qui nous invite en quelque sorte à entrer dans cette voie, puisqu'il examine lui-même la plupart de ces questions.
Quant à moi, messieurs, je n'userai que très modérément de cette faculté que je réclame pour mes honorables collègues.
Je me bornerai à indiquer sommairement les réformes que je crois réalisables dès maintenant et que j'estime nécessaires pour assurer la sincérité des élections. Les moyens que j'aurai l'honneur de vous développer brièvement sont :
1° Une plus grande égalité pour les électeurs devant l'accomplissement de leur mandat.
2° Une indépendance absolue de l'électeur dans le vote qu'il veut émettre.
3° Une garantie sérieuse pour tous les intéressés dans la composition des bureaux électoraux.
4° La suppression du ballottage ou subsidiairement sa remise à un autre jour avec indemnité accordée aux électeurs qui habitent au delà du rayon de 5 kilomètres du lieu où se fait l'élection.
Je n'examinerai avec certains développements que les deux premiers de ces points.
Pour réaliser dans la mesure du juste le premier point, c'est-à-dire une plus grande égalité pour les électeurs dans l'accomplissement de leurs droits et de leurs devoirs, je voudrais voir adopter le système du (page 1358) vote par groupes de plusieurs communes, ou le système hollandais qui divise le district électoral en sous-districts. Le premier de ces systèmes a été formulé en proposition signée de MM. Malou, de Theux, de Naeyer, de Liedekerke et de La Coste ; elle fut présentée et longuement discutée dans cette Chambre en 1859. Le texte de la proposition se trouve consigné à la page 81 du rapport de la section centrale. Seulement, au paragraphe 6, j'introduis la modification suivante :
Au lieu de dire « ayant au maximum un rayon de dix kilomètres », je rem placerais ces mots par ceux-ci : « restant autant que possible dans un rayon de dix kilomètres ».
Les deux objections principales que l'on fait à l'adoption de l'un ou l'autre de ces systèmes, c'est qu'en premier lieu l'électeur jouirait de moins d’indépendance pour émettre un vote libre et qu'ensuite ce vote serait moins éclairé parce que n'étant pas rapproché des autres électeurs ils ne pourraient pas se concerter et s'instruire.
La seconde objection capitale contre l'adoption de ce système, c'est que l'on veut y voir une machine de guerre, une œuvre de parti qui pourrait tourner au profit de l'opinion conservatrice.
Quant à la première objection, il est évident que le jour oh il sera matériellement impossible de violer le secret du vote, l'indépendance des électeurs sera toujours assurée, soit qu'ils votent dans leur commune ou par groupe de communes, ou bien, comme aujourd'hui, au chef-lieu de district.
Etant bien convaincu que son vote ne pourra jamais être connu s'il en veut garder le secret lui-même, l'électeur votera selon sa conscience et ses sympathies quel que soit le lieu où il émettra ce vote. Or cette inviolabilité absolue du secret du vote, j'espère l'obtenir au moyen d'un système que j'aurai l'honneur de développer tantôt.
L'objection quant à l'indépendance de l'électeur tombera donc d'elle- même. Mais, dit-on, en votant à la commune ou par groupe de communes l'électeur ne peut s'éclairer, ni se concerter quant aux choix à faire.
L'objection pourrait avoir «ne certaine valeur si tout le monde ne savait par expérience que ce n'est pas le jour de l'élection que l'on se concerte sur le choix et la valeur des candidats.
Les associations, la presse et la publicité sous toutes ses formes ont fait ce travail longtemps avant le jour fixé pour les élections et on peut dire avec vérité que tous les électeurs, à de bien rares exceptions près, ont leur bulletin en poche quand ils se rendent au chef-lieu électoral. S'il y en a qui changent leur bulletin, souvent c'est bien plus le résultat de la ruse ou de la violence que les suites de la persuasion. Et sous ce rapport il n'y a certes pas d'inconvénient, je crois, à ce que l'électeur soit livré à lui-même.
D'ailleurs, messieurs, dans les circonscriptions électorales importantes qui nomment plusieurs députés, vous avez des divisions et subdivisions par groupes d'électeurs ou de communes.
C'est le cas dans les grandes villes, où il y a un bon nombre de sections électorales.
Croyez-vous sérieusement qu'il soit jamais arrivé en Belgique que les électeurs de tout un arrondissement électoral se soient réunis tous pêle-mêle, et aient discuté les candidats et leur mérite avant de se rendre chacun dans la section où il est appelé à déposer son vote ?
Que devient donc l'objection que l'électeur dans les sous-districts ne pourrait ni se concerter, ni s'éclairer, puisqu'il ne le fait pas davantage dans le système actuel ?
Ce qui est vrai, messieurs, c'est que les opinions sont faites d'avance, et celles-là sont les meilleures, car elles sont présumées les mieux mûries ; l'électeur a pu voir, lire et entendre le pour et le contre, et avec ces données qui ne lui manquent jamais en temps d'élection, il a pu se faire une opinion raisonnée, tandis que, circonvenu le jour de l'élection, il peut subir des impressions ; rarement, il se formera une opinion, une conviction sérieuse. Il ne pourrait entendre la plupart du temps dans le chef-lieu d'arrondissement qu'une cloche, et vous connaissez le proverbe : Qui n'entend qu'une cloche n'entend qu'un son.
Au surplus s'il était démontré que ce système d'élection par groupes de communes ne réunissait pas exactement tous les avantages du vote au chef-lieu de district, il faudrait tenir compte des avantages incontestables qu'il présente sur le système actuel. La question est donc celle-ci : Les avantages du système proposé en 1859 ou bien du régime aujourd'hui pratiqué en Hollande, compensent-ils les quelques inconvénients que les partisans de l'état actuel des choses objectent à l'adoption de l'un ou l'autre système ?
Et je demande que l'en me signale l'inconvénient qui mérite d'être mis en parallèle d'une question de justice de premier ordre : assurer l'égalité électorale, c'est-à-dire, assurer l'exécution d'une prescription constitutionnelle, l'égalité de tous les Belges devant la loi.
Pourquoi l'exercice d'un droit le plus sacré de tous ne peut-il pas être rendu, dans la mesure du possible, également facile à tous ?
Pourquoi l'observation d'un devoir aussi important est-elle pour les uns subordonnée à une perte de temps et d'argent, à un déplacement souvent impossible pour quelques-uns et pourquoi d'autres citoyens peuvent-ils exercer ce droit, remplir ce devoir sans conditions vexatoires ou onéreuses pour eux ? Est-ce là de l'égalité ? Est-ce de la justice !
Maintenant vient l'autre grande objection. Le vote à la commune, ou par circonscriptions restreintes, est une machine de guerre ; cette réforme tournera tout entière à l'avantage de l'opinion conservatrice, parce que des électeurs campagnards qui ne voulaient pas ou ne pouvaient pas se rendre au scrutin quand l'élection se faisait au chef-lieu d'arrondissement, pourront et probablement voudront se déplacer quand l'urne électorale serait rapprochée d'eux.
Mais, messieurs, peut-on faire une question de parti, d'une question de justice ? Vous voulez la sincérité des élections, vous voulez que tous les votes indépendants puissent être donnés. Dès lors comment concilier la sincérité de cette déclaration avec le refus de faire voter à la commune ou par petites circonscriptions électorales puisque par ce système seul on peut arriver à l'égalité de tous les électeurs devant l'urne électorale. Que d'inconvénients, en effet, que d'obstacles quelquefois infranchissables pour l'électeur rural, qui doit se déplacer jusqu'à dix lieues quelquefois pour exercer son droit de vote ?
Tantôt c'est l'âge, tantôt ce sont des infirmités, d'autres fois ce sont des travaux pressants, des affaires urgentes qui l'empêchent de faire un long voyage, mais qui lui permettraient souvent de prendre part au vote si l'urne électorale était plus rapprochée ; en tout cas il y a pour lui perte de temps et d'argent, etc.
Et alors, comme l'a fait observer l'honorable comte de Theux, dans son remarquable discours, alors qu'on constate déjà tant d'absences parmi les électeurs des chefs-lieux où se font les élections, faut-il s'étonner, messieurs, de la répugnance de beaucoup d'électeurs ruraux à se rendre à l'élection quand ils doivent, pour remplir ce devoir, être absents tout un jour, et même, dans certains arrondissements, deux jours ?
Est-il juste d'imposer une pareille corvée à toute une catégorie d'électeurs, alors qu'il serait si facile d'y remédier, soit en adoptant le régime hollandais, qui fonctionne sans donner lieu à aucun abus grave, soit encore le projet de MM. Malou, de Theux et consorts, présenté et développé en 1859 ? Si on adoptait l'un ou l'autre de ces systèmes, on ne pourrait plus faire valoir aucune excuse pour tolérer les repas électoraux et les dépenses scandaleuses auxquelles donne lieu inévitablement chaque élection, lorsqu'elle occasionne pour l'électeur un déplacement de plusieurs lieues.
La suppression de ces dépenses est certes une chose désirable, puisqu'elle impose, dans beaucoup d'arrondissements, une condition d'éligibilité en plus, une condition sine qua non : il faut être riche. Et cette conséquence inévitable n'est certes ni constitutionnelle ni démocratique.
Et quant à supprimer dans les conditions actuelles le dîner électoral et le transport gratuit des électeurs par les candidats, ce serait un déni de justice, ce serait aggraver encore d'une manière déplorable le vice de notre système électoral.
Cette mesure, dans les conditions de la loi actuelle, serait aussi odieuse à mes yeux qu'une loi votée par la Chambre qui décréterait la radiation des listes électorales du tiers et peut-être de la moitié des électeurs ruraux.
Ce serait exactement la même chose quant au résultat, seulement cette mesure aurait un peu moins de franchise que l'exclusion de ces électeurs en vertu d'une loi.
Il ne peut donc pas être question de supprimer un usage qui n'a été introduit dans nos mœurs électorales que pour réparer une injustice de la loi vis-à-vis des électeurs auquel leur éloignement du chef-lieu d'arrondissement impose, pour l'exercice de leurs droits, un déplacement coûteux, ainsi qu'une perte de temps considérable.
On abuse, je le sais, de cette faculté ou de cette tolérance d'indemniser l'électeur de son déplacement ; c'est une pratique dont nous sommes tous quelque peu complices ou victimes.
Mais encore à qui la faute si ce n'est à la loi ? Rapprochez l'urne des électeurs et l'abus cessera ; parce que vous pourrez alors réprimer sévèrement cet abus sans injustice cette fois.
(page 1559) On a parlé de l'indemnité, j'en veux bien, au pis-aller ; mais pourquoi imposer sans nécessité absolue cette dépense au trésor quand il y a un moyen d'éviter les dépenses pour tout le monde, en plaçant une urne par petits groupes de communes, en prenant pour base de ces circonscriptions, par exemple, le nombre des électeurs. Chaque circonscription aurait, je suppose, cent électeurs au minimum et ce serait à la commune la plus centrale dans cette circonscription qu'auraient lieu les opérations électorales. Ces circonscriptions pourraient être fixées par arrêté royal.
Mais, disent nos adversaires, nous ne voulons pas de ce système. Il fonctionne en Hollande, c'est vrai, et sans donner lieu à aucune réclamation ; mais ici l'électeur sera circonvenu, le secret du vote sera violé, il y aura là le curé, le bourgmestre, le propriétaire, etc.
Mais est-ce là une objection sans réplique, capitale ? Voyons ! De deux choses l'une, ou bien le projet de loi présenté par le gouvernement et amendé par la section centrale est sérieux ou il ne l'est pas. Ou en d'autres termes, il est destiné à assurer l'indépendance de l'électeur ou bien il n'atteindra pas ce but. S'il garantit réellement la liberté du vote, ce résultat sera atteint, soit que l'électeur vote dans une section électorale où l'on est quatre cents, je suppose, soit qu'il vote dans un bureau électoral où l'on ne serait que cent.
Car s'il n'en était pas ainsi, la loi serait inopérante dans tous les cas où il n'y aurait pas plusieurs centaines d'électeurs présents dans une même section. Dès lors, que devient la loi, quelle est son utilité pratique à moins qu'elle n'ait un but non avoué ? Si donc l'indépendance de l'électeur sera garantie par les précautions les plus minutieuses que le projet de loi croit devoir prendre pour respecter le secret du vote, cette indépendance et ce secret du vote continueront à exister quel que soit le nombre d'électeurs appelés à voter dans un même local et quel que soit le lieu du vote (pourvu toutefois que ce nombre ne soit pas infime).
Je crois, messieurs, vous avoir démontré que la division des arrondissements électoraux actuels en sous-districts n'est contraire ni à l'intérêt de la sincérité de l'élection ni à l'indépendance de l'électeur. C'est l'opposé qui est vrai, car cette mesure donnerait au résultat électoral quel qu'il fût, un caractère de sincérité en plus, puisqu'il n'y aurait plus d'électeurs auxquels, dans bon nombre de cas, on interdirait de fait l'exercice d'un droit que la loi et la Constitution lui ont conféré.
Les dépenses électorales dans ce qu'elles ont de plus scandaleux disparaîtraient dans ce système, car on pourrait alors les réprimer sévèrement sans injustice.
Il me reste maintenant, messieurs, à vous faire connaître un système destiné, me semble-t-il, à faire disparaître complètement un des abus les plus fréquents et des plus dangereux qui se soient introduits dans notre régime électoral.
Je veux parler des billets marqués qui, en dépit du projet de loi qui nous est soumis, seront encore distribués et contrôlés en grand nombre, Il y en aura peut-être un peu moins, le contrôle sera un peu plus difficile qu'autrefois, mais il suffit qu'il puisse y en avoir et que le contrôle soit possible, peur tenir bon nombre d'électeurs dans la dépendance de l'un ou l'autre personnage influent et les contraindre à déposer le billet qu'on leur aura remis ou qu'on leur aura fait écrire de telle ou telle manière.
Et puisque dans une pareille discussion il faut avant tout de la sincérité, je dirai que la composition du bureau électoral, telle qu'elle nous est proposée, donnera pour ce genre de fraude au moins huit fois sur dix une facilité plus grande à nos adversaires qu'à nous-mêmes, puisque huit fois sur dix pour le moins la majorité, sinon la totalité des membres des bureaux électoraux, sera composée de nos adversaires les plus décidés et les plus actifs. Et bien souvent le président le plus honnête homme du monde sera dans l'impossibilité absolue de constater ce genre de fraude, alors même qu'il le voudrait.
J'ai assez de confiance, messieurs, dans votre honnêteté et dans votre probité politique pour espérer que vous chercherez sérieusement et consciencieusement avec nous le remède à cet état de choses qui, s'il était maintenu, n'aurait de l'impartialité que les apparences.
L'honorable comte de Theux vous a déjà signalé la lacune du projet de loi, quant au manque de garanties pour la minorité actuelle dans la composition des bureaux électoraux. Nous demandons les mêmes garanties pour tous, c'est-à-dire la justice et l'égalité, rien de plus, rien de moins, et cela ne peut nous être refusé.
Voici maintenant, messieurs, l'exposé, aussi succinct que possible, de système électoral que j'ai l'honneur de vous proposer pour garantir d'une manière absolue le secret du vote, quelle que soit d'ailleurs la circonscription électorale que la Chambre adopte. Je crois que les objections que pourrait soulever ce système dans sa pratique, sont tout à fait insignifiantes en présence d'un grand résultat à obtenir, savoir : impossibilité matérielle de faire des billets marqués, par conséquent indépendance la plus absolue chez tout électeur de voter d'après sa conscience et ses sympathies. Dans une bonne loi électorale nous ne devons chercher que ce résultat pour toutes les opinions du pays quelles qu'elles soient.
Ce résultat n'est qu'imparfaitement atteint par le projet de loi qui nous est soumis et c'est pour le compléter sous ce rapport, que j'ai cherché et que je crois avoir découvert le moyen de rendre les fraudes, au moyen des billets marqués, matériellement impossibles. Ce système ne serait applicable qu'aux élections pour les deux Chambres, le projet actuel serait mis en vigueur pour les autres élections. D'abord, messieurs, dans le système que je vais vous développer, je maintiens le papier électoral, qui serait mis à la disposition des électeurs ou de toute autre personne dans les mêmes conditions et de la même manière qu'au projet de loi.
J'y ajoute l'enveloppe officielle, également timbrée. Ce papier et ces enveloppes seraient vendus en nombre illimité moyennant un prix, qui équivaudrait au prix de revient. Les bulletins seraient renfermés dans les enveloppes au moment oh l'électeur les remettrait au président du bureau électoral. Dans les districts où il y a plusieurs membres à élire, il pourrait y avoir autant de bulletins renfermés dans l'enveloppe qu'il y a de places vacantes. Car chaque bulletin ne pourrait porter que le nom d'un seul candidat.
Les bulletins imprimés sont seuls valables. Car c'est précisément au moyen des bulletins écrits à la main que le secret du vote est violé ou du moins peut l'être soit par le fait de l'écriture, soit par l'alignement, soit par des majuscules, soit encore par des désignations et par mille autres moyens que les ingénieux du métier ne manqueraient pas de découvrir dans les limites du projet de loi pour rendre le bulletin reconnaissable. Dans tous les cas l'électeur pourrait avoir cette crainte que son bulletin sera reconnu, et cela suffira souvent pour l'empêcher de voter selon son opinion et ses sympathies.
C'est cette crainte, c'est cette menace qui est pour certains électeurs dépendants une épée de Damoclès que je veux à tout prix écarter, c'est cette fâcheuse impression que je veux détruire. Et afin que l'on ne puisse pas obtenir avec les billets imprimés ce que l'on pourra faire avec les bulletins écrits à la main, c'est-à-dire changer les caractères, l'alignement, les dénominations, etc., dans le but de les distinguer, je fais déposer entre les mains du président du bureau électoral dans la salle du vote même, en présence des électeurs, immédiatement avant que les élections électorales commencent, deux billets-types, signés du candidat.
Ces bulletins-types seront déposés soit par le candidat lui-même soit par un électeur appartenant à la section où le dépôt se fait. Un de ces billets-types, après avoir été lu sera déposé immédiatement en évidence sur la table du bureau, l'autre sera affiché dans la salle afin que chaque électeur de la section puisse en prendre connaissance.
Dans chaque section, il est fait ce dépôt, et autant de fois qu'on voudra désigner un candidat.
Au dépouillement seront nuls tous les bulletins qu'une sont pas rigoureusement conformes au bulletin-type.
Les billets annulés sont de droit joints au procès-verbal de chaque bureau, ainsi que le bulletin-type, signé du candidat et parafé par tous les membres du bureau.
Le contrefacteur, on pourrait dire, le faussaire de billets-types serait poursuivi et sévèrement puni. Les bulletins seraient donc, dans ce système, imprimés par les soins et aux frais du candidat ou de ses amis, et, distribué par les mêmes, soit longtemps d'avance, soit le jour même de l'élection. C'est là une condition facile à remplir, et qui épargnerait d'ailleurs aux candidats et aux associations qui les patronnent, une foule d'autres frais qui sont faits aujourd'hui dans le but d'influencer plus ou moins l'électeur, auquel on remet un billet marqué, qui sert à contrôler si le marché a été exécuté.
Or, ce système, d'une application facile, quand il ne fonctionnerait, bien entendu, que pour les élections des deux Chambres, rendrait impossible tout achat de vote, toute influence illégitime exercée sur la détermination du choix de l'électeur.
L'électeur pourrait voter sans crainte que le secret de son vote (page 1360) soit trahi, d'une manière ou d'autre ; dès lors son suffrage sera librement exprimé et la majorité, quelle qu'elle soit, serait dans ce cas et dans ce cas seulement l'expression libre et sincère de la majorité du pays. Inutile, je crois, messieurs, de vous faire remarquer de quelle force morale et vraiment respectable jouirait une majorité qui serait ainsi sortie pure de tout pression illégitime exercée sur le corps électoral après une de ces grandes batailles où l'intelligence, la moralité, l'attachement au pays et à ses institutions, toutes ces qualités enfin, qui font le bon citoyen et le bon député auraient été seules en présence pour se disputer honnêtement une victoire qui serait glorieuse pour tous les partis, puisqu'ils n'auraient ainsi pu l'obtenir que par des moyens légitimes.
Il faut à tout prix que les billets marqués disparaissent, car si un parti s'en sert, l'autre se verrait dans la triste nécessité d'user de représailles, et c'est ce qui arrive aujourd'hui. Un bon nombre d'électeurs ballottés entre deux opinions contraires risquent de perdre l'un sa place, l'autre sa maison ou sa ferme, sa clientèle et même souvent ses moyens de subsistance s'il est surpris, au moyen des billets marqués, avoir contrevenu à la volonté de son propriétaire, client ou obligé.
Il va de soi, messieurs, que, dans le système que j'ai eu l'honneur de vous développer, sont nuls :
1° Les enveloppes qui ne contiennent aucun suffrage valable.
2° Les enveloppes qui contiendraient un nombre plus considérable de suffrages qu'il n'y a de membres à élire.
3° Les bulletins qui ne sont pas imprimés sur le papier électoral ; ceux qui, étant imprimés, ne sont pas la reproduction fidèle du bulletin type signé par le candidat et déposé entre les mains du président du bureau électoral.
4° Les enveloppes qui porteraient à l'intérieur des marques, signes ou écriture de nature à violer le secret du vote.
5° Les bulletins portant eux-mêmes des marques, signes ou désignations distinctives.
6° Les bulletins dont les formes ou dimensions auraient été altérées. En cas de contestation, le bureau déciderait, sauf réclamation.
Ce système, messieurs, est, si je puis m'exprimer ainsi, un système éclectique, puisque j'ai pris, pour le composer, les différentes idées qui ont été émises dans les sections et la section centrale ainsi que par plusieurs publicistes distingués. Je pourrais même dire que c'est le système proposé par M. Rolin-Jacquemyns dont la plupart d'entre vous, messieurs, auront probablement lu l'intéressant et consciencieux travail sur cette matière. Mais, comme, à tort d'après moi, l'obligation de faire officiellement connaître sa candidature quelques jours avant l'élection, était jugée par plusieurs membres de cette Chambre comme devant entraver la liberté de l'électeur, j'ai cherché à parer à cette difficulté au moyen d'un bulletin-type qui ne serait déposé que le jour même de l'élection, immédiatement après la lecture faite par le secrétaire des articles 24 à 37 de la loi électorale.
Quant à l'obligation pour le candidat de signer le bulletin-type, si on y faisait une opposition absolue, il ne serait pas, je pense, impossible de maintenir le système en prenant d'autres précautions pour qu'on ne dépose pas de faux billets-types dans le but d'arriver aux bulletins marqués.
Mais est-ce sérieusement que l'on pourrait s'élever contre cette formalité obligatoire, pour le candidat, désigner le bulletin-type ? De deux choses l'une, ou le candidat accepte ou il n'accepte pas de se laisser porter sur les rangs, pour la Chambre ou pour le Sénat. S'il accepte, pourquoi refuserait-il de remplir une formalité de nature à assurer la sincérité de son élection, et que la loi d'ailleurs, dans l'intérêt de tous les partis, lui prescrirait impérieusement. Ou bien il n'accepte pas la candidature et alors pourquoi vouloir qu'on vote pour lui et malgré lui, et s'il est élu pourquoi, imposer une double corvée aux électeurs, en faisant recommencer les opérations électorales ? Si c'est uniquement dans le but de témoigner leur sympathie à ce citoyen que des électeurs veulent voter pour lui, je n'empêche pas par mon système de témoigner cette sympathie. On pourra voter pour lui et même déposer des bulletins écrits à la main ou autographiés, seulement ces votes ne seront pas valables.
Vous le voyez, messieurs, ce système ne soulève donc pas de difficultés pratiques bien grandes, s'il n'est appliqué qu’aux élections pour les deux Chambres. C'est dans ces élections surtout que, par suite de leur importance et de l'ardeur des partis, il se commet plus de fraudes et d'abus, fraudes et abus qu'il faut réprimer à tout prix si réellement la loi veut avoir pour but d'obtenir la sincérité des élections et la liberté absolue de l'électeur.
Or, il est incontestable que le système que j'ai l'honneur, messieurs, de soumettre à votre impartiale et bienveillante attention supprime du coup l'abus le plus dangereux, le plus fréquent, les billets marqués et contrôlés soit par les membres du bureau eux-mêmes, soit par les électeurs présents dans la salle. Un bon nombre d'entre vous savent très bien qu'il existe un système de billets marqués, pour le contrôle duquel nul besoin n'est de se trouver derrière le bureau électoral.
En dépit du projet de loi, ce système et beaucoup d'autres continueront à être pratiqués, et alors que devient la loi sinon une inégalité dans les moyens de fraude et de contrôle ? En effet dans le système proposé le bureau seul pourra contrôler les billets marqués ou reconnaissables par l'écriture. Et il faut bien le reconnaître, les trois quarts du temps, si les dispositions du projet de loi sont maintenues, le bureau électoral sera inévitablement composé de nos adversaires politiques.
Je ne puis croire que le ministère et la majorité de cette Chambre puissent avoir le but d'établir cette inégalité dans les moyens de frauder et cela à leur profit ; dès lors, j'ai la confiance que mes observations et celles de plusieurs de mes honorables collègues seront examinées avec toute l'impartialité et toute la bienveillance que mérite une matière aussi délicate.
Il importe au plus haut point pour l'avenir de nos institutions représentatives et pour l'honneur de la majorité de cette Chambre qui votera cette loi qu'elle ne puisse pas être légitimement taxée par l'opinion publique d'œuvre de parti. Cette loi doit être une œuvre d'honnêteté politique et j'espère que nous nous efforcerons tous à lui donner ce caractère.
MpVµ - M. de Smedt, vous avez parlé « sur » ; veuillez faire parvenir vos amendements au bureau.
M. de Smedt. - Ils ne sont pas prêts, M. le président ; je ne pouvais prévoir la décision que la Chambre allait prendre aujourd'hui ; je les déposerai demain à l'ouverture de la séance.
MpVµ. - Le règlement dit que les orateurs qui parlent sur le projet déposeront leurs amendements en quittant la tribune. Mais enfin, puisque les vôtres ne sont pas rédigés, vous les déposerez demain.
M. Dumortier. - J'examine le projet de loi et le rapport qui nous sont présentés et j'y lis en tête en lettres capitales : Fraudes en matière électorale. De quoi s'agit-il donc ? De réprimer les fraudes en matière électorale.
Sans doute, il n'est personne parmi nous qui ne veuille réprimer tout ce qui est fraude en toutes choses et surtout en matière électorale. Mais quand je vois un titre aussi général, je suis porté à croire que toutes les fraudes en matière électorale vont être réprimées.
Or, messieurs, lisez ce projet de loi et vous verrez que les fraudes les plus fâcheuses, les plus scandaleuses y sont complètement passées sous silence et qu'elles sont ainsi tolérées, permises, sanctifiées.
Voilà ce qui m'a frappé.
Dans ce projet il y a de bonnes choses ; dans le rapport de la section centrale, dans les amendements de la section centrale, il y a de très bonnes choses. Mais je crois qu'il y a encore de beaucoup meilleures choses qui ne sont pas prévues par le projet de loi, des fraudes bien plus graves à réprouver parce qu'elles vicient non pas tel ou tel vote isolé, mais l'ensemble des élections et qu'elles constituent la pire de toutes les situations politiques pour un gouvernement constitutionnel : la corruption électorale.
Ainsi, on affiche la prétention de réprimer les fraudes électorales en s'attaquant à de petits faits de détail ; mais quelle est la première, la plus grande de toutes ces fraudes en cette matière ? C'est l'action corruptrice du pouvoir dans les élections. Car, qu'est-ce donc que l'élection ? C'est le jugement du pays sur la conduite du pouvoir.
Or, si le pouvoir parvient à exercer une corruption quelconque dans les élections, il est évident que c'est la pire de toutes les fraudes, puisque c'est le gouvernement corrompant ses juges. (Interruption.)
Je comprends que ceux qui profilent de ces fraudes rient de ce que je dis, mais ceux qui n'en profitent pas trouvent mon observation parfaitement juste.
Vous riez quand je signale comme une fraude l'action du pouvoir sur les élections ; parce que cette fraude est ce qui vous constitue ici en majorité contre l'opinion publique ; mais rappelez vous donc ce qui s'est toujours passé en Angleterre, dans ce pays modèle pour les institutions constitutionnelles. Quelle a été la conduite de tous les ministres qui se sont succédé au pouvoir, qu'ils s'appelassent whigs ou torys ? Toujours, ils ont eu soin d'empêcher toute participation du pouvoir dans les (page 1361) élections, afin que les Chambres représentent sincèrement, réellement la volonté du pays.
Ainsi, quand sir Robert Peel présenta à la chambre des communes le fameux projet de loi sur les municipalités en Angleterre, il se félicitait de ce qu'il ne demandait aucune nomination des maires, des aldermen pour le pouvoir, afin, disait-il que, dans les élections générales, le pouvoir fût l'expression sincère et réelle de l'opinion du pays.
Rappelez-vous-donc ce qui se passe en Angleterre, et vos rires expireront sur vos lèvres.
J'avais donc raison dédire que, de toutes les corruptions, la corruption parlementaire par l'action du pouvoir est la plus dangereuse, puisqu'elle vicie l'essence même du gouvernement représentatif et fait du gouvernement représentatif un odieux mensonge.
Eh bien, si j'interroge les pétitions adressées à la Chambre, les réclamations souvent répétées, les diverses enquêtes auxquelles la Chambre s'est livrée en matière d'élections, je crois la révélation incontestable et incontestée d'une action corruptrice du pouvoir dans les élections, afin de perpétuer au pouvoir une majorité que le pays repousse et un gouvernement qu'il cherche vainement à renverser.
M. Hymans. - A Bruges, sans doute ?
M. Dumortier. - A Bruges comme partout. Vous n'avez pas osé imprimer l'enquête de Bastogne. (Interruption.) Quand nous avons demandé l'impression de cette enquête, vous l'avez refusée. Voyez toutes les enquêtes ; voyez les pièces relatives à l'enquête de Louvain.
L'enquête de Bruges, vous osez la citer ! N'a-t-il pas été démontré que cette enquête, faite par un juge, l'a été pour empêcher la Chambre d'exercer la plus noble de ses prérogatives et en violation de nos droits constitutionnels ; enquête suivie d'un jugement inique que le peuple de Bruges n'a pas ratifié, qu'il a brisé comme verre le lendemain ; enquête partiale et scandaleuse, dans laquelle un juge s'est permis d'aller jusqu'à refuser d'entendre des témoins qui étaient sollicités par la partie adverse.
Et dans l'élection de Louvain, n'a-t-il pas été démontré que des promesses de routes et d'argent avaient été faites dans certains villages pour obtenir les votes des électeurs de ces villages ? (Interruption.)
Cela a été démontré à la dernière évidence. Je suis venu ici avec la lettre originale qui contenait ces promesses. Avez-vous oublié la lettre de M. Goupy de Quabeck, promettant un subside de dix mille francs du gouvernement et un second subside semblable pour obtenir des voix de la commune de Betecom. Voilà la corruption électorale la plus honteuse que l'on puisse signaler : le gouvernement, disposant de l'argent du Trésor pour corrompre les élections de Louvain !
Que fait-on dans le projet de loi qu'on nous présente pour réprimer de pareils faits ? Encore une fois, c’est la pire des corruptions, la p'us grave atteinte à la souveraineté du peuple ; c'est le gouvernement, qui doit être jugé par les électeurs, qui devient le corrupteur des élections, et par là, de la représentation nationale transformée en représentation du ministère quand elle doit être la représentation du peuple.
Voilà la véritable, la grande corruption électorale ; et de celle-là vous ne parlez pas ! vous faites tout ce que vous pouvez pour intimider les propriétaires et les électeurs ; il y a dans votre projet de loi une série de peines qui viennent les envelopper dans un cercle de fer, destiné à empêcher leurs mouvements, de crainte de tomber dans l'immense réseau qu'on leur montre en perspective.
Vous faites tout pour empêcher l'action libre des électeurs, mais que faites-vous pour arrêter cette atteinte scandaleuse à la majesté du peuple, pour empêcher l'action des agents du gouvernement, pour empêcher l'action de la police urbaine dont on a vu, à chaque élection, les agents aller de porte en porte pour exiger que les électeurs et surtout les cabaretiers votent en faveur de tel ou tel candidat libéral. C'est là sans doute encore de la corruption électorale ; or, vous ne parlez pas de cette corruption-là ; encore une fois, vous la laissez en arrière, parce qu'elle se fait à votre profit.
Oui, dans beaucoup de nos villes, on voit aujourd'hui les agents de la police urbaine, la nuit avant les élections, aller de cabaret en cabaret, et menacer les cabaretiers, s'ils ne votent pas contre tel candidat, de trouver un jour la police sur leur chemin.
- Des membres. - Dans quelles villes ?
M. Dumortier. - Dans presque toutes !
M. Coomans. - Cela s'est fait à Anvers et dans beaucoup d'autres localités.
M. Dumortier. - Messieurs, vous parlerai-je maintenant de la conduite des hospices ? Rappelez-vous ce qui a été révélé par l'enquête sur les élections de Louvain !
N'a-t-on pas vu plusieurs membres du bureau des hospices de Diest faire les élections avec l'argent des pauvres, subordonner l'achat des marchandises à la condition que le fournisseur voterait pour les candidats libéraux, promettre aux uns des livrances, retirer des fournitures aux autres ? Avez-vous oublié la lettre de M. Hermans-Noten, membre du bureau des hospices de Diest, menaçant de grand dommage un fournisseur s'il ne votait pas pour les candidats libéraux ; la promesse faite par M. Charles Daems, autre membre de ce bureau, d'un achat de marchandises avec l'argent des pauvres, à M. Bruyninckx s'il votait pour les libéraux. Voilà l'argent des pauvres dilapidé pour servir de moyen d'influence aux libéraux. Avez-vous oublié la déposition de l'honorable et honnête M. Vleminckx de Diest : Cette manière d'agir dans les élections avec l'argent des pauvres m'a fait donner ma démission ! Ces faits scandaleux de corruption électorale sont acquis par l'enquête, acquis par les déclarations faites sous serment.
Or, encore une fois, que faites-vous pour réprimer ces abus honteux, ces dégradants scandales, ces turpitudes libérales faites avec l'argent des pauvres ? Pour celles-là vous vous taisez et en vous taisant vous les sanctifiez, vous voulez les maintenir parce qu'elles sont à votre profit. Et vous appelez cela réprimer les fraudes électorales !
Ce n'est pas tout. Quelle est depuis un grand nombre d'années, dans les élections, la conduite des agents du pouvoir ? N'est-il pas constant qu'ils arrivent avec des menaces ou des promesses à la bouche chez les bourgmestres ? N'est-il pas vrai qu'ils disent aux bourgmestres que s'ils ne travaillaient pas dans le sens des candidatures libérales, ils n'obtiendraient pas une nouvelle nomination lors du renouvellement de leur mandat de bourgmestre et d'échevin ? Et quand les bourgmestres résistent, quand le cri de leur conscience est plus fort que la promesse ou la menace, ils font des promesses de succession à une certaine personne qui leur paraît disposée à entrer dans leurs vues et qui, par là, devient leur agent électoral pour agir contre l'opinion publique.
C'est de la corruption bien caractérisée. Intimidation pour les uns, promesses pour les autres, corruption par la peur, corruption par la violence, corruption par l'appât des récompenses, rien n'a été épargné, je ne dis pas que M. le ministre de l'intérieur actuel, dont je reconnais bien volontiers l'honnêteté et l'honorabilité, ait trempé dans ces faits ; mais ces faits n'en sont pas moins exacts ; il est avéré que dans tous les districts le commissaire d'arrondissement, transformé en agent libéral, fait venir tous les bourgmestres chez lui avant les élections, pour exercer sur eux une pression libérale. Est-ce là, oui ou non, de l'intimidation ? Est-ce là, oui ou non, de la corruption électoral ; ?
- Un membre. - Vous ne parlez pas des candidats du curé.
M. Dumortier. - Les candidats du curé ! Il n'y a point ici de candidats du curé, et si nous sommes les candidats des curés vous êtes les candidats des loges, vous êtes les candidats de la franc-maçonnerie. Mais il n'y a ici ni candidats des curés ni candidats de la franc-maçonnerie ; il n'y a ici que des candidats des deux partis, des candidats des opinions diverses qui existent dans le pays, les uns nommés malgré la haute pression du pouvoir, d'autres à la faveur de cette haute pression.
Vous parlez des curés ; mais qu'est-ce donc qu'une élection ? Une élection c'est une lutte d'influences, c'est une lutte de toutes les influences légitimes et il faut que toutes puissent se produire, celle du curé comme les autres.
Il n'y a qu'une seule influence qui soit illégitime, qui n'ait pas le droit de se produire dans l'élection, c'est l'influence de celui qui doit être jugé par elle, l'influence du pouvoir : il n'est pas permis de corrompre ses juges. Eh bien, quand le gouvernement, devenu impopulaire par la violence de ses actes, est menacé d'être renversé par le corps électoral, il emploie tous les moyens pour se cramponner au pouvoir ; et la loi que vous êtes appelé à faire ne réprime pas cette fraude, la plus grande de toutes, et elle manque, par conséquent, la principale partie de son but.
Messieurs, je suis ennemi des fraudes électorales, mais je veux qu'elles soient réprimées chez tous. Je vois dans votre projet de loi une série non interrompue de petites mesures, de petits moyens pour assurer que l'électeur, arrivé au bureau, puisse voter en faveur de la personne qu'il préfère ; jusque-là c'est parfait, ; mais pourquoi ne complétez-vous pas votre mesure ?
Il sera défendu, sous des peines de toute espèce, d'entraver la liberté de l'électeur à l'intérieur de la salle ; mais au dehors de la salle, là où se fait non pas l'échange mais l’escamotage des billets, parmi ces (page 1362) électeurs illettrés, là vous ne prenez aucune mesure contre cette fraude qui est certes la plus odieuse qu'on puisse imaginer, Vous n'ignorez pas, messieurs, que beaucoup d'associations libérales donnent des primes à celui qui, le jour des élections, sur la route ou en dehors des bureaux, escamotera le plus de billets adverses. (Interruption.) Je pourrais citer les personnes qui ont obtenu cette prime.
- Plusieurs membres. - Citez-les ! Citez-les !
M. Coomans. - Il y en a toujours qui se vantent de l'avoir fait.
M. Dumortier. - Et qui reçoivent de l'argent pour l'avoir fait. (Interruption.) Je prends des faits qui sont connus de tous.
M. Vleminckxµ. - Nous vous défions de les prouver.
M. Dumortier. - Je vous prie, M. Vleminckx, de remarquer qu'il fait trop chaud pour s'échauffer encore plus par la discussion. Ne niez pas des faits connus de nous tous.
M. Vleminckxµ. - Ne dites donc pas de ces choses-là.
M. Dumortier. - La vérité vous gêne. Voilà pourtant des fraudes que je voudrais voir réprimer, car dans mon opinion ces fraudes sont incomparablement plus graves que celles que le projet réforme. Or le seul moyen de les réprimer est l'organisation d'une surveillance au moyen d'une police auxiliaire, et c'est ce que vous voulez empêcher. Je m'associe à toutes les mesures que l'on propose pour réprimer les fraudes électorales, mais je voudrais que par la loi il fût interdit à tout agent du pouvoir d'intervenir dans les élections et de peser sur le corps électoral comme c'est en Angleterre.
Nous ne pouvons arriver ici, nous ne devons pas arriver à avoir dans les élections des candidats du gouvernement ; il ne doit y avoir que des candidats du peuple, que des candidats des opinions qui se disputent le pouvoir, qui se disputent la majorité dans le parlement ; et ce que je voudrais voir se réaliser, c'est cette pensée qui est la base des institutions libérales en Angleterre, qui est la base de toutes les institutions, c'est de chercher à anéantir par tous moyens l'action du pouvoir et des autorités qui en émanent dans les élections, afin que les élections soient l'expression réelle, sincère et incontestée de l'opinion publique.
M. Mullerµ. - Vous ne parlez pas de l'influence de l'épiscopat, qui veut être maître des élections.
M. Dumortier. - Je suis étonné d'une telle interpellation, surtout de la part d'un homme aussi considérable que l'honorable M. Muller.
Est-ce que, par hasard, quand vous faites des lois pour prendre au clergé les bourses d'études qu'il a fondées, quand vous faites des lois pour le spolier de ses biens temporels, voulez-vous qu'il tende le dos pour que vous frappiez dessus ? Allons donc !
Vous êtes tellement sortis du droit commun en toute chose, vis-à-vis vos adversaires, que vous avez été jusqu'à porter atteinte à la liberté la plus chère et la plus sacrée qui existe, à la liberté de la parole, en punissant la liberté de la chaire. Vous avez été jusqu'à déterminer des peines contre la liberté de la chaire, afin d'empêcher que l'action des gens contre lesquels vous vous acharnez, ne puisse intervenir pour réprimer votre action malfaisante.
Ainsi tout ce qui est en faveur du parti libéral, tout ce qui est fraude, violence en faveur du parti libéral, continuera à être permis. Mais la plus petite chose en dehors de la règle quant aux conservateurs deviendra crime, sera puni de la peine la plus forte.
Dans les élections, des désordres ont parfois lieu sur la voie publique. D'après la loi anglaise, non seulement les candidats peuvent créer une police auxiliaire, mais ils y sont autorisés par la loi. Les frais de police auxiliaire sont admis par le parlement comme très légitimes. Eh bien, dans notre pays, dans nos villes, où souvent le bourgmestre, chargé de la police, est un homme de parti, un homme violent, duquel il n'y a ni protection, ni justice à attendre pour ses adversaires politiques, vous allez jusqu'à interdire l'action d'une police auxiliaire, qui est la seule garantie de la tranquillité de l'élection, alors qu'elle se fait sous la responsabilité des élus.
Cependant nous avons eu des exemples, et ils sont nombreux, des nécessités de cette police auxiliaire.
A Louvain, n'a-t on pas vu, lors d'une élection, mettre la corde au cou de M. Coppens, pour le hisser à un arbre ? Et sans l'intervention de gens honorables, on aurait eu l'odieux spectacle d'un citoyen massacré dans une élection par les libéraux.
N'avons-nous pas encore vu à Louvain M. l'avocat Waquez traîné par les cheveux dans toute l'étendue d'une rue ?
N'a-ton pas vu à Gand aller tenter de mettre le feu à la porte de M. Vergauwen, sénateur, casser les carreaux dans une foule de maisons à Namur et dans d'autres villes ?
Eh bien, quelle est la sauvegarde des candidats et des électeurs qui n'appartiennent point au parti qui a la police entre ses mains ? C'est évidemment la faculté qui existe en Angleterre et qui existe aussi en Belgique d'organiser une police auxiliaire, qui bien entendu si elle se permettait le moindre méfait serait réprimandable et passible des peines comminées par la loi.
M. J. Jouret. - Dites aussi ce qui s'est passé à Binche.
M. Dumortier. - Si des excès ont eu lieu à Binche, c'est une raison de plus pour ne pas empêcher la police auxiliaire.
Je dis qu'en empêchant la création de cette police auxiliaire, qui est le seul moyen de protéger les électeurs du parti opposé à celui qui détient l'autorité et qui par conséquent dirige la police, vous prêtez la main aux plus graves abus, aux plus graves désordres, et vous favorisez la fraude électorale que vous prétendez réprimer en permettant tous les abus, tous les scandales en dehors de la salle des élections.
Or, tout le monde sait que dans la plupart des chefs-lieux électoraux, la police n'est pas aux mains de notre opinion. Vous le voyez donc, messieurs, le projet de loi ne réprime aucune fraude électorale en tant qu'elle concerne nos adversaires ; il s'attaque exclusivement à notre opinion et il érige en crimes et en délits une foule de choses très peu importantes afin d'établir des pénalités et de faire de la loi, comme le disait l'honorable M. de Theux, une véritable loi d'intimidation.
Il est un autre ordre d idées qui me touche fortement dans la loi qui nous occupe : c'est la formation du corps électoral.
On vous parle, à l'article premier, de la révision des listes électorales. Il y a là des pénalités et des amendes, mais j'ai déjà fait remarquer dan s cette Chambre combien peu de garanties offre la formation des listes électorales qui est la base de tout le système représentatif.
Tout : la formation des listes électorales, la révision des listes électorales, l'appel des listes électorales, est laissé à des corps politiques.
C'est un corps politique à la nomination du pouvoir, le collège des bourgmestre et échevins, qui forme les listes électorales ; c'est le commissaire d'arrondissement, autre agent du pouvoir, homme politique par excellence, qui les révise ; c'est la députation permanente, corps politique, qui juge les appels contre les inscriptions indues. Tandis que, comme vous l'a exposé mon honorable ami M. Delcour, en Angleterre, en France, en Hollande, la révision des listes électorales est soustraite à l'action des partis politiques, ici elle est livrée tout entière à l'action de l'esprit de parti.
La loi est donc mauvaise et donne ouverture à la fraude, parce que ce sont des corps politiques appartenant à l'une des opinions du pays qui font les listes électorales, c'est-à-dire la base sur laquelle repose notre édifice constitutionnel. Dans une telle situation, pas de garanties sur la formation des listes électorales.
Mais ce n'est pas tout : l'organisation de ce corps électoral est-elle suffisante ? N'existe-t-il pas de moyeu de frauder la loi et de faire des électeurs à volonté ?
On le sait aujourd'hui, et je dois dire que beaucoup de membres de cette assemblée ont été stupéfaits en l'apprenant : dans plusieurs districts de notre pays on fait à volonté des électeurs au moyen de l'abonnement pour le débit des boissons distillées.
Je pourrais citer telle commune dans laquelle il y avait 120 électeurs et où le nombre des électeurs a été poussé par les deux partis à 260, au moyen de déclarations d'abonnements pour débits de boissons.
MfFOµ. - Oui, et je sais bien qui a commencé.
M. Dumortier. - Je ne sais pas qui a commencé et cela importe peu, mais je sais que les faits existent, qu'ils existent dans plusieurs de nos provinces.
MfFOµ. - Moi je le sais.
M. Dumortier. - Peu importe ! si la loi est mauvaise il faut y porter remède et empêcher un aussi scandaleux abus qui s'étendra bientôt, s'il n'est pas empêché, au pays tout entier.
Il est certain que les faits une fois connus doivent se propager et s'étendre à toute la Belgique. Et veuillez-le remarquer. On parle toujours de la base électorale comme étant une garantie contre la création de faux électeurs. Eh bien, savez-vous ce qu'est la base électorale pour les débitants de boissons ? C'est une bouteille de genièvre, deux petits vertes et sur la porte une enseigne portant « Au Bouchon ». Voilà la base électorale du débitant de boirons distillées, c'est-à-dire, messieurs, qu'avec une base électorale de fr. 20 c on peut être électeur en Belgique, au moyen de la transformation de l'abonnement pour débit de boissons distillées en un impôt prétendument direct et partant électoral.
Dans les communes on est électeur en payant 15 à 20 fr. d'impôts. En sorte qu'en prenant un abonnement de débit de boissons on peut être électeur avec un capital de 1 fr. 20 c. tt il m'a été affirmé qu'on a poussé les choses jusqu'à faire prendre de pareilles licences à des mendiants. On peut ainsi multiplier les faux électeurs à son gré en créer par fournée, par centaines, par milliers, et on ne peut opposer ici que la base électorale manque, car avec une bouteille et de petits verres coûtant 1 fr. 20 c, chacun peut avoir la base électorale.
Il est évident qu'une mesure est indispensable pour réprimer cette fraude électorale, la plus dangereuse parce qu’elle est à la fois facile, économique et légale, en créant des milliers de faux électeurs. Cette mesure c'est de supprimer les impôts qui ouvrent la porte à un abus aussi scandaleux ou de reconnaître que cette forme d'accise ne constitue pas un cens électoral. Mais de cette fraude si grave, si digne d'occuper l'attention du législateur, ou ne dit pas un mot dans le projet. Et cependant, remarquez-le bien, les débitants de boissons forment déjà une partie notable du corps électoral.
D'après les dernières statistiques, la population de la Belgique est de 4,893,000 habitants et le nombre des électeurs s'élève à 103,000. Eh bien, vérification faite, il se trouve que sur ces 103,000 électeurs les débitants de boissons sont au nombre de treize mille, c'est-à-dire que le huitième du corps électoral est formé par les débitants de boissons.
Je sais que parmi ces débitants de boissons il en est qui payent le cens, indépendamment de leur abonnement ; mais je suis convaincu que le plus grand nombre n'est électeur qu'en vertu de l'abonnement de débitant de boissons distillées.
Ainsi à ce point de vue-là, les listes électorales sont encore excessivement vicieuses et fautives, car l'abonnement pour boissons distillées, tel qu'il est établi par la loi de 1848, n'a pas le caractère d'un impôt direct. Je m'en suis déjà expliqué.
Messieurs, de quoi se compose le corps électoral d'après la Constitution ? De personnes payant l'impôt direct qui est formé de trois bases : le foncier, le personnel et la patente. Que représente chacune de ces trois bases, dans son importance vis-à-vis du trésor public ?
En Belgique l'impôt foncier forme les 6/10 de l'impôt direct ; l'impôt personnel forme les 3/10 et l'impôt de patente le 1/10 seulement. Eh bien, voyons ce que chacun de ces impôts donne d'électeurs.
D'après la statistique électorale par professions, l'impôt de patente, qui ne forme que le dixième des impôts directs, donne lieu à 50,000 électeurs, c'est-â-dire à la moitié du corps électoral.
MfFOµ. - Vous êtes dans l'erreur.
M. Dumortier. - J'affirme, malgré cette dénégation, que les électeurs patentés forment la moitié du corps électoral. Mais l'agriculture et la propriété, elles qui payent les six dixièmes des contributions directes, pour combien figurent-elles dans le corps électoral.
Tandis que la patente fournit la moitié du corps électoral, la propriété ne figure dans le corps électoral que pour 10,400 électeurs. Et l'agriculture, c'est-à-dire le fermier-propriétaire ne figure dans le corps électoral que pour 25,200 électeurs.
La propriété tout entière n'est représentée que par 35,000 électeurs, tandis que les patentables le sont par 50,000.
Mais ce n'est pas tout ; il y a une profession que je cherche en vain dans le corps électoral, profession vénérable, qui est la base de toute société, l'agriculture. Oui, messieurs, les fermiers locataires sont exclus de l'urne électorale.
M. Mullerµ. - Parce qu'ils ne payent pas.
M. Dumortier. - Les fermiers locataires payent à raison de leurs baux l'impôt foncier qui représente les six dixièmes des impôts directs, et pourtant ils sont exclus du scrutin électoral pour les Chambres. En fait, toutes les professions sont représentées dans le corps électoral ; toutes, même celles qui, suivant l'expression de M. Devaux, amènent des résultats immoraux, sont appelées à donner, par le scrutin, la mesure de l'opinion publique, une seule exceptée : le fermier locataire, c'est-à-dire l'agriculteur. Le boutiquier locataire est électeur ; l'artisan, le boulanger, le boucher locataire est électeur ; le cabaretier, le débitant de cigares locataire est électeur ; l'agriculteur locataire, seul entre tous les Belges payant l'impôt, est mis hors la loi politique. Et l'on vous parlera d'égalité devant la loi !
Je dis qu'il n'y a pas d'égalité devant la loi quand la plus grande industrie, l'industrie mère à toutes les autres, est exclue de l'urne électorale, empêchée de prendre part à la gestion des intérêts publics, d'approuver ou de censurer la marche du gouvernement, de faire entendre les plaintes ou les souffrances de la nation. La position actuelle peut se résumer en cette formule : tout impôt direct compte pour cens électoral à celui qui le paye, excepté au fermier locataire.
Mais avez-vous le droit de l'exclure ? Je le nie, alors surtout qu'on permet l'accès de l'urne électorale à tous les débitants de boissons, dont l'impôt est réellement indirect. Voici un fermier qui occupe une ferme de 50 ou de 100 hectares ; il payera de ce chef, en vertu de son bail, 800 ou 1,000 fr. d'impôts au trésor ; il n'est pas électeur.
MfFOµ. - S'il paye 500 ou 1,000 fr. il est électeur.
M. Dumortier. - Il les paye en vertu de son bail et n'est pas électeur ; je me borne ici à exposer des faits.
Un fermier locataire, qui occupe une ferme de 50 ou de 100 hectares, payera, en vertu de son bail, 500 ou 1,000 fr. d'impôt et il ne sera pas électeur ; pourtant il doit avoir, pour faire produire la ferme, un capital de 1,000 fr. en moyenne par hectare, il est un personnage dans sa commune, il a de l’instruction et envoie ses fils dans vos collèges, dans vos universités ; il n'est pas électeur ; pour lui, la participation aux affaires publiques n'existe pas ! Mais à côté de lui, voici un cabaretier qui n'a ni sou, ni maille, dont les tonneaux, les pots et les verres appartiennent au brasseur, il est électeur ; et vous appelez cela de l'égalité devant la loi !
Pour qu'il y ait égalité devant la loi, il faut que pour tous l'impôt direct compte à celui qui le paye pour former son cens électoral. En dehors de cette maxime, vous vivez dans le privilège et non dans l'égalité devant la loi.
Messieurs, voilà ce qui exige une réforme avant tout. L'exclusion de l'agriculteur locataire de l'urne électorale est un fait inique, odieux et qui exige une réparation, pour faire cesser ce déni de justice.
En Angleterre quand on a fait la réforme électorale, on a eu soin de prendre une disposition spéciale en faveur du fermier afin qu'il ne fût pas exclu de l'urne électorale. Tout fermier, tout financier à bail qui occupe une terre donnant 250 francs de revenu, ce qui revient à 2 hectares dans notre pays, est électeur ; tout fermier sans bail qui occupe une terre de 1,200 francs de revenu, ce qui revient chez nous à une dizaine d'hectares, est électeur. En Belgique au contraire le fermier à bail, fût-il le plus grand fermier du pays, n'est pas électeur s'il n'est que locataire, tandis que le locataire citadin est électeur dès l'instant qu'il paye 20 florins de contribution personnelle. Pourquoi la contribution payée par le fermier à bail ne lui compte-t-elle pas, alors que la contribution payée par le locataire de la ville lui compte pour le cens électoral ?
Je sais que c'est par une fiction de la loi qu'on justifie cette manière de faire, mais si la maison et la boutique du négociant locataire est l'instrument de travail de ce négociant, n'est-il pas évident que la terre arable est également l'instrument de travail du fermier locataire. Les conditions sont donc les mêmes en fait, elles devraient être les mêmes en droit. En droit comme en équité, l'impôt doit compter à celui qui le paye, pour former son cens électoral.
Ceci, messieurs, m'amène à dire quelques mots de l'opinion exprimée hier par l'honorable M. Giroul. L'honorable membre s'est élevé contre ce qu'a dit mon honorable ami M. le comte de Theux, qu'au Congrès national, on avait voulu établir la proportionnalité entre les villes et les campagnes au moyen du cens différentiel. L'honorable membre conteste ces faits ; pourtant rien n'est plus exact, rien n'est plus vrai ; il suffit de lire les Annales du Congrès pour s'en convaincre. Au Congrès, la section centrale chargée d'élaborer la Constitution n'avait point établi de chiffre quant au droit électoral ; c'est dans l'assemblée que ce chiffre a été proposé et admis.
Et qui donc a fait la proposition d'établir un cens différentiel entre les villes et les campagnes, afin d'établir la proportionnalité entre elles ? Mais, messieurs, c'est M. de Facqz, dont personne ici ne méconnaîtra le mérite, que vous vous honorez de voir figurer dans vos rangs et qui a été qui a été grand-maître de la maçonnerie belge et président du Congrès libéral 1846. Je ne rappelle ceci que pour faire voir que ce n'est pas de nos bancs qu'est partie cette proposition. C'en M. de Facqz qui a proposé au Congrès le cens différentiel ; et pourquoi le proposait-il ?
(page 1364) Parce qu'il voulait établir l'équilibre dans la loi entre les villes et les campagnes, afin, disait il, de fixer le chiffre d'après les localités.
Il reconnaissait par là qu'il fallait subvenir au défaut des campagnes, qu'il fallait empêcher l'oppression électorale des campagnes par les villes dans les élections ; qu'il fallait une proportionnalité pour qu'une partie du pays n'opprime pas l'autre et ne l'annule dans les élections.
Celte opinion a été combattue par qui, messieurs ? Par M. l'abbé de Foere qui réclamait l'adjonction des capacités.
Mais immédiatement voici M. Forgeur qui déclare que ce serait un privilège et qu'il ne faut de privilège pour personne dans un pays libre ; puis, M. Lehon et d'autres libéraux encore qui se lèvent pour soutenir l'amendement de M. de Facqz.
C'étaient donc dos libéraux qui exigeraient qu'il y eût dans la loi une proportionnalité, afin que les campagnes ne fussent pas étouffées au scrutin par les villes.
M. Coomans. - La loi électorale est l'œuvre du Congrès, cela décide tout.
MjTµ. - Adressez donc vos reproches au congrès.
M. Dumortier. - Il est évident que sans cette proportionnalité, les villes auraient un véritable privilège sur les campagnes. En effet, que s'est-il passé au moyen du droit différentiel ? Les villes ont-elles été, comme le dit M. Giroul, tenues pendant 18 ans dans un état d'infériorité ? Interrogeons les faits, ils répondront à cette accusation.
Les villes, qui forment le quart de la population de la Belgique, avaient, par la loi du Congrès, 16,000 électeurs, et les campagnes, qui forment les trois autres quarts de la population, n'avaient que 30,000 électeurs. C'est-à-dire que, dans les villes, il y avait 15 électeurs par 1,000 habitants ou 1 sur 65 ; tandis que dans les campagnes il y avait seulement neuf électeurs sur 1,000 habitants ou 1 sur 94.
Cette proportion était déjà une injustice con re les campagnes ; eh bien, il s'est trouvé encore dans vos rangs des hommes qui l'ont signalée ; et je citerai ici un des hommes qui occupent parmi vous une des places les plus distinguées ; je veux parler de l'honorable M. Frère-Orban lui-même.
Au congrès libéral de 1846, l'honorable M. Frère-Orban considérait comme une véritable injustice de frapper les campagnes en faisant disparaître la proportionnalité établie dans la loi électorale. Ou bien, si vous le préférez, en créant dans les villes un nombre d'électeurs tellement grand que l'action des villes absorbe complètement celle des campagnes.
M. Giroulµ. - Personne ne veut de cela !
M. Dumortier. - Voici, messieurs, comment s'exprimait l'honorable M. Frère-Orban, le 14 juin 1846 :
« Nous avons examiné avec le plus grand soin la question de savoir s'il convenait d'introduire cette précision dans le mode d'application à indiquer, et nous avons pensé qu'il ne fallait pas le faire. En effet, messieurs, beaucoup de libéraux ne sont pas d'accord sur le point de savoir si, dans les circonstances actuelles, l'égalité du cens entre les villes et les campagnes serait chose utile, serait même chose juste. Quant à moi, je désirerais autant que possible l'extension du droit de voter, mais, avec le système d'impôt qui nous régit, je ne pense pas qu'il serait juste d’établir l'égalité du cens entre les villes et les campagnes. »
MfFOµ. - Je vous expliquerai cela ; c'est très clair.
M. Coomans. - Pour nous aussi, c'est très clair.
M. Dumortier. - Il faudra beaucoup d'habileté pour donner une explication contraire au sens naturel des mots.
MfFOµ. - Du tout ! du tout ! Je n'admets pas votre interprétation.
M. Dumortier. - Quand le sens en est clair, il n'y a pas besoin d'interprétation. L'égalité du cens serait, disait M. Frère, une injustice vis-à-vis des campagnes. Ainsi, quand l'honorable M. Giroul vient nous dire que pendant 17 ans les villes se sont trouvées dans un état d'infériorité que rien ne justifie, je lui prouve par des chiffres et par le témoignage de ses amis politiques que cela est complètement inexact, puisque les villes avaient alors un électeur sur 65 habitants tandis que les campagnes ont un électeur sur 94 habitants.
L'infériorité ne consistait que dans une seule chose ; c'est que les villes possèdent le quart de la population, et que ce quart a une représentation presque aussi forte que celle du pays. Or, si vous examiniez les résultats, aujourd'hui les campagnes, dont la population forme les trois quarts de la population totale, ne figurent que pour les neuf seizièmes dans le corps électoral, tandis que les villes, qui ne forment qu'un quart de la population, figurent pour sept seizièmes dans le corps électoral.
Ainsi le quart de la population est représenté dans le corps électoral par un chiffre presque égal à celui qui y représente les trois autres quarts de la population. Est-ce là encore une fois de l'égalité devant la loi ?
Encore une fois, cela provient de ce que, par une fiction de la loi, on a compté aux propriétaires l'impôt foncier, même lorsque le bail porte que c'est le fermier qui en est passible, tandis qu'on a compté aux locataires des villes l'impôt personnel.
Dès lors, par suite de cette fiction de la loi, on en est venu à l'injustice scandaleuse de créer des électeurs dans les villes et de ne pas en créer dans les campagnes pour un seul et même payement, pour celui fait à l'acquit de la propriété en location.
Je signale une autre injustice : c'est que chez nous les électeurs ruraux sont confondus pour le vote avec les électeurs urbains. Voyez à Bruxelles. Je demande ce que viennent faire dans la capitale les électeurs ruraux ? Leur vote pèse-t-il le moins du monde sur la décision du corps électoral ?
Il n'en est pas de même en Angleterre ; là, les villes ont leurs électeurs pour elles, et les cantons ruraux ont leurs électeurs pour eux ; là, en a compris que tous les intérêts devaient être représentés, et certes s'il est un intérêt qui doit être représenté, c'est l'intérêt agricole, le premier et le plus important du pays.
Ainsi, chez nous, c'est le plus grand de tous les intérêts du pays qui se trouve exclu, forclos du corps électoral, à moins d'être propriétaire.
L'agriculteur locataire, cet homme si honorable, si excellent, le plus grand élément de tranquillité et d'ordre dans le pays, est systématiquement exclu du corps électoral et n'y figure pas même pour mémoire.
Ces faits, j'aurais voulu les voir traiter dans une loi par les fraudes électorales. II me semble qu'exclure tous les agriculteurs locataires de l'urne électorale et y introduire tous les cabaretiers, c'est uns fraude inqualifiable. Voilà les faits que j'aurais voulu voir examiner en matière de fraudes électorales. Ces faits dominent l'élection tout entière.
C'est bien autrement important que de savoir si on mettra dans l'urne un billet plié de telle ou telle manière, de quelle couleur sera le papier, si le prénom du candidat sera mis avant ou après son nom propre. A mes yeux, tout cela n'est que fort secondaire ; il peut en résulter quelques abus, je ne le nie pas ; mais que sont ces abus, à côté des faits que je vous ai signalés, à côté de la corruption électorale par le pouvoir, à côté de la corruption des électeurs par les agents de l'administration, à côté de la pression des commissaires d'arrondissement sur les bourgmestres, à côté des promesses de places, de décorations, de subsides pour travaux publics ou pour toute autre destination, à côté de la viciation des listes électorales par l'application d'un impôt indirect sur le débit de boissons et par l'exclusion des fermiers locataires ?
Toutes ces questions me paraissent beaucoup plus sérieuses que tous les petits détails qu'on traite dans le projet de loi et dont je ne veux pas m'occuper pour le moment.
Messieurs, j'aurais encore beaucoup de choses à d're dans cette discussion ; j'ai voulu seulement exposer en peu de mots la loi telle que je la conçois, dans les conditions que je vous ai fait connaître. Comme la loi en discussion ne remplit pas ces conditions, je dois la considérer comme une loi proposée par un parti contre un parti ; dès lors, je ne m'étonne pas qu'on ait employé tous les moyens pour nous faire discuter cet objet par les grandes chaleurs qui règnent, dans le but d'obtenir plus facilement, et par fatigue, une loi de parti.
Je maintiens que ce dont on devait se préoccuper dans la confection de la loi, c'était d'établir cette maxime, la seule vraie dans un pays où la qualité d'électeur est basée sur le cens ; c'était, dis-je, d'établir cette maxime qui doit être votre palladium dans l'avenir, que l'impôt compte à celui qui le paye et que quiconque paye en réalité doit être, de ce chef, électeur. Il faut faire cesser ce déni d'égalité devant la loi, qui frappe l'agriculture, base de toute société.
- Une voix. - Et le Sénat.
M. Dumortier. - Quelques éligibles au Sénat figureront, il est vrai, pour une somme un peu moins forte de contributions ; mais c'est une petite question de gloriole qui sans doute ne les touchera guère ; car ils payeront toujours assez d'impôts pour être éligibles, les uns du chef de leurs hôtels, de leurs châteaux, les autres, du chef de leur industrie, s'ils sont industriels. C'est d'ailleurs à eux de voir s'il leur convient de faire, dans les baux, payer l'impôt foncier par leurs fermiers.
A mes yeux, il est indispensable que l'élément agricole cesse d'être (page 1365) exclu de l'urne électorale, alors que vous y introduisez l'élément cabaretier, élément que les honorables MM. Dolez et Devaux ont flétri dans les termes les plus énergiques lors de 1a discussion de la loi de 1834. Je dis qu'il est immoral de voir des hommes devenir des électeurs, par cela seul qu'ils vendent quelques petits verres de genièvre et d'écarter l'agriculture de l'urne électorale. Voilà une des premières fraudes électorales qu'il faudrait réprimer. Pour moi, je me soucie beaucoup moins des petits détails de la loi que de la grande base sur laquelle repose notre édifice constitutionnel, et quand cette base est faussée, l'opinion publique n'est plus représentée dans cette enceinte, la Chambre ne représente plus le pays.
En résumé, le projet de loi en discussion peut renfermer quelques bonnes dispositions ; mais il présente des lacunes nombreuses et extrêmement regrettables ; je considère comme un très grand mal qu'il n'y soit pas le moins du monde question des matières dont j'ai eu l'honneur d'entretenir la Chambre et qui sont la base de nos institutions politiques.
On veut réprimer les fraudes électorales ; la première à réprimer, c'est la corruption électorale par le pouvoir. Partout la corruption gouvernementale coule à flots précipités, dénaturant le pays, défigurant le caractère national, substituant tous les appétits, toutes les cupidités à la fierté et à l'honnêteté de nos mœurs publiques. Corruption par les promesses, corruption par la menace, corruption par l'appât des récompenses, les fonctions publiques devenues l'instrument de la corruption, le trésor public transformé en agent de la corruption, la police en moyen de corruption électorale et jusqu'à l'argent des pauvres employé pour corrompre les électeurs. La corruption par l'action du pouvoir, voilà le grand mal de notre époque ; par elle le sens moral s'affaiblit, les caractères se détrempent, les âmes s'énervent et la mâle énergie du peuple disparaît. Voilà le mal auquel il faut porter remède, car la corruption du corps électoral amène la dégradation des mœurs publiques qu'avant tout nous devons sauvegarder.
M. Hymans. - Messieurs, je rends hommage à la logique de l'honorable M. Dumortier qui a défendu aujourd'hui la thèse qu'il a défendue dans toutes les circonstances, les principes dont il s'est toujours montré le partisan et qui sont les principes véritablement conservateurs ; mus il reconnaîtra avec moi que sa thèse n'est pas celle de son parti.
L'honorable membre s'effraye de la possibilité de créer des électeurs à 20 florins ; et il oublie que l'année dernière, dans ce beau programme qu'on avait soumis à la Couronne et qui a été une des causes de la chute de son opinion, on proposait de créer des électeurs à 15, à 10 et à 5 francs. (Interruption.)
C'est vrai, dit l'honorable M. Dumortier ; il reconnaît donc que l'opinion qu'il vient de défendre n'est pas celle du parti auquel il appartient, que sa thèse n'est pas celle des hommes politiques qui ont rédigé le programme de 1864, en l'honneur duquel on a déserté la tribune l'année dernière, et précipité le pays dans une des crises les plus graves que la Belgique ait eu à traverser depuis 1830. Je prends acte de cet aveu ; il a son prix, et la séance n'eût-elle servi qu'à nous le faire obtenir, au prix du supplice que nous inflige la chaleur, elle ne sera point perdue.
Messieurs, l'honorable M. Dumortier nous a dit des choses toutes nouvelles et dont, pour ma part, je ne me serais jamais douté.
L'honorable membre a cru, lorsqu'il a été question d'une loi sur les fraudes électorales demandée par le pays entier, réclamée par tous les partis, que cette loi allait et devait être faite non pas contre certains abus qui se produisaient des deux côtés, par le fait de l'une et l'autre opinion, mais contre les excès de pouvoir des fonctionnaires publics ; et d'après l'honorable membre, cette nécessité résultait à l'évidence de la triple enquête faite sur les élections de Louvain, de Bruges et de Bastogne.
D'après l'honorable M. Dumortier, l'enquête sur les élections de Louvain a prouvé une seule chose, la pression exorbitante, irrésistible du pouvoir.
L'enquête sur les élections de Bruges n'a pas prouvé autre chose, et l'on n'a pas osé publier le rapport sur les élections de Bastogne, parce qu'on n'a pas osé dévoiler à la Chambre les démarches illégales et les abus de pouvoir de l'autorité dans la province de Luxembourg.
Messieurs, je ne sais pas en vérité oh l'honorable M. Dumortier a été chercher la base de pareils arguments.
Vous vous rappelez l'enquête de Louvain. Elle a prouvé que dans cet arrondissement l'on avait introduit un système de fraude auquel il fallait absolument remédier, que l'on donnait aux électeurs des pièces de 5 fr. sous prétexte de payer leur transport et qui ne leur étaient données en réalité que pour acheter leur vote.
M. Dumortier. - Les deux partis en faisaient autant.
M. Hymans. - Cela n'est pas ; la discussion et le vote de la Chambre l'ont prouvé. Mais en supposant que cela fût, en résultera-t-il que c'était des fonctionnaires publics qui distribuaient de l'argent et que c'était aux excès de la pression gouvernementale qu'il fallait parer ?
M. Dumortier. - Et l'affaire de Diest ?
M. Hymans. - Nous ne nous occupons pas de Diest en ce moment, nous nous occupons de Louvain.
L'élection de Louvain a prouvé ce que je viens de dire : cela est constaté par un vote formel de la Chambre, émis après une longue discussion et à une forte majorité.
L'enquête sur les élections de Bruges, qui a été discutée à fond dans cette enceinte, a prouvé qu'à Bruges on avait imaginé un autre système de fraude, auquel il fallait aussi chercher un remède. Il a été prouvé qu'à Bruges, au lieu d'exercer une influence directe sur les élections, on cherchait à exercer cette influence illicite sur les cabaretiers ; qu'on leur promettait qu'on irait manger et boire chez eux en cas de succès qu'on leur procurerait l'occasion de vendre des tonnes de bière, si l'on réussissait au scrutin.
Je demande encore une fois ce que cela a de commun avec la pression gouvernementale ou avec l'intervention des fonctionnaires publics dans les élections.
L'enquête sur les élections de Bastogne n'a pas été publiée ; mais si l'honorable M. Dumortier désire la lire, il le peut ; et certes il ne l'a pas lue, car s'il l'avait lue, il n'y aurait pas vu ce qu'il prétend y avoir trouvé. Mais si l'enquête n'a pas été publiée, un rapport a été fait par l'honorable M. Van Humbeeck. L'honorable président de la commission d'enquête vous a déclaré pourquoi nous ne proposions pas de publier le résultat de l'enquête qui a été faite consciencieusement pendant plusieurs semaines. Nous ne l'avons pas publiée par cette seule raison qu'on n'était point parvenu à acquérir d'une manière positive la preuve des faits incriminés. Nous n'avons pas cru que sur des preuves insuffisants, nous pouvions asseoir un jugement et des conclusions à soumettre à la Chambre.
Les fonctionnaires publics n'ont rien eu à faire dans tout cela et nous n'avons pas eu à nous en occuper. Ce n'est pas à cause de leur intervention illicite, illégale, abusive dans les élections de Bastogne qu'on nous invite à rédiger aujourd'hui une loi contre la fraude.
M. Thonissenµ. - Leur intervention a été parfaitement constatée. Rappelez-vous certain juge de paix.
M. Hymans.µ. - Il a été constaté beaucoup de choses ; et s'il a été constaté par vous et à votre point de vue, que peut-être un fonctionnaire inamovible, qui n'était pas sous la tutelle du gouvernement, qui n'avait d'ordres ni d'instructions à recevoir de personne...
M. Thonissenµ. - Qui peut avoir de l'avancement.
M. Hymans. - Vous lui faites ici un procès de tendance.
M. Bara. - Si les catholiques arrivaient au pouvoir, ce juge de paix n'aurait pas d'avancement. Vous avez aussi promis de l'avancement et des places.
M. Hymans. - Je répète que, si même il était prouvé, d'après vous, qu'un fonctionnaire inamovible, qui n'avait pas d'ordres ni d'instructions à recevoir du gouvernement, avait mis un peu trop de zèle à servir son parti, il aurait été prouvé d'autre part et à l'évidence, que le clergé avait joué un très grand rôle dans cette élection, et si l'honorable M. Dumortier le désire, nous reprendrons l'examen du dossier de Bastogne ; si nous y constatons l'excès de zèle d'un magistrat libéral, nous aurons des choses très curieuses à révéler au pays à l'occasion de l'excès de zèle des agents de l'épiscopat.
Et d'ailleurs que parle-t-on de fonctionnaires ? Pour moi, d'abord, les bourgmestres ne sont pas des fonctionnaires ; les bourgmestres sont des magistrats qui tiennent leur mandat des électeurs ; il n'y a guère d'exceptions ; je vous défie de citer trois exemples, deux ou peut-être un seul de bourgmestres nommés en dehors du conseil communal.
M. le ministre de l'intérieur (M. A. Vandenpeereboom). - Il n'y en a pas un.
M. Coomans. - Les bourgmestres sont nommés par le gouvernement.
M. Hymans. - Mais s'ils sont nommés par le gouvernement, ils sont pris dans le sein des conseils communaux, parmi les membres de la majorité.
- Des membres. - Pas toujours.
(page 1366) M. le ministre de l'intérieur (M. A. Vandenpeereboom). - Maus certainement. La moitié des bourgmestres de l'arrondissement de Bruxelles appartient à votre opinion.
M. Dumortier et M. de Borchgraveµ. - Parce qu'on ne peut pas en trouver d'autres.
M. le ministre de l'intérieur (M. A. Vandenpeereboom). - Il y a 20 bourgmestres parmi les membres de la droite.
M. Hymans. - Les bourgmestres ne sont pas des fonctionnaires ; ils représentent le corps électoral, et il n'est pas étonnant que l'opinion libérale, possédant une immense majorité dans le pays depuis un grand nombre d'années, ces représentants, ces délégués du corps électoral accordent plus volontiers leur influence, influence légitime et dont ils ont le droit d'user dans la plénitude de leur indépendance, en faveur de l'opinion qui les combat, qui les bafoue, qui les traîne dans la boue, qui les met au ban de l'opinion publique ; alors surtout que ceux qui les combattent avec le plus d'acharnement sont des hommes qui disposent dans leurs communes, et principalement dans les petites communes, d'une autorité puissante qui s'exerce du haut de la chaire et du fond du confessionnal.
Si c'est des fonctionnaires que vous parlez, disons un mot des commissaires d'arrondissement et des gouverneurs de province. Voilà des fonctionnaires et des fonctionnaires politiques ; ceux-là, nous pouvons les discuter.
Eh bien, prétendez-vous par hasard que tous les commissaires d'arrondissement du pays appartiennent à notre opinion ? Mais je vous citerai des commissaires qui dirigent des districts fort importants et qui certes n'ont pas accepté les instructions du gouvernement pour soutenir les candidats de notre opinion.
Je vous citerai (je n'ai pas besoin de les nommer, vous les connaissez tous) des gouverneurs de province qui, certes, n'acceptent pas les instructions du gouverneur pour soutenir les candidats libéraux et pour combattre ceux de l’épiscopat.
M. de Borchgraveµ. - Ils s'abstiennent.
M. Hymans. - Comment ! ils s'abstiennent ! Mais l'honorable M. de Borchgrave, qui m'interrompt, ne sait-il pas que l'honorable M. Dechamps, toujours dans ce fameux programme qui, de l'aveu de l'honorable M. Dumortier, a été la cause de la chute de son parti, que l'honorable M. Dechamps considérait si bien ces fonctionnaires comme des agents politiques que, par une stipulation spéciale, il sollicitait de la couronne le droit de destituer les commissaires d'arrondissement et les gouverneurs qui ne partageaient pas son opinion ? (Interruption.)
MfFOµ. - On demandait la permission, mais on ne voulait pas en user.
M. de Borchgraveµ. - Il valait mieux être franc : demander la permission et en user.
M. Hymans. - Ce droit du gouvernement de révoquer des fonctionnaires politiques qui le combattent, je suis le premier à le reconnaître. J'ai trouvé parfois qu'on n'en usait pas assez.
Je me rappelle que dans la discussion du budget de l'intérieur, il y a quelques années, je me suis levé pour reprocher au gouvernement de ne pas avoir usé du droit, que réclamait l’honorable M. Dechamps, de destituer les fonctionnaires politiques, tels que les commissaires d'arrondissement et les gouverneurs qui, ouvertement, combattaient sa politique, et qui, en agissant ainsi, faisaient preuve tout d'abord d'un manque de dignité, puisqu'il conservaient des fonctions politiques sous un ministère qui n'avait pas leur sympathie, ou qui, en le servant, trahissaient leur drapeau.
Il est si facile d'apporter ici des allégations du genre de celles que l'honorable M. Dumortier à produites tout à l'heure, et qui, véritablement, sont tellement étranges, que je crois qu'il a parlé pour le seul plaisir de remplir la séance et d'égayer nos loisirs. Je crois, moi, que l'honorable M. Dumortier n'a lu que très superficiellement le projet de loi qui nous est soumis.
Ainsi, il vient parler d'associations libérales qui donnent des primes à des agents qui escamotent les bulletins, et l'honorable M. Coomans, alors qu'on niait le fait, s'est écrié : « Il y en a qui s'en vantent. »
M. Coomans. - A tort ou à raison.
M. Hymans. - Mais il est certain que s'ils sont allés s'en vanter auprès de vous, ces agents des associations libérales ne sont pas des libéraux. Nos amis n'iront pas se vanter chez vous de nous avoir trahis. (Interruption.)
Mais supposons que cela soit, laissons-nous ces faits impunis ? L'honorable M. Dumortier paraît ignorer complètement que cet escamotage de bulletins pour lequel les associations libérales distribuent prétendument des primes, est directement puni par le projet de loi. L'honorable M. Dumortier n'a pas lu l'article 26, qui commine un emprisonnement d'un mois à un an et une amende de 26 à 1,000 francs « contre celui qui sera surpris soustrayant par ruse ou violence des bulletins aux électeurs ou substituant un autre bulletin à celui qui lui aurait été montré ou remis. »
L'honorable M. Dumortier n'a pas lu davantage les articles 13 et 15 de la loi, car ils portent que « le maximum de la peine sera toujours prononcé et que la peine pourra être portée au double contre le fonctionnaire public, » qui aura usé de menaces à l'égard d'un électeur, qui lui aura fait craindre de perdre son emploi ou d'exposer à un dommage sa personne, sa fortune ou sa famille, on qui lui aura promis un emploi public on privé.
Voilà bien, je crois, ce que l'honorable M. Dumortier demandait. S'il trouve que la peine n'est pas assez sévère, qu'il propose de l'augmenter, mais qu'il ne vienne pas dire que les fonctionnaires publies ne sont pas atteints par la loi.
Il n'y a, selon moi, qu'un seul pouvoir que la loi n'atteigne pas ; il n'y a qu'une seule influence électorale que l'on ne punisse pas, c'est le clergé. (Interruption.) Permettez ; le prêtre tombe sous le coup de la loi, comme tous les autres citoyens, mais, remarquez bien que vous frappez le fonctionnaire public du maximum de la peine et même d'une peine double, par cela seul qu'il est fonctionnaire public.
Or, le prêtre, s'il n'est pas fonctionnaire public, n'en est pas moins salarié par l'Etat ; il est le représentant d'un grand pouvoir dans l'Etat, d'un pouvoir irresponsable, qui se dresse en face de l'Etat responsable ; il ne craint pas de faire intervenir son autorité morale dans les élections, au nom d'une autorité étrangère ; il refuse le Ciel et menace de l'enfer de pauvres électeurs ignorants parmi lesquels vous trouverez peu de philosophes ; il exerce la contrainte sur les âmes ; il use de menaces bien autrement redoutables que la menace inoffensive et désarmée d'un bourgmestre ou d'un garde champêtre, et cependant on ne propose pas de lui infliger une peine exceptionnelle.
J'étais donc parfaitement en droit de dire qu'il y avait un pouvoir que la loi n'atteignait pas d'une manière spéciale, tandis que les fonctionnaires publics sont toujours frappés du maximum de la peine et peuvent être frappés d'une peine double. J'ai eu raison de dire également que l'honorable M. Dumortier devait ne pas avoir lu la loi ou ne l'avoir pas comprise.
L'honorable membre s'écrie que la loi est faite contre son parti. Et pourquoi donc ? « Tout ce qui se fait par les libéraux, dit-il, sera permis. C'est le parti libéral seul qui use des fraudes que l'on veut punir. » Par conséquent, la loi est faite contre les catholiques ! Mais la logique nous amène à une conclusion tout à fait opposée. Si l'on punit les fraudes dont nous usons tout seuls, mais c'est contre nous que la loi est faite. Vous ne pouvez pas vous plaindre de ce qu'on punit des actes dont jamais vous ne vous rendez coupables. Si vous ne fraudez pas, mais reconnaissez alors que vous avez tout le bénéfice de la loi qui ne s'appliquera, en réalité, qu'à nous. Si c'est nous qui commettons les fraudes et si vous êtes des brebis innocentes et sans tache, vous ne serez jamais atteints. Au lieu de vous plaindre, félicitez-vous-en. (Interruption.)
Je ne suivrai pas l'honorable M. Dumortier sur le terrain où il s'est placé à la fin de son discours, sur la question de savoir si l'agriculture est aussi bien représentée dans le corps électoral que les patentés et l'industrie. Je laisserai à l'honorable ministre des finances le soin de lui répondre d'une façon péremptoire sur ce point. Il a été mis personnellement en cause et il est probable qu'il ne laissera pas passer ce débat sans répondre à l'honorable préopinant. Je me bornerai à faire remarquer une seule des conséquences de la logique et du système de l'honorable M. Dumortier.
L'honorable membre nous dit : L'impôt foncier donne moins d'électeurs que la patente. Je ne veux pas affirmer que cela n'est pas exact, n'ayant pas les chiffres sous les yeux, mais quelle est la conclusion du raisonnement de l'honorable M. Dumortier ? Quel est le système auquel il voudrait arriver ? Il voudrait arriver à ce résultat que chaque grand propriétaire eût le droit d'émettre autant de votes, la faculté de disposer d'autant d'électeurs qu'il paye de fois le cens, c'est-à-dire que le grand propriétaire serait un actionnaire qui, comme dans certaines sociétés industrielles, aurait autant de suffrages qu'il a de fois 5 ou 10 actions.
M. Dumortier. - Je n'ai pas dit cela.
M. Hymans. - C'est votre thèse, je vais vous le prouver à l'instant C'est bien à cela qu'aboutirait votre système, à moins encore que vous ne vouliez qu'il y ait deux fois un électeur pour la même somme payée (page 1367) au trésor ; que le propriétaire et son fermier soient électeurs tous les deux pour avoir versé une seule fois l'impôt au trésor.
La preuve que je ne dénaturais pas tout à l'heure l'opinion de l'honorable membre, c'est qu'il a invoqué l'exemple de l'Angleterre. Il a dit qu'en Angleterre chaque fermier qui paye 250 fr. de loyer par an est électeur.
Cela est parfaitement exact. C'est ce qu'on appelle en Angleterre la clause du marquis de Chandos. Cette mesure a été introduite en Angleterre, en 1832, dans l'intérêt des grands propriétaires, qui ainsi découpent leurs propriétés en parcelles et fabriquent des électeurs à leur gré.
Mais, l'honorable M. Dumortier peut être convaincu que le jour prochain où les libéraux voudront faire en Angleterre une nouvelle réforme électorale, le premier abus que l'on supprimera, c'est précisément cette clause que l'honorable M. Dumortier invoque pour en faire un exemple à la Belgique.
M. Dumortier. - On ne les supprimera pas.
M. Hymans. - Je crois avoir répondu aux principaux arguments de l'honorable M. Dumortier.
Je ferai remarquer, en terminant, qu'en réalité son discours ne touche pas à la question que nous avons à examiner ; il n'a point parlé des moyens de réprimer les fraudes électorales ; il n'a pas indiqué de meilleures façons de les prévenir ou de les réprimer que celles que propose le gouvernement ou la section centrale, et sur lesquelles j'aurai, moi aussi, plus d'une observation à présenter, et je crois que si nous continuons à entendre beaucoup de discours de cette nature, qui, nécessairement, amèneront des réponses analogues, nous irons à rencontre du désir de l'honorable M. Dumortier lui-même, qui est de voir la Chambre se séparer le plus tôt possible, et nous n'aboutirons pas même à faire une mauvaise loi.
M. Coomans. - Messieurs, comme l'heure est avancée et qu'il me sera impossible d'assister à la séance de demain, je sacrifierai le discours que j'avais à faire et je me bornerai à quelques observations générales pour justifier mon vote.
Il y a lieu, selon moi, de procéder à une réforme de toute notre législation électorale au point de vue de la justice, de la morale et de la raison.
La première réforme est celle qui supprimera les fraudes. II faut avant tout que le vœu de la majorité de la nation soit fidèlement exprimé et que tous les pouvoirs politiques soient agencés de façon à gouverner dans ce sens.
Eh bien, soyons francs, reconnaissons que notre législation électorale n'atteint pas ce but, qu'elle est vicieuse d'un bout à l'autre et que nous ne pouvons pas assurer que nous sommes ici les véritables représentants de la nation.
Les fraudes sont nombreuses, celles que le gouvernement indique dans le projet de loi sont incontestables.
Mais, messieurs, ce sont là comme l'a dit l'honorable M. Dumortier, les petites fraudes et, en bonne justice, ce n'est pas par celles-là qu'il fallait commencer. Je ne tiens même pas à les réprimer sévèrement et je dirai pourquoi, en me plaçant à un point de vue très libéral, et que vous trouverez peut-être trop libéral. Mais je voudrais surtout vous voir réformer notre législation électorale dans ses bases, qui sont vicieuses et fausses.
Reconnaissons d'abord que plus le nombre des électeurs est restreint, plus il est à craindre que les fraudes électorales se produisent, d'où ma première conclusion, c'est que le meilleur moyen, peut être le seul de moraliser vos élections, ce sera une large extension du droit de suffrage, une grande augmentation du corps électoral.
La fraude est facile dans un corps électoral restreint, et, quoi que vous fassiez, elle y régnera toujours, il y aura autant de fraudes sous le régime de votre loi nouvelle qu'auparavant, si ce n'est que peut-être on changera de terrain et de tactique. Il est toujours facile d'acheter les gens qui aspirent à se vendre.
Il faut développer le corps électoral, étendre les bases de l'élection, noyer la corruption dans une mer de suffrages.
Voici les grandes fraudes électorales : la première, selon moi, c'est de forcer les représentants des trois quarts de la population beige à faire dix et vingt lieues, aller et retour, pour déposer leur vote au chef-lieu d'arrondissement.
Ce n'est pas là seulement une injustice et une absurdité, c'est une véritable fraude, car il est impossible à des électeurs dont la plupart sont loin d'être riches, de s'acquitter de leurs devoirs lorsqu'ils ont à s'imposer certaines dépenses et la corvée très désagréable de 10 et 20 lieues de marche. (Interruption.)
Dans l'arrondissement de Dînant il y a des électeurs qui ont à faire 20 lieues aller et retour pour se rendre au chef-lieu d'arrondissement. (Interruption.) Le retour est aussi fatigant que d'aller et même davantage.
J'ai toujours été péniblement affecté de voir, la veille et le jour de l'élection, ces masses de pauvres électeurs se rendre au chef-lieu pour remplir le devoir le plus sacré du citoyen ; j'en ai été affligé à ce point que j'ai mainte fois prié - et ce sont les seules lettres que j'ai écrites avant le scrutin, - les électeurs les plus éloignés du chef-lieu de ne pas se déranger.
C'est là une véritable fraude et jamais je n'adhérerai à un système électoral qui la consacre. Il faut décentraliser les votes ; il faut au moins éparpiller les bureaux existant aujourd'hui, dans les cantons dont se compose l'arrondissement. Le simple éparpillement des bureaux serait déjà un remède au mal que je signale et il suffirait d'un seul article de lot pour obtenir cette grande amélioration. Il y a une vingtaine de bureaux dans l'arrondissement de Bruxelles, une quinzaine dans celui de Gand. Eparpillez ces bureaux sans rien changer à la loi et facilitez ainsi à tous les citoyens l'approche du scrutin.
Je viens de vous signaler une première fraude ; aussi longtemps que vous ne toucherez pas à celle-là, vous n'aurez pas le droit d'en réprimer une seule autre.
Une seconde fraude, c'est le ballottage nocturne ; c'est une fraude scandaleuse. Un ballottage a lieu au moment où il est certain que plus de la moitié des électeurs ne peuvent plus y prendre part. Je dis ballottage nocturne, car j'en ai vu s'ouvrir à 8 heures du soir, même en hiver. Eh bien, je vous le demande, avez-vous le droit d'imposer à des électeurs déjà si mal traités la corvée nocturne dont je parle ? Vous savez bien qu'ils ne l'accepteront pas, et c'est pour cela que vous tenez à ce ballottage.
On écarte sciemment les électeurs de l'urne, c'est là une fraude et une fraude violente ; c'est, comme on le dit à côté de moi, une véritable iniquité et quand on peut prononcer un mot pareil sans provoquer de protestations, la loi est jugée !
L'honorable M. Dumortier n'a pas eu tort de prétendre qu'il y a encore une fraude électorale exercée au détriment des campagnes par suite de l'égalité du cens. Ou le principe de la souveraineté nationale qui repose sur la souveraineté individuelle du citoyen n'a pas de sens, ou il faut reconnaître qu'il réside dans le chiffre de la population.
Le chiffre de la population est pris pour base de la représentation nationale ; nous représentons chacun un groupe de 40,000 citoyens. Eh bien, il faut en bonne justice et en bonne logique que l'électeur représente un certain nombre de non électeurs, car l'électeur n'est pas souverain, l'électeur est un instrument privilégié, il exerce un privilège, une sorte de monopole contre lesquels je proteste, d'autant plus qu'il s'en rend souvent indigne eu en trafiquant. L'électeur est un mandataire et au nom de qui parle-t-il ? Au nom des non électeurs.
Quand il y a manque de proportion entre le nombre des électeurs et le nombre de citoyens que ces électeurs représentent, il n'y a plus d'équité dans la loi. Or, il est certain que les grands centres de population ont un nombre d'électeurs beaucoup plus considérable que les campagnes. Aussi je n'admets pas le principe de légalisation du cens en vigueur depuis 1848. Et pour ne pas l’admettre, je n'ai pas besoin de citer les autorités très respectables que M. Dumortier a fait valoir ; il me suffit d'invoquer le bon sens et le respect de la justice.
Une autre observation que je regrette que l'honorable M. Hymans ait contestée, parce qu'elle est exacte, c'est que notre législation électorale consacre une iniquité révoltante au détriment des fermiers.
Quoi ! messieurs, ne savons nous pas tous qu'il y a des citoyens belges, parfaitement honorables, aussi honorables et aussi instruits que la plupart des électeurs urbains, des citoyens possédant une fortune de 100,000, de 200,000, de 300,000 fr., et qui ne sont pas électeurs ? (Interruption.)
Je sais bien que ce n'est pas la faute de l'honorable ministre des finances, c'est la faute de la loi. Eh bien, c'est là une fraude odieuse.
L'autre jour, je causais avec un riche fermier du pays wallon, un libéral, soit dit entre parenthèse. (Interruption.) Je ne dédaigne pas de causer avec des libéraux instruits et de bonne foi. Il me prouva, par chiffres, qu'il possédait 250,000 francs de fortune. Et il n'est pas électeur ! Et pourquoi ne l'est-il pas ? Parce qu'il n'est pas propriétaire de terres. Il n'est pas propriétaire de terres, mais il possède plus de cent bêtes à cornes, trente chevaux, des instruments aratoires d'une grande (page 1368) valeur, et une chose presque foncière, l'engrais et les semences qui figurent pour une forte part dans la valeur du sol arable.
MfFOµ. - On l'imposera si vous voulez.
M. de Naeyer. - Dégrevez en même temps la propriété foncière.
MfFOµ. - Nous verrons plus tard.
M. Coomans. - Nous verrons plus tard ; mais en attendant il y a des faits qui justifient l'indignation dont je suis quelque peu animé en ce moment. Dans un village que je connais particulièrement, il y a 27 électeurs dont 11 cabaretiers. Ces 11 cabaretiers ne sont pas tous indignes de la confiance extraordinaire du législateur, mais il en est dans le nombre qui ne la méritent pas.
J'ose le dire à mes risques et périls. Eh bien, ces onze cabaretiers, c'est-à-dire tous les cabaretiers de la commune, moins 3 ou 4, sont électeurs, tandis qu'il y a dans la commune une cinquantaine de cultivateurs et à coup sûr plus honnêtes que certains de ces cabaretiers, qui ne sont pas électeurs. De manière que ce village qui, sur 2,300 âmes, n'envoie que 27 électeurs au comice, se voit encore frauduleusement... par une fraude légale, enlever une partie de son influence agricole, au profit des cabaretiers, les maîtres du jour. Il m'est impossible d'approuver une législation électorale qui donne de semblables résultats. (Interruption.) Je reste au cœur de la question, car je ne parle que de fraudes.
MjTµ. - Vous appelez cela des fraudes ; voilà un législateur qui n'a commis que des fraudes ; jamais je n'ai entendu une logomachie semblable.
M. Coomans. - Vous appelez cela de la logomachie ! Si j'ai fraudé, je n'ai pu le faire qu'en vertu de la loi, et j'avoue que je ne suis pas sûr de représenter fidèlement les 40,000 âmes au nom desquelles je siège ici. Je ne représente légalement en réalité que les 1,200 électeurs qui m'ont nommé ; mais comme il y a dans l'arrondissement de Turnhout 115,000 âmes, je n'ai pas la prétention de le représenter ; quand nous aurons le suffrage universel, soit ! Mais jusque-là j'ai des doutes très sérieux.
M. Mullerµ. - Singulier langage !
MfFOµ. - C'est un langage conservateur.
M. Coomans. - Je ne suis pas conservateur des abus.
- Une voix. - Donnez votre démission.
M. Coomans. - J'ai été très souvent tenté de la donner, et quand on me la donnera, je l'accepterai volontiers. A coup sûr, je n'ai jamais commis de fraude pour conserver mon mandat ; il ne m'a jamais coûté un quart de centime ni à aucun de mes amis.
M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier). - Vous êtes tout seul dans ce cas.
M. Coomans. - Pas seul, j'espère, mais c'est ainsi.
Messieurs, pour diminuer le caractère frauduleux de notre législation électorale, il faut :
1° Augmenter considérablement le nombre de électeurs ;
2° Rapprocher de beaucoup l'urne des électeurs ;
3° Enfin faciliter la libre émission de toutes les opinions.
Quant au reste, c'est vraiment très peu de chose. Messieurs, vous ne me reprocherez pas, j'espère, de manquer de respect aux 100,000 électeurs belges, même quand j'avoue que nos élections sont assez malpropres, car je ferai remarquer que c'est vous qui leur manquez de respect par votre projet de loi qui n'est qu'un réquisitoire très offensant pour le corps électoral de toute la Belgique, puisque ce projet ne fait, d'un bout à l'autre, que traiter tous les électeurs de fripons et d'imbéciles.
Les précautions que vous accumulez pour éviter les fraudes électorales sont si minutieuses, si injurieuses que vraiment les électeurs belges n'auront pas à se vanter d'avoir été trop favorablement appréciés par les auteurs du projet.
MfFOµ. - Le code pénal est donc une offense envers toute la nation.
M. Coomans. - Quand je vois le projet prescrire aux électeurs, non seulement la forme du bulletin mais son contenu, les forcer à se promener dans les ténèbres, probablement pour qu'ils y voient plus clair, je dis que cela n'est pas sérieux, que cela n'est digne ni de la législature, ni du corps électoral, et j'ajoute que cela n'obviera à aucune fraude.
A l'appui de ce que je viens de dire, je vous présenterai encore cette observation.
Nous sommes généralement d'accord sur ce point que nos élections doivent être moralisées, soit ! mais il y a des membres de cette assemblée qui, avec une conviction profonde je n'en doute pas, mais, selon moi, peu raisonnée, s'imaginent qu'on remédiera à la plus grande partie des maux en exigeant que les électeurs sachent lire et écrire.
C'est une opinion respectable, mais c'est tout ce que je puis en dire, car elle est complètement démentie par les faits.
Ainsi, il est connu de tous que la province de la Belgique qui a donnée lieu au plus grand nombre de fraudes électorales est aussi la plus éclairé.
D'après les statistiques officielles, d'après les témoignages des membre, les plus compétents de cette assemblée, le Luxembourg est la province de Belgique qui compte le moins d'illettrés.
MjTµ. - Vous avez prétendu jadis que c'était Turnhout.
M. Coomans. - Certainement, l'arrondissement de Turnhout est dans le même cas ; nous en parlerons aussi si vous le désirez. Du reste je suis enchanté de l'interruption.
Je constate donc que les arrondissements où les fraudes électorales sont pratiquées le plus fortement, le plus luxueusement, le plus fructueusement, le plus avaricieusement sont ceux qui renferment le plus grand nombre d'électeurs et de citoyens lettrés. C'est un fait que je livre à vos méditations.
L'honorable ministre de la justice me dit qu'il en est de même dans mon arrondissement, soit ! C'est vrai. Les arrondissements du Luxembourg passent pour être libéraux, le mien pour être clérical, je ne sais pas pourquoi ; mais, enfin, il n'est pas moins vrai que, d'après les statistiques, l'arrondissement de Turnhout renferme moins de personnes illettrées que le lumineux arrondissement de Bruxelles.
D'où, je conclus que la garantie de savoir lire et écrire est peu de chose en matière électorale. (Interruption.) Les élections coûtent cher dans le Luxembourg ; on vote gratuitement, en Campine, et ces deux contrées sont les plus éclairées du royaume,
Voilà ma conclusion. Ce qu'il faut avant tout, c'est de l'honnêteté, de la moralité ; j'avoue que l'instruction mène très souvent à la moralité, mais pas toujours et j'aurais vraiment plus de confiance dans un honnête homme ne sachant ni lire ni écrire que dans un fripon qui sût parfaitement lire, écrire et calculer.
Le remède ne sera donc pas dans l'amendement de l'honorable M. Orts, en supposant qu'il soit adopté ; et, s'il ne l'est pas, ce ne sera pas de ma faute, car je déclare 'ue je voterai pour cette proposition, tout en reconnaissant qu'elle renferme un principe inconstitutionnel.
- Voix à gauche. - Ah ! ah !
MjTµ. - Il ne manquait plus que cela.
M. Coomans. - Permettez-moi de m'expliquer. Selon moi, l'amendement est contraire à l'esprit de la Constitution qui prend l'argent pour base du droit de suffrage, mais comme je désire que la Constitution soit modifiée le plus tôt possible en matière électorale....
MjTµ. - Et contre son esprit.
M. Coomans. - Contre l'esprit de quelques articles qui ne me conviennent pas, certainement.
MjTµ. - Et voilà comment vous témoignez de votre respect pour la Constitution !
M. Coomans. - Est-ce que par hasard la Constitution est le dernier mot de la science politique et sociale ?
J'ai juré d'observer la Constitution, mais dans ce sens seulement que jamais je ne commettrai contre elle aucun acte de violence, mais je ne me suis point engagé à ne pas discuter celles de ses dispositions qui ne me conviennent pas. (Interruption.)
MjTµ. - Je constate que vous l'interprétez contre son esprit.
M. Coomans. - Enfin si je me trompe, c'est du moins dans un sens libéral.
Je disais, messieurs, que le mal que nous voulions réprimer ne le sera guère par l'amendement de l'honorable M. Orts. Il y a un autre remède, le seul bon ; c'est l'extension du droit de (page 1369) suffrage, c'est l'élargissement des bases de l'édifice électoral et cela n'est pas impossible, sans quitter le terrain de la Constitution. Ici, messieurs, Je dirai toute ma pensée au risque de froisser quelques opinions amicales.
Il est, selon moi, très possible de doubler, de tripler même le nombre des électeurs sans modifier un seul article de la Constitution ; il suffirait pour cela de transformer tous nos impôts indirects, la douane comprise, en un seul impôt direct qui porterait sur la contenance cube des habitations. Je voudrais que toutes les habitations du pays fussent soumises à un impôt basé sur leur contenance cubique, c'est-à-dire un impôt qui ce pourrait donner lieu à aucune espèce de fraude, à aucune sorte d'arbitraire.
les impôts indirects se transformant en impôts directs, vous n'auriez plus seulement 100,000 électeurs, nombre fort insuffisant pour assurer à la Belgique la réputation d'être un peuple vraiment libre ; ces 100,000 électeurs recevraient un renfort de 200,000 à 300,000 campagnards qui rétabliraient notre édifice constitutionnel et parlementaire sur une base honnête et durable.
Je suis fatigué ; la Chambre l'est peut-être aussi ; restons-en là pour aujourd'hui.
- La suite de la discussion est remise à demain à 1 heure.
MfFOµ. - Messieurs, d'après les ordres du Roi, j'ai l’honneur de déposer sur le bureau de la Chambre un projet de loi ouvrant au département de la guerre un crédit de fr. 65,436-72 c, applicable au payement de créances arriérées appartenant à des exercices clos.
- Impression, distribution et renvoi à l'examen des sections.
La séance est levée à 5 heures.