(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1864-1865)
(Présidence de M. E. Vandenpeereboom.)
(page 1285) M. de Florisone, secrétaire, procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.
M. Van Humbeeck, secrétaireµ, fait lecture du procès-verbal de la dernière séance. La rédaction en est approuvée.
M. de Florisone, secrétaire, présente l'analyse suivante des pièces qui ont été adressées à la Chambre.
« Le sieur Callens, volontaire de 1830 et ancien préposé des douanes, demande une augmentation de pension. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Le sieur Alexis Joffrey, négociant, à Anvers, né à Dunkerque (France), demande la grande naturalisation. »
- Renvoi à M. le ministre de la justice.
« Des habitants de Mons demandent le suffrage universel. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi relatif aux fraudes électorales.
« Par message du 27 juin, le Sénat informe la Chambre qu'il a adopté le projet de loi contenant le budget des recettes et dépenses pour ordre de l'exercice 1866. »
« M. De Kerchove, retenu chez lui, demande un congé de quelques jours. »
- Accordé.
MpVµ. - Deux membres ont fait parvenir au bureau un projet de loi ; ce projet sera immédiatement communiqué aux sections.
M. Bara. - Je n'ai pas encore eu à émettre de vote sur la loi de 1835 et je demande à la Chambre quelques instants de sa bienveillante attention pour lui faire connaître les motifs de mon opinion.
La question que nous discutons agite surtout la presse, et, je dois le dire, lorsqu'elle est l'adversaire d'une loi, il importe, dans un pays constitutionnel, d'examiner avec soin si les causes de son hostilité sont ou ne sont pas fondées. La loi de 1835, je la voterai sans enthousiasme et je n'ai même aucun scrupule à déclarer que je ne la trouve pas bonne.
Il me serait plus agréable, plus facile même de ne pas la voter, mais tout le monde reconnaît qu'une loi est indispensable ; force m'est donc d'accepter le projet qui me paraît le meilleur.
D'honorables membres, et entre autres MM. Van Humbeeck et Guillery, ont vivement attaqué la loi de 1835, et toutes les autres dispositions auxquelles sont assujettis les étrangers. Dans de brillants discours, ils ont invoqué à chaque instant la liberté, les grands principes de l'humanité, de la fraternité ; leurs aspirations généreuses les ont poussés à considérer l'étranger comme un ami, comme un frère et souvent même comme un bienfaiteur.
Vous comprenez, messieurs, combien de pareils sentiments qui élèvent l'éloquence, ont de prise sur l'opinion publique et sur nous-mêmes. Je m'associe de tout cœur aux sentiments de ces honorables membres, je glorifie avec eux la liberté, je vante ses bienfaits etje considérerai comme un progrès tout ce qui aura pour but de faire de l'humanité une seule et même famille.
Il est certain, en effet, que si l'on ne consulte que le droit naturel, si l'on plane dans l'idéal, que je souhaite, sans l'espérer, devoir être l'avenir, le régime spécial auquel on soumet l'étranger ne peut se justifier.
La raison absolue proclame l'égalité la plus radicale ; les hommes naissent égaux en droits quel que soit le lieu de leur naissance et la conscience souffre de voir diminuer leur capacité suivant qu'ils se trouvent sur tel ou tel point du globe.
Pas n'est besoin de vous rappeler ces principes afin de vous enflammer à leur souvenir ; ils sont inscrits dans tous les cœurs et tous nous en désirons l'application.
Oui, messieurs, si l'on se place sur ce terrain, il est évident que la loi de 1835 est mauvaise sous tous les rapports. Pourquoi l'étranger, en mettant le pied sur le sol belge, devient-il l'objet d'une législation spéciale ; pourquoi est-il repoussé de tous les actes de la vie publique e n'a-t-il sur notre territoire qu'une résidence précaire ?
Pourquoi sa liberté n'est-elle pas la nôtre ? La défense de la justice et du droit l'a peut-être forcé à quitter son pays, et pour récompense de son dévouement au vrai et au juste, nous l'accueillons avec crainte et nous le soumettons à des obligations plus étendues. A ce point de vue, la loi de 1835 est mauvaise, elle est une lésion des grands principes du droit naturel, une déviation de la loi morale universelle, elle est et elle restera toujours une magnifique thème de protestation auquel tous le monde s'associera.
Malheureusement il nous faut descendre de ces hauteurs ; il nous faut reconnaître que nous ne pouvons actuellement y atteindre et que nous devons nous borner à rechercher les moyens d'en approcher le plus possible.
La loi de 1835 n'est pas irréprochable ; mais à qui la faute ? Est-il possible à la Belgique d'en faire une meilleure et le projet que vous propose l'honorable M. Van Humbeeck est-il préférable ? Voilà les trois questions qui nous sont soumises et ce sont celles que je vais examiner.
J'ai bien entendu les honorables députés de Bruxelles invoquer avec talent les droits de l'étranger ; mais je cherche en vain dans leurs discours les causes réelles de la loi de 1835. Et je les vois, par une étrange contradiction, mais poussés par la force des choses, présenter des modifications à la loi qui renversent complètement les principes au nom desquels ils demandent ces modifications.
A qui la faute, si la loi de 1835 est mauvaise ? A nous-mêmes, répondent les adversaires de la loi. Changeons-la et tout sera dit. Entrons dans notre cabinet ; ouvrons-y un ouvrage dé droit naturel, lisons-y que tous les hommes sont égaux et proclamons-le dans la loi. Consultons les enseignements de la science, dit l'honorable M. Van Humbeeck, cette voix paisible à laquelle toute passion est étrangère.
C'est très beau à dire. Malheureusement c'est impossible en pratique. Les honorables membres ont oublié qu'à côté du droit naturel absolu il y a un autre droit qui n'est pas dans l'idéal, lui, un droit qui s'impose par l'assentiment de toutes les nations ou par la prépondérance des plus fortes, un droit des gens qui a ses armées et ses finances et qui est au droit philosophique comme la pratique est à la théorie.
En ne tenant presque pas compte de ce droit, ces honorables membres ont négligé le véritable côté de la question.
Mais poussé par les principes humanitaires, on nous dira peut-être : Oui, le droit des gens est hostile à l'étranger. Mais n'êtes-vous pas souverains ? Changez le droit des gens ; repoussez ses enseignements ; ne cédez pas à ses conseils.
Je le veux bien ; je me joindrai à mes honorables amis pour livrer tous les assauts imaginables aux principes erronés du droit des gens. Mais je déclare que mes protestations seront vaines, que mes efforts seront stériles.
J'aurai beau proclamer que le droit des gens, tel qu'il existe, est odieux en ce qui concerne les étrangers, qu'il faut le modifier. Je n'aura pas résolu pour cela la difficulté, et l'honorable M. Van Humbeeck le reconnaît lui-même.
En effet, il détruit lui-même les prémisses de son discours, sa véritable assiette, par les paroles suivantes : « En ce qui concerne nos relations extérieures nous ne sommes plus les juges exclusifs. »
Voilà toute la vérité ; elle est proclamée en termes très courts, mais irréprochables d'exactitude.
Oui, messieurs, nous ne sommes plus les juges exclusifs ; c'est triste à avouer, mais c'est ainsi, nous avons beau nous faire illusion, grandir notre dignité, grossir nos forces. Il y a des règles internationales qui nous disent que certaines matières ne nous appartiennent pas exclusivement, que nous ne pouvons pas les traiter à notre gré. (Interruption.)
Ainsi donc, abandonnons tous ces arguments tirés des grands principes de la civilisation, de la fraternisation des hommes et des peuples. Abandonnons tous ces beaux mots et toutes ces magnifiques paroles et reconnaissons avec tristesse, si l'on veut, mais avec franchise, qu'il y a quelque chose qui prime tout cela, c'est le droit des gens.
Toute la question se réduit donc à ceci : quelle législation doit régir les étrangers, et nous, peuple libre et constitutionnel, nous devons décréter (page 1286) décréter la meilleure législation que nous pouvons adopter en respectant le droit des gens.
Devons-nous nous mettre hors du droit international ? J'aime à croire qu'aucun orateur ne le soutiendra, et du reste, je m'empresse de reconnaître que tel n'a pas été le langage de l'honorable M. Van Humbeeck. Il a en effet déclaré qu'il y a des matières dans lesquelles nous ne sommes pas juges exclusifs et que la législation concernant les réfugiés politiques est une de ces matières.
Au surplus, je serais fort curieux de voir établir que nous, petit pays ouvert à tout le monde, nous trouvant entre de grandes puissances, nous devons repousser les règles que formule le droit des gens et qui sont regardées par les autres nations comme nécessaires, indispensables à leur existence et à leur sécurité.
L'honorable M. Van Humbeeck est donc d'accord avec moi sur la portée du droit des gens en cette matière ; et c'est pour cela que mon honorable ami, dans des intentions auxquelles je rends hommage, a proposé son projet de loi qui vient aggraver la position faite aux étrangers par la loi de 1835, comme j'en fournirai la démonstration tout à l'heure.
Que proclame le droit international ? M. Van Humbeeck dit que c'est un droit mal défini ; une coutume plutôt qu'un droit écrit. Il est vrai que ce droit est souvent mal défini.
Malheureusement, en notre matière il est très clair et ne prête à aucun doute. Tous les peuple de l'Europe continentale admettent comme règle de droit international que les étrangers doivent être dans une position spéciale, qu'ils peuvent être internés et expulsés du territoire national ; que l'usage de ce droit d'internement et d'expulsion appartient au pouvoir exécutif et que les lois relatives à cet objet doivent être assez larges, assez vagues, si vous voulez, pour laisser aux gouvernements le moyen de remplir en toutes circonstances leurs devoirs.
Y a-t-il dans toute l'Europe continentale un seul peuple qui ne proclame pas les principes que je viens d'indiquer ?
Il y avait naguère deux exceptions : la Suisse et la Hollande.
Eh bien, la Suisse a consacré les mêmes principes d'une manière encore plus rigoureuse et plus précise. La Hollande a dû faire une loi en 1849. Ainsi les deux peuples fameux par leurs libertés et leur hospitalité ont dû se soumettre aux mêmes principes que ceux sur lesquels repose la loi de 1835.
Et qu'a fait la fière Angleterre ? Dans sa puissance colossale, avait-elle à craindre les menaces des autres nations ? Non, sans doute ; eh bien, en 1848, elle a proclamé les principes qui sont déposés dans la loi belge ; elle s'est aussi conformée aux principes du droit des gens ; elle a sacrifié aux faux dieux, et quand les plus grands pays sont obligés de donner de pareils exemples, vous iriez prétendre que nous, peuple neutre, nous peuple qui avons besoin de l'amitié de nos voisins, nous ayons le pouvoir de nous soustraire à des obligations que l'Europe proclame être son droit. (Interruption.)
Ainsi donc les principes que j'ai indiqués sont adoptés chez toutes les nations du continent européen.
Le droit des gens est en hostilité, cela est incontestable avec le droit naturel absolu. (Interruption.)
Encore une fois, pouvez-vous passer au-dessus de ses prescriptions ? Direz-vous avec l'honorable M. Van Humbeeck qu'il s'agit d'une question de liberté, qu'il s'agit d'une question de garantie pour les personnes ; qu'en pareille matière nous avons l'habitude de marcher à la tête des nations européennes ?
Mais l'honorable M. Van Humbeeck, quelques instants avant de prononcer ces paroles, reconnaissait lui-même que la matière qui nous occupe était une de celles dans lesquelles nous ne sommes pas juges exclusifs.
Mais avez-vous le droit, pour vous mettre à la tête de toutes les autres nations, de trancher cette question, en lésant ce que ces nations considèrent comme leur intérêt et leur droit ?
Si vous sortez du droit international, qui vous soutiendra, qui vous donnera son appui ? Personne, pas même les proscrits, pas même ceux pour lesquels vous voulez vous exposer. Les gouvernements vous disent : « Nous voulons, bien que la Belgique soit libre, indépendante, nous admettons sa nationalité comme un bienfait pour l'Europe. » Mais nous n'entendons pas qu'elle se soustraie aux obligations communes, aux obligations qui existent entre les nations européennes. Elle n'a pas le droit de nous imposer une législation et des principes nouveaux en matière de droit international.
Et quant aux proscrits, qu'avez-vous à en attendre ? Je ne connais pas de tribune politique en Europe où l'on soutienne les maximes qu'on a défendues dans cette Chambre, Quelle est l'opposition qui a, dans son programme, un article pour réformer la loi des étrangers ? Mais l'honorable M. Hymans vous l'a dit hier ; il vous a parlé de l'opposition chez un grand peuple voisin. Il vous a montré des hommes qui auraient désiré se nommer les députés de l'humanité et qui ont voté une loi draconienne contre les étrangers. Il vous a montré la grande puissance militaire de la France, au moment où le mot « fraternité » se trouvait dans toutes les bouches, sacrifier les droits individuels de l'étranger et permettre à un simple préfet de le chasser. Ce n'est donc pas dans l'opposition libérale des gouvernements étrangers, ce n'est pas dans les partis vaincus que vous trouverez un appui quand vous vous mettrez en opposition avec le droit des gens européen. Nulle part vous ne serez secondés. Vous aurez entrepris seul une campagne contre l'Europe, et au jour du péril, on vous abandonnera. (Interruption.)
Et chose remarquable, ce sont les mêmes hommes qui nous disent qu'il ne faut pas de budget de la guerre, qu'il ne faut pas de fortifications, qui nous engagent à rompre avec les traditions internationales, à nous mettre hors du droit des gens, à faire en sorte que nous soyons un soupçon, un danger pour l'Europe. (Interruption.)
Il faut donc, messieurs, quelque regret que nous ayons à le faire, accepter la situation telle qu'elle est ; il faut la subir et il faut faire la législation la meilleure possible en présence de l'état imparfait du droit des gens.
Messieurs, deux projets sont en présence : celui du gouvernement qui est la loi de 1835 et celui de l'honorable M. Van Humbeeck.
Beaucoup d'autres projets ont été mis en avant. Je croyais la loi de 1835 beaucoup plus mauvaise qu'elle n'est, parce qu'on avait fait régner cette opinion que je n'avais pas vérifiée, que la plupart des législations européennes étaient meilleures que la nôtre. On avait répandu cette idée que nous avions une législation dure, une législation qui n'existait pas ailleurs. Evidemment s'il en eût été ainsi, il eût été du devoir de la Belgique de se mettre à la hauteur des autres peuples.
L'honorable M. Van Humbeeck l'a reconnu, nous n'avons pas à rougir devant les législations étrangères ; notre législation vaut celle de tous les autres peuples.
Voyons, messieurs, les innovations de l'honorable M. Van Humbeeck.
En ce qui concerne les crimes ou délits non politiques, la loi de 1835 est aggravée par l'honorable membre. Il y ajoute un grand nombre de délits pour lesquels l'expulsion n'était pas possible. Ainsi il permet au gouvernement d'expulser les étrangers qui auraient été condamnés dans leur pays pour vagabondage, pour banqueroute simple, etc.
Or, je demanderai à l'honorable membre comment il concilie ses grands principes d'humanité, comment il concilie son grand amour pour les hommes avec cette aggravation de la loi de 1835.
Comment ! voici un homme qui a été condamné pour vagabondage il y a trois ou quatre ans ; il vient en Belgique ; il s'y crée des moyens d'existence ; et vous permettez au gouvernement de l'expulser sans motif aucun, alors même qu'il ne trouble pas la tranquillité publique.
Voilà un jeune homme qui, inexpérimenté dans les affaires, a été, faute de tenir régulièrement ses livres, condamné pour banqueroute simple. Vous savez combien la loi est rigoureuse à cet égard. Il a été condamné à huit jours de prison. Amendé, corrigé, il quitte le pays où il a subi cette honte ; il vient s'établir sur le sol belge. C'est bien le cas de faire un appel aux grands principes de l'humanité.
Eh bien, l'honorable M. Van Humbeeck dit au gouvernement : «Vous avez le droit de l'expulser, quand bien même il ne trouble pas la tranquillité publique ; » vous le traitez plus rigoureusement qu'un émeutier qui aura, au mois de juin 1848, fait couler le sang de ses concitoyens sur les barricades. (Interruption.)
Les amendements de M. Van Humbeeck changent-ils la position du réfugié politique. Toute sa réforme est là. Je ne m'occuperai pas des autres points de la loi, parce que, il faut le dire, toute l'excitation qui se produit, tout le mouvement qui se fait autour de cette question, concernent uniquement les réfugiés politiques.
Eh bien, voyons si réellement l'honorable M. Van Humbeeck a trouvé un système nouveau, s'il a amélioré la loi de 1835. Je soutiens que cet honorable collègue l'a aggravée. Si j'étais réfugié politique, je ne voudrais pas de la loi qu'il vous propose.
La loi de 1835 donne au gouvernement le droit d'expulser le réfugié politique lorsqu'il compromet la tranquillité publique, et cette expulsion a lieu sur un arrêté royal qui est signifié à l'étranger.
Je reconnais, messieurs, que les mots « troubler la tranquillité publique » sont vagues et c'est à ces mots que s'adressent la plus grande partie des critiques ; mais est-il possible de préciser ? Voilà la question.
Si vous voulez préciser, vous devrez, observer les grands principes du (page 1287) droit pénal et vous devez dire que vous ne pouvez admettre comme causes d’expulsion que des faits reconnus mauvais par la loi naturelle, que des délits véritables.
Les causes d'expulsion doivent être des délits reconnus comme tels par la morale universelle. Or, ce n'est pas cette solution dictée par le droit naturel que vous nous apportez. Vous dites d'abord que les faits motivant l'expulsion doivent être posés depuis l'arrivée de l'étranger en Belgique. Or, la loi de 1835 ne dit nullement qu'on puisse se prévaloir de faits antérieurs à l'arrivée de l'étranger en Belgique.
L'honorable M. Van Humbeeck, en outre, ne parle que de faits qui troublent la sécurité de nos relations extérieures. Nous ne pouvons, certes, nous associer à sa manière de voir. Selon lui, nous devrions tolérer dans le pays toute personne qui viendrait troubler la tranquillité intérieure, nous devrions tolérer dans le pays des agents chargés de prêcher l'annexion.
L'honorable M. Van Humbeeck a parlé des enseignements de la science ; je vais citer l'opinion sur cette matière d'un jurisconsulte dont on ne contestera pas l'autorité : l'honorable M. Tielemans. Voici ce que dit l'honorable M. Tielemans qui a examiné la loi de 1835 et qui n'y a trouvé rien d'odieux :
« 3. Les étrangers sont soumis aux lois de police et de sûreté, tant qu'ils se trouvent sur le territoire de la Belgique, n'y fussent-ils même que passagèrement. (Code civil, article 3.). Ils sont dès lors justiciables des tribunaux belges pour les crimes, délits et contraventions qu'ils y commettent. Voyez Extradition.
« Mais d'autre part ils ont, en règle générale, le même droit que les régnicoles à la protection des lois pour la sûreté de leur personne et de leurs biens. La loi fondamentale de 1815 avait consacré ce principe d'une manière absolue par son article 4. C'était une faute, car une nation doit toujours se réserver, à l'égard des étrangers, le droit et le moyen de garantir sa sécurité, son repos, ses mœurs et sa prospérité. Or des étrangers peuvent se rendre en Belgique, soit pour échapper à la justice de leur pays, soit pour se soustraire à une peine déjà encourue, soit par l'effet d'un bannissement, soit dans quelque vue hostile ; par exemple pour étudier les forces ou les dispositions du pays, pour y faire de menées, établir des relations, répandre des doctrines ou provoquer des démonstrations qui compromettraient l'ordre public, pour embaucher des ouvriers ou des soldats ; pour découvrir ou emporter des secrets de fabrication, vendre des ouvrages obscènes ou des remèdes dangereux, etc.
« Il est vrai que la législation ordinaire permet de réprimer ceux de ces actes qui constituent des crimes ou des délits ; mais bien des actes nuisibles ne tombent pas sous l'application des lois pénales : d'ailleurs la prudence exige que l’on prévienne le mal plutôt que de le punir, et si le respect dû à la liberté des citoyens ne permet pas d'employer à leur égard des moyens préventifs, il n'en saurait être de même à l'égard des étrangers. Ces considérations ont déterminé le Congrès national à restreindre en ces termes le principe trop absolu de l'ancienne loi fondamentale :
« Tout étranger qui se trouve sur le territoire de la Belgique jouit de la protection accordée aux personnes et aux biens, sauf les exceptions établies par la loi. » (Constitution, article 128.)
Voilà certes un langage catégorique émané d'un homme de science, et l'honorable M. Van Humbeeck voudra bien reconnaître qu'il est en complète contradiction avec son système. Il proclame que nous ne pouvons abandonner notre pays aux entreprises et aux manœuvres de l'étranger, et que nous devons protéger contre elle notre nationalité, nos institutions et nos mœurs. L'honorable M. Tielemans considère la loi de 1835 comme la conséquence des doctrines dont je viens de vous donner lecture.
Ainsi donc, il est certain que l'amendement de l'honorable M. Van Humbeeck, loin d'être une amélioration à la loi de 1835, est plus mauvais que cette loi en ce qui concerne notre tranquillité intérieure.
Mais l'honorable député de Bruxelles veut de plus que l'acte posé par l'étranger soit un acte directement hostile à un gouvernement étranger et qu'il soit prévu et puni par les lois répressives en vigueur sur le territoire de celui-ci.
Voilà, messieurs, au fond, la seule réforme qui soit introduite par l'honorable M. Van Humbeeck dans la loi de 1835.
Eh bien, messieurs, est-ce une amélioration ? Avez-vous fait ainsi disparaître le vague de la loi de 1835 ? Avez-vous respecté les grands principes du droit pénal ? Je vais démontrer que non.
D'abord « directement hostile à la puissance étrangère. »
L'honorable M. Van Humbeeck voudra bien reconnaître qu'il n'y a pas là une garantie sérieuse pour l'étranger, car en matière politique, le direct et l'indirect sont une question d'appréciation. Il a parlé d'un cours public ; mais on peut dans un cours public, sans parler jamais d'un gouvernement étranger, faire de ce gouvernement la critique la plus amère, la plus sanglante.
Evidemment si vous revenez sans cesse à la charge sur les mêmes principes et que vos intentions de faire de la propagande et de 1 excitation percent à chaque instant, on saisira parfaitement les allusions, si peu transparentes qu'elles puissent être.
En tout cas, c'est une question d'intention et d'appréciation, et vous reconnaîtrez avec moi que lorsque vous aurez mis dans la loi que l'attaque doit être directe, vous n'aurez établi aucune espèce de garantie. Si l'expulsion d'un étranger dépend de l'appréciation du caractère plus ou moins direct d'une attaque, c'est bien peu de chose.
Mais, dit l'honorable M. Van Humbeeck, il faut que le fait soit puni et prévu par les lois répressives du pays dont il s'agit.
Eh bien, messieurs, si les amendements de l'honorable M. Van Humbeeck devaient être adoptés, je m'opposerais de toutes mes forces à celui-là.
Comment ! voilà des lois étrangères qui vont avoir autorité sur le territoire belge ! toutes les lois politiques... (Interruption.) Oh ! vous allez voir jusqu'où vous allez ! Toutes les lois politiques étrangères les plus monstrueuses vont avoir autorité en Belgique. Le ministre aura le droit de viser dans son arrêté et les tribunaux auront le droit et le devoir de constater dans leurs jugements des délits qui seront en contradiction complète avec notre droit public et réprouvés par la morale universelle. Je suppose un Espagnol qui distribue en Belgique des bibles à des familles espagnoles ; le gouvernement espagnol se plaint de cette propagande ; il vient vous dire :
« Cet homme infecte nos nationaux qui voyagent dans votre pays ; je vous demande de laechasser de la Belgique, car il ruine le principe fondamental des institutions espagnoles qui considèrent le catholicisme comme la religion de l'Etat.
« Votre pays est ouvert à nos familles et vous avez chez vous un Espagnol qui veut les corrompre ; dans notre pays nous punissons de peines sévères l'acte qu'il a posé. Eh bien, nous venons vous demander d'appliquer notre législation à son égard. » (Interruption.)
Le ministère actuel ne le fera pas, je le veux, mais il pourra se trouver un ministre qui le fera ; il pourra se trouver un ministre qui signera un arrêté dans ces circonstances, et les tribunaux belges diront : Cet homme a contrevenu à la loi espagnole qui défend d'attaquer la religion catholique, et ce sera en pleine Belgique qu'on aura considéré comme un délit un fait de propagande religieuse.
M. Guillery. - Il sera aussi coupable que Charras.
M. Bara. - Je m'expliquerai tout à l'heure sur le fait de M. Charras.
M. Guillery. - Tant mieux.
M. Bara. - Comment ! toutes les lois de sûreté générale, toutes les lois politiques qu'on pourrait faire et imaginer à l'étranger, vont pouvoir être invoquées en Belgique ! Mais savez-vous ce que vous faites ? Vous encouragez les gouvernements étrangers à vous demander le redressement de toutes les infractions à leurs lois politiques les plus despotiques. (Interruption.)
Aujourd'hui le texte de la loi est élastique, mais il n'est pas seulement une arme contre l'étranger, il est une arme contre les nations voisines, il est aussi dans les mains d'un gouvernement honnête et loyal une arme puissante pour protéger les étrangers, pour repousser les sollicitations d'expulsion.
Le système de M. Van Humbeeck, au contraire, affaiblit la position du gouvernement belge ; on donne aux puissances étrangères des arguments pour triompher de sa résistance.
Comment ! messieurs, l'honorable M. Van Humbeeck veut que l'étranger, sur notre sol, respecte toutes et chacune des lois de son pays ? Il les attache à lui comme un boulet.
L'étranger fuit cette législation, et vous l'obligerez à la respecter même chez nous, vous obligerez l'étranger à respecter dans notre pays les lois les plus absurdes que le despotisme pourrait imaginer....
M. Coomans. - Je n'ai pas compris ainsi les amendements : c'est une faculté...
MfFOµ. - Vous ne les avez pas compris du tout...
M. Bara. - C'est une faculté, dit M. Coomans ; je le reconnais : mais le gouvernement à le droit d'en user, et quand il aura derrière lui (page 1288) l'autorité judiciaire qui aura maintenu son arrêté, que direz-vous ? Le gouvernement alors sera beaucoup plus fort.
Nous devons aussi protéger l'étranger contre le gouvernement. Nous sommes dans un temps où ces rigueurs ne sont pas à craindre, mais il peut y avoir réaction. Nous n'avons pas besoin de donner au gouvernement une arme plus forte que celle qu'il a. Et voyez, messieurs, une autre conséquence des amendements ; c'est que vous allez appliquer les lois étrangères ; c'est que vous allez flétrir l'étranger avant de le chasser. L'arrêté royal vise un fait qui est contraire à la loi étrangère ; puis les tribunaux viennent déclarer que l'étranger est coupable de ce fait ; vous le flétrissez donc avant de le bannir. (Interruption.) Vous faites rendre un jugement qui constate, à charge de cet étranger, un délit qui souvent n'est pas considéré comme tel par nos lois.
Avez-vous diminué au moins le nombre de cas dans lesquels l'étranger peut-être expulsé ? Mais les lois étrangères enfantées par le despotisme prévoient tous les cas possibles et au besoin les gouvernements étrangers feront de nouvelles lois pour forcer la main à la Belgique.
Je voudrais bien voir comment on ne trouverait pas dans l'arsenal des lois de certain pays voisin tout ce qu'il faut pour réprimer dans notre pays les actes les plus inoffensifs, les démarches les plus naturelles, les actes les plus ordinaires pour nous, qui sommes libres, posés par un réfugié.
Vous n'avez donc pas été moins vague que la loi de 1835, car les mots « compromettre la tranquillité publique » ne sont pas plus vagues que ceux-ci : « délits prévus et punis par la législation étrangère ».
Avec le principe de M. Van Humbeeck, on peut aller loin. Si les lois étrangères peuvent être invoquées dans le pays, pourquoi n'autorisez-vous pas à appliquer dans le pays les jugements étrangers ? Je suppose qu'un gouvernement étranger condamne un réfugié à raison de faits contraires aux lois de son pays ; pourquoi ne demanderiez-vous pas l'application de ce jugement chez nous ? Vous resteriez dans le même ordre d'idées.
Croyez-vous que l'honorable M. Van Humbeeck ait prévu toutes les difficultés ? En aucune manière.
Ainsi il dit qu'il faut que les faits soient prévus et punis par la législation du pays auquel appartient l'étranger. Un Italien mécontent de la situation de l'Italie vient en Belgique et fait de la propagande contre la France ; le gouvernement français réclame contre ces faits contraires à la législation française, contre ces faits hostiles, dangereux, troublant la sécurité publique même d'après l'honorable député de Bruxelles, et demande l'expulsion de l'étranger. Que fait le gouvernement belge ? Il examine la législation italienne et trouve que le fait incriminé n'est pas prévu dans cette législation ; il répond au gouvernement français :
« Si l'étranger dont vous réclamez l'expulsion était un Français, je ferais droit à votre demande ; mais c'est un Italien et je ne puis pas. » Voilà donc un régime différentiel selon les étrangers. Voilà donc un fait que M. Van Humbeeck reconnaît lui-même comme étant de nature à compromettre la tranquillité publique ; pour un fait semblable, il permettrait d'expulser un Français et il ne permettrait pas d'expulser un Italien.
M. Van Humbeeck. - Non.
M. Bara. - Il faut que le cas soit formellement prévu et puni par la loi en vigueur dans son pays. (Interruption.) Non ! De telle sorte alors que l'étranger devra connaître toutes les lois du monde....
M. Guillery. - Pas du tout : du pays qui demande l'expulsion. Vous n'avez pas compris.
MjTµ. - Le pays n'a pas besoin de demander l'expulsion, je n'admets pas cela.
M. Guillery. - Du pays auquel on s'est attaqué. Comprenez l'amendement.
M. Bara. - Je comprends....
M. Guillery. - Non, puisque vous dites le contraire. Je demande qu'on combatte loyalement.
- Plusieurs membres. - Oh ! oh !
MpVµ. - J'invite à ne plus interrompre. La parole est a M. Bara seul.
M. Bara. - Je ne crois pas avoir attaqué l'honorable M. Guillery ; je ne me suis pas même occupé de lui ; j'ai parlé de mon honorable ami, M. Van Humbeeck. Dans tous les cas, je prétends que l'interprétation que j'ai donnée à l'article, en supposant qu'elle soit erronée, est encore plus rationnelle que celle que vient de lui donner l'interruption de l'honorable M. Guillery.
En effet, qu'avais-je dit ? J'avais cru qu'on ne pouvait expulser un étranger que lorsqu'il contrevenait à une loi de son pays, et l'honorable M. Van Humbeeck disait lui-même hier à l'étranger ; Quand vous irez sur le territoire étranger, vous devrez respecter les lois de votre pays. Mais il veut plus que cela ; il veut que le gouvernement belge et que les étrangers eux-mêmes connaissent toutes les lois du monde. Car un étranger peut poser, de bonne foi, un acte contraire à la loi d'un pays étranger. Et vous voulez que pour ce motif on puisse l'expulser !
Et ce sont là vos principes d'humanité et de civilisation ! Allons donc, je vous l'ai dit hier, vos propositions sont une aggravation de la loi de 1835.
Messieurs, voyons maintenant quelles garanties l'honorable M. Van Humbeeck donne par ses amendements sous le rapport de la procédure ?
L'honorable membre n'est pas très clair, ou du moins je ne l'ai pas trouvé tel, dans l'article relatif à l'intervention des tribunaux. Il dit que lorsque l'étranger ne voudra pas accepter l'arrêté royal d'expulsion, le gouvernement sera obligé de le traduire devant les tribunaux et que là l'étranger pourra se défendre.
Quelle sera cette défense ? Il faut nous expliquer.
Est-ce que l'étranger aura seulement le droit de contester la légalité de l'arrêté, c'est-à-dire de prouver que l'arrêté est illégal sans avoir à discuter en fait les motifs ?
M. Giroulµ. - C'est ainsi que je le comprends.
M. Bara. - Alors c'est inutile, attendu que c'est de droit. L'article 107 de la Constitution est formel à cet égard, et c'est pour moi un point indiscutable.
Voici ce que dit M. Tielemans sur la matière.
M. Coomans. - Indiscutable, c'est un peu fort, quand M. Ch. de Brouckere n'était pas de cet avis.
M. Bara. - Je ne parle pas de M. Ch. de Brouckere, je parle de moi et je dis que cette opinion est pour moi indiscutable. Je ne sais pas au surplus quelle était l'opinion de M. Ch. de Brouckere.
M. Coomans. - Elle était contraire à la loi.
M. Bara. - C'est possible ; je n'en sais rien, je n'ai pas lu ce qu'il a dit à cet égard. Mais je parle de l'opinion de M. Tielemans, et l'ouvrage que je cite n'a pas été écrit avec la coopération de M. Ch. de Brouckere. C'est un volume écrit en 1846, et M. Tielemans seul a publié ce volume.
M. Coomans. - M. Tielemans n'est pas indiscutable ; voilà ce que j'ai voulu dire.
M. Bara. - L'opinion qu'il a émise me paraît indiscutable, voilà tout ce que je dis et j'ajoute qu'elle le sera, je crois, pour l'honorable M. Van Humbeeck et l'honorable M. Giroul, lorsque je leur aurai lu le passage suivant :
« L'article 3 de la loi que nous venons de transcrire présente une question fort importante, à savoir si les tribunaux sont compétents pour ordonner la mise en liberté d'un étranger qui aurait été pris au corps en vertu d'un arrêté d'expulsion. Il faut distinguer : les tribunaux sont compétents pour connaître de tout action civile ou pénale qui a pour objet la liberté individuelle. Ainsi lorsqu'un étranger réclame contre son arrestation ou son expulsion, l'agent de la force publique ne peut passer outre sans en référer au président du tribunal dans l'arrondissement duquel il se trouve. Le président, statuant en référé, doit examiner par conséquent si l'arrêté d'expulsion est légal : l'article 107 de la Constitution lui en donne le droit ; mais il ne peut s'immiscer dans les motifs qui ont déterminé le gouvernement à ordonner l'expulsion. Si l'arrêté qui l'ordonne est conforme à la loi du 22 septembre 1835, modifiée par celle du 25 décembre 1841, il n'en peut suspendre ni entraver l'exécution. Si au contraire l'expulsion était ordonnée, soit pour un autre crime que ceux prévus par la première de ces lois, soit contre un étranger admis à établir son domicile en Belgique, ou décoré de la croix de Fer ; ou bien si l'arrêté était rendu à une époque où la dernière des lois précitées aurait perdu sa force, à défaut de prorogation, l'arrêté serait nul et le président devrait n'y avoir aucun égard. »
Voilà ce qui s'appelle examiner la légalité d'un arrêté.
M. Giroulµ. - L'amendement ne dit pas autre chose.
M. Bara. - S'il ne dit pas autre chose, il est inutile. L'article 107 de la Constitution la prouve.
Mais l'amendement de l'honorable M. Van Humbeeck, si je comprends bien, dit autre chose. Il dit que pour qu'on fasse tomber sous l'application de la loi celui qui l'a posé, il faut trois choses : la première, c'est que le fait soit directement hostile à une puissance étrangère ; la seconde, c'est qu'il soit prévu et puni par les lois répressives de cette puissance ; la troisième, c'est qu'il soit contraire à la sécurité de nos relations extérieures.
(page 1289) Alors l'honorable M. Van Humbeeck distingue ; pour le troisième fait, le gouvernement se prononce seul ; mais pour le second et le premier, pour savoir si le fait est directement hostile à une puissance étrangère, et s'il est prévu par la législation de cette puissance, les tribunaux auront à examiner.
Or, les tribunaux n'ont pas le droit, d'après l'article 107, tel qu'il doit être interprété, d'examiner les motifs de l'arrêté ; quand le gouvernement déclare que le fait est constant, les tribunaux n'ont pas le droit de dire qu'il n'est pas constant ; sinon, vous faites une confusion de pouvoirs. Les tribunaux n'ont que le droit de voir si l'arrêté est conforme ou contraire a la loi ; mais ils n'ont pas le droit d'en discuter les motifs. Ce que vous voulez donc, c'est une violation complète du principe de la division des pouvoirs.
Le gouvernement, à raison de sa position, est chargé d'assurer la tranquillité, la sécurité publique. C'est dans l'ordre des choses, tous les auteurs de droit public, toutes les constitutions ont donné cette attribution au gouvernement. Vous la lui ôtez par le système de M. Van Humbeeck. Cela est inconstitutionnel. Mais je suppose que vous puissiez le faire. Il faudrait au moins donner cette attribution a un autre pouvoir sans partage et sans possibilité de conflit. Or, que faites-vous ?
Vous faites d'abord prendre la décision par le pouvoir exécutif, et puis quand vous lui avez donné ce droit, vous le lui retirez pour le passer au pouvoir judiciaire. Est-ce là ou non de la confusion de pouvoirs ?
Le pouvoir judiciaire aura le droit de dire au gouvernement : Vos motifs ne sont pas fondés. Eh bien, quand vous aurez donné des attributions pareilles au pouvoir judiciaire, je dis que vous les aurez retirés de fait au pouvoir exécutif.
J'ai entendu présenter votre système, mais je l'ai entendu présenter d'une autre manière, d'une manière plus constitutionnelle ; j'ai entendu dire : Désormais le gouvernement ne peut plus expulser les étrangers ; désormais on les poursuivra devant les tribunaux avant de les expulser. Dans ce système, et c'est à lui que vous serez forcément amené, c'est le parquet qui poursuit l'étranger et qui fait décider s'il a contrevenu aux lois. Le gouvernement ensuite exécute la sentence judiciaire. Mais l'arrêté ne peut devancer la décision des tribunaux ; si vous voulez être constitutionnel, l'arrêté ne peut que suivre la décision des tribunaux ; c'est ce que la science nous enseigne.
M. de Fernelmont, avocat général, a formulé ces principes de la manière suivante dans des conclusions confirmées par un arrêt de 1834 de la cour d'appel de Bruxelles.
« Lorsque le gouvernement procède dans l'intérêt de l'Etat comme dépositaire du pouvoir exécutif, en d'autres termes lorsqu'il s'agit d'une question purement administrative, le recours à l'autorité judiciaire doit rester inefficace. Permettre au pouvoir judiciaire d'annuler les actes de cette espèce, ou de surseoir à leur exécution, ce serait lui permettre de de faire en seconde instance ce que le gouvernement a fait en première, ce serait lui attribuer le droit non de juger mais de gouverner, ce serait en un mot déplacer les pouvoirs et donner ouverture aux conflits les plus dangereux, les plus inextricables. Dans ces circonstances, le citoyen blessé dans ses intérêts ou dans sa dignité doit chercher une réparation dans la responsabilité ministérielle. »
Tels sont les véritables principes.
Messieurs, il y a donc une confusion, et la proposition de l'honorable M. Van Humbeeck doit être tout ou moins amendée en ce sens qu'il faut que l'arrêté royal suive la décision des tribunaux. Et alors voilà le joli régime que l'honorable M. Van Humbeeck a trouvé pour les étrangers, et c'est là où je soutiens que c'est une aggravation de la loi de 1835.
Qu'arrivera-t-il ? Le gouvernement, qui n'a pas la certitude de voir ses arrêtés maintenus par les tribunaux, dira au parquet : J'ai la responsabilité, et je ne suis plus sûr de l'efficacité de mes arrêtés ; je n'ai pas l'assurance que ce que je déciderai, sera maintenu ; eh bien, moi qui dois pourvoir à la tranquillité publique, je ne puis être doux et modéré, que le parquet agisse comme pour les délits ordinaires, qu'il poursuive toutes les infractions, et qu'on expulse tous les étrangers qui les auront commis.
Et qui, à raison de cette altitude, pourra devant cette Chambre accuser un ministre ? Personne ; car le ministre dira : « J'avais pris des arrêtés d'expulsion ; mais ces arrêtés ont été annulés par la justice, j'ai dû me montrer plus sévère. » Pourrez-vous frapper ce ministre ? Evidemment non ; pourrez-vous atteindre la justice ? Elle est complètement irresponsable.
Il en résultera que le gouvernement fera poursuivre tous les étrangers, et au lieu des soixante-quinze expulsions politiques qui ont eu lieu depuis 1835, Dieu sait combien vous en aurez ! (Interruption.)
Voilà le grand bienfait dont vos amendements gratifieront les étrangers ! Vous forcez le gouvernement par suite du partage de sa responsabilité avec le pouvoir judiciaire, vous le forcez à être rigoureux et sévère.
Qu'arrivera-t-il encore ? Le gouvernement étranger, qui sait qu'on peut expulser un individu à raison de faits prévus et punis par la législation de son pays, viendra dire au gouvernement belge : « Expulsez cet individu ; je suis certain que vos tribunaux trouveront cette expulsion bonne. » Que répondra le gouvernement belge ? Il pourra résister, mais il sera moins fort pour le faire.
Autre cas. Le gouvernement belge expulse un étranger en vertu d'un arrêté royal ; l'étranger se présente devant les tribunaux, et l'arrêté royal est annulé. Le gouvernement étranger dit au gouvernement belge : « J'exige que cette expulsion ait lieu ; vous vous mettez en dehors du droit des gens ; vos tribunaux n'ont aucune compétence pour juger une question d'ordre politique. »
Et que dira le ministre belge ? Il dira : « Cet homme n'est pas coupable. » « Comment ! cet homme n'est pas coupable ? lui répondra-t-on, mais vous l'avez reconnu vous-même en l'expulsant ; vous l'avez constaté dans un arrêté royal. »
Le gouvernement étranger, armé de cette déclaration du gouvernement belge, dénonce à l'Europe la Belgique comme un foyer d'agitation et de conspiration.
Et vous prétendez que le système qui conduit à de pareilles conséquences est un système rationnel ! Cela n'est pas admissible. (Interruption.)
Ensuite, quel beau, quel généreux cadeau vous faites à la magistrature ! Comment ! en vertu de la loi de 1835, même modifiée d'après le système de l'honorable M. Van Humbeeck, dans un moment de réaction, sous l'empire d'une nécessité impérieuse, on expulse un étranger, contrairement à nos grands principes de droit public. Cet acte est impopulaire : l'impopularité va retomber sur la magistrature ; le flot populaire fera disparaître le ministre et le pouvoir exécutif n'aura rien perdu de son prestige et de sa force, il n'en sera pas de même de la magistrature.
Non, messieurs, nous ne devons pas faire intervenir les tribunaux dans ces questions d'un ordre purement politique ; elle doit statuer sur des questions précises.
Avec votre système, vous allez exposer les magistrats à toutes sortes d'accusations, vous allez les livrer aux attaques des journaux, on leur reprochera d'avoir jugé selon leurs sympathies politiques ; on dira : Un tel qui est républicain a condamné un absolutiste ; ou un tel a condamné un républicain, parce qu'il est, lui, absolutiste.
Voilà à quoi vous exposez la magistrature ; voilà les beaux et généreux cadeaux que vous voulez lui faire.
Enfin quel est le couronnement de la loi présentée par l'honorable M. Van Humbeeck ? C'est son inefficacité. D'après l'honorable membre, la loi pourra être suspendue dans des cas exceptionnels ; mais c'est déclarer votre impuissance de la manière la plus formelle que de présenter un projet de loi dans de semblables conditions.
Les lois sur les étrangers ne sont-elles pas précisément faites pour ces cas exceptionnels ? Vous dites : « La loi peut être suspendue. » Mais vous allez engager par là même les gouvernements étrangers à sommer le gouvernement belge de suspendre la loi, tandis que si nous agissons en vertu d'une loi permanente, nous agissons d'après notre libre arbitre ; nous pouvons céder aux circonstances.
Nous pouvons nous soumettre aux nécessités qu'impose le droit international ; nous pouvons nous conformer au droit des gens, sans froisser la dignité nationale.
Ainsi, l'honorable M. Van Humbeeck est obligé lui-même de suspendre sa loi précisément quand cette loi devrait avoir quelque influence salutaire.
Et vous prétendez que vous améliorez la position de l'étranger par votre loi ; que le vague disparaît de la législation qui le concerne ; que l'étranger va être en Belgique comme dans un paradis ; mais je dis que par cette loi vous faites à l'étranger un sort beaucoup moins supportable que celui qui résulte pour lui de la législation de 1835.
Avec la loi de 1835, si le gouvernement aime la liberté, il résistera ; il aura au moins une arme puissante : il dira : « La tranquillité du pays n'est pas en danger » ; tandis qu'avec votre texte, il manquera de force pour résister.
(page 1290) Soyons francs ; oui, je le reconnais, mon honorable ami M. Van Humbeeck, dans d'excellentes intentions, veut la réforme de la loi de 1835 ; je la veux tout autant que lui ; mais s'il reconnaît avec moi qu'il est impossible de l'améliorer, il ne doit pas présenter alors des améliorations qui n'en sont pas et les faire passer pour telles.
II ne suffit pas de dire : C'est une amélioration, il faut prouver que c'en est une. Votre intention, je la respecte parfaitement. Je reconnais que vous voulez améliorer la loi, mais quand vous n'avez rien de meilleur à y substituer, ne dites pas que vous avez atteint votre but. Votre projet est aussi arbitraire et aussi vague que l'ancienne loi.
Je repousse votre projet, parce que je le considère comme hostile à l'étranger ; comme pouvant, dans des moments très difficiles, être comme une machine infernale contre lui. S'il subit et il doit la subir cette modification que le gouvernement ne portera son arrêté qu'après décision des tribunaux, vous mettez l'étranger à la merci du parquet, et tous les étrangers seront poursuivis.
Messieurs, je l'ai dit, la loi est mauvaise. Elle est mauvaise de son essence, de sa nature. Mais elle est le résultat du droit des gens actuel en, Europe. Que tous ceux que nous excitent à changer la loi, quand ils rentreront dans leur pays, ou que leurs amis proposent à leur gouvernement la réforme de leurs propres législations.
- Plusieurs membres. - C'est cela.
M. Bara. - Si, en 1849,1a France avait fait triompher ces principes, appuyés par l'Angleterre, nous l'aurions suivie. Mais comment nous, petit pays, pourrions-nous établir un droit des gens que 1'Europe ne reconnaît pas ?
Messieurs, je m'oppose aux amendements de l'honorable M. Van Humbeeck et je voterai la loi de 1835 dans l'intérêt des proscrits eux-mêmes et dans l'intérêt de la liberté.
Je le voterai dans l'intérêt des proscrits, parce que si la Belgique était soupçonnée, si elle était une terre qu'on pût croire un foyer de conspiration, les proscrits seraient moins certains d'y trouver l'hospitalité, parce que bientôt nous ne serions plus libres de la leur donner.
Il faut que l'étranger n'ait pas cette croyance dans l'intérêt de la liberté. Car il est évident que nos institutions seront plus fortes, qu'elles auront plus d'avenir, si l'étranger sait que nous ne sommes pas un danger pour lui, s'il sait que nous respectons les règles du droit international.
Je dois cependant dire en terminant que je crois qu'on pourrait introduire dans la loi belge une disposition analogue à celle de la loi anglaise de 1848 et demander pour les expulsions, sinon une décision du conseil des ministres, au moins la signature de tous les ministres, et je soumets cette observation à l'avis de l'honorable ministre de la justice.
Ce ne peut être une critique de ses actes ; car aucun reproche ne peut être fait à l'honorable chef du département de la justice. Il n'a pas même eu à appliquer la loi dans les derniers temps, et les cas d'application qu'il en a faits sont tellement évidents qu'ils ne sont contestés par personne. Mais on a dit que l'étranger était à la merci de la police et que le ministre de la justice pouvait négliger parfois ses intérêts, ne pas s'en préoccuper. Eh bien, il y aurait à cet égard une garantie dans la signature de tous les ministres.
L'honorable M. Guillery nous a dit : On a expulsé le colonel Charras, M. Versigny et une quantité d'autres individus.
MjTµ. - On n'a pas expulsé M. Versigny.
M. Bara. - Non, on lui a défendu de donner un cours, d'après ce qu'on dit.
Mais en supposant que l'on ait eu tort d'expulser le colonel Charras, qui a été complice de ce tort ? C'est la Chambre elle-même. Et croyez-vous que la Chambre n'offre pas une garantie aussi sérieuse qu'un tribunal, surtout lorsqu'on fait sortir celui-ci de sa compétence ? Croyez-vous que l'opinion publique n'est pas plus forte qu'un tribunal, lorsqu'il s'agit de questions politiques ?
On a expulsé Charras. Soit. C'est, un abus. Mais ne se commet-il jamais d'abus dans d'autres matières ? Notre honorable collègue, M. Hayez, n'a-t-il pas aussi été la victime d'une erreur ? N'y a-t-il pas danger, même pour les citoyens belges, d'être victimes d'erreurs du pouvoir ?
Vous avez de magnifiques ateliers, une usine importante. Un arrêté royal déclare qu'ils sont insalubres, et vous êtes spolié.
Ce droit appartient au gouvernement et vous le lui maintenez malgré les erreurs et les abus qui peuvent en résulter.
Mais parce qu'une loi peut donner lieu à des abus, faut-il y substituer une législation plus dangereuse encore ? Cela ne me paraît pas possible.
La loi est mauvaise ; elle pourra donner lieu à des abus encore. Mais elle est meilleure que celle que vous nous présentez et c'est pourquoi je ne voterai pas vos amendements et pourquoi je voterai la loi de 1835 en désirant que M. le ministre de la justice l'améliore dans le sens que j'ai indiqué.
MpVµ. - Je viens de recevoir la proposition suivante :
« La Chambre renvoie le projet renouvelant la loi du 22 septembre 1835, ainsi que les amendements proposés à la section centrale, et l'invite à fondre en un seul projet toutes les dispositions éparses sur l'admission et le séjour des étrangers en Belgique.
« (Signé) : Guillery et Jacobs. »
- Plusieurs membres. - Aux voix !
M. Guillery. - Avant que la Chambre vote sur cette proposition qu'elle me permette de dire deux mots.
Je prends texte du discours de l'honorable préopinant, je prends texte des paroles qu'il a prononcées en terminant pour soumettre à la Chambre plusieurs nouveaux amendements.
L'honorable M. Bara reconnaît que la loi actuelle est mauvaise ; mais, dit-il, il ne voit pas de moyens de l'améliorer. SI donc quelqu'un de nous peut trouver ce moyen, si, en y mettant chacun un peu du nôtre, nous pouvons faire disparaître les abus actuels sans en faire naître de nouveaux, je crois que la Chambre sera unanimement d'accord pour accepter les propositions qui conduiront à ce résultat.
M. le ministre de la justice a combattu celles de l'honorable M. Van Humbeeck, parce que, disait-il, elles permettent à tout le monde d'entrer en Belgique et elles ne permettaient d'en faire sortir personne.
L'honorable M. Bara, au contraire, voit dans ces amendements une machine infernale contre les étrangers.
J'admets pour un instant que, dans l'intérêt bien entendu des étrangers, dans l'intérêt bien entendu de leur sécurité en Belgique, on ne puisse les voter (et quant à moi, je ne dissimule pas que je ne crois pas que ces amendements puissent réunir la majorité) ; je crois dès lors bien faire en présentant, dans un ordre subsidiaire, les amendements suivants.
Et ici je dois répéter ce qu'a dit mon honorable ami et ce que j'ai dit moi-même samedi dernier : nous n'avons, ni l'un ni l'autre, la prétention d'avoir fait une rédaction parfaite. Tout ce que nous demandons, c'est que la loi soit améliorée dans toutes celles de ses dispositions qui en sont susceptibles.
Les amendements que j'ai l'honneur de soumettre à la Chambre sont empruntés à la loi hollandaise du 13 août 1849 ; ils sont donc pratiques, ils ont été en vigueur depuis seize ans. On ne dira pas que nous nous laissons entraîner par des utopies, que nous demandons des choses impossibles.
« Art. 1er. Tout étranger qui possède des moyens d'existence ou qui peut s'en procurer par le travail, peut résider en Belgique, à moins qu'il ne soit compris dans une des exceptions prévues par la présente loi. »
Ces exceptions sont celles qui se trouvent dans la loi de 1835.
« § 2. Il jouit en Belgique de toutes les libertés consacrées par la Constitution, tant qu'il ne compromet pas la tranquillité publique. »
Voici quel est le but de cette disposition. Je veux que l'étranger qui est en Belgique de l'aveu du gouvernement et qui n'y compromet pas la tranquillité publique, ne puisse être soumis à un régime qui n'est ni la liberté ni le despotisme.
Je ne veux pas qu'on prenne de terme moyen : ou le gouvernement l'expulsera ou l'étranger fera ce que la loi lui donne la liberté de faire. S'il veut ouvrir un cours, il le fera sous sa responsabilité.
S'il y a dans ce cours quelque chose que le gouvernement juge compromettant pour la tranquillité publique, le gouvernement sévira. Je veux empêcher ce séjour conditionnel qui me paraît contraire à l'esprit de la loi. Je veux empêcher qu'un étranger qui, d'après la doctrine en vigueur à l'administration de la sûreté publique, ne peut être expulsé sans arrêté royal, soit exposé à voir se dire : Vous vous soumettrez à toutes les conditions que je vous impose, ou vous serez expulsé.
Inutile de dire qu'il ne peut pas être question de donner à l'étranger des droits politiques.
Vous savez, messieurs, que la loi de 1835, dans son article 2, excepte certaines catégories de personnes de l'application de l'article 1er. Parmi ces personnes sont les étrangers qui ont été autorisés à établir leur domicile en Belgique (autorisation révocable), les décorés de la croix de Fer, etc. J'ajoute à ces catégories : « L'étranger qui a résidé cinq ans en Belgique. »
Vous comprenez, messieurs, les motifs de cette exception.
(page 1291) Cinq ans, c'est le temps exigé par la loi pour obtenir la petite naturalisation. N'y a-t-il pas anomalie à permettre d'expulser un étranger qui, s'il le voulait, serait naturalisé ? Ici la législation ordinaire suffit. La loi que nous discutons a surtout en vue les étrangers qui se réfugient momentanément en Belgique, sous l'empire de préoccupations politiques : on ne peut ranger dans cette catégorie ceux qu'un séjour de cinq années a attachés à notre pays.
« Art. 8. Toute personne qui se trouve l'objet d'un arrêté d'expulsion et qui prétendra être Belge ou être protégée par l'une des dispositions de l'article 2, pourra se pourvoir en référé devant le président du tribunal de première instance de l'arrondissement où il se trouvera lors delà notification.
« Le président, par une ordonnance exécutoire sur minute, pourra, soit rejeter la demande, soit renvoyer devant la première chambre du tribunal. »
Cette disposition est empruntée à la loi hollandaise. Elle substitue les tribunaux ordinaires à la haute cour ; on pourrait peut-être, en Belgique, confier cette mission a la cour d'appel.
« Art. 9. Le gouvernement rendra annuellement compte aux Chambres des expulsions ordonnées par arrêté royal ou sur l'invitation officieuse de l’administration de la sûreté publique. »
Cette disposition est encore en vigueur en Hollande. J'ai fait mention des expulsions faites sans arrêté royal, parce qu'il est indifférent que l’étranger se soit éloigné sur la menace d'un arrêté d'expulsion ou qu'il ait fallu recourir à cette mesure de rigueur.
En résumé, messieurs, je ne demande que ce qui est pratique et pratiqué, puisque, sauf l'amendement à l'article 2, il ne s'agit que d'une loi qui a fait ses preuves pendant 15 années ; cela répond à toutes les critiques.
MpVµ. - L'amendement de M. Guillery est compris dans la proposition d'ajournement dont j'ai donné lecture tout à l’heure.
- Plusieurs membres. - Aux voix !
MfFOµ. - Si la Chambre désire voter, je m'abstiendrai de parler.
- Plusieurs membres. - Parlez ! parlez !
MfFOµ. - Je n'y tiens pas ; mais je dois avertir la Chambre que, si je parle, je serai probablement un peu long. Je suis, en effet, obligé de prouver en quelque sorte par l'histoire la vérité des principes qui ont été défendus par le gouvernement et que vient de soutenir également l'honorable M. Bara.
Je crois pouvoir établir que si le principe même de la loi, que l'on déclare injuste et arbitraire, n'a pu être autrement exprimé dans la législation, c’est qu’il y a en réalité impossibilité de le faire, et que cette impossibilité a été universellement reconnue.
Messieurs, je comprends à merveille tout l'intérêt qui s'attache à cette grave question, mais une chose cependant doit être constatée : c'est que, malgré les excitations les plus vives, on n'est point parvenu à émouvoir sur cette matière le sentiment public. Le sujet est assurément très digne d'intérêt, cela est incontestable. La sympathie pour l'étranger, la sympathie peur le malheur, l'intérêt qui s'attache à celui qui vient demander l'hospitalité au foyer d'un peuple libre, tout concourt à favoriser le développement de ces sentiments généreux qui font si facilement explosion au milieu des populations ; cependant, depuis seize mois que cette loi est présentée, on a vainement tenté dans un certain nombre d'associations libérales, dans la presse, dans les meetings, de provoquer une agitation de l'opinion publique.
Malgré ces excitations, je le répète, le public est resté parfaitement calme. Quelle est donc, messieurs, la cause de ce résultat négatif de tant d'efforts ? Mais c'est que, précisément, personne ne peut croire sérieusement que la loi recèle tous les dangers que l'on prétend y découvrir. On a beau dire et beau répéter la nomenclature de tous les prétendus périls auxquels la loi expose les étrangers ; on a beau dire et beau répéter que la réputation d'hospitalité du peuple belge sera compromise ; personne n'y croit.
On a en effet, messieurs, pour apprécier et juger toutes ces vaines allégations, une expérience de trente années, pendant lesquelles on a pu constater que, quels que fussent les hommes qui se trouvaient au pouvoir, toujours la loi a été appliquée avec humanité, avec intelligence, avec modération, et dans la stricte mesure de ce qui était indispensable pour assurer l'ordre intérieur et maintenir nos relations avec l'étranger. Instinctivement tout le monde admet, tout le monde sent que l'on ne peut faire des expulsions par bon plaisir ; que c'est la plus triste des conditions dans lesquelles on puisse se trouver, que celle de devoir repousser de notre sol ceux qui sont venus nous demander l'hospitalité.
Il faut, en effet, messieurs, qu'il y ait des raisons impérieuses, des motifs qui ne permettent pas un seul instant d'hésitation, pour qu'un gouvernement ait recours à ce moyen extrême.
Il est une chose dont on a été surtout convaincu depuis que ces débats ont commencé ; on avait essayé de persuader, je ne dis pas à dessein, mais par erreur, par confiance dans ses propres idées, on avait essayé de persuader que nous avions ici, dans notre libre Belgique, une législation exceptionnelle, une législation vraiment draconienne à l'égard des étrangers, et qui n'existait pour ainsi dire nulle part ailleurs.
Mais grâce à cette discussion, il est aujourd'hui démontré que notre législation est celle de tous les peuples civilisés.
En remontant quelque peu dans l'histoire, on trouverait même que les Etats-Unis, ont eu à une certaine époque leur loi sur les étrangers. Et je suis convaincu que si quelque nécessité se présentait qui obligeât le pouvoir exécutif à réclamer une loi de ce genre, elle serait votée encore par la législature des Etats-Unis. Car, à l'heure où nous parlons, si ce n'est précisément dans la grande république des Etats-Unis, du moins dans les colonies anglaises de l'Amérique du Nord, au Canada, on a voté hier la même loi que celle que nous vous proposons ; et cependant le Canada est un pays libre, aussi libre assurément que la Belgique.
Mais le Canada a reconnu que sa position spéciale l'obligeait aujourd'hui à prendre des mesures contre les étrangers : il n'a pas hésité à les prendre.
On vous a dit qu'en Angleterre des lois sur les étrangers avaient également été en vigueur ; cela est vrai, messieurs, et c'est peut-être au sujet des bills relatifs aux étrangers que l'on rencontre la page d'histoire la plus intéressante à consulter en cette matière. Durant 34 ans, la loi sur les étrangers, dont on vous a dit la sévérité, loi toujours temporaire mais successivement renouvelée, avait été maintenue en vigueur.
L'opposition à cette loi fut vive ; elle dura pendant vingt années. Les plus beaux noms du libéralisme anglais se trouvèrent engagés dans cette opposition : lord Holland, le marquis de Lansdowne, Samuel Ramilly, lord John Russell lui-même étaient engagés et demeurèrent engagés pendant vingt ans dans l'opposition à l'alien bill.
C'étaient ces mêmes hommes qui se trouvèrent au pouvoir en 1848, et le marquis de Lansdowne et lord John Russell furent obligés de présenter ce même alien bill contre lequel ils avaient si longtemps protesté. Assurément, messieurs, l'opposition nouvelle eut beau jeu contre les hommes du pouvoir. Les discours de l'opposition se trouvaient calqués précisément sur les anciens discours des ministres mêmes qui venaient proposer l’alien bill. C'étaient des anciens discours du marquis de Lansdowne, de lord Grey, de lord John Russell que l'on opposait au bill, qu'ils défendaient alors, après l'avoir énergiquement combattu autrefois. On fit à cette époque tout ce que l'on vous convie à faire aujourd'hui ; on proposa d'introduire dans le bill des dispositions tout à fait analogues à celles qui sont indiquées dans les divers amendements qui ont été déposés. Voici, en analyse, ce que disait à la chambre des communes sir William Molesworth :
« Le préopinant n'a produit aucune preuve de la nécessité du bill ; il demande une confiance absolue pour le gouvernement. On veut donner au ministère un pouvoir arbitraire. On veut punir un étranger sur une simple supposition. On veut créer contre les étrangers une loi des suspects, comme celle du 17 septembre 1793, l'une des plus détestables lois de la terreur. On a reproduit les bases essentielles de l'ancien alien bill, qui, pendant 33 ans, a été combattu vigoureusement et systématiquement par tout homme d'Etat du parti whig ou libéral.
« On se retranche derrière la durée temporaire du bill ; mais l’alien bill était aussi temporaire, et destiné, à ne durer qu'un an. Mais il n'en a pas moins duré 33 ans, malgré la vive opposition de lord Lansdowne, etc. (Il cite un grand nombre de noms et de discours des whigs contre le bill.)
« Hélas ! c'est aujourd'hui un cabinet whig qui est appelé à présenter le premier alien bill de notre temps.
« Il fera valoir contre cette proposition des motifs qui doivent être très connus du chef du gouvernement (lord John Russell), car il les puisera dans ses propres discours, dans ceux de Fox, de lord Grey, etc., qui considéraient le bill comme contraire aux traditions de nos ancêtres, à l'essence de notre Constitution et aux textes des lois antérieures à 1793.
« L'ancien gouvernement prétendait que la législation des étrangers (page 1292) formait une des prérogatives de la Couronne, et que le bill ne lui conférait pat des droits nouveaux, mais facilitait seulement l'usage de ces droits.
« Il citait Vattel et Puffendorf, Blackstone et sir William Northey, pour établir son droit d'expulser les étrangers. Mais ces assertions ont été toujours vigoureusement combattues par M. Fox, lord Grey, lord Laindowne, tir Samuel Ramilly et autres.
« Mais, en admettant, contrairement à l'opinion formelle des hommes les plus éminents, qu'une législation sur les étrangers ait été nécessaire en 1793, reste-t-il quelque circonstance analogue aujourd'hui ?
« Finalement, on nous dit que nous devons avoir une confiance entière dans les bonnes intentions des ministres, qui n'abuseront point des pouvoirs qu'ils réclament. C'est là le plus ancien argument toujours invoqué en faveur des alien bills, et qui a été réfuté péremptoirement et longuement en 1793 par lord Grey, et il croit pouvoir dire, sans blesser les ministres actuels, que M. Pitt avait d'aussi bonnes intentions et était aussi incapable d'abuser de son pouvoir qu'aucun d'entre eux. Cependant, Fox et lord Grey ont repoussé un pareil argument en 1793 ; ils auraient, et avec plus de raison, refusé de l'admettre en 1848. II ne croit pas qu'il y ait d'erreur plus dangereuse que celle qui s'appuie sur la confiance que l'on a dans un ministère, pour justifier une mesure. Chaque disposition doit être appréciée d'après son mérite intrinsèque ou ses défauts.
« Quoique siégeant de ce côté de la Chambre, et quoique ayant confiance dans le ministère, il ne saurait voter des pouvoirs que chacun, de ce même côté, aurait refusé d'accorder à sir Robert Peel, s'il les avait demandés. »
M. Fox disait à son tour : ;
« La loi est une mesure timide et poltronne, dénotant l'absence de toute confiance dans le peuple anglais, qui vient de prouver, il y a quelques jours à peine, de la manière la plus brillante, sa volonté bien arrêtée de maintenir la paix et la cause de l'ordre.
« Un pays comme le nôtre doit avoir une législation toute spéciale, et il doit prouver, surtout dans les moments de convulsion générale, sa confiance dans des institutions qui ont supporté l'épreuve de tant de siècles et de dangers.
« Il ne veut pas livrer la liberté, la fortune et tout l'avenir d'un étranger à la merci d'un ministre. Il ne veut pas que les bureaux des ministres aient une entrée secrète pour recevoir les dénonciateurs et les espions, ni que, sous prétexte de salut public, ils se fassent les agents de la calomnie, de la haine et de la vengeance, et cela jusque contre des femmes ; car il ne faut pas oublier que la première victime de la loi de 1793 fut une femme, la veuve de lord Fitzgerald. »
Ce sont, messieurs, exprimés avec beaucoup plus d'énergie, avec infiniment plus de passion, tous les grief qui sont articulés contre la loi. Et s'est-il trouvé quelqu'un pour formuler une disposition qui fit disparaître ce que l'on nomme et le vague et l'arbitraire dans les pouvoirs à conférer au gouvernement ? A-t-on réussi à définir les cas, à fixer les limites ? La formule de la loi anglaise est restée ce qu'elle a toujours été, semblable à la nôtre. Un pouvoir nécessaire confié aux ministres sous le contrôle du parlement.
Lord John Russell après avoir réfuté les objections s'exprimait ainsi :
« Tout le monde comprend combien est pénible et combien est fâcheux pour moi le devoir que je viens remplir, en proposant une pareille loi. Mais lorsque l'on a pour mission et pour devoir de veiller à la paix, et à la sécurité du pays, et que l'on sent la nécessité d'une telle mesure, il n'est pas permis d’hésiter, surtout dans la situation actuelle de l'Europe. »
Le bill fut voté, messieurs, avec 22 opposants seulement dans le parlement anglais.
M. Van Overloopµ. - Combien de temps resta-t-il en vigueur ?
MfFOµ. - Aussi longtemps que les nécessités politiques l'ont exigé.
Messieurs, je ne sais pas si l'honorable M. Van Humbeeck nie qu'il y ait, en cette matière, des nécessités politiques. Assurément non ! Il reconnaît toutes ces nécessités politiques.
M. Van Humbeeck. - Dans certaines limites.
M. Le Hardy de Beaulieuµ. - Ces nécessités existent-elles actuellement ?
MfFOµ. - Vous ne niez pas sans doute qu'il y ait des nécessités politiques qui obligent un gouvernement à avoir des lois relatives aux étrangers ?
M. Van Humbeeck. - Une loi bien définie.
MfFOµ. - Je ne m'occupe pas de la question des limites ; mais je réponds à l'interpellation de l'honorable M. Le Hardy de Beaulieu qui, lui, nie les nécessités politiques et la nécessité d'une loi.
M. Le Hardy de Beaulieuµ. - Je ne la nie pas, je fais une question.
MfFOµ. - J'avais compris que votre question était une négation. Si vous ne niez pas, je n'insiste pas.
Mais, messieurs, ce n'est pas sans doute une raison suffisante que de dire : cette législation existe partout, même dans les pays les plus libres ; on ne peut donc nous blâmer d'adopter une législation pareille, en présence de tels exemples. Eh bien, non, messieurs, cela ne suffit pas. C'est beaucoup, sans doute ; c'est un avantage en politique que de pouvoir invoquer l'exemple des peuples les plus grands, les plus civilisés, les plus libres et les plus généreux, et nous n'avons pas à nous trouver humiliés de les imiter.
Mais nous raisonnons en philosophes, nous cherchons à mieux faire. Ne pourrait-on pas faire mieux ? N'y a-t-il pas quelque part un peuple qui l'ait essayé ? J'en connais un, comme le disait tout à l'heure l'honorable M. Bara, je connais la Suisse. La Suisse a essayé de faire mieux que les autres nations. En Suisse, messieurs, on ne niait pas les devoirs internationaux, pas plus que ne le fait l'honorable M. Van Humbeeck et on reconnaissait que l'on avait des obligations à remplir ; mais on s’était arrangé grâce à la constitution même de la Suisse, de telle sorte que ces devoirs internationaux n'étaient pas accomplis.
Il y avait là, comme dans les amendements de l’honorable M. Van Humbeeck, une série d'artifices de nature à rendre complétement illusoire l'accomplissement des devoirs que l'on reconnaissait, que l’on proclamait. C'était, je ne dirai pas précisément le recours au pouvoir judiciaire, comme le veut l'honorable M. Van Humbeeck, c’était le recours au canton. Il y a, en effet, 22 cantons souverains en Suisse, et ce que l'un ne voulait pas admettre, l'autre l'admettait sans hésiter. Ainsi, le réfugié qui devait quitter un territoire, passait dans un autre. On avait découvert également ce que vient de proposer l’honorable M. Guillery ; il demande que l'étranger ayant séjourné pendant cinq ans dans le pays soit à l'abri de toute recherche ; il pourrait donc faire tout ce qu'il voudrait, sans que le gouvernement eût le droit de l’expulser. Cette invention n'est donc pas nouvelle. On avait déclarer que selon les statuts des cantons de la Suisse quelque chose qui était simplement aussi efficace, c'était le droit de bourgeoisie. Celui qui avait obtenu ce droit de bourgeoisie n'avait plus rien à craindre. C'est bien là l’équivalent des cinq ans de résidence dont parle l’honorable membre dans l'amendement qu'il vient de déposer.
La Suisse accorda donc largement l'hospitalité sous l’empire d'une loi analogue à celle que nous aurions ici, si les amendements étaient adoptés. Et vous allez voir où ce beau système conduisit ce pays.
Après la compression du mouvement révolutionnaire qui fut la suite des événements de 1830, il y avait en Suisse une quantité considérable de réfugiés de toutes les nations, des Allemands des Polonais, des Italiens, des Français. Tous y étaient parfaitement accueillis. Mais il arriva, ce qui arrivera toujours dans les mêmes conditions, ce qui est presque inévitable, ce que l'on ne se sent pas même le courage de blâmer lorsqu'il s'agit d'hommes dont les opinions ont été vaincues, de victimes d'une même cause, se retrouvant ensemble sur un sol libre ; il arrive, dis-je, que ces étrangers ne surent pas s'abstenir de soutenir, de défendre, de propager les idées pour lesquelles ils se trouvaient dans le malheur.
Or, messieurs, en pareille matière, on passe très facilement et presque fatalement des idées aux actes. Les oppositions commencent, les complots se forment et la sécurité des pays voisins se trouve enfin compromise.
C'est, en effet, ce qui se produisit. En 1834, on adressa des représentations au pouvoir exécutif de la Suisse.
Que pouvait faire le pouvoir exécutif en présence de la législation fédérale de cette époque ? Rien de sérieux, rien d'efficace. Il fit de vain efforts pour rassurer les puissances étrangères, mais enfin il fallut céder sous la menace d'un blocus. Il fallut se soumettre et consentir aux expulsions demandées, et qui étaient en très grand nombre.
La Suisse, comme je l'ai dit, se trouve divisée en un certain nombre de cantons. C'est aux cantons même qu'il fallut s'adresser pour obtenir (page 1295) 1'exécution des mesures que le pouvoir exécutif croyait indispensables pour assurer la sécurité du pays.
Il y eut une vive opposition et, malgré tout, sur de nouvelles instances des puissances, sur de nouvelles menaces publiquement faites à la Suisse, elle dut s'exécuter.
En 1836, de nouveaux faits suscitèrent de nouvelles plaintes. Des réfugiés français et d'autres nations encore se trouvaient de nouveau en grand nombre sur le territoire de la Suisse. Le gouvernement français adressa la note suivante au gouvernement helvétique :
« Ce n'est pas le gouvernement du roi qui pourrait méconnaître ce que le droit d'asile a de réel et de sacré. La France et l'Angleterre ne l'exercent pas moins généreusement que la Suisse, et certes il est loin de leur pensée de vouloir le lui contester. Mais, comme tout autre, ce droit a des limites, et suppose aussi des devoirs à remplir. Il ne peut, il ne doit exister qu'à la condition indispensable que l'application n'en aura rien de contraire aux règles non moins sacrées du droit des gens, c'est-à-dire à la sécurité des autres Etats, laquelle a des exigences plus ou moins légitimes, plus ou moins impérieuses, suivant la situation géographique des pays intéressés à ce que leur repos ne soit pas compromis, ou selon l’organisation intérieure de ceux où le droit d'asile est en honneur.
« Ainsi, par exemple, il est évident que l'Angleterre, isolée du continent par sa position insulaire, peut donner, sans danger pour les autres Etats, une plus large extension à ce droit ; et qu'un pays constitué comme la France, avec sa puissante organisation administrative, sa force militaire et les moyens de police dont elle dispose, peut offrir, sous le même rapport, des garanties également rassurantes ; tandis que ces garanties n'existent pas habituellement pour la Suisse, non que ses intentions puissent être mises en doute, mais parce que sa constitution fédérative, son fractionnement en vingt-deux Etats souverains, régis par des législations différentes et par des principes divers d'administration, ne sauraient permettre qu'elle ait au même degré les moyens de surveillance et de répression contre les réfugiés qui, accueillis sur son territoire, oseraient abuser du bienfait de l'hospitalité, au détriment des Etats avec lesquels la confédération helvétique est en paix.
« Ainsi donc, dans les mesures adoptées par la sagesse du directoire, et dont le gouvernement du Roi consent à faciliter, autant qu'il dépendra de lui, l'exécution, il ne s'agit aucunement de porter atteinte au droit d'asile, mais d'en rendre l'exercice compatible avec le droit international, avec le repos des pays voisins de la Suisse, avec l'honneur et les intérêts de la confédération tout entière. »
La diète délibéra sur les mesures à prendre à la suite de cette note ; l'émotion, vous le concevez, était grande. Les assemblées populaires, où dominait le sentiment de la nationalité blessée, prenaient des résolutions et protestaient contre les prétentions de la diplomatie.
Les commis-voyageurs en meetings s'en allaient de ville en ville pour exciter les populations ; nous nous imaginons aisément ce qui pouvait se dire dans ces meetings ; il ne manquait pas d'orateurs pour invoquer le droit naturel, le droit d'asile, le droit sacré de la défense, l'appel aux tribunaux, le principe qui veut qu'aucune peine ne soit prononcée sans que celui qui est accusé ait été mis en mesure de se défendre, et de comparaître devant des juges impartiaux.
Tout cela est exposé avec la plus grande éloquence, avec la plus grande chaleur.
Aussi la diète se hâtait lentement. La position, vous le comprenez, était cruelle.
Le 6 août 1836, M. de Montebello se rendit chez le président du directoire ; il lui déclara que les mesures proposées à la diète par la commission paraissaient insuffisantes, et que si l'assemblée ne les amendait pas de manière à pouvoir faire espérer un résultat aussi important pour la Confédération que pour l'Europe, la Suisse devait s'attendre à être immédiatement bloquée.
Le langage de l'ambassadeur français fut appuyé le lendemain par une démarche faite en commun par les ministres de Prusse, de Bade et d'Autriche.
Toute résistance était inutile. Il fallut encore une fois se soumettre.
La Suisse, messieurs, n'était pas au terme de ses tribulations.
Deux ans après, des réfugiés de diverses nations s'agitaient de nouveau sur le sol helvétique. Ils compromettaient les relations de la Suisse avec les pays étrangers. Le grand-duché de Bade, le Wurtemberg, l'Autriche, la France, tous les pays voisins avaient à se plaindre. Des demandes d'expulsion furent de nouveau adressées au gouvernement. La résistance fut, cette fois encore, on ne peut plus vive. Mais le blocus fut établi sur la frontière suisse par le duché de Bade.
A la même époque, le gouvernement fiançais demanda le renvoi du territoire de la confédération du prince qui résidait à Arenenberg. Des résistances furent essayées ; mais après des négociattons et de longs pourparlers qui n'avaient pu aboutir, le président de la diète lit un rapport au Vorort, d'où il résultait qu'un mouvement de troupes de 20,000 à 25,000 hommes avait eu lieu sur les frontières de France ; que l'artillerie de Lyon avait reçu l'ordre de se tenir prête à marcher ; que le 30 septembre deux bataillons français était entrés à Gers ; enfin qu'un ordre du jour menaçant avait été publié par le général Aymar ; ce qui mettait plusieurs cantons dans l'obligation de prendre des mesures indispensables en cas d'événements.
Le prince Louis Napoléon fit connaître immédiatement qu'il quitterait la Suisse.
Les autres réfugiés furent expulsés.
Ainsi, pour ne pas avoir été armée de pouvoirs suffisants pour faire chez elle ce que le droit international lui commandait de faire, ce que le droit des gens l'obligeait de faire, la Suisse s'est trouvée dans la situation la plus fâcheuse, la plus déplorable.
Ses intérêts comme sa dignité ont été compromis, son commerce suspendu, son industrie arrêtée, ses finances engagés par des préparatifs de défense, pour des intérêts qui n'étaient pas même les siens. Voilà à quoi aboutit le beau système de n'avoir pas une loi pour faire respecter ce que l'honorable M. Bara vous a si bien indiqué comme étant le droit des gens.
M. Coomans. - Cela n'était pas honteux. La tentative seule était beaucoup plus grande que l'acte.
MfFOµ. - Messieurs, je ne crois pas, en effet, que c'ait été une honte pour la Suisse de s'être trouvée dans cette situation. Mais ce fut une faute et une folie.
M. Coomans. - Il y a de bonnes fautes.
MfFOµ. - C'est une faute qui n'est pas bonne. Elle n'a servi les intérêts de personne, ni ceux de la Suisse, ni ceux des réfugiés. Si la Suisse avait eu les pouvoirs dont le gouvernement belge était armé, et qui ont assuré chez nous la parfaite tranquillité et les bons rapports internationaux, elle n'eût pas été troublée, et les réfugiés l'eussent été beaucoup moins.
Aussi, messieurs, à la suite de cette expérience qu'on voudrait nous faire tenter, la Suisse fit, en 1844, une loi sur la police des étrangers, dans laquelle on trouve une disposition qui donne au pouvoir administratif suprême le droit de renvoyer du canton les étrangers dont le séjour pourrait porter atteinte aux intérêts du pays ou à la sûreté de l'Etat. Sans plus !
La Suisse avait appris à l'école du malheur. Elle avait acquis de l'expérience. Elle avait essayé de donner toutes les garanties possibles aux réfugiés ; elle avait été impuissante, et voilà la loi qu'elle fit pour sauvegarder l'avenir.
Mais elle fit plus encore : elle fit de ce droit un principe constitutionnel par une exception qui ne se rencontre peut-être que là : Tandis que nous avons inscrit dans l'article 128 de notre Constitution que les étrangers qui se trouvent sur le sol belge sont assurés de trouver la protection due aux personnes et aux biens, sauf les exceptions qu'exige l'intérêt public, la Suisse a inscrit dans sa législation ce principe absolu : « Le pouvoir administratif a le droit de renvoyer du canton les étrangers dont le séjour pourrait porter atteinte aux intérêts du pays ou à la sûreté de l’Etat. »
Vous pouvez apprécier maintenant, messieurs, la valeur des objections qui nous ont été opposées. Vous comprenez à l'aide de quelle histoire, apprise non dans des livres sérieux, mais dans des romans et des opéras comiques sans doute, on a essayé d'égarer l'opinion publique et de lui persuader qu'il y avait en Belgique une législation qui n'existait nulle part ailleurs, et que nous devions surtout imiter la Suisse en pareille matière.
Il est vrai que lorsqu'on s'est aperçu de la belle méprise que l'on avait commise, lorsqu'on s'est aperçu, après avoir longtemps prêché, qu'il existait en Suisse une législation, non seulement la même, maïs plus sévère que la nôtre, on s'est écrié : Mais cette loi n'est pas appliquée ! Et la preuve, c'est que des réfugiés qui se trouvaient en Belgique et qui en ont été expulsés ont été accueillis en Suisse !
Messieurs, si des réfugiés venant de la Belgique ont été accueillis en Suisse, il y a beaucoup de réfugiés venant de la Suisse qui ont été accueillis en Belgique, et c'est parce qu'ils ne faisaient pas sur l'un de ces territoires ce qu'ils avaient fait sur l'autre, qu'ils ont reçu l’hospitalité.
Mais voyons cependant si ces lois n'ont pas été exécutées en Suisse, et (page 1294) comparons l'exécution qu’elles ont reçues dans ce pays à l'exécution que la loi de 1835 a reçue en Belgique.
En 1849, la Suisse, qui n'avait plus précisément besoin de sommations étrangères pour remplir ses devoirs nationaux, et qui avait des lois qu'elle entendait faire respecter, la Suisse ordonne l'expulsion d'un grand nombre de réfugiés. Le conseil d'Etat du Tessin ordonna, le 14 avril 1849, l'expulsion de ceux qui se trouvaient sur son territoire, et il consigna dans son ordonnance lo petit chapitre suivant :
« A partir du 27 avril, on fera des perquisitions, et ceux des réfugiés qui ne pourraient pas justifier d'un permis, seront escortés jusqu'à la frontière qu'ils auront choisie. Les hôteliers et particuliers qui les recevront seront condamnés à une amende de 25 francs, pour chaque contravention. »
Le 22 juillet 1849, le conseil fédéral publia l'arrêté suivant :
« Attendu qu'un très grand nombre de réfugiés politiques et militaires se sont vus réduits à la nécessité de chercher un asile en Suisse, à la suite des derniers soulèvements du pays de Bade et du Palatinat, et de la guerre civile dans ces deux pays, qui vient enfin d'être heureusement terminée ;
« Considérant que l'expérience démontre que la présence d'un trop grand nombre de réfugiés en Suisse, et les entreprises qu'ils se permettent de tenter ne pourront être que préjudiciables à toute la confédération et occasionner des frais aux cantons et aux particuliers ;
« Considérant qu'en permettant aux chefs de l'insurrection badoise et de celle de Palatinat de séjourner en Suisse, ce pays ne verrait guère arriver le terme des charges nombreuses que la présence des réfugiés lui a déjà imposées ;
« Considérant que cet état de choses produirait, à juste titre, de mécontentement dans la population suisse.
« Considérant que la Suisse ne saurait consentir à ce que son territoire soit transformé par ces réfugiés en foyer de propagande révolutionnaire, d'où ils inquiéteraient à leur gré les pays voisins et prépareraient ainsi à la confédération helvétique de nombreux embarras.
« Voulant prévoir à tout prix les complications que les entreprises des réfugiés amèneraient avec les puissances étrangères, et voulant rendre impossible tout acte qui serait contraire à la complète neutralité de la Suisse et à l'entente cordiale qu'elle est décidée à maintenir avec les Etats voisins ;
« Considérant que le droit d'asile n'est pas illimité ; que ce droit doit nécessairement cesser ou être grandement modifié quand il s'agit de la sécurité intérieure et extérieure de la Suisse ;
« Considérant que l'expulsion des chefs militaires et politiques de l'insurrection ne pourra tourner qu'à l'avantage de la masse des réfugiés, en déterminant le gouvernement à accorder à ces malheureux une amnistie complète ;
« Considérant que la Suisse a rempli au delà de tous les devoirs que lui dictaient les sentiments d'humanité, en offrant un asile à ces réfugiés poursuivis par une armée victorieuse, et en les hébergeant jusqu'au moment où ils pourraient retourner dans leur patrie, on chercher un refuge ailleurs ;
« Appliquant les articles 57 et 90, n°8, 9 et 10 de la constitution fédérale :
« Arrête :
« Art. 1er. Les chefs politiques et militaires et les principaux provocateurs de la dernière insurrection badoise et de celle du Palatinat, arrivés récemment en Suisse, auront à quitter immédiatement le territoire helvétique.
« Art. 2. Sont considérés comme chefs et provocateurs de l'insurrection, tous ceux qui étaient membres d'un gouvernement provisoire ou occupaient les premières positions dans le gouvernement révolutionnaire, savoir, etc. (suit une série de noms), et enfin tous ceux qui ont exercé une influence plus ou moins grande sur le mouvement révolutionnaîre et dont les noms seront pul iés ultérieurement par l'autorité fédérale.
« Art. 3. Seront encore expulsés de la Suisse les individus désignés dans la circulaire du 13 du courant, savoir, etc.
« Art. 4. Les autorités cantonales sont invitées à prendre dans le plus bref délai possible toutes les mesures nécessaires pour assurer l'exécution de cet arrêté. »
M. Couvreurµ. - C'est publié.
MfFOµ. - Oui, c'est publié et quoique publié, on a voulu nous faire rougir de nos rigueurs en nous opposant l’hospitalité de la Suisse. Chacun peut maintenant comparer et juger.
Les hommes qui, en 1849, se trouvaient au pouvoir en Suisse, n'étaient pas cependant ces affreux doctrinaires, ces gens sans cœur et sans pitié, qui ne savent pas compatir aux malheurs de l'exil ; ceux qui se trouvaient alors à la tête du pouvoir étaient des radicaux purs.
A la suite de ces arrêtés d'expulsion, il y eût de très vives réclamations. Les journaux protestèrent énergiquement contre de pareils actes et contre de pareils principes. L'affaire fut portée devant l'assemblée fédérale. Le 26 novembre 1849, une discussion y fut ouverte sur cet objet. Nous lisons ce qui suit dans le compte-rendu :
« M. Eytel soutient une motion pour objet de déclarer que l'expulsion des réfugiés doit être motivée, et qu'il importe de déclarer la série de ces prescriptions qui tendent à se généraliser.
« M. Douey, chef du département fédéral de la justice et de la police, soutient que le conseil fédéral, avant tout, doit se préoccuper de l'intérêt du pays. Les charges de l'émigration sont lourdes et l'on doit aller au-devant du murmure des pauvres et des ouvriers indigents qui verraient d'un mauvais œil la concurrence des étrangers. Le conseil fédéral, au reste, croyez-le bien, ne cédera pas aux menaces s'il lui en était fait, mais il fera spontanément ce que réclament les devoirs internationaux.
« L'orateur ayant à la main une brochure allemande dans laquelle on met en scène son radicalisme et son socialisme, se plaît à la citer. Messieurs, s'écrie-t-il, je suis ce que j'ai toujours été, radical, démocratique et socialiste, mais dans ce sens qui met le bien de la société au-dessus de l'intérêt privé ; je ne suis pas, je l'avoue, du nombre des radicaux aristocratiques.
« Si l'absolutisme et la réaction triomphent, nous aurons sans nul doute des jours malheureux ; mais ce qu'il importe, c'est que la Suisse demeure indépendante et neutre ; je ne veux pas, quant à moi, de la félicité qu'on lui prépare. »
Messieurs, les faits de ce genre sont nombreux dans ce pays-là. En 1850, le gouvernement a dissous les associations des ouvriers allemands qui, fondées sous prétexte d'enseignement du chant d'ensemble, étaient devenues de vrais foyers socialistes.
Des réfugiés français étaient venus créer à Genève un journal sous le titre de : La Vile multitude. C'était une allusion à une expression dont M. Thiers s'était servi en 1849, si je ne me trompe. La Suisse y a mis bon ordre ; l'expulsion des réfugiés a fait cesser la publication.
En 1851, le nombre des étrangers était de nouveau très considérable en Suisse ; la présence de ces réfugiés y était un sujet d'inquiétude pour la France et pour l'Autriche. Que fit le conseil fédéral ? Il résolut d'abord de supprimer les secours qui étaient accordés à beaucoup de réfugiés, et par une circulaire du 25 février 1851, il décréta leur internement à huit lieues des frontières. Quelques-uns ayant protesté contre ces arrêtés, leur expulsion du territoire suisse fut incontinent prononcée.
A la même époque, un fonctionnaire fédéral fut envoyé à Genève pour surveiller les menées des réfugiés.
A la fin de 1857, une note, remise par la légation française, dénonçait la présence, à Genève, d'un grand nombre des réfugiés qui faisaient de la propagande. Les faits furent signalés au conseil du canton de Genève qui, sans montrer beaucoup de sympathie pour les idées que ces réfugiés voulaient propager, ne semblait cependant pas disposé à prendre des mesures contre eux.
Ce n'était pas, dis-je, la sympathie qu'ils inspiraient, car voici un extrait de la lettre adressée par le conseil au pouvoir exécutif :
« Vous n'êtes pas sans connaître ces matadors du socialisme et de la république universelle ; vous savez l'absence complète de saines idées que recouvre trop souvent le clinquant de leurs grandes phrases, le peu de sens commun caché sous leur verbiage, le manque d'abnégation, de courage civique et d'intentions vraiment libérales qu'ont au fond de leur cœur la plupart de ces champions de la gloire de la France et de ces magnats de l'empire allemand. »
Néanmoins, messieurs, quoique peu sympathique, le gouvernement n'agissait pas. Mais au mois de février 1858, le conseil fédéral prit un arrêté pour faire interner les réfugiés et délégua des commissaires pour assurer l'exécution de cette mesure qui frappait dix-sept italiens.
Ils refusèrent de partir. Le gouvernement de Genève les prit en quelque sorte sous sa protection. Alors le conseil fédéral, armé des pouvoirs que lui donnaient la loi et la Constitution, envoya des commissaires spéciaux pour faire exécuter par eux-mêmes la décision du conseil suprême, et il fit maintenir les droits du pouvoir exécutif.
Le gouvernement de Genève porta la question devant le conseil fédéral. C'était une question très grave pour lui ; car il s'agissait de l'autonomie et de la puissance en quelque sorte des gouvernements cantonaux.
(page 1295) Eh bien, la majorité de l'assemblée fédérale donna raison au pouvoir exécutif et sanctionna les actes qu'il avait posés.
Plus tard, en 1864, si je ne me trompe, M. Flocon, réfugié en Suisse depuis dix ans (il était en dehors des amendements de l'honorable M. Guillery), avait pendant tout ce temps été interné.
Voici ce qu'il écrivit au conseil :
« Depuis dix ans, un arrêté du conseil fédéral me soumet à l'internement et m'assigne le canton de Zurich pour résidence forcée, sous menace, en cas d'infraction, d'exclusion formelle des Etats de la confédération.
« Je me suis scrupuleusement conformé à cette décision, et je n'en aurais jamais demandé le rappel ; mais aujourd'hui l'affaiblissement rapide et continu de ma vue m'enlève toutes les ressources que je pouvais trouver dans l'étude et le travail.
« Je viens donc vous prier, messieurs, de vouloir bien examiner si les motifs qui vous ont déterminé à me soumettre à l'internement subsistent encore, ou si, au contraire, vous croyez pouvoir m'accorder ce que vous ne refusez à aucun autre proscrit français : la liberté de l'exil, et la faculté de choisir moi-même le lieu de ma retraite ?
« Quelle que soit votre décision, je vous demande comme une faveur de me la faire connaître le plus tôt possible. »
Trois jours après, M. Flocon recevait une réponse ainsi conçue :
« Monsieur,
« En réponse à la lettre que vous avez adressée au conseil fédéral, cette autorité a chargé le chancelier soussigné de vous faire savoir qu'il ne croit pas devoir actuellement persister plus longtemps dans votre internement dans le canton de Zurich ; mais que, par contre, si vous vouliez fixer votre séjour, près de la frontière française ou italienne, vous auriez besoin d'une permission spéciale du conseil fédéral à cet effet, comme, en général, celui-ci se réserve toute décision ultérieure pour le cas où vous abuseriez de l'asile qui vous a été accordé. »
Voilà, messieurs, quels ont été les actes du gouvernement suisse. Comparez, pour ce pays, les deux situations : avant 1844, depuis 1844.
Avant 1844, la Suisse est sans loi ou elle a des lois imparfaites ; elle ne peut pas assurer l'accomplissement de ses devoirs internationaux. Elle est incessamment troublée par les réfugiés à l'extérieur, et molestée par les puissances étrangères. Ses intérêts sont gravement compromis ; elle est mise en état de blocus ; la guerre lui est en quelque sorte déclarée.
Après 1844, cette situation se modifie complètement ; il y a alors une loi sérieuse. Armée de pouvoirs suffisants, la Suisse exerce assurément l'hospitalité ; elle l'exerce grandement et généreusement comme nous l'avons fait nous-mêmes ; mais elle ne se laisse plus braver sur son territoire. Elle ne souffre pas que les réfugiés y compromettent son repos intérieur ou sa sécurité extérieure, et les relations qu'elle a avec les puissances étrangères prennent, dès ce moment, un caractère de confiance qu'elles n'avaient pas auparavant.
L'expérience faite en Suisse ne doit-elle pas, messieurs, nous indiquer la marche que nous avons à suivre ? N'indique-t-elle pas que nous devons persévérer dans les principes de la loi de 1855, parce que, grâce à cette loi, nous avons pu à la fois être hospitaliers et n'être pas un danger pour nos voisins. Depuis trente ans, nous avons offert sur notre territoire, aux étrangers paisibles, un asile assuré qu'aucune puissance étrangère n'a essayé de troubler.
Mais on nous dit : C'est de l'empirisme politique ; il faut agir selon les principes. Que l'on dise donc quels sont les principes que l'on peut invoquer pour justifier la condition que l'on veut faire ici aux étrangers ? Tel est, au fond, le langage que l'on nous tient.
Dans l'ordre philosophique, l'on peut envisager les hommes comme les membres d'une même société, unis entre eux par des liens fraternels. Mais dans l'ordre politique, le monde se divise en sociétés séparées qui se gouvernent par des règles qui leur sont propres. L'autonomie et l'indépendance des Etats sont l'expression et la garantie des droits particuliers à chaque nation.
II y a donc des régnicoles et des étrangers. Les régnicoles, et je réponds ici à une partie des amendements qui ont été déposés tout à l'heure, peuvent seuls se prévaloir de nos institutions. La Constitution parle des Belges et de leurs droits. Elle ne parle pas des droits des étrangers dont elle ne s'occupe que pour déclarer qu'elle les protège dans leurs personnes et dans leurs biens, sauf encore les exceptions que la loi peut déterminer.
De là découle une conséquence des plus importantes pour nos relations extérieures.
Une autre nation ne pourrait pas se plaindre justement, quand les Belges usent de leurs droits, de leurs institutions et pratiquent leur libertés Mais nous ne saurions pas répondre justement à une autre nation, que ceux qui ont quitté son territoire peuvent se retrancher sur le nôtre, et, à l'abri de nos institution, livrer au gouvernement de leur pays un combat qui n'exposerait d'ailleurs que nous seuls. (Interruption.)
Il faut remarquer, messieurs, ce qu'il y a d'injuste et de peu généreux dans une telle conduite de la part de l'étranger. Il quitte son pays, ne voulant pas y affronter le martyre.
Il passe la frontière pour se mettre personnellement en sécurité et pour nous demander, au nom de la fraternité et de l'humanité, de nous exposer à sa place aux coups qu'il ne veut pas essuyer. (Interruption.)
Le droit des gens n'a pas sans doute admis encore un pareil principe. Nous devons, nous-mêmes, ne pas porter atteinte aux droits d'autrui ; nous devons, à plus forte raison, ne pas permettre à l'étranger de compromettre nos relations internationales.
Naguère, messieurs, quelques centaines de Belges ont jugé à propos de se rendre au Mexique ; rien de plus légitime au point de vue du droit des gens, car il s'agit de rapports avec un empire que nous avons reconnu ; mais, enfin, par des scrupules tout à fait sans fondement à nos yeux, nous avons vu les attaques les plus violentes dirigées contre nous. On était épouvanté ; nous allions être menacés, on tremblait et on engageait tout le monde à trembler ; le commerce, l'industrie, tout pouvait être en péril à un moment donné. Mais lorsqu'il s'agit d'étrangers pouvant nous compromettre sur notre sol même, on ne s'occupe plus de notre neutralité ; il faut les traiter comme les régnicoles, il faut mettre à leur service nos lois, nos institutions, nos libertés, pour qu'ils puissent s'en servir, dans l'intérêt de leurs opinions ou de leurs passions, contre les gouvernements qu'ils combattent ; bien plus, vous en avez entendu hier l'aveu formel pour qu'ils puissent s'en servir pour ruiner les institutions et l'indépendance même du pays qui leur a accordé l'hospitalité ! Je dis, messieurs, que c'est là un régime que vous ne pouvez consentir à sanctionner !
- De toutes parts. - Aux voix ! aux voix i
MpVµ. - Je vais mettre aux voix la proposition de renvoi à la section centrale.
M. Van Humbeeck. - Je demande la division ; je crois qu'il faut voter à part sur la dernière partie de la proposition qui consiste à inviter la section centrale à fondre en un seul projet toutes les dispositions relatives aux étrangers.
MpVµ. - La division est de droit. Je mettrai donc aux voix la première partie de la proposition, c'est-à-dire le renvoi à la section centrale du projet de loi et des amendements.
- Plusieurs membres. - L'appel nominal.
II est procédé au vote par appel nominal.
84 membres sont présents.
37 adoptent.
47 rejettent.
En conséquence la Chambre n'adopte pas.
Ont répondu oui :
MM. Funck, Giroul, Goblet, Grosfils, Guillery, Hayez, Jacobs, Laubry, Le Hardy de Beaulieu, Lelièvre, Magherman, Moreau, Notelteirs, Reynaert, Schollaert, Van Hoorde, Vau Humbeeck, Van Overloop, Van Wambeke, Verwilghen, Vleminckx, Bricoult, Carlier, Coomans, Couvreur, David, de Florisone, de Haerne, Delaet, de Liedekerke, de Macar, de Muelenaere, de Naeyer, de Smedt, Dewandre, Dupont et Elias.
On répondu non :
MM. Hymans, Jacquemyns, Jamar, J. Jouret, M. Jouret, Julliot, Lange, Lebeau, Lesoinne, Lippens, Mascart, Mouton, Muller, Nélis, Orban, Orts, Pirmez, Rogier, Tack, Tesch, T'Serstevens, Valckenaere, A. Vandenpeereboom, Vander Donckt, Vanderstichelen, Van Iseghem, Warocqué, Allard, Bara, Bouvier-Evenepoel, Braconier, Crombez, (page 1296) de Baillet-Latour, de Bast, de Brouckere, De Fré, de Mérode, de Moor, de Rongé, de Ruddere de Te Lokeren, de Terbecq, de Vrière, Devroede, Doler, Dumortier, Frère-Orban et E. Vandenpeereboom.
MpVµ. - La deuxième partie de la proposition vient à tomber.
Je vais maintenant mettre aux voix l’article premier du projet de loi.
M. Guillery. - Je demande, messieurs, qu'une discussion s'établisse sur chacun des articles de la loi de 1835, qu'il s'agit de remettre en vigueur.
- Cette proposition est adoptée.
- Plusieurs membres. - A demain ! à demain !
- D'autres membres. - Non ! non !
M. Coomans. - Il est impossible de voter aujourd'hui les 7 articles de la loi de 1835. D'ailleurs il est près de 5 heures ; je demande le renvoi de la discussion à demain.
- Plusieurs membres. - Non ! non !
M. Goblet. - Je ne vois pas pourquoi l'on veut voter ces 7 articles immédiatement. C'est abuser de la majorité.
- La séance est levée à 4 heures 3/4.